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Arnold-Henry SAVAGE-LANDOR
LE PAYS SACRÉ
DES LAMAS
Voyage d’un Anglais aux régions interdites
1897
Le pays sacré des lamas
2
à partir de :
LE PAYS SACRÉ DES LAMAS
VOYAGE D’UN ANGLAIS AUX RÉGIONS INTERDITES
par Arnold-Henry SAVAGE-LANDOR (1865-1924) Revue Le Tour du Monde, Paris : nouvelle série, 5e année, 1899/01,
pages 1-96 1, illustrées de 126 compositions et dessins d’après
photographies, et d’une carte. Texte traduit et résumé par Henri
Jacottet.
Mise en format texte
par Pierre Palpant
www.chineancienne.fr
1 Texte, carte et dessins proviennent du site gallica.bnf.fr. de la Bibliothèque
nationale de France.
Le pays sacré des lamas
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TABLE DES MATIÈRES
I. — Départ pour le Thibet. — A la frontière. — Exactions et atrocités des
Thibétains. — A Garbyang. — Hospitalité des Chokas. — Mœurs des
Chokas. — Le Rambang. — Mariages. — Funérailles.
II. — Départ de Garbyang. — Adieux des Chokas. — Un passage périlleux. — Réception à Nabi. — Le docteur Wilson à Kouti. — Deux nouveaux
compagnons. — Un brigand. — En marche. — Manque de
combustible. — Rencontre de Thibétains. — Une reconnaissance sur le
glacier de Mangchan. — Au sommet du col. — Affreuses souffrances. — Le col de Loumpiya. — Dans le Thibet. — Traces de pas.
III. — Lama Chokden. — Le mont Kelas. — Les Kiangs. — Le fort de
Gyanema. — Conférences avec les officiers thibétains. — Bruits de
trahison. — Le Barca Tarjum. — Nouvelles conférences. — Autorisation d’aller au lac Mansarouar donnée et retirée. — Retraite
simulée. — Départ avec six coulis. — Des lacs à 5 400 mètres. —
Nuit dans la neige.
IV. — Rencontre de brigands. — A bout de provisions. — Députation de Chokas à Taklakot. — Nous vivons d’orties. — Retour des Chokas.
— Conspiration de mes hommes. — Soldats thibétains à notre
recherche. — Le Tizé ou Kélas. — Le lac Bakstal. — Bandits
thibétains. — Le lac Mansarouar. — Village et monastère de Tucker. — Mes cinq Chokas m’abandonnent.
V. — Un camp thibétain. — Métallurgie et sellerie. — Fuite des deux
derniers Chokas. — Rencontre d’un détachement de Thibétains. —
Démonstrations d’amitié. — Rupture. — Les deux yaks enlevés et repris. — Nouveaux soldats thibétains. — Surprise nocturne. —
Nouveaux amis thibétains. — La passe de Maioum. — Dans le
bassin du Brahmapoutre.
VI. — Un nouvel ami. — L’intérieur d’une tente thibétaine. — Les femmes thibétaines. — Mariage. — Polyandrie et polygamie. — Cérémonies
funèbres. — Une attaque repoussée. — Traversée de marécages. —
Mansing perdu et retrouvé. — Les yaks à l’eau. — Perte de nos
bagages. — Arrivée à un campement thibétain. — Bon accueil. — Trahison. — Prisonniers.
VII. — Prisonniers dans le camp thibétain. — Chanden Sing fouetté. —
Mon interrogatoire. — Le Pombo. — Un ami imprévu. — Le
Roupoun. — Une journée de tortures. — Les yeux brûlés. — Simulacre de décapitation.
VIII. — Nouvelles tortures. — Déballage de mes instruments. — Incidents
divers. — Divertissements offerts par le Pombo. — Scènes
d’hypnotisme. — Demandes d’oracles. — Mort certaine. — Délivrance inattendue. — En route pour la frontière. — La passe de
Loumpiya. — Taklakot. — Retour.
Le pays sacré des lamas
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p.001 Atteindre Lhassa, tel a été le but de presque
tous les récents explorateurs du Thibet : Prjevalsky,
Bonvalot et le prince Henri d’Orléans, Dutreuil de Rhins
et Grenard, l’Américain Rockhill, bien d’autres encore.
Qu’ils vinssent du Nord ou du Midi, de l’Orient ou de
l’Occident, aucun d’eux n’a réussi à pénétrer dans la
ville sainte des lamas, mieux défendue encore que La
Mecque contre les infidèles. Depuis l’expulsion des
capucins en 1760, trois Européens seulement ont pu la
voir : Manning en 1811, Huc et Gabet en 1844. Les
seules nouvelles que nous en ayons eues après cette
époque nous sont venues des pandits, voyageurs
hindous envoyés par le gouvernement britannique.
M. Savage-Landor, le dernier des Européens qui
aient eu l’ambition de forcer les portes de La Mecque
bouddhiste, n’a pas été plus heureux que ses
prédécesseurs, malgré son audace et son endurance
exceptionnelle. Son voyage n’en offre pas moins un
grand intérêt : il a parcouru des régions inexplorées du
Thibet méridional, et vu le premier les sources du
Tsan-Po, ou haut Brahmapoutre. Il a été pendant des
mois en contact avec les Thibétains, et nous donne sur
eux des détails curieux. Enfin le récit des dangers qu’il
courut, des privations qu’il endura, des terribles
tortures dont il dut payer sa téméraire expédition, sont
pathétiques comme un roman d’aventures.
Le pays sacré des lamas
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L’auteur et ses compagnons Mansing et Chanden sing
Le pays sacré des lamas
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Itinéraire de l’auteur
Le pays sacré des lamas
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I
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Départ pour le Thibet. — A la frontière. — Exactions et atrocités des
Thibétains. — A Garbyang. — Hospitalité des Chokas. — Mœurs des Chokas. — Le Rambang. — Mariages. — Funérailles.
Parti de Londres le 19 mars 1897, je débarquai trois semaines
plus tard à Bombay, que je trouvai en pleine épidémie de peste. Le
lendemain même de mon arrivée, je prenais le train qui
m’emmenait en trois jours à Kathgodam, dans le Koumaon,
terminus actuel du p.002 chemin de fer. De là je me dirigeai, partie
en tonga (ou voiture à deux roues) et partie à cheval, à Naini-Tal,
station de montagnes dans le bas Himalaya, à 1.954 mètres
d’altitude, résidence d’été du gouvernement des provinces du Nord-
Ouest et de l’Aoudh. De ce point j’écrivis au lieutenant-gouverneur,
l’informant de mon intention d’aller au Thibet, et je fis visite au
commissaire délégué, devant lequel je développai tous mes plans.
Ni l’un ni l’autre de ces messieurs ne fit la moindre objection au
voyage que je projetais dans le pays sacré des lamas.
Les porteurs au départ de Naini-Tal
De Naini-Tal, je me rendis à Almora par la route bien connue de
Le pays sacré des lamas
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Khairna. Almora (1.680 mètres) est la dernière station du côté de la
frontière où l’on trouve encore une communauté européenne, ou
plutôt anglo-indienne. J’en fis donc
mon quartier général pour quelques
jours. Je comptais y engager un
certain nombre de montagnards, si
possible des Gourkhas. Je ne pus en
venir à bout, et je me décidai à
partir sans cette escorte. J’engageai
seulement un nommé Chanden
Sing, qui se présenta à moi sans
certificats, et qui me plut par cette
circonstance même. C’était, à ce que
j’appris, un ex-policier ; il devait
être le seul homme courageux parmi
mes compagnons, et il me resta
fidèle envers et contre tous.
Lépreux à Pithoragarh Mon fidèle compagnon
A Almora, j’eus la chance de
rencontrer en M. J. Larkin un des
hommes qui connaissent le mieux
cette partie du Koumaon où nous
nous trouvions. Il avait même
voyagé l’année précédente
jusqu’à la frontière thibétaine, et
il me donna une foule de
renseignements utiles.
Je partis le 10 mai pour la
frontière, m’étant fait précéder la
veille de deux Chokas qui
portaient mon bagage. Je passe rapidement sur la première partie
de mon voyage. J’allai par Pithoragarh, où se trouvent un hôpital de
Le pays sacré des lamas
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lépreux et une station missionnaire, à Askote, où je donnai un jour de
repos à mes hommes ; j’en profitai pour faire une visite intéressante
Mon habitation à Askote
à la tribu sauvage des Raots, qui habite dans les environs.
Les Raots, sauvages de la forêt
En revenant de mon excursion, on me fit remarquer un grand
Le pays sacré des lamas
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gaillard, à peu près nu et couvert de cendres. C’était un fakir,
revenu du lac sacré de Mansarouar.
Un fakir. Dessin de Slom
D’Askote je traversai le Gori sur un pont suspendu, puis je
longeai la vallée du Kali, rivière tortueuse qui forme la frontière
entre le Népal et le Koumaon. Au daramsalla 1 de Koutia, j’eus une
entrevue avec le rajiwar d’Askote, un vieillard aux traits fins, aux
Le rajiwar d’Askote
1 Abri en pierre pour les voyageurs.
Le pays sacré des lamas
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manières courtoises, qui me témoigna beaucoup de bienveillance.
Le lendemain, j’arrivais au daramsalla de Khela.
Il y a deux routes principales de Khela à Houndes : l’une par la
vallée du Dholi ou Darma, l’autre le long du Kali et par le col de
Lippou. La première est la moins fréquentée ; elle est cependant
importante, parce qu’une partie du trafic du Thibet sud-occidental
avec l’Inde se fait par l’intermédiaire des Chokas de Darma. Les
objets principaux de ce trafic sont le borax, le sel, la laine, les
peaux, les vêtements, les ustensiles, en échange desquels les
Thibétains prennent l’argent, le froment, le riz, le satou (farine
d’avoine), le sucre candi, le poivre, des perles et les articles
manufacturés en Inde. Pour une route de montagne, et si l’on
considère les altitudes auxquelles elle s’élève, la route de Darma
est relativement bonne et sûre, bien qu’étroite et surplombant, en
remontant le cours du Dholi, des ravins et des précipices profonds.
Le Dholi sort d’une série de glaciers assez petits, au nord-est d’un
massif qui forme une branche de la haute chaîne himalayenne, et il
reçoit dans les gorges tortueuses par lesquelles il descend le tribut
de plusieurs cours d’eau alimentés par les neiges.
La région qui s’étend au nord comprend de grands massifs
neigeux, dont l’un, le Nanda-Devi p.003 (7.711 mètres), est le plus
haut de l’Himalaya sur le territoire britannique. Cette région est
désignée sous le nom de Bhot. Mais les Hindous appliquent plus
particulièrement ce nom à la partie du pays qui comprend le
Darma, le Bias et le Chaudas, et qui a pour frontières naturelles au
sud-est le Kali, qui la sépare du Népal, et au nord-est la grande
chaîne himalayenne.
Le nom de Bhot, qui se prononce Bod, Pote, Tüpot ou Taipot,
signifie Thibet, mot qui est probablement une corruption de Tüpot.
Ces régions élevées de Darma, de Bias et de Chaudas font
nominalement partie de l’Empire britannique, notre limite
géographique avec le Ngari-Khorsoum, ou Houndes (Grand Thibet),
étant la chaîne principale de l’Himalaya, qui est aussi le faîte de
Le pays sacré des lamas
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partage des eaux. Mais, malgré notre souveraineté, je me trouvai
forcé, lors de ma visite, de penser avec les indigènes que le
prestige et la protection britanniques dans ces régions ne sont que
des mythes, que l’influence thibétaine est seule dominante, que la
loi thibétaine y est seule appliquée et redoutée. Les indigènes
témoignent invariablement une singulière obséquiosité, une
soumission servile aux Thibétains, et ils sont par là même obligés
de se montrer irrespectueux envers les fonctionnaires britanniques.
Les Thibétains, en fait, réclament ouvertement la propriété des
pattis ou pâturages de la frontière du Ngari-Khorsoum. Pour
affirmer leurs droits, ils sont venus hiverner sur notre territoire. Ils
amenèrent leurs familles, poussant devant eux des milliers et des
milliers de moutons pour paître sur nos pâturages. Peu à peu, ils
ont détruit nos forêts du Bias, afin de fournir le Thibet de
combustible. Pour cela, non seulement ils ne payaient rien, mais
nos sujets indigènes avaient à transporter le bois sans
rémunération par les hauts passages des montagnes.
Naturellement, des exploiteurs aussi dépourvus de principes ne se
firent pas fait scrupule d’extorquer de nos indigènes, sous quelque
prétexte que ce fût, des vivres, des vêtements, bref tout ce qu’ils
pouvaient prendre.
De Khela nous descendîmes de 250 mètres jusqu’au Dholi, que
l’on traverse sur un pont de bois. De là nous remontâmes par des
zigzags interminables jusqu’à Pungo (2.272 mètres), le premier
village habité des Chokas, que dans cette partie du pays on appelle
Chaudas.
Une foule de Chokas s’étaient rassemblés. Ayant surmonté leur
timidité première, ils se trouvèrent être polis et aimables. La nature
naïve et gracieuse des jeunes filles chokas me frappa
particulièrement, dans cette première entrevue avec elles.
Beaucoup moins timides que les hommes, elles s’avancèrent,
plaisantant et riant p.004 comme si elles m’avaient connu toute leur
vie. Elles me montrèrent leurs métiers à tisser, de construction
Le pays sacré des lamas
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Femmes Chokas
assez simple et
semblables à ceux
des Thibétains.
Elles font des
étoffes très
solides, et les plus
habiles d’entre
elles réussissent à
fabriquer de petits
tapis copiés sur
de vieux modèles
chinois.
Une coutume
curieuse des
Chokas, probablement empruntée aux Thibétains, est celle des
« prières à vent ». Des pièces d’étoffe, généralement blanches,
mais parfois rouges ou bleues, sont attachées ensemble, et
suspendues par un bout à une corde tendue à travers une route, un
col, un sentier. Lorsqu’ils franchissent un col pour la première fois,
les Chokas coupent régulièrement une pièce d’étoffe, et la placent
de telle sorte qu’elle flotte à la brise. De même, quand ils achètent
ou fabriquent des étoffes pour un nouveau vêtement, ils en
arrachent un morceau, et en font une pièce flottante. Il y a prière,
tant qu’il y a mouvement, de sorte que les indigènes attachent
indistinctement ces morceaux à des cannes, à des pieux ou à des
branches d’arbres ; aussi certains fourrés, ou certains arbres, dans
des endroits remarquables ou sur les montagnes, sont-ils couverts
de ces emblèmes religieux. On voit, du reste, flotter un grand
nombre de petits drapeaux de ce genre sur presque toutes les
maisons chokas, aussi bien que sur les sanctuaires ou les portes
des villages.
De Pungo, j’arrivai au daramsalla de Titela.
Le pays sacré des lamas
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Le temps était redevenu pluvieux et froid. Les rapports que je
recevais sur la route étaient loin d’être encourageants. Un vieux
Choka, qui venait d’arriver de Garbyang, me dit que la passe de
Lippou était encore fermée et couverte d’une grande épaisseur de
neige ; de plus, le Djong Pen commandant du fort de Taklakot au
Thibet, dont l’attaque contre le lieutenant Gaussen était restée
impunie l’année précédente, avait une garde de trois cents hommes
pour empêcher les étrangers d’entrer dans le pays. Enfin, les
Doukous, ou brigands, qui infestent la région du lac Mansarouar,
étaient plus nombreux cette année que jamais.
Ma tente
Mon campement suivant fut à Chankoula, à 2.272 mètres
d’altitude ; j’y arrivai par une route charmante, serpentant au
milieu de grands cèdres, de hêtres, d’érables, avec çà et là une
source d’eau vive ou un ruisseau, et des centaines de singes à face
noire et à barbe blanche, jouant et sautant d’arbre en arbre.
A Gibti, où j’arrivai le lendemain, commence la route célèbre de
Nerpani, ou Nerpania, la « route sans eau ». Elle n’a été parcourue
que par un petit nombre de voyageurs, et les récits qu’ils en ont
faits ont découragé bien des gens de suivre leur exemple.
Personnellement, je l’ai trouvée bien meilleure que je ne la
supposais. Ce n’est que par instant qu’elle surplombe des
précipices, et là où la paroi perpendiculaire n’a pas permis de
creuser la route sans grandes dépenses, des consoles ont été fixées
Le pays sacré des lamas
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horizontalement dans le roc, pour soutenir de larges dalles formant
un étroit sentier. La hauteur verticale du sentier au-dessus de la
rivière est souvent de 500 à 600 mètres, et sur plus d’un point le
sentier n’a pas plus de 15 centimètres de large. Mais pour un
voyageur qui a le pied sûr, cela ne constitue pas un danger réel. La
route est fatigante, car la paroi rocheuse de Nerpania, sur lequel
elle a été construite, est subdivisée en trois parois plus petites
séparées les unes des autres par de profonds ravins. Il est très
désagréable d’avoir ainsi à monter plusieurs mille pieds sur des
séries de degrés interminables, pour redescendre du côté opposé.
La Nerpani, à l’endroit où l’on a planté des consoles dans le rocher
Notre premier camp fut au confluent du Ndjangar, dans le Kali.
Le lendemain, nous campions à Lahmari, à 2.470 mètres.
Dans les temps anciens, le sentier passait sur le plus haut point
du rocher, et il fallait toute une journée de marche pour aller d’une
source à une autre. De là le nom de « route sans eau ». La
Nerpania se termine, en réalité, à la cascade de Takti, dont l’eau
mouille le passant jusqu’aux os.
A partir de Lahmari, nous montâmes, en pente rapide, jusqu’à
Le pays sacré des lamas
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2.928 mètres ; redescendant de 120 mètres, nous nous trouvâmes
le Bouddi, tributaire du Kali. Une magnifique cascade tombait juste
au-dessus du pont.
Le col de Chaï-Lek
A notre droite, très haut sur le rocher, s’élevait le pittoresque
village de Bouddi, avec ses maisons à deux et trois étages. Au-
dessous et au-dessus, on voyait les longs zigzags de la route
menant au sommet du col de Chaï-Lek, ou de Tcheto, comme
l’appellent les Chokas. Nous pûmes admirer, en montant, la
superbe vallée du Kali, avec ses rochers gigantesques et ses gorges
surmontées de hauts pics neigeux. Au sommet du Chaï, mes deux
baromètres anéroïdes enregistrèrent une altitude de 3.412 mètres.
Nous étions sur une espèce de plateau. Darcy Bura, le plus riche
commerçant choka de Bouddi, a fait faire ici une maison de
commerce pour l’échange ou l’achat de borax, de sel, de laine et
d’autres articles du Thibet. Sur le côté de la route, une grande
cavité dans le roc p.005 avait été murée et en partie couverte pour
l’usage des gens de Bouddi et de Garbyang venant chercher
femme. Ces constructions s’appellent Rambangs, et sont une vieille
institution des Chokas sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir. A
Le pays sacré des lamas
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Garbyang, je fus reçu par des centaines d’hommes, femmes,
enfants, tous accroupis sur le bord des toits plats en pisé de leurs
habitations ; quelques-uns m’accompagnèrent respectueusement à
la tente qui avait été dressée pour moi au delà du village. M. G...,
le commissaire délégué d’Almora, arriva un peu après moi.
Je voulais prendre ici des arrangements en vue de mon entrée
dans le Thibet, mais les efforts que je fis pour obtenir une escorte
de confiance furent sans grands résultats. J’appris en outre, avec
dépit, que le plan de mon voyage, que j’avais eu tant de peine à
tenir secret, avait été divulgué aux autorités thibétaines.
Tous les cols étaient fermés ; il tombait chaque jour de la neige.
A la rigueur et avec beaucoup de difficultés, des hommes auraient
pu passer le col de Lippou, mais sans prendre aucun bagage. Je me
décidai, pour toutes ces raisons, à rester quelques jours à
Garbyang, et je saisis cette occasion pour me faire faire une grande
tente thibétaine, afin d’abriter mes compagnons si j’en pouvais
trouver.
Cela n’allait pas tout seul, malgré l’aide du docteur H. Wilson, de
la mission évangélique méthodiste. Les Chokas savent combien les
Thibétains sont cruels. Ils en ont souffert plus d’une fois, et même
en ces dernières années, les autorités thibétaines ont infligé
d’horribles tortures à des sujets britanniques faits prisonniers de ce
côté-ci de la frontière. Il est déplorable que la faiblesse de nos
fonctionnaires dans le Koumaon ait permis et permette encore de
tels faits. Ils sont si impuissants que le Djong Pen de Taklakot
envoie annuellement, avec la sanction du gouvernement de l’Inde,
des émissaires recueillir un tribut de sujets britanniques, vivant sur
le sol britannique. Les Chokas ont à payer ce tribut, et ils le font par
crainte ; ils payent également d’autres impôts et d’autres
redevances commerciales injustement prélevés par les Thibétains.
Ceux-ci les arrêtent, sous le plus faible prétexte, les torturent sans
pitié, les mettent à l’amende et les dépouillent.
Lors de mon passage, on pouvait voir, à Garbyang et dans
Le pays sacré des lamas
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d’autres villages, des Chokas qui avaient été mutilés par les
autorités thibétaines.
En 1896, un commerçant choka fut, sous un prétexte futile,
torturé et finalement décapité. La même année, p.006 le lieutenant
Gaussen, ayant, au cours d’une chasse, essayé d’entrer au Thibet
par le col de Lippou, fut entouré de soldats thibétains et fort
maltraité.
M. J. Larkin, le collecteur d’Almora, fut alors envoyé à la frontière.
On n’eût pu faire un meilleur choix. Ferme, juste, travailleur, il devint
très populaire chez les Chokas. Il écouta leurs doléances, et leur
rendit justice, toutes les fois que cela lui fut possible. Le Djong Pen
de Taklakot fut appelé à rendre compte de tous ses méfaits. Il refusa
de venir. M. Larkin lui fit savoir alors qu’il n’entendait pas plaisanter,
et le somma de comparaître. Alors le haut fonctionnaire traversa le
col de Lippou et arriva tremblant de terreur.
Cette fois-ci, entendant parler de mon projet, il fit savoir qu’il
confisquerait les terres de tout homme qui consentirait à me servir ;
nous étions menacés en outre, moi et tous ceux qui seraient pris
avec moi, d’être fouettés et subséquemment décapités. Mais je
prêtai personnellement peu d’attention à ces menaces.
Le lendemain de mon arrivée, M. G... reprit la route d’Almora. Le
temps était froid, la pluie tombait à torrents ; pendant les heures
les plus chaudes du jour, le thermomètre ne s’élevait pas au-dessus
de 11°. Ma tente, tout imprégnée d’eau, était dans un véritable lac.
Quelques Chokas m’avaient déjà engagé à l’abandonner pour aller
vivre dans une de leurs maisons. J’avais courtoisement mais
fermement refusé, désirant ne pas les déranger, et garder ma
liberté. Néanmoins, toute une députation arriva le 5 juin pour
renouveler son offre. Et comme je persistais à refuser, tout à coup
et malgré mes remontrances, ces braves Chokas s’emparèrent de
mes charges et les amenèrent triomphalement jusqu’au village. Il
me fallut les suivre volens nolens.
Le pays sacré des lamas
19
La maison où ils m’amenèrent était un édifice à deux étages,
avec une porte en bois finement sculptée, et des fenêtres colorées
en rouge et en vert. Ces braves gens avaient une telle peur de me
voir partir, qu’une dizaine d’entre eux me saisirent par les bras,
tandis que d’autres me poussaient par-derrière, en haut d’un
escalier de dix ou douze marches. Dans la maison, j’étais l’hôte de
mon bon ami Zeheram. On me donna le devant du premier étage,
consistant en deux grandes chambres, avec un bon cadre de lit
indigène, une table et deux ou trois moras, chaises cannées
couvertes de peau. Je m’étais à peine rendu compte de la
situation, qu’on m’apportait déjà des conserves de fruits, des
dattes sèches, du thé — du thé fait à la mode thibétaine avec du
beurre et du sel.
Mon hôte m’assura que j’étais le premier Anglais (et
évidemment le premier Européen ou Américain) autorisé à vivre
dans une maison choka et à y manger. L’occasion était bonne, et je
me sentis vivement tenté de rester quelque temps au milieu de
cette peuplade.
Ces Chokas sont de vrais gentilshommes de la nature ; ils
faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour rendre mon séjour
agréable. Les invitations à déjeuner et à dîner pleuvaient
littéralement chez moi sans que j’eusse le moyen de prétexter une
indisposition, ou d’autres engagements. Les invitations ne se
faisaient ni par carte ni par billet. Les gens venaient tout
simplement me chercher ; en guise de sollicitations, ils me tiraient
et me poussaient, et il m’était impossible de refuser ; je n’en avais
d’ailleurs pas envie.
Quand j’arrivais, mon hôte étendait devant moi de belles
nattes, de beaux tapis, de fabrication thibétaine ou chinoise
ancienne, et souvent de grande valeur. Au-devant d’un siège élevé
on apportait dans des vases de cuivre brillant les diverses viandes
et friandises qui constituaient le repas. Il y avait toujours du riz :
du mouton au curry, du lait, du lait caillé avec du sucre ; puis des
Le pays sacré des lamas
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chapatis, pains faits à la mode hindoustani, du chalé, espèce de
crêpe, du ghi (beurre), du sucre ou du miel, et aussi du parsad,
une pâte épaisse composée de miel, de sucre brûlé, de beurre et
farine, tout cela cuit ensemble — un morceau délicat, même pour
un palais blasé.
p.008 Le 6 juin, je partis de Garbyang en reconnaissance du
côté de la frontière, et, passant dans le Népal, avant de retourner
dans le Koumaon, j’établis mon camp au village de Gungi. Les
maisons, d’ancienne architecture choka, étaient décorées de
longs pieux, réunis par des cordes, d’où flottaient dans la brise
des centaines de « prières à vent ». L’endroit était pittoresque,
nettement découpé sur le fond d’une montagne en dôme, le Nali
Chankom, un pic d’une beauté extraordinaire avec ses strates
rayées de rouge et de gris. Près de lui s’élève un autre sommet,
le Gungi Chankom, gigantesque roche quadrangulaire d’une
chaude teinte jaune rougeâtre, assez semblable à une énorme
tour.
Le lendemain matin, je remontai le long de la rivière Kouti, qui
coulait large et rapide à ma gauche. A mesure que j’avançais, la
végétation devenait rare, et je n’avais plus rien devant moi que des
rochers nus et de hautes cimes neigeuses. J’arrivai peu à peu à la
neige ; toute trace de sentier y disparaissait, et comme la neige
était gelée, nous avions à y tailler chaque pas. Le travail était assez
ennuyeux, et nous avancions lentement ; plus nous montions et
plus la neige devenait dure et glissante. Les semelles imbibées
d’eau de mes souliers s’étaient gelées, ce qui rendait la marche très
difficile.
A 3.600 mètres d’altitude, à environ 90 mètres au-dessus de la
rivière, j’avais à traverser un névé particulièrement étendu,
fortement gelé, et relevé à un angle très incliné. Quelques-uns de
mes coulis étaient allés en avant, les autres suivaient derrière.
Malgré la piste tracée par ceux qui étaient en avant, il était
nécessaire de retailler soi-même chaque pas.
Le pays sacré des lamas
21
En donnant un coup de pied pour faire un creux, je frappai à un
endroit où la glace dure se dissimulait sous une mince couche de
neige. Mon pied, ne pouvant trouver d’appui, glissa, et je perdis
l’équilibre. Je descendis sur une pente raide à une vitesse
effrayante, accompagné, dans ce « toboggan » involontaire sur la
glace et la neige, par les cris de mes coulis frappés d’horreur. Je
me rendis compte que j’allais être précipité dans le fleuve et
passer aussitôt sous un long tunnel de glace, où je devais
infailliblement périr. De mes doigts gelés, j’essayai de m’accrocher
à la neige ; je voulus m’y cramponner avec mes talons ; tout cela
sans succès. Enfin je vis devant moi une grande pierre s’élevant
au-dessus de la neige. Tendant désespérément chaque nerf et
chaque muscle, je vis bien, en m’approchant, tandis que l’eau
écumait au-dessous, que c’était là ma dernière espérance. Je
raidis consciemment mes jambes en vue du choc. Il fut terrible ;
je crus que tous les os de mon corps étaient brisés. Mais je
m’arrêtai à quelques pieds seulement du bord de l’eau, et par
miracle, quoique je fusse affreusement contusionné, je n’avais pas
d’os cassés. Mes doigts saignaient, coupés
par la glace ; mes vêtements étaient
déchirés. Quand je pus me lever, je fis signe
à mes coulis, effrayés et geignant, de
continuer leur route le long de l’eau, jusqu’à
ce que je pusse trouver un endroit par où
remonter jusqu’à leur piste.
Je fis halte à Kouti et convoquai dans ma
tente les plus notables habitants.
— Serait-il possible, leur demandai-je, de
franchir le col de Loumpiya, ou le Mangchan,
qui est encore plus haut ?
— Non, répondirent-ils d’un ton décidé. La
neige est trop épaisse à présent. Il en tombe
de fraîche tous les jours. De quinze jours
Le pays sacré des lamas
22
encore, aucun être humain ne pourra les traverser. Le
tenter serait perdre sa vie. Ces deux cols ne seront
praticables, au plus, que pendant un mois en été, et
encore sont-ils ardus et fort dangereux.
Ne croyant volontiers qu’à ce que je vois, je résolus d’aller
observer moi-même : quelques Chokas de Kouti se décidèrent à
m’accompagner. Nous longeâmes la rivière de Kouti, que nous
traversions et p.009 retraversions constamment sur des ponts de neige ;
Pont de neige sur la rivière de Kouti
nous avancions ainsi très lentement. Puis, suivant, dans la direction
du nord, un affluent du Kouti, le Kambelchio, nous posâmes nos
tentes à l’altitude de 4.093 mètres ; comme nous avions encore
quelques heures de jour, je les utilisai pour me mettre, sans succès
d’ailleurs, à la poursuite des thar (chèvres sauvages) et des ghural
(chamois de l’Himalaya).
Cette première chasse m’avait mis en goût, et je recommençai
le lendemain. Je désirais, en outre, atteindre quelque point élevé
d’où je pourrais me rendre compte par moi-même s’il était
possible de franchir actuellement les passes de l’Himalaya, ou
Le pays sacré des lamas
23
préférable d’attendre quelque temps encore. J’avais blessé un
thar, je le poursuivis sur des névés ; j’atteignis ainsi 4.880 mètres
d’altitude ; mais j’étais hors d’haleine, et mon animal hors de
portée de mon fusil.
Le mont Djolinkan
La vue qu’on avait de ce point était admirable. Sur des milles et
des milles — et il semblait qu’il y eût là des centaines de milles —, de
la neige, de la neige, rien que de la neige. Là se dressait le mont
Djolinkan, à plus de 5.800 mètres ; et de chaque côté du Kouti, des
pics de 6.000 mètres et plus. Sur quelques points, çà et là, la
couverture blanche jetée sur tout le pays environnant semblait
presque verdâtre. Ces points étaient des glaciers. J’en vis beaucoup,
qui alimentent de nombreux torrents s’écoulant dans la rivière.
Il était inutile d’aller plus loin ; plus inutile encore de rester. Je
donnai l’ordre de lever le camp, et une marche de trois jours, par la
même route, me ramena à Garbyang.
J’appris que le docteur Wilson était là. Je m’empressai d’aller lui
rendre visite, et nous passâmes ensemble d’agréables heures, non
sans être dérangés un jour par une violente secousse de
tremblement de terre qui effraya beaucoup les Chokas.
Le pays sacré des lamas
24
Femme couvrant son enfant de beurre pour le protéger contre le soleil. Femme portant son enfant sur son fardeau
J’utilisais toujours mes loisirs en étudiant les mœurs des
Chokas. Une institution assez curieuse chez un peuple primitif, mais
pourtant, selon moi, sage et prévoyante, est celle du Rambang, lieu
de réunion, club en quelque sorte, où les jeunes filles et les jeunes
gens se réunissent le soir, pour mieux se connaître avant de se
marier. Chaque village possède un ou deux établissements de cette
espèce. Les maisons de Rambang se trouvent soit dans le village,
soit à mi-chemin entre un village et le suivant, les jeunes filles de
l’un entrant en relation avec les jeunes gens de l’autre et vice
versa. J’en visitai plusieurs, en compagnie de Chokas, et je les
trouvai fort intéressantes. Autour d’un grand feu, au centre de la
chambre, des hommes et des femmes sont assis par couple, filant
la laine et causant gaiement ; le tout est plein de décorum. Vers le
p.010 petit jour, l’assistance paraît devenir plus sentimentale ; elle
entonne des chants sans accompagnement, avec des modulations
bizarres et fantastiques. Les hommes et les femmes chokas ont des
voix douces et musicales. Orientale de caractère, la musique choka
est agréable aux oreilles occidentales, non qu’elle possède des
raffinements techniques quelconques, mais parce qu’elle donne
l’impression du réel et du senti. Ce qui me plaisait particulièrement,
c’étaient les duos, où la jeune fille répondait au jeune homme.
Tout le monde fume, chaque couple partageant la même pipe.
Le pays sacré des lamas
25
Quelques branches de pin allumées et piquées dans la muraille,
avec le feu brillant au centre, éclairent seules la salle. A l’approche
du matin, des symptômes de somnolence deviennent sensibles, et
les couples se retirent les uns après les autres, pour aller s’étendre
tout habillés sur une molle couche de paille et d’herbe, où ils
dorment bientôt paisiblement.
A ces réunions, chaque jeune fille choka se rencontre
régulièrement avec des jeunes gens, et, tout en ayant l’idée de
choisir parmi eux le compagnon de sa vie, elle travaille
consciencieusement avec son rouet. Lorsqu’un couple a convenu de
se marier, le jeune homme, vêtu de ses plus beaux habits, se rend
dans la maison de son beau-père en expectative, portant avec lui
un pot de chokti (vin), des fruits secs, du ghur (pâte douce), du
miseri (sucre candi), et des grains grillées. Si le prétendant est
envisagé comme un parti convenable, les parents de la jeune fille le
reçoivent avec considération, et prennent de bon cœur leur part de
la nourriture et de la boisson qu’il a apportées. Le mariage est alors
arrangé, et le fiancé paye au père une somme qui n’est pas
inférieure à cinq roupies ni supérieure à cent. C’est là l’étiquette de
la bonne société choka, et de toutes les personnes qui en ont le
moyen : la somme versée est appelée « argent de lait », ou argent
équivalent à la somme dépensée par les parents de la jeune fille
pour l’élever. La cérémonie du mariage est suffisamment simple :
on cuit un gâteau appelé delang, dont mangent les amis des deux
familles. Si le fiancé ou la fiancée refuse d’en prendre sa part, le
mariage est rompu ; s’ils mangent tous deux un peu de gâteau et
que des dissensions éclatent plus tard entre eux, tous ceux qui
assistaient à la cérémonie sont appelés à témoigner que le mariage
a réellement eu lieu. Souvent même on omet cette cérémonie
primitive qui consiste à manger le gâteau, et les mariages chokas
peuvent parfaitement réussir, sans qu’aucun service ni aucun rite
les ait consacrés.
Les Chokas attribuent la mort au départ de l’âme, qui
Le pays sacré des lamas
26
abandonne le corps, et c’est à cette notion qu’est dû le respect
remarquable qu’ils témoignent pour l’esprit ou la mémoire de leurs
défunts. J’ai assisté à une cérémonie funèbre assez curieuse pour
que je la rapporte ici.
Un homme était mort d’une mort pénible, résultat d’un
accident. On envoya immédiatement quérir ses amis, et le corps
ayant été enduit de beurre fut vêtu de ses plus beaux habits. On
le plia en deux avant que survînt la rigidité cadavérique, et on le
plaça sur un brancard en bois. Il fut recouvert d’un drap p.011
brodé bleu et or, avec un drap blanc par-dessus. Au lever du
soleil, la procession funèbre abandonna la maison pour se rendre à
l’endroit où devait avoir lieu la crémation. D’abord venait une
rangée de dix femmes, la tête couverte d’une bande de coton
blanc dont une extrémité était attachée au brancard. Parmi elles
étaient les proches parentes du mort, y compris sa femme et ses
filles, pleurant et se lamentant en criant : « Oh ! Bajo ! Oh !
Bajo ! » (Ô père ! ô père !) Toutes ces femmes paraissaient faire
grand étalage de leur chagrin.
Le défunt ayant été très aimé à Garbyang, de très nombreux
villageois étaient venus lui rendre un dernier hommage, et
prendre leur rang dans la procession, qui s’avançait, en
serpentant lentement, dans la direction de la rivière. Le brancard
était porté par deux hommes ; les Chokas mâles qui le suivaient
portaient chacun une bûche ou un fagot de bois à brûler. Nous
arrivâmes au Kali. Le corps fut déposé provisoirement sur le
bord de la rivière, tandis que tous les hommes, la tête
découverte, rassemblaient de grandes pierres et des morceaux
de bois. Avec les pierres ils érigèrent, au bord de l’eau, un four
crématoire circulaire, haut de cinq pieds, de six pieds de
diamètre, avec une ouverture tournée du côté du vent. La
femme et les filles du défunt, leurs bonnets retournés sens
dessus dessous, et leurs figures voilées, s’accroupirent près du
brancard en gémissant, et tenant un tison allumé. Lorsque tous
Le pays sacré des lamas
27
les préparatifs furent achevés, et que le four eut été rempli de
bûches, le corps fut placé par deux amis sur le bûcher funéraire.
On enleva tous les objets précieux qu’il avait sur lui, boucles
d’oreilles en or, colliers et bracelets en argent. On le couvrit de
branches de pin ; un large pot de beurre fut placé à côté de lui,
et le contenu d’un bol rempli de vin versé sur sa tête ; enfin, le
feu fut mis au bûcher dans un profond silence. Quelques flocons
blancs s’élevèrent d’abord, montrant que le feu avait pris, puis
une épaisse colonne de fumée noire, remplissant l’atmosphère
Crémation. — Les pleureuses. — Le bûcher
d’une odeur écœurante de cheveux grillés et de chair brûlée. Le
vent poussait la fumée de mon côté, et, pendant quelques instants,
je m’en trouvai entièrement enveloppé, ne pouvant rien voir de ce
qui se faisait. Je sentis seulement des picotements dans mes yeux,
et mes narines se remplirent de fumée et d’une puanteur atroce. A
la fin une longue flamme jaillit à plus de 6 mètres de haut,
consumant le cadavre et me montrant, lorsque l’atmosphère
s’éclaircit, les Chokas lavant leurs mains et leurs visages dans la
rivière pour se purifier de ce qu’ils regardent comme impur, le
contact d’un corps mort.
Reprenant le chemin du village, les femmes continuèrent à
pleurer et à gémir, ramenant à la maison les vêtements du défunt
et ses vases de cuivre.
Le pays sacré des lamas
28
Il fallait maintenant s’occuper à distraire son âme. On jeta ses
habits sur un mannequin grossier, fait de bâtons et de paille, et
couvert d’étoffes indiennes brodées or, rouge et bleu ; un turban
fut ensuite placé sur sa tête, avec un panache fait de la branche
d’un pin. Puis, le bûcher éteint, les parents du mort allèrent, sur
l’emplacement de la crémation, recueillir certains ossements,
comme les rotules, le cubitus, les grandes vertèbres de l’épine
dorsale, épargnés par les flammes, et les placèrent dans les
vêtements du mannequin.
