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Vinceslas Eugène Dick LE ROI DES ÉTUDIANTS (1903) Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »

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Vinceslas Eugène Dick

LE ROI DES ÉTUDIANTS

(1903)

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Table des matières

CHAPITRE PREMIER SILHOUETTES D'ÉTUDIANTS......... 4

CHAPITRE II PAUL CHAMPFORT ........................................ 9

CHAPITRE III COUSIN ET COUSINE...................................19

CHAPITRE IV SECRET POUR SECRET ............................... 29

CHAPITRE V TRAHISON ..................................................... 38

CHAPITRE VI LE DRAME DE L'ÎLOT.................................. 46

CHAPITRE VII KINGSTON ET KENTUCKY.........................57

CHAPITRE VIII ON SE RECONNAÎT................................... 63

CHAPITRE IX LA FOLIE-PRIVAT ET SES HABITANTS .... 69

CHAPITRE X PREMIÈRE ESCARMOUCHE.........................75

CHAPITRE XI UNE ÉVOCATION INATTENDUE ............... 84

CHAPITRE XII PETITE REVUE DE LA SITUATION .......... 92

CHAPITRE XIII LAPIERRE À L'ŒUVRE........................... 100

CHAPITRE XIV PAUVRE LAURE ! .....................................107

CHAPITRE XV LOUISE........................................................ 118

CHAPITRE XVI LE FRÈRE ET LA SŒUR...........................124

CHAPITRE XVII LE ROI DES ÉTUDIANTS ENTRE EN CAMPAGNE ..........................................................................134

CHAPITRE XVIII LE PREMIER PAS...................................143

CHAPITRE XIX L'ENTREVUE ............................................ 151

CHAPITRE XX LE GUET-APENS ........................................168

CHAPITRE XXI DEUX ATTENTATS DANS UNE JOURNÉE176

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CHAPITRE XXII UNE DISTILLERIE CLANDESTINE.......186

CHAPITRE XXIII DANS LA GUEULE DU LOUP ...............199

CHAPITRE XXIV OÙ BILL ET PASSE-PARTOUT SE DISTINGUENT .....................................................................210

CHAPITRE XXV TROP TARD.............................................. 217

CHAPITRE XXVI LA TÊTE DE MÉDUSE .......................... 228

CHAPITRE XXVII DEUX VIEILLES CONNAISSANCES... 238

CHAPITRE XXVIII OÙ TOUT LE MONDE SE RETROUVE253

CHAPITRE XXIX LE JUGEMENT DE DIEU ..................... 270

ÉPILOGUE ........................................................................... 284

À propos de cette édition électronique ................................ 287

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CHAPITRE PREMIER SILHOUETTES D'ÉTUDIANTS

C'était dans une chambre de douze pieds carrés au plus, rue

St-Georges, Québec. Ils étaient là quatre, buvant, fumant, chantant, riant… que

c'était plaisir à voir. Le cliquetis des verres, le choc des bouteilles, les éclats de voix, les notes plus ou moins fausses de quelque chanson égrillarde, le bruit des pieds battant le parquet ; tout cela se combinait adorablement pour former le plus délicieux tinta-marre du monde.

Comment en eût-il été autrement ? Ce quatuor bruyant représentait la fine fleur de l'école de mé-

decine : Després, le roi des étudiants tapageurs, l'organisateur par excellence de joyeuses équipées, le meilleur buveur de l'Universi-té ; Cardon, passé maître dans l'art d'obtenir de la boisson à cré-dit ; Lafleur, qui faisait dix affreux calembours entre chaque ra-sade qu'il ingurgitait—et Dieu sait s'il en ingurgitait, des rasa-des !—enfin, le petit Caboulot, le rat de l'école, intelligent comme un diablotin, mais plus grouillant, plus étourdi, plus léger qu'un papillon.

Rien d'étonnant donc à ce que quatre lurons de cette trempe,

arrosés de whisky, fissent un charivari à broyer le tympan d'une escouade d'artilleurs !

Tout à coup, le bruit cessa pendant une dizaine de secondes ;

la porte s'ouvrit, et un cinquième personnage entra. Alors, ce fut une tempête. — Bonsoir, Champfort !

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— Que tu arrives bien, Champfort ! — Viens prendre un coup, Champfort ! — Champfort, pas d'étude ce soir ! Au diable la pathologie ! — Mort à la matière médicale ! — Aux gémonies les maladies des yeux ! — Et celles des oreilles, donc ! — Que la fièvre quarte étouffe Virchow, Kasper, Claude Ber-

nard… et même monsieur Koshlakoff, de St-Pétersbourg ! — Que Satanas torde le cou à feu Galien ! — Et donne le coup de grâce à ce bon monsieur Hippocrate. — Lafleur !… — Cardon !… Le nouvel arrivant, tiraillé à droite, tiraillé à gauche, assassiné

d'apostrophes aussi véhémentes, ne pouvait placer un mot et se contentait de sourire.

— Là ! là ! mes amis, fit-il enfin, ne parlez pas ; tous à la fois :

qu'y a-t-il ? — Il y a que nous bambochons ce soir. — Ça se voit.

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— Et que nous voulons nous administrer une cuite à tout cas-ser…

— Tais-toi, le Caboulot, laisse parler le grand monde. — Tiens ! faut-il pas avoir six pieds, par hasard, pour qu'on se

permette de parler devant monsieur ! — Silence ! intervient Després. Je vais t'expliquer la chose,

Champfort ; assieds-toi. — Lorsque Dieu créa le monde… — Passe au déluge ! interrompit Lafleur. — Monte sur une chaise ! glapit le Caboulot. — Pas de discours ! grogna Cardon. — Laissez-moi faire : ça ne sera pas long. Champfort s'était

assis, attendant patiemment la fin de la bourrasque. — Lorsque Dieu créa le monde, reprit imperturbablement

Després, il travailla, comme tu le sais, pendant six jours… — C'est connu, ça ! fit la voix flûtée du Caboulot. — Pas assez ! répliqua gravement l'orateur. Puis il poursuivit : — Mais le septième, il l'employa à se reposer, laissant ainsi à

l'homme, qu'il venait de former à son image, un enseignement plein de sagesse. Or…

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— Ergo ! — Or, nous avons travaillé toute la semaine comme des nè-

gres. N'est-il pas juste que nous prenions cette soirée, cette nuit même, s'il le faut, pour laisser un peu se détendre l'arc de nos centres nerveux ?

— Bien parlé ! — Puissamment raisonné ! — D'une logique irréfutable ! — Mais, sans doute, mes très chers, répondit en riant Champ-

fort. Et je songeais si peu à me mettre en désaccord avec cette sage règle, que je venais vous prier d'étudier sans moi, ce soir Je ne suis pas dans mon assiette et n'ai aucune disposition pour le travail.

— Bravo ! — Hourra pour toi, Champfort ! — Vive le whisky, le tabac et les chansons ! Et Després, de cette voix lente et mesurée qui lui était habi-

tuelle, se mit à chanter, tout en saisissant une bouteille de la main droite et un verre de la main gauche :

Étudiants, étudiants

Chantons, rions sans cesse : Que l'étude et l'allégresse

Se partagent nos instants. De son côté, le Caboulot hurlait :

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Pourquoi boirions-nous de l'eau,

Somm'nous des grenouilles ? Cardon, lui, proclamait moins haut la chose, mais la mettait

consciencieusement en pratique. Quant à Lafleur, il n'est pas nécessaire de chercher ce qu'il

turlutait de sa voix enrouée ; c'était toujours la même rengaine :

C'est notre grand-père Noé, Patriarche digne,

Que l'bon Dieu nous a conservé Pour planter la vigne.

Il ne fallait pas lui demander autre chose que cela : c'eût été

peine perdue. Mais, en revanche, toutes les cinq minutes, l'éternel couplet lui revenait dans le gosier, avec le nom du respectable grand-père Noé, auteur de la première bamboche dont parle l'his-toire.

Laissons Lafleur redire, en quinze couplets, les mérites et les

exploits du grand-père Noé, et esquissons à la hâte le portrait du nouvel arrivant.

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CHAPITRE II PAUL CHAMPFORT

Paul Champfort était un grand et beau garçon de vingt-deux

ans. Sa figure franche et ouverte plaisait au premier abord. Che-

veux châtains, longs et bouclés ; front large, œil brun, à la pru-nelle hardie, bouche aux lèvres sympathiques, qu'ombrageait une petite moustache de même nuance que les cheveux : tête char-mante, en un mot.

Il avait l'humeur joyeuse, la parole facile, colorée, doucement

railleuse, mais toujours bienveillante. On l'aimait beaucoup, par-mi les universitaires, tant à cause du cachet de sympathique dis-tinction dont toute sa personne était empreinte, que par la bonté de son caractère et la solide intelligence qu'on lui savait.

Il était de toutes les fêtes, de toutes les excursions, de tous les

caucus. On se l'arrachait un peu, et c'était toujours une bonne fortune, pour des étudiants en goguette, que l'arrivée de ce bon Champfort.

On conçoit donc la joie de nos quatre apôtres quand le jeune

homme, se rendant aux arguments irrésistibles de son ami Des-prés, s'assit autour de la table du festin bachique et fit mine d'en prendre sa bonne part.

Une première rasade fut versée par Després. — Je bois à ton bonheur, Champfort, fit-il en élevant son

verre. — Moi, à tes succès en médecine, dit Cardon.

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— Et moi, à l'heureuse issue de ton examen, final, continua Lafleur.

— Moi, Champfort, je bois à tes amours ! cria le Caboulot, de

cette voix perçante qui dominait tous les bruits. À cette dernière santé, un nuage passa sur le front de Champ-

fort. Le sourire disparut de ses lèvres, et ce fut d'un ton presque solennel qu'il répondit, en se levant :

— Merci, Caboulot, merci, mes bons amis. Je prends actes de

vos bienveillants souhaits. Devant entrer bientôt dans la rude vie professionnelle, j'ai besoin que la chaude amitié dont vous m'avez toujours entouré ne me fasse pas défaut. Et si quelque amertume, quelque déboire m'attend au début, j'aurai du moins, pour atté-nuer ma mélancolie, le souvenir de vos bons procédés à mon égard.

Champfort se rassit et chacun but silencieusement son verre,

comme si les paroles émues du jeune homme eussent voilé quel-que inexorable chagrin. Tant il est vrai que chez ces généreuses natures d'étudiants, la sympathie ne se fait jamais attendre et jail-lit toujours spontanément, au moindre appel.

Mais cette éclipse de gaieté dura peu. Quand on est en chemin d'herboriser dans les vignes du Sei-

gneur, on ne s'attarde pas à constater si quelque épine rencontrée par hasard pique peu ou prou ; on ne s'amuse pas à relever les humbles violettes ou les pâles marguerites que le pied a foulées en passant.

C'est du moins, ce que pensait Lafleur, car il entonna aussitôt

d'une voix de stentor :

C'est notre grand-père Noé,

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Patriarche digne, Que l'bon Dieu…………

— Va au diable avec ton grand-père Noé ! interrompit avec

humeur Després, dont le front s'était assombri. — Hum ! je doute fort qu'il veuille m'y suivre ; le digne

homme est trop bien casé pour désirer un changement. — Alors, vas-y seul. — Nenni, mes fils ; je suis trop poli pour ne pas vous attendre. Després se dérida un peu. — Au fait, tu as raison, Lafleur : vive la joie ! — Et les pommes de terre, morguienne ! Chaque chose en son

temps. Quand nous serons bien gris, nous parlerons raison ; nous ferons de la philosophie, de la psychologie, de la physiologie, de la phrénologie—tout ce que vous voudrez. En attendant ! amusons-nous, et haut les verres !

C'est notre grand-père Noé,

Patriarche, ………… — Oui, oui, c'est cela, appuya Cardon. Il n'y a rien pour délier

la langue et mettre de l'ordre dans les idées comme quelques bons verres de Molson. Je seconde la motion de Labrosse.

— Adopté, carried ! vociféra le petit Caboulot. La joie reparut triomphante autour de la table chargée de

bouteilles, de verres, de pipes et de tabac. Pendant plus d'une heure, ce fut un déluge de rasades, de chansons, de bons mots à faire pâlir les orgies romaines. Lafleur chanta vingt fois son

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grand-père Noé ; le Caboulot s'enroua pour quinze jours à gouail-ler chacun de ses amis ; Cardon se grisa comme un Polonais, tout en encourageant les autres à boire sec, attendu que les provisions ne manquaient pas. Quant à Després, malgré qu'il eût avalé pres-que une bouteille à lui seul, il n'y paraissait guère. Seulement, il était devenu grave et rêveur, comme d'habitude ; car c'était là le seul effet que les spiritueux semblassent produire sur cette orga-nisation de fer.

Mais, si grave et si rêveur qu'il fut, il le cédait pourtant sous

ce rapport de beaucoup à Champfort. Jamais le jeune homme, d'ordinaire gai et assez solide buveur, ne s'était montré à ses amis enveloppé dans un semblable nuage de tristesse et de mélancolie.

Tant qu'il avait été en pleine possession de son sang-froid, il

s'était efforcé de se raidir contre le spleen qui l'envahissait. Aux saillies de Caboulot, aux jeux de mots barbares de Lafleur, aux épigrammes de Cardon, il avait ri… oui, mais d'un rire nerveux, forcé, qui faisait mal. Puis était venu cet état de demi-ivresse, où les idées se mettent franchement à galoper sur le chemin de la rêverie et où le cœur vient aux lèvres, prêt à s'ouvrir à tous les épanchements.

C'est la phase la plus voluptueuse de l'état, alcoolique. Le cer-

veau jouit, alors d'une lucidité plus grande qu'à l'état normal, et les idées y dansent tout armées, prêtes à entrer en campagne au premier signal.

Il était donc rendu à ce degré de l'échelle bachique, quand

Després, qui l'observait entre deux bouffées de fumée, lui dit dou-cement :

— Champfort ! — Hein ? fit le jeune homme, comme surpris de cette appella-

tion inattendue.

