le personnage du chacal chez les 'isawa du maroc boncourt andré

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André Boncourt Le personnage du chacal chez les 'isawa du Maroc. In: Journal des africanistes. 1978, tome 48 fascicule 2. pp. 31-61. Abstract Animal representations play an important role in the Maroccan religious confraternity of the Ъаша, whose practices are often far removed from Moslem orthodoxy. The most striking figure is the jackal, who only appears in ceremonies on the occasion of the annual pilgrimage of the "isdwa to Meknès. Thief, liar, false scholar and hypocrite, he is the protagonist in numerous and coherent representations - elements of which can be discovered in other Moroccan contextes (for example in folk tales) - and has amazing similarities to the Dogon's "Renard Pâle" (Mali). The 'isdwa's jackal is undoubtedly one of the main characters of an ancient religious system, autochtonous, but unquestionably very close to certain Saharan and Sudanese systems and which, in spite of Islam, has survived in the minds and practices of the minds and practices of the people. Citer ce document / Cite this document : Boncourt André. Le personnage du chacal chez les 'isawa du Maroc. In: Journal des africanistes. 1978, tome 48 fascicule 2. pp. 31-61. doi : 10.3406/jafr.1978.1811 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0399-0346_1978_num_48_2_1811

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Le personnage du chacal chez les 'isawa du Maroc -Boncourt André.

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Page 1: Le personnage du chacal chez les 'isawa du maroc  boncourt andré

André Boncourt

Le personnage du chacal chez les 'isawa du Maroc.In: Journal des africanistes. 1978, tome 48 fascicule 2. pp. 31-61.

AbstractAnimal representations play an important role in the Maroccan religious confraternity of the Ъаша, whose practices are often farremoved from Moslem orthodoxy. The most striking figure is the jackal, who only appears in ceremonies on the occasion of theannual pilgrimage of the "isdwa to Meknès. Thief, liar, false scholar and hypocrite, he is the protagonist in numerous andcoherent representations - elements of which can be discovered in other Moroccan contextes (for example in folk tales) - and hasamazing similarities to the Dogon's "Renard Pâle" (Mali). The 'isdwa's jackal is undoubtedly one of the main characters of anancient religious system, autochtonous, but unquestionably very close to certain Saharan and Sudanese systems and which, inspite of Islam, has survived in the minds and practices of the minds and practices of the people.

Citer ce document / Cite this document :

Boncourt André. Le personnage du chacal chez les 'isawa du Maroc. In: Journal des africanistes. 1978, tome 48 fascicule 2. pp.31-61.

doi : 10.3406/jafr.1978.1811

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0399-0346_1978_num_48_2_1811

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J. des Africanistes, 48, 2, pp. 31-61.

Le personnage du Chacal

chez les 'isawa du Maroc

ANDRÉ BONCOURT»

LA CONFRÉRIE religieuse des 'îsâxva a été fondée à Meknès, au début du xvp siècle de notre ère, par Sîdî Muhammad b/isá, dit Ših al-Kámil, qui fut disciple de plusieurs saints marocains notoires de l'époque, parmi lesquels Sîdî Atymad al-rfarùî, élève lui-même de Gazulî. La doctrine, ou "voie"(,ton#a), professée par Sih al-Kámil se présente donc comme le prolongement de la doctrine jazoulienne-chadhilienne, qui est la branche la plus répandue du soufisme maghrébin. Outre la pratique de toutes les vertus et l'accomplissement de tous les devoirs qu'exige le Coran, la }aňqa prescrit aux adeptes une discipline rigoureuse, la méditation, et surtout le dikr. par une répétition inlassable du nom de Dieu, accompagnée du contrôle du souffle et des mouvements du tronc, l'adepte purifie son corps, l'affranchit de ses liens matériels, et peut espérer atteindre un état extatique qui le met en communication directe avec Dieu. Cette pratique prend d'ailleurs toute son efficacité lorsqu'elle est collective.

La nouvelle confrérie connut rapidement un très grand succès, surtout dans les milieux populaires. Elle est aujourd'hui l'une des mieux implantées au Maroc, mais s'étend également à tout le Maghreb, et jusqu'en Libye1.

La zâiviya (maison-mère) est sise à Meknès, où est enterré le fondateur; l'un de ses descendants est en principe le chef (mizwár) de toute la confrérie. En pratique, chaque .tâ'ifa (groupe, équipe) est autonome, la famille des descendants de Sih al-Kàmil n'intervenant que lorsqu'un conflit oppose le chef d'une .td'ifa (muqaddim, pi. muqaddimîn) aux adeptes, ou plusieurs muqaddimîn entre eux. Chaque fà'ifa tient normalement une réunion (fratfra) hebdomadaire, organise des séances nocturnes (Ulát, sing, lîla) à la demande des particuliers, et participe au grand mûsim, la fête annuelle qui réunit autour du tombeau de Sih al-Kámil, au moment du mulud2, tous les adeptes de la confrérie, de quelque région qu'ils viennent.

Ce pèlerinage, comme ces réunions, sont en effet l'occasion pour les adeptes d'exprimer toute la ferveur religieuse et mystique qui les anime. Mais ils sont aussi le lieu de manifestations fort étrangères à l'islam, qui expliquent à la fois l'engouement populaire dont jouit la confrérie, et la

• Institut d'ethnologie de l'Université de Strasbourg. 1. Selon un recensement effectué en 1939 au Maroc, le nombre des adeptes de la confrérie dépasserait

20 000, ce qui la situerait en 6*" position sur 23 confréries recensées. Cf. G. Drague, Esquisse de l'histoire religieuse du Maroc, p. 121.

2. Le maulid, solennité commémorant la naissance du Prophète, est célébré le 12 rabi' I" (3r mois de l'année musulmane). Prononcé mulûd. parfois milud, au Maroc.

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réprobation, voire la répression, qu'elle suscite de la part des autorités politiques et religieuses. Parmi ces pratiques, citons: la danse extatique, animée- par un orchestre fort bruyant; l'exhibition spectaculaire de facultés particulières, comme l'insensibilité au venin, aux tessons de bouteille, aux épines de figues de barbarie ou aux lames de couteau ; la frisa, qui est un sacrifice au cours duquel certains adeptes déchirent à mains nues puis dévorent la chair crue d'un animal fraîchement égorgé, en prenant bien soin de maculer de sang leurs vêtements blancs; enfin, certaines figurations animalières, dont il sera question plus loin.

Toutes ces manifestations sont soit étrangères à l'islam, soit en contradiction directe avec ses préceptes. Les docteurs de la loi musulmane ('ulamá, sing, 'álim), comme d'ailleurs bien des observateurs occidentaux, n'ont voulu y voir que des déviations, outrances ou aberrations, doublées de charlatane- rie, l'ensemble étant le résulat de la barbarie et de l'ignorance grossière, et ayant pour effet de jeter le discrédit sur des cérémonies hautement respectables en elles-mêmes3, dont ces manifestations condamnables ne constitueraient en quelque sorte qu'une excroissance, montrueuse certes, mais périphérique.

Or, et c'est l'hypothèse essentielle sur laquelle repose cette étude, il semble bien que cette vision des choses soit erronée, et doive même être inversée. On aurait tort en effet de penser que la suppression de ces pratiques rendrait à l'aïssaouisme 4 la "pureté" de ses origines, à supposer qu'elle ait existé, ce qui n'est probablement pas le cas; c'est plutôt sa disparition à brève échéance qui en résulterait. L'aïssaouisme n'est pas un simple héritage du soufisme, que des coutumes marginales et scandaleuses auraient dénaturé. La musique, les serpents, la frisa, les personnages-animaux, n'en sont ni des bavures, ni des épiphénomènes : ils constituent au contraire les éléments essentiels, riches de signification, d'un ensemble organisé de représentations. Profondément syncrétique, l'aïssaouisme résulte en effet de l'interpénétration de deux systèmes: le système islamique, qui n'y joue bien souvent qu'un rôle de paravent; et un système que, faute de mieux, nous nommerons "autochtone" — sans vouloir préjuger par ce terme de ses origines premières, ni méconnaître toute la complexité de ses composantes -soudanaises, méditerranéennes et orientales — , et qui y occupe une position centrale.

C'est à une meilleure connaissance de ce système "autochtone" que nous tentons ici d'apporter une contribution, en étudiant un personnage- animal typique des 'isàwa, celui du chacal (dib, pi. diyâb)5.

3. Encore qu'il faille préciser qu'en réalité, malgré leur admission officielle au sein de l'islam dès le XI'" siècle de notre ère, les doctrines et pratiques mystiques issues du soufisme se sont toujours heurtées à l'hostilité des 'ulamà.

4. Convenons de nommer ainsi, avec Van Gennep et Brunei, l'ensemble des croyances et pratiques mises en œuvre par la très grande majorité des adeptes de cette confrérie.

5. Pour la commodité, nous utiliserons le terme arabe "<#6" quand il sera question du personnage qui joue, chez les 'îsâwa, le rôle du chacal, réservant le terme "chacal" pour les cas où il s'agit de l'animal lui-même, tel qu'il est par exemple mis en scène dans les contes populaires. A noter qu'en arabe, le mot "rfi'6" signifie aussi bien "loup" que "chacal". Au Maroc cependant, et dans le contexte qui nous occupe, il semble qu'il n'y ait jamais à craindre d'ambiguïté, et que "ЛА" soit toujours à traduire par "chacal"

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LE PERSONNAGE DU CHACAL 33

La très riche documentation présentée par R. Brunei dans son Essai sur la confrérie religieuse des Aîssâoûa (Paris, 1926) complétera les observations que nous avons recueillies au cours d'enquêtes menées en 1976 et 1977 dans la région de Meknès. Nous utiliserons par ailleurs certaines données relatives au chacal tel qu'il apparaît, en dehors de tout contexte confrérique, dans certaines cérémonies berbères, ainsi que dans la littérature populaire. L'utilisation de cette documentation pose un problème: on peut estimer qu'il est' arbitraire d'établir a priori un lien entre ce chacal et le dib des 'îsâwa, d'autant que les 'bâwa eux-mêmes en rejettent le plus souvent l'idée. Nous verrons plus loin s'il y a lieu, malgré tout, d'en maintenir l'hypothèse. Enfin, pour guider l'interprétation de toutes ces données, nous ferons fréquemment référence au système de pensée dogon. Les descriptions minutieuses que M. Griaule et G. Dieterlen ont données du Renard Pâle, de son rôle dans le mythe dogon, et des représentations qui lui sont attachées, nous permettront en effet d'établir des analogies avec le chacal maghrébin, et d'envisager l'hypothèse d'une parenté directe entre ces deux personnages et, par conséquent, entre les deux systèmes dont ils sont l'une des clés de voûte.

/. LES FIGURATIONS ANIMALIÈRES CHES LES 'iSAWA

I. Les personnages-animaux.

La .td'ifa est donc chez les 'ïsâvua le groupe d'adeptes, l'unité autonome, l'équipe, placée sous l'autorité d'un muqaddim (chef), et possédant .en propre un lieu de réunion {zâwiya) ainsi que les objets nécessaires au rituel: instruments de musique, vêtements cérémoniels, étendards. Elle se compose d'un nombre variable de membres, allant de 15 à 50 environ, ces chiffres n'étant qu'indicatifs; il semble qu'autrefois les fawà1 'if aient été souvent beaucoup plus nombreuses.

Le muqaddim est entouré des plus anciens, et généralement secondé dans ses tâches d'organisation par un adjoint (halîfa). Les membres les plus compétents de la .tâ'ifa tiennent les instruments de musique (percussion uniquement), dirigent les invocations et les danses collectives, relaient le muqaddim dans son rôle de chanteur soliste. La .tà'ifa loue régulièrement les services de hautboïstes professionnels (gayyaja, sing, gayyaf). Chaque .tà'ifa est en outre placée sous la responsabilité de principe de l'un des descendants de Sih al- Kamily qui participe de loin en loin à ses réunions, intervient lors des conflits internes, et représente le mizwâr, le chef suprême de la confrérie.