Crémation. — Femmes dressant l’effigie du mort. — Danse des femmes autour de l’effigie
On avait acheté et cuit en grande quantité du froment, du riz, de
la farine, afin de nourrir la multitude des amis qui restent les hôtes
de la famille tant que durent les funérailles. On avait, en outre, un
mouton, et l’on vidait force barils de chokti, de zahn (liqueur
distillée de l’orge, du riz et du froment) et d’anag (eau-de-vie de
grains divers). Les femmes de l’assistance pleuraient autour de
l’effigie, posant leurs mains sur elle, suppliant le bien-aimé de
revenir à la vie. D’autres rangées de femmes, le bonnet retourné en
signe de deuil, dansaient gracieusement en cercle autour du
mannequin, sortaient par une porte, décrivaient un arc de cercle
au-dehors, et revenaient par une autre porte, tandis que les
hommes exécutaient une danse lugubre autour de la maison. Le
tambour résonnait sans discontinuer.
p.012 Chaque jour, pendant ces cérémonies, qui en durèrent trois
Le pays sacré des lamas
29
ou quatre, on plaça devant le mannequin du riz, du froment cuit, et
du vin. Enfin, supposant que l’âme du défunt avait eu assez
d’amusements, on se préoccupa de la faire transmigrer du
mannequin dans un mouton ou un yak.
Crémation. — Danse solennelle devant la maison du mort
Si le défunt est un homme, c’est un animal mâle qui est choisi
pour le représenter ; si c’est une femme, c’est une femelle ; mais
aucune cérémonie semblable ne suit la crémation d’enfants au-
dessous de dix ou douze ans. Dans le cas du vieillard dont je vis les
funérailles, on choisit un mouton, au lieu du yak consacré par la
tradition, mais fort coûteux à faire venir du Thibet.
Donc, le mannequin est transporté hors de la maison,
généralement le quatrième jour, tandis que des femmes et des
jeunes filles, portant des étoffes blanches, dansent gracieusement
autour de lui. Les hommes viennent se joindre à elles dans l’après-
midi, mais leur danse, beaucoup plus violente, a presque le
caractère d’une danse de guerre. Il y a, d’ailleurs, des soli, des
duos, des trios chorégraphiques, auxquels prennent part le ou les
Le pays sacré des lamas
30
tambours. La foule des assistants est régalée par la famille, le
mannequin étant censé être rassasié. Et, tandis que les invités
mangent ou boivent, les dames de la maison retournent vers
l’effigie du mort, au vif battement des tambours, pour faire, en se
courbant en deux, des révérences solennelles.
Crémation. — Danse martiale
Enfin, au milieu du bruit des canons, des hurlements, des
aboiements, des sifflements assourdissants de la foule, l’animal à
sacrifier est traîné devant le mannequin. De longs rubans de
couleur sont attachés à ses cornes, leurs extrémités pendant à côté
de sa tête. Du bois de sandal est brûlé sous ses narines, dans le but
d’engager l’âme du défunt à entrer et à s’établir dans l’animal. Les
vêtements, le turban, le bouclier, les joyaux sont arrachés du
mannequin et empilés sur le bouc, qui est désormais la
personnification du défunt. Il est nourri jusqu’à ce qu’il n’en puisse
plus, on place devant lui de vastes plats contenant toutes les
friandises imaginables, et on lui verse dans la gorge du vin et des
liqueurs. Les femmes de la famille lui expriment en pleurant leur
plus tendre affection, dans la persuasion que l’âme de leur
protecteur défunt est en lui. Bourrée de nourriture, stupéfiée par
l’alcool, la bête se soumet, immobile et sans émotion, aux caresses
sauvages, aux prières, aux salaams dont on l’accable.
Alors, les sifflets et les aboiements recommencent, et l’on se
précipite sur l’animal, qui est saisi par les cornes, le cou, la queue,
Le pays sacré des lamas
31
partout, en un mot, où on peut l’atteindre, puis tiré, poussé, battu,
et bientôt chassé du village, mais non sans qu’on ait arraché de son
dos les vêtements, le bouclier, l’épée, le turban et les ornements du
défunt. Il est enfin livré aux Hounyas, ou aux Djoumlis, ou Houmlis,
qui le jettent à terre, lui ouvrent le corps et en arrachent le cœur.
Crémation. — Repas de la chèvre. — La chèvre chargée des vêtements du mort
Quand il s’agit d’un yak, la dernière partie de la cérémonie est
différente. Il est également battu, tiraillé de droite et de gauche, et
abandonné à la fin au sommet de quelque montagne, la foule criant
sur ses traces : « Va-t-en ! Va-t-en ! Nous t’avons fêté et nourri.
Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour toi. Nous n’en
pouvons faire davantage. Va-t-en ! » Le yak, avec l’âme du mort
qui est entrée en lui, est ainsi laissé à ses propres aspirations.
Aussitôt que les Chokas sont partis, surgissent les Thibétains, qui le
jettent au bas d’un précipice, ne pouvant, en vertu de leurs
principes, verser le sang d’un yak. Dans son bond fatal, la pauvre
bête est brisée, et les Thibétains, ramassant ses morceaux, se
gorgent de cette viande qu’ils apprécient beaucoup.
@
Le pays sacré des lamas
32
Maison moderne choka
II
@
Départ de Garbyang. — Adieux des Chokas. — Un passage périlleux. — Réception
à Nabi. — Le docteur Wilson à Kouti. — Deux nouveaux compagnons. — Un brigand.
— En marche. — Manque de combustible. — Rencontre de Thibétains. — Une reconnaissance sur le glacier de Mangchan. — Au sommet du col. — Affreuses
souffrances. — Le col de Loumpiya. — Dans le Thibet. — Traces de pas.
p.013 Le jour du départ arriva. Une foule de Chokas s’étaient
assemblés devant ma demeure. Je fis mes adieux à mon hôte
Zeheram, à sa femme, et à ses enfants. Ils me les rendirent les
larmes aux yeux.
— Salaam, sahib, salaam, répétait Zeheram, en sanglotant
et en portant respectueusement la main à son front. Vous
savez, sahib, qu’un cheval va à un cheval, un tigre à un
tigre, un yak à un yak, un homme à un homme. La maison
d’un homme est la maison d’un autre homme ; peu importe
que la couleur de leur peau diffère ou non. C’est pourquoi je
remercie le ciel de ce que vous ayez accepté un abri sous
Le pays sacré des lamas
33
mon humble toit. Vous avez dû le trouver inconfortable, car
vous autres sahibs, vous êtes riches et accoutumés au luxe. Je
ne suis qu’un commerçant et un cultivateur. Je suis pauvre,
mais j’ai un cœur pur. Vous, contrairement aux autres sahibs,
vous m’avez toujours parlé doucement, ainsi qu’à tous les
Chokas. Nous sentons que vous êtes notre frère. Vous nous
avez donné des présents, mais nous n’en avions pas besoin.
Le seul présent que nous souhaitions est que, lorsque vous
aurez achevé votre périlleux voyage, vous nous fassiez dire
que vous allez bien. Nous prierons tous pour vous jour et nuit.
Nous avons mal au cœur de vous voir partir.
Homme choka Ce discours, venant de ce brave et rude gaillard
que j’avais vraiment appris à aimer, était touchant, et je
lui dis que j’espérais pouvoir un jour lui témoigner ma
gratitude. Quand j’eus descendu l’escalier, je trouvai une
véritable foule dans la cour. Chacun désirait me dire
adieu. Les hommes prenaient ma main droite dans leurs
mains et la p.014 portaient à leur front, marmottant des
paroles de regret. Les femmes caressaient gentiment
ma figure et me disaient :
— Ni kou tza, Va bien, adieu. Jeune femme métis choka
C’est ainsi que les Chokas prennent
congé d’amis qui partent pour les
pays lointains.
Conduit par une bande de gens sincèrement
chagrins, je me dirigeai vers le sentier étroit et
rapide qui mène au pont de Chongour, et qui est
creusé dans de hautes falaises d’argile. On n’aurait
pu imaginer une procession plus lugubre. Les pâles
rayons de la nouvelle lune ajoutaient à la mélancolie
de la scène, et ce bruit particulièrement
impressionnant de « pas tristes », si je puis exprimer
ainsi l’impressionnante cadence des pas d’hommes
Le pays sacré des lamas
34
affligés, me remplissait l’âme d’une sensation d’infinie tristesse.
J’engageai mes compagnons à retourner à la maison : les uns après
les autres ils vinrent m’embrasser les pieds et me serrer la main.
Puis, cachant leurs visages dans leurs paumes, ils montèrent à la file
indienne le sentier gris creusé dans la haute falaise, et comme des
fantômes rapetissés par la distance, ils s’évanouirent dans le lointain.
Je m’aperçus alors que cinq de mes guides, dont un Choka
nommé Katchi, et son oncle Dola, gisaient en tas, sur la route, dans
un état de complète ivresse. Que faire ? Comment passer, avec ces
gaillards, le pont de Chongour, qui n’était qu’à quelques centaines
de mètres de là ? J’en saisis deux sous les aisselles et les tins
droits. Ce n’était pas chose facile, et je sentais la rapidité de notre
marche s’accroître à chaque pas que je faisais sur le sentier raide et
glissant. Nous atteignîmes, avec une vitesse de casse-cou, le pied
de la montagne, et, le sentier étant tout près de l’eau, c’est un
miracle que nous ne soyons pas tous descendus dans la rivière.
Quoi qu’il en soit, à notre arrêt soudain, mes deux hommes
s’effondrèrent de nouveau complètement, et j’étais si épuisé qu’il
me fallut m’asseoir pour prendre un peu de repos.
Katchi eut un retour de lucidité. Il regarda autour de lui, et
m’aperçut pour la première fois.
— Sahib, s’exclama-t-il avec de longues pauses entre
chaque mot, je suis ivre.
— C’est bien vrai, lui dis-je.
— Nous autres Chokas, nous avons cette mauvaise
habitude, continua-t-il. J’ai eu à boire du chokti avec mes
parents et mes amis avant de les quitter pour ce long
voyage. Ils auraient été offensés si je n’avais pas partagé
une coupe de vin avec chacun d’eux. Maintenant je vois
tout tourner. S’il vous plaît, mettez ma tête dans de l’eau
froide. Oh ! la lune saute dans le ciel ; elle est maintenant
sous mes pieds.
Le pays sacré des lamas
35
J’accédai à sa demande, et je fis faire à sa tête et à celle de Dola
un bon plongeon dans les eaux glacées du Kali. Le résultat fut qu’ils
s’endormirent si profondément que je pensai qu’ils ne se
réveilleraient pas. Quelques-uns des Chokas restés de sang-froid
offrirent de porter les deux malades sur leur dos. Nous perdions
ainsi un temps précieux, et le ciel se couvrait de nuages. Lorsque la
lune eut disparu derrière les hautes montagnes, je m’avançai en
reconnaissance. Tout était sombre, n’eussent été quelques étoiles
brillantes qui scintillaient çà et là dans le ciel. Je me traînai jusqu’à
la rivière et j’écoutai. Pas un bruit, pas une lumière sur le bord
opposé. Tout était silence, ce silence mort de la nature et de la vie
humaine endormies. Je m’arrêtai sur le pont ; un gros bloc qui se
dresse au centre de la rivière lui sert de pile et forme, en fait, deux
ponts séparés. Je franchis prudemment le premier tronçon, je
m’arrêtai de nouveau, pour écouter, sur le rocher qui divise les
eaux écumantes, et je cherchai à pénétrer l’obscurité. On ne voyait
pas une âme, on n’entendait pas un bruit. Je traversai le rocher et
je m’avançai vers la seconde moitié du pont, lorsque je m’aperçus,
avec consternation, qu’elle avait été coupée.
p.015 Je revins à mes hommes et leur annonçai que, le pont
ayant été détruit par les Thibétains, il fallait longer la rivière du côté
où nous étions.
— Le sentier est tracé, me répondirent-ils. Mais il est
impossible d’y passer de nuit.
J’insistai et nous marchâmes pendant un mille ; mais Katchi et
Dola dormaient toujours ; les autres étaient exténués de fatigue de
les avoir portés. Il me fallait renoncer à mes projets ; ayant vu mes
deux malades déposés sous un hangar et enveloppés de
couvertures, je retournai à Garbyang, avec l’intention d’en repartir
peu avant le lever du soleil.
Je repartis en effet à 4 heures ; quand je fus arrivé à l’endroit
où j’avais laissé les deux hommes, je ne les trouvai plus : ils étaient
partis en avant.
Le pays sacré des lamas
36
Nous arrivâmes au point où le sentier s’arrêtait. Devant nous
était un rocher perpendiculaire, qui descendait au Kali droit comme
un mur. L’action corrosive de l’eau tombée goutte à goutte et de la
neige fondante en avait absolument poli la surface. La largeur de
cette paroi verticale n’était pas de plus de 12 ou 15 mètres ; de
l’autre côté, le sentier recommençait. C’est à cause de ce passage,
et d’autres aussi dangereux, que ce sentier n’est employé que
rarement, et qu’on préfère la route du bord opposé du Kali, en
territoire népalais. Cependant quelques Chokas possédaient des
pièces de terre sur la rive où nous étions, et, pour pouvoir passer,
Campement dans la montagne
ils avaient imaginé l’expédient suivant : en attachant un homme à
une corde et en le tenant d’en haut, ils avaient réussi à lui faire
creuser dans le rocher deux rangées de petits trous, le long de deux
lignes horizontales parallèles, dont la plus haute était d’environ six
pieds au-dessus de la plus basse ; les trous sont creusés à des
intervalles de trois à quatre pieds sur chaque rangée ; ceux d’en
haut sont destinés à être saisis par les mains, ceux d’en bas à
supporter les pieds ; aucun de ces creux n’a plus de quelques
pouces de profondeur.
Le passage semblait devoir être dangereux en tout temps, et
impossible en ce moment, parce que la pluie fine qui s’était établie
Le pays sacré des lamas
37
avait mouillé les rochers et les avait rendus glissants comme du
verre ; mais je me rendis compte qu’il fallait risquer l’affaire à tout
prix. Aussi, avec une assurance affectée, j’ôtai mes bottines, et
j’allai de l’avant. Le roc à pic
Je ne pouvais voir d’aucun côté, car je
m’accrochais de tout mon corps à la muraille,
sentant mon chemin avec mes orteils et mes
doigts. Les cavités étaient, en fait, si peu
profondes, qu’on avançait lentement et à grand-
peine. Je finis cependant par atteindre l’autre
extrémité de la muraille et par poser le pied sur
le sentier qui n’avait que quelques centimètres
de largeur. Chanden Sing me suivit, et arriva
également au port sans encombre.
Je fus heureux de découvrir, un peu plus loin,
des traces toutes fraîches de pas, que je
reconnus pour celles de nos deux Chokas, partis
en avant. Après un voyage mouvementé sur la
piste étroite et dangereuse, et de nombreuses
montées et descentes, nous arrivâmes enfin à
Nabi. Là, je retrouvai en bon état mes charges,
qui avaient été transportées par la rive népalaise
avant que les Thibétains eussent détruit le pont de Chongour, ainsi
que Katchi et Dola, remis de leur ivresse de la veille. Pour racheter,
sans doute, leur mauvaise conduite, et probablement pour me la
faire oublier, ils avaient dû engager les indigènes à nous recevoir
avec une p.016 cordialité particulière. Et ceux-ci m’invitèrent, en
effet, avec de grandes démonstrations d’hospitalité, à passer la nuit
dans leur village. Je fus conduit à une échelle assez primitive, et
hissé, par en haut et par en bas, sur un toit en pisé sur lequel avait
été posée une tente, avec des nattes et des tapis. Je ne m’y étais
pas plus tôt étendu qu’une bande d’hommes, de femmes, d’enfants
arriva, portant des plats, avec du riz servi sous une forme
Le pays sacré des lamas
38
particulièrement somptueuse, du dhal ou viande, du balab (tiges de
sarrasin bouillies), du lait, du lait caillé, du grain frit au sucre, des
chapatis, des sucreries, du vin et les liqueurs indigènes.
Pendant le repas, on servit du thé sous toutes sortes de formes.
Il y avait là du thé chinois et du thé hindou, du thé avec sucre, du
thé sans sucre, du thé avec du lait et du thé avec du beurre et du
sel, du thé clair et du thé foncé, du thé doux et du thé amer, en un
mot du thé en telle abondance que, si amateur que je sois de ce
breuvage, j’en vins à souhaiter qu’on n’eût jamais cueilli une feuille
de thé et qu’on ne l’eût jamais fait infuser dans l’eau bouillante.
Le lendemain, je fus rejoint par le docteur Wilson, qui m’avait
offert de m’accompagner dans le Thibet, pendant quelques étapes.
Nous fîmes aussi rapidement que possible la route de Nabi à Kouti,
que je connaissais déjà ; notre voyage se passa sans aucun incident
digne d’être noté ; les ponts de neige et les névés qui nous avaient
arrêtés avaient fondu et disparu entièrement.
A Kouti, nous nous occupâmes à peser, partager et emballer en
charges égales les provisions que j’avais achetées ; quatorze
munds (1120 livres) de farine, riz, sucre rouge (ghur), du sel, du
poivre rouge (32 livres), du dhal, du miseri (sucre en pains), du ghi
(beurre), et une grande quantité de satou (farine d’avoine) et de
grain bouilli. Après avoir éliminé tout ce qui n’était pas essentiel,
nous découvrîmes qu’il y avait encore des charges supplémentaires
pour au moins deux hommes forts. Tous les Chokas disponibles
s’étaient joints à notre expédition ; aucune des promesses que je
pus faire ne m’amena de nouveaux volontaires. Comme je ne
voulais pas risquer encore des retards, j’étais sur le point de
subdiviser entre mes hommes ces deux charges extra, lorsque
arrivèrent deux berger errants, faméliques et nus, aux cheveux
depuis longtemps vierges de peigne, n’ayant en fait de vêtements
qu’un collier de corail et un bracelet d’argent. Je requis
immédiatement leurs services, bien que l’un d’entre eux ne fût
encore qu’un adolescent. Ma petite troupe se trouvait ainsi
Le pays sacré des lamas
39
composée de trente hommes, et j’étais prêt à partir.
Avant de quitter Kouti, je voulus visiter le curieux et ancien
château perché sur une petite colline, à environ trois cents mètres
au sud du village. Il est en ruine, à l’exception d’une tour
quadrangulaire appelée Kouti Ker par les indigènes ; mais on peut
voir encore facilement les fondations de l’édifice. Les habitants ne
purent me donner aucun renseignement, si ce n’est que c’était
autrefois le palais très sérieusement fortifié d’un roi. La tour a
quatre mètres carrés à sa base, et est construite en pierre. Je suis
assez enclin, à cause de sa forme et de celle de ses fenêtres, qui
sont plutôt de simples fentes, à l’attribuer aux Thibétains, car on
peut voir des tours identiques au Thibet, et déjà à Taklakot.
Nous partîmes enfin, dans l’après-midi, de ce village de Kouti,
qui est le plus haut du Bias, étant situé à 3.940 mètres d’altitude.
Notre route était relativement dégagée de neige et de glace, mais
çà et là nous avions à parcourir des pentes neigeuses assez
étendues. Nous campâmes à 3.980 mètres. Dans la soirée
arrivèrent mes deux nouveaux coulis, qui étaient restés en arrière ;
c’étaient deux assez étranges personnages. L’un était triste et
maussade, l’autre vif et bavard. Tous deux prétendaient être de
caste radjpoute. p.017
— Voyez ! s’exclamait le plus gai des deux. Je suis petit,
mais je ne crains rien. Lorsque nous serons arrivés au
Thibet, j’irai en avant, avec un bâton pointu, et je ferai
partir tous les Thibétains. Je n’ai pas peur d’eux ; je suis
prêt à combattre le monde entier.
Je connaissais la valeur de ce genre de discours, et j’envoyai
mon homme chercher du bois. Le couli maussade m’intéressait
davantage. Il prononçait rarement une parole, et jamais une parole
agréable. Il semblait plongé dans de profondes pensées, dont il ne
pouvait se détacher qu’avec un grand effort. Il avait l’air malade :
sans mouvement et sans voix, il fixait parfois les yeux sur un point
quelconque, comme dans l’angoisse. Ses traits étaient
Le pays sacré des lamas
40
particulièrement affinés et réguliers, mais sa peau avait cette
affreuse teinte blanchâtre et brillante qui est si particulièrement aux
lépreux. J’attendais une occasion d’examiner ses mains, mais il les
cachait soigneusement. C’est là, en effet, dans les doigts contractés
ou tombants, qu’on trouve les premiers symptômes certains de la
plus terrible des maladies, la lèpre. Je demandai à l’homme de
venir et de s’asseoir près du feu ; il vint et tendit à la flamme ses
paumes ouvertes. Hélas ! mes soupçons n’étaient que trop fondés.
Ses mains tordues et contractées, avec la peau malade aux
phalanges, me le montraient clairement. Je regardai ses pieds et j’y
vis les mêmes symptômes.
— Quel est ton nom ? lui demandai-je.
— Mansing, dit-il sèchement ;
et il s’absorba de nouveau dans ses rêveries.
Le feu mourait peu à peu lorsqu’un Thibétain à taille élancée
apparut, courbé très bas sous le poids d’un énorme tronc d’arbre
qu’il portait sur le dos. Il s’approcha et jeta le bois dans le feu.
C’était encore un autre type. Fort comme un bœuf, ce couli avait
de bizarres antécédents : il avait été, pendant un temps, un bandit
très connu des environs de Lhassa. On disait qu’il avait tué bien des
gens, et que, trouvant sa propre vie en danger dans son pays, il
était venu s’établir de ce côté de la frontière, épousant différentes
femmes qu’il battait comme plâtre et qu’il bannissait tour à tour de
son foyer. C’était sa dernière querelle domestique qui l’avait engagé
à se mettre à mon service ; sa force extraordinaire, précieuse pour
porter des charges, était à mes yeux sa seule recommandation.
Dans le camp, on lui donnait le nom de Dakou, « le brigand ».
Mon camp offrait un bizarre assemblage. Il y avait là des
Houmlis et Djoumlis, aux luxuriants cheveux p.018 noirs, noués en
petites tresses, avec un toupet sur la tête, comme les Coréens. Il y
avait des Thibétains, des Chokas de Bias, des Rongbas, des
Népalais, des Radjpouts, des Totolas, un brahmane, deux chrétiens
Le pays sacré des lamas
41
indigènes, un Djohari, enfin le docteur Wilson. Quelle collection,
quel chaos de langues et de dialectes !
Un trait amusant de cette bande, c’était que chaque caste
particulière regardait les autres avec mépris. Les gens se séparaient
pendant les repas, et le camp s’éclairait d’autant de feux brûlant
sous autant d’abris qu’il y avait de castes dans ma suite. J’en étais
satisfait, car cela semblait me garantir que tous ces gens ne
pourraient jamais se liguer ensemble contre moi.
Le lendemain, nous suivîmes, à une grande altitude, le lit du
Kouti, dont la direction générale est de l’ouest à l’est, et, après une
journée fatigante, nous campâmes dans une vallée bien abritée, à
près de 4.700 mètres.
Un des principaux inconvénients de notre voyage à ces hautes
altitudes était le manque de combustible végétal. On ne pouvait
voir, de notre camp, ni un arbre, ni un buisson ; la nature avait son
aspect le plus désolé et le plus nu. Faute de bois, mes hommes se
dispersaient pour recueillir et rapporter la bouse desséchée des
yaks, des chevaux et des moutons. Ce n’était pas facile à allumer ;
nous y usions boîte après boîte d’allumettes, et la force réunie de
nos poumons, fonctionnant comme des soufflets, n’arrivait qu’à
faire monter de quelques pouces la flamme de ces brasiers
récalcitrants.
Ce soir-là, nous fîmes particulièrement maigre chère. La nuit fut
cruellement froide et la neige tomba serrée ; quand nous nous
levâmes, il y en avait deux pieds autour de nous. Je fis l’appel de
mes hommes. Mansing manquait. Il n’était pas arrivé la veille, et
pas de traces non plus de l’homme que j’avais envoyé pour le
chercher. J’étais inquiet, non seulement pour sa charge, consistant
en farine, sel, poivre, et cinq livres de beurre, mais pour lui-même,
pauvre lépreux, et je craignais qu’il n’eût été entraîné par un
torrent.
Ce fut longtemps après le lever du soleil, qu’à l’aide de ma
Le pays sacré des lamas
42
lunette je vis les deux hommes venir vers nous ; ils étaient au
camp une heure plus tard. Mansing avait été trouvé profondément
endormi, à quelques milles en arrière, à côté d’un pot de beurre
vide, dont il avait dévoré le contenu. La découverte de son méfait
causa la plus grande indignation dans le camp, car les indigènes
aiment beaucoup la graisse et le beurre, qui réchauffent lorsqu’on
franchit ces froids passages. Mansing fut presque lynché par mes
hommes, et j’eus beaucoup de peine à le retirer de leurs griffes.
Pour prévenir le retour d’une semblable offense, j’ordonnai au
coupable de porter à l’avenir une lourde charge de plaques et
d’instruments de photographie.
Avant de partir, je pris mon bain ordinaire dans la rivière, et je
me frottai tout le corps avec de la neige. Je trouvais ce procédé très
fortifiant, et lorsque la réaction se produisait, j’éprouvais une
délicieuse sensation de chaleur, malgré la minceur de mes
vêtements.
Taudis que nous campions, un troupeau de moutons apparut, nt
avec lui quelques Thibétains. Comme j’avais dressé ma tente
thibétaine, ils étaient venus, s’attendant à rencontrer des
compatriotes, et leur embarras fut amusant à observer, lorsqu’ils se
trouvèrent face à face avec le docteur Wilson et moi. Ils ôtèrent
rapidement leurs bonnets de fourrures, les posant à côté d’eux sur
le sol, et firent une curieuse révérence saccadée, comme si leurs
têtes et leurs genoux étaient mus par un ressort. Ils tirèrent en
même temps leurs langues de toute leur longueur, et les tinrent
ainsi jusqu’à ce que je leur eusse fait signe de les rentrer. Cette
rencontre imprévue les effrayait beaucoup ; ils étaient tout
tremblants de peur ; après avoir obtenu d’eux tous les
renseignements qu’ils me semblaient pouvoir donner, je profitai de
l’occasion pour leur acheter quelques-uns de leurs moutons les plus
gras. Quand ils eurent reçu l’argent, il y eut un nouveau
déploiement de langues tirées, et de plus grands salaams.
Nous nous élevâmes graduellement jusqu’à un col de 4.750
Le pays sacré des lamas
43
mètres ; puis, traversant un vaste plateau, nous suivîmes de
nouveau le Kouti encadré de hautes montagnes blanches. La limite
des neiges persistantes est ici à 4.800 mètres ; au-dessous la neige
fond chaque jour, sauf sur quelques points à l’ombre. On voyait
encore des fleurs rouges et blanches, ainsi que des couples de
petits papillons noirs et blancs. Du confluent du Mangchan, nous
eûmes à traverser, pieds nus et dans l’eau glacée, les nombreuses
branches des deux cours d’eau, et nous campâmes sur la rive droite
de cette rivière, au pied de la haute chaîne de montagnes qui
s’étend au nord. Directement devant nous se dressait l’obstacle
final, l’énorme épine dorsale de l’Himalaya ; cette muraille franchie,
je serais sur ce haut plateau thibétain, justement et
pittoresquement appelé p.020 « Toit du Monde ». De Kouti j’avais
envoyé en avant un Choka du nom de Nattou, pour voir s’il était
possible de franchir la chaîne par la passe de Mangchan ; par là
j’aurais pu faire plusieurs étapes dans le Thibet sans crainte d’être
découvert, et éviter les soldats que le Djong Pen de Taklakot avait
postés, me disait-on, à la passe de Lippou. Nattou arriva au camp
presque en même temps que nous ; il était défait, fatigué ; il avait
rencontré une neige épaisse, une glace craquelée, il avait failli être
enseveli sous une avalanche, et avait battu en retraite avant
d’atteindre le sommet du col. Le récit pathétique de ses infortunes
eut un effet déprimant sur mes hommes. Je les assurai que je ne
croyais pas Nattou, et que j’irais voir moi-même.
Il était quatre heures et demie du soir. Je quittai notre camp,
qui était à 4.925 mètres, en compagnie du docteur Wilson, qui
voulait venir avec moi, de Katchi Ram, d’un couli Rongba, et de
Bidjesing le Djohari. Chanden Sing, le seul de mes hommes auquel
je pusse me fier, fut chargé de garder le camp en notre absence.
Nous suivîmes d’abord le cours du Mangchan, sans chemin
tracé, sur de grandes pierres glissantes très pénibles à la marche ;
nous arrivâmes en vue des magnifiques terrasses vert pâle du
glacier de Mangchan, qui est surmonté de vastes névés s’étendant
Le pays sacré des lamas
44
dans la direction du sommet du col. A voir les pentes pierreuses par
lesquelles nous avions passé, semblables à celles d’une moraine
terminale, je conclus que le glacier devait être beaucoup retiré.
Nous laissâmes le glacier à notre droite (5.429 mètres
d’altitude), et, nous dirigeant droit au nord, nous entreprîmes
l’ascension du col. La pente était d’une raideur effrayante, la neige
si molle et si profonde que nous y enfoncions jusqu’à la taille.
Elle alternait avec des pierres roulantes et des roches pourries
sur lesquelles nous n’étions pas mieux. A 5.800 mètres, nous
eûmes à passer assez longtemps sur de la neige molle couvrant un
glacier fissuré. Nous avions à prendre d’autant plus de précautions
que nous n’avions, pour nous éclairer, que la lumière de la lune. Un
peu plus haut, heureusement, les crevasses disparurent, mais je
commençai à éprouver une curieuse sensation d’épuisement, que je
ne connaissais pas encore. Au coucher du soleil, le thermomètre
descendit, en quelques minutes, de 22 degrés. Ce changement
subit nous affecta tous plus ou moins, mais nous continuâmes, à
l’exception de Bidjesing, qui fut atteint si violemment du mal de
montagne qu’il lui fut impossible d’avancer. Le docteur Wilson, bien
que très éprouvé, haletant, sentant, comme il le disait, du plomb
dans ses jambes, lutta bravement jusqu’à ce que nous eûmes
atteint 6.250 mètres. Là il s’arrêta, anéanti. Nous poursuivîmes
notre route, Katchi Ram, le Rongba et moi, mais nous souffrions
également : Katchi Ram se plaignait de violents battements dans
les tempes, et de bourdonnements dans les oreilles. Il haletait, lui
aussi, et marchait péniblement, menaçant de tomber à chaque
minute. A 6.400 mètres il s’affala dans la neige, et s’endormit
aussitôt, respirant lourdement. Ses pieds et ses mains étaient froids
comme la glace, et je les lui frottai. Mais ce qui me donna surtout
de l’inquiétude, ce furent les battements irréguliers de son cœur. Je
l’enveloppai dans sa couverture et dans mon waterproof, puis je
criai au docteur, en lui disant ce qui nous arrivait, que j’allais
monter aussi haut que possible avec le Rongba.
Le pays sacré des lamas
45
Un brouillard épais survint et nous enveloppa, ce qui rendit
notre situation encore plus pénible : nos poumons se convulsaient,
comme s’ils allaient sauter, nos pouls se précipitaient, nos cœurs
palpitaient, p.021 comme sur le point de sortir de nos corps ; nous
étions épuisés et envahis par une irrésistible somnolence ;
cependant nous finîmes par atteindre le col, et ce fut une
satisfaction pour moi, bien que j’eusse compris depuis longtemps
l’impossibilité d’y faire passer mes hommes.
Quoique presque anéanti par la fatigue, je pus prendre note de
mes observations. Nous étions à 6.700 mètres d’altitude, il était
onze heures du soir, et il soufflait un fort et cinglant vent du nord-
est. Comme j’avais eu la bêtise de laisser mon thermomètre à
Katchi, je ne pus noter la température. Je sais seulement que le
froid était intense. Les étoiles étaient extraordinairement brillantes,
et la lune éclaira un moment le panorama qui m’entourait. La vue
était absolument désolée : elle exerçait néanmoins une curieuse et
indescriptible fascination. Au-dessous de moi, au sud, se dressaient
des massifs montagneux ensevelis dans la neige, et, au sud-ouest
et au nord-est, on voyait des pics plus hauts encore que le col où
nous étions. Au nord, c’était le plateau immense et désolé du Thibet
avec ses ondulations et le désordre de ses chaînes, au delà
desquelles on pouvait apercevoir, très loin, une haute rangée de
montagnes avec d’autres pics neigeux.
J’avais à peine contemplé ce spectacle pendant quelques
minutes que le brouillard se leva de nouveau, et que j’en vis sortir
un fantôme gigantesque. C’était, au centre d’un cercle lumineux,
une grande et sombre apparition, dans les plis d’un voile énorme de
brume. L’effet était écrasant. Il me fallut quelques instant pour
m’apercevoir que le spectre avait mes traits, et qu’il n’était qu’une
fluide représentation de moi-même, dans des proportions
colossalement grandies. J’étais, en un mot, au centre d’un arc-en-
ciel lunaire.
Le Rongba était tombé épuisé, et je me sentais si faible, avec
Le pays sacré des lamas
46
l’horrible pression sur mes poumons, que, malgré tous mes efforts,
je tombai moi aussi sur la neige. Le couli et moi, frissonnant à faire
pitié, nous partageâmes la même couverture pour obtenir un peu
de chaleur. Nous étions saisis tous deux d’une somnolence
invincible, comme si nous avions pris un fort narcotique. Je luttai
vigoureusement contre le sommeil, car je savais bien que si mes
paupières se fermaient, elles resteraient fermées pour toujours.
J’appelai le Rongba. Il dormait profondément. J’employais mon
dernier atome d’énergie vitale à garder mes yeux ouverts.
Le vent soufflait, fort et mordant, avec un bruit si violent que je
crois l’entendre résonner encore à mes oreilles. Cela semblait le
chuchotement de la mort. Le Rongba, rampant et claquant des
dents, gémissait, et ses subits tressaillements témoignaient d’une
grande souffrance. Ce n’était qu’une simple charité de lui donner la
couverture qui était trop petite pour nous deux ; je la lui serrai
donc autour de la tête et du corps. Il était plié en deux, le menton
sur les genoux. Mon effort fut suffisant pour me faire perdre les
forces avec lesquelles je luttais contre la nature. Pareil à un sujet
qui, sous une influence hypnotique, sent sa propre volonté
l’abandonner soudain, je sentis combien il était inutile de continuer
à lutter contre les puissances surnaturelles qui m’accablaient.
Tombant en arrière sur la neige, je fis un dernier effort désespéré
pour regarder les étoiles : ma vue s’obscurcit... Combien de temps
dura cet état de demi-conscience, je ne sais. J’essayai de dire :
« Dieu ! p.022 comme c’est affreux ! Docteur ! Katchi ! » Ma voix
restait étranglée dans ma gorge. Ce que je voyais était-il bien réel ?
Les deux hommes, comme morts gelés à côté l’un de l’autre,
semblaient étendus sur cette vaste surface de neige, sans
mouvement, comme des statues de glace. En rêve, j’essayai de les
relever. Ils étaient complètement rigides. Je m’agenouillai à côté
d’eux, les appelant, essayant, avec une ardeur frénétique de les
ramener à la conscience et à la vie. Stupéfait, je tournai la tête
pour voir Bidjesing, mais à ce moment, tout sentiment de vie
Le pays sacré des lamas
47
sembla s’arrêter en moi. Je me vis enfermé dans une prison,
rapidement resserrée sur moi, de glace transparente. Il m’était
facile de comprendre que je ne serais bientôt plus, comme mes
compagnons, qu’un bloc de glace solide. Mes jambes, mes bras
étaient déjà pris. Frappé d’horreur, comme je l’étais, à l’approche
d’une mort si désespérée et si horrible, mes sensations étaient
cependant accompagnées d’une langueur et d’une lassitude
inexprimables, mais qui n’avaient rien de déplaisant. Dans une
certaine mesure, la pensée et l’étonnement vivaient encore en moi.
Allais-je m’évanouir sans souffrance, préférant à l’effort le repos et
la paix, ou engager une dernière lutte pour me sauver ? A chaque
minute la glace semblait se refermer davantage. J’étouffais.
Je m’efforçai de crier, de soulever le poids qui me suffoquait. Je
fis comme un violent plongeon, et tout disparut... Katchi gelé, le
docteur, la tombe transparente, tout cela n’était que néant.
Je pus enfin ouvrir les yeux, qui me faisaient mal, comme si on
y avait piqué des aiguilles. Il neigeait ferme. J’avais perdu
temporairement l’usage de mes jambes et de mes doigts, qui
étaient gelés. J’eus un choc si violent, en voyant combien j’avais
été près de la mort, qu’en me réveillant de cet affreux cauchemar
je me rendis compte qu’il était absolument et immédiatement
nécessaire de descendre à un niveau inférieur. J’étais déjà couvert
d’une bonne couche de neige, et ç’avait été, je suppose, la froide
pression de la neige sur mon front qui avait provoqué mon rêve. Il
est probable que, sans cette hideuse vision qui me secoua les nerfs,
je ne me serais jamais réveillé.
Je me levai avec difficulté, et, en les frottant et les frappant, je
repris l’usage de mes membres inférieurs. J’éveillai le Rongba, je le
frottai, je le secouai jusqu’à ce qu’il fût capable de se mouvoir, puis
nous commençâmes la descente. Sans doute, c’est une grande
satisfaction que de gravir une haute montagne ; mais peut-on la
comparer à celle qu’on trouve à la descendre ?
Nous glissâmes, dans le brouillard, sur des pentes neigeuses,
Le pays sacré des lamas
48
puis sur des masses de pierres roulantes que nos pas détachaient
avec un bruit assourdissant. Des cris d’appel nous révélèrent la
présence du docteur, que nous retrouvâmes heureusement en vie,
mais dans un état assez lamentable. Quant à Katchi, que nous
recueillîmes plus bas, il avait dormi comme une souche, roulé dans
sa couverture et dans mon pardessus. Il était maintenant tout à fait
reposé.
Réunis de nouveau, nous continuâmes donc à descendre,
échangeant nos impressions et nos sensations. L’ascension du
glacier au sommet du col nous avait pris quatre heures et demie ;
la descente ne nous demanda que la dixième partie de ce temps.
Nous arrivâmes au camp dans les premières heures du matin.
L’inquiétude de nos gens était grande ; ils avaient abandonné toute
espérance de nous revoir, mais ils furent entièrement rassurés
quand je leur annonçai que, plus tard dans la matinée, nous
passerions par le col de Loumpiya.
Ma caravane passant le col de Loumpiya
Nous partîmes à neuf heures du matin. Notre route montait
Le pays sacré des lamas
49
graduellement vers le nord-ouest, puis vers le nord-est, jusqu’à un
plateau situé à l’altitude de 5.290 mètres et couvert d’une neige
épaisse. La marche, qui ce jour-là avait été facile, devint pénible ;
les coulis enfonçaient dans la neige jusqu’aux genoux, souvent
même jusqu’à la taille. Cependant ils ne faisaient entendre ni un
murmure ni un mot de reproche. Nous p.023 étions arrivés au pied
d’une pente très raide, ayant à notre gauche un glacier dont la
chute avait plus de 30 mètres de hauteur. Le docteur et moi, nous
marchions en tête. Dans notre hâte d’atteindre le sommet,
incapables de discerner la piste, qui était couverte de plusieurs
pieds de neige, nous nous trompâmes de direction, et ayant
péniblement grimpé pendant plus d’une demi-heure sur une pente
couverte de débris, nous atteignîmes le sommet de la chaîne, à
5.720 mètres, à une grande hauteur au-dessus du col. Trois de nos
hommes nous avaient accompagnés ; les autres avaient pris plus à
l’ouest, le long du glacier.