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Puis, se soulevant à demi sur le canapé où il était presque couché :

— Qu'y a-t-il, mon ami ? — Il y a, mon cher, que tu n'es pas comme d'habitude et que

tu nous caches quelque chose. — Mais non…, mais non, je ne vous cache rien… Que voulez-

vous que je vous cache, mes bons amis ? — Tu es triste comme une porte de prison, et c'est en vain que

tu veux paraître gai ; la gaieté ne te va plus, et cela depuis long-temps.

— Quelle conclusion tirer de cela ? On n'est pas toujours dis-

posé à la joie. Chacun a ses heures de mélancolie, sans qu'il puisse s'en défendre et sans même qu'il en puisse expliquer la cause.

— Champfort, ne joue pas au plus fin avec moi. Depuis plu-

sieurs mois, je t'observe, et j'ai suivi pas à pas le travail lent, mais continu, mais implacable qui se fait chez toi. Le peu de gaieté, de bonne humeur et d'insouciance joyeuse qui te reste du Champfort d'autrefois n'est que du vernis, et, sous ce vernis, il y a, une grande douleur, une de ces douleurs incurables qui terrassent l'âme la plus fortement trempée.

Le jeune étudiant baissa la tête et ne répondit pas. Mais sa

main se porta instinctivement à son cœur, comme s'il eût craint d'y laisser voir la plaie qu'y devinait Després.

Celui-ci se leva et, saisissant cette main indiscrète, il dit à

Champfort d'une voix douce :

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— Mon pauvre ami, ta main t'a trahi ; tu souffres réellement et je vais te dire qu'elle est ta maladie.

— Tais-toi, Després, tais-toi ! fit vivement Champfort, en re-

levant la tête et regardant l'étudiant avec des yeux presque ha-gards.

Cardon, Lafleur et le Caboulot s'étaient imposé mutuellement

silence, du moment que Després—leur chef à tous—avait engagé la conversation. Rapprochant leurs chaises, ils attendirent vive-ment intrigués.

Després, les désignant : — Voyons, Champfort, doutes-tu de nous ? Sommes-nous, oui

ou non, tes meilleurs amis ? — Certes, oui. — Eh bien ! qu'as-tu à craindre ? — Rien ; mais mon secret est un de ceux qu'on emporte dans

la tombe. — Ta ! ta ! ta ! ton secret n'en est pas un, car je le connais moi. — Alors, c'est toujours un secret, répondit noblement Champ-

fort. Un éclair brilla dans l'œil noir de Després. Il leva fièrement sa

belle tête intelligente, serra la main du jeune homme et dit : — Merci, Champfort. Cette bonne parole est un coup d'éperon

qui m'engage définitivement dans la voie que j'ai adoptée. Puis, se tournant vers Lafleur, Cardon et le Caboulot :

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— Mes amis, dit-il, vous allez me donner votre parole d'hon-

neur que rien de ce que je vais vous apprendre ne transpirera au dehors.

— Nous la donnons, firent les jeunes gens, en se levant tous à

la fois. — Très bien, messieurs. Maintenant, Champfort, écoute, et,

surtout, pas de dénégations inutiles. Depuis plusieurs années, tu aimes d'un amour sans espoir ta cousine, Laure Privat. Voilà ta maladie !

À cette déclaration énergique, Paul Champfort se leva d'un

bond. Une pâleur effrayante envahit sa figure, et, foudroyant Després de son regard, il murmura :

— Malheureux, qu'as-tu dit là ? — La vérité, mon ami, répondit avec calme le roi des étu-

diants. — Mais tu veux donc ma honte, mon déshonneur, pour jeter

ainsi mon secret aux quatre vents de la curiosité publique ! — Ce que je veux, c'est qu'il ne soit pas dit que Paul Champ-

fort aura frappé inutilement à la porte d'un cœur. — Mais tu ne sais donc pas qu'elle ignore mon amour, et que

je me laisserai mourir plutôt que de lui faire le moindre aveu. — Ceci importe peu… Le temps et les circonstances peuvent

amener bien des changements dans les situations les plus em-brouillées. Je me charge de forcer la main aux circonstances… et, quant au temps, on lui fera prendre le triple galop, si besoin est.

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— Oh ! non, je ne veux pas qu'une pression quelconque, mo-rale ou autre, soit exercée sur cette enfant-là. Mon amour est une indignité, une trahison ; eh bien ! périsse mon amour, dussé-je ne pas lui survivre !

— Indignité ! trahison !… Eh ! depuis quand se montre-t-on

indigne et se rend-on coupable de trahison, en aimant avec fran-chise et loyauté une jeune fille ?

— Depuis que le devoir et la reconnaissance existent. Ma

tante Privat m'a recueilli, moi orphelin, alors que les derniers dé-bris du modeste patrimoine de ma famille venaient de disparaître dans les frais de la maladie et d'enterrement de ma mère ; elle m'a élevé comme un enfant ; elle m'a fait instruire—me mettant ainsi dans les mains les moyens de vivre honorablement—et je pousse-rais l'ingratitude jusqu'à chercher à capter l'amour de sa fille uni-que, de sa fille à qui elle laissera une part considérable de sa for-tune !…

— Non, jamais ! Ma tête est plus forte que mon cœur, et si ce-

lui-ci ne veut pas entendre raison, je le briserai. — Ah ! si elle était pauvre comme moi !… — Pauvre, toi ? allons donc ! Est-ce qu'on est pauvre quand

on possède une intelligence comme la tienne et quand on a un cœur comme celui qui bat dans ta poitrine ? est-ce qu'on est pau-vre quand on a ton instruction et une position sociale honorable comme celle qui t'attend ?

— Et, d'ailleurs, puisque Mlle Privat a beaucoup d'argent,

n'est-il pas juste qu'elle fasse partager cette fortune à un pauvre homme honorable, plutôt que de s'associer à un capitaliste qui n'en a que faire, et donner ainsi le spectacle d'une richesse scan-daleuse, au milieu de misères imméritées ?

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— Ah ! oui, elle est riche et tu es pauvre !… Le voilà bien l'es-prit de ce siècle d'argent où tout se cote, où tout se réduit en pias-tres et contins, où l'on fait marchandise de tout : âme, esprit ou cœur !… Tu verras, Champfort, que dans cent ans d'ici, chaque pensée, chaque sentiment sera matérialisé, pesé dans la balance du spéculateur, prostitué sur le tapis vert de l'agiotage, qui ren-dra, son verdict dans ce genre-ci : « Cette idée pèse tant et vaut tant la livre, mais la marchandise étant en baisse depuis une demi-heure, je ne puis offrir que tant !

— Nos petits-fils verront cela, Champfort : je t'en donne ma

parole d'honneur. À cette boutade de Després, Cardon, Lafleur et le Caboulot

partirent d'un indécent éclat de rire. Champfort lui-même, malgré toute la gravité la situation, n'y put retenir et fit bravement cho-rus avec ses amis…

Mais le roi des étudiants ne fut pas désemparé. — C'est bien, messieurs, dit-il ; riez, puisque mes pronostics

vous semblent drôles. Vous êtes jeunes, et, conséquemment, vous avez le droit d'envisager l'avenir sous ses plus riants horizons. Pour moi, je suis vieux déjà, avec les vingt-cinq lourdes années qui sont accumulées sur ma tête et les épreuves par lesquelles j'ai dû passer. C'est pourquoi, cet avenir que vous entrevoyez si beau ne pouvant plus m'offrir rien qui m'attache, rien qui m'illusionne, je le regarde froidement, je le suppute, je le pèse, ni plus ni moins que s'il s'agissait d'un bout de saucisse ou d'un morceau jambon !

Et, en prononçant ces mots—qui pourtant auraient dû redou-

bler la bruyante hilarité de ses confères—Després avait dans la voix des accents si sombrement dédaigneux ; sa physionomie re-flétait tant d'amertumes longtemps comprimées, mais encore chaudes et palpitantes, que personne n'ouvrit la bouche et que chacun se crut en présence d'une de ces victimes stoïques et cal-mes, dont l'âme est morte à toutes les joies de la vie.

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CHAPITRE III COUSIN ET COUSINE

Il fallait, en effet, qu'une bien terrible tempête eût passé sur le

cœur de ce fier jeune homme pour en refroidir ainsi les puissan-tes aspirations et en arrêter l'indomptable essor.

Y avait-il réellement un drame dans la vie de Després, ou de-

vait-on mettre sur le compte de l'organisation fortement nerveuse du roi des étudiants cette misanthropie dédaigneuse et ces bouta-des douloureusement excentriques dont il ne pouvait se défendre, à de certaines heures ?

On se perdait là-dessus en conjectures. Il y avait bien, dans l'histoire de Després, une lacune que per-

sonne ne pouvait combler. Mais, comme la moindre allusion adressée jusqu'alors au jeune homme sur ce sujet avait paru l'af-fecter péniblement, on s'était fait un devoir de ne jamais plus le questionner sur ce passé mystérieux.

Pourtant, ce soir-là, Champfort ne put s'empêcher de lui

dire : — En vérité, mon cher Després, on dirait, à t'entendre, que

des malheurs inouïs ont plané sur ta jeunesse. — Peut-être ! murmura Després… Mais, reprit-il avec vivaci-

té, il ne s'agit pas de moi pour le quart d'heure. — Cependant… — Il s'agit d'empêcher que tu sois la victime d'une coquette,

ou qu'une délicatesse outrée fasse laisser le champ libre à un in-digne rival.

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— Qui te parle de rival ?… En ai-je un, seulement ? — Tu en as plusieurs, mais tu n'en redoutes qu'un. — Comment sais-tu cela ? — Je sais tout ce qui concerne cet homme, répondit Després

d'une voix sombre. — Ah ! fit Champfort intrigué, et tu le hais ? — Je le hais ? Ces trois mots furent dits d'un ton si glacial et si profond, que

les étudiants se regardèrent tout étonnés. Champfort réfléchissait. Un coin du rideau qui couvrait la

jeunesse de Després venait d'être soulevé par le Roi des Étudiants lui-même, et une étrange idée se développait dans la tête de Champfort : c'est que son rival avait dû être pour beaucoup dans les malheurs de Després.

— Et, reprit-il, tu connais assez l'individu pour affirmer qu'il

est indigne de ma cousine ? — Cet homme est un misérable, et Mlle Privat ne devrait pas

même se laisser souiller par son regard de serpent. — Très bien. Mais qui sera assez généreux pour désillusionner

la pauvre enfant ? qui sera assez persuasif pour ouvrir les yeux de sa mère et lui faire repousser un prétendant qu'elle regarde déjà comme son gendre ?

— Ce sera moi, Champfort, moi qui, depuis des années, suis

pas à pas les mouvements tortueux de ce traître ; moi qui connais

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tous ses agissements honteux ; moi, enfin, qui me venge du lâche séducteur de la seule femme que j'aie aimée !

— Enfin ! s'écria Champfort, le voilà le secret de ta vie, n'est-il

pas vrai ? — Oui, Paul, c'est vrai. Celui qui a détruit à jamais mes illu-

sions de jeune homme et mes espérances de bonheur, est le même misérable qui cherche aujourd'hui à te ravir la jeune fille que tu aimes.

— Quelle coïncidence ! Une sorte de fatalité place donc cet

homme sur notre chemin ? — Oui, c'est une fatalité… mais une fatalité que j'appelle pro-

vidence, moi. Cette providence qui m'a rendu témoin de toutes les trahisons de ce larron d'honneur, qui m'a constamment entraîné sur ses pas, le jette encore aujourd'hui en travers de ma route… Malheur à lui ! La mesure est pleine ; le dossier est complet ; je vais frapper un grand coup et arrêter dans son vol ce vautour pil-lard.

— Que comptes-tu faire ? — Oh ! fort peu de chose d'ici à la signature du contrat. — Hélas ! pauvre ami, c'est dans huit jours. — Je le sais. Mais quand ce devrait être demain, j'aurais en-

core le temps nécessaire à mes petits préparatifs. — Dieu veuille, mon cher Després, que tu réussisses à empê-

cher un mariage aussi malheureux ! Mais… — Mais quoi ?

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— En serais-je plus avancé, et Laure m'en aimera-t-elle da-vantage ?

— Qui te prouve qu'elle ne t'aime pas déjà assez ? — Tout le prouve : sa manière d'agir avec moi, sa froideur

hautaine, ses airs protecteurs, et jusqu'à cette réserve cérémo-nieuse qui a remplacé la douce intimité et les naïfs épanchements d'autrefois.

— Hum ! il faut quelquefois prendre les femmes à rebours, et

leurs grands airs dédaigneux masquent souvent un dépit qu'elles dissimulent avec peine.

— Je ne crois pas que ce soit le cas pour Laure ; son cœur est

trop haut placé pour recourir à ces petits moyens. — Qu'en sais-tu ? Personne ne comprend les femmes, et les

amoureux moins que tous les autres. Écoute-moi, Champfort : la femme est un être pétri de contradictions, qu'il ne faut croire qu'à la dernière extrémité. J'en sais quelque chose.

— Tu es sévère. Després, et tes malheurs passés te rendent in-

juste. — Je ne crois pas. Il est possible, après tout, que Mlle Privat

soit une exception à la règle générale. C'est ce que nous verrons. Quoi qu'il en soit, pour me former une opinion solide sur ton cas, fais-moi l'historique de tes relations avec ta cousine.

— À quoi bon ? — Il le faut. — Allons, je me résigne et ne vous cacherai rien.

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Les chaises se rapprochèrent, et Champfort commença : — J'ai connu ma cousine, il y a environ six ans. J'avais alors

seize ans et elle entrait dans sa quatorzième année. Mon père était mort depuis longtemps, et ma mère venait à son tour de payer son tribut à la nature. Resté orphelin et sans ressources, j'envisageais l'avenir avec frayeur, lorsqu'un jour, un étranger entra dans mon petit logement et m'annonça qu'il venait de la part de ma tante Privat, la sœur de ma mère, et qu'il avait instruc-tion de m'emmener à la Nouvelle-Orléans. Il me donna une lettre de ma bonne tante et l'argent nécessaire pour régler toutes mes petites affaires.