La plupart des nouveaux adeptes se recrutent parmi les enfants ou les adolescents, l'âge minimum requis se situant aux environs de 7 ans. Le néophyte est généralement présenté par sa famille au muqaddim de la fâ'ifa à laquelle il désire s'incorporer. Lors du rite d'affiliation, on lui donne en général un nom d'animal dont il devra par la suite, après initiation, jouer le rôle,

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et notamment imiter le cri, les attitudes, les mœurs, lors des diverses manifestations où se produira la fâ'ifa. Il conservera ce rôle, sans jamais pouvoir en changer, tant qu'il restera affilié à la confrérie, c'est-à-dire, dans la plupart des cas, durant toute sa vie: l'attribution de ce rôle est unique et définitive. En règle générale, le choix n'est pas fait de manière abitraire, mais tient compte des désirs du néophyte, et aussi de certains aspects connus ou supposés de son tempérament: si l'adepte paraît solide, combatif, courageux, on choisira pour lui le rôle du lion; s'il est vif, rusé, doué d'une bonne faconde, il sera plutôt dib, chacal.

Les "îsâwa s'en tiennent à quelques espèces bien déterminées: on n'innove jamais en ce domaine. R. Brunei cite le chameau, le chacal, le chat, le sanglier, le lion, la panthère, le chien, et signale l'apparition, rare, de la hyène6. Une autre confrérie, celle des Ifamàdsa, par ailleurs très proche des "isâwa, attribue des rôles semblables à ses adeptes; on y retrouve le lion, le chameau, le chacal, le chien, le sanglier, et parfois aussi la hyène7. Il est à noter que tous ces animaux ont leur place dans les fêtes populaires berbères, où ils apparaissent notamment au cours de cérémonies à caractère carnavalesque; mais à la différence de ce qui se passe lors des feux de Y'àsurâ par exemple, les personnages-animaux des "bâwa ne portent ni masques, ni déguisements, ni éléments de costume, le dib faisant exception à cette règle.

2. Importance de ces rôles.

De ce bestiaire varié émergent deux types, qui sont représentés dans toute .tâ'ifa, de quelque région qu'elle soit: il s'agit du lion — auquel il convient d'associer la lionne — et du chacal. Aujourd'hui, ce sont les seuls qui figurent encore dans les .tawà'if citadines, et notamment à Meknès et à Fès. Mais si certains rôles animaliers, sans doute plus marginaux, semblent être en voie de régression, il ne faudrait pas en conclure que la coutume des figurations animalières est elle-même menacée de disparition prochaine; elle est encore solide et vivace, et continue de marquer profondément les attitudes et les représentations. Ainsi, si les "îsàwa de Meknès sont lions dans leur majorité, c'est que ce rôle est toujours ressenti comme très valorisant pour celui qui le joue. Le lion est en effet un personnage craint et respecté, ce que laisse prévoir la formule prononcée par le muqaddim lors du rite d'affiliation : « Que Dieu te fasse lion et que tremblent ceux qui te voient»8. Il faut préciser que c'est le lion qui a le privilège de transpercer, de l'index et du majeur de la main droite, la panse du mouton ou de la chèvre sacrifiés pour la frisa, opération dont le succès lui confère un grand prestige. On affirme même qu'autrefois, certains lions particulièrement doués parvenaient à faire éclater le ventre d'un bœuf d'un seul coup de leur pied nu.

6. Brunei, Essai, p. 203. 7. Herber, Une fête à Moulay Idriss, p. 231. Nous laisserons de côté la question de savoir si les animaux

des tjamâdsa sont des transfuges de la confrérie des 'îsâwa, ou l'inverse, ou si plutôt les deux confréries ont puisé aux mêmes sources.

8. Brunei, Essai, p. 170.

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Le respect inspiré par le lion au sein de la iff if a rejaillit sur la personnalité de celui qui incarne cet animal, et déborde le cadre des seules manifestations rituelles, ainsi qu'en témoigne cette courte anecdote, relatée par Jilali, de Meknès. Jilali est muqaddim d'une .tâ'ifa, et lion depuis plus de trente ans. Au cours d'une des processions qui animent la ville lors des fêtes annuelles du mulud, il vit près de lui le dib d'un autre .tâ'ifa \ rempli d'ardeur mystique, il se mit en devoir de l'attaquer, lui portant, doigts projetés en avant comme pour la /me, des coups à la tête et au corps. Or, au lieu de se coucher sur le sol et de faire le mort, comme son rôle le lui prescrit, ce dib s'enfuit en injuriant son agresseur, ce qui eut pour effet de porter à son comble la fureur du lion. Le dib fut vite rattrapé, et malmené cette fois de telle sorte qu'il en garda longtemps des traces au visage. Et depuis ce jour, conclut Jilali, chaque fois qu'il rencontre ce dib à la ville, ce dernier lui prodigue toutes les marques de la plus profonde estime.

Ainsi, les relations qui existent sur le plan rituel entre les personnages- animaux au sein des jawffif sont souvent transposées sur le plan personnel. C'est qu'en effet il s'opère chez eux une interpénétration parfois impressionnante des deux personnalités, celle de l'individu et celle de l'animal qu'il incarne, et auquel il arrive, dit Brunei, de "s'identifier totalement"9. Cette identification se traduit même parfois par l'adoption du nom de l'animal: «On trouve en effet des Aîssâoûa se nommant Si Mohammad al Jml (le chameau), Ibrahim edh Dhîb (le chacal), Moâsa ba Nmr (la panthère) ou Ahmad as- Sba' (le lion). Ces dénominations ont, dans la plupart des cas, tendance à se bubstituer à l'ethnique lui-même»10.

Voici un autre détail qui permettra d'illustrer toute l'importance que les 'îsâwa attribuent, de nos jours encore, à leurs figurations animalières. Leur confrérie présente cette particularité d'admettre en son sein des femmes, peu nombreuses il est vrai. On rencontre donc parfois le personnage de la lionne, principalement dans les }awà~'if rurales des environs de Meknès. A la question: "La fille d'un 'îsâwî qui est lion peut-elle devenir une lionne?", la réponse est toujours négative, et la raison donnée par les lions est généralement formulée en ces termes: "Je ne peux pas faire quelque chose (comprendre: avoir des relations sexuelles) avec ma fille". Or il n'y a pas, ou plus, de relations sexuelles, ritualisées ou non, entre lions et lionnes11. Cette forme de relation n'existe qu'au niveau symbolique. Et cependant, l'idée que la fille d'un lion puisse devenir lionne est repoussée avec autant d'horreur que s'il était question d'un inceste véritable. C'est dire assez à quel point le plan personnel vécu et le plan symbolique se rejoignent et se confondent, aujourd'hui encore, dans les attitudes et les mentalités.

9. Brunei, Essai, p. 171. 10. Ibid. p. 171. 11. Aujourd'hui, l'hypothèse de relations sexuelles entre lions et lionnes dans les manifestations

rituelles de la confrérie semble absolument exclue, dans les villes tout au moins. Qu'en était-il autrefois? . Brunei apporte à ce sujet deux informations contradictoires: "Durant le Moussem, les rapports sexuels entre frères-animaux sont absolument interdits". (Essai, p. 172) et: "Nombreuses sont les Aîssâoûîyât [...] qui se donnent à leurs frères, pareilles à des hétaïres. Ces relations sont, toujours tenues secrètes. Leur fréquence a laissé croire à certains observateurs superficiels qu'il y avait chez les Aîssâoûa une «nuit de l'erreur» (ibid. p. 172).

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Voilà donc esquissées à grands traits quelques notions générales qui situent les figurations animalières* dans le cadre de la confrérie. Voyons à présent de plus près le personnage du dib.

3. Place du dib dans la tà'ifa.

Aujourd'hui, dans la plupart des fâwa'if de Meknès ou de Fès, il n'y a qu'un seul dib, auquel il faut ajouter un ou deux jeunes adeptes qui s'initient à ce rôle, sans en avoir encore les attributs. Les jâwa'ifde la campagne en ont généralement davantage, le nombre variant suivant leur importance numérique. Il semble qu'autrefois, le nombre optimal ait été de 3 à Meknès, tandis qu'à la campagne, il ne pouvait être inférieur à 6. Il y aurait eu également de rares dibât (sing, diba, chacal femelle).

Le rite d'affiliation du nouveau dib est beaucoup plus simple que celui du lion. Alors que dans ce dernier cas, le muqaddim crache dans la bouche de l'enfant, et pratique à l'aide du pouce une incision entre les deux yeux, en prononçant la formule rapportée plus haut, le rite se limite, pour le jeune dib, à la prononciation d'une courte jatiha (prière). Après quoi, l'enfant est en principe confié à un dib chef de clan, qui l'initiera à son rôle en dehors des séances de la confrérie. Dans la pratique, les jeunes diyâb s'initient actuellement à leur rôle en observant, au sein de la fâ'ifa, le comportement du dib attitré.

Les personnages-animaux constituent en effet des sortes de clans ayant chacun à sa tête un ših propre. Dans le clan des diyâb, ces chefs, nommés qâ'id ad-diyâb, et désignés par les muqaddimîn, étaient peu nombreux: on en comptait un pour 6 ou 7 jawâ'if. Il semble qu'à Meknès existe toujours un tel qâ'id ad-diyâb, mais le secret de son identité est jalousement gardé.

4. Costume du dib.

Le âib est chez les Ъагш le seul des personnages-animaux à être costumé. "L'élément le plus spectaculaire de son accoutrement est sa šašiyya, vaste chapeau pointu, de couleur rouge, qu'il orne lui-même en y fixant un certain nombre d'objet hétéroclites, la quantité et la variété de ces objets étant en l'occurence regardées commme des qualités. On y trouve des éléments constants: ampoules électriques, glaces rondes, colliers de verroterie et de coquilles d'escargots, boucles d'oreilles fixées aux côtés; et, selon les cas, des cartes postales, des photographies, des dattes sèches, des cauris, des queues de mouton, des cornes de bœuf, des pattes de chacal ou de renard, des fleurs artificielles. Invariablement, l'ensemble est surmonté d'une queue de chacal fixée à la point de la šašiyya. Brunei note que certains diyâb portaient, en guise de šašiyya, une sorte de calotte de feuilles de roseau tressées grossièrement12.

12. Brunei, Essai, p. 194.

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Le chacal. Meeknès

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Ses vêtements sont identiques à ceux des autres 'bdwa : tunique faite de plusieurs pièces, sans manches, tombant jusqu'aux genoux, en laine, ou plus récemment en toile; cette tunique peut être blanche, et se nomme alors qašd šaba; blanche à rayures rouges, c'est la kandîra. Le pantalon, sirwàl, est fait de toile blanche.

Une sacoche, skkara, faite aujourd'hui de toile, mais anciennement de fibres de palmier, pend à son côté droit; elle est supportée par une bandoulière de tissu croisant avec un autre baudrier qui peut être un long chapelet de coquilles d'escargots. Des bracelets, et des lunettes, avec ou sans verres, complètent cet accoutrement.

Dans sa main droite, il tient un bâton peint en vert et rouge, sur lequel il s'appuie quelquefois pour contrefaire la démarche d'un vieillard. Il possède également un crayon, figuré parfois par une carotte, et un petit carnet.

5. Rôle et comportement.

Le dib n'apparaît, en tant que personnage-animal, que pendant la période du mulûd, c'est-à-dire à l'occasion des fêtes qui marquent le pèlerinage annuel au tombeau de Ših al-Kàmil. En dehors de cette période, il n'intervient plus dans la .ta'ifa en tant que dib, mais participe au même titre que les autres adeptes aux chants et aux danses du groupe. Dès la fin du musim, les différents éléments de son accoutrement sont conservés dans la zdwiya de la .td'ifa par le muqaddim, avec les étendards et les instruments de musique. Cependant, ses relations avec les autres membres du groupe gardent l'empreinte du rôle qu'il joue pendant le musim: lors des réunions hebdomadaires comme lors des rencontres fortuites hors du cadre de la confrérie, il est assez volontiers bousculé, chahuté et raillé, même par les plus jeunes qui ne craignent généralement pas de manifester à son endroit une familiarité teintée de

- mépris. Le musim des 'bàwa, qui coïncide donc avec la fête anniversaire de la

naissance du Prophète (mulûd), dure 7 jours. Mais cette semaine n'en marque en réalité que la fin, l'apothéose. La préparation du musim commence, selon les informateurs et les régions, soit dès le début du mois de rabi' Ier — rappelons que le mulud tombe le 12 de ce mois — , soit 4 semaines, soit encore 40 jours avant le mulud proprement dit. A la campagne, pendant cette période de préparation, certains diydb âgés, nommés "'abïd wlâd aš-ših" (esclaves des fils du ših), ont pour mission d'effectuer des collectes dans les villages ou les caniipements voisins. Pendant ces tournées, escortés de musicians et d'enfants bruyants, ils se signalent par leurs propos bouffons ou obscènes, imitent le cri perçant et désagréable du chacal (kîfy), ainsi que sa démarche, parodient les fulba (sing, .talib; litt. : lettré) et les devins, sous les rires et les quolibets des spectateurs. Le produit de ces collectes: argent, ̂ volailles, farine, huile, sera emporté à Meknès et remis aux descendants de Ših al-Kàmil. Les autres diydb accompagnent leur .td'ifa dans des tournées identiques, destinées cette fois à nourrir et à payer les participants aux diverses festivités ; ils y ont un comportement analogue, à ceci près que les pièces de monnaie qu'ils reçoivent en

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échange de leurs bons mots, mimiques et prédictions, resteront leur propriété, et n'auront pas à être ajoutées à la caisse commune de la Jâ'ifa.