Nous trouvâmes un abri sous un grand rocher. A l’aide de ma
lunette, j’observai le plateau qui s’étendait devant moi. D’énormes
masses de neige couvraient le versant thibétain de l’Himalaya,
aussi bien que les chaînes inférieures dressées immédiatement en
face de nous, presque parallèlement à notre crête. Six cents mètres
plus bas coulait, dans une large vallée nue, une rivière qui prend
plus loin le nom de Dama-Yankti ou Loumpiya-Yankti. Dans le
lointain, on voyait un plateau, élevé de 250 mètres environ au-
dessus de la rivière, s’étendre sur plusieurs milles, semblable à un
gigantesque talus de chemin de fer ; enfin, bien loin au nord, une
chaîne de hautes montagnes bleues et neigeuses, sans doute la
chaîne de Gangri, avec le pic de Kelas.
Ayant suivi un mauvais sentier, nous eûmes à redescendre,
par de dangereux rochers et des débris, jusqu’au col lui-même,
qui est à 5.536 mètres d’altitude. De là nous descendîmes aussi
rapidement que possible sur le versant thibétain, pour échapper
au vent aigre et froid des hauteurs ; nous atteignîmes le niveau
Le pays sacré des lamas
50
de la rivière, et nous pûmes dresser nos tentes sur la neige à
5.150 mètres d’altitude. Il n’y avait là ni bois, ni bouse de yak
ou de cheval, ni lichens, ni mousse, rien en un mot avec quoi
l’on pût faire un feu. Nos hommes trouvèrent dur, après une
journée si fatigante, d’être obligés d’aller se coucher sans avoir
eu un bon repas. Mais ils croient, et avec raison, que manger des
aliments froids à de telles altitudes et à de si basses
températures amène sûrement la mort. C’est pourquoi ils
préféraient ne rien manger.
Brigand thibétain La tempête fit rage toute la
nuit. Elle durait encore lorsque
nous repartîmes le matin. J’étais
un peu en avant lorsque, à ma
grande surprise, je remarquai, à
200 mètres environ du camp, une
double série de traces récentes de
pas sur la neige. J’acquis bientôt,
en les examinant, la certitude
qu’elles venaient d’un Thibétain. Il
n’y avait pas de doute que nous
n’eussions été espionnés et
surveillés. Mes hommes, très
inquiets depuis que nous étions
sur ce versant de l’Himalaya,
dissertaient anxieusement sur
l’origine de ces pas. Quelques-uns
pensaient que l’homme devait être un dakou ou brigand, et que
dans la soirée nous allions être attaqués par toute la bande ;
d’autres soutenaient que l’espion ne pouvait être qu’un cipaye
envoyé par les officiers de Gyanema pour surveiller nos
mouvements. De toutes façons, l’incident fut considéré comme de
mauvais augure, et, pendant tout le reste de notre marche, nous ne
cessâmes de voir ces pas.
Le pays sacré des lamas
51
p.024 Nous marchions sur un terrain plat ou légèrement ondulé ;
mais nous eûmes à traverser une rivière glacée, ayant de l’eau jusqu’à
la taille, et mes hommes furent bientôt si épuisés que nous dûmes
faire halte à 5.078 mètres. Le froid était intense, nous n’avions
toujours aucun combustible ; il soufflait un vent furieux, et une neige
épaisse tomba dans la soirée. Plus tard, le temps s’éclaircit. Les coulis,
à moitié morts de faim, vinrent se plaindre de ne pouvoir encore
trouver de quoi faire cuire leur nourriture ; ils déclarèrent qu’ils allaient
me quitter. La position était critique ; je pris immédiatement ma
lunette et je montai au sommet d’une petite éminence. Il était curieux
de voir quelle foi illimitée les coulis avaient dans mon instrument. Je
redescendis avec la nouvelle rassurante qu’un jour de marche de plus
nous amènerait à une grande provision de combustible.
Ils se hâtèrent alors de reprendre leurs charges et repartirent,
avec une énergie inaccoutumée. Six heures de marche nous
menèrent en effet dans un endroit abrité, où croissaient quelques
lichens et quelques fourrés. Si nous étions arrivés soudain dans la
Forêt Noire ou dans la vallée du Yosemite, notre enchantement
n’aurait pas été plus grand. Ici, le plus haut de ces buissons n’avait
n’avait pas plus de quinze à vingt centimètres de hauteur au-dessus
du sol, et le diamètre du plus grand morceau de bois que nous
pûmes recueillir était plus petit que celui d’un crayon ordinaire.
Fiévreusement, toutes les mains se mirent à l’ouvrage pour
déraciner ces plantes.
Le soir, les mêmes mains étaient occupées aux différents soins
de la cuisine, et les mets fumants venaient réchauffer un peu
l’estomac de nos coulis affamés. Le bonheur régnait dans le camp,
et toutes les dernières fatigues étaient oubliées.
Une nouvelle surprise nous attendait à notre réveil. Deux
Thibétains, déguisés en mendiants, étaient venus vers nous, disant
souffrir de la faim et du froid. Sur plus ample examen, ils
reconnurent qu’ils étaient des espions envoyés par l’officier de
Gyanema, pour savoir si un sahib avait passé la frontière.
Le pays sacré des lamas
52
Nous avions tant à faire le matin et il faisait si froid qu’il était
devenu très désagréable de se laver, et que j’y avais renoncé, au
moins provisoirement. Nous étions brûlés du soleil, nous portions
des turbans et des lunettes noires, de sorte que les Thibétains s’en
allèrent avec l’impression que notre expédition consistait en un
docteur hindou, son frère, et une caravane de domestiques, dont
aucun n’avait vu venir un sahib, et qu’elle faisait un pèlerinage au
lac sacré de Mansarouar et au mont Kelas.
Devant nos hommes, nous affectâmes de plaisanter de
l’incident. Néanmoins, Wilson et moi, nous nous consultâmes sur
nos projets immédiats. Voulions-nous accomplir une marche rapide
pendant la nuit sur la montagne à notre droite, et nous diriger à
l’est, vers la jungle, ou voulions-nous marcher droit au chef de
Gyanema et à ses soldats ? Nous décidâmes d’aller à leur rencontre
plutôt que de nous détourner de notre chemin, et je donnai des
ordres pour qu’aussitôt le camp fût levé.
@
Le spectre
Le pays sacré des lamas
53
III
@
Lama Chokden. — Le mont Kelas. — Les kiangs. — Le fort de Gyanema. —
Conférences avec les officiers thibétains. — Bruits de trahison. — Le barca Tarjum.
— Nouvelles conférences. — Autorisation d’aller au lac Mansarouar donnée et retirée. — Retraite simulée. — Départ avec six coulis. — Des lacs à 5.400 mètres.
— Nuit dans la neige.
p.025 Nous étant légèrement détournés vers le nord-est, nous
arrivâmes au passage de Lama Chokden, qui est protégé par un
poste thibétain. Les soldats qui y étaient semblaient très
misérables ; non seulement ils ne s’opposèrent pas à notre marche,
mais ils nous mendièrent de l’argent et des vivres. Ils se plaignaient
d’être maltraités par leurs supérieurs, et de ne recevoir des vivres
que de loin en loin. Leurs tuniques étaient en lambeaux ; chaque
homme portait un sabre placé devant lui, au travers de sa ceinture.
On nous demanda naturellement des nouvelles du jeune sahib
qui avait passé à Kouti, et voulait entrer dans le Thibet par le col de
Loumpiya, mais qui, d’après les ordres transmis de Taklakot à
l’officier de Gyanema, devait en être empêché à tout prix. La
description qu’ils faisaient de moi était fort amusante, et quand ils
dirent que, s’ils voyaient le sahib, ils lui couperaient la tête, je me
sentis si touché de leur confiance et de leur bonhomie que
j’exprimai le désir de leur distribuer quelques roupies.
— N’en faites rien, me dirent d’un commun accord Katchi
et le docteur. Ces gaillards sont comme les deux doigts de
la main avec les bandes de dacoïts ; ceux-ci apprendront
bientôt que nous avons de l’argent, et nous serons en
grand danger d’être attaqués la nuit.
J’insistai pour leur faire un présent.
— Non, monsieur, s’écria Katchi, effrayé. Ne le faites pas,
ou nous ne verrons plus la fin de nos malheurs. Si vous
leur donnez quatre annas, ce sera bien assez.
Le pays sacré des lamas
54
En conséquence, cette grosse somme fut déposée dans la main
tendue de l’officier. Pour montrer sa satisfaction, il tira sa langue de
toute sa longueur, agitant les deux mains de p.026 mon côté, et
s’inclinant gauchement en même temps. Il avait auparavant ôté son
bonnet de fourrure et l’avait jeté à terre. Tout cela pour un cadeau
de moins de huit sous.
Pendant ce temps, les nuages s’étaient dispersés du côté du
nord, et le mont neigeux de Kelas se dressait majestueusement
devant nous. Ressemblant assez bien au toit gracieux d’un temple,
le Kelas s’élève au-dessus d’une longue chaîne de montagnes
blanches et contraste, par l’éclatante beauté de ses teintes, avec la
couleur de sienne des montagnes moins élevées. Le Kelas est
d’environ 600 mètres plus haut que les autres pics de la chaîne du
Gangri ; les corniches bien marquées des terrasses montrent ses
stratifications, et sont couvertes de couches horizontales de neige
qui ressortent, en teintes brillantes, sur le fond sombre des rocs,
usés par la glace. Les Thibétains, les Népalais, les Chokas, les
Houmlis, les Djoumlis, les Hindous ont tous une grande vénération
pour cette montagne, dans laquelle ils voient la demeure des dieux
bienfaisants, spécialement de Siva. D’après les Hindous, la corniche
qui s’étend à sa base est la marque laissée par les cordes dont les
diables (Rakas) se sont servis pour enlever le trône de Siva.
Mes hommes, la tête découverte, le visage tourné vers le pic
sacré, murmuraient des prières. Les mains jointes, élevées
lentement jusqu’au niveau du front, ils priaient avec ferveur et
tombaient à genoux, la tête baissée vers la terre. Mon domestique,
le brigand, me dit à l’oreille que je ferais bien de me joindre à cet
acte de dévotion, afin de me conserver la faveur des dieux. Pour lui
complaire, je saluai la montagne avec le plus grand respect, et,
faisant ce que je voyais faire aux autres, je mis une pierre blanche
sur un des très nombreux chokdens ou obos (piliers de pierre)
élevés en cet endroit par les dévots.
Nous établîmes notre camp sur le bord d’une grande plaine
Le pays sacré des lamas
55
alluviale qui, selon toute apparence, devait avoir été l’ancien lit d’un
lac. Je pouvais facilement voir avec ma lunette, au pied d’une petite
colline, l’ancien camp de Karko. Il y avait là beaucoup de tentes,
mais mes hommes parurent rassurés lorsque nous pûmes conclure,
de leur forme et de leur couleur, que c’étaient celles des Djokaris
de Nilam, qui viennent là commercer avec les Thibétains. Au delà
de Karko resplendissait une nappe d’eau brillante, le lac de
Gyanema, et, plus loin, quelques chaînes relativement basses. Dans
le lointain se dressaient encore d’autres pics neigeux.
Le lendemain nous traversâmes la grande plaine alluviale, puis
une petite vallée. Pendant notre marche, nous rencontrâmes de
nombreux troupeaux de kiangs (chevaux sauvages), dont quelques-
uns s’approchèrent à nous toucher. Par leurs formes et leurs
mouvements, ils ressemblaient à des zèbres, mais leurs robes
étaient, pour la plupart, d’un brun clair. Les indigènes croient que
leur approche est très dangereuse ; leur apparence de douceur est
souvent trompeuse : elle leur permet de venir tout près du
voyageur, qui n’y prend garde, et dans un bond soudain, de le
saisir par le ventre et de lui faire, avec leurs mâchoires puissantes,
une horrible blessure.
Après avoir franchi une petite chaîne, nous trouvâmes, au pied
de l’autre versant, une plaine herbeuse au nord de laquelle était
une nappe d’eau. Au nord de ce lac se dressait, sur la colline du
Gyanema Khar, un fort de construction primitive, en forme de tour,
supportant un mât où flottaient deux chiffons blancs très sales, qui
n’étaient pas des drapeaux thibétains. Au pied de la colline se
trouvaient deux ou trois grandes tentes noires et un petit abri en
pierre. Sur l’herbe paissaient des centaines de yaks, noirs, blancs et
bruns.
Nous étions à peine arrivés au sommet du col qu’un gong
résonna puissamment dans le fort et qu’un coup de feu retentit ;
des soldats apparurent, courant çà et là avec leurs fusils à mèche ;
il démolirent une des tentes noires et l’emportèrent rapidement au
Le pays sacré des lamas
56
dedans du fort, où la plus grande partie de la p.027 garnison entra
avec un empressement qui tenait de la panique. Lorsque, au bout
d’un instant, ils se furent convaincus que nous n’avions pas de
mauvaises intentions, quelques officiers thibétains, un magboun
(général) à leur tête, suivis de leurs hommes, vinrent en tremblant
à notre rencontre ; de notre côté, le docteur alla converser avec
eux. On parlementa pendant une heure, sans aboutir à rien. Les
Thibétains assuraient que sous aucun prétexte ils ne pouvaient
permettre à quelqu’un venant de l’Inde d’entrer dans le Thibet, qu’il
fût indigène ou sahib.
Nous répondîmes que nous ne leur voulions aucun mal, que
nous étions des pèlerins allant à quelques milles plus loin, au lac
sacré de Mansarouar, et qu’ayant fait beaucoup de dépenses et pris
beaucoup de peine, nous ne pouvions revenir en arrière, étant si
près du but.
Pendant ce colloque, le docteur et moi nous avions été assis en
avant ; tout près de nous se tenaient Chanden Sing, le brahmane et
les deux chrétiens. Les porteurs étaient derrière. Je me retournai,
pour les regarder, quand le magboun fut parti, et je vis un
spectacle lamentable : ils pleuraient tous piteusement, chacun
d’eux cachant sa tête dans ses mains. Si sérieuse que fût la
situation, je ne pus m’empêcher de rire.
Quand la nuit tomba, une garde thibétaine fut placée autour de
notre camp, à petite distance. Elle paraissait méditer une attaque
avec l’assistance de quelques-uns de nos porteurs qui faisaient
visiblement mine de nous trahir. Aussi le docteur et moi montâmes-
nous tour à tour la garde devant la tente, pour déjouer toute
velléité d’attaque.
Le lendemain, des sons de clochettes nous éveillèrent dès le
matin. En regardant hors de ma tente, j’aperçus une longue file de
chevaux de bât pesamment chargés, escortés par un certain
nombre de soldats à cheval. Cela nous faisait prévoir l’arrivée de
quelque haut fonctionnaire. Les cavaliers ne tardèrent pas à
Le pays sacré des lamas
57
s’approcher de notre tente et descendirent de leurs montures au
pied du fort de Gyanema. D’autres soldats et des messagers
arrivaient en même temps de toutes les directions. Voyant que le
chef d’une de ces bandes était reçu avec force salaams, je conclus
que ce devait être un puissant personnage.
C’était en effet, comme nous ne tardâmes pas à l’apprendre, le
Barca Tarjum, un potentat d’un rang égal à un souverain féodal. Il
nous fit dire qu’il désirait nous voir. Nous lui fîmes répondre que
nous déjeunions p.028 et que nous le ferions appeler quand nous
désirerions nous entretenir avec lui. Notre expérience nous avait
déjà appris qu’il est bon de traiter les fonctionnaires comme des
inférieurs.
Donc, à onze heures, nous envoyâmes un messager au fort pour
dire qu’il nous plaisait de recevoir le Tarjum. Il arriva
immédiatement avec une suite nombreuse ; c’était un personnage
d’aspect curieux, vêtu d’un long vêtement en soie verte, de forme
chinoise, avec de grandes manches retroussées, montrant ses bras
jusqu’au coude. Il était coiffé d’une toque comme en portent les
fonctionnaires chinois, et chaussé de longues et lourdes bottes,
avec des clous aux semelles. Son visage, long, pâle, anguleux, était
singulier ; son regard plein d’impertinence ; ses traits efféminés
semblaient indiquer des habitudes dissolues. Ses longs cheveux
tombaient en boucles désordonnées sur ses épaules ; à son oreille
gauche pendait un anneau de grande dimension, orné de malachite.
De ses doigts nerveux il tenait un petit rouleau de fabrication
thibétaine, dont il se servait, avec ses mains, en guise de mouchoir,
pour se frotter le nez chaque fois qu’il était à court d’une réponse. Il
était, ainsi que ses hommes, prodigue de révérences, et nous
pûmes voir, comme à l’ordinaire, un grand étalage de langues. Je
remarquai qu’elles étaient d’une teinte blanchâtre et maladive ; la
cause en est l’excessive consommation de thé, qui nuit à la
digestion et qui desquame la langue.
Nous avions des coussins devant notre tente principale ; le
Le pays sacré des lamas
58
docteur et moi nous nous assîmes sur l’un d’eux, en priant le
Tarjum de s’asseoir sur l’autre. Les gens de sa suite s’accroupirent
autour de lui. On sait qu’au Thibet, si l’on est « quelqu’un » et si
l’on désire faire connaître son importance, on doit avoir un
parapluie étendu sur sa tête. Le docteur, toujours prévoyant, en
avait heureusement deux en sa possession, et deux de nos
hommes les tinrent sur nos têtes. Quand au Tarjum lui-même, il
était ombragé par un parasol de dimensions colossales, que tenait
son secrétaire.
Le Tarjum fit entendre d’extravagantes protestations d’amitié.
Mais je fus bientôt convaincu, en observant attentivement son
visage, que ses paroles n’étaient pas sincères et qu’il ne faudrait
pas se fier à lui. Il ne nous regardait jamais en face, sottement
affecté.
Après de longs discours, de gauches compliments, de tendres
questions sur tous les parents auxquels il pouvait penser, des
phrases paraboliques, sonores, mais dépourvues de sens, des
frottements de nez répétés, p.029 des toux bruyantes survenant fort
à propos pour empêcher de répondre à une question
embarrassante, nous finîmes par reprendre nos négociations de la
veille. Nous discutâmes pendant des heures. Nous demandâmes la
permission de continuer notre route. Ils ne savaient pas s’ils nous
laisseraient passer. Pour simplifier les choses et hâter leur décision,
le docteur leur demanda d’autoriser huit d’entre nous à se rendre
au lac Mansarouar. Lui-même offrait de demeurer à Gyanema avec
le reste de l’expédition, comme garantie de notre bonne foi. Ils
rejetèrent même cette offre, non pas directement, mais avec des
excuses et des atermoiements hypocrites. Ils pensaient que nous
ne trouverions pas notre chemin et que, à supposer que nous le
trouvions, il serait trop rude et le climat trop rigoureux, que les
brigands pourraient nous attaquer, etc. Tout cela était fort
désagréable, et je pouvais prévoir une attitude encore plus hostile.
Je voulus en avoir le cœur net.
Le pays sacré des lamas
59
Comme je tenais encore mon fusil chargé sur mon épaule, j’en
tournai le canon contre le Tarjum et je laissai à dessein ma main
glisser sur la gâchette. Le Tarjum commença alors à s’agiter et
donna des signes d’une vive terreur. Ses yeux, fixés jusqu’alors sur
le sol, devinrent incertains, puis se posèrent, avec une expression
de détresse, sur la bouche de mon fusil. En même temps il essayait
de détourner la tête à droite et à gauche, mais mon fusil suivait
tous ses mouvements. Le pauvre diable devint alors tout à fait
humble, et se déclara prêt à nous servir de toutes les façons.
— Je vois que vous êtes de braves de gens, dit-il d’une
voix éteinte, accompagnée d’une profonde inclination. Je
ne puis pas, comme je le voudrais, vous donner
officiellement mon autorisation de faire votre voyage,
mais vous pouvez partir, si vous le désirez. Je n’en puis
dire davantage. Huit d’entre vous pourront aller au lac
sacré de Mansarouar. Les autres resteront ici.
Mais avant de nous communiquer sa décision finale, il nous dit
qu’il préférait avoir une autre consultation avec ses officiers. Ce à
quoi nous consentîmes. Puis, après avoir visité notre tente, le
Tarjum se retira.
Dans l’après-midi, il nous envoya un messager pour nous dire
que, « puisque nous avions été si aimables avec lui et sa suite, il
nous regardait comme ses amis personnels ; que, puisque nous
étions si désireux de visiter le lac de Mansarouar et le grand mont
Kelas, et que nous avions fait de grandes dépenses en surmontant
de grandes difficultés pour venir si loin, il était d’accord pour que
huit d’entre nous allassent à ces lieux sacrés. Il lui était impossible
de donner son consentement officiel, mais il répétait que nous
pourrions aller de l’avant si nous le désirions. »
Je fus naturellement enchanté.
Le même soir, un traître s’échappa de la tente dans laquelle
dormaient mes hommes, et rendit visite au Tarjum. Il lui dit, sans
Le pays sacré des lamas
60
aucun doute, que je n’étais ni le frère du docteur, ni un pèlerin
hindou. Il révéla que j’étais un sahib et que je voulais me rendre à
Lhassa. D’après ce que j’ouïs dire plus tard, le Tarjum ne crut pas
tout à fait à ces révélations ; mais de nouveaux doutes s’élevant
dans son esprit, il nous envoya un message pendant la nuit pour
nous supplier de reprendre le chemin par où nous étions venus.
« S’il y a réellement, ajoutait-il, dans votre expédition un sahib que
vous m’ayez caché, et si je vous laisse aller, j’aurai la tête coupée
par les gens de Lhassa. Vous êtes mes amis, et vous ne souffrirez
pas cela. »
— Dis au Tarjum, répondis-je au messager, qu’il est mon
ami et que je le traiterai comme un ami.
Le matin, nous trouvâmes trente cavaliers en armes postés à
quelques cents mètres de notre camp. Il était p.030 dangereux de
poursuivre notre route, et je sentis la nécessité d’une nouvelle ruse.
Le docteur, Chanden Sing et moi, nous marchâmes, nos fusils en
main, au-devant des soldats glacés de surprise et d’effroi. Derrière
nous les coulis venaient en tremblant. Le magboun et les officiers
du Tarjum en pouvaient à peine croire leurs yeux. Les soldats
descendirent promptement de cheval et posèrent leurs armes pour
montrer leurs intentions pacifiques. Nous passâmes sans prendre
garde à eux. Le magboun courut après moi et me demanda de
m’arrêter un instant, puis il me fit un discours très élaboré que Dola
fut chargé d’interpréter. Il sortit des plis lâches de ses vêtements
une paire de bottines d’étoffe élégamment brodées et me les offrit
avec ces mots :
— Quoique votre visage soit brûlé du soleil et noirci,
quoique vous ayez mal aux yeux (je portais des lunettes à
verres fumés), vos traits me disent que vous êtes de
bonne famille, et vous devez être un haut officier dans
votre pays. Vos nobles sentiments nous prouvent que
vous ne voudriez pas que nous fussions punis à cause de
vous, et nos cœurs seraient réjouis si vous retourniez sur
Le pays sacré des lamas
61
vos pas. Laissez-moi vous offrir ces bottines pour
que vous n’ayez pas mal aux pieds dans votre long
et difficile voyage de retour au pays natal.
C’était poliment dit, quoique raisonné d’une façon
bizarre. Il n’était pas de mon intérêt de dissuader ce Thibétain.
J’acceptai donc le présent. Le magboun et sa garde s’inclinèrent
jusqu’à terre. Sans parlementer davantage, nous prîmes la direction
de l’ouest-nord-ouest, comme si nous avions résolu de quitter le pays.
Nous atteignîmes le sommet de la montagne, et, tandis que mes
hommes passaient sur l’autre versant, j’observai les gens de
Gyanema avec ma lunette, dissimulé derrière une grosse pierre. A
peine le dernier de mes hommes avait-il disparu de l’autre côté du
col que les cavaliers thibétains sautèrent sur leurs selles et se
mirent à galoper sur nos traces. C’était bien ce que j’attendais.
Arrivé à la plaine, je repris ma lunette et j’observai la crête de la
colline d’où nous étions descendus : on pouvait voir environ trente
têtes surgir au-dessus des rochers. Les cavaliers étaient
évidemment descendus de cheval et surveillaient nos mouvements.
Quand nous eûmes fait un mille ou deux dans la plaine, notre
escorte fantôme franchit le col et descendit la montagne au grand
galop. J’ordonnai à mes hommes de s’arrêter ; ce que voyant, les
soldats s’arrêtèrent aussi. Je les observai avec ma lunette : ils
semblaient discuter. A la fin, cinq d’entre eux partirent vers le nord,
probablement pour garder la route dans cette direction ; trois
autres restèrent où ils étaient ; le reste de la troupe, comme saisi
de panique, remonta la montagne au galop et disparut.
Nous reprîmes notre marche : les trois cavaliers suivaient une
route qui était à un mille au sud de la nôtre, tout près du pied des
montagnes, et, se courbant très bas sur la tête de leurs cheveux, ils
se figuraient sans doute passer sans être vus. Voyant que nous nous
dirigions vers notre ancien camp de Lama Chokden, ils nous
dépassèrent. Quand nous fûmes à Lama Chokden, deux bergers
vinrent nous saluer, suivis bientôt d’un troisième ; ils nous dirent
Le pays sacré des lamas
62
qu’ils avaient faim, qu’ils étaient pauvres, et qu’ils nous demandaient
la permission de prendre les restes que nous jetterions.
— Certainement, leur répondis-je, mais veuillez ne rien
prendre d’autre.
Ces naïfs, s’imaginant que je ne les reconnaîtrais pas, avaient
laissé leurs montures au poste de Lama Chokden, et, déguisés en
bergers, ils s’efforçaient maintenant de se concilier nos bonnes
grâces, dans le dessein de découvrir nos mouvements et nos plans.
A chaque pas que nous faisions pour nous rapprocher de
l’Himalaya, je me sentais plus triste et découragé. Mes chances de
succès diminuaient chaque jour. Je ne pouvais pas compter sur la
loyauté de mes hommes.
Nous campâmes ce soir-là sur les bords d’une rivière rapide, le
Chirlangdou. Je pensais qu’il était p.031 possible, non toutefois sans
quelque difficulté, d’escalader les montagnes et d’essayer d’éviter
les espions et les gardes en allant, à travers la jungle, jusqu’au
Mansarouar. Je me décidai à risquer ce coup. Mais comme cela
ajoutait beaucoup au danger d’avoir avec soi une trentaine
d’hommes, je décidai de ne me faire accompagner que par quatre
ou cinq. Aller seul était impossible, à cause de la difficulté de
transporter assez de vivres ; sans cela, je l’eusse préféré. Même, je
résolus, s’il fallait en venir aux extrémités, de recourir à cette
solution, en comptant sur la chance d’obtenir des vivres des
Thibétains. Les charges furent donc préparées en vue d’un petit
nombre d’hommes. Je sacrifiai tous les articles de luxe, en fait de
vêtements, de nourriture ou de pharmacie, pour faire place aux
instruments scientifiques.
Le moment fixé pour ma fuite était 9 heures du soir. J’avais
persuadé à cinq de mes hommes de me suivre, en leur offrant une
belle récompense. Mais à l’heure dite, aucun d’eux n’apparut. J’allai
les chercher. L’un s’était fait volontairement mal au pied et se
portait invalide ; un autre se prétendait mourant ; les autres
Le pays sacré des lamas
63
refusèrent positivement de venir. Ils frissonnaient de peur et de
froid.
— Tue-nous, sahib, si tu veux, me disaient-ils, mais nous
ne te suivrons pas.
A 3 heures, toutes mes tentatives pour trouver au moins un
porteur avaient échoué. Il me fallait renoncer à l’idée de partir.
Encore une marche en arrière, vers le col par où nous étions
entrés dans le Thibet, puis nous dressâmes nos tentes au pied de la
passe de Loumpiya. A peine étaient-elles posées que le vent, qui
avait fait rage tout l’après-midi, décupla de violence, et bientôt la
neige se mit à tomber à gros flocons.
— Qu’allez-vous faire ? me demanda le docteur. Je crois
que vous devriez retourner à Garbyang, trouver d’autres
amis, et faire un nouveau départ.
— Non, docteur. Je mourrai plutôt que de continuer cette
retraite. J’aurai de meilleures chances si je voyage seul,
et je me suis résolu à partir cette nuit. Je suis sûr que je
pourrai trouver mon chemin sur la montagne.
— Non, non, cela est impossible ! s’écria le docteur, les
larmes aux yeux. C’est la mort pour qui tenterait pareille
chose.
Je lui répétai que j’étais absolument décidé, et je rentrai dans
ma tente, afin d’arranger à nouveau mon bagage et de le réduire à
sa plus simple expression.
Tandis que je faisais mes préparatifs, Katchi Ram entra, l’air
effrayé et perplexe, me demandant s’il était vrai que j’allais partir,
et s’offrant à me suivre.
— Non, Katchi, dis-je, tu souffrirais trop. Retourne vers
ton père et ta mère.
— Non, monsieur. Là où vous allez, j’irai. Les petits
hommes ne souffrent jamais. Et s’ils souffrent, ça ne fait
Le pays sacré des lamas
64
rien. Ce n’est que quand les grands hommes souffrent
que cela vaut la peine qu’on en parle.
La philosophie de Katchi me toucha. Je m’assurai bien qu’il disait
ce qu’il pensait, et je me décidai à le prendre. Ce fut une chance :
Katchi avait cinq amis intimes parmi les jeunes coulis chokas.
C’étaient tous des camarades du Rambang, et le soir, au camp, ils
chantaient souvent ensemble des chansons bizarres en l’honneur
des jeunes filles de leur cœur, qu’ils avaient laissées de l’autre côté
de l’Himalaya.
Katchi sortit dans un état d’excitation fiévreuse. Il revint au bout
de quelques minutes, me demandant combien je voulais de coulis,
et si cinq suffisaient.
— Oui, murmurai-je avec incrédulité.
p.033 Mon scepticisme reçut un choc lorsque Katchi revint, tout
bouillant, me déclarer, dans son anglais bizarre, qu’il avait trouvé
douze coulis prêts à partir le soir même.
Ma chance avait tourné. Quelques minutes après, mon porteur,
Chanden Sing, ignorant ce qui venait de se passer, entra dans ma
tente, en déclarant qu’il viendrait avec moi à Lhassa. C’était une
nouvelle recrue, courageuse et utile.
Son adhésion me valait par surcroît celle de Mansing le lépreux,
qui était de la même caste que lui, et qu’il persuada, au moyen de
promesses mêlées de coups par intervalles. Ces deux Hindous se
querellaient souvent, mais étaient au fond les meilleurs amis du
monde.
Le vent fit rage pendant la nuit. Notre camp était à 4.150 mètres ;
pour atteindre le sommet de la chaîne, comme j’en avais l’intention, il
fallait encore monter jusqu’à 4.600 mètres. Par ce temps, les
difficultés de l’ascension étaient naturellement décuplées ; mais pour
éluder la vigilance des Thibétains, nous ne pouvions trouver de
meilleures conditions qu’une nuit pareille. Nous convînmes avec le
docteur qu’il ramènerait à Garbyang tout le bagage que j’avais laissé,
Le pays sacré des lamas
65
et les hommes qui avaient refusé de me suivre. Pour donner le change
aux Thibétains et leur faire croire que nous étions avec lui, il devait
laisser nos tentes dressées pendant le jour.
Malgré les rigueurs du voyage qui nous attendait, nous ne
pouvions emporter d’autre tente que notre tente d’abri ; encore
étions-nous dans l’impossibilité de la dresser, au moins pour
quelque temps, de peur d’être découverts par les Thibétains. Nous
devions faire de longues étapes de nuit, nous tenant à l’ordinaire
sur le sommet des montagnes, au lieu de longer les vallées comme
les autres voyageurs. Nous ne devions nous livrer à de courts
sommeils que de jour, dans quelque endroit bien dissimulé ; enfin il
nous fallait renoncer, pour longtemps, à avoir du feu...
Nous pesâmes et discutâmes toutes ces choses avant de partir.
Nous savions aussi que, si nous étions attaqués par les Thibétains,
nous étions trop peu nombreux pour offrir une vigoureuse
résistance, et que nous pourrions, dès lors, nous considérer comme
perdus... En somme, on n’aurait pas donné grand-chose de ma vie
ni de celle de mes compagnons, lorsque nous quittâmes le « Camp
du Diable ».
A minuit, j’envoyai Chanden Sing et Katchi à la recherche de nos
hommes. Deux vinrent en tremblant dans la tente. Quant aux
autres, on ne pouvait les faire lever. J’allai les prendre, en personne,
et je les amenai, pleurant comme des enfants, l’un après l’autre à
leurs charges. Je découvris alors que j’avais fait une charge de trop ;
mais il n’y avait plus moyen de rien changer ; il me fallait un autre
homme, et sans délai. Après beaucoup de promesses et de menaces,
Bidjesing le Djohari se laissa convaincre.
Nous partîmes à deux heures du matin ; la tempête était dans
son plein, poussant les flocons de neige sur nos visages comme des
pointes aiguës ; le vent et le froid nous pénétraient jusqu’aux
moelles ; il semblait que les dieux donnassent libre cours à leur
colère contre cette petite troupe silencieuse, à demi gelée,
marchant à tâtons dans l’ouragan.
Le pays sacré des lamas
66
Le docteur m’accompagna pendant 200 mètres environ, ne
disant mot et le cœur gros. Au moment de nous séparer, il s’arrêta
pour me serrer la main, et d’une voix brisée me fit ses adieux.
— Les dangers de votre voyage, dit-il, sont si grands et si
nombreux que Dieu seul peut vous les faire surmonter.
Quand je pense au froid, à la faim, aux souffrances que
vous allez endurer, je ne puis que trembler pour vous. p.034
— Au revoir, docteur, lui dis-je, très ému.
— Au revoir, répéta-t-il, au...
Mais la voix lui manqua...
Nous échappons à la surveillance des Thibétains
Le voyage à Lhassa était enfin commencé, et tout à fait
sérieusement. En peu d’instants, nos oreilles, nos doigts, nos orteils
étaient à peu près gelés ; la neige tombante frappait sans merci
nos visages et nous faisait mal aux yeux. Nous avancions comme
autant d’aveugles, sans parole, épuisés, nous élevant lentement sur
la pente, et trouvant notre chemin avec nos pieds. Plus nous
montions, et plus le froid devenait vif, le vent perçant. Après
quelques minutes de marche, nous étions obligés de faire halte et
Le pays sacré des lamas
67
de nous asseoir, serrés les uns près des autres ; en outre,
l’atmosphère était si raréfiée, que nous pouvions à peine avancer
sous nos charges.
Tout à coup, nous entendîmes un sifflet, et comme des sons de
voix éloignées. Mes hommes se rapprochèrent de moi, en
murmurant :
— Dakous, Dakous, brigands, brigands,
puis se jetèrent à plat ventre sur la neige. Je chargeai mon fusil et
marchai en avant. Mais il était inutile de chercher à percer
l’obscurité. Je prêtai l’oreille. Encore un grêle sifflet ! Mes Chokas
étaient terrifiés. Le son semblait venir d’en face de nous. Nous
changeâmes légèrement de direction, montant lentement et
constamment, jusqu’à ce qu’au lever du soleil nous nous trouvâmes
près du sommet. Il neigeait encore très fortement. Un dernier effort
nous mena sur le plateau terminal de la montagne.
Là, nous nous sentîmes relativement en sûreté. Complètement
épuisés, nous déposâmes nos charges sur la neige, et nous nous
étendîmes en rang, serrés les uns contre les autres pour nous tenir
chaud, et empilant sur nous toutes nos couvertures.
Nous nous réveillâmes à une heure de l’après-midi, trempés
jusqu’à la peau, le soleil ayant fondu la p.035 couche de neige qui
nous recouvrait. Nous avions campé à 5.500 mètres. Le vent venait
du nord-est, tranchant comme un couteau. Nous en souffrîmes, non
seulement ce jour-là, mais tous les jours que nous passâmes au
Thibet. Il commence à souffler, très violent et très régulier, à une
heure de l’après-midi, et ce n’est qu’à huit heures du soir qu’il
tombe quelquefois et cesse peu à peu. Mais d’autres fois, et
fréquemment, il redouble au contraire de violence, et souffle avec
une véhémence terrible pendant toute la nuit.
Après une marche pénible de 9 kilomètres, nous arrivâmes à un
plateau situé au nord-est et au-dessus de celui que nous avions
quitté : l’altitude de notre nouveau camp était de 5.780 mètres.
Le pays sacré des lamas
68
Nous fûmes étonnés d’y voir quatre lacs, d’une étendue
considérable et tout près les uns des autres. Le soleil, perçant un
instant les nuages, brilla sur les sommets neigeux des montagnes
voisines, argentant l’eau des lacs, et faisant un magnifique tableau
d’une sauvagerie fascinante.
Mais la faim et l’épuisement nous empêchèrent de l’apprécier. A
peine eûmes-nous trouvé un endroit favorable pour une halte, que
mes hommes tombèrent, incapables d’avancer. J’étais très inquiet à
leur sujet, car il refusaient de prendre le moindre aliment froid,
certains que cela les ferait mourir. Je pus pourtant les persuader de
manger un peu de farine d’avoine et de sucre. Mais à peine eurent-
ils pris quelque nourriture mêlée à de l’eau froide, qu’ils furent
presque tous saisis de violentes douleurs d’estomac et en
souffrirent pendant la plus grande partie de la nuit.
Peu après le coucher du soleil, le froid devint intense. Il neigeait
encore très fort, nos vêtements et nos couvertures humides
gelaient. J’allumai une petite lampe à esprit-de-vin, autour de
laquelle nous nous assîmes. J’essayai en vain d’y faire bouillir un
peu de jus de viande concentré ; le feu s’éteignit, au moment
même où l’eau commençait à chauffer.
Nous nous serrâmes alors sous nos couvertures, essayant
vainement de dormir. Nous avions fait, avec nos bagages, une
muraille protectrice, et mes hommes s’étaient entièrement enfoncés
dans leur couverture ; quant à moi, il m’était absolument
impossible de me couvrir la tête comme eux, car cela me donnait
une impression de suffocation.
Durant la nuit, j’entendis mes hommes gémir, grogner, grincer
convulsivement des dents. Moi-même, je m’éveillai à plusieurs
reprises d’un pénible sommeil avec une vive impression de froid aux
oreilles, ainsi qu’aux yeux, mes cils étant couverts de glaçons.
Toutes les fois que j’essayais d’ouvrir les yeux, j’avais une sensation
p.036 douloureuse, comme si mes cils étaient déchirés, car la fente
des yeux se gelait, aussitôt que mes paupières étaient closes.
Le pays sacré des lamas
69
Le matin se leva enfin. La nuit avait semblé interminable.
J’appelai mes hommes. Ils furent difficiles à réveiller ; eux aussi
étaient ensevelis dans la neige.
Comme la veille, il se refusèrent à manger. Nous nous mîmes à
descendre dans la direction du nord-est, sur des pentes de débris et
de rocs aigus ; mais ayant, avec ma lunette, découvert dans la
vallée une tente et quelques moutons, je donnai l’ordre de
remonter sur le plateau et de reprendre la direction de l’est.
Nous redescendîmes au coucher du soleil, et nous traversâmes la
rivière sans grande difficulté. Nous trouvâmes une dépression bien
abritée ; j’y posai ma tente d’abri, à côté d’un étang de neige fondue.
Avec une ardeur bien naturelle, nous nous mîmes à recueillir, pour
faire notre feu, des plantes et des lichens ; chaque homme en apporta
plusieurs charges. Au bout d’un moment, trois bon feux flambaient
déjà ; non seulement nous pûmes préparer un dîner particulièrement
abondant, et noyer nos soucis passés dans un baquet de thé bouillant,
mais nous réussîmes encore à sécher nos vêtements et nos
couvertures. A l’exception d’une pincée de farine d’avoine, c’était le
premier repas solide que nous faisions depuis 48 heures ; pendant ces
deux jours, nous avions parcouru 32 kilomètres, chacun de nous
portant un poids de plus de soixante livres.