« Rien ne me retenait plus à Québec. Aussi, mes préparatifs

ne furent-ils pas longs, et quinze jours plus tard, j'étais à la Nou-velle-Orléans, ou plutôt, à quelques milles de là, dans une char-mante habitation que possédait mon oncle sur sa plantation, près du lac Pontchartrain.

« Je passai là les deux belles années de ma jeunesse, vivant

comme un frère avec les deux charmants enfants de mon oncle : Edmond et Laure.

Edmond avait à peu près mon âge, et Laure, deux années de

moins. « Que de gaies promenades nous avons faites ensemble dans

les champs de canne à sucre ou sur les bords du lac ! que de dou-ces causeries nous avons échangées sous la large véranda de l'ha-bitation !

« La guerre civile, qui se déchaînait alors avec fureur dans

plusieurs États de l'Union, ne se traduisait encore en Louisiane que par des mouvements de troupes et une agitation formidable. Mais, tout en enflammant nos jeunes cœurs d'un noble amour pour la cause du Sud, elle ne troublait pas autrement notre paisi-ble existence.

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« Sur ces entrefaites, mon oncle, qui était colonel, partit avec

son régiment pour rejoindre l'armée. Ce fut notre premier cha-grin. Mais, comme il nous déclara qu'il pourrait venir de temps en temps à l'habitation, nous nous consolâmes assez vite de ce contretemps.

« Ainsi qu'il l'avait dit, mon oncle revint un mois après son

départ. Il était accompagné d'un jeune homme du nom de La-pierre…

— Hein ! Lapierre ? interrompit le Caboulot. — Oui, Lapierre. Ce nom est-il connu ? — Peut-être… Mais il y a tant de personnes qui s'appellent

ainsi. Continue. — Je disais donc que le colonel était accompagné d'un jeune

homme du nom de Lapierre, qui se disait de Québec et dont ma tante avait, en effet, connu la famille, lorsqu'elle-même y demeu-rait. Mon oncle s'était pris d'une véritable amitié pour ce La-pierre, et il en avait fait son compagnon inséparable.

Comment cet étranger était-il parvenu à s'insinuer ainsi dans

les bonnes grâces du colonel ? quels services lui avait-il ren-dus ?… je l'ignore encore.

— Moi, je le sais ! interrompit Després. Lapierre courait alors

d'une armée à l'autre pour spéculer sur les navires. Un jour, il guida le régiment du colonel Privat dans une marche nocturne qui amena la capture d'un convoi ennemi.

Telle est l'origine de sa faveur auprès de la famille Privat.

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— D'où tiens-tu ce renseignement ? demanda Champfort, surpris.

— De moi-même, mon cher. J'étais à cette époque dans le

Kentucky, où, je servais comme volontaire dans l'armée qui faisait face au général Beauregard, dont faisait partie le régiment du co-lonel Privat.

— Ah ! fit Champfort, voilà qui explique bien des choses ! — Continue, mon cher Paul, tu en apprendras encore. L'étudiant reprit : « Mon oncle et Lapierre passèrent une dizaine de jours à l'ha-

bitation, pendant lesquels ma tante et ma cousine se multipliè-rent pour héberger dignement leur hôte. Laure, selon le désir de son père, s'était constituée le cicérone du jeune étranger et ne le quittait guère. Ils faisaient ensemble, en compagnie du colonel et de ma tante, de longues promenades à travers la plantation ou sur les bords du lac ; et, de retour à l'habitation, c'était au piano ou sous la véranda que se continuait le tête-à-tête.

« Pendant tout le temps que dura le séjour de mon oncle, je

pus à peine trouver l'occasion de parler à ma cousine. Elle sem-blait n'avoir d'yeux et d'oreilles que pour Lapierre, et paraissait même se croire obligée de ne plus causer qu'avec lui.

Ce changement de conduite ne fit d'abord que m'étonner ;

mais bientôt, à cet étonnement bien naturel se joignit une sensa-tion étrange, une sorte de souffrance, quelque chose comme une douleur sourde, mal définie, qu'il m'était impossible de surmon-ter.

« La vue de ma cousine, constamment au bras de ce beau

jeune homme qui lui souriait et lui parlait avec chaleur, me cau-sait une impression tellement pénible, que je fuyais sa société et

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me tenais presque toujours à l'écart. J'errais seul de longues heu-res dans la campagne, et ce n'était, qu'avec un inexprimable ser-rement de cœur que je rentrais à l'habitation.

« Hélas ! je venais enfin de connaître le mal mystérieux qui

me torturait : j'aimais ma cousine ! « Cette découverte m'effraya et ne fit qu'augmenter ma sau-

vagerie. Je me considérai comme indigne des bontés de mon on-cle et de ma tante, du moment que mon cœur me révéla son au-dace, et, je pris la résolution d'étouffer dans mon sein le coupable sentiment qui y germait.

« Aussi, lorsque le colonel repartit pour l'armée, emmenant

avec lui le jeune Lapierre, j'avais fait mon sacrifice et ce fut sans récriminations, sinon sans amertume, que je repris avec ma cou-sine le genre de vie accoutumé.

« Mais, depuis cette visite malencontreuse, il se mêla toujours

à nos relations une certaine gêne et, une teinte de froideur, que ni elle ni moi nous ne pouvions contrôler et qui ne fit qu'augmenter dans la suite.

« Telle était la situation, lorsqu'un événement aussi doulou-

reux qu'inattendu vint nous plonger tous dans la désolation. La-pierre arriva un soir à l'habitation porteur de la triste nouvelle que le colonel était mort, quelques jours auparavant, d'une bles-sure reçue dans un combat d'avant-postes. Le jeune homme, qui paraissait accablé de chagrin, remit à ma tante une lettre de son mari mourant, dans laquelle le blessé faisait les plus grands élo-ges de la conduite de son ami Lapierre, qui l'avait recueilli sur le champ de bataille et soigné comme un fils.

— L'infâme ! le traître ! s'écria Després. Veux-tu savoir,

Champfort, ce qu'avait fait Lapierre avant de ramasser sur le champ de bataille le colonel Privat mourant ?

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— Qu'avait-il fait ? — Il avait, pour une forte somme d'argent, livré au général

ennemi le secret des mouvements de Beauregard et fait tomber le colonel Privat dans une embuscade où son régiment fut écharpé et lui-même blessé mortellement.

— Le misérable ! mais cette lettre de mon oncle ? — Oh ! j'aurai beaucoup, à dire sur cette lettre quand le temps

sera venu. Pour le moment, qu'il me suffise d'affirmer que le co-lonel était à cent lieues de croire que Lapierre fût un espion au service du plus offrant. Aussi, touché des soins que lui prodiguait l'hypocrite, le chargea-t-il d'annoncer sa mort à sa femme et lui écrivit-il la lettre dont tu parles.

— Mais, c'est affreux, cela ! firent les étudiants. — Oui, messieurs, c'est affreux—d'autant plus affreux que le

colonel avait comblé ce misérable de faveurs et qu'il reposait en lui une confiance illimitée…

— Confiance que ne lui a pas retirée, malheureusement, la

famille Privat, fit observer Champfort. — Oui, mais cette sympathie qu'il a su capter fera place à la

haine et au mépris, quand je l'aurai démasqué, répondit Després. — Le pourras-tu ?… Il te fera passer pour un imposteur et te

demandera des preuves… En as-tu ? — J'en ai plus qu'il ne m'en faut pour le faire rentrer sous

terre et mourir de confusion, s'il lui en reste un atome d'honneur. Laissez venir le grand jour de la rétribution, mes amis, et vous verrez comment se venge le Roi des Étudiants. Toi, Champfort, achève ton histoire.

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— Je n'ai plus qu'un mot à dire. Ma tante, frappée dans ses

plus chères affections, se montra héroïque. Elle se dirigea immé-diatement vers le théâtre de la guerre et, à force d'argent, se fit remettre le corps de son mari, qu'elle ramena en Louisiane, où les derniers honneurs lui furent rendus.

« Puis, n'étant plus retenue aux États-Unis par aucun intérêt

majeur, elle vendit ses immenses propriétés et nous ramena tous à Québec, en passant par la France.

« Quant à Lapierre, il avait rejoint l'armée, après l'enterre-

ment du colonel. Je ne l'ai revu qu'il y a environ trois mois, chez ma tante. Il arrivait des États-Unis. Depuis lors, il est le commen-sal assidu de la maison et fait la cour à ma cousine, qu'il doit épouser dans huit jours.

« Vous en savez, aussi long que moi, maintenant, mes-

sieurs. »

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CHAPITRE IV SECRET POUR SECRET

Un silence de quelques minutes suivit. Després s'était levé et marchait avec agitation dans la pièce.

Le récit de Champfort, auquel le nom de Lapierre se trouvait si étrangement mêlé, avait ravivé en lui une plaie à peine cicatrisée, et fait surgir dans son cœur d'amers souvenirs. Un pli menaçant, qui ridait de haut en bas son front soucieux, annonçait l'effort de sa pensée.

Chose extraordinaire, le Caboulot, le joyeux, le turbulent Ca-

boulot semblait partager cette agitation. Sa figure mobile était devenue grave et il attachait sur Després des regards profonds. On eût dit qu'un vague souvenir, trop éloigné pour avoir de la consistance, trottait, dans la tête de l'enfant et qu'il cherchait à le fixer, à lui donner du relief.

Després ne s'apercevait pas de cette attention dont il était

l'objet et continuait sa promenade fiévreuse. Ce que voyant Lafleur, qui n'aimait pas les situations tendues,

crut le temps propice pour risquer une proposition. Le digne étu-diant n'était amateur de mélodrame qu'autant qu'on y mettait, de temps en temps, un petit entr'acte pour prendre la goutte.

Il saisit donc une bouteille et la brandissant : — Ça ! messieurs, dit-il, vos histoires sont superlativement in-

téressantes ; mais elles ne doivent pas nous empêcher de faire un doigt de cour à cette bonne bouteille qui s'ennuie.

— En effet, nous ne buvons plus, appuya Cardon.

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— C'est tout simplement de l'ingratitude, ajouta le Caboulot, qui évidemment faisait effort pour paraître calme. La bouteille est une bonne et loyale fille qui n'a jamais trahi personne, elle. Don-nons-lui une franche accolade.

Les trois amis se versèrent chacun une rasade, et Lafleur

s'écria : — Holà ! Després, holà ! Champfort, approchez. Faites-moi

vite disparaître ces mines tragiques et venez trinquer, ou sinon je vous chante tout mon Grand-père Noé.

Et il commença, en effet :

C'est notre grand-père Noé, Patriarche digne…………

Mais les deux retardataires, en voyant cette menace du mé-

lomane Lafleur recevoir un commencement d'exécution, s'étaient vite rendus, à l'appel.

On but la rasade exigée. Puis Champfort dit à Després : — Eh bien ! Després, es-tu toujours, d'opinion que je me suis

trompé à l'endroit des sentiments de ma cousine ? — Plus que jamais, répondit l'étudiant. — En vérité, tu m'étonnes ! — Ce qu'il y a d'étonnant, mon cher, c'est que tu ne connais-

ses pas davantage les femmes. — Je crois pourtant connaître celle-là ; ayant si longtemps vé-

cu en rapports journaliers avec elle.

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— Tu la connais moins que toute autre… Mais laissons ce su-jet pour ce soir. Je te convaincrai avant peu de la singulière, er-reur dans laquelle un excès de délicatesse t'a fait tomber. Parlons plutôt de ce mécréant de Lapierre.

— Je t'ai tout dit ce que je sais sur son compte. — Alors, ce sera moi qui compléterai la biographie de ce sale

personnage. Le temps est arrivé, d'ailleurs, mes amis, où je dois satisfaire la légitime curiosité que vous avez souvent manifestée à l'endroit de certain épisode de ma jeunesse. J'aurais préféré ne jamais soulever le voile sombre qui, comme un linceul, recouvre cette malheureuse phase de ma vie. Mais le bonheur de notre ami Champfort étant en péril, je vais parler et rouvrir vaillamment cette vieille blessure.

Champfort serra la main de Després. — Merci ! dit-il : secret pour secret ; il n'y aura plus désormais

aucun obstacle pour empêcher nos cœurs de battre à l'unisson. Le Roi des Étudiants s'installa en face de ses amis, dont la

curiosité, surtout chez le Caboulot, était piqué au vif, et prit la parole en ces termes :

— Il y a de cela sept ans, messieurs, je demeurais dans une

petite paroisse de la rive droite du Richelieu, à peu près à mi-chemin entre Saint-Jean et le lac Champlain…

— Justement ! murmura le Caboulot. — Quoi ? fit Després. — Rien.

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— N'interromps pas, bavard, grognai l'organe rouillé de Car-don.

« J'avais alors dix-huit ans, poursuivit Després, et je com-

mençais mes études médicales chez le vieux médecin de l'endroit. Je menais là une vie paisible et heureuse, partageant mon temps entre l'étude au bureau de mon patron et les plaisirs tranquilles de la pêche ou ceux plus fatiguant de la chasse. J'allais aussi tous les jours m'étendre nonchalamment sous les arbres rabougris d'un petit îlot d'alluvion, formé au milieu du fleuve et pouvant avoir deux cents pas de tour.

« Rien de calme et de pittoresque comme le paysage qui se

déroulait alors sous mes yeux ! « Sur la rive droite du Richelieu, ma paroisse natale—que je

désignerai sous le pseudonyme de Saint-Monat—déployait sa sombre nappe de verdure, émaillée de blanches maisonnettes et accidentée, ça et là, de rochers moussus, de gorges nombreuses et de caps hardis, dont le courant léchait les pieds verdâtres. En face, sur l'autre rive, quelques maisons isolées montraient leurs façades au milieu du feuillage, et une petite rivière descendait en grondant des hauteurs boisées de l'arrière-plan, pour venir ma-rier ses eaux à celles du fleuve, à deux arpents environ en aval de l'îlot.