Il est une autre source de revenus pour les diyâb: ce sont les larcins. Durant toute cette période, pendant le trajet des jawâ'if Vers Meknès, et pendant toute la durée du musim proprement dit, les diyâb profitent en effet de chaque occasion qui se présente pour dérober et enfouir dans leur sacoche tout ce qui leur tombe sous la main : montres, chaussures, vêtements, bourses, objets personnels de toutes sortes, qu'ils ne restitueront à leur propriétaire que contre rétribution, consistant le plus souvent en pièces de monnaie, mais parfois aussi en gâteaux; cette rançon leur est toujours accordée sans récrimination. Il leur arrive même de voler des moutons; mais "jamais il ne viendra à l'idée d'un notable de porter plainte contre le dib qui lui a enlevé, quelques jours avant le moussem, un des plus beaux spécimens de son troupeau"13.

Au musim proprement dit, le dib accompagne la „tâ'ifa dans les cortèges qui se frayent avec lenteur un passage au milieu de la foule compacte massée dans les rues de Meknès, progressant vers le mausolée de Sih al-Kàmil. Malgré la densité de la foule, l'ordonnance de la jâ'ifa est rigoureuse : en tête, les porteurs d'étendards, suivis du muqaddim entouré des notables;; plus loin, les lionnes, dansant face aux lions; puis vient la batfra, c'est-à-dire l'ensemble des adeptes qui n'ont pas de rôle confirmé, et qui dansent, disposés en lignes successives, les enfants devant, les moins jeunes derrière, sous l'œil attentif du Jmlifa (adjoint du muqaddim) ou du chef des jeunes ; enfin vient le groupe des musiciens, les hautboïstes fermant la marche, montés sur des mulets. Or, le dib est le seul personnage 14 qui puisse impunément traverser l'aire ou évolue la jâ'ifa. Il y circule à son aise, passe entre les rangs des danseurs, va à l'avant ou à l'arrière — évitant cependant obstensiblement l'endroit où se trouvent les lions — , quitte même cette aire pour se mêler à la foule, et y pénètre à nouveau: on dit qu'"il entre et sort de la Jâ'ifa". Il progresse à petits pas, dodelinant de la tête, ce qui fait dire que "le dib danse avec sa tête"; ou bien il s'appuie sur son bâton, dont il ne se sert d'ailleurs jamais ni pour frapper ni pour menacer, mais pour imiter une démarche claudicante. Interpellé par les femmes surtout, il note ou feint de noter sur un carnet réel ou imaginaire, avec un vrai ou un faux crayon, les requêtes qu'elles ne manquent pas de lui adresser, sur le mode ironique le plus souvent. L'objet de ces requêtes varie peu: on lui demande presque toujours d'intercéder auprès de Sih al-Kàmil pour qu'un garçon naisse enfin dans la famille. Les signes qu'il trace sur son carnet sont en général indéchiffrables, comme sont inintelligibles la plupart des propos qu'il tient. D'ailleurs, il parle très peu, préférant s'exprimer par des attitudes, des gestes ou des mimiques comiques.

Le dib évite autant qu'il le peut la proximité des lions, qu'ils appartiennent à sa jâ'ifa ou non, et doit en toute occasion reconnaître leur autorité. Mal lui en prend s'il résiste ou s'enfuit quand un lion s'approche de lui; pour

13. Brunei, Essai, p. 195. 14. En fait, un autre personnage, sur le rôle duquel nous manquons de précisions, semble jouir d'une

semblable liberté: il s'agit du porteur du brûle-parfums, mbahra. ~

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éviter une pluie de coups, il doit s'allonger au sol et faire le mort; le lion s'accroupit alors pour le renifler, puis, s'il est satisfait, s'éloigne. Mais le dib a une alliée : c'est la lionne, vers laquelle il accourt quand il craint d'être malmené. La lionne lui fait un rempart de son corps, et n'hésite pas à se dresser, menaçante, face aux lions en fureur. Elle appelle le dib "mon fils".

Durant ces jours de fête, quand les fawâ'ifse. réunissent dans leur zâwiya ou dans leur campement pour une séance d'après-midi {'ašwi) ou de nuit (lîla), le dib est un personnage très entouré, qui connaît un franc succès. Utilisant toutes les ressources de son répertoire, il contrefait le }àlib — on l'appelle parfois "Xàlib Yusuf litt. " clerc Joseph " — , exécute de manière grotesque les mouvements de la prière, imite le mtťaddin lançant son appel, récite avec force grimaces les quelques versets coraniques qu'il connaît. Pendant les danses, comme lors des processions, il se promène entre les danseurs, sa sa- siyya sur la tête et son bâton à la main, n'hésitant pas à tenir des propos salaces, et à dérober ce que l'imprudence des spectateurs comme des acteurs de la soirée aurait laissé à portée de sa main.

La veille du mulûd proprement dit, les ,tawâ'if de Meknès organisent une grande lîla, nommée lila fyinniyya (nuit du henné), ou lila frisaiyya (nuit de la frisa). C'est en effet au cours de cette réunion nocturne que les 'ïsâwa se teignent au henné la paume de la main droite, ou des deux mains; et c'est à l'issue de la même soirée qu'ils procédaient autrefois à la première frisa de l'année. C'est encore au cours de cette lila, selon certains informateurs, qu'est pratiquée la danse de la farine, zammita 15. Pour cette circonstance, on a préparé de grandes quantités de zammita, farine de blé ou d'orge grillée, additionnée de sucre pilé. A l'issue de la réunion — ou à la fin du musim — , cette farine sera distribuée par petits sachets à chacun des membres de la .td'ifa, qui par la suite n'en prélèvera pour sa consommation que deHrès petites doses, étalées sur un très long temps; car il s'agit de la faire durer: elle contient la baraka de Sih al-Kâmil. Donc, à la fin de cette lila, un bol contenant de la zammita est déposé au centre de la pièce, à même le sol. Les lions, et parfois les lionnes, dansent autour du bol, pendant que le chanteur soliste chante sur un air propre à ce rite le cycle complet du blé, évoquant le labour et les semailles, la moisson et le battage, le travail du meunier et celui du boulanger. Le dib intervient pendant la danse : il doit essayer de voler le bol. Dans la pratique, s'il arrive souvent q«e4e dib n'en fasse même pas la tentative, c'est parce qu'il a peur des coups du lion, qu'"il n'est pas capable" — sa crainte du lion n'est pas uniquement rituelle ! Quant aux lionnes, elles se couchent sur le dib pour le protéger, tout en faisant disparaître le bol pour l'empêcher de le voler. Le dib disparu, les lions continuent à danser en tournant autour du bol, imitant de leurs bras et de leurs doigts écartés le geste d'éventrer la frba; après quoi, ils consomment le contenu du bol. Notons que cette zammita est assimilée à la dot de la lionne, et que cette danse est présentée comme le mariage du lion et de la lionne.

15. Selon les uns, la lîla az-Zflmmita coïncide avec la hla du henné et de la frisa; selon d'autres, elle se tient au contraire à la fin du musim.

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C'est au tout dernier jour du musim, ou plus exactement à la fin de la dernière tîla, que le dib voit s'achever son rôle, dans un final qui n'est pas toujours de son goût. A l'issue de cette dernière danse, quand l'orchestre s'est tu, les lions de la fâ'ifa se mettent à la recherche du dib, qui se terre dans un recoin. Ils l'amènent au centre de la pièce, et commencent à "jouer" avec lui, poussant des rugissements rauques, et tournant autour de lui comme ils l'ont fait autour du bol de zammita. Sous l'effet d'une excitation croissante, ils lui portent, à la tête, à l'estomac, puis peu à peu n'importe où, des coups qui atteignent de plus en plus brutalement leur but, la violence étant fonction du degré de maîtrise de soi que réussissent à conserver les lions, autant que de la docilité du dib. Puis l'un des lions le prend à bras-le-corps, le fait tournoyer plusieurs fois dans un sens et dans l'autre, le pose sans douceur au sol; un autre répète le manège, puis les autres, tour à tour. Il est rare que le dib réussisse à rester impavide face à ce déchaînement, et ses mouvements de fuite ou de résistance aboutissent toujours au même résultat, qui est d'accroître l'excitation des lions. Puis, à condition que le dib soit bien inerte au sol, la fureur des lions s'apaise; ils dansent encore un peu entre eux, en poussant toujours leurs rugissements; puis leur danse cesse. Le dib ne réapparaîtra qu'au musim suivant.

Il va sans dire que le dib n'a aucune récrimination à élever contre ces mauvais traitements qu'on lui fait subir: cela fait partie de son rôle; et l'on considère d'ailleurs l'argent qu'il a recueilli lors des tournées, des déplacements ou des processions de la iâ'ifa, et qu'il conserve pour lui seul, comme une large compensation à cet autre aspect, moins gratifiant, de sa fonction.

//. ANALYSE DES TRAITS CARACTÉRISTIQUES DU PERSONNAGE DU CHACAL

Après avoir procédé à une description du dib, de son accoutrement, de son comportement et de son rôle, il s'agit à présent d'extraire de ce matériel les thèmes essentiels, et, partant de l'hypothèse que chaque fait, chaque élément, chaque objet, peut être le support d'une représentation s'intégrant à un système cohérent, d'en tenter l'interprétation. Pour ce faire, les thèmes considérés comme les plus significatifs seront donc présentés successivement. Mais il va de soi que dans la réalité, ces thèmes ou ces aspects ne sont ni successifs ni juxtaposés; ils sont au contraire étroitement imbriqués, et parfois redondants. Nous serons donc amenés, au fur et à mesure de leur présentation, à insister sur les liens qui les relient les uns aux autres.

Cette analyse restera incomplète: il est clair que les significations apparaissent bien plus dans les relations entre les éléments que dans les éléments eux-mêmes. En somme, pour pouvoir prétendre bien connaître le dib, il faudrait procéder simultanément à un examen minutieux des personnages qui l'entourent, et en premier lieu du lion et de la lionne, ainsi que du contexte

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général où il évolue, à savoir l'ensemble du rituel des Isawa. De la même manière, une étude approfondie des personnages-animaux de la confrérie devrait inclure une étude parallèle des animaux mis en scène dans d'autres coutumes maghrébines, ainsi que dans la littérature populaire: or nous n'y ferons que de brèves incursions. Les interprétations et les hypothèses qui sont présentées ici laisseront donc dans l'obscurité un grand nombre de points — nous en signalerons au passage quelques-uns parmi les plus importants — , et seront à recevoir avec toute la prudence nécessaire.

/. Le vol.

Le trait que la conscience populaire retient généralement le mieux, c'est cette manie qu'a le dib des 'îsâwa de dérober tout ce qui lui tombe sous la main, et de ne le restituer que contre rançon. Rappelons que ces larcins ne lui font jamais encourir le moindre reproche.

Les 'tsâwa prennent d'ailleurs bien soin de souligner la différence qui l'oppose 2i\xferkusi (pi. frrakša), voleur professionnel qui rôde autour des tentes lors du mûsim, et dont le dib a justement la charge d'empêcher les agissements. Les frrakša volent en effet, non pas en vue d'un rachat, mais pour en tirer un bénéfice immédiat. Quand ils sont surpris et reconnus, ils sont livrés au muqaddim qui, une fois leur culpabilité établie, les livre aux diyàb, pour un châtiment qui est toujours exemplaire la. Par opposition au ferkusî, le dib est perçu comme un voleur rituel et sacré.