Nous étions à 5.030 mètres, ce qui semblait une très faible
altitude, après nos derniers campements. La réaction étant tout à
fait agréable, je reprenais de l’espoir en pensant à nos projets et à
la possibilité de les réaliser. D’un sentiment de découragement
profond, nous étions arrivés à une gaieté et à une satisfaction
relatives.
@
Le pays sacré des lamas
70
IV
@
Rencontre de brigands. — A bout de provisions. — Députation de Chokas à
Taklakot. — Nous vivons d’orties. — Retour des Chokas. — Conspiration de mes
hommes. — Soldats thibétains à notre recherche. — Le Tizé ou Kélas. — Le lac Bakstal. — Bandits thibétains. — Le lac Mansarouar. — Village et monastère de
Tucker. — Mes cinq Chokas m’abandonnent.
p.037 La vallée à l’origine de laquelle nous nous trouvions
s’allongeait vers l’est entre deux chaînes ; nous nous décidâmes à
la suivre, mais avec précaution, car nous courions le risque d’y
rencontrer des Thibétains, et spécialement des bandes de dacoïts
ou brigands, qui infestent cette partie de la province de Ngari
Khorsoum.
Nous n’avions pas fait un kilomètre que mes porteurs se jetèrent
à terre et revinrent vers moi en rampant sur leurs mains et leurs
genoux, en murmurant :
— Dakous, Dakous !
C’était trop tard ; nous avions été aperçus, et une troupe de
dacoïts, armés de fusils et d’épées, arrivaient rapidement vers
nous. Sachant par expérience que le pire parti à prendre était de
reculer, je m’avançai vers eux, avec mon mannlicher chargé,
Chanden Sing me suivant avec son martini-henry également
chargé, et mes Chokas accroupis à côté de moi avec leurs charges.
Nous criâmes aux Thibétains de s’arrêter, mais leur allure n’en fut
que plus rapide : il nous prenaient évidemment pour des
marchands chokas, et pensaient trouver en nous une proie facile.
Arrivés à petite distance, ils se séparèrent pour nous envelopper. Je
pris alors mon fusil et visai le chef ; Chanden Sing visa un autre
homme ; ces simples gestes suffirent à produire un changement à
vue : nos assaillants nous firent de comiques révérences et prirent
la fuite. Nous les poursuivîmes quelques instants, et, ayant gravi
une éminence, nous vîmes qu’ils avaient laissé derrière eux un
certain nombre de compagnons, avec quelques milliers de moutons,
Le pays sacré des lamas
71
leur dernier butin probablement. Quand l’ennemi eut disparu, nous
entrâmes dans la vallée. On pouvait voir, aux nombreux
emplacements de camps thibétains p.038 qui bordaient la rivière, que
Campement thibétain
nous avions atteint une région plus fréquentée. Une montée rapide
nous amena ensuite sur un plateau à pente douce de 5.000 mètres
environ d’altitude, sur la partie inférieure duquel courait le sentier
de Gyanema à Taklakot. C’était un endroit dangereux ; les
Thibétains devaient être avertis maintenant de notre fuite ; nous
pouvions en rencontrer, et même être découverts de très loin,
l’atmosphère étant particulièrement claire dans ce pays. Aussi, pour
complaire à mes hommes, décidai-je de descendre dans une des
nombreuses petites vallées qui découpent le plateau. Mais à peine
en avions-nous franchi le bord, que nous entendîmes un bruit qui
venait d’en bas, et que, nous étant approchés en rampant, nous
vîmes, à 150 mètres au-dessous de nous, un camp thibétain, avec
de nombreux yaks et chevaux broutant l’herbe tout autour. A l’aide
de ma lunette, je reconnus parmi les hommes quelques-unes de
nos connaissances de Gyanema.
Il nous fallait trouver un abri où nous cacher jusqu’à la nuit ;
Le pays sacré des lamas
72
nous descendîmes la rivière, puis nous remontâmes une gorge
étroite bordée de hautes parois de rocher ; en grimpant jusqu’à
celle de gauche, nous trouvâmes une petite plate-forme naturelle,
protégée par un gros bloc surplombant. C’était un abri suffisant.
Néanmoins, nous n’osâmes y dresser notre tente, et nous prîmes la
précaution d’enfouir notre bagage, pour n’en être pas embarrassés
dans le cas d’une surprise nocturne.
A ce moment même, je fis une terrible découverte : nous étions
au bout de nos provisions. J’avais ordonné d’en prendre pour dix
jours, et nous n’en avions plus que pour un seul et maigre repas. Le
docteur Wilson m’avait cependant assuré au départ que nos
charges avaient été bien préparées. Quelle incroyable négligence
avait donc pu se produire ? Ou, malgré leurs négations, était-il
possible que mes porteurs m’eussent volontairement trompé ?
On comprend que le coup fut terrible, après toutes les difficultés
et les fatigues que nous avions surmontées. Tous mes plans
semblaient déjoués : nous étions encore à trois ou quatre jours de
marche du lac Mansarouar, où je pensais devoir trouver des
provisions fraîches. Me fallait-il reculer, ou me laisser prendre par
les Thibétains, auxquels j’avais réussi à échapper ? Je passai là
quelques heures de profond abattement, et, glacé par le froid aigu
et par le vent, je me vis sur le point de perdre entièrement
courage. Plus je réfléchissais, plus je me creusais la cervelle pour
trouver de nouveaux moyens, plus aussi la situation me semblait
désespérée.
Soudain, j’eus l’idée d’un expédient qui semblait tenir du roman
plus que de la vie réelle, mais qui pouvait pourtant réussir : c’était
d’envoyer quatre de mes hommes, déguisés deux en marchands,
deux en mendiants, dans le fort de Taklakot, pour obtenir quelques
vivres de nos ennemis. Nous attendrions ici leur retour.
J’exposai mon plan à mes hommes, et quatre Chokas,
surmontant des frayeurs bien naturelles, s’offrirent pour cette
audacieuse entreprise. Découverts, c’était pour eux la mort,
Le pays sacré des lamas
73
précédée probablement de toutes sortes de tortures cruelles. Aussi,
bien qu’ils dussent par la suite me trahir, dois-je reconnaître le
courage et la fidélité dont ils firent preuve dans cette circonstance.
Nous passâmes une nuit sans sommeil : à l’aube, comme nous
avions faim, nous cueillîmes des orties, qui croissaient en
abondance près du camp, et, les ayant bouillies de différentes
façons, nous fîmes honneur à ce repas peu appétissant. Il ne nous
restait en tout que 4 livres de farine, 2 livres de riz, 2 livres de
satou ; nous donnâmes le tout à nos quatre Chokas, nous réservant
de recourir aux orties. Je donnai à nos envoyés toutes les
instructions nécessaires : ils p.039 devaient entrer un à un dans le
fort thibétain et acheter, ou demander, de petites quantités de
vivres. Quand un homme en aurait obtenu assez pour faire une
charge, il devait aussitôt reprendre la direction du camp ; les autres
imiteraient sa manœuvre avec toute la prudence possible, puis tous
les quatre devaient se réunir sur un point déterminé.
Ayant préparé leurs différents déguisements, ce qui fut long, les
quatre Chokas nous quittèrent, accompagnés de toutes sortes de
salutations, de vœux et de paroles d’encouragement.
Dans l’après-midi, étant allé reconnaître la route de Gyanema,
je vis encore une bande nombreuse de brigands qui poussaient
devant eux des milliers de yaks et de moutons. Jugeant alors que
notre camp n’était pas suffisamment à l’abri, je me mis, aidé de
mes hommes, à élever un retranchement autour de notre plate-
forme. Ce retranchement, qui se confondait avec le rocher, pouvait
à la fois nous dérober à la vue des Thibétains et nous servir de
défense en cas d’une attaque nocturne.
Nous passâmes là quatre jours interminables, nous nourrissant
d’orties, et n’ayant plus un grain de sel pour les assaisonner. J’étais
étendu tout le jour, scrutant avec ma lunette le long plateau qui
domine la rivière de Gakkon pour chercher à découvrir mes
compagnons. Mon cœur battait toutes les fois que j’apercevais des
hommes dans l’éloignement ; mais, après examen, je ne
Le pays sacré des lamas
74
reconnaissais jamais que des bandits, des contrebandiers nomades,
ou des voyageurs houmlis ou djoumlis, en route pour Gyanema et
Gartok.
Le matin, notre demeure fortifiée était assez confortable et
même très chaude. Au soleil le thermomètre montait jusqu’à 30°.
Mais vers une heure, un vent aigu se mettait à souffler du sud-est,
et nous refroidissait jusqu’aux os. Puis, sitôt le soleil couché, le
mercure tombait à 6°. Une nuit, le vent, accompagné d’une forte
chute de neige, fut si violent qu’il fit écrouler sur nous notre
rempart de pierres, et nous eûmes à le relever en toute hâte.
Le lendemain matin, nous étions en train de cueillir des orties
pour notre repas, lorsque nous entendîmes le tintement lointain de
clochettes de cheval. Nous éteignîmes les feux, et nous nous
hâtâmes de nous mettre à l’abri de nos retranchements, nous
armant, Chanden Sing et moi, de nos fusils. Il n’était que temps.
Une demi-douzaine de soldats, portant à l’épaule des fusils ornés de
drapeaux rouges, trottaient gaiement sur le versant de la
montagne, à quelques mètres devant nous. Evidemment ils me
cherchaient, à voir la manière dont ils regardaient partout ; mais,
heureusement, ils ne tournèrent pas une fois les yeux du côté où
nous étions.
Ils passèrent. Lorsqu’ils eurent disparu derrière le col, le son des
clochettes alla s’éteignant peu à peu. Sûrement c’étaient des
soldats envoyés par le Tarjum pour garder ce passage : ils
retournaient vers leur chef, assurés que le sahib ne se trouvait pas
dans cette partie du pays.
Un nouveau jour se passa, triste et sans fin, dans ce camp que
nous nommâmes « Camp de la Terreur », sans avoir aucune
nouvelle de nos messagers. Deux hommes s’offrirent alors à se
rendre à Kardam, un p.040 établissement thibétain situé à quelques
milles de distance, pour tâcher d’y trouver quelques vivres. Ils
revinrent tard dans la nuit, sans avoir rien obtenu, les Dogpas qu’ils
avaient rencontrés leur ayant déclaré qu’ils n’avaient pas assez de
Le pays sacré des lamas
75
provisions pour eux-mêmes. Ils leur avaient appris en même temps
que Lando Plenki — c’était le nom que les Thibétains m’avaient
donné — était entré dans le Thibet avec une grande armée, et
qu’une vive excitation régnait à ce sujet à Taklakot, et dans
d’autres endroits, d’autant plus vive que le sahib avait, disait-on, le
pouvoir extraordinaire de se rendre invisible, de marcher sur l’eau
en traversant les rivières, et de voler par-dessus les montagnes.
Trois jours se passèrent encore sans nouvelle. Enfin, dans la
troisième nuit, au moment où nous commencions à désespérer,
nous vîmes arriver nos quatre compagnons. Mais dans quel état !
Absolument épuisés, et semblant frappés de terreur. A grand’peine,
je leur arrachai le récit de leurs aventures. Ils avaient été fort
maltraités à Taklakot, et gardés en prison, jusqu’à ce que notre ami
Zeniram, le chef du village népalais de Chongour, se fût porté
caution pour eux, puis les eût aidés à s’évader, en enivrant leurs
gardes thibétains.
Ils m’apprirent ensuite qu’un millier de soldats avaient déjà été
envoyés à ma recherche, et que d’autres étaient encore attendus
de Lhassa et de Chigatzé. Ils avaient l’ordre de me capturer à tout
prix, malgré l’effroi que leur causaient mes pouvoirs surnaturels, et
de m’amener mort ou vivant au Djong Pen de Taklakot. On offrait
pour ma tête une récompense de 500 roupies.
A cette révélation, mes hommes me déclarèrent que le danger
était trop grand, et qu’ils voulaient s’en aller. Je me bornai à leur
répondre que je tirerais sur le premier qui tenterait de quitter le
camp. Et comme, grâce à nos messagers, auxquels je donnai une
bonne récompense, nous avions maintenant des provisions pour dix
jours, je leur déclarai que nous allions partir dès le lendemain.
Mes gens s’éloignèrent en grommelant, pour aller dormir plus
bas. Ils allumèrent un feu, s’assirent autour, et tinrent conseil à
demi-voix. J’écoutais attentivement, lorsque l’un d’eux ayant parlé
plus haut que les autres, dans la chaleur de la discussion, j’entendis
quelques mots qui me mirent sur mes gardes. Bien m’en prit, car
Le pays sacré des lamas
76
mes porteurs complotaient tout simplement de vendre ma tête et
de se partager l’argent.
Les hommes se rapprochèrent, parlant si bas que je ne pus plus
rien entendre. Puis chacun à son tour plaça ses mains l’une sur
l’autre le long d’un bâton, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à l’extrémité ;
c’est la façon compliquée qu’ont les Chokas de tirer au sort.
L’homme finalement désigné prit dans une des charges un grand
koukri, ou couteau gourkha, et le sortit de son fourreau. C’était la
minute psychologique de la conspiration. Tous regardaient du côté
de mon abri, prêtant l’oreille pour savoir si je dormais. Puis ils
s’étendirent et s’enroulèrent dans leurs couvertures, l’exécuteur
désigné restant seul assis près du feu, comme absorbé dans ses
pensées, et jetant de temps à autre un coup d’œil dans p.041 ma
direction. A la fin il se leva et étouffa le feu avec ses pieds. La nuit
était radieuse, et, aussitôt que la flamme rougeâtre eut disparu, les
étoiles scintillèrent comme des diamants dans le petit morceau de
ciel bleu visible au-dessus de ma tête. J’appuyai le canon de mon
fusil sur la muraille, les yeux fixés sur la forme noire au-dessous de
moi. Je vis l’homme se courber et faire en rampant les quelques
mètres qui le séparaient de moi, s’arrêtant pour écouter, chaque
fois qu’une pierre se détachait. Il n’était plus qu’à deux ou trois
mètres, et semblait hésiter. Je me reculai un peu, prêt à bondir sur
lui, et les yeux fixés sur la crête de la muraille ; mais j’attendis
ainsi quelque temps, car mon homme ne se pressait pas.
Je me levai alors lentement, le fusil à la main, et je me trouvai
face à face avec ce traître, de l’autre côté de la muraille. Sans
perdre de temps, je mis droit sur son visage la bouche de mon
mannlicher... Le Choka, épouvanté, laissant tomber son couteau, se
jeta à genoux pour implorer mon pardon. Je lui donnai un bon coup
de la crosse de mon fusil, et je l’envoyai à ses affaires. Il manquait
évidemment des qualités d’un bon assassin, mais je compris que je
devais dorénavant veiller sur ma propre sécurité.
Le matin, comme nous étions prêts à partir, ayant déterré la
Le pays sacré des lamas
77
plus grande partie de nos bagages, j’avertis mes porteurs que
j’avais découvert, à notre nord, un campement de Thibétains qu’il
nous fallait éviter. Nattou de Kouti, l’un de mes hommes, s’offrit
alors à nous conduire au lac Mansarouar. Nous prîmes le chemin de
la vallée. Les Chokas montraient la meilleure volonté du monde à
marcher ; cela me fit réfléchir, et je ne tardai pas à me convaincre
que l’homme de Kouti nous conduisait délibérément à l’endroit que
je tenais surtout à éviter. Je l’arrêtai aussitôt ; sur quoi les Chokas,
jetant leurs charges, cherchèrent à s’échapper ; mais nous les
empêchâmes, Chanden Sing et moi, et, si pénible que me fût la
chose, nous nous mîmes en devoir de les battre. Ils durent finir par
avouer qu’afin d’échapper eux-mêmes aux horreurs de la torture,
ils avaient comploté de me livrer à une troupe thibétaine.
En montant sur une éminence, je découvris que la route était
barrée par des soldats thibétains non seulement au nord, mais
encore à l’est et à l’ouest. Comme je me refusais absolument à
retourner vers le sud, il fallait donc en revenir aux marches de nuit.
Je tins une palabre avec mes hommes, qui semblaient enfin
résignés ; ils convinrent de m’accompagner jusqu’à la passe de
Maioum, sur la route de Lhassa, que nous estimions distante de
quinze à dix-huit étapes.
Notre première marche fut des plus pénibles ; la nuit était
sombre et orageuse ; nous avions à longer un précipice, au fond
duquel la rivière brillait d’un étrange éclat verdâtre, et nous
marchions sur un sol glissant, alternant avec des débris et des
pierres roulantes.
Nous arrivâmes à un col de 5.100 mètres d’altitude ; après l’avoir
franchi, il fallut nous arrêter. La tempête était calmée, les étoiles
brillaient d’un éclat extraordinaire, mais la température était
descendue à — 11 °, et comme nous n’avions pas de tente, il n’y
avait qu’une couverture entre le ciel et nous. Quand nous nous
levâmes le matin, le thermomètre était remonté à — 1°, mais nous
étions enveloppés d’un brouillard épais qui nous glaçait jusqu’aux os.
Le pays sacré des lamas
78
Après plusieurs nuits de marche, pendant lesquelles nous
franchîmes de nombreuses montagnes, nous p.042 arrivâmes enfin
en vue des deux lacs vers lesquels je me dirigeais, le La-Fan-Cho et
le Ma-Fan-Cho, ou plutôt les lacs Rakstal et Mansarouar, noms qui
sont plus communément usités par les Thibétains.
Au nord des lacs se dressait le magnifique Tizé, la montagne
sacrée de Kélas, dépassant de près de 600 mètres tous les autres
pics neigeux de la chaîne du Gangri, qui s’allonge en gros du nord-
ouest au sud-est. De l’endroit où nous étions, nous pouvions voir
plus distinctement que de Lama Chokden la bande circulaire qui est
à la base de la montagne et dont j’ai déjà parlé.
Le Tizé, le grand pic sacré, fascine les yeux par sa forme. Il
semble, je l’ai dit, le toit gigantesque d’un temple, mais à mon sens
il lui manque la grâce des courbes, qu’on se plaît à admirer dans le
Fousiyama du Japon, la montagne la plus artistiquement belle que
j’aie jamais vue. Le Tizé est anguleux, inconfortablement anguleux,
si l’on me permet cette expression ; malgré sa hauteur, les vives
couleurs de sa base, les masses de neige qui recouvrent ses
pentes, il me frappa comme étant essentiellement anti pittoresque,
au moins du point où je l’ai vu en entier. Il est vrai que ce caractère
se modifiait quand les nuages l’entouraient, atténuant la raideur de
ses formes. Alors, il est surtout beau au lever du soleil, quand l’une
de ses faces est colorée de rouge et de jaune, et que sa masse
rocheuse se dresse majestueusement sur un fond d’or brillant.
Avec ma lunette je pouvais clairement distinguer, spécialement
sur le côté de l’est, le défilé par lequel les adorateurs font le tour de
la base de la montagne. On m’a dit aussi que quelques pèlerins
accomplissent ce circuit sur la corniche neigeuse qui domine
immédiatement cette base, au-dessus de la bande sombre. Du côté
du sud-ouest on peut voir, au sommet d’un pic secondaire, un
gigantesque obo.
Le pèlerinage autour de Tizé dure généralement trois jours, mais
on peut l’accomplir en deux jours, et même, dans des circonstances
Le pays sacré des lamas
79
favorables, en un seul. Les pèlerins, en marchant, prononcent
d’ordinaire certaines prières, et font des sacrifices ; les plus
fanatiques accomplissent ce circuit à la manière des serpents, en
rampant sur le sol ; d’autres le font sur leurs mains, d’autres
encore en marchant à genoux ou à reculons, etc.
Le Tizé a 6.658 mètres d’altitude ; le Nandi Phou, qui s’élève à
l’ouest, n’en a que 3.080. Au nord-ouest, on voit d’autres sommets
dépassant 6.000 mètres.
Nous avions vu beaucoup de colonnes de fumée s’élever dans le
voisinage du lac Rakstal. Elles indiquaient des campements et nous
recommandaient la prudence. Aussi nous maintînmes-nous sur le
plateau en gardant la direction nord-est, au-dessus de la
magnifique nappe bleue du lac parsemé de jolies îles.
— Sahib, voyez-vous cette île ? s’écria l’homme de Kouti,
me montrant une roche nue émergeant des eaux du lac.
Là vit un lama ermite, un saint homme, tenu en grande
vénération par les Thibétains. Il se nourrit presque
uniquement de poissons, et, à l’occasion, d’œufs de
cygne. Ce n’est qu’en hiver, lorsque le lac est gelé, qu’on
peut lui apporter des provisions de tsamba. Car on n’a pas
de canots, au Rakstal, et il n’y a pas moyen de construire
des radeaux, puisqu’on n’a pas de bois. L’ermite dort dans
une caverne, mais il en sort généralement pour faire ses
prières à Bouddha.
J’ai pu m’assurer que l’arête séparant les lacs Rakstal et
Mansarouar est continue, et qu’il n’y a pas de communication
entre ces deux bassins. A l’exception d’une petite dépression en
son centre, l’arête a une hauteur constante de 600 mètres ; le
point le plus bas de la dépression est à 90 mètres. Les indigènes
que je pus interroger m’affirmèrent également que les deux lacs
ne communiquent en aucune façon, bien qu’ils aient pu p.044 le
faire à une époque très éloignée. Au moment de quitter les rives
du lac Rakstal, nous vîmes une bande de dacoïts à cheval
Le pays sacré des lamas
80
arriver sur nous au grand galop. Quand ils furent à environ 100
mètres, je m’avançai, avec mon fusil dans une main et mon
appareil photographique dans l’autre ; les ayant photographiés
au moment même où ils descendaient de cheval, je mis mon
fusil à l’épaule, je les visai, et je leur ordonnai de mettre bas les
armes.
Je crois qu’il eût été difficile de trouver des brigands plus
conciliants. En un clin d’œil ils jetèrent leurs fusils et leurs épées à
terre et tombèrent à genoux, prenant leurs bonnets dans leurs deux
mains, et tirant la langue en signe de salut et de soumission. Je ne
pus me dispenser de les photographier une seconde fois, dans cette
posture plutôt comique.
Entrevue de l’auteur et des brigands thibétains
Les dacoïts consentirent, après de longs marchandages, à nous
vendre deux yaks pour quarante roupies ; je leur achetai également des
bâts de yaks, du tsamba et du thé. Le total faisait cinquante roupies.
Nous nous séparâmes très bon amis, et je conclus qu’à l’avenir, au
Thibet, je me fierais plutôt à un bandit qu’à un fonctionnaire.
Le pays sacré des lamas
81
Mes deux yaks
Durant cette entrevue avec les Djogpas, j’avais observé leurs
costumes et leurs manières avec beaucoup d’intérêt. Leurs cos-
turnes surtout étaient très « représentatifs », car ils avaient une
grande variété de vêtements et de couvre-chefs. L’un d’eux portait
un manteau de couleur claire orné d’une peau de léopard, un autre
une grande robe de laine grise ressemblant à une robe de chambre,
serrée à la taille par une ceinture ou kamarband ; un troisième était
enveloppé dans une peau de mouton flottante, la laine tournée en
dedans.
Les Djogpas, comme la majorité des Thibétains, portent une
épée à la ceinture, et, que leur vêtement soit long ou court, il est
toujours bouffant à la taille, de façon qu’il puisse contenir les bols
nécessaires pour manger et pour boire (qu’on appelle les pukus),
une tabatière, quelques sacs d’argent, du tsamba, des briques de
thé. C’est à cause de tout cet assortiment d’objets divers portés sur
eux que les Thibétains font, à première vue, l’impression d’être très
gros.
Leurs variétés de coiffures sont innombrables. La plus
originale, adoptée surtout par les soldats et par les dacoïts, a la
Le pays sacré des lamas
82
forme d’une section de cône, avec d’un très
grand bord. Elle est faite entièrement de corde
p.045 tressée, comme les semelles de bottes.
Celles-ci sont particulièrement commodes et
bien faites. Tous les hommes, excepté les
lamas, qui se rasent entièrement la tête,
portent une queue de cheveux longue ou
courte et souvent ornée d’un morceau d’étoffe,
de pièces d’argent, de corail, de malachite.
Certains ont des boucles d’oreilles. Presque
tous ont suspendue au cou une petite boîte
d’amulettes, en cuivre ou en argent, contenant
une image de Bouddha. Jeune homme thibétain.
Dessin de l’auteur
Les Thibétains sont en général très superstitieux, et croient à
des charmes de toute espèce. Comme beaucoup de leurs autres
défauts, la superstition est naturellement le résultat de leur
ignorance. On peut dire que, sauf pour les hauts fonctionnaires et
les lamas, il n’y a pas d’éducation au Thibet. La population est
tenue dans une ignorance absolue. Peu de gens savent lire,
personne ne sait écrire, et les lamas prennent soin que ceux-là
seuls dont ils pourront se servir apprennent quelque chose.
L’honnêteté et l’honneur sont deux vertus presque inconnues au
Thibet, et quant à la véracité, tous les voyageurs peuvent témoigner
qu’il est impossible de l’obtenir d’un Thibétain. La cruauté est innée
chez ces gens-là, et le vice et le crime règnent partout.
Les femmes de ces Djogpas, quoique loin d’être belles, n’en
avaient pas moins un certain charme, provenant de leur
sauvagerie. Contrairement à la plupart des femmes thibétaines,
elles avaient de bonnes dents, et leur teint n’était pas très foncé,
beaucoup moins que n’eût pu le faire supposer l’onguent noir dont
elles se couvraient les joues, le nez et le front. Elles avaient toutes
des traits réguliers, et des yeux pleins d’expression.
Le pays sacré des lamas
83
Femme thibétaine.
Dessin de l’auteur
Ayant quitté les Djogpas, nous atteignîmes l’arête qui sépare les
deux lacs, et nous montâmes jusqu’à son sommet ; l’altitude en est
de 5.017 mètres.
De notre camp, nous pouvions voir, sur la rive orientale du lac
Mansarouar, à treize kilomètres environ de distance, le grand
Gomba ou lamaserie de Tucker. Je résolus d’aller, dans la nuit
même, y chercher des provisions, pour repartir immédiatement.
Avant de partir, je contemplai longuement le panorama merveilleux
des deux lacs que nous dominions. Le Rakstal, ou lac du Diable,
avec ses rives déchirées, ses hautes falaises, ses îles rocheuses,
ses longs promontoires, me paraissait beaucoup plus beau que son
voisin le lac Sacré, qui, d’après la tradition, sert de demeure à
Le pays sacré des lamas
84
Mahadeva et à tous les autres dieux ; quoique les eaux des deux
lacs soient également bleues et limpides, quoique chacun d’eux ait
pour fond la même magnifique chaîne de Gangri, le Mansarouar, la
création de Brahma dont il a pris le nom, n’est pas aussi
étrangement fascinant que son voisin. Ses rives sont plates ; la
plaine pierreuse et légèrement en pente qui les forme ne s’adosse
que 3 kilomètres plus loin à une chaîne de montagnes ; ce n’est
que du côté de l’arête de séparation que les bords en sont un peu
plus déchirés et escarpés.
Redescendant l’arête, nous longeâmes, sous des torrents de
pluie glacée, la rive sud du lac Mansarouar, traversant à gué ses
tributaires démesurément grossis par l’orage.
Femmes thibétaines
Après une marche d’une quinzaine de kilomètres, les
aboiements d’un chien nous annoncèrent, entre deux et trois
heures du matin, l’approche d’un village ; nous frappâmes à la
porte d’une cabane, si violemment qu’elle céda. Le propriétaire
Le pays sacré des lamas
85
nous prit d’abord pour des dacoïts ; il se calma en sentant un peu
d’argent dans sa main. Il nous dit cependant qu’il préférait nous
voir ailleurs, dans une hutte voisine, un serai ou asile pour pèlerins,
qui était vide. Nous ne fîmes point de difficulté à aller nous y
installer pour le reste de la nuit.
Enfants thibétains
A notre réveil, nous nous trouvâmes entourés de Thibétains,
hommes et femmes, qui nous offraient aimablement du poisson,
des étoffes, des bijoux tels que broches, anneaux,
boucles d’oreilles en cuivre ou en argent, ornés de
malachite, et des spécimens intéressants de poterie
indigène.
Des lamas se joignirent à la foule et vinrent me
demander de visiter la lamaserie et le temple ;
comme ils me prenaient pour un docteur hindou, ils
me dirent aussi qu’ils avaient beaucoup de malades
dans le village, et qu’ils comptaient sur mes bons
soins. Un médecin thibétain
p.046 En sortant avec eux, je pus enfin observer le
curieux village où nous étions. L’orage de la nuit
Le pays sacré des lamas
86
n’avait pas purifié le ciel, comme on aurait pu l’attendre. Des nuages
menaçants étaient encore suspendus sur nos têtes ; les eaux du lac
Sacré, légèrement agitées par le vent, venaient expirer sur la grève
avec un bruit caressant. Chanden Sing et Mansing, les deux Hindous,
ayant enlevé tous leurs vêtements à l’exception d’un doti, étaient
accroupis près du bord. Mes deux hommes, la tête tournée vers le
Kélas, paraissaient excités et priaient avec ferveur. Il se lavèrent à
plusieurs reprises dans l’eau du lac, et à la fin ils y plongèrent. Puis,
revenant tout frissonnants, ils prirent chacun dans leurs vêtements
une roupie d’argent, et la jetèrent au lac, en offrande à Mahadeva.
Enfin ils se rhabillèrent et vinrent me faire leurs salaams, en
déclarant qu’ils étaient maintenant heureux et purs.
— Siva, le plus grand des dieux, demeure dans les eaux du
Mansarouar ! s’exclama Chanden Sing dans un élan poétique.
Je me suis baigné dans ses eaux. J’ai bu de ses eaux. J’ai
salué le grand mont Kélas, dont la seule vue absout l’homme
de ses péchés ; maintenant, je pourrai aller au ciel.
— Je serai content si nous allons jusqu’à Lhassa,
grommela le sceptique Mansing, hors de la portée des
oreilles des Thibétains.
Chanden Sing, très versé dans les questions religieuses, me dit que
seuls les pèlerins hindous ayant perdu père et mère avaient le
devoir de se raser la tête en visitant le lac Mansarouar, comme un
sacrifice à Siva. S’ils appartenaient à une haute caste, la coutume
était qu’à leur retour au pays ils offrissent un banquet à tous les
brahmanes de leur ville. Un homme qui s’est baigné dans le
Mansarouar jouit d’une grande considération.
Le lac a environ 73 kilomètres de circonférence ; les pèlerins qui
veulent atteindre un état particulier de sainteté en font le tour à
pied, ce qui s’appelle un kora. Ce voyage demande, selon les
circonstances, de quatre à sept jours ; un tour absout les pèlerins
des péchés ordinaires ; deux tours font expier un meurtre ; trois
refont honnête et bon celui qui a tué père, mère, frère ou sœur. On
Le pays sacré des lamas
87
trouve des fanatiques qui font le tour du lac à genoux ; d’autres
l’accomplissent en se jetant le visage contre terre à chaque pas.
D’après la légende, le Mansarouar a été créé par Brahma, et
celui qui se baigne dans ses eaux a droit au paradis de Mahadeva :
quels que soient les crimes qu’il ait pu commettre, un plongeon
dans le lac sacré suffit pour purifier son âme en même temps que
son corps. Pour complaire à mes hommes, et, qui sait ? pour
m’attirer quelque chance, je jetai, moi aussi, un couple de pièces
d’or dans l’eau. Les ablutions terminées, je donnai l’ordre à
Chanden Sing de prendre son fusil, et de me suivre au Gomba. Les
lamas étaient si polis que le craignais quelque traîtrise de leur part.
Monastère de Tucker
Dessin de l’auteur
Aussitôt que j’eus franchi avec mon compagnon le seuil du
monastère, la grande porte se referma derrière p.047 nous. Nous
étions dans une cour spacieuse, sur trois côtés de laquelle
régnaient deux rangs de galeries, supportés par des colonnes.
C’était là le Lhaprang, ou la maison du lama, tandis que devant
nous s’élevait le Lha Kang, ou temple. A l’entrée étaient accroupis
deux lamas ayant devant eux des livres de prières et à la main un
rosaire et un moulin à prières. En nous voyant ils cessèrent leurs
dévotions et se mirent à battre du tambour, ce qui fit affluer les
lamas, jeunes et vieux, de tous les coins du monastère.
Le pays sacré des lamas
88
Tucker. — Entrée du temple
Dessin de l’auteur
A leur grande stupéfaction, j’entrai tranquillement dans le
temple en ayant ôté mes chaussures en signe de respect, et déposé
quelques pièces d’argent sur le tambour du lama accroupi à ma
droite. A la fin, le grand lama, ou supérieur du couvent, vint à moi,
s’inclinant très bas, plaçant ses pouces l’un sur l’autre, pour me
montrer combien il approuvait ma visite.
Tout le long des murailles du temple étaient dressées des
images représentant des divinités ou des héros bouddhistes
sanctifiés, les unes en bois, les autres en
métal. A leurs pieds était une longue tablette
sur laquelle, dans de brillants vases de
bronze, où voyait des oblations de tsamba,
de fruit sec, de tchoura, de froment et de riz,
offertes par les dévots de ces différents
saints.
Le plafond du temple était drapé d’une étoffe en laine rouge,
semblable à celles que portent les lamas eux-mêmes. Il en pendait
des centaines des bandes de soie, de laine, de coton, de toutes les
Le pays sacré des lamas
89
couleurs imaginables. Le toit était supporté par des colonnes en bois
formant un carré au milieu du temple, et réunies par des balustrades.
Dans une niche, creusée au centre du mur qui faisait face à l’entrée,
était l’image d’Ourghin ou Koundjouk-Chik, « Dieu seul », et devant
lui, sur une espèce d’autel couvert d’un tapis, des dons beaucoup plus
abondants que n’en avaient réuni les autres images.
Le lac Mansarouar avec le Tizé ou Kelas
Dessin de l’auteur
Le lama me dit que c’était là un Dieu excellent ; je m’inclinai donc
et je déposai une petite offrande dans une sébile à ma portée. Cet
acte de piété ou tout au moins de générosité parut beaucoup plaire
au lama, car il prit aussitôt une sainte amphore, pleine de liquide, et
me versa quelques gouttes de parfum dans les mains. Ce dieu au-
dessus de tous les dieux est l’incarnation de tous les saints, unis en
une sorte de trinité, le Koundjouk-Soum. Ce mot, traduit
littéralement, signifie : « les trois divinités ». D’après quelques-uns,
cette triade se rapporterait aux trois éléments, l’air, l’eau et le feu,
lesquels, pour les Thibétains, sont les symboles de la parole, de la
charité, et p.048 de la force ou de la vie. Comme chacun le sait, un
des commandements essentiels des bouddhistes est d’honorer son
père et sa mère ; une de leurs défenses est de faire tort en quoi que
ce soit à son prochain. D’après les préceptes contenus dans les
Le pays sacré des lamas
90
quelque huit cents volumes appelés les Kayars, les Thibétains croient
à un ciel (le Deva Tsambo), libéré de toutes les inquiétudes de
l’existence humaine, plein d’amour et de joie, gouverné par un dieu
infiniment bon, qui est aidé par d’innombrables disciples, les
Chanchoubs, lesquels passent leur vie à accomplir des œuvres
charitables chez les vivants. Ils croient aussi à un certain nombre de
places intermédiaires de bonheur ou de peine, et même à un enfer
où les âmes des pécheurs sont tourmentées par le feu et par le froid.
Gomba (monastère) près de Tucker Dessin de l’auteur
J’interrogeais encore le lama quand, comme éveillé à une
pensée soudaine, il saisit mes mains, écarta mes doigts et murmura
deux ou trois paroles de surprise. Son visage devint sérieux, même
solennel, et il se mit à me traiter avec une obséquiosité étrange ;
se précipitant hors du temple, il alla informer les autres lamas de sa
découverte : à leurs mots, à leurs gestes, je vis qu’ils étaient
ahuris. Quand je fus de nouveau dans la cour, chaque lama voulut
examiner mes mains. J’étais fort intrigué de ce changement
d’attitude ; mais je ne devais en apprendre la cause que quelques
semaines plus tard.
Sorti du monastère, je songeai immédiatement à me procurer
des provisions, car plusieurs habitants m’avaient assuré que j’en
trouverais autant que je voudrais. Quelle ne fut pas ma surprise
quand les Thibétains, après avoir compté mes hommes, me dirent
Le pays sacré des lamas
91
qu’ils n’avaient pas une once de vivres à nous donner !
La trahison était manifeste : je réprimandai durement mes
Chokas. Se voyant déjoués, ils se laissèrent aller de nouveau à un
accès de démoralisation. Je vis bien qu’il était inutile de les garder
de force avec moi, et je me décidai à les renvoyer. J’avais plus à
me défendre contre eux que contre les Thibétains.
Réfléchissant d’autre part aux dangers qu’ils avaient courus, aux
privations qu’ils avaient subies pour moi, j’ajoutai aux gages
convenus une récompense honnête ; ils convinrent, en échange, de
ramener en Inde une partie de mes bagages, consistant en
photographies, collections ethnologiques, etc. Notre expédition était
réduite maintenant à cinq personnes : Chanden Sing et Mansing me
restaient fidèles ; Bidjesing le Djohari et Nattou de Kouti
consentaient encore à m’accompagner jusqu’à la passe de Maioum.
Je réussis à grand’peine à acheter des provisions qui pouvaient
nous faire vivre cinq jours.
La séparation eut lieu à plus d’un kilomètre de Tucker, hors de la
vue des Thibétains. Les cinq Chokas nous quittèrent en jurant, par le
soleil et ce qu’ils avaient de plus sacré, qu’ils ne me trahiraient pas
auprès des Thibétains, qui jusqu’ici n’avaient pas soupçonné qui j’étais.
@
Brebis de bât
Le pays sacré des lamas
92
V
@
Un camp thibétain. — Métallurgie et sellerie. — Fuite des deux derniers
Chokas. — Rencontre d’un détachement de Thibétains. — Démonstrations d’amitié.
— Rupture. — Les deux yaks enlevés et repris. — Nouveaux soldats thibétains. — Surprise nocturne. — Nouveaux amis thibétains. — La passe de Maioum. — Dans
le bassin du Brahmapoutre.
p.049 Tout semblait présager un heureux voyage, lorsque, avec
les quatre compagnons qui me restaient, nous quittâmes le
monastère de Tucker et prîmes la direction du nord-est, en
longeant d’abord le lac Mansarouar, puis en traversant des chaînes
de montagnes dénudées. Après un jour sans incidents, nous
campâmes dans une plaine où l’on trouvait de l’herbe et de l’eau.
Le lendemain, au lever du soleil, je montai sur une éminence
pour obtenir une vue à vol d’oiseau de la région environnante,
trouver la route la plus facile à travers ce dédale de chaînes, et
reconnaître notamment la direction exacte d’une rivière qui se jetait
non loin de nous dans le lac Mansarouar.
Ayant vu ce que je désirais, je retournai au camp, et nous
partîmes dans la direction du sud-est. Après avoir franchi un col, nous
nous trouvâmes au pied d’une hauteur dont le sommet ressemblait à
une forteresse ; mais je ne tardai pas à voir, à l’aide de ma lunette,
que ce prétendu castel n’était qu’une œuvre de la nature.
Un peu plus loin, la vue de quelques tentes noires et d’un
troupeau de yaks et de moutons nous obligea à faire un détour ;
nous suivîmes la vallée d’un gros affluent de la rivière, jusqu’au
moment où je m’aperçus que nous allions trop au sud ; nous
remontâmes alors sur le plateau.