« Tout cela respirait une telle fraîcheur, était revêtu de tons si

harmonieusement diversifiés et plaisait tant à mon esprit rêveur, qu'il m'arrivait souvent de m'oublier en mélancolique contempla-tion et de ne regagner ma demeure que longtemps après le cou-cher du soleil.

« Un soir de juin, je m'étais attardé ainsi, et le soleil allait

disparaître derrière les sinuosités chevelues de l'horizon du nord, lorsque je songeai au retour.

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« Le firmament était strié de grandes bandes de nuage, dont les franges semblaient se traîner sur la forêt. Une assez forte brise ridait le fleuve de lames courtes et pressées, dont le clapotement incessant contre le rivage de l'îlot avait quelque chose de mélan-colique qui berçait mes pensées. Une petite embarcation, avec une jeune, fille pour passagère et un tout jeune garçon pour pi-lote, longeait la rive gauche, à quelques arpents de moi.

« Tout à coup, au moment où je me dirigeais vers mon canot,

couché dans les ajoncs du rivage, un cri perçant se fit entendre dans la direction de l'embarcation, qui venait, de chavirer.

« Je vis la pauvre jeune fille, affolée de terreur, qui se débat-

tait dans le fleuve, pendant que la chaloupe renversée s'éloignait, avec le petit garçon cramponné à sa quille.

« Lancer mon canot, pagayer vigoureusement vers le lieu de

l'accident et saisir la jeune fille au moment où elle allait disparaî-tre sous l'eau, tout cela ne fut l'affaire que d'une minute.

« Mais il était temps ! La petite avait déjà perdu connais-

sance, et, je dus employer tout mon savoir pour la faire revenir à elle. Quant au gamin, il tenait bon sur son épave, et j'eus tout le temps de le recueillir sain et sauf.

« Ces jeunes gens étaient le frère et la sœur ; Leur père, un

des plus riches cultivateurs de sa paroisse, demeurait non loin de là, justement à l'embouchure de la petite rivière dont je parlais tantôt. De mon poste d'observation sur l'îlot, j'avais souvent re-marqué sa grande et belle maison, à moitié perdue dans le feuil-lage et bâtie près de la berge de la rivière.

« Grâce à ces renseignements que me donna l'enfant—car la

jeune fille n'était guère en état de parler—je ramenai dans leur famille les deux naufragés.

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« Inutile de vous dire que je fus fêté, choyé, caressé, comme devait l'être le sauveur de deux enfants uniques. Le père et la mère me firent promettre de les venir voir tous les jours. Désor-mais, j'aurais mes entrées libres dans la maison et mon couvert mis à la table de la famille.

« J'eus d'autant moins d'hésitation à prendre cet engagement,

que les maîtres de la maison me parurent de charmantes gens, et leur fille Louise la plus délicieuse enfant que j'eusse rêvée. Elle avait seize ans, une taille bien prise, des cheveux blonds et des yeux noirs, admirable contraste qui lui seyait à ravir.

« Ce soir-là, je revins chez moi heureux d'avoir fait une bonne

action et le cœur rempli de la blonde image de Louise. « Le lendemain, je me jetai dans mon canot et retournai chez

mes nouveaux amis, avec qui je passai une partie de la journée. Louise ne se ressentait plus des émotions de la veille, et une lé-gère pâleur, qui la rendait dix fois plus belle, rappelait seule la terrible crise.

« Je conversai longtemps avec elle dans une douce intimité.

Sa voix avait un charme pénétrant et des accents, d'aimable naï-veté qui m'allaient à l'âme. Je vis avec joie qu'elle possédait une instruction suffisante pour alimenter une bonne causerie, et qu'elle n'en savait pas assez pour être pédante.

« Je la quittai à regret vers le soir, après lui avoir promis de

revenir le lendemain et les jours suivants. « Pendant plus d'un mois, je vécus ainsi, traversant chaque

jour le fleuve en canot et ne revenant sur la rive droite qu'à la nuit.

« Quel heureux temps ! quelles heures délicieuses ! Louise et

moi, nous n'étions plus seulement des amis inséparables : nous étions des amants. Je l'adorais ; elle raffolait de moi. Je trouvais

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longue la nuit qui nous séparait ; elle épiait avec anxiété, aux premières heures du matin, le retour de mon léger canot bondis-sant sur la lame ou glissant comme une flèche sur le fleuve en-dormi.

« Oh ! oui, le beau, le bon temps ! — C'est à cette époque—c'est-à-dire vers la fin du mois de juil-

let—qu'arriva à Saint-Monat un jeune homme du nom de La-pierre. Il venait de Québec, où il étudiait le droit, et comptait pas-ser un mois ou deux de villégiature chez un de ses oncles, le voisin et l'ami de mon père.

« C'était un fort joli garçon, altéré de mouvement, passionné

pour la chasse, amoureux des plaisirs champêtres. Je l'avais un peu connu autrefois, pendant mon séjour à Québec. Aussi, malgré sa mobilité d'esprit et son caractère à plusieurs faces, fûmes-nous bien vite liés d'amitié.

« Je ne faisais pas une excursion qu'il n'en fut ; je n'avais pas

une relation, une connaissance dans les environs que je ne lui fisse partager. Bref, nous étions, au bout de quelques jours, la plus belle paire d'amis qui se soit vue depuis Oreste et Pylade.

« Pour sceller à jamais une si étroite intelligence, la Provi-

dence mit un jour en grand danger la précieuse existence de Py-lade-Lapierre, dans une circonstance où nous traversions la ri-vière à la nage : en fidèle Oreste, je le sauvai au péril de ma vie.

« Cette bonne action me valut l'éternelle reconnaissance du

loyal jeune homme. « Vous allez voir comment il me la prouva. « Je vous ai dit que toutes nos distractions étaient communes

et que cette communauté s'étendait aux relations que j'avais. Na-turellement, la famille de Louise n'en était pas exclue, et je conti-

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nuais, comme par le passé, à me rendre tous les jours auprès de ma jolie fiancée. Seulement, j'étais invariablement flanqué du citoyen Lapierre.

« Le jeune homme paraissait surtout goûter extrêmement, la

société des maîtres de la maison, auxquels il racontait toutes sor-tes d'histoires plus ou moins invraisemblables, que sa verve inta-rissable rendait amusantes au possible et qui faisaient les délices des bons vieillards. Louise et moi, nous nous mêlions souvent à leur cercle et prenions de bon cœur part à l'hilarité générale. La-pierre, alors, redoublait d'amabilité, et ses racontars, s'adressant directement à la jeune fille, ne manquaient jamais de l'amuser beaucoup.

« Et c'est ainsi qu'une douce familiarité s'établit, à ma grande

satisfaction, entre mon ami et mon amante. « Loin de mettre obstacle au développement de cette sympa-

thie naissante entre les deux jeunes gens, je cherchais, au contraire, à en resserrer tous les jours les liens dorés. Il me sem-blait que mon bonheur ne serait complet qu'à la condition d'y faire un peu participer mon dévoué compagnon, cet excellent La-pierre.

« Un procédé si délicat ne manquait pas de toucher vivement

le bon jeune homme, et il me disait souvent, en me serrant la main :

— Gustave, tu es un cœur d'or, et je bénis le ciel qui m'a, fait

faire ta connaissance. Non seulement tu me procures d'agréables distractions, mais tu pousses, en outre, la complaisance jusqu'à me laisser prendre une petite place dans le cœur de ta belle fian-cée. Il est si bon de sentir rayonner autour de soi la douce amitié d'une femme, que je te sais gré de m'avoir procuré ce plaisir-là. Je retournerai à Québec meilleur que je n'en suis parti, et cette amé-lioration sera ton œuvre.

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« L'hypocrite ! le traître !… Oh ! messieurs, tenez-vous le pour dit : c'était et c'est encore un rusé coquin que ce Lapierre. Tous les rôles lui sont bons ; aucun moyen ne lui répugne. Quand un en-nemi se trouve sur son chemin, il le bouscule ; si c'est un ami, il prend une voie détournée et frappe dans le dos.

— Et c'est à un bandit de cette force que j'ai affaire ! murmura

Champfort. — Ne crains rien : je suis là ! répondit Després ; je suis là, en

travers de sa route, implacable et sombre comme le châtiment ! — Moi aussi ! s'écria le Caboulot, d'une voix étrange.

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CHAPITRE V TRAHISON

Lafleur et Cardon s'amusèrent beaucoup de cette exclamation

un peu prétentieuse ; mais Després, lui, eut un singulier tressail-lement. Il regarda l'enfant avec des yeux étonnés, et sa main se posa sur son front, comme si une idée nuageuse cherchait à en jaillir.

Apparemment que cette idée lui parut folle, car il hocha bien-

tôt la tête et poursuivit : « Je vivais donc dans la plus grande sécurité et sans la moin-

dre appréhension du côté de Lapierre. Quant à ma fidèle Louise, j'aurais cru commettre une profanation en la soupçonnant ; et, d'ailleurs, elle se montrait toujours pour moi si prévenante, si gracieuse, si aimante, que c'eût été vraiment folie de lui prêter des idées de trahison.

« C'est sous ces riantes circonstances que je dus, vers la fin

d'août, faire une absence de trois ou quatre jours pour aller régler certaines affaires à Saint-Jean.

« Je partis en canot, après avoir reçu de Louise les plus chau-

des recommandations de ne pas être longtemps dans mon voyage, et du bon Lapierre les meilleurs souhaits.

« La descente du Richelieu se fit en quelques heures, et, à la

nuit tombante, j'arrivais à destination. « Mes affaires furent bâclées plus rapidement que je ne m'y

attendais, et, dès le lendemain, je pus effectuer mon retour. « Je laissai Saint-Jean dans l'après-midi. Le temps était beau.

Pas un souffle de vent ne ridait la surface calme et unie du fleuve.

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Je pouvais donc compter, en ramant ferme, que j'arriverais à Saint-Monat dans le courant de la soirée.

« En effet, vers dix heures, je n'étais plus qu'à un mille envi-

ron de chez moi. Quoiqu'il n'y eût pas de lune et que le ciel fût assez sombre pour empêcher les étoiles de rayonner librement, je pouvais cependant distinguer l'îlot qui se détachait du fleuve comme une tache noirâtre sur une plaque d'acier bruni.

« Je suivais alors la rive gauche d'assez près, afin d'éviter le

courant des eaux profondes. Je ne pouvais conséquemment rien distinguer de ce côté-là, à quelques arpents devant moi, à cause des sinuosités de la berge.

« Soudain, en doublant une pointe, je vis briller une lumière

dans un endroit bien connu, au fond d'une petite baie où se dé-chargeait le bras de rivière déjà décrit.

« —C'est là ! me dis-je, tandis qu'une émotion bizarre tenait

mon aviron immobile. Et, pendant plus de cinq minutes, je restai les yeux fixés sur ce point lumineux rayonnant seul au milieu de l'obscurité ! Un sentiment d'angoisse indéfinissable me serrait la gorge, quelque chose comme un pressentiment mystérieux, comme l'appréhension d'un malheur !

« L'image de Louise, de ma Louise adorée que je n'avais pas

vue depuis deux jours, se présenta à mon esprit troublé, et cette évocation me causa une impression étrange. Je la revis, comme en cette soirée fatale et heureuse où je la sauvai de la mort, lutter contre les vagues qui s'ouvraient pour l'engloutir ; mais, au lieu de mon bras, c'était celui de Lapierre qui l'arrachait au gouffre béant. Et Lapierre me saluait d'un geste moqueur, puis filait rapi-dement dans son canot, sur le fleuve tourmenté, en me jetant un éclat de rire sardonique !…

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« Cette dernière image me secoua comme un cauchemar, et, plongeant énergiquement mon aviron dans l'eau, je fis voler mon canot dans la direction de la baie.

« Dans quel but ?… et pourquoi allonger ainsi ma route ? « Je ne pouvais me l'expliquer. Je me sentais poussé invinci-

blement vers la petite lumière ; elle m'attirait comme un puissant aimant ; elle m'aspirait comme le terrible maelstrom des côtes de Norvège.

« Le ciel était devenu plus sombre, et je pouvais à peine dis-

tinguer à vingt pas en avant de la pince de mon canot. Je filais toujours quand même, guidé par le foyer étincelant qui se rappro-chait à vue d'œil. Comme s'il se fût agi d'une reconnaissance en pays ennemi, je plongeais en silence mon aviron dans l'eau tran-quille, ne la laissant même pas toucher le rebord de l'embarca-tion.

— Tout à coup, une obscurité plus profonde se fit à quelques

pas de moi, et mon canot s'engagea doucement dans les ajoncs, fila quelques secondes en les frôlant, puis s'arrêta.

— J'étais arrivé. — Et par un singulier hasard, je me trouvais justement dans

une petite crique du bras de rivière, ombragée de massifs très épais, et à une vingtaine de pieds tout au plus de la fenêtre illu-minée, qui était celle de la chambre de Louise.

« Je demeurai là immobile, fixant de mon regard ardent cette

fenêtre bien-aimée, derrière laquelle devait se trouver ma douce fiancée. J'espérais entrevoir la charmante silhouette de la jeune fille ; je lui dirais alors mentalement adieu, puis je prendrais ma course.

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« Mais rien ne bougeait dans la chambre, et j'en conclus que la pieuse Louise adressait à Dieu sa prière accoutumée, avant de se mettre au lit.

« La chère enfant, murmurai-je, elle dit peut-être, à cette mi-

nute précise où je suis à deux pas d'elle, un pater et, un ave pour que son bon ami Gustave lui revienne sain et sauf.

Amère ironie de ma pensée ! « Je n'avais pas finie cette réflexion émue, qu'un bruit étouffé

de conversation à voix basse me parvint. « J'éprouvai comme une secousse galvanique et me rappro-

chai, en me glissant silencieusement à travers le feuillage, de l'en-droit d'où semblaient partir les chuchotements.