Dans l'esprit des 'hâwa, ces vols font référence à un vol primordial, qui se situe au plan du mythe. Quand on les interroge sur la nature du premier vol commis par le premier dib, ils racontent ceci. Dans les premiers temps, un mouton égorgé — dans certaines versions, il s'agit d'une chèvre — gît devant les lionnes, qui sont allongées au sol. Survient le dib, qui vole le mouton et s'enfuit. Les lions, qui s'apprêtaient à dévorer le mouton, partent à la poursuite du dib, reniflent, le trouvent, le ramènent devant les lionnes, le jettent à terre. Comme ils veulent le frapper, les lionnes poussent des cris, pleurent, et protègent de leur corps le dib qui fait le mort. Puis celui-ci s'enfuit en passant sous les cuisses écartées d'une lionne accroupie, et se cache dans la terre. Alors les lions "jouent" avec les lionnes, et mangent le mouton.

Dans la plupart des mentions de cet événement, les lionnes sont au nombre de 3; quant aux lions, il y en a parfois 3, parfois 4, le quatrième étant placé soit devant les lionnes, pour les empêcher de s'enfuir, soit derrière elles, pour s'opposer à la fuite du dib. Dans une autre variante, l'ordre des nombres est inversé: il y a 4 lionnes et 6 lions17. Quant au mouton, il est placé soit devant les lionnes, soit sous elles.

L'événement ainsi relaté se situe sans aucun doute au plan mythique, ce qui ne signifie nullement que le récit soit à considçrer comme un mythe : tout

16. Brunei, Essai, p. 291. 17. Pour cette question des nombres, cf infra, n. 47.

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au plus comme un résidu de mythe, fortement contaminé par des éléments liés à la pratique rituelle. Nous avons décrit plus haut comment ce premier vol du mouton est réactualisé au cours des lilàt du mulud; il est intéressant de noter qu'au cours de leurs narrations, les 'îsàwa confondent souvent l'événement mythique avec la scène rituelle, et passent facilement d'un plan à l'autre.

Le chacal des contes populaires, qui présente d'ailleurs plus d'un point commun avec notre Renart médiéval, est un personnage extrêmement riche etcomplexe. Mais le vol est sans conteste l'une de ses spécialités les plus affirmées, ainsi que le note H. Basset: "Nous allons le voir faire tous les métiers: chasseur, laboureur, berger, maître d'école, et voleur surtout"18. Ce point est important; il peut être un premier indice que, du moins en ce qui concerne l'essentiel, le dib des "xsâwa et le chacal des contes sont apparentés.

Le mythe du chacal voleur déborde largement le seul cadre marocain; en voici un exemple, pris chez les Matmata de Tunisie (région de Gabès): "Une autre fable est une allusion directe à l'essence même du chacal: l'être qui a volé un morceau de lune. On raconte qu'un jour le vautour, ayant vu le chacal maigre et chétif, l'a fait monter au ciel où il a pris un morceau de la lune. Le vautour a alors laissé tomber le chacal qui est venu atterrir au milieu d'une mare.[...] Cette anecdote commente, en fait, le mythe du chacal qui, à deux reprises, monta dans la lune pour en dérober un morceau" 19.

Pour en terminer provisoirement avec ce point, nous nous référerons enfin à la cosmogonie dogon, telle qu'elle a été présentée principalement par M. Griaule et G. Dieterlen. Dans ce système, Ogo, qui est l'une des premières créatures d'Amraa, la divinité suprême, sera transformé en renard pâle20. L'importance de cet animal dans le mythe dogon est considérable: c'est en effet son nom qui fournit le titre au magistral ouvrage relatant ce 'mythe. Or, le Renard Pâle est d'abord et surtout un voleur. Il vola entre autres, ou tenta de voler: la graine de sene, qui est le premier de tous les végétaux; les "nerfs" d'Amma; une partie de son propre plancenta; un morceau de soleil; la graine pô, fondement de toute création; les dents de lait de son jumeau21. Ces agissements eurent des conséquences capitales, qui seront évoquées plus loin. Constatons pour l'instant que ce trait, essentiel, est commun au chacal maghrébin et au Renard Pâle.

2. La connaissance et la parole.

Le dib est parfois surnommé par dérision T^âlib Yusuf (litt. clerc Joseph). On sait ce qu'est un Jâlib ; c'est par excellence le lettré, celui qui a la connaissance; c'est donc aussi un personnage compétent en matière de religion, car

18. H. Basset, Essai sur la littérature des Berbères, p. 211. 19. V. Pâques, L'arbre cosmique, p. 414. 20. Animal que M. Griaule, dans Dieu d'eau, avait tout d'abord identifié au chacal. 21. M. Griaule et G. Dieterlen, Le Renard Pâle, pp. 176,178,180,195,201.

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le Coran est à la fois la première des connaissances, et toute la connaissance ; c'est enfin un intermédiaire entre le ciel et les hommes, doué du pouvoir de divination et de prédiction. Le fàlib n'est d'ailleurs pas le seul personnage qui réunisse les deux facultés, indissolublement liées, de connaissance et de divination. Pour n'en citer que deux exemples, pensons au poète arabe, qui était autrefois aussi bien magicien que devin: en arabe, "poète" se dit šair, terme équivalent du mot 'arrâf, qui signifie littéralement "celui qui sait"22; et à la prêtresse des confréries d'anciens esclaves noirs, qui dirige les danses de possession: on l'appelle 'ârifa, "celle qui sait", et on la consulte comme voyante.

Ces trois aspects: connaissance littéraire (pouvoir de lire et d'écrire), connaissance religieuse (connaissance du Coran), et pouvoir de voyance ou de divination, réunis dans la personne du Jâlib où ils ne font qu'un, sont présents chez le dib, mais systématiquement déformés. Il est lettré, c'est le sens des lunettes qu'il porte parfois23, et du crayon qu'il tient à la main; mais ce crayon peut être remplacé par une carotte, et les signes tracés sur le carnet, ou dans la paume de la main, sont des gribouillages. Il récite quelques versets du Coran — Brunei note que dans le Gharb, les }ulba qui s'affilient à la confrérie des 'uâwa acceptent rarement de figurer un autre animal que le chacal24 — et imite l'homme pieux et le mu'addin; mais cette imitation est une parodie destinée à provoquer l'hilarité. Enfin, il joue volontiers le rôle de devin et de diseur de bonne aventure ; mais ses vaticinations sont émaillées de propos obscènes, souvent inintelligibles, et rarement prises au sérieux.

Le dib est donc un ,tâlib pour le moins curieux. Or, on retrouve ce trait chez le chacal des contes, ce qui renforce l'hypothèse de leur parenté. Comme le dib des "îsâwa, le chacal porte en effet le surnom de Tàlib Tusuf — ou encore Xâlib 'AU, comme chez les Jbala25 — dans certains contes dont le •thème est l'un des plus répandus: "Le conte [du chacal ,tâlib] est extrêmement populaire chez les Berbères", souligne H. Basset26. Voici les éléments principaux qui forment l'ossature de plusieurs versions de ce conte:

1. Le chacal mange les petits d'un oiseau (perdrix, colombe, alouette). 2. Une cigogne (un vautour, un aigle) le transporte dans les airs. 3. Il est précipité dans une mare ou dans la mer, et, surcroît de châti

ment, est parfois écorché par des chiens ou des hommes. 4. Il grelotte, de froid ou de douleur. Survient une laie (ce peut être une

vieille femme), à laquelle il fait croire que c'est parce qu'il récite le Coran qu'il tremble. La laie confie ses petits à celui qu'elle croit Jâlib, pour qu'il les instruise.

22. E. Doutté, Magie et religion, p. 106. 23. Il arrive que l'on retrouve la trace de certaines représentations là où on les attend le moins. A El

Hajeb, qui est un bourg situé à 50 km de Meknès, la vitrine d'une station d'essence est ornée de quelques animaux empaillés, dont un chacal; celui-ci est affublé d'une paire de lunettes. Questionné, le gérant de la station explique que ces lunettes sont là "pour faire joli". Un voisin commente: "Ça lui fait une grosse tête". L'expression étant ambiguë, on insiste; et il précise alors: "Une grosse tête comme un /âlib".

24 Brunei, Essai, p. 192. 25. E. Lévi-Provençal, Textes arabes de VOuargha, p. 146. 26. H. Basset, Essai, p. 224.

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5. Il les mange, puis enferme des abeilles dans une outre faite de leur peau; le bourdonnement des abeilles, semblable à celui des écoliers récitant le Coran, abusera la laie.

6. Le conte se termine tantôt par la mort de la laie, piquée par les abeilles et dévorée par le chacal, tantôt par la fuite ou la mise à mort de ce dernier27.

Ce conte paraît très riche en significations diverses, qu'il serait intéressant d'analyser; nous en retiendrons ici deux aspects. Le premier est immédiat: comme le dib, le chacal de ces contes est un faux 0ib. Le deuxième aspect est plus délicat à mettre en évidence, et mérite qu'on s'y attarde. Dans toutes ces versions, en effet, un épisode constant précède la rencontre du chacal et de la laie, sans que pour autant il y ait apparemment entre les deux de lien logique de causalité: c'est celui de la chute du chacal. Cette chute est presque toujours présentée comme un châtiment infligé par la cigogne au chacal, coupable d'avoir mangé les petits d'un autre oiseau. Cependant, supposons que cette chute n'est pas équivalente de n'importe quel autre châtiment ; dans ce cas, ce qui y est significatif n'est pas qu'elle cause un tort au chacal, comme pourrait par exemple le faire une mutilation, mais bien qu'elle lui fasse accomplir un trajet qui le mène du haut vers le bas. En d'autres termes, et si par hypothèse cette interprétation est la bonne, il faut considérer comme significative la présence du chacal dans le ciel. Il se pourrait donc que l'épisode du voyage aérien signifie l'appartenance, ne serait-ce que temporaire, du chacal au monde du haut, ou tout au moins sa prétention à y appartenir, ou à y séjourner.

Allons plus loin, et considérons que manger les petits d'un oiseau, c'est consommer une nourriture céleste. Cette nouvelle hypothèse, qui découle de la précédente, se trouve corroborée par le fait que la cigogne, dans certaines versions, entraîne le chacal dans les airs en l'invitant à un repas aérien, ce qui est implicite dans ce conte Zaër:

Ne sachant que faire, la cigogne répliqua: «Oncle chacal [...] viens donc dans mon pays, tu feras bonne chère, mieux qu'avec de petits pigeons»28. mais explicite dans cet autre exemple: « Voilà à quoi s'expose celui qui désire manger dans les deux», dit un vieillard, en voyant tomber sur le sol le chacal que l'aigle avait emmené dans les airs en lui promettant un festin29.

Il semble bien que l'hypothèse émise plus haut ne soit pas dénuée de tout fondement, et qu'on puisse valablement interpréter ainsi ce deuxième

i 27. Voir notamment: "L'âne, le chacal et la laie", V. Loubignac, Textes arabes des %аёг, pp. 265-266;

"Lé lion et le chacal", ibid. pp. 334-338; "Le chacal taleb", H. Basset, Essai, pp. 223-225. Le mythe du chacal volant un morceau de lune, recueilli par V. Pâques chez les Matmata de Tunisie, et cité plus haut, s'intègre à ce cycle de récits.

28. V. Loubignac, #tór, p. 337. 29. H. Basset, Essai, pp. 238-239. Ajoutons encore que chez les Matmata, c'est en voyant le chacal

"maigre et chétif" que le vautour décide de l'emmener au ciel (cf. supra p. 42). L'allusion à la nourriture paraît indiscutable, mais on ne dit pas quel usage le chacal fit du morceau de lune qu'il y vola. Plus loin, le texte devient cependant tout à fait explicite quand il précise qu'en cette occasion, le chacal "avait cru obtenir [auprès de Dieu] de la viande et du couscous au ciel" (V. Pâques, L'arbre cosmique, p. 414).

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aspect qui, dans ces contes, nous intéresse: animal terrestre, le chacal tente pourtant d'accéder au monde du haut, et prétend même y manger; sa tentative se solde par un échec, marqué par une chute vertigineuse; ascension et chute sont étroitement liées à sa condition de faux jàlib..