Nous y rencontrâmes deux Thibétaines conduisant des moutons,
et je réussis, non sans peine, à leur en acheter. Ces deux femmes
avaient des frondes à la main ; leur habileté à p.050 lancer des
pierres et à atteindre le but à une grande distance était vraiment
Le pays sacré des lamas
93
merveilleuse. Pour quelques annas, elles nous donnèrent une
représentation, atteignant tous les moutons qui leur étaient
indiqués, à 30 ou 40 mètres de distance.
Ces vagabondes personnes ne purent me donner aucun
renseignement sur le pays :
— Nous sommes des servantes, nous dirent-elles, nous ne
savons rien ; nous connaissons tous les moutons de notre
troupeau, et c’est tout, mais le seigneur de qui nous
sommes les esclaves est un homme instruit, il sait d’où
viennent les rivières, et connaît la route de tous les
Gombas. C’est un grand roi.
— Et où demeure-t-il ?
— Là, où vous voyez cette fumée qui monte au ciel.
L’endroit qu’elles nous montraient était éloigné de 3 kilomètres
environ. Je ne pus résister à la tentation d’aller visiter ce « grand
roi ». En approchant, nous découvrîmes un camp assez vaste de
tentes noires. Notre présence y causa beaucoup d’émotion, et nous
vîmes les hommes et les femmes sortir très excités de leurs tentes,
les premiers brandissant leurs fusils et leurs sabres, et tout le
monde criant : « Djogpas, Djogpas ! »
Fusils thibétains
Être pris pour des brigands, c’était là pour nous une sensation
toute nouvelle. Cet appareil guerrier formait d’ailleurs un saisissant
contraste avec les expressions terrifiées des Thibétains. Je
m’avançai avec Chanden Sing, je leur dis de mettre leurs sabres au
Le pays sacré des lamas
94
fourreau et de déposer leurs fusils. Ils obéirent aussitôt et nous
apportèrent des coussins pour nous asseoir. Leur frayeur
surmontée, ils se montrèrent très désireux de nous plaire. Mais
lorsque nous demandâmes des vivres, ils nous jurèrent qu’ils
n’avaient rien.
Sachant qu’ils mentaient, je leur déclarai tranquillement que je
resterais là jusqu’à ce qu’ils m’eussent apporté des provisions ; en
même temps, excellent moyen d’appuyer mon argumentation, je
montrai quelques pièces d’argent. Alors, lentement, et par tout
petits paquets, ils finirent par m’apporter les vingt livres de
provisions que je demandais. Aussitôt que je leur eus donné
l’argent, ils commencèrent à se quereller et ils en vinrent presque
aux coups. La rapacité et l’avarice sont les traits principaux du
caractère des Thibétains. Aucun d’eux, de quelque rang qu’il soit,
n’a honte de mendier de la façon la plus abjecte, pour la plus petite
pièce d’argent ; lorsqu’il vend et qu’il est payé, il implore toujours
une pièce de plus, par-dessus le marché.
Tous ces hommes offraient un aspect extrêmement pittoresque,
avec leurs longs cheveux tombant sur les épaules et leurs longues
queues ornées de morceaux d’étoffe rouge, de cercles d’ivoire et de
monnaie d’argent. Ils avaient presque tous le vêtement typique, muni
d’amples manches pendant largement au-dessous des mains, et
bouffant à la taille pour contenir les ustensiles divers dont j’ai parlé.
Dans ce camp-ci, comme dans d’autres, je fus frappé de
l’habileté des Thibétains à travailler le cuir ; ils le tannent et le
préparent eux-mêmes, lui donnant parfois une belle couleur rouge
ou verte, mais conservant d’ordinaire la teinte naturelle de la peau,
spécialement pour les ceintures, les poires à poudre, les étuis à
fusil, etc. Les peaux employées de préférence pour la tannerie sont
celles du yak, de l’antilope et du kiang.
Ils impriment parfois sur le cuir de simples ornements ; mais le
plus souvent ils y fixent, au moyen d’agrafes en fer incrustées
d’argent, des ornements de diverses couleurs en métal ou en cuir.
Le pays sacré des lamas
95
Peignes et briquet thibétains
Bourses, tasses, tabatières en corne
Couteaux
Le pays sacré des lamas
96
On trouve dans le pays de l’argent et du fer. Pour fondre ces métaux les
Thibétains emploient des creusets en terre ; leurs moules sont en argile.
Ils connaissent aussi le travail de l’incrustation, et l’on voit notamment
sur les fourreaux des sabres thibétains des ornementations, parmi
lesquelles prédominent les modèles de feuilles, les arabesques variées,
les motifs géométriques. L’art de tremper le métal est encore dans
l’enfance, aussi les lames thibétaines sont-elles en fer et non en acier.
Elles ont cependant un p.051 fil remarquable, mais
il leur manque l’élasticité des lames d’acier. Les
selles, quoique peu confortables, sont adroitement
faites. Elles sont en bois solide, avec un rebord de
fer forgé, souvent incrusté d’argent ou d’or, qui se
relève très haut, en avant et en arrière, comme
dans une selle mexicaine. Les selles de bât pour
les yaks sont faites grossièrement d’après le
même principe.
Charpentier thibétain. Dessin de l’auteur
Nous nous remîmes en route avant la nuit, poussant devant
nous nos deux yaks et notre mouton ; il eût été imprudent de
camper près des Thibétains. Nous fîmes donc halte dans un repli de
terrain où nous étions un peu à l’abri du vent, qui soufflait avec
force ; mais avec la nuit vint une grosse pluie qui transforma en
étang la dépression où nous nous trouvions et nous obligea à
replier notre tente et à grelotter dans nos couvertures.
Le lendemain matin, la pluie tombait de plus belle. Nous
partîmes en suivant la rive droite d’une large rivière, entre deux
hautes montagnes neigeuses.
Vers le soir, nous fîmes halte, absolument épuisés, au pied d’un
énorme rocher ; sur une de ses faces un lama avait patiemment
sculpté en gigantesques caractères l’éternelle inscription : Omme
moni padme houm. La gorge était très étroite à cet endroit. Nous
réussîmes à trouver un coin sec sous un large bloc, mais, comme il
n’y avait pas assez de place pour nous cinq, les deux Chokas
Le pays sacré des lamas
97
allèrent s’installer sous un autre rocher, à quelque distance. Il n’y
avait là rien que de naturel et je ne pouvais prévoir aucun danger ;
Inscription gigantesque sur un rocher
Dessin de l’auteur
je portais moi-même les armes et les instruments scientifiques,
tandis que les Chokas avaient sous leur rocher les sacs contenant
toutes nos provisions, à l’exception des conserves de viandes.
Sous la pluie Dessin de l’auteur
Le pays sacré des lamas
98
La pluie tomba, le vent hurla toute la nuit, et, comme la veille, il
nous fut impossible d’allumer le moindre feu. Le thermomètre ne
descendit pas au-dessous de + 2° ; mais, trempés comme nous
l’étions, le froid nous semblait intense. Nous étions si gelés que
nous ne pûmes nous décider à manger, et, nous recroquevillant
dans le petit endroit sec que nous avions à notre disposition, nous
tombâmes bientôt dans un profond sommeil. Je n’avais jamais
encore si bien dormi au Thibet ; il faisait donc grand jour quand je
me réveillai. Ce fut pour constater la disparition de mes deux
Chokas, Nattou de Kouti et Bidjesing le Djohari, qui s’en étaient
allés avec leurs charges. Je découvris leurs traces à demi effacées,
dans la direction d’où nous étions venus la nuit précédente. Les
coquins s’étaient enfuis ; il n’y aurait eu là que demi-mal, s’ils
n’avaient emporté presque toutes nos provisions et quantité de
bonnes cordes, de courroies et d’autres objets dont nous avions
besoin constamment, et qu’il nous était absolument impossible de
remplacer.
Ainsi, de trente domestiques choisis qui étaient partis avec nous,
vingt-huit m’avaient abandonné, et il n’en restait que deux, le fidèle
Chanden Sing et Mansing le lépreux.
Le temps était toujours horrible ; nous n’avions ni nourriture ni
combustible. Je proposai à mes deux compagnons de s’en aller, eux
aussi ; je leur montrai les dangers qu’il y avait à m’accompagner
plus loin, mais ils refusèrent absolument de me quitter.
— Sahib, me dirent-ils, nous ne sommes pas des Chokas.
Si vous mourez, nous mourrons avec vous. Nous ne
craignons pas la mort. Nous sommes tristes de vous voir
souffrir, sahib, mais pour nous qu’est-ce que cela fait ?
Nous ne sommes que de pauvres gens. Cela n’a donc pas
d’importance.
La fuite de ces deux hommes aurait dû, semble-t-il, me
décourager tout à fait ; je n’en fus, au contraire, que plus
déterminé à poursuivre mes projets.
Le pays sacré des lamas
99
Yak chargé
Ce n’était pas une petite affaire
que d’avoir à courir moi-même
pour ramener les yaks, qui s’en
étaient allés en quête d’herbe, de
sangler les bâts sur leurs dos, et
d’y placer les lourdes caisses en
étain contenant nos instruments
scientifiques et nos plaques photographiques. Cela était d’autant
plus difficile, étant donné l’agitation des yaks, que nous avions
perdu nos meilleures cordes et courroies. Avec mille précautions,
p.052 je réussis enfin à attacher nos caisses, et j’allais me relever,
lorsqu’un terrible coup de corne de la bête m’atteignit à la tête, à
un pouce derrière l’oreille, et m’envoya rouler tout de mon long par
terre. Je restai quelques instants sans connaissance, et pendant
plusieurs jours, j’eus la nuque enflée et douloureuse.
Nous continuâmes à suivre la rive droite de la rivière, entre les
collines rougeâtres et de lointaines montagnes neigeuses que nous
entrevoyions par instants au nord-ouest et à l’est-sud-est, lorsque la
pluie cessait un instant de tomber. Nous avancions péniblement,
enfonçant à chaque pas dans la boue, lorsque, vers le soir, nous
découvrîmes un parti d’environ 150 soldats chevauchant à notre
poursuite. Nous dérobant à leur vue, nous changeâmes aussitôt de
direction, et nous grimpâmes rapidement au sommet de la chaîne de
collines. Pensant, évidemment, que nous avions continué le long de
la rivière, ils dépassèrent l’endroit où nous avions quitté le sentier,
sans remarquer les traces de nos pas sur le versant. Bientôt le bruit
des clochettes des chevaux se perdit dans le lointain.
Nous restâmes campés là toute la nuit, à 5.100 mètres
d’altitude, prêts à fuir à la première alerte. Je veillai le fusil en
main, jusqu’au matin. La pluie avait cessé ; mais nous étions
enveloppés d’un brouillard humide qui nous glaçait. Epuisé, je
demandai à Chanden Sing de me remplacer, et je tâchai de dormir
quelques instants.
Le pays sacré des lamas
100
Mais je fus bientôt réveillé par mon porteur.
— Vite, vite, votre fusil ! me dit-il à demi-voix. Entendez-
vous le son des clochettes ?
On l’entendait, en effet, distinctement. Nos ennemis
approchaient, évidemment en nombre, et il n’y avait pas de temps
à perdre. Réussir à nous évader semblait impossible. Je me décidai
donc à aller plutôt à la rencontre des cavaliers. Chanden Sing et
moi avions nos fusils, Mansing son koukri gourkha, et nous
attendîmes leur arrivée. Alors sortit du brouillard une longue
procession de formes grises semblables à des fantômes, chacune
d’elles conduisant un cheval. L’avant-garde s’arrêtait de temps en
temps pour examiner le sol ; les soldats avaient, en effet,
découvert notre piste, en partie effacée par la pluie, et ils la
suivaient. Quand ils nous virent enfin au sommet de la colline, ils
s’arrêtèrent. Ils étaient visiblement émus, et se consultèrent, très
animés ; quelques-uns prirent leurs fusils à la main, d’autres
tirèrent leurs sabres, tandis qu’assis sur un rocher au-dessous
d’eux, nous les regardions avec une profonde attention.
Après quelques hésitations, quatre officiers nous firent
comprendre qu’ils désiraient s’approcher :
— Vous êtes un grand roi, cria l’un deux le plus haut qu’il
put, et nous désirons déposer ces présents à vos pieds.
En disant cela, il montrait quelques petits sacs, que portaient
ses trois compagnons.
Je me sentais fort peu royal, après la détestable nuit que nous
venions de passer. Je déclarai néanmoins que les quatre hommes
pouvaient s’approcher, à condition que les autres se retirassent sur
un point éloigné d’environ 200 mètres ; c’est ce qu’ils firent aussitôt,
déposant leurs fusils de la façon la plus humble, et remettant leurs
sabres au fourreau. Puis les quatre officiers vinrent à nous ; lorsqu’ils
furent tout près, ils jetèrent leurs sacs à terre et les ouvrirent pour
nous en montrer le contenu. Il y avait là du tsamba, de la farine, du
Le pays sacré des lamas
101
tchoura (espèce de fromage), du gouram (pâte douce) du beurre,
des fruits secs. Les officiers eux-mêmes se répandirent en
manifestations de politesse. Ils se donnèrent comme les
subordonnés du Tarjum de Tokchim, qui les avait envoyés pour
s’enquérir de ma santé, et pour me montrer qu’il était mon meilleur
ami. Il me priait d’accepter ces vivres, connaissant bien les difficultés
d’un voyage à travers un pays inhospitalier. En même temps, les
envoyés me présentaient un kata, ou « écharpe d’amour et
d’amitié », un long ruban de gaze de soie mince, dont les extrémités
étaient p.053 découpées en franges. Au Thibet, ces katas
accompagnent n’importe quel présent. Les grands lamas en vendent
aux dévots ou en offrent à ceux qui laissent un don suffisant après
avoir visité une lamaserie ou un temple. Si l’on envoie un message
verbal à un ami, on y joint un kata, et entre fonctionnaires ou lamas,
on glisse même dans les lettres de petits morceaux de cette gaze de
soie. Ne pas offrir de kata à un visiteur qu’on veut honorer est
envisagé comme un manque de savoir-vivre.
Le Tarjum, ou gouverneur de Tokchim
Dessin de l’auteur
Le pays sacré des lamas
102
Je m’empressai d’exprimer ma reconnaissance envers le Tarjum,
et je remis à ses envoyés une somme en argent qui représentait
trois fois la valeur des objets qu’il m’offrait. Après quoi nous nous
mîmes à causer fort agréablement. Mais, à mon grand ennui, le
pauvre Mansing, hors de lui à la vue de tant de vivres, ne put
résister plus longtemps aux angoisses de la faim, et, sans réfléchir
au manque d’étiquette et à ses conséquences probables, il se
remplit la bouche de poignées de farine, de fromage et de beurre.
Cet empressement fit soupçonner aux Thibétains que nous
mourions de faim, et avec leur habileté ordinaire, ils résolurent de
profiter de la circonstance.
— Le Tarjum, dit le plus vieux des messagers, vous
demande de revenir en arrière, et vous offre d’être ses
hôtes. Il vous nourrira, vous et vos hommes, et vous
retournerez ensuite dans votre pays
— Merci, répondis-je, nous n’avons pas besoin des vivres
du Tarjum, et nous n’avons pas envie de rebrousser
chemin. Je lui suis très obligé de son amabilité, mais nous
continuerons notre voyage.
— Alors, fit d’un ton irrité un jeune et gros Thibétain, si
vous continuez votre voyage, nous reprendrons nos
présents.
— Et votre kata, répondis-je en lui jetant en pleine
poitrine une grande motte de beurre, puis les petits sacs
de farine, de fromage, de fruits, qui avaient été déposés
gracieusement devant nous quelques minutes auparavant.
Ce bombardement inattendu déconcerta complètement les
Thibétains. Avec leurs cheveux, leurs visages, leurs vêtements
poudrés, ils détalèrent le plus vite qu’ils purent, tandis que Chanden
Sing, toujours prompt comme l’éclair quand il s’agissait de donner
des coups, frappait de la crosse de son fusil dans la partie la plus
arrondie d’un des ambassadeurs.
Le pays sacré des lamas
103
Mansing, le philosophe de notre bande, interrompu dans son
repas, mais non troublé, ramassa, sans s’occuper de nous, les
fruits, le fromage et les morceaux de beurre dispersés tout
alentour, disant que c’était une honte de gaspiller ainsi de si bonne
nourriture.
Les soldats, qui avaient suivi de loin les différentes phases des
négociations, jugèrent prudent de battre en retraite : enfourchant
leurs montures, ils galopèrent pêle-mêle sur les pentes de la colline
et le long de la vallée, puis se perdirent dans le brouillard. Les
pauvres ambassadeurs, qui n’avaient pu rejoindre leurs chevaux,
suivaient aussi vite qu’ils pouvaient.
p.054 Leurs cris de détresse, causés par la peur seule, car nous
ne leur avions fait aucun mal, ne firent qu’accroître le mépris dans
lequel mes hommes tenaient les soldats thibétains et leurs officiers.
La scène avait d’ailleurs été réellement comique, et j’en tirai tout le
parti que je pus auprès de mes compagnons, en me moquant du
prétendu courage des Thibétains.
Lorsque ceux-ci furent hors de vue, Chanden Sing et moi,
oubliant tout amour-propre, nous aidâmes Mansing à ramasser les
dattes sèches, les abricots, les morceaux de tchoura, le beurre et le
gouram, puis, ayant chargé nos yaks, nous continuâmes notre
route.
Le temps était toujours mauvais, et dans l’après-midi, il plut à
torrents ; arrivés dans une grande vallée où nous devions faire
halte, nous ne pûmes trouver une place sèche pour poser nos
tentes ; la vallée entière était transformée en une nappe d’eau de
plusieurs pouces de profondeur. Nous étions au bord d’un torrent
venant d’une petite vallée ouverte au nord. De côté s’élevaient,
prolongées dans la direction de l’est, une série de montagnes
pyramidales, couvertes de neige, et de hauteur à peu près égale ;
au sud se dressaient de hauts pics, avec beaucoup de neige. Nous
étions à 5.320 mètres d’altitude et nous souffrions d’un froid
intense.
Le pays sacré des lamas
104
La journée et la nuit suivantes ne furent pas meilleures. Mais le
surlendemain, heureusement, le vent était tombé, et le soleil se mit
à briller. Nous pûmes enfin sécher nos vêtements et nos bagages.
Pendant que nous procédions à cette opération, nous fîmes une
découverte fâcheuse : nos deux yaks avaient disparu. Je montai sur
une éminence, sondant la plaine avec ma lunette, et je ne tardai
pas à découvrir nos deux bêtes, emmenées par une douzaine
d’hommes à cheval, qui poussaient devant eux un troupeau d’à peu
près cinq cents moutons. A leurs vêtements, je reconnus que ces
gens étaient des voleurs, et je me mis en devoir de les poursuivre,
laissant le camp à la garde de mes deux hommes.
Comme les voleurs allaient très lentement, je ne tardai pas à me
trouver près d’eux ; quand ils m’eurent vu, ils hâtèrent le pas,
cherchant à fuir. Je leur criai trois fois de s’arrêter, mais ils ne firent
aucune attention à mes paroles. Je pris alors mon fusil et je visai.
Ils s’arrêtèrent et, m’approchant, je leur réclamai mes deux yaks.
Ils refusèrent de les rendre, assurant qu’ils n’avaient pas peur de
moi.
Mais comme ils étaient en train d’armer leurs fusils à mèche, je
pris les devants, et je donnai un violent coup de crosse dans le
ventre de celui qui était le plus rapproché de moi. Il tomba. Je
frappai ensuite sur la tempe droite d’un autre, qui tenait son fusil
entre ses jambes ; lui aussi chancela et tomba lourdement. Ce fut
le coup de théâtre.
— Chakzal, chakzal ! Chakzal wortzié ! (Nous vous
saluons, nous vous saluons !)
— Ecoutez, s’il vous plaît ! s’écria un troisième brigand,
avec une expression d’épouvante et tenant, en signe
d’approbation, ses pouces au-dessus de ses poings
fermés. p.056
— Chakzal ! répondis-je, en glissant une cartouche dans
mon mannlicher.
Le pays sacré des lamas
105
— Middù middù (Non, non), dirent-ils alors d’un ton
suppliant, en déposant rapidement leurs armes.
Vers midi, comme nos vêtements étaient à peu près secs, la
pluie se remit de nouveau à tomber. Après quelques hésitations, je
me décidai à franchir une passe, à quelques kilomètres de distance.
Ayant atteint deux petits lacs, au pied de la passe, nous nous
mîmes à gravir des pentes couvertes de neige. Nous étions à mi-
chemin lorsque, en nous retournant, nous vîmes huit soldats
galopant vers nous. Nous les attendîmes. A peine arrivés, ils se
livrèrent à leurs serviles révérences habituelles, déposant leurs
armes à côtés d’eux, pour bien montrer qu’ils n’avaient pas
l’intention de combattre.
Une longue palabre s’ensuivit, dans laquelle les Thibétains
protestèrent de leur amitié pour nous et de leur empressement à
nous être utiles en tout ce qu’ils pourraient. C’était trop beau pour
être vrai, et je soupçonnai des intentions de trahison, d’autant plus
qu’ils nous pressaient de venir dans leurs tentes, où ils nous
promettaient toutes les douceurs imaginables ; ils allaient même
jusqu’à nous offrir de nous vendre des chevaux. Leurs descriptions
de l’accueil qui nous attendait étaient vraiment trop brillantes.
Aussi, tout en les remerciant du fond du cœur, répondis-je que je
préférais continuer mon chemin et supporter mes souffrances
actuelles. Ils comprirent que je n’étais pas facile à prendre, et ils
n’en eurent que plus de respect pour moi. Ils ne purent me
dissimuler leur étonnement de ce que je fusse venu si loin avec
deux hommes seulement. Je leur donnai quelques présents, et nous
nous séparâmes bons amis.
Nous parvînmes au sommet du col, à 5.635 mètres d’altitude, et
nous vîmes s’étendre, de l’autre côté, a 600 mètres plus bas, une
grande étendue de plaine, avec un lac, que je pris pour le Gounkyo.
Afin de m’en assurer, je laissai sur la passe mes hommes et mes
yaks, et je grimpai sur un pic qui dominait la passe d’environ 350
mètres. De là je pus avoir une bonne vue à vol d’oiseau du pays
Le pays sacré des lamas
106
d’alentour. Au nord s’élevait une chaîne de montagnes neigeuses,
et, droit au-dessous, s’étendait ce que je pris pour une nappe
d’eau, à en juger par les nuages et les brouillards p.057 qui planaient
au-dessus et par l’herbe qui couvrait les pentes inférieures de la
montagne. Je rejoignis mes hommes, et nous descendîmes l’autre
versant de la passe, en enfonçant dans une neige profonde et
molle. Nous posâmes notre tente dans une gorge étroite, à 150
mètres au-dessus de la plaine. Mansing et Chanden Sing ne
tardèrent pas à s’endormir profondément ; quant à moi, épuisé par
mon ascension, j’étais trop énervé pour y réussir.
Je ne sais pourquoi je m’imaginai qu’il y avait quelqu’un en
dehors de la tente ; je n’entendais cependant aucun bruit. Mais je
voulus satisfaire ma curiosité, et, le fusil en main, je jetai un coup
d’œil à l’extérieur. Je vis un certain nombre de formes noires qui
s’avançaient vers nous en rampant avec précaution. Aussitôt je
sortis, les pieds nus, courant à l’ennemi et criant, de toute ma voix :
— Pila tedan tedang ! (Prenez garde ! prenez garde !
Ces seuls mots firent détaler nos visiteurs fantômes. Il y en avait,
évidemment, un certain nombre qui étaient cachés derrière les
rochers, car, lorsque la panique s’empara d’eux, le nombre des
fuyards était double et même triple de celui des spectres que j’avais
vus approcher. Ils faisaient un bruit affreux avec leurs lourdes
bottes, en descendant la pente. Lorsqu’ils en eurent atteint le pied,
ils tournèrent autour de la montagne et disparurent. Quand je
rentrai dans la tente, Chanden Sing et Mansing, entièrement
enveloppés dans leurs couvertures, ronflaient encore.
Je ne pus naturellement dormir le reste de la nuit. Nous nous
demandions comment les Thibétains nous avaient découverts, et nous
ne pouvions nous empêcher de croire que c’étaient nos bons amis de
la veille qui les avaient mis sur nos traces. Mais les Thibétains
s’étaient montrés, en toute rencontre, si inconcevablement lâches que
nous n’attachâmes aucune importance à l’incident.
Le pays sacré des lamas
107
Nous gagnâmes dans la plaine, et nous en avions déjà traversé
la moitié. Je regardais de tous côtés avec ma lunette, en cherchant
à découvrir nos ennemis, lorsque Chanden Sing, qui avait les yeux
les plus perçants que j’aie jamais connus à un homme, nous montra
le sommet d’une éminence où l’on pouvait voir en effet quelques
têtes à l’affût derrière les rochers. Nous passâmes, sans faire
semblant de nous douter de leur présence, et nous les vîmes sortir
de leurs cachettes, descendant la pente sur une longue ligne en
conduisant leurs chevaux. Arrivés dans la plaine, ils se mirent en
selle et galopèrent vers nous. Rien de pittoresque comme leur
costume, avec leurs manteaux rouge foncé ou leurs robes de peau
brune ou jaune et leurs bonnets de diverses couleurs. Quelques-uns
avaient des manteaux d’un rouge éclatant, brodés d’or, et étaient
coiffés de toques chinoises. C’étaient des officiers. Ces costumes, et
les fusils des soldats, auxquels étaient attachés de petits drapeaux
rouge et blanc, faisaient des taches de couleur sur le fond triste des
montagnes dénudées ; p.058 le tintement des clochettes des chevaux
animait la monotonie de ces régions silencieuses et inhospitalières.
Les Thibétains descendirent de cheval à une centaine de mètres
de nous, lorsqu’un vieillard, jetant d’un geste théâtral son fusil et
son sabre, vint dans notre direction d’un pas mal assuré. Nous le
reçûmes aimablement ; il nous amusa beaucoup : c’était, à sa
façon, un original.
— Je ne suis qu’un messager, nous dit-il. C’est pourquoi il
ne faut pas vous fâcher contre moi, si je vous parle. Je ne
fais que vous rapporter les paroles de mes officiers, qui
n’osent pas venir, de peur de recevoir des coups. On a
appris à Lhassa, d’où nous venons, qu’un Plenki (Anglais)
est au Thibet avec beaucoup d’hommes, et qu’on ne peut
le trouver nulle part. Nous avons été envoyés pour le
prendre. Etes-vous de son avant-garde ?
— Non, répondis-je d’un ton sec. Je suppose que vous
avez mis quelques mois pour venir de Lhassa ?
Le pays sacré des lamas
108
— Non, nous avons de bons chevaux, et nous sommes
venus vite.
Le Thibétain compta jusqu’à douze, en faisant des grimaces et
en penchant la tête à droite comme pour rassembler ses pensées.
— Douze jours, continua-t-il, douze jours nous avons été
en route. Nous avons l’ordre de ne pas revenir avant
d’avoir capturé le Plenki. Et vous, me demanda-t-il d’un
ton inquisiteur, combien de temps avez-vous pris pour
venir du Ladak ?
Il déclara qu’il pouvait voir à mon visage que j’étais un
Cachemirien. J’étais sans doute si brûlé et si sale qu’on ne pouvait me
distinguer d’un indigène. Le vieillard me fit toutes sortes de questions,
cherchant à découvrir si j’étais un pandit, envoyé par le gouvernement
de l’Inde pour faire le levé du pays ; il me demanda pourquoi j’avais
changé mes vêtements indigènes contre ceux d’un Plenki.
Je lui dis que j’étais un pèlerin allant visiter des monastères. Il
m’approuva fort et m’offrit de me montrer le chemin du lac Gounkyo
avec tant d’instance que j’acceptai. Mais quand je vis les 200
cavaliers se mettre en devoir de nous suivre, je lui fis entendre que
cet appareil guerrier était inutile, puisque nous étions bons amis.
Confus et hésitant, il retourna vers ses hommes et, après avoir
conféré, revint avec huit d’entre eux, tandis que le reste partait au
galop dans la direction opposée.
Franchissant un col et traversant quelques chaînes peu
élevées, nous nous trouvâmes enfin dans la vallée herbeuse et
abritée du lac Gounkyo. Le lac, qui s’étend du sud-est au nord-
ouest, était d’une beauté extraordinaire. La grande chaîne
neigeuse du Gangri se dressait presque tout droit au-dessus de
ses eaux ; au sud, des montagnes d’une certaine hauteur
formaient un fond sauvage et pittoresque, mais nu et désolé au-
delà de toute expression. Au nord-ouest, des chaînes plus basses
descendaient jusqu’à la rive.
Le pays sacré des lamas
109
Le lac Gounkyo
Dessin de l’auteur
Nous campâmes à 5.018 mètres. Les soldats thibétains
s’établirent à une cinquantaine de mètres de nous. Ils vinrent nous
voir dans la soirée et nous rendirent quelques petits services, tels
que d’aller nous chercher du combustible et de nous faire du thé à la
manière thibétaine. Ils prenaient un plaisir particulier à dire du mal
des lamas. Ceux-ci, disaient-ils, accaparaient tout l’argent qui entrait
dans le pays, et personne d’autre ne pouvait en avoir ; ils ne
regardaient pas aux moyens pour arriver à leur but et se montraient
cruels et injustes. Au Thibet, m’apprit-on, chaque homme peut être
appelé à servir, et chaque soldat est un serviteur des lamas. Les
soldats de l’armée permanente reçoivent une certaine quantité de
tsamba, des briques de thé et du beurre, et c’est là toute leur solde.
On leur donne encore un cheval. Leurs armes (fusils et sabres) leur
appartiennent d’ordinaire et restent dans la famille ; mais à p.059
l’occasion, et spécialement dans les grandes villes, telles que Lhassa
et Chigatzé, elles sont fournies par les lamas ; en outre les munitions
sont régulièrement réparties par les autorités. Les armes sont
fabriquées pour la plupart à Lhassa et à Chigatzé. Les Thibétains se
vantent d’être de bons tireurs avec leurs fusils, qu’ils appuient
généralement, comme les anciens mousquets, sur une « fourchette »
Le pays sacré des lamas
110
de bois ; mais je n’ai jamais vu, dans les concours de tir, un seul
concurrent atteindre son but. Il est vrai qu’en de telles circonstances,
et pour faire des économies, le soldat thibétain ne se sert presque
jamais de balles en plomb, mais remplit le canon de son arme de
petites pierres.
Le lendemain matin, nous nous mîmes en route pour la passe de
Maioum, en suivant la vallée de la rivière qui se jette dans le lac
Gounkyo ; quoique fort élevée, elle a beaucoup de gazon. Arrivés
en face d’un emplacement de camp, entouré de murs de pierre,
d’où s’élevait de la fumée — ce qui me fit soupçonner que
quelqu’un était caché derrière —, nos amis thibétains nous
engagèrent à nous arrêter. Je refusai.
Alors nos soldats, renonçant tout à coup à leur amabilité
affectée, nous menacèrent de nous tuer si nous avancions.
— Nous devrons vous couper la tête ou vous aurez à couper
la nôtre ! s’écrièrent à la fois deux ou trois d’entre eux.
— Je n’ai pas de couteau, répondis-je très sérieusement,
en faisant semblant d’être désappointé et en tournant la
main, à la manière thibétaine.
Les Thibétains ne savaient que faire. Puis quand ils me virent
reprendre le chemin du col, en tirant la langue en guise d’adieu et en
élevant les paumes de mes mains sur mon front, dans le style le plus
correct du pays, ils ôtèrent leurs bonnets et nous saluèrent
humblement en s’agenouillant, et en inclinant leurs têtes jusqu’à terre.
Arrivés près du col, nous croisâmes le sentier qui va du Ladak à
Lhassa par Gartok, le long des rives septentrionales des lacs
Rakstal, Mansarouar et Gounkyo. Sur le col lui-même étaient
plantés quelques pieux, réunis entre eux par des cordes, et sur
lesquels des pièces d’étoffe flottaient gaiement à la brise. On voyait
aussi des obos, ou tumuli de pierres dont beaucoup portaient
l’inscription sacrée. Des crânes et des cornes de yak, de chèvre, de
bélier, déposés près des obos, portaient également l’inscription
Le pays sacré des lamas
111
gravée et peinte en rouge avec le sang de l’animal.
La passe de Maioum
Les Thibétains offrent en effet un sacrifice lorsqu’ils
franchissent les cols, et surtout quand ils ont des lamas avec eux.
La viande de l’animal tué est mangée par les assistants, et, si
ceux-ci sont nombreux, la cérémonie est même suivie de chants
et de danses. On trouve de ces obos dans tout le pays, pour
marquer le point culminant d’un col ou le sommet d’une
montagne, et nul Thibétain qui passe près d’eux ne néglige d’y
déposer une pierre blanche pour apaiser le courroux possible de
la divinité. La passe de Maioum, qu’aucun Anglais n’avait jamais
franchie, venant du même point que moi, a 5.337 mètres
d’altitude. Elle marque p.060 une limite importante au Thibet ;
l’une des premières sources du grand Tsan-Po, ou haut
Brahmapoutre, naît sur ses pentes sud-est ; elle sépare en outre
les immenses provinces thibétaines de Nagri-Khorsoum et de Yu-
Tzang, celle-ci province centrale du Thibet, dans laquelle est
comprise la capitale, Lhassa.
Le pays sacré des lamas
112
La source du Brahmapoutre Dessin de l’auteur
Nous étions encore au sommet de la passe de Maioum lorsque
nous vîmes, chevauchant dans notre direction, quelques-uns des
soldats thibétains que nous avions laissés en arrière. Nous les
attendîmes de pied ferme ; arrivé près de nous, leur chef, montrant
la vallée qui s’étendait derrière le col, s’écria :
— Là est le territoire de Lhassa, et nous vous interdisons
d’y entrer.
Je ne fis nulle attention à leur protestation, et, poussant devant
moi les deux yaks, j’entrai dans la plus sacrée de toutes les
provinces sacrées, « le territoire de Dieu ». Nous descendîmes
rapidement le versant oriental de la passe. Les soldats nous
regardèrent avec horreur, nous suivirent quelque temps des yeux
et disparurent.
Un petit ruisseau, qui avait à peine quelques centimètres de
largeur, descendait au milieu des pierres, la vallée que nous
suivions et se grossissait d’autres ruisseaux, formés par les neiges
fondues, venus des deux côtés de la montagne. C’étaient là les
premières eaux du Brahmapoutre, un des grands fleuves du monde.
J’éprouvai quelque orgueil, je l’avoue, à être le premier Européen
Le pays sacré des lamas
113
qui eût atteint ces sources, et un certain plaisir enfantin à me tenir,
les jambes écartées, au-dessus de ce fleuve saint, qui est si large
plus bas. Nous bûmes de ses eaux à sa source même, puis, prenant
un sentier tracé, nous suivîmes la vallée, qui devenait herbeuse et
doucement inclinée.
Il y avait entre les versants ouest et sud-est de la passe un
changement de climat extraordinaire. A l’ouest, nous n’avions eu
que de violents orages de grêle, de pluie, de neige, et l’humidité de
l’air refroidissait la température, même de jour. Le sol était très
marécageux, et l’on n’y pouvait trouver ni herbe, ni combustible.
Aussitôt le col franchi, nous nous trouvâmes dans un climat doux et
agréable, avec un joli ciel bleu sur nos têtes, de l’herbe pour nos
yaks, des fourrés pour nos feux ; après nos souffrances et nos
privations, nous sentions vraiment que nous étions entrés dans « le
pays de Dieu ».
@
Le pays sacré des lamas
114
VI
@
Un nouvel ami. — L’intérieur d’une tente thibétaine. — Les femmes
thibétaines. — Mariage. — Polyandrie et polygamie. — Cérémonies funèbres. —
Une attaque repoussée. — Traversée de marécages. — Mansing perdu et retrouvé. — Les yaks à l’eau. — Perte de nos bagages. — Arrivée à un campement thibétain.
— Bon accueil. — Trahison. — Prisonniers.
p.061 Nous campâmes près de l’endroit où le Brahmapoutre
naissant reçoit son premier affluent important, à 5.070 mètres
d’altitude. De la passe de Maioum se détache un prolongement de
la chaîne du Gangri, qui prend d’abord la direction du sud-est, puis
celle de l’est, sur une ligne presque exactement parallèle à celle de
l’Himalaya. Entre les deux chaînes s’étend la vallée du
Brahmapoutre, la région la plus peuplée du Thibet. L’herbe y est
abondante, le combustible également, et c’est pourquoi l’on peut
voir des milliers de yaks, de moutons, de chèvres, paître près des
nombreux camps thibétains qui s’élèvent le long du fleuve et de ses
principaux tributaires. La vallée est suivie par la route des
caravanes du Ladak à Lhassa, et, comme je venais au Thibet pour
voir et étudier les Thibétains, je pensais qu’aucune région ne
pouvait mieux m’en offrir l’occasion, d’autant plus qu’elle n’avait
jamais été parcourue avant moi par un Européen.
Notre première nuit dans la vallée du Brahmapoutre fut assez
mauvaise ; nous craignions d’être attaqués par les Thibétains et,
pour plus de sûreté, nous ne dressâmes pas nos tentes.
Le lendemain, suivant toujours la vallée, nous fûmes assaillis par
un terrible orage, avec pluie et grêle, d’autant plus importun que
nous avions à traverser un gros affluent du Brahmapoutre, rapide,
profond, et déjà gonflé par la pluie. Je ne savais comment le
traverser ; mais il n’y avait pas de temps à perdre, car il grossissait
à vue d’œil. Sans plus hésiter nous ôtâmes tous nos vêtements p.062
que nous chargeâmes sur le dos des yaks, et nous envoyâmes
ceux-ci dans l’eau. Les yaks sont bons nageurs, et nous vîmes,
Le pays sacré des lamas
115
avec satisfaction, les nôtres atteindre la rive opposée, bien que le
courant les eût entraînés à 100 mètres plus bas. Je pris ensuite
Chanden Sing et Mansing par la main, en leur disant de me suivre.
A peine avions-nous fait quelques mètres dans l’eau que nous
fûmes emportés : Chanden Sing et Mansing, en proie à une panique
assez naturelle, se cramponnaient à mes bras et m’entraînèrent au
fond. Je nageai désespérément avec mes jambes, mais, à peine
étais-je revenu à la surface que je devais plonger de nouveau, à
cause du poids mort de mes deux infortunés compagnons. Enfin un
effort désespéré nous amena sur l’autre rive, à 200 mètres plus bas
que l’endroit d’où nous étions partis. Nous avions avalé tant d’eau
boueuse que nous ne tardâmes pas, tous les trois, à nous sentir
malades.
L’orage n’ayant pas diminué, nous nous décidâmes à camper en
cet endroit. Nous avions un grand besoin de nourriture chaude,
mais pas moyen de songer à allumer un feu. Un morceau de
chocolat fut tout ce que je pus manger. Quant à mes hommes, ils
préférèrent s’abstenir tout à fait plutôt que de violer les lois de leur
caste en mangeant ma nourriture.
Nous étions endormis sous notre petite tente ; il était 11
heures environ, lorsque nous entendîmes au dehors comme un
bruit de voix et de gens butant sur des pierres. Je sortis aussitôt
en armant mon fusil et en criant comme à l’ordinaire : « Palado ! »
(Allez-vous-en !) Comme réponse, je sentis des pierres, lancées
par des frondes, passer en sifflant à mes oreilles. L’une d’elles
frappa la tente, et un chien se mit à aboyer furieusement. Je tirai
en l’air, ce qui eut pour résultat de faire battre en retraite nos
ennemis inconnus. Mais le chien ne voulut pas s’en aller. Il resta
toute la nuit dehors à aboyer. Je me mis à le caresser à la mode
thibétaine, avec les mots de cho-chou, cho-chou ; il devint
subitement tout à fait amical, se frottant contre mes jambes,
comme s’il m’avait connu toute sa vie, et s’attachant spécialement
à Mansing. A partir de ce jour, il ne quitta plus notre camp et nous
Le pays sacré des lamas
116
suivit partout, jusqu’à ce que fussent venus les temps difficiles.