Ce fut l'affaire d'une minute. Quand je fus assez près pour

être sûr de ne pas perdre une syllabe de la conversation mysté-rieuse, j'écartai doucement le feuillage et je regardai.

À cinq ou six pas de moi, près de la maison, il y avait un

homme et une femme. L'obscurité m'empêchait de distinguer leurs traits, mais mon cœur, qui battait à se rompre, les reconnut, lui.

« L'homme était Lapierre ; la femme, Louise, ma fiancée !

Leur voix, qui se fit entendre au même moment, ne me laissa au-cun doute à cet égard.

« Ainsi, j'étais trahi !… trahi par la femme que j'aimais le plus

au monde, qui m'avait juré une inviolable fidélité et que j'avais arrachée, deux mois auparavant, à une mort certaine !… trahi par l'homme qui me devait aussi la vie, par l'homme dont la bouche hypocrite me disait, la veille même, des paroles d'amitié, par le confident qui avait reçu tous les secrets de mon cœur !

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« C'était trop à la fois, et le coup qui m'atteignait en pleine

poitrine était porté trop soudainement !… Un flot de sang me monta aux yeux et je dus me cramponner désespérément à un arbre, pour ne pas tomber.

« Puis la réaction se fit, immense, terrible ; une froide rage

serra mes tempes, et ce fut avec un calme effrayant que je me dis : « Avant de les frapper, je dois les entendre. Je ne suis plus un

amant ; je suis un juge ! Écoutons. « Et, concentrant toutes les facultés de mon âme dans un seul

sens : l'ouïe ; j'entendis mot à mot le dialogue suivant : — En vérité, ma chère Louise, disait Lapierre, vous êtes trop

pusillanime ce soir. Les ombres de la nuit vous feraient-elles peur et n'auriez-vous de courage qu'à la clarté du soleil ?

— Ne raillez pas, Joseph : j'ai peur, en effet, répondait la

jeune fille. — Peur de quoi ? — Le sais-je ?… De tout : du vent qui agite le feuillage, du

coassement des grenouilles au bord de la rivière, du cri des hi-boux, là-bas, dans ces gorges sombres…

— Allons donc ! — Il me semble que tous ces bruits et toutes ces voix de la

nuit ne s'élèvent que pour me reprocher mon infidélité. — Vous êtes folle, Louise : les hiboux et les grenouilles n'ont

rien à voir dans nos affaires, croyez-moi.

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— Je le sais bien… Mais ce sentiment de vague terreur que j'éprouve n'est pas de ceux que l'on surmonte par le raisonne-ment.

— Si vous m'aimiez, Louise, autant que, je vous aime, vous

chasseriez bien vite toutes ces idées superstitieuses et vous ne craindriez rien au monde, quand je suis là pour vous défendre.

— Vous aimer, Joseph ?… Lorsque, pour vous, je trahis des

serments solennels ; lorsque je trompe à toute heure du jour un franc et loyal jeune homme qui a foi en moi ; lorsque je récom-pense le dévouement de celui qui m'a sauvé la vie en jouant vis-à-vis de lui la comédie de l'amour, tandis que mon cœur appartient à un autre ; vous me demandez si je vous aime !…

Louise avait prononcée cette tirade d'une voix forte, quoique

étouffée, et avec une énergie fébrile. Je n'en perdis pas un mot, pas une intonation. Aussi, l'effet fut-il foudroyant, et je demeurai accablé, la tête appuyée au tronc d'un arbre, le visage baigné de larmes.

Lapierre reprit : — Je vous crois, Louise, et la démarche que vous faite ce soir

confirme vos dires ; mais combien les actions prouvent mieux que les paroles !

— Ce que vous me demandez est si grave, que je ne puis m'y

résoudre. — Qu'y a-t-il dans ma proposition de si extraordinaire ? Vous

n'aimez pas l'homme que vos parents vous destinent ; pour vous soustraire à la dure nécessité d'épouser cet homme-là, vous fuyez avec celui que votre cœur a choisi… Encore une fois, qu'y a-t-il dans ce projet de si étrange ?

— Gustave Després m'a sauvé la vie !

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— La belle affaire ! Tout autre, à sa place, en eût fait autant.

Est-ce qu'on laisse périr sous ses yeux une personne qui se noie, sans lui porter secours ?

— Je lui ai dit que je l'aimais et promis de n'être jamais qu'à

lui ! — Propos d'amoureux que tout cela. Ces sortes d'engage-

ments ne tirent pas à conséquence et se rompent tous les jours. Després a abusé de votre jeunesse et escompté votre reconnais-sance, en vous faisant promettre une chose semblable. C'est tout simplement odieux.

À cette lâche accusation de Lapierre, je me redressai pâle de

colère et prêt à bondir sur lui ; mais la voix de Louise m'arrêta. — Laissez-moi réfléchir, disait la jeune fille. Demain, à la

même heure, soyez ici : je vous dirai à quoi je suis résolu. — Ne craignez-vous pas le retour de Després ? — Oh ! non, il m'a déclaré que son absence durerait au moins

trois jours. — J'attendrai, puisqu'il le faut. Mais songez, Louise, que le

temps presse et que la découverte de notre liaison peut tout gâter. — Demain, j'aurai pris une décision. — À demain, donc ! La frontière n'est pas loin et mon canot

est rapide. — Je serai prête. À demain !

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Louise rentra, et j'entendis, à quelques pas de moi, le bruit des branches froissées par Lapierre, qui regagnait son canot.

Je le laissai partir. Cinq minutes après, je filais silencieusement dans son sillage.

Mon heureux rival fredonnait un gai refrain, pagayant molle-ment, comme un homme qui n'est pas pressé.

Je l'abandonnai à la hauteur de l'îlot, pour obliquer à gauche

et me diriger vers la demeure de mon père. Lui se perdit dans l'obscurité, en amont, et je l'entendis atter-

rir presque en même temps que moi.

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CHAPITRE VI LE DRAME DE L'ÎLOT

Després, après s'être recueilli un instant, reprit ainsi sa narra-

tion : « La découverte de la honteuse trahison dont j'étais victime

avait réveillé dans mon cœur une foule de passions assoupies jus-qu'alors. De sombres idées de vengeance m'agitaient, et c'est sous l'empire d'une de ces colères blanches qui ne raisonnent pas que je pris un parti.

« Je gravis au pas de course le coteau qui conduisait à la mai-

son de mon père ; et, après avoir rendu compte à ce dernier de ma mission, je lui dis qu'une affaire importante m'obligeait à repartir de suite, et le priai de ne pas révéler à personne mon retour noc-turne à Saint-Monat.

« Le bon vieillard parut quelque peu étonné de mes allures

mystérieuses ; mais je le rassurai en lui disant qu'il s'agissait tout simplement d'un pari à gagner, et je fis mes préparatifs de départ.

« Ce ne fut pas long. « De l'argent, quelques hardes, des provisions pour deux

jours et une paire de revolvers chargés composèrent mon bagage, et je quittai la maison paternelle comme deux heures du matin sonnaient au coucou du salon.

« Une vingtaine de minutes plus tard, j'étais installé dans le

fourré le plus épais de l'îlot, ayant eu soin de hâler mon canot à sec et de le dissimuler dans un fouillis de broussailles.

« Mon intention, en choisissant cet endroit solitaire pour y

passer la journée, était d'abord d'empêcher que Lapierre n'eût

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vent de mon retour, ensuite d'être plus à portée d'observer ses allées et venues.

« Rien d'extraordinaire ne se passa, jusqu'au soir. « Mon ex-ami alla bien, comme d'habitude, chez mon père et

chez quelques, autres personnes du voisinage, mais son canot ne bougeait pas.

« La nuit vint, sombre, silencieuse—une vrai nuit de contre-

bandier, de bandit. Je distinguais à peine les deux rives du fleuve ; et si quelques maigres rayons d'étoiles n'eussent percé l'obscurité compacte, il m'aurait été bien difficile de constater le départ du coquin.

« Heureusement, mes yeux s'y firent à la longue, et, vers dix

heures environ, je pus y voir le canot de Lapierre se dessiner sur le fleuve comme une ombre légère et glisser rapidement vers l'îlot.

« Arrivé à la pointe sud, au lieu de passer outre, comme je m'y

attendais, le canot vint s'y ensabler, et l'homme qui le montait sauta à terre et alla déposer, non loin de là, derrière un rocher, quelque chose qui me parut être un paquet de hardes.

« Avant, que je fusse revenu de mon étonnement, le canotier

avait rejoint son embarcation et nageait ferme dans la direction de la rive gauche.

« Je lui laissai prendre un peu d'avance, puis, à mon tour, je

sautai dans mon canot et m'élançai silencieusement sur ses tra-ces.

« Après une dizaine de minutes de cette chasse nocturne,

j'abordais dans ma petite crique de la veille et je me glissais sans bruit jusqu'à mon poste d'observation de la nuit précédente.

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« Lapierre était déjà rendu près de la maison. Je vis sa sil-

houette qui s'estompait faiblement sur le mur blanchi à la chaux. « Tout semblait sommeiller dans la maison. Aucune lumière

ne brillait aux fenêtres. Le monotone trémolo des grenouilles dans les ajoncs du rivage interrompit seul le silence pesant de la nuit.

« Tout à coup, j'entendis crier les gonds d'une porte qui s'ou-

vrait ; puis des pas légers se firent entendre, et Louise, en cos-tume de voyage parut auprès de Lapierre.

— Enfin, vous voilà ! fit le coquin. — Mon Dieu ! répondit la jeune fille d'une voix navrée, à

quelle affreuse démarche m'obligez-vous ? — Allons, voilà vos terreurs puériles qui vous reprennent. — Mes bons parents, les abandonner ! ce pauvre Gustave, le

trahir ! — Mais, ma chère, vous les reverrez, vos parents—car, une

fois mariés, nous reviendrons ; quant à cet imbécile de Gustave, vous me feriez plaisir en le laissant là où il est.

— Il me semble que je fais un rêve terrible et que je ne pourrai

jamais me résoudre à vous suivre. — En ce cas, éveillez-vous et prenez vite une décision, car je

n'ai aucunement l'intention de passer ainsi toutes les nuits à cou-rir sur le fleuve.

— Si nous attendions encore quelques jours…

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— Pas une heure. C'est assez d'enfantillage comme cela. Sui-vez-moi cette nuit même, ou retournez à votre premier amou-reux… Il n'est pas fier, ce bon enfant-là, et il se fera un honneur de recueillir les débris de ma succession.

« Remarquez en passant, messieurs, comment le brutal La-

pierre traitait cette jeune fille, qu'il prétendait, aimer et quelle abjecte soumission Louise avait pour lui. Il est certaines femmes qu'il faut tenir ainsi dans une crainte salutaire… La verge leur est douce et les coups de fouet leur semblent des caresses.

« Pauvre et sotte humanité ! « Mais je poursuis… Après quelques secondes, Louise répon-

dit brusquement : — Vous le voulez, Joseph ? Eh bien ! que notre destinée s'ac-

complisse : emmenez-moi. « Le ravisseur ne se le fit pas dire deux fois. Il saisit la jeune

fille dans ses bras et la transporte dans son canot. Puis il poussa au large et disparut sur le fleuve sombre.

« Mais je l'avais prévenu. Aux dernières paroles de Louise,

j'avais regagné à pas de loup mon embarcation, et je fuyais comme une flèche vers l'îlot, lorsque les fuyards se détachèrent de la rive.

« En un clin d'œil, j'avais atteint l'endroit où Lapierre, une

heure auparavant, avait, mis pied à terre. J'étais sûr que le coquin s'y arrêterait encore, et je l'attendais, un revolver dans chaque main, et blotti derrière un rocher.

« J'étais résolu à tout pour empêcher le rapt de se consom-

mer ; et, plutôt que de laisser impunies brûlé la politesse, en compagnie de son bon ami Lapierre…

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— La tête qu'il fera ? m'écriai-je d'une voix terrible, tu vas le

voir de suite, misérable, car me voilà ! « Et me redressant en face des fuyards, d'un coup de pied vio-

lent. Je repoussai au large leur canot, qui partit à la dérive et dis-parut aussitôt dans l'obscurité.

« Lapierre et Louise restèrent pétrifiés et ne purent que pous-

ser chacun une exclamation : — Després ! Gustave ! — Oui, c'est bien moi, Gustave Després ! repris-je avec force—

Gustave Després, qui en échange du petit service qu'il vous a ren-du de vous sauver la vie, vous avez constamment trompé tous deux ; Gustave Després qui, a entendu vos entretiens nocturnes et connaît les projets que vous avez en tête ; Gustave Després, enfin, qui s'est constitué votre juge et vient vous, porter la sentence que vous méritez !

— Et quelle est cette sentence. Votre Honneur ? — La mort ! répondis-je d'une voix stridente. — Pour tous deux ? — Pour toi seul, coquin. — Et pour mademoiselle ? — Le mépris ! — Ho ! ho ! fit Lapierre avec un rire forcé, vous n'y allez pas

de main morte, monsieur le juge !

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— Je me venge ! fut la réponse. « Malgré son audace, le jeune homme tressaillit, car il y a de

ces accents qui portent immédiatement la conviction. — La tête qu'il fera ? m'écriai-je d'une voix terrible, tu vas le

voir de suite, misérable, car me voilà ! « Et me redressant en face des fuyards, d'un coup de pied vio-

lent. Je repoussai au, large leur canot, qui partit à la dérive et dis-parut aussitôt dans l'obscurité.

Lapierre et Louise restèrent pétrifiés et ne purent que pousser

chacun une exclamation : — Després ! Gustave ! — Oui, c'est bien moi, Gustave Després ! repris-je avec force—

Gustave Després, qui en échange du petit service qu'il vous a ren-du de vous sauver la vie, vous avez constamment trompé tous deux ; Gustave Després qui a entendu vos entretiens nocturnes et connaît les projets que vous avez en tête ; Gustave Després, enfin, qui s'est constitué votre juge et vient vous, porter la sentence que vous méritez !