Ce rôle de faux fàlib n'est-il pas destiné à ridiculiser le vrai, en une sorte de renversement provisoire de la hiérarchie et de la connaissance, comme c'est fréquemment le cas dans nombre de coutumes carnavalesques répandues au Maghreb, ou ailleurs? Le dib, ou le chacal des contes, n'est-il qu'un anû-fâlib, renvoyant simplement à une absence de toute connaissance ? Cette manière de voir ne paraît pas épuiser toute la réalité. Après les fêtes du mulud, il arrive que des femmes viennent trouver le muqaddim d'une fà'ifa de 'îsâwa et lui proposent d'offrir une lîla, afin de remercier Dieu et Ših al Kâmil de les avoir rendues fécondes, mais aussi le dib, qui avait su leur annoncer la bonne nouvelle. En somme, on rit du personnage, mais on ne paraît pas lui dénier tout pouvoir, donc toute connaissance. Il n'est pas que le négatif du fâlib. D'ailleurs, les pièces de monnaie qu'on lui donne volontiers lors des cortèges de la confrérie, quand il tend sans vergogne la main à la foule, sont plus qu'un paiement, elles sont une reconnaissance de son identité. Mais alors, de quelle nature est sa connaissance ? La parodie à laquelle il se livre se présente certes comme l'antithèse de la vérité: mais en signifie-t-elle simplement l'absence, ou renvoie-t-elle à une vérité d'un autre type, ou d'un autre monde? Enfin, quel lien existe-t-il, s'il existe, entre cette connaissance, et les vols dont il se rend coupable ? Pour tenter d'y voir plus clair, nous allons à présent faire un détour par la mythologie dogon.

Chez les Dogon, la relation entre connaissance et parole est exprimée sans ambiguïté. Comme dans nombre d'autres systèmes de pensée, Dieu (Amma) est verbe. Les techniques qu'il communiquera aux hommes seront des "paroles"30. La parole est donc l'acte par lequel s'exprime la connaissance. A un autre niveau, parole et connaissance sont même totalement identifiées; s'il a été nécessaire de communiquer la Parole aux hommes, par contre les premières créatures d'Amma contenaient cette Parole dans leur essence même: "Comme ses frères jumeaux, Ogo avait reçu la « parole »; donc la «connaissance», dès avant d'apparaître dans cet univers"31. La parole peut être considérée comme l'essence d'Amma; elle signifie à la fois son savoir, et son pouvoir créateur. En un mot, toute création est «parole d'Amma», et «parler», «connaître», «pouvoir» sont termes équivalents.

Or, nous l'avons vu, Ogo, qui sera plus tard transformé en Renard Pâle, cherche à voler une part de la création d'Amma, à s'approprier la puissance, donc la connaissance, du créateur: "Cette quête [d'Ogo] consista à tenter de s'emparer, à son profit, de l'œuvre d'Amma. [...] Ogo, bouleversant toutes les règles, se mit alors en mouvement dans l'intention de surprendre les secrets de l'univers en formation" (32). Ayant fait le tour de l'univers, il se déclara "savant comme Amma". L'un des épisodes de la quête d'Ogo, le vol de la

30. Cf. notamment M. Griaule, Dieu d'eau, les 12 premiers chapitres. 31. Le Renard Pâle, p. 179. 32. Le Renard Pâle, pp. 175-6.

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graine du pô, qui est le prototype de toute création, est commenté par les auteurs en ces termes: "La faute d'Ogo en s'emparant du po et du placenta, est d'avoir pénétré le secret des origines, le secret d'Amma lui-même, c'est-à- dire, en somme, d'avoir compris l'essence d'Amma"33.

Les agissements d'Ogo eurent pour lui des conséquences de deux types. D'une part, ayant pénétré une partie des secrets d'Amma, il restera à jamais le dépositaire d'une connaissance qui ne pourra plus lui être retirée, même après sa chute. C'est pourquoi il reste associé à la divination: les tables de divination dogon sont appelées tables du Renard et c'est lui qui y trace, avec ses pattes, les signes qu'interpréteront les devins. L'autre conséquence, c'est qu'il n'eut jamais la parole "complète". Impatient de partir à la conquête de l'univers, Ogo était né prématurément, inachevé. Par la suite, sa quête sera donc double: recherche du verbe d'Amma, sur le plan cosmique, et recherche, vaine également, de sa jumelle, sur le plan de sa propre personnalité. De plus, irrité du désordre causé par Ogo, Amma lui coupa "une partie de la langue"34, ce qui modifia le timbre de sa voix. Plus tard encore, Nommo, l'envoyé d'Amma, "cassa les dents d'Ogo, déchira sa langue, organe de la parole, blessa son gosier, le privant ainsi d'une partie de sa voix"35. Enfin, en une ultime étape, Ogo fut transformé en Renard Pâle, dont la parole restera " incomplète, sèche, enroulée, c'est-à-dire fallacieuse et traîtresse"36, témoin de sa propre incomplétude. C'est pourquoi le Renard Pâle ne parlera plus qu'avec ses pattes, sur les tables de divination.

On pourra trouver exagérément longue cette référence à la mythologie dogon .Vous avons cependant cru bon d'y insister, car elle va nous permettre de soutenir, avec plus de solidité, l'hypothèse d'une parenté entre le Renard Pâle et le chacal marocain, et d'en déduire, en l'absence de mythes maghrébins suffisamment éclairants, des interprétations ayant quelque chance de correspondre à la réalité.

Résumons-nous. Nous avions établi plus haut l'existence d'un premier aspect commun à ces deux personnages: ce sont des voleurs. Nous voyons émerger à présent trois nouveaux points de convergence, interdépendants et confondus dans chaque système, et liés directement au premier: tous deux sont dépositaires d'une certaine connaissance; cette connaissance leur donne un pouvoir de divination — aspect auquel, selon certains informateurs, feraient allusion les cauris que porte le dib — ; enfin cette connaissance, ou cette parole, est imparfaite, inachevée. Le crayon, les lunettes, le surnom de .tdlib attribué au dib, renvoient donc bien à un savoir, dont on voit mieux à présent se préciser les particularités: incomplet, appartenant à un monde premier marqué par le désordre et l'échec, il s'oppose à la connaissance complète et claire du monde réorganisé. C'est selon nous le sens qu'il faut attribuer à la parodie à laquelle se livre le dib, comme aux mensonges, aux

33. Ibid. p. 205. 34. Ibid. p. 179. 35. Ibid. p. 245. 36. Ibid! p. 216.

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grimaces et aux ruses dont il est coutumier. Ce comportement n'est pas destiné à ridiculiser le vrai Jâlib - même si dans la pratique il est souvent ressenti de cette façon — , mais à signifier l'incomplétude du personnage et de son savoir.

S'il en est bien ainsi, si le dib est bien dépositaire d'un même type de connaissance que le Renard Pâle, sa parole, sur un plan plus concret, doit être altérée d'une manière identique. Tel semble bien en effet être le cas, et c'est sans doute en ce sens qu'il faut interpréter ces détails déjà mentionnés: propos inintelligibles, obscénités, signes indéchiffrables tracés sur le carnet. Quant au cri poussé par le chacal, il est toujours décrit comme très désagréable. E. Lévi-Provençal relève dans la langue populaire deux termes relatifs au hurlement du chacal, et qui vont dans ce sens : kawan, qui prend aussi le sens de "se traîner, aller de travers"; et 'awwag, qui signifie "hurler" (chacal) et "chanter" (coq), et d'où dérive le terme 'awwaga, "coqueluche"37.

Dans cette optique, on est donc fondé à supposer qu'il existe, comme pour le Renard Pâle, un lien direct entre cette "parole mauvaise" du dib, et les vols qu'il commet: le dib serait celui qui a tenté de s'approprier le pouvoir du créateur, ce qui est suggéré par le vol mythique du premier mouton; qui en a été puni ; mais à qui la connaissance — ou la parole — ainsi acquise n'a pas été entièrement retirée. L'interprétation pourrait être identique en ce qui concerne les contes du chacal jâlib, dont il a déjà été question ; rappelons que c'est toujours après avoir consommé, ou tenté de consommer, des aliments célestes (vol de la Parole du créateur) que le chacal est précipité au sol (chute et châtiment), et qu'il se fait passer pour un, tàlib (connaissance mensongère).

3. L'inceste.

De nombreux faits liés, dans la mythologie dogon, à la personnalité du Renard Pâle, ont déjà été évoqués. Mais il en est un que nous n'avons pas encore mentionné ici, et qui les domine tous: c'est l'inceste.

Selon la version du mythe présentée dans Dieu d'eau, Amma avait doté la Terre, son épouse, d'un vêtement de fibres végétales pour cacher son sexe, figuré par une fourmilière. Or la parole d'Amma, la première qui fût révélée à la Terre, était contenue dans l'humidité fixée à ces fibres. Désireux de s'approprier cette parole, le Chacal — rappelons que c'est sous ce nom qu'avait été désigné le Renard Pâle dans cette première version du mythe — fut conduit à pénétrer dans la fourmilière:

En effet le chacal, fils déçu et décevant de Dieu, désira la posséder et mit la main sur les fibres qui la portaient, c'est-à-dire sur le vêtement de sa mère. Celle-ci résista, car c'était là geste incestueux. Elle s'enfonça dans son propre sein, dans la fourmilière, sous l'apparence d'une fourmi. Mais le chacal la suivait; il n'y avait d'ailleurs pas d'autre femme à désirer dans le monde38.

37. E. Lévi-Provençal, Ouargha, p. 238. 38. M. Griaule, Dieu d'eau, p. 19, éd. de 1966.

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Cet événement considérable domine et résume à la fois tous les autres méfaits dont Ogo s'était rendu coupable; il entraîna la nécessité d'une purification et d'une réorganisation du monde, ce qui fut l'œuvre de Nommo. De ce point de vue, l'inceste commis par Ogo est équivalent de ses vols; il est une autre manière d'exprimer sa tentative de s'emparer de la création et du pouvoir d'Amma, ou de pénétrer les secrets de son savoir.

Le parallèle établi jusqu'ici entre le Renard Pâle et le dib serait sérieusement mis en cause s'il n'était également confirmé sur ce point essentiel: le chacal maghrébin est-il lui aussi l'auteur d'un inceste mythique? Nous n'avons trouvé la mention explicite d'un tel inceste ni dans la littérature populaire consacrée au chacal, ni dans les descriptions des coutumes marocaines, ni dans l'ouvrage pourtant très documenté que R. Brunei a consacré aux 'îsàwa, ni enfin dans l'observation du rituel de cette confrérie. Seuls deux récits décrivent brièvement l'inceste commis par le chacal; mais avant de les relater, il convient de faire une remarque sur la rareté de cette information. D faut noter en effet que l'idée même de l'inceste provoque un retentissement tel dans les consciences individuelles ou collectives, que même sa simple évocation est fortement censurée. Il se peut que ce thème figure en bonne place dans toutes les formes d'expression de la pensée populaire maghrébine , mais enfoui sous un voile épais d'euphémismes, d'équivalences ou d'allusions éso- tériques, qui en rend le déchiffrement quasi impossible à la majorité des autochtones comme des observateurs étrangers ; peut-être une enquête menée dans cette prespective permettra-t-elle de confirmer cette hypothèse. Les deux informations qui suivent paraissent cependant suffisamment précises pour qu'il soit possible d'affirmer que, sur ce chapitre également, l'identité dib-Kenard Pâle se confirme.

La première mention d'un tel inceste nous est rapportée par V. Pâques. Dans la cosmogonie des Matmata, le chacal monte à deux reprises, nous l'avons vu, dans la lune pour en dérober un morceau. Après ce vol, il "descendit sous terre, épousa une femme génie qui réside dans les profondeurs, puis remonta et épousa sa mère. De cette union sont issus les animaux actuels, fruits de l'inceste"39. Il ne nous a pas été possible de retrouver l'équivalent algérien ou marocain de ce conte tunisien ; existe-t-il ? Il serait cependant étonnant que les significations contenues dans ce récit soient propres au seul Sud tunisien, tant la littérature populaire, et notamment le cycle des contes du chacal, est cohérente au niveau de l'ensemble du Maghreb.

Le deuxième récit nous a été communiqué par un 'isàwi de Meknès, qui était censé répondre à la question: "Qu'a fait le chacal, tout au début du monde?" Nous le relatons intégralement, en y laissant incluses les quelques interventions que nous y avons faites.

Noé avait embarqué tous les animaux dans son bateau, sauf le chacal qui ne voulait pas venir. Puis, quand il a vu qu'il restait tout seul, le chacal a pris peur et a- voulu rejoindre Noé. Mais la barque s'était déjà éloignée. Alors il se mit à pleurer:

39. V. Pâques, L'arbre cosmique, pp. 414-416.

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LE PERSONNAGE DU CHACAL 49

«Comment vais-je aller dans la barque? Vous êtes loin! Je veux venir avec vous». Noé lui tend la main, de loin, et dit: «Regarde en direction de ma main, et marche sur cette ligne ». Par confiance, le chacal a marché sur l'eau, on aurait dit qu'il marchait sur la terre. Puis, quand il fut tout près, Noé a dit: «Saute, chacal! » II a sauté dans la barque et est resté avec les autres animaux.