Notre nouvel ami le chien thibétain
Le Brahmapoutre tournant trop au sud, nous nous décidâmes à
abandonner la vallée du fleuve, pour suivre, plus au nord, une piste
marquée par des centaines de traces de chevaux et qui passait par
un col de 5.410 mètres d’altitude : c’était évidemment la route
suivie par les soldats que nous avions rencontrés, et très
probablement la route de Lhassa. Au delà du col s’étendait une
grande plaine, entourée de montagne nues. Nous en avions
traversé la moitié environ, lorsque nous aperçûmes des soldats
dissimulés à demi derrière une colline, et observant nos
mouvements ; mais quand nous fûmes arrivés à 800 mètres
environ de distance, ils partirent au galop.
Nous traversâmes ensuite à gué une rivière assez forte, large en
cet endroit de 25 mètres, et nous établîmes notre camp sous l’abri
d’une roche à inscription. Au coucher du soleil, nous vîmes
distinctement devant nous, à une distance d’environ 3 kilomètres,
un certain nombre de tentes noires — nous en comptâmes jusqu’à
60 — et tout autour des centaines de yaks noirs.
Le lendemain au lever du soleil, tout avait disparu, à notre
grande stupéfaction : pas la moindre trace de camp dans la
direction où nous en avions vu un. Je pensai que nous avions été le
jouet d’un mirage.
Après une marche de 22 kilomètres environ, à travers une
Le pays sacré des lamas
117
plaine herbeuse, nous arrivâmes à un vaste campement, réel celui-
là, et composé d’environ quatre-vingts tentes noires, sur un autre
affluent du Brahmapoutre. Comme nous avions besoin de vivres,
nous nous dirigeâmes hardiment de ce côté. Notre approche
semblait produire une grande émotion ; on ramenait à la hâte les
yaks et les moutons et l’on voyait femmes et hommes entrer dans
leurs tentes et en sortir, d’un air très animé. A la fin 8 ou 10
hommes se décidèrent, non sans répugnance apparente, à venir à
nous, et nous invitèrent à entrer dans une grande tente où ils
voulaient, disaient-ils, nous parler et nous offrir du thé. Je
n’acceptai p.063 pas l’invitation, mais nous traversâmes le camp pour
nous arrêter 300 mètres plus loin. Après quoi j’allai avec Chanden
Sing visiter toutes les tentes, dans l’intention d’acheter des vivres.
Une tente thibétaine Dessin de l’auteur
Les tentes (golingchos ou gurr en thibétain) sont habilement
construites et admirablement appropriées à la nature du pays. Elles
sont faites de deux pièces d’un tissu de poils de yak enduit d’une
graisse qui le rend imperméable. A chacune de leurs extrémités, les
deux pièces d’étoffe sont supportées par des piquets ; une
ouverture oblongue, pratiquée au sommet, laisse échapper la
Le pays sacré des lamas
118
fumée. La base des plus grandes tentes était hexagonale ; le
plafond, de 1,80 m à 2,10 m environ au-dessus du sol, était fort
bien maintenu par des cordes passant sur de hautes perches
latérales et solidement fixées au sol par des chevilles de bois et de
fer ; des chevilles semblables étaient également employées pour
maintenir l’adhérence de la tente au sol. De grandes perches,
surmontées de prières volantes, étaient plantées autour de chaque
tente, généralement au nombre de quatre, soit une à chaque point
cardinal. Dans l’intérieur de chaque tente, il y avait, adossé aux
parois, un mur circulaire en pisé ou en bouse, servant de protection
supplémentaire contre le vent, la pluie et la neige. A chaque
extrémité se trouvait une porte, mais celle qui faisait face au vent
était ordinairement fermée au moyen de flèches en bois.
Le Thibétain est de nature nomade ; il déplace sa tente suivant
les saisons et la transporte là où il peut trouver des pâturages pour
ses yaks et ses moutons ; mais, quoiqu’il n’ait pas de demeure
permanente, il sait s’installer confortablement, et porte avec lui ce
dont il a besoin. Ainsi il commence par élever, au centre de sa
tente, un goling ou foyer de pierre et de boue, de 3 pieds de haut
et de 4 ou 5 de long, d’un demi de large, avec 2 ou 3 trous de
ventilation ou davantage. Au sommet du foyer sont placés les
raksangs, c’est-à-dire les pots et écuelles de cuivre dans lesquels le
thé en briques est préparé et remué avec une longue cuiller. Les
ustensiles qui ont servi sont placés ensuite sur une étagère
portative. Non loin est le toxzum ou dongbo, baratte cylindrique en
bois, dans laquelle le beurre est mélangé avec le sel et le thé.
Les tasses et écuelles de bois dont se servent les Thibétains ont
nom puku, fruh ou cariel ; on y mange le tsamba, sur lequel on
verse le thé ; des doigts plus ou moins sales triturent en pâte la
mixture ainsi obtenue, et souvent l’on ajoute à cette pâte des
morceaux de beurre et même de fromage (tchoura).
Les gens riches, tels que les fonctionnaires, se régalent de farine
et de riz, qu’ils importent d’Inde et de Chine, et de kassur, ou fruits
Le pays sacré des lamas
119
secs, dattes et abricots, de qualité inférieure. Le riz est bouilli en
une sorte de soupe appelée tukpa, un plat de luxe qu’on ne s’offre
que dans les grandes occasions, en même temps que d’autres
friandises très appréciées, le gimakara (sucre), et le chelkara (sucre
blanc en bloc).
Les Thibétains aiment beaucoup la viande, mais peu d’entre eux
ont le moyen d’en manger. Ils apprécient surtout le gibier, le yak et
le mouton ; la viande et les os réduits en miettes sont bouillis dans
un chaudron où l’on a prodigué le sel et le poivre. Les gens de la
tente trempent leurs mains dans le chaudron, puis, ayant pêché le
morceau qui leur convient, ils y travaillent tant qu’ils peuvent des
dents et des doigts, en rongeant même les os, car la viande
mangée sans os passe pour difficile à digérer.
Les tentes thibétaines sont généralement meublées de quelques
tildih (coussins grossiers pour s’asseoir), qui sont disposés autour du
foyer. Près de l’entrée est un dahlo, ou corbeille, dans laquelle on
recueille la bouse, ramassée comme combustible. Ces dahlos, placés
deux par deux, sont très commodes pour le chargement des bâts.
Intérieur d’une tente thibétaine Dessin de l’auteur
Le pays sacré des lamas
120
Sur les parois de la tente sont placés les tsango, ou sacs de
tsamba, et les dongmo, ou pots de beurre : parmi les peaux de
mouton et les couvertures, on peut voir les petites caissettes en bois
dans lesquelles la p.064 provision de beurre est enfermée à clef. Le
premier objet qui frappe les yeux à l’entrée d’une tente thibétaine
est le chokch ou table, sur laquelle sont placés des bougies et des
bols de cuivre, contenant les offrandes destinées au Chogan, le dieu
doré auquel les habitués du gurr (tente) adressent leurs prières du
matin et du soir. Les roues à prières, les chapelets sont là à
profusion. Les fusils et les lances sont attachés aux piquets. Quant
aux sabres et aux couteaux plus petits, les hommes les portent tout
le jour sur eux, et les déposent à côté d’eux pour la nuit.
Autel dans une tente
Dessin de l’auteur
Les habitants du campement étaient polis et communicatifs, si
aimables même, malgré leur refus de me vendre des vivres sous le
prétexte de n’en avoir pas eux-mêmes, que je les soupçonnai de
vouloir me trahir. Mais, traîtres ou non, je voulais profiter de mon
séjour parmi eux pour voir et étudier le plus de choses possible.
Femmes et hommes s’assemblaient en cercle autour de moi, le
sexe faible paraissant moins timide que le fort pour répondre aux
questions. Je fus frappé, là comme ailleurs, du très petit nombre de
femmes thibétaines. Ce n’est pas qu’elles soient enfermées ; loin de
Le pays sacré des lamas
121
là, les dames du pays interdit semblent pouvoir faire ce qu’elles
veulent. Mais elles sont réellement une infime minorité, la
proportion étant, à première vue, et comme me l’a d’ailleurs
confirmé un lama, de 15 à 20 hommes pour une femme ;
néanmoins le beau sexe arrive à dominer la majorité masculine,
tout en servant ainsi les intérêts des lamas.
La femme thibétaine, qu’elle soit dame, bergère ou brigande, ne
peut passer pour séduisante. De fait, je n’ai pas eu la chance de
voir, dans tout le pays, une seule jolie femme. Naturellement j’ai vu
des femmes moins laides que d’autres ; mais avec la crasse
accumulée sur un corps qu’aucun savon, aucun lavage, aucun bain
n’ont jamais effleuré depuis le jour de la naissance ; avec un nez,
des joues, un front enduits d’onguent noir, pour empêcher l’action
du vent sur la peau ; avec l’odeur désagréable qui émane de
vêtements jamais changés, la moins laide des femmes thibétaines
passera pour répugnante aux yeux d’un Européen. Cependant, si
l’on surmonte ce premier sentiment de dégoût, la Thibétaine, vue à
distance, n’est pas sans un certain charme. Elle marche bien, car
elle est habituée à porter de lourdes charges sur sa tête, mais son
cou est court, gras et disgracieux. Son corps et ses membres sont
bien développés et ont une grande force musculaire, mais
manquent de stabilité. Ses seins sont flasques et pendants. Elle est
d’ordinaire assez lourde et portée à l’embonpoint. Les mains et les
pieds sont forts, les doigts manquent de souplesse et ne
prédisposent pas aux ouvrages délicats.
Elle est cependant très supérieure à l’homme. Elle a plus de
cœur, plus de courage, un plus ferme caractère. Très souvent
lorsque les hommes, qui sont timides au-delà de ce qu’on peut
concevoir, s’enfuyaient à notre approche, les femmes restaient à
garder les tentes, et quoiqu’elles n’eussent pas beaucoup de sang-
froid, elles nous accueillaient d’ordinaire avec un certain semblant
de dignité.
Dans la circonstance présente, elles se montraient moins timides
Le pays sacré des lamas
122
et plus bavardes que les hommes ; elles obtinrent même d’eux
qu’ils nous vendissent un peu de tsamba et de beurre.
Les femmes thibétaines portent, comme les hommes, des
culottes et des bottes sur lesquelles retombe une longue robe jaune
ou bleue, qui descend jusqu’aux pieds. Leur coiffure est curieuse :
leurs cheveux sont séparés avec soin par une raie médiane et
enduits de beurre fondu tout autour du crâne et jusqu’aux oreilles ;
plus bas ils sont disposés en nombreuses petites tresses, auxquelles
est attaché le tchoukti, ornement consistant en trois bandes d’une
lourde étoffe rouge et bleue,
réunies par des bandes
transversales, ornées de grains
de corail et de malachite, de
monnaies d’argent, de clochettes,
le tout descendant jusqu’au talon.
Les femmes semblaient très
fières de cette parure et la
désignaient, avec beaucoup de
coquetterie, à notre attention.
Les Thibétaines riches ont toute
une petite fortune qui pend ainsi
derrière leur dos, car l’argent et
les divers objets de valeur
qu’elles ont gagnés ou mis de
côté sont cousus sur le tchoukti.
A l’extrémité inférieure de cette
parure, on voit un, deux ou trois
rangs de petites clochettes, en
cuivre ou en argent, de sorte que
l’approche des dames thibétaines
est annoncée par un tintement
métallique.
Tchoukti, parure de femme thibétaine Dessin de l’auteur
Le pays sacré des lamas
123
J’ai vu à Tucker une dame thibétaine de
Lhassa en voyage. Elle avait les cheveux
particulièrement longs p.05 et beaux, réunis
en une seule grande tresse ; autour de sa
tête était disposée, en forme d’auréole, une
parure en bois circulaire à laquelle étaient
fixés des grains de corail, de verre et de
malachite.
Ces vêtements féminins diffèrent plus ou
moins suivant les localités et les conditions
sociales ; mais, d’une manière générale, ils
sont partout les mêmes.
On sait que tous les Thibétains reconnaissent légalement la
polyandrie et la polygamie. Mais on ne sait guère comment
fonctionnent ces institutions : c’est pourquoi les détails que j’ai pu
recueillir présenteront quelque intérêt.
Tout d’abord je dois dire qu’il n’y a pas au Thibet, parmi les
femmes, de règles de moralité bien reconnues. Leur conduite est
pourtant meilleure qu’on ne croirait ; les jeunes filles thibétaines,
comme les jeunes filles chokas, ont une grande franchise de
manières et beaucoup de simplicité, avec une réserve qui a son
charme. Pour le mariage, un Thibétain se trouve engagé dès qu’il a
commencé à faire sa cour ; il doit aussitôt se rendre avec père et
mère à la tente de la dame de ses pensées. Il y est reçu par les
parents de celle qu’il recherche. Après les salutations d’usage, le
père demande, au nom de son fils, la main de la jeune personne. Si
la réponse est favorable, le fiancé dépose un morceau carré de
beurre de yak (mourr) sur le front de sa fiancée ; celle-ci lui fait
subir la même opération, et la cérémonie est considérée comme
accomplie ; le couple ainsi beurré est uni par les liens du mariage.
Si un temple est à proximité, on dépose des katas, de la
nourriture et de l’argent devant les images du Bouddha et des
saints, puis les deux époux font le tour de l’enceinte sacrée. S’il n’y
Le pays sacré des lamas
124
a pas de temple, mari et femme font le tour de la colline la plus
rapprochée ou, à défaut, de la tente elle-même, en marchant
toujours de gauche à droite. La cérémonie est répétée chaque jour
pendant une quinzaine, avec des prières et des sacrifices ; des
fêtes et des libations se prolongent pendant toute cette période ;
les cérémonies terminées, le mari emmène sa moitié dans sa tente.
Mais c’est ici que les choses se compliquent !
Dame thibétaine
Une jeune Thibétaine, en se mariant, n’épouse pas un seul
individu, mais toute la famille de cet individu. Si un frère aîné
épouse une sœur aînée, toutes les sœurs de sa femme deviennent
ses femmes. Mais s’il épouse la seconde sœur, il n’est marié en
même temps qu’aux sœurs plus jeunes, et ainsi de suite. D’un
autre côté, si le mari a des frères, ils sont regardés comme les
maris de la femme de leur frère et de ses sœurs.
Le système n’est pas simple, et, en vérité, il n’est pas très édifiant.
N’était le savoir-faire tout spécial des femmes thibétaines, il amènerait
Le pays sacré des lamas
125
toutes sortes de jalousies et de désagréments. Cependant, et cela est
dû sans doute, en grande partie, au manque absolu de décence et
d’honneur des Thibétains, il paraît fonctionner d’une façon aussi
satisfaisante que tous les autres systèmes matrimoniaux.
Je demandai ce qui arriverait dans le cas où, un homme ayant
épousé une sœur cadette, et ayant acquis des droits sur les sœurs
suivantes, un autre homme épouserait ensuite la sœur aînée.
Toutes les femmes du premier deviendraient-elles celles du
second ? Non, me fut-il répondu : le second devrait se contenter
d’une seule femme. Mais si la sœur cadette était laissée veuve et si
son mari n’avait pas de frère, elle deviendrait, avec toutes ses
sœurs, la propriété du mari de sa sœur aînée.
Il ne faudrait pas conclure de ces étranges institutions que la
jalousie soit inconnue entre hommes ou entre femmes. La discorde
surgit souvent dans les maisons ou les tentes. Mais la femme
thibétaine est habile, et elle arrive généralement à rétablir la paix.
Quand son mari a plusieurs frères, elle expédie ceux-ci, sous
différents prétextes, dans toutes les directions, pour garder les yaks
ou les chèvres, pour vendre des marchandises, un p.066 seul restant
près d’elle et jouant le rôle de mari ; elle organise ainsi une sorte
de chassé-croisé jusqu’à ce que chaque frère ait eu, dans l’année,
une même longueur de vie maritale.
Le divorce est difficile au Thibet et il entraîne d’infinies
complications. Je demandai un jour à une femme thibétaine ce
qu’elle ferait au cas où son mari refuserait de vivre plus longtemps
avec elle.
— Je lui dirais : Pourquoi m’avez-vous épousée ? Vous
m’avez trouvée un jour bonne, belle, sage, habile,
affectionnée. Prouvez maintenant que je ne le suis pas.
Ce modeste discours devait suffire, pensait-elle, à ramener
n’importe quel mari à la raison. Parfois, néanmoins, un Thibétain
trouve à propos d’abandonner sa femme, de s’enfuir dans quelque
Le pays sacré des lamas
126
province lointaine ou même de franchir la frontière. Un tel procédé
rend la condition des frères du mari particulièrement dure, car ils
deviennent la propriété de la femme abandonnée. En vertu du
même principe, lorsqu’un homme meurt, sa veuve devient
l’héritage de ses frères.
La manière de reconnaître et d’attribuer les enfants est tout à
fait spéciale. On ne se fonde pas, pour désigner comme père tel ou
tel des maris, sur la ressemblance physique ni sur aucune
conjecture raisonnable, mais on procède de la manière suivante :
supposons qu’un homme marié ait deux frères et plusieurs
enfants ; le premier lui appartient, le second appartient à son
premier frère, le troisième à son second frère, puis le quatrième lui
revient de nouveau, et ainsi de suite.
Les femmes peuvent se marier à 16 ans, les hommes à 18 ou
19. On voit des Thibétaines devenir mères assez tardivement ; j’ai
rencontré une femme de quarante ans avec un bébé de quelques
mois. Néanmoins, les Thibétaines perdent très jeunes leur
fraîcheur ; c’est, sans nul doute, la coutume de la polyandrie qui
détruit leurs charmes ; c’est à cette coutume encore qu’il faut
rapporter principalement la limitation de la population du pays.
Les lamas sont tenus de vivre dans le célibat ; mais ils ne sont
pas toujours fidèles à leur vœu, tentés sans doute par le fait qu’ils
se tirent toujours d’affaire sans punition.
Les cérémonies funèbres des Thibétains sont intéressantes ;
mais elles ressemblent exactement à celles des Chokas, que j’ai
déjà décrites : il est donc inutile d’en reproduire la description.
Ce qui est plus particulier, c’est la façon dont on traite les
cadavres. La méthode le plus rarement employée, à cause du
manque de combustible, est la crémation : elle est réservée aux
gens riches et spécialement aux lamas et se fait de la même
manière que chez les Chokas. Un autre système, plus usité,
consiste à plier le corps en deux, à le coudre dans des peaux, et à
Le pays sacré des lamas
127
le laisser emporter par le courant d’une rivière. Mais la méthode la
plus usuelle est la révoltante cérémonie que je vais décrire.
Le cadavre du défunt est transporté sur le sommet d’une
montagne, où les lamas prononcent diverses incantations et prières.
Puis la foule, après avoir, en marchant, fait sept fois le tour du corps,
se retire à une certaine distance, pour permettre aux corbeaux et
aux chiens de le mettre en pièces. On considère comme un signe
heureux pour le défunt et pour sa famille que les seuls oiseaux
dévorent la plus grande partie de son cadavre ; les chiens et les
animaux sauvages ne viennent, disent les lamas, que lorsque le
défunt a commis des péchés durant sa vie. Quoi qu’il en soit, la foule
veille anxieusement sur la destruction du cadavre, et, au moment
opportun, les lamas et la foule, tournant leurs moulins à prières et
marmottant l’éternel Omme mani padme houm, s’en rapprochent et
tournent de nouveau sept fois autour de lui, en allant de gauche à
droite. Les parents s’accroupissent tandis que les lamas s’assoient
près du cadavre, en coupant avec leurs couteaux ce qui reste de
chair. Le premier des lamas présents mange le premier morceau,
puis les autres lamas l’imitent en récitant des prières, après quoi les
parents et amis se jettent sur le cadavre à demi dépouillé, enlevant
des morceaux de chair qu’ils dévorent avidement, et continuent cet
atroce repas de cannibales jusqu’à ce que les os soient entièrement
nettoyés. La signification de cette horrible cérémonie, c’est que
l’esprit du défunt restera toujours l’ami de p.068 celui qui aura avalé
un morceau de sa chair. Quand les oiseaux et les chiens mangent du
cadavre sans répugnance, cela montre que le corps du défunt était
sain. Mais quand la mort a suivi quelque maladie pestilentielle et que
les animaux ne veulent pas toucher au cadavre, il se passe une
scène révoltante au-delà de toute expression. Les lamas viennent
s’asseoir auprès du corps, en faisant leurs habituels exorcismes ; ils
ne se relèvent pas avant d’avoir mangé toute cette chair pourrie. Les
parents et amis se disent, en ce cas, que si les bêtes de proie ne
veulent point du repas qu’on leur offre, c’est parce que le cadavre
Le pays sacré des lamas
128
est celui d’un pécheur contre lequel Dieu est irrité. Et qui mieux que
les lamas pourrait faire la paix entre Dieu et lui ? C’est pourquoi on le
fait manger par eux.
Si l’on ne trouve pas un nombre suffisant de lamas, on jette le
corps à l’eau, ou on l’attache à un rocher, après que les parents en
ont mangé un morceau, les bêtes et le temps devant faire le reste.
Les lamas sont réputés avoir beaucoup de goût pour le sang
humain, qui leur donne, pensent-ils, de la force, du génie et de la
vigueur. Ils aspirent le sang des plaies qui ne sont point
empoisonnées, et même il leur arrive, dit-on, de faire des blessures
pour avoir le plaisir d’en sucer le sang. Dans d’autres occasions, ils
boivent du sang dans les coupes faites de crânes humains que l’on
trouve dans tous les monastères.
Lorsqu’un lama particulièrement saint ou qu’un vieillard très
respecté par la communauté vient à mourir, des restes de sa chair
ou de ses cendres sont conservés et placés dans un chokden érigé
pour la circonstance ; à en juger par le nombre des constructions
de ce genre qu’on trouve dans le Thibet, on arrive à croire que la
moitié de la population du pays doit être composée de saints, à
moins cependant que le niveau de sainteté exigé dans le pays sacré
des lamas ne soit élevé.
En sortant le matin de notre tente, nous remarquâmes qu’un
certain nombre de cavaliers, armés de fusils, étaient arrivés dans le
campement. L’un deux, un grand gaillard, enveloppé dans un beau
manteau de peau de mouton, se détacha de la bande pour venir
vers nous. Il avait un air fort arrogant, et, se dispensant des
salutations habituelles, il s’approcha de moi, le poing fermé.
— Je vous offre une chèvre et un mouton pour vous en
aller, dit-il.
— Et moi, je vous offre ceci pour vous en aller,
lui répondis-je aussitôt, en lui administrant un coup de poing qui
l’envoya s’étaler tout de son long sur le sol.
Le pays sacré des lamas
129
L’auteur donnant un coup de poing à un officier thibétain
La bande de cavaliers qui, avec sa prudence ordinaire, surveillait
les événements à une distance respectueuse, battit rapidement en
retraite. Quant à l’officier, quoiqu’il n’eût aucun mal, il partit en criant.
Les Thibétains se retirèrent dans leur camp, et nous laissèrent
tranquilles jusqu’à notre départ. Nous nous dirigeâmes ce jour-là
vers le sud-ouest, par un chemin relativement aisé. Nous
rencontrâmes au pied d’une colline une longue muraille à mani, avec
Muraille de « mani », pierres sacrées
Dessin de l’auteur
Le pays sacré des lamas
130
d’innombrables inscriptions de toutes époques et de toutes
dimensions gravées sur des pierres, des morceaux d’os, des crânes
et des cornes.
Pierres gravées
Le soleil devint très chaud, le sol marécageux, et durant l’après-
midi nous fûmes en proie à d’innombrables moustiques qui nous
rendirent à peu près fous. Le jour suivant, nous campâmes sur les
rives du Brahmapoutre, devenu ici un fleuve large, profond et très
rapide.
Le lendemain, nous remarquâmes, à environ un kilomètre et
demi de distance, un grand campement sur la rive opposée du
fleuve. Nous réussîmes, à notre grande joie, à acheter une chèvre à
quelques Thibétains, et nous la confiâmes à Mansing jusqu’au
prochain campement, où nous nous proposions de la manger.
Le Brahmapoutre se divise ici en plusieurs ramifications, qui se
terminent la plupart dans de petits lacs, et qui transforment la
plaine en un véritable marécage. La plus grande de ces branches
était très large et profonde ; nous aimâmes mieux la suivre que la
traverser, malgré le détour que cette route nous occasionnait. Le
chemin était d’ailleurs détestable : durant plusieurs kilomètres,
nous dûmes marcher dans l’eau ou enfoncer dans la vase jusqu’aux
genoux. Nos yaks nous donnèrent beaucoup d’embarras ; lorsqu’ils
enfonçaient dans la boue, ils s’agitaient de telle façon qu’une fois ou
deux ils firent tomber leurs bâts et leurs charges. Nous arrivâmes
enfin sur un sol plus p.069 ondulé et plus sec. Des colonnes de fumée
Le pays sacré des lamas
131
s’élevaient du pied des montagnes situées à notre nord. Nous
marchâmes encore pendant 2 kilomètres, épuisés et affreusement
sales. Nos vêtements, que nous avions réussi à laver le matin
même, étaient tout constellés de boue.
Je m’aperçus alors que Mansing et sa chèvre n’étaient pas avec
nous. Chanden Sing me raconta qu’il était resté en deçà des
marécages, trop épuisé pour traîner l’animal. Je fus très inquiet,
craignant soit que mon pauvre compagnon eût été attaqué par les
Thibétains, soit qu’il eût été englouti dans une fondrière. Je partis à
sa recherche, et je fus bientôt dans le marais boueux. J’avais déjà
fait plusieurs kilomètres et je désespérais presque de retrouver le
malheureux, lorsque j’aperçus quelque chose qui se mouvait, à 800
environ : c’était la chèvre toute seule ; je me dirigeai vers elle, le
cœur serré.
J’en étais déjà tout près quand je vis le pauvre couli étendu sur
le dos, à demi enfoncé dans la boue, et complètement évanoui. Il
avait heureusement pris la précaution de nouer la corde de la
chèvre autour de son bras. Je le ramenai à la vie en le frottant et
en le secouant un peu, puis je le pris par le bras, jusqu’au moment
où nous fûmes rejoints par Chanden Sing.
Vers minuit, nous arrivâmes au camp thibétain de Tarbar, où les
aboiements des chiens, signalant notre présence, causèrent la
panique habituelle. Quand on entre dans un camp thibétain après le
coucher du soleil et sans être annoncé, on court le risque d’être pris
pour un brigand ; c’était précisément ce qui nous arrivait.
En un instant nous fûmes entourés d’une foule de formes
noirâtres qui s’agitaient confusément. Deux vieilles femmes
déposèrent à mes pieds un baquet de lait, me suppliant d’épargner
leurs vies, et grande fut leur surprise quand, au lieu de les tuer, je
leur donnai en payement une roupie d’argent. Ce fut le premier pas
vers un arrangement pacifique ; aussi en peu de temps le calme
fut-il rétabli, et les Thibétains nous traitèrent-ils poliment, non sans
nous regarder toujours d’un air soupçonneux.
Le pays sacré des lamas
132
Malheureusement nous ne pûmes obtenir de provisions. En sorte
qu’après avoir soupé de la viande de notre chèvre, nous nous
préparâmes à partir tôt le lendemain matin.
Nous suivîmes d’abord la vallée d’une grande rivière qui venait du
nord-ouest. La journée était très belle, et nous pûmes admirer dans
toute son étendue le magnifique panorama de la grande chaîne de
montagnes qui s’étendait à notre sud-ouest. Les plus hauts pics
avaient presque tous une forme pyramidale ; je remarquai, parmi eux,
une grande cime quadrangulaire, que je pris pour le mont Everest.
Mes yaks semblaient connaître cette partie du chemin mieux que
moi-même. Lorsque par hasard je perdais la piste marquée çà et là
par les pas des hommes et des animaux, ce que j’avais de mieux à
faire était de les suivre ; ils m’y ramenaient aussitôt.
p.070 De l’autre côté de la rivière, à un kilomètre environ du
bord, il y avait un campement thibétain de cinquante ou soixante
tentes, avec des troupeaux de moutons et de yaks. A ce point,
mes deux yaks s’enfuirent tout à coup : au moment même où
j’ordonnais à Chanden Sing et à Mansing de les décharger, ils
entrèrent délibérément dans l’eau. Mansing jeta une pierre pour
les faire revenir ; mais le seul effet de ce projectile fut de les faire
aller plus vite. Le courant était si fort qu’ils perdirent bientôt pied
et plongèrent ; ils revinrent à la surface, mais pour être entraînés
rapidement par le courant. Nous courions tout haletants le long de
Sauvant le yak Dessin de l’auteur
Le pays sacré des lamas
133
la rivière, essayant par nos cris de leur faire gagner l’autre bord.
Mais, dans leurs efforts désespérés pour rester sur l’eau, les deux
bêtes se heurtèrent violemment l’une contre l’autre ; le choc fit
tourner le bât et les charges du plus petit, qui, perdant l’équilibre,
plongea et reparut deux ou trois fois à la surface. Le péril était
grave. J’enlevai mes vêtements et je sautai à l’eau ; nageant
rapidement vers l’animal, je pus, non sans grands efforts, l’amener
sur l’autre rive, à environ 200 mètres plus bas. Nous étions sains et
saufs, quoique fort essoufflés ; mais hélas ! les cordes qui
retenaient les bagages avaient cédé ; la selle et les charges avaient
disparu. C’était pour nous une perte irréparable. J’essayai
vainement de les retrouver, en plongeant à diverses reprises dans
la rivière, jusqu’à ce que je fusse à peu près gelé ; les charges
étaient probablement enfouies dans la terre très molle du fond.
Elles contenaient non seulement toutes mes boîtes de conserves et
les autres provisions de bouche que je pouvais avoir, mais encore
800 roupies en argent, la plus grande partie de mes munitions, mes
vêtements de rechange, trois paires de bottines, ma lanterne, des
couteaux et rasoirs, etc.
Notre situation à ce moment pouvait être résumée en ces
termes : nous étions au centre du Thibet, sans vivres d’aucune
sorte, et sans autres vêtements et chaussures que ceux que nous
portions et qui tombaient en pièces. Les quelques munitions qui
nous restaient ne pouvaient guère nous servir, ayant été sous l’eau
à diverses occasions, et nous n’avions autour de nous que des
ennemis. Je me consolai comme je pus, en pensant qu’au moins
j’avais conservé mes instruments scientifiques, mes notes,
esquisses et cartes, objets auxquels j’attachais plus de valeur qu’à
tout ce qui aurait pu être en ma possession.
Nous continuâmes notre route, éreintés, affamés, tâchant quand
même de nous égayer et de nous habituer au jeûne. Nous y
réussîmes à peu près pendant deux jours ; le troisième, mordus par
la faim, nous nous dirigeâmes vers un campement thibétain, et
Le pays sacré des lamas
134
nous réussîmes à y obtenir deux baquets de lait de yak.
Puis de nouveau quelques jours se passèrent sans pouvoir nous
procurer la moindre nourriture. Mansing et Chanden Sing, n’étant
pas soutenus comme moi par l’intérêt d’une œuvre à accomplir,
étaient dans une condition déplorable. Refroidis, fatigués, affamés,
ils avaient à peine la force de se tenir sur leurs pieds. Mon cœur
saignait à voir ces deux braves compagnons souffrir ainsi pour moi,
mais aucune parole de plainte, aucun reproche ne s’échappaient de
leurs lèvres.
— Qu’est-ce que cela fait, si nous souffrons, ou même si
nous mourons ? me disaient-ils lorsque je leur exprimais
ma sympathie. Nous vous suivrons aussi longtemps que
nous en aurons la force, et nous resterons avec vous, quoi
qu’il arrive.
Chanden Sing n’était plus capable de porter son fusil, et je dus
le lui prendre. De mon côté, j’étais languissant et épuisé. Je ne puis
dire que j’éprouvasse une très vive souffrance physique. Cela était
dû, je pense, à la fièvre produite par mon épuisement. Mais j’avais
néanmoins une sensation particulière, comme si mon intelligence
avait été entièrement obscurcie. Mon ouïe perdait aussi de son
acuité. Je sentais mes forces baisser peu à peu comme la flamme
d’une lampe dans laquelle il n’y a plus d’huile ; mais la tension et
l’excitation nerveuses me maintenaient encore en vie ; j’allais
devant moi, automatiquement.
Nous arrivâmes enfin dans un campement qui comprenait
environ quatre-vingts tentes noires. Les Thibétains qui s’y
trouvaient nous accueillirent aimablement, et sur ma demande ils
déclarèrent qu’ils consentaient à nous vendre des chevaux, des
vêtements et des provisions. Le soir même de notre arrivée, ils
apportèrent à notre camp, que nous établîmes à 3 kilomètres du
leur, des vivres et des katas ou voiles d’amitié. Un nommé Ando,
qui se prétendait Gourkha, mais qui portait le vêtement des
Thibétains, nous offrit de nous amener des chevaux le lendemain
Le pays sacré des lamas
135
matin et de nous vendre une quantité de provisions suffisante pour
nous faire atteindre Lhassa.
p.071 Nous eûmes ensuite la visite d’un lama, qui nous parut poli
et intelligent et qui nous apporta du beurre et du fromage. Il nous
dit qu’il avait voyagé en Inde jusqu’à Calcutta et qu’il venait de
partir de Gartok pour Lhassa, où il espérait arriver en quatre ou
cinq jours, ayant un excellent cheval. D’autres lamas nous
assurèrent qu’ils avaient mis le même temps à venir de cette ville,
et je ne crois pas qu’ils se soient trompés de beaucoup, puisqu’on
peut se rendre en seize jours de cheval de la passe de Lippou à
Lhassa. Comme à l’ordinaire, les indigènes firent beaucoup de
façons pour nous dire le nom de l’endroit où nous étions, les uns
l’appelant Toxem, les autres Taddju.
A notre nord un col s’ouvrait dans une chaîne de collines ; c’était
par là que je me proposais de passer. La grande route de Lhassa, que
nous suivions, devenait en effet de plus en plus fréquentée ; il était
donc prudent de la quitter pour une autre. Mon intention était d’aller,
vêtu d’un costume européen, jusqu’à quelques kilomètres de Lhassa ;
là, je me proposais de laisser mes deux compagnons cachés dans
quelque endroit écarté, de me déguiser, et de pénétrer de nuit dans
la cité sainte : chose assez facile, Lhassa n’ayant pas de portes et
seulement une muraille en ruine. Je parvins à acheter aux Thibétains
quelques vêtements et des chaussures ; quand à la queue de
cheveux qui m’était nécessaire pour ressembler à un indigène, je me
proposais de la faire moi-même avec les poils soyeux de mon yak.
Pour ne pas me trahir par ma manière de parler, je pensais à me
donner comme sourd et muet. Un bon repas ranima mes esprits, et
en allant me coucher, je me voyais déjà dans l’enceinte sacrée. Le
lendemain matin, Ando et deux ou trois Thibétains vinrent nous
vendre, comme ils l’avaient promis, des provisions et des chevaux ;
de nombreux groupes de villageois s’étaient joints à eux. Ayant
acheté des provisions pour deux mois, et très joyeux de cette
abondance inespérée, nous nous mîmes en devoir de choisir nos
Le pays sacré des lamas
136
Indigènes amenant des chevaux à vendre
D’après une aquarelle de l’auteur
montures. L’attitude des Thibétains était si amicale, ils semblaient si
sincères, que je n’avais pas le moindre soupçon. Chanden Sing et
Mansing, très bons cavaliers tous les deux, enchantés de la perspective
d’avoir des chevaux, les essayaient les uns après les autres ; ayant fini
par choisir une très belle p.072 bête, Chanden Sing m’appela pour
l’essayer et l’examiner à mon tour. Comme je ne soupçonnais aucune
trahison, et que je ne pouvais guère essayer ce cheval le fusil à
l’épaule, j’allai sans armes à l’endroit désigné, à
100 mètres environ de ma tente. Les indigènes me
suivaient sans que j’y fisse attention. J’étais là, les
mains derrière le dos, et je vois encore l’expression
de plaisir qui se montra sur le visage de Chanden
Sing lorsque j’approuvai son choix. La foule qui
nous entourait faisait écho à mon approbation. Je
me penchais pour examiner les jambes de devant
du cheval, lorsque je me sentis soudain saisi par
derrière. Plusieurs individus, me prenant par le
cou, les poignets et les jambes, me jetèrent la face
contre terre.
Luttant avec énergie, je réussis à me débarrasser de quelques-uns
Le pays sacré des lamas
137
de mes assaillants et à me relever pour leur faire face ; mais de
nouveaux ennemis se précipitèrent sur moi, et je me trouvai entouré
d’une trentaine d’hommes qui, m’attaquant de tous les côtés, me
saisirent de toutes leurs forces, par les bras, les jambes, le cou. Trois
fois ils me jetèrent par terre ; trois fois, malgré ma faiblesse, je pus
me remettre sur mes pieds, combattant jusqu’à la fin, des poings, des
pieds, de la tête et des dents, dès que je pouvais dégager un de mes
membres de leur étreinte, et frappant de droite et de gauche sur tout
ce que je trouvais à ma portée. Malgré leur supériorité numérique, la
timidité de mes assaillants était inimaginable, et ce fut à cela, non à
ma force (car il ne m’en restait plus), que je dus de pouvoir résister
pendant une vingtaine de minutes.
Mes vêtements étaient en lambeaux ; de tous côtés on lançait sur
moi de longues cordes, dans lesquelles mes pieds s’embarrassaient. A
la fin, une de ces cordes s’enroula autour de mon cou.
Immédiatement les Thibétains la tirèrent à eux, à ses deux
extrémités, afin de m’étrangler. Exténué, hors d’haleine comme je
pouvais l’être après les fatigues d’une telle lutte, je suffoquais. Mes
yeux me semblaient sortir de leurs orbites. Ma vue s’obscurcit. J’étais
désormais au pouvoir des indigènes. M’ayant traîné sur le sol, ils me
frappèrent et me piétinèrent avec leurs lourdes bottes à clous, jusqu’à
ce que j’eusse perdu connaissance. Puis ils m’attachèrent les poignets
derrière le dos et me mirent encore des liens aux coudes, à la poitrine,
au cou et aux chevilles. J’étais leur prisonnier.
@
Le pays sacré des lamas
138
VII
Le poste militaire de Toxem
Dessin de l’auteur
@
Prisonniers dans le camp thibétain. — Chanden Sing fouetté. — Mon
interrogatoire. — Le Pombo. — Un ami imprévu. Le Roupoun. — Une
journée de tortures. — Les yeux brûlés. — Simulacre de décapitation.
p.073 Quand je fus suffisamment ligoté, on me souleva et on me
fit tenir debout. Le brave Chanden Sing avait eu le même sort que
moi : il avait lutté de toutes ses forces, mais bientôt il avait fini par
être terrassé et attaché avec des cordes. Quant à Mansing, le
lépreux, le pauvre couli fatigué, cloué au sol par quatre vigoureux
Thibétains, il avait jugé, en philosophe, qu’il était inutile de
résister ; mais cela ne l’avait pas empêché d’être ligoté comme
nous. Dès le commencement du combat un coup de sifflet avait fait
Le pays sacré des lamas
139
sortir quatre cents soldats armés, qui étaient cachés
dans le voisinage, et qui nous tenaient maintenant
en respect avec leurs fusils à mèche.