— Et quelle est cette sentence. Votre Honneur ? demanda im-

pudemment Lapierre. — La mort ! répondis-je d'une voix stridente. — Pour tous deux ? — Pour toi seul, coquin. — Et pour mademoiselle ?

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— Le mépris ! — Ho ! ho ! fit Lapierre avec un rire forcé, vous n'y allez pas

de main morte, monsieur le juge ! — Je me venge ! fut la réponse. « Malgré son audace, le jeune homme tressaillit, car il y a de

ces accents qui portent immédiatement la conviction. « Pourtant, il feignit encore de badiner. — Qui sera l'exécuteur des hautes œuvres ? ricana-t-il. — Moi ! « Et, exhibant aussitôt mes revolvers, j'ajoutai : — Il y en a un pour toi et un pour moi. Nous nous placerons à

chacune des extrémités de l'îlot, et nous tirerons à volonté nos six coups.

« Lapierre recula. — Un duel ? fit-il. « Oui, un duel, un duel loyal ! car si je veux ta vie, ce n'est

point par un assassinat que je prétends l'avoir. — Un duel sous les yeux d'une femme ? — Cette femme en est la cause : il faut qu'elle voie son œuvre. — C'est une lâcheté cruelle !

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— Il te sied bien, Joseph Lapierre, de parler de lâcheté, toi que je surprends en flagrant délit de trahison, en train de désho-norer à jamais une famille respectable. Mets de côté ces airs de chevalerie qui ne te vont pas, et prépare-toi plutôt à disputer ta misérable vie.

— Et si je ne veux pas me battre, moi ? — Si tu refuses de te battre, infâme larron d'honneur, aussi

vrai que Dieu m'entend, je vais te tuer comme un chien. « Pour le coup, Lapierre vit que j'étais sérieux et qu'il fallait

s'exécuter coûte que coûte. Il se mit à trembler tout de bon. — Au moins, dit-il, mettons Louise à couvert ; tu n'as pas en-

vie de l'assassiner, je suppose ? — Pas le moins du monde. Il y a, de l'autre côté de l'îlot, un

amas de roches derrière lequel elle se blottira. Si je te tue, comme je l'espère bien, je m'engage à la ramener chez elle dans mon ca-not, que j'ai caché à quelques pas d'ici ; si tu es vainqueur, tu agi-ras à ta guise. Allons, fais vite, où je vais te frotter les côtes pour te donner du courage.

« Ce coup d'éperon parut transformer Lapierre. Il bondit vers

la jeune fille et, malgré ses supplications et ses gémissements, la transporta au lieu convenu.

« Puis, revenant vers moi, il me cria d'une voix sauvage : — À nous deux, maintenant !… Ah ! mon petit Després, tu

veux du sang ! Eh bien ! je vais voir de quelle couleur est celui d'un amoureux déconfit. Où est mon revolver ?

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— Je viens de le déposer sur le paquet de hardes que tu desti-nais à mademoiselle, vilaine caricature de Don Juan ! répondis-je, en gagnant à la hâte l'extrémité nord de l'îlot.

« Il était alors environ minuit. « Le temps était toujours sombre. La lune n'étant pas encore

levée, c'est à peine si la clarté blafarde des étoiles permettait de voir à quelques pas devant soi.

« C'était donc à peu près au hasard que nous allions tirer, à

moins de marcher l'un sur l'autre, ou, ce qui serait mieux, de nous guider sur notre feu réciproque.

« Je me faisais ces réflexions, tout en cherchant un abri quel-

conque, lorsqu'une détonation retentit et qu'une balle siffla à mon oreille.

« Je me retournai vivement et ripostai au hasard. « Je n'avais pas abaissé mon arme que, pan ! une autre déto-

nation suivit et qu'une seconde balle me passa dans les cheveux. « —Hum ! me dis-je, il paraît que maître Lapierre attend mon

feu pour mieux viser. Ce n'est pas si bête pour un coquin de son acabit.

« Cette constatation faite, j'avançai de quelques pas et tirai à

mon tour sur une ombre qui semblait se mouvoir. « Un coup de feu me répondit immédiatement, mais, cette

fois-ci, à une trentaine de pieds de moi tout au plus. La balle fit éclater une branche à mes côtés.

« —Tant mieux ! murmurais-je, Lapierre marche sur moi,

comme je marche sur lui. Ce sera plus tôt fini.

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« Et je lâchai mon troisième coup. « Mais, rendu prudent par les sifflements désagréables que

mes oreilles n'avaient que trop perçus, je m'étais aussitôt jeté à plat-ventre.

« Cette précaution me sauva la vie, car Lapierre m'envoya sa

quatrième balle à quelques pouces seulement au-dessus de la tête. « En ce moment, je vis pendant deux secondes sa silhouette

se dessiner près d'un arbuste. Mon revolver était en position : je tirai.

« Un cri terrible se fit entendre et j'entendis le bruit d'un

corps pesant s'affaissant dans le feuillage. « —Justice est faite ! je suis vengé ! m'écriai-je. « Et, bondissant par dessus le cadavre, je courus à l'endroit

où Louise attendait le résultat de la lutte. Elle était probablement évanouie au premier coup de feu, car je la trouvai sans connais-sance, les mains cramponnées au rocher qui lui servait d'abri.

« —Pauvre enfant ! murmurai-je, si ce misérable que je viens

de tuer ne s'était pas rencontré sur notre chemin, comme nous aurions été heureux !

« Mais je n'avais ni le temps ni la volonté de m'attendrir. Je la

transportai dans mon canot et la ramenai chez elle. « Au moment où je la déposais près de la maison de son père,

elle reprit ses sens et me reconnut.

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« Après m'avoir regardé avec effroi pendant quelques se-condes, elle détourna la tête et ses lèvres murmurèrent un mot sanglant :

« —Assassin ! « —Vous vous trompez, mademoiselle, répliquai-je grave-

ment. Ce n'est pas moi, mais bien votre coquetterie qui a couché dans les bruyères de l'îlot l'homme qui y dort son dernier som-meil. Souvenez-vous-en, Louise, et… adieu !

« Je m'éloignai rapidement, l'âme remplie d'une mortelle

tristesse, et, toute la nuit, je remontai le Richelieu à grands coups d'aviron.

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CHAPITRE VII KINGSTON ET KENTUCKY

Després s'arrêta, un instant à cette phase de son récit. Sa physionomie, jusque là grave et triste, se revêtit soudain

d'une expression de haine impossible à rendre ; sa prunelle s'al-luma d'un feu sombre, comme si quelque horrible souvenir venait de passer devant ses yeux, et il reprit d'un ton farouche :

« J'achève, messieurs, et je serai bref dans ce qui me reste à

dire. « Je remontai donc le Richelieu pendant le reste de la nuit,

me dirigeant vers la frontière. À la pointe du jour, je me trouvais tout au plus à quatre ou cinq milles de la ligne quarante-cinq, c'est-à-dire de la liberté, du salut. Mais j'étais exténué, je n'en pouvais plus ; mes mains, gonflées outre mesure par le manie-ment de l'aviron, refusaient absolument le service…

« Je dus m'arrêter pour prendre quelque repos. « Je me trouvais alors en face d'un grand bois de sapins et de

bouleaux. J'y cachai mon canot et, m'étendant tout auprès, je m'endormis d'un profond sommeil.

« Quand je m'éveillai, le soleil était haut et je jugeai que

j'avais dû dormir plusieurs heures. « Pour réparer autant que possible cette grave imprudence, je

me hâtais de remettre mon embarcation à l'eau, lorsque de grands cris s'élevèrent des deux côtés de la rive et je fus envelop-pé par une dizaine d'hommes qui bondirent sur moi et m'arrêtè-rent.

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« Parmi ces hommes était Lapierre ; Lapierre que je croyais avoir tué et que je retrouvais plein de vie, ayant reçu tout au plus une blessure légère, à en juger par un de ses bras, qu'il portait en écharpe.

« Je compris tout. « Le lâche, pris de terreur en se sentant atteint par ma balle,

avait poussé un cri d'agonie et s'était laissé choir tout de son long, contrefaisant le mort. Puis, lorsqu'il avait bien constaté mon dé-part, il s'était empressé de mettre les autorités à mes trousses.

« —Ah ! ah ! mon petit Després, me dit-il avec un ricanement

d'hyène, il paraît que te voilà descendu du banc de la jugerie ! C'est dommage, parole d'honneur, tu étais superbe la nuit der-nière en prononçant ma sentence !… Mais, bah ! ajouta-t-il, si tu perds le rôle de juge, tu porteras toute ta vie la casaque du for-çat… Elle ira mieux à ta taille !

« —Misérable chenapan ! murmurai-je avec dégoût, en lui

tournant le dos. « On me passa les menottes, comme à un malfaiteur vulgaire,

et c'est ainsi que je fus conduit à Saint-Jean, où je fus interné dans la prison commune.

« Mon procès ne tarda pas à s'instruire, et, naturellement,

grâce aux menées de Lapierre, je fus trouvé coupable. « On me condamna… — À quoi ? demandèrent les jeunes gens, voyant que Després

se taisait. — Au pénitencier ! répondit d'une voix sourde le Roi des Étu-

diants.

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— Au pénitencier ! fit Champfort… et pour combien de

temps ? — Pour un an… Le jury m'avait fortement recommandé à la

clémence de la cour. — Hélas ! pauvre ami… mais la sentence ne fut pas… — J'ai fait mon temps ! j'ai porté, comme me l'avait prédit

Lapierre, la casaque du forçat ; pendant douze longs mois, j'ai vécu cote à côte avec les meurtriers, les voleurs et les faussaires ; travaillant sous le fouet des gardiens, mangeant à la gamelle du galérien !

— Oh ! ces douze mois, mes amis, ils m'ont vieilli de douze

ans et ont amassé bien du fiel dans mon cœur !… Et qui pourrait dire combien de sombres pensées de vengeance m'ont agité à l'ombre de ces murs lugubres du pénitencier de Kingston !

« Enfin, ils passèrent, et je pus respirer de nouveau le grand

air de la liberté. « Mais je n'étais déjà plus l'adolescent joyeux à qui l'avenir

sourit. Mon âme avait bu à la source d'amertume et s'en était im-prégnée. La blessure que l'on venait de faire à mon honneur et à mes sentiments les plus intimes me brûlait comme un fer rouge.

« Je résolus de quitter le Canada et d'aller chercher dans le

fracas de la guerre américaine, sinon l'oubli, du moins un adou-cissement à mes tortures morales et une sorte de réhabilitation vis-à-vis de moi-même.

« Une autre raison—et celle-là bien plus impérieuse—me

poussa à cette détermination.

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« En arrivant chez mon père, j'appris que la famille de Louise s'était éloignée de la paroisse, où les calomnies de Lapierre lui avaient fait une position intenable, et que le mécréant, après s'être ainsi vengé d'un échec matrimonial, avait gagné les États-Unis. Or, telle était ma haine contre ce scélérat, que le seul espoir de le rencontrer face à face et de me venger de ses infamies aurait été plus que suffisant pour me faire abandonner famille et patrie.

« Je partis donc pour le théâtre de la guerre, et je m'engageai

dans une armée de fédéraux qui opérait alors dans le Kentucky et faisait face au général Beauregard.

« Chose inouïe, je venais de tomber juste sur l'homme que je

cherchais, et je me trouvais précisément dans un des avant-postes où maître Lapierre exerçait ses nombreux talents. J'eus maintes fois l'occasion d'observer ses allées et venues d'un camp à l'autre. Mon ex-ami faisait là rondement ses petites affaires, à ce qu'il paraissait. Il était à la fois commissaire des vivres, espion et agent de recrutement, pour le compte de l'armée du Nord.

« Tu as vu, Champfort, comment le triste personnage opérait

et quelle habileté il savait déployer dans ses multiples occupa-tions.

« Eh bien ! le rôle qu'il a joué vis-à-vis du colonel Privat

n'était que la centième répétition de comédies aussi odieuses, exécutées aux avant-postes des armées, tantôt au détriment des confédérés, tantôt à celui des fédéraux, suivant le bon plaisir de ses intérêts pécuniaires, à lui.

« Il est infiniment probable que si l'audacieux coquin avait su

que son plus mortel ennemi se trouvait dans les mêmes parages que lui, observant tous ses agissements, épiant ses moindres dé-marches, il aurait décampé sans tambour ni trompette.

« Mais j'étais si bien grimé, avec ma longue barbe que j'avais

laissé croître, et, je prenais tellement de précautions pour ne pas

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être reconnu, que maître Lapierre vivait à cet égard dans une par-faite sécurité.

« J'en profitais pour faire, moi aussi, mes petites affaires,

c'est-à-dire pour accumuler contre lui autant de preuves que pos-sible—une somme suffisante pour le faire fusiller comme un es-pion ennemi ; et je vous assure que je ne regardais pas beaucoup aux moyens à employer, lorsqu'il s'agissait d'augmenter ma liste.

« Un soir entre autres que, par une nuit obscure, il revenait

clandestinement du quartier-général ennemi, je m'embusquai sur son passage et, après l'avoir rossé à mon goût, je le dévalisai de ses papiers, ni plus ni moins que si j'eusse été un voleur de grand chemin.

« Ce bel exploit compléta mon dossier ; car il se trouva que le

misérable portait sur lui, cette nuit-là, une véritable cargaison de papiers compromettants : correspondances secrètes, instructions, etc., de quoi faire fusiller dix espions.

« Je me décidai alors à ne plus retarder le châtiment et à

frapper un coup décisif. « Ma qualité de secrétaire du général commandant l'armée

me permettait de le voir à toute heure. J'allai le trouver cette nuit-là même. Le général n'était déjà plus à sa tente. Tout le camp était en mouvement. Nous marchions à l'ennemi.

« La bataille s'engagea sur toute la ligne, furieuse, épouvan-

table. Nous fûmes battus et obligés de retraiter précipitamment bien en arrière de nos lignes précédentes.

« C'est dans cette affreuse retraite que je fus blessé d'un coup

de feu, qui mit fin à ma carrière militaire.