Quand la barque est arrivée sur la terre, Noé a dit à tous les animaux de descendre. Ils sont descendus. Il y avait là une forêt. Noé a parlé au lion en premier: «Tu trouveras dans la forêt une lionne pour te marier». Le lion demande: «Comment vais-je vivre ? — Tu vas être le roi des animaux. » A chaque animal, Noé a dit quelque chose. Au mouton : « Tout le monde mangera ta viande. Derrière toi, il y a le plus mauvais. Si tu ne fais pas attention, il entre dans la bergerie, t'attrape la gorge, te tue, te mange et s'enfuit». Le mouton répond: «Je veux le tuer maintenant avant qu'il ne tue les autres. — Non, mon fils, il sera tué par une autre personne».

Le chacal est sorti le dernier de la barque : « Et moi ? — Toi, tu vas vivre dans la forêt. Tu ne seras pas mangé par les gens, parce que tu es mauvais. Tu seras jeté aux morts».

— Quelle est la mauvaise action que le chacal a commise? Le chacal avait fait quelque chose de mal: avant le départ, il avait déféqué à

côté de la barque; çà sentait mauvais. Alors Noé, en brandissant son bâton, lui a dit: «Tu resteras toujours mauvais!»

— Mais quelle est sa plus mauvaise action? C'est après sa sortie de la barque. Un jour, il a eu envie d'une femme. Il n'a

trouvé que sa mère; il est monté sur sa mère. Quand il a eu fini, sa mère a dit: «Tu as fait une grave histoire. Je vais aller trouver Sidna Nuh et lui dire ce que tu m'as fait». En pleurant, elle va trouver Noé, lui raconte ce qui s'est passé, et demande: «Gomment vais-je' vivre à présent?» Noé répond: «Tu ne peux pas réparer cela. C'est la destinée de Dieu. Parmi les chiens et les chacals, il y en aura toujours qui coucheront avec leur mère ou avec leur sœur». C'est cela que le chacal a fait de pire.

Le narrateur a pris bien soin, à l'issue du récit, de préciser qu'à son avis le chacal de cette histoire n'avait rien à voir avec le dib des Ъаииа. Il est probable qu'il s'agit de l'un de ces procédés de censure, conscients ou non, dont nous avons parlé. De même, il faut noter la difficulté avec laquelle l'élément essentiel, en ce qui concerne le chacal, a été livré.

Au niveau de la connaissance courante des mœurs de l'animal chacal, les rbàwa interrogés ne font aucune difficulté à reconnaître qu'il s'accouple avec n'importe quelle femelle, fût-ce sa mère. On dit: "Le chacal n'a pas de mère; il ne connaît ni sa mère, ni sa sœur". On précise avec mépris: " Û s'accouple avec sa mère, sa sœur, et la femme de son frère". Il est à noter que, dans cette cascade de l'inceste, on ne mentionne pas la fille du chacal; cet oubli, qui n'en est sans doute pas un, renvoie probablement à un autre trait caractérisant le chacal: il est stérile. On dit encore: "Le chacal esfrse^ul; comme il n'a pas de mère, il n'a pas d'enfants".

Jusqu'ici, nous avions vu le chacal comme un personnage plutôt sympathique, dont les ruses, les farces, les larcins, les mensonges même provoquaient la gaieté et le rire. Nous voyons à présent émerger un aspect différent

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50 * ANDRÉ BONCOURT

de sa personnalité: il est mauvais. Non seulement il vole et ment, mais son odeur, comme toute sa personne, est mauvaise, et il a commis l'inceste, l'acte le plus reprehensible qui soit; il est coupable du plus grand des méfaits — d'un point de vue éthique — , des plus grands désordres — en se référant cette fois au plan cosmique. Il est vrai que cet aspect n'apparaît pas comme dominant dans le rituel des Ъаииа, d'où l'inceste, répétons-le, paraît absent; mais le caractère malfaisant du personnage perce cependant dans le mépris dont il est victime, et dans le rite par lequel, à la fin du musim, il est mis à mort.

L'inceste n'apparaît pas non plus explicitement dans la littérature ou les fêtes populaires, mais il semble y être remplacé par des actes qui sont autant de ruptures d'interdits, et peuvent à ce titre en être considérés comme des équivalents. En voici quelques exemples. Le chacal fait un faux témoignage, ou le fait faire à son frère, tout en jurant "par Dieu et par le Chraa", serment le plus grave qui soit, qu'il dit la vérité40. Il vole la personne à laquelle il a demandé l'hospitalité41. Ayant labouré et cultivé un champ en association avec la brebis (ou encore la bergeronnette), il procède au partage, qui est comme on sait un moment capital, tant sur le plan concret que le sur le plan religieux et symbolique : or il garde pour lui les quatrercinquièmes de la récolte, voire la totalité42. Dans le même ordre d'idées, ayant pour compagnon le lion, avec qui il a capturé une vache, il inverse les parts, portant chez lui les meilleures, et réservant les plus petites au lion43. Il refuse de partager le butin volé avec la complicité du hérisson44. Chose curieuse, il demande la fourmi en mariage, ce qui n'est guère dans l'ordre des choses45. Enfin, nous l'avons vu, il prétend accéder au monde du haut, et même consommer des aliments célestes, ce qui, pour l'animal terrestre qu'il est, constitue peut-être la rupture d'interdit la plus lourde de conséquences.

Ce qui est significatif, c'est le désordre occasionné par le chacal; néanmoins, c'est souvent au plan moral que se situent les narrateurs. A l'instar du dib des 'îsâwa, et contrairement au Renart médiéval, le chacal des contes et des coutumes populaires connaît souvent, au cours ou à l'issue de ses aventures, des situations tragiques, présentées comme des punitions. Nous aurons l'occasion de revenir sur les châtiments qu'il subit. Mais pour en terminer avec ce point, où nous avons voulu montrer que le chacal est l'être qui commet les pires méfaits et cause les pires désordres, en un mot, qui a commis l'inceste, nous rappellerons que les conteurs, même lorsque dans leurs contes

40. Le chacal et le bouc, E. Lévi-Provençal, Ouargha, pp. 145-146. 41. Conte-randonnée cité par H. Basset, Essai, pp. 192-193. 42. Le chacal et la brebis, E. Lévi-Provençal, Ouargha, pp. 135-136; La bergeronnette, le chacal et le

lévrier, V. Loubignac, %аёг, pp. 270-271. 43. Le lion et le chacal, V. Loubignac, £аёг, pp. 334-338. 44. H. Basset, Essai, p. 216. 45. Ibid. p. 232. Sans vouloir pousser trop loin l'interprétation ni chercher, si l'on ose dire, la petite

bête, le fait que le chacal désire épouser la fourmi, qui du reste le refuse, n'est peut-être pas indépendant de la version soudanaise du mythe de l'inceste : chez les Dogon, c'est la fourmilière qui figure le sexe de la Terre, mère du Renard Pâle.

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LE PERSONNAGE DU CHACAL 51

il n'est nullement question d'animaux, terminent volontiers par des formules de malédiction. Ces formules sont destinées, dit H. Basset, à les protéger des mauvaises influences dues au fait de conter, en les faisant passer dans le corps d'un animal déterminé ; or c'est précisément à l'animal le plus malfaisant qui soit, le chacal, qu'elles s'adressent presque toujours. En voici trois exemples: Le chacal, que Dieu le maudisse ! Nous, que Dieu ait pitié de nous ! Le chacal va dans la forêt; nous, nous allons sur la route. Il nous frappe avec un beignet, nous le

mangeons. Nous le frappons avec une pioche, nous le terrassons. Mon conte est terminé:

Mes ressources ne sont pas épuisées. Le chacal va dans le petit bois, le petit bois;

Moi je vais sur le chemin, le chemin. Il m'a frappé avec une figue noire, je l'ai mangée; Je l'ai frappé avec un morceau de sel, je l'ai brisé.

Mon histoire est finie. Je l'ai racontée aux fils de nobles;

Nous, que Dieu nous fasse miséricorde! Les chacals, que Dieu les extermine46!

4. Le trio lion-lionne-dib

Lionne, lion et dib forment chez les 'îsâvua un trio complexe, et pour mieux comprendre leurs relations, qui restent pour nous assez énigmatiques, la littérature populaire ne nous sera pas d'un grand secours. S'il est possible en effet d'identifier terme à terme tous les traits essentiels qui caractérisent le dib et le chacal des contes, il n'en va pas de même pour le personnage du lion: on le voit fréquemment berné ou mis à mal dans les contes, alors qu'il règne sans partage chez les "xsâwa. Quant à la lionne, elle est tout simplement absente, à de rares exceptions près, des contes maghrébins. Les éléments que nous possédons sur la triple relation entre ces personnages constituent un puzzle dont trop de pièces manquent pour qu'il soit possible de le reconstituer de manière satisfaisante. Aussi nous bornerons-nous à dégager les directions les plus sûres, et à suggérer pour le reste quelques interprétations.

En milieu populaire, le lion est X'isâwi par excellence, le personnage central du rituel de la confrérie, craint et respecté de tous. Il est l'Homme47,

46. H. Basset, Essai, pp. 107-108. 47. Nous avons déjà vu qu'on attribue au lion, selon les cas, le nombre 3 ou le nombre 4. D'après

Brunei, on4ui associe aussi le nombre 5: "Dans chaque /a 'г/â, le nombre des lions est toujours supérieur à dix" (Essai, p. 174). On voit que le système symbolique des nombres est ici peu cohérent, ou alors bien hermétique. Cela ne signifie pas pour autant que les nombres n'ont aucune valeur symbolique. Voici à titre d'exemple les explications fournies par un 'ïsâwî de Meknès: "L'homme est 4, la femme est 3. C'est pour cela qu'il y avait, au début, 3 lionnes et 4 lions. Les bnâder (tambours sur cadre) sont la femme, c'est pourquoi il y en a 3 (dans l'orchestre des Ъаьиа); on en joue assis, comme la lionne est assise sur la terre. Les jbula (tambours à deux peaux) sont l'homme; ils sont 4, et on joue debout, de même que le lion est toujours debout. C'est pareil pour la gayla (hautbois): elle a 4 trous en bas, qui sont la femme, et 3 en haut, qui sont l'homme".

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I

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l'époux de la lionne. La danse des lions et des lionnes, à laquelle ne participent jamais les jeunes, et qui s'effectue lors des processions du mûsim comme, durant l'année, à la fin des Ulát, est généralement présentée comme un jeu ou un combat, mais signifie toujours le mariage. On dit parfois du lion qu'il est le Forgeron.

La lionne est la Femme, et la Terre. C'est pourquoi elle est souvent assise, accroupie, ou allongée au sol. Elle se couche sur le dib pour le protéger, comme sur le plat de zammita ou sur la frisa pour empêcher qu'on ne les lui vole. La lionne est la mère du dib, dont elle prend le parti face au lion, et à qui elle permet de fuir.

Le dib est donc le Fils ; on dit que la lionne est sa mère, mais on ne précise jamais que le lion est son père. Nous n'avons jamais relevé aucune mention d'un inceste entre le dib et la lionne. Est-ce pourtant à cela qu'on fait allusion quand, évoquant la crainte que le lion inspire au dib, on dit que celui-ci "se cache dans la terre"? Et que peut signifier la scène dans laquelle la lionne se couche sur le dib, qui passe sous ses cuisses pour s'enfuir? Il faut reconnaître qu'y voir une allusion à l'inceste constituerait une hypothèse bien aventureuse. En fait, une autre explication nous a été donnée ; elle demande encore à être confirmée, mais il semble qu'elle ait quelque chance d'être valable. Le dib est le sang de la lionne, c'est pourquoi son chapeau est rouge. Il est le sang menstruel, c'est pourquoi il est mauvais et méprisable; mais il est aussi le sang du mariage, et c'est pourquoi, quand il sort sous la lionne, on dit que la danse des lions et des lionnes, qui est comme leur mariage, est terminée. Le dib qui sort, avec son chapeau rouge, c'est comme le pantalon rouge de la mariée qu'on montre aux invités, et qui annonce que le mariage est consommé.