Soldat thibétain
En réfléchissant qu’il avait fallu aux Thibétains
500 hommes pour arrêter un Anglais et ses deux
domestiques à demi morts de faim ; en songeant que nos ennemis,
pour nous traiter comme des criminels dangereux, avaient dû
recourir à la trahison la plus évidente ; en découvrant que ces
soldats, appartenant aux troupes d’élite de Lhassa et de Chigatzé,
avaient été envoyés spécialement dans ce camp de Toxem pour
nous arrêter et nous faire prisonniers, je ne pus retenir un sourire
de mépris.
Je sentis mon sang bouillonner lorsque, sur l’ordre du lama qui nous
avait fait la veille des protestations d’amitié, quelques hommes
s’avancèrent pour nous fouiller. Ils nous dépouillèrent de tout ce que
nous avions, puis passèrent à l’examen de notre bagage. Ils regardèrent
d’un œil soupçonneux nos montres et notre
chronomètre, écoutant leur tic-tac avec
inquiétude et curiosité. Ils se les jetèrent
brutalement de main en main, jusqu’à ce que leur
mouvement s’arrêtât ; ils déclarèrent alors que
ces objets étaient « morts ». Les boussoles
et les baromètres anéroïdes, qu’ils ne
pouvaient distinguer des montres, furent jetés de
côté, comme « n’ayant pas de vie en eux » ;
mais on ne p.074 toucha à nos fusils qu’avec
beaucoup de précaution. On avait évidemment
grand-peur qu’ils ne partissent tout seuls.
Mon affirmation qu’ils n’étaient pas chargés
n’eut d’abord pour effet que de rendre mes
gaillards plus prudents encore. Cependant ils se décidèrent finalement à
les prendre et à les inscrire sur la liste de nos objets confisqués. J’avais
une bague en or que ma mère m’avait donnée quand j’étais enfant. Je
Le pays sacré des lamas
140
demandai la permission de la garder ; les superstitieux Thibétains en
conclurent immédiatement qu’elle avait quelque pouvoir occulte, comme
les baguettes des contes de fées.
On la confia donc à un nommé Nerba, qui devait jouer, plus
tard, un rôle important dans notre supplice. Il reçut l’ordre de ne
jamais me la laisser voir. C’était un spectacle insupportable pour
nous que la vue de ces officiers et de ces lamas grossiers
détériorant ou abîmant tout ce qui nous appartenait. C’est avec une
particulière avidité qu’ils se saisirent, dans la poche de mon habit,
de ma monnaie d’argent, soit quelque 800 roupies. Officiers, lamas,
soldats, se jetèrent ensemble sur ce trésor, et, quand l’ordre fut
rétabli, il ne restait qu’un petit nombre de pièces.
Un des objets qui excitèrent le plus leur curiosité fut un coussin
en caoutchouc entièrement gonflé. La surface lisse et douce du
caoutchouc semblait leur plaire particulièrement, et les uns après
les autres ils y frottèrent leurs joues, en poussant des exclamations
de plaisir. Mais, en jouant avec le pas de vis qui servait à gonfler le
coussin, ils lui firent faire un tour et l’air emprisonné sortit avec un
sifflement. Cela produisit sur mes Thibétains une véritable
panique ; ils se perdirent en conjectures sur les causes de cet
étrange événement, qu’ils regardaient comme un mauvais présage.
J’en profitai naturellement pour les effrayer autant que je le pus.
Ayant tout examiné, sauf les caisses imperméables où j’avais
serré mes instruments et mes plaques photographiques, ainsi que
mes esquisses, Les Thibétains enfouirent en hâte tous nos objets
dans des sacs et des couvertures, puis, les ayant placés sur des
yaks, ils les firent porter dans la maison de garde en pisé de leur
campement. Cela fait, ils attachèrent aux pommeaux de leurs selles
l’extrémité des cordes qu’ils avaient passées à nos pieds, puis
sautèrent sur leurs chevaux et partirent, nous traînant à leur suite,
poussant des cris, des hurlements, lançant des coups de sifflet, des
cris de victoire, et déchargeant en l’air leurs fusils à mèche.
En arrivant au campement nous fûmes séparés et emmenés dans
Le pays sacré des lamas
141
différentes tentes. Mes derniers mots à mes
hommes furent ceux-ci :
— Quoi qu’on vous fasse, ne laissez pas voir
que vous souffrez !
Ils promirent de m’obéir.
La tente où je fus conduit était l’une des plus
grandes. Des soldats furent placés, pour me
garder, au-dehors ; ceux qui se tenaient près de moi se montrèrent
d’abord revêches et grossiers, mais je me fis un devoir de leur
répondre avec autant de calme et de politesse que je pus. J’avais
déjà remarqué, dans d’autres occasions, que rien ne peut être plus
utile vis-à-vis des Asiatiques qu’une attitude digne et froide.
La tente étant hermétiquement close, je ne pouvais rien voir de
ce qui se passait au-dehors ; mais, à en juger par les bruits qui me
parvenaient, le camp devait être dans un état de grande excitation.
J’étais là depuis trois heures, lorsqu’un officier vint et m’ordonna de
sortir.
— On va lui couper la tête, dit-il à ses camarades ;
puis, se tournant vers moi, il fit un geste significatif, en mettant ses
mains en travers de son cou.
— Nikutza (Très bien), dis-je sèchement.
Il ne faut pas oublier que, lorsqu’un Thibétain entend de telles
menaces, il se jette d’ordinaire à genoux, demandant avec des
larmes et des sanglots qu’on lui laisse la vie. Aussi les officiers
furent-ils fort surpris p.075 de ma réponse ; ils semblèrent se
demander comment il fallait la prendre. De toute façon, la première
ardeur de mes geôliers était sensiblement refroidie, et ils
m’entraînèrent hors de ma prison avec plus de répugnance que de
fermeté.
Pendant le temps que j’avais été enfermé, on avait dressé, en
face de la maison de garde, une grande tente blanche avec des
Le pays sacré des lamas
142
ornements bleus. Tout autour étaient groupés des centaines de
soldats et de villageois : le coup d’œil était pittoresque.
En m’approchant, je vis que le devant de la tente était grand
ouvert. A l’intérieur se tenaient un grand nombre de lamas rouges,
la tête rasée, vêtus de longues tuniques de laine.
Les soldats m’arrêtèrent quand je fus à une vingtaine de mètres :
on serra les cordes qui me liaient, on en ajouta d’autres. Je vis qu’on
amenait Chanden Sing ; au lieu de me conduire devant les lamas, on
m’entraîna derrière la maison, afin que je ne pusse pas voir la scène
qui allait suivre. J’entendis qu’on interrogeait Chanden Sing d’une
voix forte et irritée, et qu’on l’accusait d’avoir été mon guide. La
foule poussa des cris sauvages, puis un silence de mort se fit.
Quelques instants après, je distinguai le bruit d’un fouet, suivi de
rauques gémissements de mon pauvre porteur. Je comptai les
coups, qui tombaient régulièrement, avec un bruit sec qui faisait
mal : vingt, trente, quarante, cinquante. Puis le bruit cessa.
Fustigation de Chanden Sing
D’après une aquarelle de l’auteur
Les soldats vinrent alors me chercher et me poussèrent
violemment devant le tribunal. Sur un siège élevé au centre de la
tente était assis un homme qui portait d’amples culottes d’un jaune
Le pays sacré des lamas
143
brillant et un court manteau jaune, à manches flottantes. Il avait
sur la tête un chapeau à quatre pointes, tout doré, sur lequel
étaient peints trois grands yeux. Il paraissait jeune. Sa tête était
complètement rasée, car c’était un lama de premier ordre, un grand
lama, et un Pombo ou gouverneur de province, avec des pouvoirs
équivalent à ceux d’un souverain féodal. A sa droite était un grand
et gros lama rouge qui portait un glaive à double poignée ; derrière
lui, et à ses côtés, se pressaient un certain nombre d’autres lamas,
d’officiers et de soldats. Comme je me tenais droit et la tête haute,
deux lamas se précipitèrent sur moi et m’ordonnèrent de
m’agenouiller. Je refusai ; ils essayèrent de m’agenouiller de force,
mais je réussis à rester debout.
Le Pombo furieux m’adressa quelques paroles violentes : c’était
du thibétain classique, et comme je ne savais un peu que le
thibétain usuel, je ne compris pas un mot ; je le priai donc de ne
pas user de si beaux termes, qui m’étaient inintelligibles.
Le grand personnage fut interloqué par ma requête. Puis,
fronçant les sourcils, il me fit signe de regarder à ma gauche. Les
soldats et les lamas se retirèrent, et je vis Chanden Sing étendu
face contre terre, le bas du corps nu. Deux gros lamas
recommencèrent à le frapper avec des lanières de cuir lestées de
plomb, de la ceinture jusqu’aux pieds. Le pauvre garçon était tout
couvert de sang. Chaque coup qui tombait sur sa peau p.076
m’entrait comme un poignard dans le cœur ; mais je savais que si
je témoignais quelque pitié pour lui, il n’en serait frappé que plus
violemment. Je regardai donc son supplice comme un spectacle tout
à fait banal. Les lamas les plus rapprochés de moi me mirent alors
leurs poings sous le nez, en me disant que mon tour allait venir. Je
souris et je répétai :
— Nikutza, Nikutza.
Le Pombo et ses officiers ne savaient à l’évidence que faire
de moi. Je le voyais bien à leurs visages, et plus je constatais
que mon plan réussissait, plus aussi je trouvais de courage pour
Le pays sacré des lamas
144
continuer à jouer mon rôle.
Le Pombo, un beau jeune homme efféminé, un excellent sujet
apparemment pour des expériences hypnotiques, resta les yeux
fixés sur moi, comme en une crise, pendant deux minutes au
moins. Puis un changement extraordinaire se produisit dans son
attitude ; d’arrogante et d’irritée, sa voix devint douce et aimable.
Les lamas qui l’entouraient étaient évidemment très inquiets de
cette transformation. Ils me prirent, et m’emmenèrent à l’endroit
où se trouvait Chanden Sing. Ils voulurent encore me contraindre à
m’agenouiller, mais sans y réussir, et je fus autorisé
finalement à m’accroupir devant les officiers du
Pombo.
Les deux lamas qui torturaient Chanden Sing,
laissant là leur victime, exhibèrent mes notes et
mes cartes et se mirent en devoir de m’interroger ;
si je disais la vérité, m’apprirent-ils, ma vie serait
épargnée ; autrement je serais fouetté, puis décapité. Je répondis
que je dirais la vérité, qu’ils voulussent me punir ou non.
Un des lamas, une grosse brute habillée d’un brillant vêtement
de soie rouge avec col brodé d’or, dit que je devais déclarer « que
mon domestique m’avait montré la route à travers le Thibet, et qu’il
avait fait les cartes et croquis ». Si je disais cela, on me conduirait
à la frontière sans me faire de mal : en revanche mon domestique
serait décapité.
J’expliquai clairement, en répétant la chose plusieurs fois, que
j’étais seul responsable des cartes et croquis, que j’avais trouvé
mon chemin tout seul et que mon serviteur était innocent, ayant
simplement obéi à mes ordres de me suivre au Thibet.
Ces paroles mirent les lamas en colère. L’un d’eux me frappa la
tête du bout de sa cravache. Je fis semblant de ne pas m’en
apercevoir, bien que le coup me fît très mal.
Le pays sacré des lamas
145
— Alors nous vous battrons, vous et votre homme,
jusqu’à ce que vous disiez ce que nous désirons, s’écria le
lama en colère.
— Vous pouvez me battre si vous le voulez, répondis-je
avec assurance. Mais si vous nous punissez injustement,
cela retombera sur vous. Vous pouvez nous arracher la
peau, vous pouvez nous saigner à mort, mais vous ne
pouvez pas faire que nous sentions la douleur.
Je leur expliquai tous mes actes aussi clairement que possible.
Malgré mes explications, ils continuèrent à fouetter mon pauvre
domestique, qui dans son angoisse mordait le sol à chaque coup. Il
fut héroïque : pas un mot de plainte, pas une prière ne sortit de ses
lèvres. Il déclara qu’il avait dit la vérité et qu’il n’ajouterait rien.
Quant à moi, surveillé de près par les lamas et les officiers,
j’assistais à cette scène cruelle avec un stoïcisme affecté : à la fin,
irrités de mon flegme, ils donnèrent aux soldats l’ordre de
m’emporter. On m’emmena donc derrière la maison de garde, d’où
j’entendis de nouveau les cris des lamas interrogeant Chanden
Sing, et le bruit des coups de fouet dont on l’accablait.
La pluie commença alors à tomber. Ce fut pour nous une chance
heureuse : au Thibet, comme en Chine, une averse produit un
grand effet sur le peuple ; on a vu même, dit-on, des massacres
s’arrêter jusqu’à ce qu’elle cessât. Tel fut le cas cette fois-ci : dès
les premières gouttes, les soldats et les lamas se précipitèrent de
côté et d’autre pour entrer dans leurs tentes, et je me vis entraîné
moi-même vers la tente la plus éloignée du campement. Un officier
de haut rang y était assis, les jambes croisées. Il était vêtu d’une
belle robe rouge foncé, ornée d’or, et d’une peau de léopard ; il
avait pour chaussures de grandes bottes chinoises noires et rouges.
A sa ceinture était passé un magnifique sabre avec un fourreau
d’argent massif incrusté de grands morceaux de corail et de
malachite.
Cet homme, qui paraissait âgé de cinquante à soixante ans,
Le pays sacré des lamas
146
avait une figure intelligente, raffinée, honnête et bienveillante. Du
premier moment que je le vis, je devinai en lui, je ne sais pourquoi,
un ami. Et de fait, au milieu de ces officiers et de ces lamas qui se
conduisaient si brutalement, il fut le seul à me traiter p.077 avec
déférence. Il m’indiqua une place à côté de lui, et me fit signe de
m’asseoir.
— Je suis un soldat, me dit-il d’un ton digne, et non un
lama. J’ai été envoyé de Lhassa pour vous arrêter, et
vous êtes maintenant mon prisonnier. Mais vous vous
êtes montré sans crainte, et je vous respecte.
En parlant ainsi, il pencha la tête, toucha mon front du sien et
tira la langue. Puis il fit un geste, signifiant qu’il désirait en dire
davantage, mais qu’il ne le pouvait pas, à cause de la foule.
Nous eûmes ensuite une conversation fort amicale. Il me dit
qu’il était un roupoun, grade immédiatement au-dessous de général
(magpoun), il me donna de nombreux détails sur l’armée
thibétaine, et écouta avec intérêt ceux que je lui communiquai moi-
même sur l’armée anglaise.
Il ne manquait pas d’humour. Je lui racontai comment les
Thibétains s’étaient enfuis devant moi, en diverses rencontres,
lorsque j’avais mon fusil. Il se tourna de mon côté, et me répondit :
— Oui, je sais qu’ils ont couru, mais ce n’était pas par
peur ; c’était parce qu’ils ne voulaient pas vous faire mal.
Je répliquai que, dans ce cas, ils n’auraient pas eu besoin de courir
si vite. Sur quoi le roupoun se mit à rire. Il m’affirma qu’il était très
peiné de me voir ligoté, mais qu’il avait reçu l’ordre strict de ne rien
me donner à manger et de ne pas m’enlever mes liens.
Les soldats, étonnés de l’attitude de leur chef à mon égard,
modifièrent aussi la leur, ils m’apportèrent un coussin et
cherchèrent à m’installer aussi confortablement que possible.
Malheureusement, à la tombée de la nuit, le roupoun fut appelé
vers le Pombo, et ma garde fut remplacée. Les nouveaux arrivants
Le pays sacré des lamas
147
se montrèrent d’une grande brutalité ; ils m’arrachèrent de mon
siège, et me jetèrent violemment sur un tas de bouse destiné à
servir de combustible.
— C’est là la place des Plenki, cria l’un des hommes, et
non la plus belle partie de la tente !
Après quoi ils m’attachèrent encore les pieds, et nouèrent une autre
corde autour de mes genoux.
Les tentes thibétaines ne sont nulle part très propres, mais
l’endroit où je devais passer la nuit était le plus sale de tous. Avec
des cordes si serrées qu’elles s’incrustaient dans mes chairs, il n’y
avait pas moyen de dormir ; et, chose non moins désagréable, je
me trouvai, au bout d’un instant, couvert par la vermine qui
grouillait dans la tente. Ce fléau-là me fit souffrir d’indicibles
tortures pendant le reste de ma captivité.
Au milieu de la nuit, le roupoun rentra. Il avait l’air consterné, et
au regard de compassion qu’il me jeta, je sentis qu’il avait de
graves nouvelles à m’annoncer. Je ne me trompais pas. Il
m’arracha de la place dégoûtante où j’étais et me transporta dans
un endroit plus propre. Il donna ensuite l’ordre à un soldat de
m’apporter une couverture. Puis, à mon grand étonnement, il prit
un ton sévère en me disant qu’il devait examiner mes liens. Se
tournant vers les soldats, il leur reprocha avec colère de m’avoir
mal attaché et se mit en devoir de serrer davantage les nœuds : ce
qui était évidemment impossible. Mais bien qu’il fit semblant d’y
mettre toute sa force, je sentis qu’en réalité il les desserrait. Après
quoi, il me couvrit rapidement d’une lourde couverture, se pencha
et murmura à mes oreilles :
— On doit vous couper la tête demain. Echappez-vous
cette nuit. Il n’y a pas de soldats dehors !
Et le brave homme, éteignant la lumière, vint se coucher à mes
côtés. Il aurait été relativement facile, après que tous les soldats
furent endormis, de me glisser sous la tente et de m’enfuir. J’avais
Le pays sacré des lamas
148
sorti mes mains de leurs liens, et je pouvais sans trop de peine
défaire les autres nœuds. Mais la pensée d’abandonner mes deux
serviteurs à la merci des Thibétains m’était trop pénible, et
j’expliquai au roupoun que je ne pouvais profiter de son offre.
Ayant les mains libres, je pus au moins dormir le reste de la nuit ;
le matin venu, je glissai de nouveau mes mains dans les cordes.
Quoiqu’il semblât désappointé de mon refus, le roupoun me
traita avec plus de déférence encore que la p.078 veille. Il versa du
thé dans mon puku qu’il porta à mes lèvres, puis, voyant combien
j’avais faim et soif, non seulement il remplit plusieurs fois la tasse,
mais encore il y mêla du tsamba et des morceaux de beurre qu’il
m’introduisit dans la bouche avec ses doigts.
Ce fut un spectacle touchant de voir les soldats, gagnés par la
bonté de leur chef, suivre son exemple, sortir l’un après l’autre des
poignées de tsamba et de tchoura, et les déposer dans ma bouche.
Il est vrai que leurs mains n’étaient pas trop propres, mais en de
semblables occasions il ne faut pas se montrer exigeant ; j’avais
été deux nuits et un jour sans manger et j’étais si affamé que cette
nourriture me parut délicieuse.
Cette sympathie du roupoun et de ses soldats me faisait voir
clairement que ma fin était proche. J’étais en outre très chagriné de
ne pas avoir de nouvelles de Chanden Sing et de Mansing, et les
réticences des soldats me faisaient craindre que quelque chose de
terrible ne leur fût advenu. Je m’efforçai néanmoins de ne trahir
aucune inquiétude, de considérer tout ce qui arrivait comme très
naturel, et je passai toute la matinée à causer avec mes gardiens.
Dans l’après-midi un soldat entra dans ma tente, et me frappant
lourdement de la main sur l’épaule il s’écria :
— Vous, avant que le soleil soit couché, on vous
fouettera, on brisera vos deux jambes, on brûlera vos
yeux, et vous serez décapité !
Chaque phrase était accompagnée d’un geste approprié. Je ris
Le pays sacré des lamas
149
de ce qu’il me disait, affectant de traiter la chose comme une
plaisanterie.
Mais ses paroles jetèrent un froid sur mes gardiens, qui
cessèrent de causer avec moi. Des hommes entraient, sortaient,
chuchotaient entre eux, ce qui indiquait qu’il se passait quelque
chose ; de plus, quand je faisais une question, personne ne
répondait.
Une demi-heure plus tard, un nouveau personnage entra dans la
tente, très excité. Il fit signe à mes gardiens de me conduire dehors ;
ce à quoi ils obéirent, après avoir serré mes liens et ajouté quelques
cordes. Puis je fus amené dans l’une des pièces de la maison de
garde, devant laquelle la foule s’assembla. Un instant après, Mansing
y était amené aussi, également attaché. J’eus tant de plaisir à le
revoir que j’oubliai tout ce qui se passait et que je ne fis aucune
attention aux insultes de la foule, qui regardait par la porte.
Un instant encore et un lama entra, le visage souriant, disant
qu’il avait de bonnes nouvelles à me donner.
— Nous avons des chevaux, déclara-t-il, et nous allons
vous reconduire à la frontière. Mais le Pombo désire vous
voir d’abord. N’opposez pas de résistance. Échangez ces
cordes autour de vos poignets contre des menottes en fer.
Là-dessus, il en exhiba une paire qu’il avait dissimulée sous son
habit en ajoutant :
Menottes
D’après une aquarelle de l’auteur
Le pays sacré des lamas
150
— Vous ne les porterez que quelques minutes, tandis que
nous vous conduirons en sa présence. Après quoi vous
serez libre. Nous jurons par le soleil et par Kouyouk-Soun
que nous vous traiterons avec bienveillance.
Je promis de ne pas résister, surtout parce qu’il n’y avait guère
de possibilité de le faire. Pour plus de sûreté ils lièrent mes jambes
et me mirent un nœud coulant autour du cou ; puis je fus traîné au-
dehors, la face contre le sol, et je me trouvai entouré d’un cercle de
soldats, le sabre au clair. On détacha les cordes de mes poignets, et
on les remplaça par les menottes en fer, que réunissait une lourde
chaîne. Des soldats me relevèrent, et voyant que je ne pouvais
dégager mes mains, ils commencèrent à m’accabler d’insultes, à
cracher sur moi, à me jeter de la boue. Les lamas se montraient
plus ignobles encore que les autres, notamment celui qui m’avait
promis qu’on ne me ferait aucun mal.
p.080 Soudain, l’attention de la foule fut attirée vers le roupoun,
qui s’approchait avec un certain nombre de soldats et d’officiers. Il
semblait déprimé ; son visage était affreusement jaune. Les yeux
fixés à terre, parlant très bas, il ordonna de me conduire de
nouveau dans la maison de garde. Il m’y rejoignit et fit évacuer la
pièce ; puis, ayant posé son front sur le mien, en signe de
compassion, il secoua tristement la tête :
— Il n’y a plus d’espoir, murmura-t-il. On vous coupera la
tête aujourd’hui. Les lamas sont méchants, et mon cœur
est affligé. Vous êtes comme mon frère, et j’ai du chagrin.
Le brave homme cherchait à me dissimuler son émotion. Il me
fit comprendre qu’il ne pouvait rester plus longtemps, de peur qu’il
ne fût accusé d’être mon ami.
Il sortit ; la foule rentra dans la chambre, et je fus de nouveau
traîné au dehors.
A ce moment même, j’entendis la voix agonisante de Chanden
Sing, qui criait :
Le pays sacré des lamas
151
— Hazur, hazur, hom murgiaega ! (Monsieur, monsieur, je
meurs !)
Alors, tournant les yeux du côté d’où venait la voix, j’aperçus mon
fidèle porteur, les mains liées derrière le dos et se traînant sur le
ventre devant la porte d’une autre chambre de la maison. Son
pauvre visage était à peine reconnaissable : il portait les traces de
si terribles souffrances !
Je n’en pus supporter davantage : repoussant mes gardiens d’un
coup d’épaule, je tâchai d’arriver au pauvre Chanden ; j’étais tout
près de lui, lorsque les soldats sautèrent sur moi, m’enlevèrent de
terre et me jetèrent sur un cheval.
Je m’attendais au pire : je criai cependant à mon brave
domestique, afin de l’encourager, que j’étais emmené à Taklakot, et
qu’il y serait conduit lui-même le lendemain. Il avait épuisé son
dernier atome de force en rampant jusqu’à la porte ; il fut saisi et
brutalement ramené dans la maison. Quant à Mansing, le pauvre
couli, il fut hissé, les bras liés, sur un cheval sans selle.
La selle sur laquelle on m’avait placé était en bois, très haute ;
sur le troussequin étaient fixées horizontalement cinq ou six pointes
en fer. Quand j’étais assis sur cet instrument de torture les pointes
entraient dans le bas de mon dos.
Vingt à trente cavaliers, armés de mousquets et de sabres,
s’étaient joints à la troupe de mes gardiens, et nous partîmes à une
furieuse allure. Un cavalier, devant moi, conduisait mon cheval au
moyen d’une corde. Nous allâmes ainsi pendant des kilomètres.
N’eussent été ces pointes atroces, la chevauchée n’eût pas été si
désagréable ; ma monture était excellente, et le pays que nous
traversions était curieux et intéressant. Nous avancions le long
d’une série interminable de collines de sable jaune, d’inégale
hauteur.
Arrivé au sommet d’un monticule, mon guide s’arrêta pour
regarder le pays ; nous vîmes loin, dans l’est, un grand nombre de
Le pays sacré des lamas
152
cavaliers arriver en secouant des nuages de poussière. Descendant
alors la colline, nos montures enfonçant dans le sable mou, nous
partîmes dans la direction de ces nouveaux venus.
Nous les rejoignîmes au bout de quelques
kilomètres d’une course désagréablement
rapide. Il y avait là 200 cavaliers environ, dont
une centaine de lamas rouges au centre, avec
des porte-bannière dont les têtes étaient
couvertes de curieux chapeaux plats, et une
centaine d’officiers et de soldats en tuniques
grises, rouges et noires. Le Pombo, avec son
habit, ses culottes jaunes et son étrange
chapeau pointu, se tenait sur un cheval
magnifique, un peu en avant d’un groupe de
lamas et d’officiers.
Un porte-bannière, dessin de l’auteur
Lorsque nous arrivâmes près de la troupe, le cavalier qui
conduisait mon cheval, laissa tomber la corde qui le retenait, et la
bête, accablée de coups de fouet, fut lâchée en liberté. Mes
gardiens s’écartèrent. Le cheval se précipita
dans la direction du Pombo. Comme je passais
tout près de lui, le nommé Nerba, secrétaire
particulier du Tarjum de Tokchim, s’agenouilla,
et, me visant de son fusil à mèche, appuyé sur
sa fourchette, me tira délibérément dessus.
Quoiqu’il n’y eût de lui à moi que quatre
mètres, il me manqua : la balle passa en
sifflant à mon oreille ; mon cheval épouvanté
se cabra ; mais je réussis à me maintenir en
selle, malgré les pointes qui me déchiraient
cruellement. Quelques cavaliers se mirent à ma poursuite et se
saisirent de mon cheval. Après quoi l’on prépara un autre numéro à
sensation du programme de ma torture. Les lamas se plaisaient à
Le pays sacré des lamas
153
ces nobles p.081 jeux ; mais je me jurai que, quoi qu’ils me fissent,
je ne leur donnerais pas la satisfaction de croire que je souffrais. Je
prétendais ne pas sentir l’effet des pointes qui me déchiraient la
chair ; aussi, quand on me reconduisit devant le Pombo pour lui
faire voir que j’étais tout couvert de sang, je me bornai à lui
exprimer ma satisfaction de monter une si excellente bête. Cette
attitude parut l’intriguer beaucoup. On apporta alors une corde en
poil de yak, de 40 à 50 mètres de longueur, dont un bout fut
attaché à mes menottes, et l’autre pris par un cavalier, puis nous
recommençâmes notre course sauvage, suivis cette fois par le
Pombo et par tous ses hommes. Je ne pus m’empêcher de me
retourner une ou deux fois pour voir ce qu’ils faisaient. La cavalcade
Une furieuse chevauchée Peinture de l’auteur
avait un aspect bizarre et pittoresque, avec ces hommes en
costumes de toutes couleurs, leurs fusils à mèche ornés de
pavillons rouges, leurs sabres incrustés de joailleries, leurs
bannières à longs rubans bigarrés flottant au vent ; tous galopaient
Le pays sacré des lamas
154
furieusement, criant, hurlant, sifflant, au milieu du tintement
assourdissant de milliers de clochettes. Pour accélérer notre allure,
un cavalier galopait à nos côtés, en donnant des coups de fouet à
mon cheval ; dans l’intervalle, celui qui tenait la corde faisait tous
ses efforts pour me jeter en bas de ma selle, sans doute dans
l’espoir de me voir fouler aux pieds par les cavaliers qui suivaient.
Le corps penché en avant, pour garder mon assiette, j’avais les
mains violemment tirées en arrière par la corde ; aussi la chaîne
des menottes déchirait-elle la chair, et par endroits l’os était à nu.
Naturellement, chaque mouvement du cheval enfonçait plus avant
de nouveau les pointes dans mes reins.
La corde était très solide ; néanmoins, elle se cassa
inopinément ; l’homme qui la tirait fut lourdement démonté, et
moi-même je faillis être jeté à terre. Cet incident ridicule provoqua
d’abord quelque gaieté chez les hommes de mon escorte ; mais
bientôt, avec leur esprit superstitieux, ils y virent un mauvais
présage.
Quand ils eurent arrêté mon cheval, je pensai à tirer parti de
leur frayeur, en leur déclarant que tout ce qu’ils me feraient
tournerait contre eux. Cependant la corde fut rattachée avec des
nœuds solides, et au bout de quelques minutes nous reprîmes notre
galopade. Un nouveau coup de fusil fût tiré sur moi sans résultat,
quelques flèches me furent lancées qui ne m’atteignirent pas.
Enfin, après une interminable chevauchée, nous arrivâmes, vers
le coucher du soleil, à notre destination. Au sommet d’une colline
s’élevaient une forteresse et une grande lamaserie ; à son pied
avait été dressée la tente bariolée du Pombo. Le nom de cet
endroit, comme je devais l’apprendre plus tard, était Namyi Laccé
Galchio ou Gyatcho.
Deux ou trois hommes m’arrachèrent rudement de ma selle. Je
ressentais une douleur intense dans l’épine dorsale, et je leur
demandai un instant de répit. Mais ils refusèrent, et, me poussant
brutalement en avant, m’annoncèrent que j’allais être décapité.
Le pays sacré des lamas
155
Toute la foule des lamas et des soldats se mit alors à se moquer de
moi, à faire le geste de me couper la tête et à m’accabler d’insultes
de toute espèce. Je fus traîné jusqu’au lieu de l’exécution, à gauche
de l’entrée de la tente. Sur le sol était une grosse poutre de bois en
forme de prisme ; on me fit mettre debout sur un des angles, et
tandis que j’étais tenu par quelques hommes, d’autres s’efforcèrent
de m’écarter les jambes le plus possible. Puis, quand je fus dans
cette pénible position, les brutes m’attachèrent par les pieds à la
pièce de bois avec des cordes en poil de yak. Quelques hommes se
mirent à tirer sur les cordes ; elles étaient si serrées qu’elles
m’entamaient profondément la peau.
Le bandit Nerba se glissa derrière mon dos et me saisit par mes
cheveux, qui étaient très longs, n’ayant pas été coupés depuis plus
de cinq mois.
Devant le Pombo se tenaient en rang les plus vilaines brutes que
j’eusse jamais vues. Un gros individu, p.082 à figure répugnante
tenait à la main un maillet à nœuds, employé pour fracturer les os
des victimes, un autre avait un arc et des flèches, un troisième
tenait une épée à double poignée, d’autres montraient une série
d’affreux instruments de torture. La foule, altérée de mon sang,
était groupée en demi-cercle, laissant assez d’espace libre pour que
je visse l’exhibition des outils des tortionnaires qui m’attendaient, et
que les lamas agitaient, comme pour se préparer à l’action.
Trois lamas musiciens étaient debout à l’entrée de la tente ; le
premier tenait une corne gigantesque d’où s’échappaient, lorsqu’il
soufflait, des bruits de tonnerre rauques, le second avait un
tambour, le troisième des cymbales. A quelque distance, un
quatrième instrumentiste tapait sans s’arrêter sur un énorme gong.
Le bruit assourdissant de cet orchestre diabolique était répété par
tous les échos de la vallée, et ajoutait ainsi à l’horreur de la scène.
Pendant ce temps, une barre de fer, tenue par un manche en
bois, chauffait sur un brasier. Le Pombo, qui s’était, comme la
première fois, mis quelque chose dans la bouche pour amener
Le pays sacré des lamas
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artificiellement l’écume à ses lèvres, arrivait peu
à peu à un état de frénésie et se livrait à
diverses contorsions. Un lama lui tendit la barre
de fer toute rouge (le taram) ; il la saisit par le
manche :
— Ngaghi kiou meh taxon ! (Nous allons vous
brûler les yeux !), s’écrièrent les lamas en
chœur.
Les contorsions du Pombo
Le Pombo s’avança vers moi, brandissant l’atroce instrument. Je
le regardai en face : il détourna les yeux. Il semblait reculer devant
la besogne, mais les lamas qui l’entouraient l’excitaient à l’envi.
— Vous êtes venu dans ce pays pour voir, me dit-il, faisant
allusion à mon récit de la veille. Voilà votre punition.
En prononçant ces mots lentement, le Pombo leva le bras et plaça
la barre de fer rouge à trois ou quatre centimètres de mes yeux,
presque à toucher mon nez. Instinctivement je fermai les yeux
autant que je pus ; mais la chaleur était si intense qu’ils me
semblèrent, l’œil gauche surtout, se dessécher instantanément, et
que je sentis une vive douleur au nez.
Le temps me parut interminable ; pourtant je ne crois pas que la
barre de fer chaud ait été placée devant mes yeux plus de 30
secondes. Quand je relevai mes paupières endolories, je ne
distinguai qu’une sorte de brouillard rouge. Mon œil gauche me
faisait horriblement souffrir ; à chaque instant il semblait que
quelque chose en obscurcît la vision. Quant au
droit, il voyait encore. La barre de fer chaude avait
jetée à terre et grésillait sur le sol à quelques pas
de moi.
J’étais ainsi, les jambes largement écartées,
saignant du dos, des mains, des jambes, voyant
tout dans une affreuse lueur rouge, au milieu du
bruit assourdissant du gong, du tambour, des
Le pays sacré des lamas
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cymbales et de la corne, la foule m’insultant et crachant sur
moi, tandis que Nerba me tenait si serré par les cheveux qu’il les
Torture du fer rouge D’après la peinture de l’auteur
arrachait par poignées. Tout ce que je pouvais faire, c’était de
rester calme, maître de moi, et de regarder avec une indifférence
apparente les préparatifs des nouvelles tortures qu’on allait
m’infliger.
— Mioumta nani sehko ! (Tuez-le avec un fusil), s’écria
une voix rauque.
Un soldat chargeait à ce moment un fusil à mèche ; il avait placé
dans le canon une telle quantité de poudre que celui qui aurait à
s’en servir devait, j’en étais convaincu, se faire sauter la cervelle ;
aussi fut-ce avec une certaine satisfaction que je vis donner l’arme
Le pays sacré des lamas
158
au Pombo. Celui-ci la plaça sur mon front. Puis un soldat se pencha
et mit le feu à la mèche. On entendit alors une bruyante explosion,
qui me donna un grand choc, et, à la surprise générale, le fusil trop
chargé s’échappa des mains du Pombo. Je m’efforçai de rire.
Confuse de ce dernier incident, exaspérée par l’insuccès de
toutes ces tentatives, la foule se mit à pousser p.083 des cris féroces.
— Ta kossaton, ta kossaton ! Ngala mangbo chidak
mayidan ! (Tuez-le, tuez-le ! Nous ne pouvons l’effrayer !)
hurlait-on de tous côtés dans la vallée.
Un glaive à deux poignées fut tendu au Pombo, qui le tira du
fourreau.
— Tuez-le, tuez-le !
cria de nouveau la foule, en excitant encore mon bourreau. Mais
celui-ci, n’ayant pas surmonté la crainte que venait de lui inspirer
l’accident du fusil, et l’attribuant évidemment à l’action d’un pouvoir
caché, et non pas au fait que l’arme était trop chargée, hésitait à
s’avancer.
Je profitai de ce répit pour déclarer qu’ils me tueraient s’ils
voulaient, mais que s’ils me tuaient aujourd’hui, ils mourraient tous
demain, — fait incontestable, tous les hommes étant mortels. Cette
déclaration les refroidit pour un moment. Mais l’excitation de la
foule était trop grande pour s’apaiser, et le Pombo fut bientôt
entraîné à un nouvel accès de frénésie. Sa figure devint
méconnaissable, et il avait tout à fait l’allure d’un fou.
Un lama s’approcha et lui glissa quelque chose dans la bouche.
Il écuma, retroussa ses manches et s’avança vers moi à pas lents
et pesants, les bras étendus, balançant de droite et de gauche la
lame nue et brillante du glaive.
Nerba, qui me tenait toujours par les cheveux, reçut l’ordre de
me faire baisser la tête. Je résistai, avec le peu de force qui me
restait et avec le courage nerveux d’un homme condamné à mourir,
Le pays sacré des lamas
159
mais résolu à rester la tête haute devant la mort. Ils pouvaient me
tuer, c’est vrai, me mettre en pièces, s’il le désiraient, mais jamais
avant que j’eusse perdu mon dernier atome de force, ces bandits
ne me contraindraient à m’incliner devant eux. Je mourrais, soit,
mais ce devait être en regardant de haut le Pombo et ses acolytes.
L’exécuteur était maintenant tout près de moi. Il tenait le glaive
de ses mains nerveuses, l’élevant très haut au-dessus de ses
épaules. Puis il l’abaissa jusqu’à ma nuque, qu’il toucha de sa lame,
Le coup de sabre
D’après la peinture de l’auteur
comme s’il voulait mesurer la distance nécessaire pour asséner un
bon coup, bien sûr. Reculant ensuite d’un pas, il releva
promptement l’arme, et l’abattit de toutes ses forces ; le glaive
passa très désagréablement près de mon cou mais ne me toucha
pas. Je ne sourcillai pas, mais je vis bien que mon attitude semblait
impressionner mon bourreau au point de lui faire peur. Il répugnait
évidemment à continuer sa diabolique représentation. Pourtant la
Le pays sacré des lamas
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foule était toujours plus impatiente et turbulente ; les lamas qui
l’entouraient l’excitaient avec des gestes de fous. Tandis que j’écris,
j’entends encore les hurlements sauvages, je vois les figures avides
de sang des spectateurs de ma torture. Évidemment contre son
gré, le Pombo recommença une fois encore l’opération. La lame
passa si près qu’elle n’alla sûrement pas à plus d’un centimètre de
mon cou.
Il semblait que mon sort était décidé. Mais, chose curieuse à
dire, même à ce point culminant du drame, je n’arrivais pas à me
représenter sérieusement que j’allais mourir. Pourquoi ? je n’en sais
rien puisque tout m’indiquait clairement que ma fin était proche ;
mais j’avais pendant tout ce temps le sentiment distinct que je p.084
vivrais pour voir le dénouement de ce drame. J’étais très peiné, si
vraiment ma fin devait être si prochaine, de ne pas revoir une
dernière fois mes parents, mes amis, et de penser qu’ils ne
sauraient probablement jamais de quelle façon j’étais mort. On
répugne toujours, naturellement, à quitter un monde dans lequel on
n’a jamais eu, pour ainsi dire, un moment d’ennui. Mais après les
dangers, les souffrances, les émotions des dernières semaines, je
ne me rendais pas compte de l’imminence du péril comme je
l’aurais fait, par exemple, si j’avais été traîné directement de mon
confortable appartement de Londres jusqu’au lieu de l’exécution.