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« On m'évacua vers le nord, et comme ma convalescence traî-nait en longueur et que, d'ailleurs, je ne pouvais espérer repren-dre mon service de sitôt, j'obtins mon congé et je revins au pays.

— Et Lapierre ? demanda Champfort. — Je ne l'ai plus revu qu'ici, à Québec, lorsqu'il revint des

États-Unis. C'est la Providence, comme je l'ai dit, qui le jette sur ma route. Cette fois-ci, il ne m'échappera pas.

— C'est à moi qu'il appartient ! rugit le Caboulot, dont la phy-

sionomie était transformée et qui lançait des éclairs par ses yeux bleus.

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CHAPITRE VIII ON SE RECONNAÎT

On conçoit l'étonnement des étudiants à cette exclamation

véhémente de l'enfant. Chacun se demandait par quelle crise passait le camarade et

quelle raison il pouvait avoir pour réclamer ainsi le droit de punir Lapierre ; puis, rapprochant cette toquade de la singulière agita-tion qu'il avait manifestée pendant le récit de Després, on était bien empêché de trouver une réponse.

Pourtant Lafleur, rarement à court, en exhuma une de sa cer-

velle empâtée : — Il est saoul, mes amis, dit-il, saoul comme cent mille Polo-

nais. — Tiens, c'est une idée ! bégaya Cardon. — C'est ton mauvais whisky qui lui vaut ça, Cardon, pour-

voyeur malhonnête que tu es ! — Mon whisky, mauvais ?… Tu peux bien le dire, à présent

que tu en as plein ta vilaine trogne, riposta Cardon, blessé dans sa dignité de fournisseur.

— Trogne toi-même ! — Assez ! mes amis, intervînt Després, n'allez-vous pas vous

chicaner, maintenant ? Puis, se tournant vers le Caboulot qui était assis près de la ta-

ble, le front dans ses mains :

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— Voyons, Caboulot, lui dit-il, prouve à ces deux ivrognes que tu n'es pas saoul et que tu parles sensément.

Pour toute réponse, le jeune homme se leva en face de Des-

prés et le toisant minutieusement : — Oui, c'est bien Gustave, murmura-t-il comme se parlant à

lui-même. Seulement, tu es si changé depuis sept ans, que je ne t'aurais certes pas reconnu, sans cette, histoire…

— Que veux-tu dire ? demanda Després, qui, à son tour, re-

gardait le petit étudiant dans les yeux et lui trouvait une bizarre ressemblance.

— Je veux dire, répondit l'enfant d'une voix émue, que la des-

tinée a d'étranges voies et qu'elle place aujourd'hui en face l'un de l'autre deux hommes qui étaient amis de vieille date, sans se connaître…

— Mais nous nous connaissons depuis plus d'un mois ! — Oui, de figure. Mais te serais-tu imaginé mon vieux Gus-

tave, que sous le sobriquet de Caboulot donné par les camarades devait se lire le nom de Jacques Gaboury ?

— Toi, Jacques Gaboury, le petit Jacques que j'ai sauvé là-bas,

le frère de… Louise ! exclama Després, en mettant ses deux mains sur les épaules de l'enfant et le dévorant du regard.

— Oui, c'est bien moi ; c'est bien le petit gamin qui allait se

noyer dans le Richelieu, sans ton secours. — Qui aurait pu dire ?… murmura le Roi des Étudiants. En ef-

fet, ta figure me revient maintenant, malgré que je n'aie pas eu l'occasion de te voir longtemps là-bas.

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— Seulement le temps des vacances… J'étais au collège, vois-tu.

— Je me souviens, je me souviens… Comme tu es changé,

mon pauvre Jacques ! Ce sont bien les mêmes traits principaux, les mêmes yeux, surtout… Mais tout cela a pris des formes plus accusées… Et puis, tu as grandi, tu t'es développé—si bien que je ne t'aurais certainement, pas reconnu, mon cher enfant.

— Ce n'est pas étonnant, Gustave ; je n'avais guère qu'une di-

zaine d'années lorsque tu venais… chez nous, et l'on ne fait pas beaucoup attention à un gamin de cet âge.

— Tu as raison. Mais, toi, est-ce que ma figure ne t'a pas frap-

pé ? — Mon Dieu, non : tu n'es plus le même homme. Ta mousta-

che a poussé, ton teint est plus brun, ta voix est changée aussi… de sorte qu'il faut le savoir pour retrouver, dans le Roi des Étu-diants, Gustave Després, le joyeux garçon qui s'appelait là-bas Gustave Lenoir.

— Que veux-tu ? la tempête ne mugit pas dans la cime du sa-

pin le plus vigoureux sans y laisser de traces, sans en changer l'aspect. J'ai passé par bien des épreuves depuis le bon temps où nous nous sommes connus pour la première fois, et mon front en garde les empreintes indélébiles.

— Pauvre Després ! Permets-moi de te conserver ce nom,

sous lequel j'ai renoué notre amitié d'autrefois. — Non-seulement je te le permets, mais encore je t'en prie, toi

et les autres. C'est le nom de ma mère, et, ce nom… le pénitencier ne l'a pas sur ses registres d'écrou.

Le Caboulot courba la tête et garda le silence.

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Champfort, Cardon et Lafleur ne disaient mot. Le premier admirait les mystérieux décrets de la Providence,

qui faisait converger sur la tête du coupable Lapierre toutes ses voix accusatrices et se disposait à le frapper.

Quant aux deux autres, gorgés de whisky et ahuris par tous

les étonnements de cette nuit mémorable, ils se demandaient sé-rieusement s'ils assistaient pas à une représentation dramatique et attendaient tranquillement, la fin de la pièce pour se commu-niquer leurs impressions.

Au bout de quelques secondes, Després regarda son petit ami

et lui demanda d'une voix mal assurée : — Et… elle ? — Tu veux savoir où elle est ? — Oui. — À Québec. — Seule ? — Avec mon père et moi. — Ta mère est donc… ? — Morte, mon vieux, morte de chagrin. — Pauvre femme ! Le Caboulot essuya une larme.

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— Oh ! Louise fut bien coupable, dit-il, mais elle a terrible-

ment expié son erreur ; elle a bien souffert… — C'était justice ! murmura Després. — Oh ! ne la condamne pas, Gustave ; ne sois pas inexorable

pour ma pauvre sœur. Si toutes les larmes du cœur peuvent effa-cer une faute, la sienne mérite pardon et indulgence.

Després ne répondit pas, mais un éclair traversa sa prunelle

sombre et sa figure prit une dure expression d'inflexibilité. En ce moment, trois heures du matin sonnèrent à l'horloge de

la pension. Champfort se leva. — Trois heures, dit-il : je rentre. — Je t'accompagne, répondit Després ; nous aurons beaucoup

à causer. — Attendez, dit à son tour le Caboulot ; je retourne à la mai-

son, moi aussi ; nous ferons un bout de chemin ensemble. — Partons, firent les jeunes gens. — C'est ça ! grommela Lafleur ; allez-vous-en tous et laissez-

nous, à Cardon et à moi, la besogne d'achever la bouteille qui reste.

— Garde-là pour demain, dit Després. — Jamais ! protesta majestueusement le diurne homme.

Morguienne ! ce serait du propre : Lafleur reculer devant une

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bouteille ! Allons, estimable compagnon de la bamboche, illustre pourvoyeur Cardon, un petit… un dernier coup de cœur !

C'est notre grand-père Noé,

Patriarche digne, Que l'bon Dieu nous a conservé

Pour planter la vigne… Cardon ne répondit pas ; il ronflait comme un cachalot. Le chanteur eut beau enfler sa voix pour reprendre :

Il se fit faire un bateau Pour se promener sur l'eau

Pendant le déluge…… rien n'y fit : le célèbre Cardon ne bougea pas. Quant aux trois autres, ils étaient déjà dans la rue, où les

échos de la voix éraillée de Lafleur leur arrivaient par bouffées intermittentes.

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CHAPITRE IX LA FOLIE-PRIVAT ET SES HABITANTS

Le promeneur qui laisse Québec par la barrière du pont Dor-

chester et se dirige vers les luxuriantes campagnes de la côte de Beaupré, ne peut manquer, s'il a l'esprit bien fait, d'admirer le magnifique paysage qui se déroule aux environs de cette partie de la capitale.

Ce ne sont, de chaque côté de la route poudreuse, que chalets

et cottages, maisons de plaisance et villas minuscules, coquette-ment assis sur la croupe des collines ou accrochés aux flancs des vallons.

Tout cela est largement pourvu d'arbres au feuillage abon-

dant, et respire une fraîcheur qui repose l'âme… Ce petit coin de l'Eden, où tout est verdure et calme, semble avoir été jeté à des-sein en cet endroit pour faire contraste à l'aride et brûlant pro-montoire de Québec, qui, droit en face, étage au soleil les toits étincelants de ses milliers de maisons.

Cette patrie des heureux de la fortune s'appelle la Canar-

dière. C'est là que les bourgeois aisés de la ville vont se reposer,

pendant la belle saison, de la fatigue des affaires, et retremper, sous les ombrages de leurs parcs, leurs forces morales épuisées.

Naturellement, dès son arrivée à Québec, la veuve du colonel

Privat s'était empressée de s'acheter à grand renfort d'argent, une résidence d'été dans cet endroit de prédilection. Elle l'avait bapti-sée du nom de Folie-Privat…

Mais quelle délicieuse Folie !…

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Perdue à demi sous bois, comme un bijou dans un écrin, la façade seule on était visible du chemin. On y arrivait par une large avenue sablée qui tranchait comme un ruban grisâtre sur une verte pelouse, plantée confusément de sapins, de peupliers, de lilas, et de quelques arbres à fruit. Tout autour, et à plusieurs ar-pents en arrière, s'étendait le parc—une vraie petite forêt, avec ses pittoresques accidents, ses rochers moussus, ses troncs morts, envahis par le lierre, ses cascades jaillissantes ou ses ruisseaux babillant sous les herbes. Ce mystérieux domaine était sillonné en sens de routes et de sentiers, tantôt au cordeau comme les allées classiques des jardins anglais, tantôt étroits et tortueux, selon que le caprice de la nature ou les goûts romantiques du Le Nôtre ca-nadien l'avaient voulu… Et puis des charmilles des bocages, des bancs rustiques, des pelouses veloutées, des étangs qui sem-blaient dormir, des vallons ombreux, aux flancs desquels s'incrus-taient les myosotis et les marguerites !…

Une miniature de l'Eden ! Quand, le front fatigué par le travail incessant de la pensée,

ou le cerveau endolori par l'épuisante obsession de quelque idée fixe, de quelque souvenir amer, on éprouve le besoin d'un peu de répit, d'une minute d'oubli, c'est là qu'il faut l'aller chercher—là, en pleine nature, sous ces ombrages paisibles, près de ces casca-telles babillardes, au bord de ces ruisseaux dont la voix est douce et parle au cœur !… La brise y court, fraîche et parfumée, dans vos cheveux ; le feuillage y murmure à vos oreilles ses monotones mais toujours suaves et toujours mélancoliques plaintes ; les oi-seaux y réjouissent l'âme par leurs gaies chansons et leurs joyeux ébats !…

Aussi, à peine les premières fleurs étalaient-elles au soleil de

mai leurs pétales vierges ; à peine les champs et les arbres revê-taient-ils cette teinte verdâtre qui repose le regard, que la famille Privat, —ennuyée des fades plaisirs de la ville—s'installait au cot-tage de la Canardière, pour ne plus le quitter qu'à l'approche de l'hiver.

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On y menait joyeuse vie. Le sable de la grande avenue criait souvent sous les roues de

lourds carrosses, chargés de citadins et de citadines, attentifs à ne pas laisser s'attiédir leurs relations avec la riche famille et sensi-bles aux charmes de la pittoresque Folie-Privat. Les allées bor-dées de verdure, les pelouses brillantes, les parterres tout constel-lés de fleurs ne manquaient jamais de jolies robes pour les effleu-rer, de petits pieds pour y sautiller et de mains chinoises pour y commettre des larcins impunis.

Bref, la Folie-Privat était devenue le rendez-vous de tout ce

qu'il y avait à Québec d'élégant et de fashionable. Rien de surprenant à cela. Madame Privat, veuve d'un planteur de la Nouvelle-Orléans

et riche à faire peur, dépensait fort largement, dans la vieille capi-tale canadienne, ses immenses revenues. D'habitude, la richesse suffit à tout et allonge démesurément la queue de ses connaissan-ces. Mais soyons juste dans le cas présent, le vil métal n'était pas la seule raison de l'engouement général ; Madame Privat, bien que mariée en Louisiane, était, originaire de Québec, où sa famille avait des relations fort étendues, ce qui explique bien un peu pourquoi un si grand nombre d'amis suivaient avec empresse-ment son char doré.

C'était une femme d'environ quarante ans, portant d'une fa-

çon très-évidente les vestiges d'une opulente beauté. Blonde, blanche, rondelette, elle pouvait encore tirer l'œil à plus d'un céli-bataire ; quand elle n'eût pas eu, pour exciter les convoitises ma-trimoniales, l'appât de ses superbes rentes. Son séjour à la Nou-velle-Orléans, sous le brûlant soleil du golfe mexicain, avait don-né à sa peau fine et satinée cette teinte demi-dorée qui empourpre le firmament, à certains couchers du soleil. Cela ajoutait du pi-quant à sa mobile physionomie, en la voilant imperceptiblement, comme le fait une gaze quasi-impalpable recouvrant une figurine

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de cire. Petite de taille, alerte, vive, toujours parlant, toujours riant, altérée de mouvement, de bruit, de plaisir… c'était bien la femme créée et mise au monde pour gaspiller royalement une fortune comme la sienne.