Cette information qui, soulignons-le encore, émane pour l'instant d'une source unique, semble corroborée par d'autres représentations, largement confirmées celle-là. En effet, le dib est aussi identifié au prépuce, gilda; c'est d'ailleurs ce trait qui explique le mieux le mépris qu'il inspire, et le terme gilda revient souvent dans les quolibets qu'on lui adresse. Or, un parallélisme étroit est établi au Maghreb entre la circoncision et le mariage ; on dit, que "la nuit du mariage, c'est la circoncision de la femme", et l'on ajoute: "Le prépuce et le sang de la mariée, c'est la même chose". Nous avons donc les conceptions suivantes: d'une part, la circoncision est identifiée au mariage, et le prépuce au sang de la mariée; d'autre part, la circoncision est identifiée aux menstures, car le prépuce est mauvais et impur comme le sang menstruel :

circoncision = mariage circoncision = menstrues '■

ï . . * sang de la prépuce sang

mariée —-*- ••—■»• menstruel

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LE PERSONNAGE DU CHACAL ■ 53

Notons aussi que le dib est encore assimilé au soleil, ce qui est à mettre en relation avec les ampoules qui ornent parfois sa šašiyya, avec la couleur rouge de cette dernière, et aussi avec ses déplacements au milieu de la .tâ'ifa lors des cortèges du mûsim: on dit que "le dib traverse l'aire de la danse comme le soleil traverse le ciel". Or, comme le prépuce, le soleil est de nature féminine; ainsi s'expliquent les boucles d'oreilles et les bracelets que porte le dib.

On ne sera pas étonné de retrouver chez les Dogon des thèmes très voisins: la nature féminine du Renard Pâle ("Le dieu Amma avait trois femmes: le termite, la fourmi et le chacal"48; sa relation au prépuce (Ogo est le premier circoncis), au soleil (le soleil est un morceau du placenta d'Ogo49); et aussi l'analogie entre la circoncision et les menstrues: "Le circoncis qui saigne est ригщ impur, comme s'il était en état de menstruation. La circoncision est dite апап puniâ, «menstrues des hommes»; les circoncis sont isolés pendant leur retraite comme les femmes le sont chaque mois"50.

Revenons à présent à notre trio, pour en terminer l'analyse. La relation dib-lion se caractérise par un antagonisme irréductible, le premier étant sans cesse en butte à l'hostilité agissante du second, et subissant sa loi. Or, nous l'avons vu, le lion est parfois assimilé au Forgeron. Cette figure complexe du Forgeron a été étudiée notamment par V. Pâques dans son Arbre cosmique; elle est omniprésente dans toute l'Afrique du nord-ouest. Sommairement, le Forgeron, à la fois sacrificateur et sacrifié, est le principal artisan de la purification et de la réorganisation du monde. Chez les Dogon, un rôle similaire est joué par Nommo, l'une des premières créatures d'Amma, et assimilé lui aussi, dans certaines versions du mythe, au Forgeron. C'est lui qui poursuivra et punira Ogo, lui qui sera sacrifié, et qui transmettra' la vie à la terre: "Le Forgeron [...] enseignera aux hommes sur la Terre du Renard les techniques nécessaires à leur vie [...]. Ces techniques, et notamment l'agriculture, auront toutes une valeur de réparation des désordres causés par Ogo"51.

L'antithèse dib-lion peut donc apparaître comme la réplique de l'an- tithèse Ogo-Nommo, le lion-Forgeron symbolisant, comme le Nommo- Forgeron, le nouveau monde face à l'ancien, figuré par le dib ou le Renard Pâle.

Mais il semble qu'on puisse voir en outre dans le lion maghrébin un autre aspect, qui le rapprocherait cette fois du dieu créateur lui-même de l'Amma des Dogon. Dans ses aventures, qui l'opposent le plus fréquemment au chacal, le lion des contes, nous l'avons vu, n'a pas toujours le dessus: il arrive que le chacal morde le lion, lui mange un morceau de fesse, voire qu'il le dévore tout entier. H. Basset note que "le chacal est friand de la chair du lion"52, ce qui peut rappeler la nourriture céleste à laquelle prétend le chacal, et aussi le vol du mouton, lors de la première frisa des 'îsàwa. En somme,

48. H. Tegnaeus, Le héros civilisateur, p. 27, n. 6. 49. 1л Renard Pâle, notamment p. 251. 50. Ibid. p. 233. ' •

51. Ibid. p. 233. 52. H. Basset, Essai, p. 221.

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le lion des contes n'est peut-être pas aussi dissemblable de celui des Isâwa qu'il n'y paraît de prime abord. Plutôt que de voir dans l'alternance de ses victoires et ses échecs face au chacal le portrait instable d'un personnage un jour vainqueur, un jour vaincu, nous préférons suggérer une autre explication: les victoires du lion signifient sa puissance, tandis que ses "échecs" renvoient non à sa déchéance, mais à une quête du chacal, qui tente de s'approprier une partie de cette puissance. Le goût du chacal pour la chair du lion, le vol du mouton, le séjour ou le repas céleste, tout cela pourrait ne former qu'une série d'équivalences, l'antagonisme lion-chacal étant cette fois similaire de celui qui oppose, chez les Dogon, Amma à Ogo, et qui valut à ce dernier sa déchéance.

5. La fin du chacal. Sa fonction.

Nous avons vu Ogo châtié par Amma et par Nommo, amputé de sa parole, transformé en Renard Pâle, et condamné à vivre sur la terre, incomplet et stérile; dans certaines versions, il est mis à mort: "Ainsi est souligné le fait que la circoncision d'Ogo, due à ses agissements et à sa révolte, a préludé à sa transformation en Renard et à sa mort, qui interviendra sur Terre pour des raisons analogues"53. De même, nous avons relaté comment, chez les 'îsàwa, le dib est malmené, à la fin du mûsim, par les lions qui viennent s'assurer qu'il ne bouge ni ne respire plus: on ne le reverra qu'au musim suivant. Certains Isâwa expliquent qu'il s'agit là d'une mise à mort symbolique ; mais la plupart insistent sur le fait que le dib n'est pas mort, mais seulement "comme mort". La distinction est-elle significative, et de quoi? Elle semble en tout cas suggérer que la fin du dib est plus une exclusion, temporaire, qu'une mise à mort; ou encore que la mort, si mort il y a, n'est pas définitive. Cette notion est également perceptible dans les contes, où le chacal sort tantôt indemne de ses démêlés avec ses adversaires, tantôt y laisse du poil, de la peau, de la chair ou de la queue, et tantôt y perd la vie. Plus significatif encore est le sort qui lui est réservé dans certaines coutumes populaires, et notamment celles qui concernent les feux de Vášům54. Voici la description de l'une des cérémonies les plus complètes du genre:

Les Ait Bou Mg ont coutume d'organiser des chasses rituelles à l'occasion de leurs solennités religieuses. En particulier à l'approche de VAchoura, ils font une battue afin de capturer un chacal vivant. Ils le ramènent au village et l'enferment dans la maison commune jusqu'au deuxième jour de la fête qui est celui de l'expiation. Ce jour-là, à la brune, une véritable troupe s'organise: elle comprend vingt rrma avec leurs armes, quinze gens du commun, cinq notables et cinq femmes "courageuses et agiles" groupés autour d'un moqaddem tenant le chacal en laisse. En observant le plus profond silence* la troupe se glisse dans les ténèbres et gagne en courant les abords

53. Le Renard Pâle, p. 271. 54. Voir surtout l'étude publiée par E. Laoust dans Hespéris, I, 1921 : Noms et cérémonies des feux de

joie chez les Berbères du Haut et de l'Anti-Atlas.

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du village- le plus proche où sans perdre de temps le moqaddem égorge le chacal. Le sacrifice accompli, les rrma déchargent aussitôt leurs armes tandis que les femmes poussent des you-you. Mais avertis par ces cris, les gens aux aguets tirent à tout hasard vers la petite troupe qui s'enfuit à toutes jambes. Bientôt un émissaire, arrivant du village sur le territoire duquel le chacal a été égorgé, vient s'enquérir du résultat de la fusillade. S'il se trouve un ou plusieurs blessés parmi les fuyards, le chacal reste pour compte au village qui l'a sacrifié. L'opération est régulière dans le cas contraire. L'envoyé rend compte aux ineflas du résultat de sa mission. Si ce résultat n'est pas conforme à leurs vœux, ils décident de se débarrasser du cadavre au plus tôt et d'aller le jeter sur le territoire d'un autre village. Cependant, pour être valable, l'opération devra être conduite selon un rituel identique à celui que l'on a observé pour l'accomplissement du meurtre55.

D'autres cérémonies dites d'"expulsion du chacal" se terminent par la mise à mort de l'animal qui est, selon les régions, lapidé, égorgé, noyé, brûlé, enterré. Mais parfois il n'est qu'expulsé du territoire, que ce soit en chair et en os, ou sous la forme d'une effigie d'argile, d'un mannequin recouvert de loques, ou simplement d'un brandon ou d'une pierre. Dans de nombreux cas, comme l'illustre le récit rapporté ci-dessus, un véritable combat oppose deux groupes, le vaincu étant contraint de recueillir le chacal, sa dépouille ou son image, quitte à lui de tenter de s'en débarrasser dans un autre combat. Ce qui est constant, c'est l'idée que l'expulsion du chacal est nécessaire pour que l'année soit bonne, et, plus précisément, pour protéger les troupeaux et favoriser les cultures.

A tous ses niveaux d'expression, la pensée populaire présente donc le chacal comme un être malfaisant qui mérite châtiment; mais s'il est le mal, il semble être un mal nécessaire, et jamais sa disparition n'est conçue comme définitive, comme si sa présence continuait à être indispensable à la bonne marche du monde. Quelle fonction doit-il donc remplir?

Les coutumes des feux de Vâsurâ apportent une première réponse à cette question: le chacal représente la stérilité et la sécheresse56, et son expulsion, en une relation antithétique, favorise l'agriculture. C'est pourquoi on le dépose hors des limites du territoire: le territoire voisin est ici équivalent d'une terre non défrichée, c'est-à-dire de la brousse, qui est son domaine. Ces mêmes conceptions sont exprimées clairement chez les Dogon, pour qui le Renard est, par les désordres mêmes qu'il cause, un agent nécessaire au développement de la vie sur la terre: "II faudra purifier le sol desséché par l'inceste pour le rendre à nouveau fécond [...]. Les hommes suivront le Renard, et purifieront de nouveaux espaces en délimitant de nouveaux champs [...], empiétant progressivement sur le domaine du Renard [...]. Le Renard quittera alors les lieux et se réfugiera dans la brousse inculte, son domaine"57. Cette fonction du Renard s'éclaire lorsqu'on sait qu'il est descendu du ciel sur la terre qu'il a "formée et ensemencée"58: il fut en somme le premier

55. E. Laoust, Feux de joie, p. 312. 56. A propos de l'expulsion du chacal, E. Laoust note : " Ils prétendent que les sources tariraient si

chaque année ils n'avaient soin de se conformer à cet usage" (Feux de joie, p. 312). 57. Le Renard Pâle, p. 269. 58. Ibid. p. 276.

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agriculteur; mais son agriculture, comme sa parole, restera sèche et incomplète, de même que son union incestueuse avec la Terre ne produira que Ls êtres imparfaits. Cette relation antinomique qui est faite entre le Renard Pâle ou le chacal et la fécondité des champs et des êtres, éclaire à son tour la démarche des femmes qui, au mûsim, demandent au dib des "isâwa d'intercéder auprès de Dieu pour qu'elles soient fécondes; elle est également notée pour l'Algérie par J. Servier qui souligne: "Le chacal [...] régit le domaine de la magie féminine et de la fécondité"59.

Il paraît cependant nécessaire de préciser davantage la nature de cette fonction que remplit le chacal. H est, nous l'avons dit, un animal de la terre, au même titre que le Renard Pâle qui s'y fixa définitivement après sa chute. Mais il est également en relation avec le monde souterrain. Rappelons que chez les Matmata de Tunisie, il épouse d'abord sous terre un génie féminin, avant de remonter et d'épouser sa mère. De même, chez les 'îsâwa, c'est dans la terre qu'il se cache. Enfin, c'est sans doute en ce sens qu'il faut interpréter les nombreux ravins, grottes ou puits desquels remonte le chacal des contes. Or, fils de la Terre et personnage chthonien, le chacal est aussi un fils déchu du ciel. On ne saurait alors s'étonner qu'il joue un rôle d'intermédiaire entre ces deux mondes. Chez les Dogon, Ogo effectue au cours de sa quête trois allers et retours entre le Ciel et la Terre; Ogo- Renard est celui qui "monte et descend"60. Cet aspect de la fonction du chacal est-il aussi apparent au -Maghreb? Est-il,, lui aussi, un intermédiaire entre le haut et la bas?