Il est peu vraisemblable que j’oublie jamais cette scène, et je
dois dire, à la louange des Thibétains, qu’elle fut exécutée d’une
façon très pittoresque. Même les cérémonies les plus atroces ont
leur côté artistique et celle-ci, avec la pompe et l’éclat
extraordinaires que les Thibétains y avaient mis, faisait vraiment
une grande impression.
Il paraît que ce désagréable exercice du glaive précède
quelquefois la décollation au Thibet, de façon à ce que la victime
souffre davantage avant de recevoir le coup final. Je ne le savais
pas alors, mais je l’appris quelques semaines plus tard. C’est
généralement au troisième coup que la tête tombe.
Le pays sacré des lamas
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Les lamas continuaient à demander ma mort en poussant des
clameurs féroces. Mais cette fois-ci le Pombo résista avec plus de
fermeté, et refusa de continuer. Alors les lamas se rassemblèrent
autour de lui, semblant très irrités, criant, hurlant de la façon la
plus sauvage. Et toujours le Pombo tenait ses yeux fixés sur moi,
d’un air demi-respectueux, demi-effrayé, refusant d’avancer. Je
n’étais pas au bout de mes tortures. Après avoir passé par les
angoisses de la décapitation, j’allais subir les souffrances d’un
véritable écartèlement.
@
La selle de torture
Dessin de l’auteur
Le pays sacré des lamas
162
VIII
@
Nouvelles tortures. — Déballage de mes instruments. — Incidents
divers. — Divertissements offerts par le Pombo. — Scènes d’hypnotisme.
— Demandes d’oracles. — Mort certaine. — Délivrance inattendue. — En
route pour la frontière. — La passe de Loumpiya. — Taklakot. — Retour.
p.085 Mon pauvre Mansing, pendant que le Pombo et les lamas se
consultaient, étant tombé plusieurs fois de son cheval, était resté
en arrière. A ce moment l’homme qui me tenait me lâcha, un autre
me poussa par devant et je tombai sur le dos. On attacha Mansing
à la même poutre à laquelle j’étais déjà attaché. Après m’avoir
annoncé que mon domestique allait mourir le premier, on me fit
asseoir, et, pour m’empêcher de voir ce qui se passait, on me jeta
une pièce d’étoffe sur la tête. J’entendis Mansing gémir
pitoyablement, puis un silence se fit... Je l’appelai ; pas de
réponse : j’en conclus qu’on l’avait tué... On me laissa ainsi dans
l’incertitude pendant un quart d’heure, puis on me dégagea la tête,
et je pus voir mon pauvre couli gisant à terre presque inconscient,
mais, Dieu merci, encore en vie. Pour l’empêcher de me répondre,
quand je l’avais appelé, on lui avait mis la main sur la bouche, en le
serrant au point de l’étrangler. Il se remit peu à peu.
Nous fûmes avertis que notre exécution était renvoyée au jour
suivant, de façon qu’on pût nous torturer davantage. Nous
profitâmes du répit pour demander à manger ; cette demande,
assez naturelle, sembla amuser beaucoup les Thibétains, qui
éclatèrent de rire. Comme ils continuaient à nous parler de notre
prochaine décapitation, je leur dis que ce supplice ne nous causerait
évidemment aucune douleur, car nous serions morts de faim
auparavant.
Ce raisonnement produisit-il son effet ? Ou d’autres motifs
intervinrent-ils ? Je ne sais. Toujours est-il que quelques-uns des
lamas les plus brutaux redevinrent polis et nous traitèrent p.086 avec
Le pays sacré des lamas
163
une sorte de déférence. Deux d’entre eux se rendirent au
monastère, et en revinrent avec du tsamba et du thé. J’ai rarement
fait un meilleur repas, bien que les lamas m’enfonçassent la
nourriture dans la bouche presque à m’étouffer.
Quand à Mansing, auquel sa religion interdisait de manger des
mets touchés par des gens d’une caste différente, on lui permit de
lécher une écuelle de bois. J’étais si peu dégoûté moi-même, que
j’en fis autant de ma dernière écuelle, lorsque les lamas eurent
refusé de me donner davantage.
Nous étions restaurés, et nous sentions que notre situation
s’améliorait. Mais cela ne dura guère. Sur les ordres d’un lama qui
sortit soudain de la lamaserie voisine, je fus saisi et mis de nouveau
debout sur l’angle de la poutre, les jambes encore plus écartées
qu’auparavant. Puis les lamas, plus féroces que jamais, me tirèrent
les bras par derrière et attachèrent une corde à la chaîne qui
réunissait mes menottes. Après quoi, ils passèrent la corde dans un
trou percé au sommet d’un grand poteau dressé derrière moi, et,
tirant sur la corde, ils tendirent mes bras en l’air à tel point qu’ils
les auraient certainement cassés si j’avais été moins souple. Quand
ils furent arrivés au maximum de tension qu’on pouvait atteindre
sans me déchirer, ils fixèrent la corde, et je restai à demi suspendu,
ayant la sensation que tous mes os s’allongeaient et se déboîtaient.
Naturellement le poids de mon corps, en le faisant descendre,
devait aggraver les souffrances de ce supplice terrible, qui est en
réalité une forme de l’écartèlement. Mansing, les pieds également
attachés à la poutre de bois, était quant à lui suspendu à un autre
poteau en face de moi.
La souffrance était aiguë : les tendons des jambes et des bras
étaient affreusement étirés et l’épine dorsale courbée de telle façon
qu’elle était comme ployée en deux. Les omoplates, réunies
presque à se toucher, pressaient les vertèbres internes et
produisaient une douleur effroyable dans les vertèbres lombaires.
Le pays sacré des lamas
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L’écartèlement
Dessin de l’auteur
Et comme si notre supplice n’était pas suffisant, une même
corde passée autour du cou de Mansing et du mien nous réunissait
tous les deux.
Une grosse pluie commença à tomber ; à demi nus, car nos
vêtements avaient été déchirés, nous étions alternativement glacés
de froid et brûlés de fièvre. Des soldats nous entouraient, avec des
chiens de garde attachés à des piquets. Convaincus qu’il nous était
impossible de nous échapper, ils ramenèrent leurs couvertures sur
leurs têtes et furent bientôt endormis. Comme l’un deux, dans son
sommeil, poussait peu à peu son sabre hors de la couverture, l’idée
me vint d’une tentative de fuite.
Deux ou trois heures plus tard, l’obscurité était devenue
profonde. Grâce à l’extrême souplesse de mes mains, je réussis à
retirer ma main droite de mes menottes, et, après une heure
d’efforts, je parvins à détacher la corde qui liait les pieds de Mansing.
Je lui dis à mi-voix de pousser le sabre vers moi jusqu’à ce qu’il fût à
ma portée ; je me proposais de couper mes liens et ceux de
Mansing, après quoi, ayant une arme en notre possession, nous
aurions fait une audacieuse tentative pour reprendre notre liberté.
Le pays sacré des lamas
165
Malheureusement, Mansing n’était pas très agile : content de se
sentir délivré, il remua maladroitement ses jambes raidies ; les chiens
s’en aperçurent et se mirent à aboyer. En un instant nos gardiens
furent éveillés ; mais, peureux comme toujours, ils disparurent à la
recherche d’une lumière, afin d’examiner l’état de nos liens.
Je pus heureusement remettre ma main dans mes menottes, et,
lorsque les hommes revinrent, je fis semblant d’être profondément
endormi. Ils virent que les liens des pieds de Mansing étaient
défaits, mais que mes menottes et mes cordes étaient restées
attachées.
Ce mystérieux événement inspira une vraie frayeur à nos
Thibétains : ils se mirent à crier, appelant à p.087 l’aide. En un
instant nous fûmes entourés d’une troupe de soldats armés
d’épées. L’un d’eux, plus brave que les autres, donna quelques
coups de fouet à Mansing et nous avertit que, si l’on retrouvait nos
cordes défaites, nous serions immédiatement décapités. Puis le
pauvre couli fut de nouveau attaché, avec des nœuds plus serrés
que jamais.
Vers six ou sept heures du matin, on vint cependant lui délier les
pieds, mais je fus laissé dans la même position. Heures après
heures se passèrent ainsi : mes jambes, mes bras, mes mains
étaient devenus peu à peu insensibles ; je ne souffrais plus.
J’éprouvais la sensation toute particulière d’avoir une tête vivante
sur un corps inerte.
Le jour qui venait de naître fut rempli d’étranges incidents. Le
soleil était déjà haut dans le ciel, lorsque le Pombo, escorté de
plusieurs lamas, sortit à cheval du monastère pour gagner sa tente.
On ouvrit alors mes boîtes d’instruments scientifiques, que les
soldats et les lamas considéraient avec un mélange amusant de
curiosité et de précaution. Il me fallut expliquer l’usage de chaque
instrument ; chose difficile, étant donné l’ignorance des Thibétains
et ma faible connaissance de leur langue. Après le sextant, et les
thermomètres, on sortit une série de boîtes de plaques
Le pays sacré des lamas
166
photographiques, qui furent ouvertes boîte après boîte. Tous mes
précieux négatifs se trouvèrent ainsi détruits en un instant.
Ils furent aussi fort intrigués de ma boîte de couleurs. Mais ce
qui attira le plus leur attention, ce fut une somme considérable en
or et en argent qu’ils trouvèrent dans l’une des boîtes. Le Pombo
déclara qu’aucune pièce ne devait être volée.
Je saisis cette occasion pour faire à la lamaserie une offre de
500 roupies, et je priai en même temps le Pombo d’accepter mon
martini-henry, qui paraissait lui plaire. Les deux présents furent
refusés : la lamaserie, me dit-on, était très riche, et la position
officielle du Pombo ne lui permettait pas de porter un fusil. Il fut
néanmoins très touché de l’offre et vint m’en remercier en
personne. Ces bandits ne manquaient pas d’une certaine courtoisie.
La caisse imperméable était à peu près vide. Le Pombo en sortit,
d’un air soupçonneux, un curieux objet aplati.
— Qu’est cela ? me demanda-t-il.
Ma vue avait été si obscurcie que je ne pus tout d’abord rien
distinguer. Mais j’y reconnus à la fin ma grande éponge, longtemps
égarée, que Chanden Sing avait logée au fond de la caisse,
empilant par-dessus les lourdes boîtes de plaques photographiques.
Elle était absolument desséchée et aplatie. Les Thibétains la prirent
pour de l’amadou et n’osaient pas la toucher, de peur d’une
explosion. Puis, ayant satisfait leur curiosité, ils la jetèrent. Elle
tomba par hasard dans une flaque d’eau. C’était là une occasion
admirable d’effrayer mes bourreaux. J’adressai donc à l’éponge une
prétendue incantation faite de mots anglais sans p.088 aucune suite.
Ma conduite étrange excita leur attention ; aussi ne purent-ils
dissimuler leur terreur lorsqu’ils virent, au bruit de mes paroles,
l’éponge se gonfler peu à peu et reprendre ses dimensions
naturelles. Ils s’enfuirent dans toutes les directions.
Mais une scène plus amusante encore allait se produire. Ayant
pris leur courage à deux mains, les lamas revinrent à mes bagages.
Le pays sacré des lamas
167
L’un d’eux saisit mon martini-henry, et les autres le pressèrent de
faire feu. J’expliquai au premier comment il fallait charger ; il prit
une cartouche et la plaça dans la culasse ; mais il ne voulut pas,
malgré mes conseils, fermer le mécanisme au cran de sûreté. Je
l’avertis des conséquence possibles ; pour toute réponse il me
frappa d’un coup de crosse sur la tête.
Les Thibétains ont la coutume, quand ils visent avec leurs fusils
à mèche, qui sont munis de « fourchettes », de se mettre la crosse
devant le nez, au lieu de l’appuyer, comme nous, à l’épaule. Le
lama visa ainsi un de mes yaks qui paissait tranquillement à une
trentaine de mètres. Il tira la gâchette, au milieu de l’attention
générale. Le coup partit, avec un bruit extraordinaire, la bouche du
canon éclata, et le violent recul de l’arme donna au lama un coup
terrible en plein visage. Le fusil, échappant de ses mains, décrivit
une parabole dans les airs, et le lama, tombant à la renverse, resta
étendu sur le sol, tout saignant, pleurant comme un enfant, un œil
arraché et la mâchoire à moitié cassée. L’explosion s’était-elle
produite parce que le mécanisme avait été mal fermé, ou parce que
de la terre s’était introduite dans la bouche du fusil ? Je ne sais.
Mais je ne pus dissimuler ma satisfaction de l’accident, dont la
victime était un des lamas qui avaient demandé ma tête avec le
plus d’acharnement.
Le Pombo, qui m’avait regardé, durant la plus grande partie de
l’après-midi, d’un air où la pitié se mêlait au respect, joignit ses
rires aux miens. Je crois qu’il était plutôt satisfait de l’accident. Il
s’était demandé jusqu’ici s’il fallait m’exécuter, oui ou non ; après
ce qui venait de se passer, il inclinait décidément pour la négative.
Il tint avec les lamas et les officiers une consultation, à la suite de
laquelle quelques officiers vinrent détacher mes pieds de la poutre ;
mes mains conservèrent leurs menottes, mais on enleva la corde
qui les tenait au poteau. Quand les cordes furent sorties des sillons
profonds qu’elles avaient creusés autour de mes chevilles, de
grands morceaux de peau s’en détachèrent. Ainsi finirent les vingt-
Le pays sacré des lamas
168
quatre heures les plus terribles que j’aie passées de ma vie. Étendu
comme je l’étais sur le sol, je sentis d’abord très peu de
soulagement ; p.089 mon corps et mes jambes étaient raides ; la
sensibilité ne leur revenant pas, je commençais à craindre que je
n’eusse définitivement perdu l’usage de mes pieds. Ce ne fut qu’au
bout de trois heures que le sang recommença à circuler dans mon
pied droit, mais ce retour de la circulation me causa des souffrances
intenses. Elles n’auraient pas été plus grandes si l’on m’avait
introduit dans la jambe des lames de couteau. Mes bras se remirent
plus rapidement.
Dans l’intervalle, le Pombo, soit qu’il voulût m’amuser, soit qu’il
désirât simplement me montrer ses richesses, donna l’ordre
d’amener une centaine de chevaux, quelques-uns magnifiquement
harnachés. Il monta le plus beau et, tenant à la main le terrible
taram, il fit le tour de la colline sur laquelle se dressaient la
lamaserie ou monastère et le fort.
Il harangua ensuite ses hommes, et alors commença une série
de divertissements : on choisit d’abord les meilleurs tireurs, qui
avec leurs fusils à mèche visèrent à tour de rôle mes deux pauvres
yaks ; quoique ceux-ci ne fussent qu’à quelques mètres, aucun
coup ne les atteignit ; les tireurs visaient cependant avec soin, et le
sifflement des balles dans l’air me disait assez qu’ils tiraient
sérieusement.
Vinrent ensuite des courses de chevaux que, malgré mes
souffrances, je trouvai fort intéressantes. D’abord les chevaux
coururent deux par deux. La dernière course fut exécutée par les
deux plus forts champions, et le vainqueur reçut un kata. Puis des
cavaliers, lancés au grand galop, s’exercèrent à relever un kata
qu’on avait laissé tomber à terre. Un autre exercice consistait en
ceci : un homme se tenait debout à quelque distance, un camarade
se dirigeait vers lui au grand galop, le saisissait par ses vêtements
et le posait sur sa selle.
Les courses terminées, le Pombo se dirigea vers sa tente, dont la
Le pays sacré des lamas
169
porte avait six mètres de longueur. Quelques soldats m’y traînèrent,
de façon que je pusse voir ce qui se passait dans l’intérieur. Le
Pombo y entra, suivi de deux gros lamas qui la fermèrent pour
quelques minutes, puis la rouvrirent. Dans l’intervalle un gong avait
convoqué les lamas du monastère, et au bout d’un moment toute
une bande était venue s’installer dans la tente.
p.090 Le Pombo, avec son vêtement jaune, ses culottes, son
chapeau à pointes, était assis au centre, dans un fauteuil à haut
dossier ; à ses côtés se tenaient debout les deux lamas qui l’avaient
accompagné. Il se trouvait évidemment dans un état de crise
hypnotique. Il était assis sans mouvement, les mains posées à plat
sur ses genoux, la tête droite, les yeux fixes. Il demeura ainsi
pendant quelques minutes ; tous les soldats et toutes les autres
personnes qui s’étaient rassemblées devant la tente tombèrent
alors à genoux, posèrent leurs bonnets par terre, et se mirent à
marmotter des prières. Un des deux lamas, qui semblait avoir une
grande puissance mesmérique, posa la main sur l’épaule du Pombo,
tandis que celui-ci éleva lentement les bras, en étendant les mains,
et resta longtemps sans mouvement, dans un état cataleptique. Le
lama toucha ensuite le cou du Pombo avec ses pouces, ce qui lui fit
décrire avec la tête un rapide mouvement circulaire de gauche à
droite. Puis l’hypnotiseur prononça certains exorcismes, et le Pombo
commença à se livrer à des contorsions serpentines très
extraordinaires, remuant et tordant ses bras, sa tête, son torse et
ses jambes. Son accès de frénésie dura ainsi quelque temps ; alors
les dévots se rapprochèrent peu à peu de lui, priant avec ferveur et
poussant de profonds soupirs mêlés de cris d’étonnement ou même
de terreur.
A intervalles réguliers, les figures de cette danse bizarre se
terminaient par une posture étrange : le Pombo se pliait en deux,
mettant la tête entre ses jambes, son long chapeau posé sur le sol.
Pendant qu’il était dans cette position, les assistants allaient l’un
après l’autre toucher ses pieds et lui faire de profondes révérences
Le pays sacré des lamas
170
et des salaams. A la fin, l’hypnotiseur, saisissant entre ses mains la
tête du Pombo, le regarda fixement dans les yeux, lui frotta le front
et le réveilla. Le Pombo était pâle et épuisé. Il s’étendit dans son
fauteuil : son chapeau tomba de sa tête, qui se montra entièrement
rasée, comme il convient à un lama. Des katas furent distribués à
tous les Thibétains présents, qui les plièrent et les serrèrent dans
leurs habits.
Le Pombo sortit de sa tente. Je lui dis que la danse était très
belle, mais que j’avais faim : il me fit apporter un plat contenant un
délicieux ragoût de yak, et du tsamba en abondance ; mais, malgré
ma faim, je ne pus manger grand-chose, sans doute à cause des
souffrances physiques que j’avais endurées.
La nuit venue, j’eus de nouveau les pieds fixés à la poutre et les
mains au poteau, mais avec quelques adoucissements à ma peine :
les jambes étaient moins écartées, les bras moins tendus. Dans la
soirée, une demi-douzaine de lamas arrivèrent du monastère avec
une lumière et un grand bol de cuivre qui était censé contenir du
thé ; le lama blessé par l’explosion du fusil était avec eux, il insista
tant pour me faire boire que j’eus des soupçons. Ils portèrent le bol
à mes lèvres ; je ne bus qu’une gorgée que je crachai aussitôt :
j’avais cependant avalé quelques gouttes, et peu de minutes après
je fus saisi de violentes douleurs d’estomac. Je ne puis qu’en
conclure que le breuvage était empoisonné.
Les lamas n’avaient pas encore pris de parti sur ce qu’il fallait
faire de nous. Un certain nombre d’entre eux voulaient encore
qu’on nous décapitât ; mais d’autres, et parmi eux le Pombo,
étaient presque résolus, depuis la nuit précédente, à nous renvoyer
à la frontière. Malheureusement, comme je l’appris plus tard, le
Pombo avait eu cette nuit même une vision à mon sujet. Un esprit
lui avait dit que, si l’on ne nous tuait pas, lui et son pays
souffriraient de grands malheurs. Il avait ajouté :
— Vous pouvez tuer le Plenki et personne ne vous punira.
Les Plenkis ont peur de combattre les Thibétains.
Le pays sacré des lamas
171
Chez les lamas, on ne prend aucune décision importante sans
avoir recours aux incantations et aux sciences occultes ; aussi le
Pombo ordonna-t-il à un lama de couper une boucle de mes
cheveux, ce qu’il fit en se servant d’un couteau très émoussé. Puis,
prenant les cheveux dans la main, il s’en alla à la lamaserie
consulter l’oracle. Il paraît qu’après certaines incantations, l’oracle
répondit qu’on devait me décapiter, et que sans cela le pays
courrait un grand danger.
p.092 Le Pombo, qui semblait désappointé, me fit couper l’ongle
d’un orteil pour le montrer à l’oracle, qui consulté, donna la même
réponse.
On devait finalement, comme c’est l’ordinaire dans de
semblables consultations, présenter à l’oracle un morceau d’un
ongle de mes doigts. Le lama qui était en train de le couper
examina mes mains et écarta mes doigts, en exprimant une grande
surprise. En un instant tous les lamas et les soldats vinrent tour à
tour examiner mes mains : c’était la répétition exacte de ce qui
s’était passé au monastère de Tucker. Le Pombo lui-même, ayant
été informé, vint regarder mes doigts, et toutes les opérations
furent immédiatement suspendues.
Lorsque je fus relâché, quelques semaines plus tard, je pus
apprendre des Thibétains la raison de leur étonnement. J’ai les
doigts liés plus haut que ce n’est le cas chez la plupart des gens, et
cela est très considéré au Thibet. Un charme règne sur la vie d’un
possesseur de doigts pareils ; quoi qu’on lui fasse, il ne lui arrivera
aucun mal. Sans vouloir discuter si, oui ou non, un charme a régné
sur ma vie au Thibet, il est certain que cette superstition influa
beaucoup sur la décision finale du Pombo.
Il ordonna que ma vie serait épargnée et que je devrais, le jour
même, partir pour la frontière hindoue. Il prit dans mon propre trésor
une somme de cent vingt roupies, qu’il mit dans ma poche, pour les
besoins du voyage. Bien qu’on me laissât mes chaînes, je devais, me
dit-il, être traité avec bienveillance, ainsi que mes domestiques.
Le pays sacré des lamas
172
Lorsque tout fut prêt, Mansing et moi nous fûmes reconduits à
pied à Toxem, escortés d’une cinquantaine de cavaliers. Malgré nos
blessures, nous devions marcher très vivement. J’étais traîné par le
cou, comme un chien, lorsque, épuisé et hors d’haleine, je ne
pouvais suivre le pas des chevaux.
A Toxem, je retrouvai, à ma grande joie, Chanden Sing encore
vivant. Il avait été enfermé comme prisonnier dans la maison de
garde : il était resté là pendant trois jours, debout, attaché à un
poteau. Durant tout ce temps, il n’avait eu ni à boire ni à manger, et il
était presque mourant. On lui avait annoncé que j’avais été décapité.
Nous passâmes la nuit dans la maison, au milieu d’une bruyante
compagnie de soldats et de femmes qui nous empêchèrent de
dormir. Le lendemain, au lever du soleil, nous fûmes placés,
Chanden Sing et moi, sur des yaks, et non pas sur des selles, mais
sur des bâts semblables à ceux que j’ai déjà décrits. Le pauvre
Mansing fut obligé de marcher, la corde au cou, et battu sans
miséricorde lorsqu’il restait en arrière. Nous avions une forte escorte
pour empêcher toute évasion. Mais comme nous trouvions à tous les
campements des relais de yaks et de chevaux, nos marches furent
très rapides. En cinq jours, nous fîmes 286 kilomètres.
Nous souffrîmes beaucoup pendant ces longues étapes. Les
soldats nous maltraitaient et ne nous laissaient manger que tous les
deux ou trois jours, pour nous empêcher de devenir trop forts.
Epuisés, meurtris comme nous l’étions, nous souffrions encore le
martyre à monter sur ces misérables yaks. Tout ce que nous avions
nous avait été enlevé. Nos vêtements étaient en haillons et couverts
de vermine. Nous étions sans chaussures, et littéralement nus.
Les premiers, jours, nous marchâmes généralement depuis le
lever du soleil jusqu’à une heure ou deux après son coucher. Quand
nous atteignions un camp, on nous descendait de nos yaks, et, en
sus des menottes que nous avions aux mains, nos geôliers en
fixaient d’autres à nos chevilles.
Le pays sacré des lamas
173
Étant ainsi en sûreté, on nous laissait dormir en plein air, sans
couverture d’aucune sorte, étendus souvent sur la neige, ou
inondés de pluie.
Je parvins, non sans risques, à tenir un journal de mon retour,
sur une petite feuille de papier qui était restée dans ma poche. Je
tirais mes mains de mes menottes, et, me servant comme plume
d’un morceau d’os que j’avais ramassé, comme encre de mon sang,
je pus prendre quelques brèves notes chiffrées et faire le levé
approximatif de notre route. Bien entendu, comme je n’avais pas
d’instruments, je ne pus prendre de positions astronomiques qu’au
juger et d’après le soleil. Nous suivîmes en gros le Brahmapoutre,
sur une ligne tracée plus au sud que celle de notre voyage d’aller,
jusqu’à ce que nous eûmes atteint la frontière de la province du Yu-
Tzang (ou de Lhassa). J’eus la chance, arrivé à l’endroit où se
réunissent les deux branches principales du Brahmapoutre, que les
Thibétains me fissent suivre celle du sud, précisément celle que je
n’avais pas suivie à l’aller. Elle naît par environ 83° 6’ 30" longitude
est de Greenwich et 30° 33’ latitude nord, dans un petit lac au
milieu d’une grande plaine. Je donnai p.093 mon propre nom à la
source du nord ; c’est un procédé que, je l’espère, on ne trouvera
pas immodeste, puisque je suis le premier Européen à l’avoir vue.
Quand nous eûmes quitté la province de Yu-Tzang, nos guides
relâchèrent un peu de leur cruauté. Ils nous autorisèrent, par
exemple, à acheter quelques vivres et consentirent à ôter nos
menottes pour nous laisser manger.
Nous dirigeant au nord-ouest, nous croisâmes notre première
route pour la longer ensuite, à quelques kilomètres au nord, sur un
plateau ondulé, de formation argileuse où l’on rencontrait de
nombreux campements.
Nous atteignîmes enfin le village et le monastère de Tucker, au
bord du lac Mansarouar. Là, on nous enleva nos fers, et nous nous
sentîmes relativement libres ; mais, où qu’il allât, chacun de nous
était toujours accompagné par quatre hommes.
Le pays sacré des lamas
174
Les lamas, si bienveillants lors de notre première visite, se
montrèrent cette fois très maussades et grossiers. Nous ayant vus
arriver, ils se retirèrent dans le monastère, en fermant la porte
derrière eux.
Le lendemain, survinrent un nommé Souna et son frère, que
j’avais rencontrés à Garbyang. Ils me dirent que la nouvelle était
parvenue en Inde que nous avions été décapités, moi et mes deux
domestiques ; là-dessus, le docteur Wilson et Karak Sing, le
« Pechkar politique », avaient passé la frontière pour vérifier les
faits. J’appris avec une joie intense qu’ils étaient encore à Taklakot,
et j’obtins de Souna qu’il s’y rendrait aussitôt qu’il pourrait, afin de
les informer que j’étais prisonnier.
Nous nous étions à peine remis en marche qu’un cavalier vint
vers nous, avec un ordre sévère du Djong Pen de Taklakot
interdisant de nous conduire plus avant sur la route de la passe de
Lippou, et ordonnant de nous emmener par la passe de Loumpiya.
Comme cette dernière était infranchissable en cette saison par
cette route, nous allions être obligés de marcher encore une quinzaine
de jours, en bonne partie sur la glace et la neige. Affamés et épuisés
comme nous étions, nous aurions infailliblement succombé.
Nous demandâmes qu’on nous conduisit à Taklakot ; mais ce fut
inutile, d’autant plus que de nouveaux messagers étaient venus
confirmer les ordres du Djong Pen. Il nous fallut donc abandonner
la route de Taklakot et nous diriger vers la passe de Loumpiya.
C’était un assassinat pur et simple : les Thibétains s’en rendaient
compte ; mais, en cas d’ennuis, ils avaient toujours la ressource de
pouvoir dire que nous étions morts naturellement dans les neiges.
p.094 Nous résolûmes alors de jouer notre dernière carte. Quand
nous eûmes fait cinq kilomètres à l’ouest de la route de Taklakot,
nous nous refusâmes à aller plus avant dans cette direction. Nous
prévînmes nos gardes que, s’ils essayaient de nous contraindre, nous
étions tout prêts à les combattre, car de mourir ici de mort violente,
Le pays sacré des lamas
175
ou de mourir gelés sur le Loumpiya, cela nous importait peu. Nos
gardes, embarrassés, se décidèrent à passer avec nous la nuit en cet
endroit et à faire demander au Djong Pen de nouvelles instructions.
L’ordre étant venu dans la nuit de nous faire avancer coûte que
coûte, nos gardes se préparèrent en conséquence, dès le matin, à
partir. Nous rassemblâmes alors ce qui nous restait de force, et nous
attaquâmes soudain notre escorte à coups de pierres ; chose
incroyable, ces lâches soldats tournèrent les talons et s’enfuirent.
Nous attaquons nos gardes à coups de pierres
D’après la peinture de l’auteur
Nous reprîmes la direction de Taklakot, suivis à distance par ces
coquins, qui nous suppliaient de ne pas leur résister, nous disant
que leurs têtes étaient en jeu.
Au bout de quelques kilomètres, nous rencontrâmes une troupe
de soldats et de lamas envoyés contre nous par le Djong Pen. Dans
l’état où nous nous trouvions, il était inutile de songer à lutter
contre de telles fatalités. Dès que les hommes nous eurent aperçus,
ils s’apprêtèrent à tirer.
Je m’avançai pour parler au ministre de Djong Pen, Lap-Sang, et
à son secrétaire, qui étaient à la tête de la troupe. Ils insistèrent
Le pays sacré des lamas
176
pour nous faire passer par la passe de Loumpiya, alors que nous
étions à deux pas de la frontière. Nous protestâmes vigoureusement,
déclarant que nous aimions mieux mourir où nous étions. Nous leur
demandâmes donc de nous tuer séance tenante.
Nous étions presque arrivés à Kardam, lorsqu’un cavalier, lancé en
plein galop, nous cria de nous arrêter et tendit une lettre à Lap-Sang.
La lettre contenait l’ordre de nous conduire immédiatement à Taklakot.
Nous revînmes donc sur nos pas, le long du plateau qui domine
la rivière de Gakkon, et nous arrivâmes à la nuit au village de
Dogmar, une curieuse localité, dans une vallée formée par deux
falaises d’argile. Les habitants vivent dans des trous du rocher.
A peine étions-nous arrêtés qu’une nouvelle lettre du Djong Pen
nous apprenait qu’il avait changé d’avis et que, réflexion faite, nous
devions passer par le Loumpiya.
Mais dans la nuit arrivèrent toute une troupe d’officiers et de
soldats, avec l’ordre, de la part du Targum de Barca, un chef aussi
puissant que le Djong Pen, de ne nous laisser, sous aucun prétexte,
traverser sa province, non plus que de franchir le Loumpiya. C’était
là une situation à la fois amusante et irritante : aucune route de la
frontière ne nous était ouverte.
J’encourageai vivement les hommes du Targum de Barca à lutter
contre ceux du Djong Pen, pour m’empêcher de franchir le Loumpiya.
Ils me demandèrent si je les assisterais. Je dis que oui, et, quoique
n’ayant guère de confiance en leur courage, j’acceptai le poste, qu’ils
m’offrirent, de général en chef. Nous préparâmes notre plan
d’attaque, et le lendemain matin, monté sur un bon cheval, je partis
gaiement pour Taklakot, à la tête d’une nombreuse cavalerie. Mes
Thibétains, pleins d’ardeur, déclaraient qu’ils haïssaient les hommes
du Djong Pen, et qu’ils allaient les massacrer ; mais leurs discours
cessèrent soudain, lorsque nous entendîmes le bruit des clochettes
des chevaux ennemis. J’encourageais de mon mieux mes hommes,
mais une véritable panique s’emparait d’eux. Quand les hommes du
Le pays sacré des lamas
177
Djong Pen furent en vue, j’eus l’étrange spectacle de deux armées
rangées face à face, et chacune dans une mortelle terreur de l’autre.
Malgré mes remontrances, les deux adversaires déposèrent
précipitamment leurs fusils et leurs sabres : une conférence eut lieu
dans laquelle tout le monde sembla prêt à obliger tout le monde,
excepté moi.
Au milieu de ces transactions arriva un messager du Djong Pen,
nous accordant enfin, à la satisfaction générale, la permission de
nous rendre à Taklakot. Mon armée reprit la route du nord-ouest,
tandis que, dépouillé du haut grade que j’avais occupé quelques
heures, je redevenais un particulier et un prisonnier. Accompagnés
d’une bonne escorte, nous descendîmes la vallée de Gakkon, puis,
passant à travers une région très peuplée et laissant deux monastères
Monastère et forteresse de Taklakot Dessin de Boudier
Le pays sacré des lamas
178
monastères à notre droite, nous fîmes le tour du haut et
pittoresque rocher au sommet duquel s’élèvent le fort et les
monastères de Taklakot. Arrivés sur le pont en bois qui franchit le
Gakkon, nous aperçûmes au pied de la colline un grand campement
des Chokas venus pour échanger des produits avec les Thibétains ;
nous piquâmes des deux et nous p.095 nous retrouvâmes bientôt au
milieu d’amis qui furent fort surpris de nous voir. Le docteur Wilson
était là aussi ; il eut grand-peine à nous reconnaître, et parut très
ému en voyant l’état où nous étions. Tout le monde rivalisa
d’amabilité envers nous. De toutes parts on nous apporta des
vivres, que nous dévorâmes avec des appétits d’affamés, en outre
Karak Sing le « Pechkar » et le docteur Wilson me fournirent des
vêtements, chose bien nécessaire, car les haillons qui me restaient
étaient littéralement grouillants de vermine.
L’expédition de secours sur le Lippou
Plus tard dans la journée, le docteur Wilson examina mes blessures
et envoya son rapport à ce sujet au gouvernement de l’Inde, au
commissaire de Koumaon et au député commissaire d’Almora.
Les soins de mes hôtes, la bonne nourriture m’eurent bientôt
rétabli. Au bout de quelques heures j’avais oublié déjà les privations
et les souffrances que je venais d’endurer. Je restai trois jours à
Taklakot ; pendant ce temps les Thibétains rapportèrent une partie
de mon bagage confisqué ; j’eus le plaisir d’y voir figurer mon
journal, mes notes, mes cartes et croquis.
Le pays sacré des lamas
179
J’appris ensuite de mes amis comment on avait obtenu ma
délivrance. Le docteur et Karak Sing, ayant entendu dire que mes
domestiques et moi avions été décapités, passèrent la frontière
pour faire une enquête et recouvrer ce qui m’appartenait. Ils
apprirent par Souna, mon messager du lac Mansarouar, que j’étais
encore en vie, mais prisonnier et mourant de faim. N’ayant pas de
forces suffisantes pour aller à ma rencontre, ils se bornèrent à faire
de vives représentations au Djong Pen de Taklakot, le menaçant de
l’envoi d’une armée si je n’étais pas mis en liberté ; un autre de
mes amis, le Pandit Gobaria, le commerçant choka le plus influent
du Bhot, s’était joint à ces représentation, et le Djong Pen, malgré
ses répugnances, finit par consentir à ce qu’on m’amenât à
Taklakot. On a vu que cette permission avait été retirée, puis de
nouveau confirmée. C’est donc uniquement aux bons offices de ces
messieurs que je dois d’être aujourd’hui en vie.
M. Landor, après sa détention chez les Thibétains
Après quelques jours de repos, nous prîmes la route de l’Inde, et
ayant franchi le passage de Lippou (5.117 mètres), je me retrouvai
enfin en territoire britannique. Nous descendîmes par petites étapes
jusqu’à Gungi où, à cause de ma faiblesse, je dus rester quelques
jours dans le dispensaire du docteur Wilson. Sous l’influence de ses
bons soins et d’un bon régime, notre état s’améliora avec une
rapidité merveilleuse.
Le pays sacré des lamas
180
Quand je fus un peu rétabli, je fis une petite excursion au village
népalais de Tinker, d’où l’on a une vue magnifique sur les pics
neigeux qui séparent le Népal du Thibet.
Village de Tinker, au Népal Dessin de Taylor, d’après une photographie
Puis, désireux de rentrer le plus vite possible en Europe, je
partis pour Garbyang.
La route de la Nerpani s’était effondrée en deux ou trois endroits.
La route effondrée
Le pays sacré des lamas
181
A Askote, je rencontrai M. J. Larkin, envoyé pour faire une
enquête sur mes aventures, je rebroussai chemin avec lui.
Le retour. M. Larkin et ses compagnons attendant en vain les Thibétains.
Nous remontâmes jusqu’au col de Lippou, où nous avions donné
rendez-vous au Djong Pen, ou à ses délégués. Nous y attendîmes
quelques jours dans un endroit abrité, à quelques centaines de
pieds au-dessous du point culminant ; mais, aucun Thibétain
n’apparaissant, nous repartîmes
dans l’après-midi du 12 octobre,
tournant définitivement le dos aux
régions interdites. C’est à notre
camp de Lippou que je me
procurai la satisfaction assez rare
d’une douche à 4.950 mètres
d’altitude. Chanden Sing, ayant
cassé la glace dans une rivière,
me versa l’eau sur la tête, tandis
que j’étais pieds nus dans la
neige ; l’eau se congela
immédiatement sur mes épaules,
Une douche de glace cassée et de neige fondue à 4.950 mètres d’altitude
Le pays sacré des lamas
182
et en un instant j’eus des glaçons pendant des deux côtés de mon
cou, et une vraie couverture de glace sur le dos.
p.096 Comme la mauvaise saison commençait, les Chokas étaient
presque tous revenus du Thibet et reprenaient leurs quartiers d’hiver
à Dharchouda ; nous en vîmes, en passant, qui réparaient les toits
effondrés de leurs habitations. En même temps, un grand nombre de
Thibétains étaient venus hiverner sur le territoire britannique, et l’on
pouvait voir leurs camps le long de la route, partout où il y avait
assez d’herbe pour leurs troupeaux. Aussi longtemps qu’ils étaient
dans le pays de Bhot, même sur territoire britannique, ils gardaient
une attitude insolente. Mais dès qu’ils en étaient sortis et que les
Hindous succédaient aux Chokas, leur manière d’être se
transformait ; au lieu de hauteur et d’insolence, ce n’était plus que
déférence hypocrite et servilité. Près de la frontière, nous
rencontrâmes des centaines de yaks et de chevaux chargés de bois
que les Thibétains coupent dans nos forêts, et que nos propres sujets
sont obligés de transporter au Thibet, pour l’usage des Thibétains qui
ne viennent pas hiverner sur notre territoire.
A Askote, je reçus la visite du vieux Raot qui m’avait annoncé
qu’il m’arriverait malheur. Il venait constater avec satisfaction que
sa prophétie s’était accomplie.
— Je vous l’avais bien dit, s’écria-t-il, tous ceux qui
visitent les demeures des Raot auront des infortunes.
Le prophète de malheur surpris de me revoir
Le pays sacré des lamas
183
Nous passâmes rapidement à Almora et à Naini-Tal, pour
séjourner quelque temps à Aoudh, où je reçus l’hospitalité du
colonel Grigg, commissaire du Koumaon, un officier aussi intelligent
qu’énergique. Je donnai à Mansing une somme suffisante pour
« commencer quelque chose » dans la vie. Il m’accompagna jusqu’à
Kathgodam, le terminus du chemin de fer, et montra un chagrin
sincère quand il me vit monter dans le train avec Chanden Sing,
que je gardais avec moi comme domestique.
De Bombay, nous nous rendîmes directement à Florence, où
résidaient mes parents. Ils avaient souffert, dans leur anxiété,
presque autant que moi-même durant mon voyage aux régions
interdites.
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