L'un des indices les plus clairs à ce sujet est l'association, courante au Maghreb, qui est faite entre Гагс-en-ciel et le chacal. E. Laoust relève l'expression berbère: tamgra n-uššen, "le mariage du chacal", et commente: "expression par laquelle les Berbères désignent un ensemble de phénomènes météorologiques: formation de Гагс-en-ciel et chute d'une pluie fine dans un ciel ensoleillé. Au moment où ces phénomènes se produisent, on dit qu'un chacal se marie quelque part, et c'est en l'honneur de ce mariage que le ciel se met en fête"61. Parlant des Rogations chez les Matmata, V. Pâques note: "Ce mythe [de l'union entre le chacal et le génie] est lié aux Rogations, pendant lesquelles les enfants chantent: Au moment où le soleil et au zénith, il pleut sans nuage. О ma tante la pluie, tombe, tombe, car mes cheveux sont imprégnés d'huile d'olive; c'est le mariage du chacal"62. Or si Гагс-en-ciel est un phénomène caractérisé par la conjonction des deux éléments soleil et eau, il est aussi conçu comme un trait d'union entre le ciel et la terre. Une association identique existe chez les Dogon: "Les rayures du corps et de la face d'Ogo sont associées- aux couleurs de Гагс-en-ciel, symbole du lien unissant le Ciel et la Terre"63.

Dans les contes populaires, le thème du chacal qui effectue des trajets entre le haut et le bas apparaît fréquemment: on ne compte plus le nombre

59. J. Servier, Les portes de l'année, p. 38. 60. Le Renard Pâle, p. 478. 61. Б. Laoust, Mots et choses berbères, p. 189. 62 V. Pâques, L'arbre cosmique, p. 416. 63. Le Renard Pâle, p. 178.

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des collines qu'il dévale et remonte, des grottes dans lesquelles il pénètre, ou des puits d'où il émerge. Ce thème est encore plus clairement illustré dans la série des contes du chacal fâlib, où son ascension dans le ciel se termine invariablement par une chute sur terre ou dans l'eau.

Chez les 'îsâwa, le pouvoir de divination que manifeste le dib paraît sans aucun doute lié à sa fonction de médiateur. Mats il y a plus. Aux processions du musim, le dib est le seul à pouvoir circuler à sa guise dans et hors de Taire où progressent danseurs, notables et musiciens de la fâ'ifa. Or cette aire où évoluent les Ъаииа, d'ailleurs sacrée au même titre que le sol d'une mosquée ou d'un marabout, est considérée comme se situant en haut, par opposition à celle où stationnent les spectateurs, qui est en bas. Le manège du dib, qui entre et qui sort, est donc à transposer sur un plan vertical; les 'tsâwa disent: "Le dib entre et sort, c'est comme s'il montait et descendait".

Il faut considérer en outre la signification du bâton dont le dib se sert pour marcher "comme un vieux", adoptant une démarche claudicante.

Si l'on en croit C. Gaignebet, la boiterie est associée, dans la pensée mythique, à la rencontre et au mariage d'un être humain avec une fiancée surnaturelle, ou, plus généralement, à un être servant d'intermédiaire entre deux mondes, l'idée centrale étant qu'il n'y a pas d'échange possible entre deux moitiés absolument semblables. Évoquant entre autres le grand pied de Berthe, l'orteil blessé de Gargantua, le pied enflé d'OEdipe et le bâton de Saint Christophe, il conclut: " II nous est difficile de ne pas voir là les diverses facettes d'une pensée mythique qui associait la boiterie ou la démarche asymétrique à l'accès à l'autre monde. C'est, chez les Grecs, le thème du monosandale: un pied chaussé, l'autre nu, il possède les conditions d'asymétrie indispensables pour assurer une circulation, un échange, un passage"64, et rappelle que le mythe de l'androgynie manquée est du même ordre d'idées: c'est bien en effet la "boiterie" d'Ogo que d'être né sans sa jumelle.

N'y a-t-il pas quelque abus à faire du dib un intermédiaire cosmique parce qu'il porte un bâton et s'en sert pour marcher? Il est vrai que l'indice est un peu maigre, et il ne saurait de plus être question de réduire à cette seule dimension l'ensemble des représentations dont le bâton est le support au Maghreb. Cependant nous trouvons une fois encore dans la littérature populaire des éléments qui viennent à l'appui de notre hypothèse. Un dernier trait en effet, relatif à ses pattes, est caractéristique du chacal des contes: très souvent, il boite, à cause d'une épine65, d'un abcès66, parce que le lion lui a arraché le tendon du jarret67, ou même sans qu'on en donne la raison68.

Voleur, menteur et incestueux, ayant répandu partout le désordre et l'impureté, le chacal subit donc, à tous les niveaux d'expression, un châtiment. Chez les 'tsâwa, dans les contes, comme lors des feux de V'asurâ, ce châtiment, mise à mort ou expulsion, n'est jamais présenté comme devant

64. C. Gaignebet, Le carnaval, p. 101. A cette série d'exemples, on pourrait ajouter relui de la couverture, célèbre en France il y a quelques décennies, de Г Almanach du Messager Boiteux.

65. Conte-randonnée du chacal, H. Basset, Essai, p. 192. 66. L'âne, le chacal et la laie, V. Loubignac, Çaër, p. 265. 67. Le renard et le lion, E. Lévi- Provençal, Ouargha, p. 132. 68., Le chacal, le renard et la brebis, ibid. p. 137.

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entraîner une disparition définitive^ car même après sa chute, le chacal a un rôle à jouer. Assurer un lien permanent entre le monde du haut et celui du bas, favoriser les échanges nécessaires à la fertilité des champs et la fécondité des femmes, telle semble bien être cette fonction essentielle du chacal.

A l'issue de cette étude, une première remarque s'impose: il ne paraît plus possible de souscrire à cette affirmation de H. Basset, selon laquelle "il ne semble pas que les croyances relatives au chacal, qui sont indéniables, aient jamais exercé "la moindre influence sur la littérature populaire berbère"69. Bien au contraire, tout porte à croire que la plupart des traits essentiels sous lesquels apparaît le chacal des Isdwa se rencontrent dans d'autres régions du Maghreb ainsi que dans d'autres contextes, notamment celui des contes populaires, et forment un ensemble cohérent. Cela dit, il n'est pas question de nier la complexité du personnage tel qu'il est dépeint dans les contes, ni de référer l'ensemble des représentations qui s'y rattachent à un modèle unique, qui serait valable pour l'ensemble du Maghreb.

En second lieu, il paraît utile de revenir sur les rapprochements qui ont été faits entre le chacal maghrébin et le Renard Pâle dogon. Rappelons leurs principaux traits communs:

Renard Pâle

val des secrets d'Amma sa mère est la Terre

il commet l'inceste il possède une connaissance

connaissance imparfaite parole altérée, mauvaise

lié à la divination il est le premier circoncis

lié aux menstrues son placenta est le soleil

nature féminine lié à la fécondité sécheresse, brousse

associé à l'arc-en-ciel il monte et descend

antagonisme Ogo/Nommo-Forgeron

chacal

voleur sa mère est la lionne-Terre

il commet l'inceste H est jâlib

mensonges, parodie voix désagréable, obscénités

lié à la divination il est le prépuce

il est le sang menstruel il est le soleil

nature féminine lié à la fécondité sécheresse, brousse

associé à l'arc-en-ciel il monte et descend

antagonisme ť#£/lion-Forgeron

Cette série d'analogies paraît toucher l'essentiel de suffisamment près pour qu'on ne puisse plus mettre en doute la parenté qui unit les deux personnages. Que le chacal des "isâwa soit le frère du Renard Pâle, ou son héritier, ou son père spirituel, que les influences culturelles se soient exercées dans

69. H. Basset, Essai, p. 211.

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un sens ou dans l'autre, l'important ici est de constater qu'indiscutablement les deux personnages appartiennent à la même souche70. Or le Renard Pâle joue un rôle si déterminant dans le système dogon qu'il semble inconcevable que sa réplique, le chacal, se trouve isolé dans un système maghrébin qui serait par ailleurs totalement différent du premier. En d'autres termes, on est fondé à penser que le chacal maghrébin, dont le dib des "bàwa n'est que l'une des représentations, est une pièce maîtresse dans un système autochtone, ancien, résultant d'héritages divers, mais principalement berbère, et qui serait resté lui-même étroitement apparenté à certains systèmes soudanais. En somme, on aborde là un problème qui dépasse largement le cadre de la confrérie des 'bàwa, puisqu'il s'agit de la thèse, soutenue principalement par V. Pâques dans son Arbre cosmique, de l'existence d'un vaste fonds culturel commun à toute l'Afrique du Nord et de l'Ouest. Il nous paraît d'ailleurs essentiel de noter que si les relations entre la Berbérie, le Sahara et le Soudan occidental, dont l'origine remonte aux époques les plus reculées, ont marqué la culture populaire de ces régions au point d'y laisser des empreintes encore largement visibles aujourd'hui, elles n'ont en réalité jamais cessé de s'y exercer. Pour en revenir aux 'îsàwa, de nombreux éléments dans leur histoire comme dans leur rituel attestent cette influence soudanaise. Ainsi, le fondateur de la confrérie, Sih al-Kamil, a reçu l'essentiel de son initiation mystique dans le Sud marocain, aux confins du désert; c'est au Soudan que certains récits légendaires situent l'origine des instruments de musique utilisés par la confrérie; enfin, innombrables sont les emprunts faits à la confrérie des Gnawa, qui est la confrérie des anciens esclaves noirs, au point qu'une partie du rituel des 'tsàwa, celle qui concerne la possession par les génies, apparaît souvent comme une copie pure et simple de celui àcsK-Gnawa.

Cet héritage venu du sud n'est pas particulier à la confrérie des 'îsâwa. Il a marqué, et marque encore sous le voile de Pístem, l'ensemble des coutumes et des croyances populaires maghrébines, et entre autres, à des degrés divers, la quasi-totalité des confréries religieuses marocaines.

70. On ne peut pas ne pas signaler à ce propos d'autres analogies, bien plus troublantes, puisqu'elles mettent en regard des systèmes fort éloignés dans l'espace. En Amérique du Nord, le Tout-Puissant est souvent secondé par un Dieu créateur, lequel a pour assistant un Coyote, nommé transformer par les anthropologues anglo-saxons. M. Schneider résume ainsi les traits principaux du Coyote: "Le transformer ne paraît être qu'un démiurge. Il est le maître de la matière [...]. Le premier [dieu créateur] est essentiellement céleste, le second est plutôt terrestre [...]. Très menteur et voleur, il se présente parfois même comme un adversaire de son maître. Par opposition à son maître toujours guidé par l'idée du bien, Coyote fait naître le mal et prépare la décadence du monde". (M. Schneider, Musique, mythologie, rites, in: Histoire de la Musique, dir. Roland-Manuel, t. I, p. 140). Le même auteur relève dans les vieilles mythologies d'Inde d'autres traits qui évoquent irrésistiblement le chacal ou le Renard Pâle: "Le Chândcnya L'panishad nous décrit le dieu créateur comme un mort chantant; par opposition à ce mort qui crée la vie, son assistant. Coyote, est un Dieu vivant dont la voix rauque et -cassée «chante la mort». Il est le détenteur de la matière périssable qu'il peut parfois former, mais qu'il est incapable d'animer. Au moment où- il cherche à voler, il perd ses ailes et tombe à terre" (ibid. p. 141).

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SUMMARY

Animal representations play an important role in the Maroccan religious confraternity of the Ъаша, whose practices are often far removed from Moslem orthodoxy.

The most striking figure is the jackal, who only appears in ceremonies on the occasion of the annual pilgrimage of the "isdwa to Meknès. Thief, liar, false scholar and hypocrite, he is the protagonist in numerous and coherent representations - elements of which can be discovered in other Moroccan contextes (for example in folk tales) - and has amazing similarities to the Dogon's "Renard Pâle" (Mali).

The 'isdwa's jackal is undoubtedly one of the main characters of an ancient religious system, autochtonous, but unquestionably very close to certain Saharan and Sudanese systems and which, in spite of Islam, has survived in the minds and practices of the minds and practices of the people.