Madame Privat n'avait que deux enfants : Edmond et Laure. Edmond avait environ vingt-deux ans. Depuis l'arrivée de la

famille à Québec, il étudiait le droit à l'Université Laval. C'était un grand jeune homme à la mine éveillée, au teint blond et aux yeux bleus, le portrait vivant de sa mère, dont il reproduisait, du reste, le type au moral. C'était bien, avec cela, le plus joyeux garçon d'Amérique et le meilleur cœur qu'il fût possible de souhaiter. Sa mère en raffolait et tout le monde l'aimait.

Laure, plus jeune de deux ans, était bien différente au physi-

que et au moral. Elle reproduisait dans toute sa splendeur le type créole de son père, dont les exagérations tropicales étaient miti-gées par le sang des climats du nord, qu'elle tenait de sa mère.

De taille moyenne, mais d'une cambrure admirable, elle avait

de ces mouvements félins et moelleux, qui sont d'une grâce irré-sistible, quand ils sont naturels. Les cheveux d'un noir chatoyant se relevaient d'eux-mêmes sur le front et les tempes, pour s'épa-nouir en un fouillis de coquettes volutes, qui n'auraient certaine-ment pu imiter le plus habiles des coiffeurs. Sous ce gracieux chapiteau de cheveux bouclés s'arrondissait doucement un front lisse comme une lame d'ivoire, au bas duquel s'estompaient en vigueur de grands sourcils noirs du dessin le plus habile. Les yeux étaient grands, largement fendus, d'un brun velouté, comme les longs cils qui les surmontaient, et susceptibles d'exprimer tour à tour les sentiments de l'âme les plus opposés : douceur, colère, molle langueur, brûlante énergie. Une petite bouche, aux lèvres rouges comme certains coraux, se dessinait gracieusement sur des dents courtes et d'une blancheur éclatante…

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Ajoutez à tous ces charmes un nez grec, aux narines mobiles ; couvrez le tout d'une peau d'un blanc mat, animée sur les joues par une imperceptible carnation… et dites avec nous que cette tête de jeune fille était tout simplement ravissante.

En effet, Laure passait à Québec pour un prodige de beauté,

et tout le monde était d'accord sur ce point. Tout au plus, les en-vieuses pouvaient-elles hasarder que cette beauté avait quelque chose de hautain qui paralysait l'admiration.

C'était un peu vrai. Laure tenait de son père cette expression sévère de physio-

nomie qui la faisait paraître dédaigneuse et—disons le mot—infatuée d'elle-même. Mais hâtons-nous d'ajouter que, si l'enve-loppe était froide et le visage de marbre, le cœur n'avait que de nobles passions et demeurait ouvert à tous les grands sentiments.

Une particularité de son caractère avait toujours étonné, non-

seulement la mère de Laure, mais encore ses amies : c'était la brusque transition de la gaieté la plus expansive à une morne et inconcevable mélancolie qui durait des journées entières.

Cette bizarrerie ne s'était fait remarquer que depuis le retour

à Québec de la famille Privat, et avait toujours été s'accentuant, surtout dans les derniers temps. Personne n'y pouvait rien, et les apprêts même de son futur mariage avec un beau jeune homme du nom de Lapierre, n'avaient pas le privilège de changer son humeur.

Qu'y avait-il ?… quel ver rongeur mordait le cœur de cette

jeune fille à qui Dieu avait fait la vie si belle, et dont l'avenir pa-raissait si riche de promesses riantes ?

On se perdait en conjectures. Il était à présumer que ce n'était

pas l'approche de son mariage avec Lapierre qui la préoccupait à ce point, puisque rien ne l'y forçait et que, d'ailleurs, au dire de

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toutes les demoiselles de sa société, le jeune prétendant était fort bien de sa personne, extrêmement aimable et jouissait d'une en-viable réputation d'honorabilité.

Quoi donc, alors ? Ceux-là seuls qui auraient pu sonder les replis de l'âme si for-

tement cuirassée de la belle créole eussent été en mesure de ré-pondre.

En attendant, faute de mieux, on mettait la chose sur le

compte des nerfs, Ces femmes des pays inter-tropicaux les ont si impressionnables ! Quoi qu'il en soit, nous nous bornons pour le moment à constater le fait, nous réservant de l'expliquer plus tard à la plus grande satisfaction du lecteur.

Et, maintenant que nous connaissons à peu près tous nos

principaux personnages, reprenons notre récit, car les événe-ments vont bientôt se précipiter.

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CHAPITRE X PREMIÈRE ESCARMOUCHE

Le lendemain de la fameuse nuit dont nous venons de ra-

conter les diverses péripéties, et qui se trouvait être le 20 juin 186…, Paul Champfort cheminait seul sur la route de la Canar-dière, se dirigeant vers la Folie-Privat.

Il était environ cinq heures de l'après-midi. Encore tout ému des confidences de son ami Després, et le

cœur réchauffé par un rayon d'espoir, le jeune homme marchait d'un pas allègre, se demandant quel événement nécessitait sa présence au cottage, puisque sa tante avait pris la peine de l'en-voyer quérir à Québec par un domestique.

Il y avait donc du nouveau là-bas ! Qui sait ?… Le mariage projeté, et dont les apprêts occupaient

la famille de sa tante depuis plusieurs semaines, était peut-être retardé ou même rompu par quelque circonstance fortuite, quel-que caprice de la jeune fiancée !…

Laure était si excentrique et son humeur sujette à tant de bi-

zarres contradictions ! Et puis, après tout, Lapierre, pour être un fort habile homme,

n'en était pas moins, faillible comme le commun des mortels. Il pouvait bien, dans l'orgueil de son triomphe, avoir froissé d'une façon ou d'une autre l'ombrageuse susceptibilité de mademoiselle Privat et fait naufrage au moment d'atteindre le port !… D'ail-leurs, qui empêchait que le remords, cet implacable juge de la conscience, ne l'eût enfin arrêté sur la pente de la trahison, au moment de conduire à l'autel la fille de sa victime !…

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Champfort se faisait à lui-même toutes ces réflexions et se laissait ainsi bercer par une rêverie pleine d'optimisme, lorsqu'il arriva chez sa tante.

Madame Privat était occupée pour quelques minutes, dit au

jeune homme : — Ah ! te voilà, mon cher Paul… Ce n'est pas mal à toi d'être

venu, bien que ce soit sur mon invitation expresse et qu'il m'ait fallu te dépêcher une estafette pour avoir l'honneur de ta visite… car tu nous négliges, Paul : voilà bien quatre grands jours que nous ne t'avons pas vu…

— Je vous en prie, ma tante, répondit l'étudiant, n'allez pas

croire au moins que ce soit par indifférence. Mes examens appro-chent et je n'ai vraiment pas une minute…

— À perdre, n'est-ce pas ? — Oh ! ma tante, que dites-vous là ? Vous savez bien que je ne

suis nulle part plus heureux qu'ici, dans votre famille, et que les instants que j'y passe me semblent toujours trop courts.

— Voyons, mon pauvre Paul, ne va pas prendre mes taquine-

ries au sérieux : je suis en gaieté aujourd'hui et je lutine tout le monde.

— Vous serez toujours jeune, ma tante… — De caractère, peut-être… mais de figure, oh ! oh !… Allons,

vilain flatteur, va t'amuser au salon avec ta cousine, en m'atten-dant. J'ai encore quelques ordres à donner, et je vous rejoindrai dans un instant.

Paul obéit et se dirigea vers le salon.

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Le piano, touchée par une main exercée, résonnait par toutes ses cordes, tantôt exhalant sa colère avec d'éclatants accords, et tantôt gémissant en une douce mélodie où semblaient trembler des sanglots.

Champfort s'arrêta à la porte, le cœur serré et en proie à une

indicible émotion. « Toujours seule et triste ! murmura-t-il. Pauvre Laure ! » Puis, ne voulant pas laisser plus longtemps ignorer sa pré-

sence à deux pas de sa cousine, il frappa doucement. Le piano se tut aussitôt, et Mlle Privat vint elle-même ouvrir. — Ah ! c'est vous, mon cousin, fit la jeune fille un peu sur-

prise. — En personne, ma cousine, et enchanté d'avoir le plaisir de

vous voir. — Vous êtes bien aimable de condescendre jusqu'à venir visi-

ter de pauvres campagnards comme nous. — Je ne mérite pas aujourd'hui ce compliment, ma chère

Laure, car c'est à la demande expresse de ma tante que je me suis transporté au cottage.

— En vérité ? Alors, c'est maman qu'il faut remercier. Il ne

fallait rien moins que sa puissante intercession pour obtenir une faveur si précieuse.

— Comme vous dites, ma cousine. Je ne suis pas à moi en ce

temps-ci : j'appartiens à mes auteurs de médecine. — Heureux mortels que ces, auteurs !

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— Pas tant que vous croyez, car ils ont en moi un amant assez

volage. — C'est dans l'ordre, répondit un peu sèchement la jeune fille. Toute cette conversation s'était tenue sur un ton aigre-doux,

moitié plaisant, moitié sarcastique, surtout du côté de Laure. Champfort était habitué à ces boutades et ne s'en étonnait

plus. Il se dirigea vers le piano et, jetant les yeux sur un cahier de

musique ouvert en face : — Du Schubert ? fit-il… Est-ce cela que vous jouiez tout à

l'heure, ma cousine ? — Quoi, vous écoutiez, monsieur ? — Non pas, j'arrivais et je n'ai pu commander à mes oreilles

de ne pas entendre la ravissante musique qui jaillissait de vos doigts.

— Ravissante musique ! ricana Mlle Privat… Mon cher cou-

sin, vous n'êtes pas difficile : j'improvisais, je laissais courir ma pensée sur les touches.

— En ce cas, votre pensée, ma chère Laure, était bien triste. — Pourquoi pas ?… Est-ce qu'il m'est défendu, à moi, d'être

triste ? Ne puis-je, par hasard, avoir du chagrin comme le com-mun des mortels ?

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— Oh ! vous avez certainement ce droit ; mais, pour ma part, je souhaiterais de tout mon cœur vous le voir exercer moins sou-vent.

— Que vous importe ? riposta Laure, avec une nuance d'amer-

tume. Est-ce que ces choses-là dérangent un homme comme vous, qui n'a d'attention que pour d'affreux livres de médecine ?

— Laure, répliqua Champfort un peu ému, me croyez-vous

sans cœur, et votre antipathie pour moi va-t-elle jusqu'à me refu-ser d'avoir de l'affection pour vous et votre famille ?…

— Que parlez-vous d'antipathie ? interrompit la jeune fille. — Jusqu'à arrêter sur mes lèvres l'expression du profond in-

térêt que je porte à tous les membres d'une famille qui m'est chère par le double lien du sang et de la reconnaissance ? pour-suivit Champfort, en s'animant.

— Tout doux, mon cousin, je n'ai pas cette prétention, et mon

antipathie, comme vous dites, ne va pas jusque là. — C'est fort heureux pour moi que vous sachiez mettre des

bornes à cet inexplicable sentiment. Le poids m'en est déjà assez lourd comme ça, et je serais véritablement au désespoir de le voir s'augmenter, ne fût-ce que d'un atome.

Laure se mordit légèrement les lèvres et ne répondit pas. Ses

doigts se mirent à errer sur les touches d'ivoire, en gammes capri-cieuses, pendant que ses yeux rêveurs se fixaient vaguement sur ceux de Champfort.

Tout à coup, elle demanda brusquement : — Êtes-vous fataliste, Paul ?

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— Pourquoi cette question ? fit le jeune homme surpris. — Peu importe… répondez toujours. — Précisez davantage. — Soit : croyez-vous qu'il y ait une destinée à laquelle on ne

puisse se soustraire ? — Non, je ne crois pas à cela : la vie humaine n'est pas une

machine que Dieu monte avec un ressort à la naissance, et qui en suit l'invincible impulsion jusqu'à la mort.

— Ah ! vous pensez donc que l'on doit, en toute circonstance,

se raidir contre un malheur qui nous semble inévitable. — Je suis d'avis qu'il y aurait lâcheté à agir autrement. — Même lorsque ce malheur est nécessaire ou nous paraît

tel ? — Même en ce cas… Mais, ma chère Laure, que parlez-vous

de malheur et pourquoi ce mot vient-il sur des lèvres qui ne de-vraient que sourire ?

— Qui sait ?… — Est-ce au moment où l'avenir ne vous promet que joie et fé-

licité, où tout est rose à votre horizon, où vos souhaits les plus chers vont être réalisés… par votre mariage avec l'homme que vous aimez…

— Allez toujours… — Est-ce à ce moment-là que vous devez avoir des idées som-

bres et parler de malheur ?

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— Qui vous dit que je parle pour moi ? — Qui me le dit ?… Eh ! mon Dieu, rien et tout. — Ce n'est pas répondre. — Il m'est difficile de répondre autrement, car mes supposi-

tions ne sont fondées que sur un pressentiment, et ce pressenti-ment…

— Voyons. — Je ne sais si je dois… — Oui, oui, parlez. — Sans réticences ? — Sans réticences… comme à une amie. — Eh bien ! mon amie, ce pressentiment qui m'assiège mur-

mure à l'oreille de mon cœur une étrange chose. — Dites. — Vous le voulez ? — Je le veux. — Voici : c'est que vous avez quelque motif mystérieux pour

épouser l'homme qui vous fait la cour, et que… — Achevez.

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— Vous n'aimez pas cet homme. Laure devint très pâle, et, pour cacher son trouble, elle se mit

à exécuter sur le piano le plus fantastique des galops. Quand ce fut fini, elle se retourna vers Champfort et se

contenta de lui dire avec un singulier regard : — Mon cher Paul, il me vient une curieuse idée, à moi aussi. — Me feriez-vous le plaisir… ? — Oh ! volontiers : c'est que vous êtes jaloux de monsieur La-

pierre. Ce fut au tour de Champfort de pâlir. Mais, comme il n'avait

pas à sa disposition la ressource du piano pour se donner conte-nance, Laure put à son aise suivre, sur la figure de son cousin, l'impression qu'elle avait produite.

Cependant, Paul balbutiait : — Quelle idée ! grand Dieu, quelle idée ! — Elle est drôle, n'est-ce pas ? — Oh ! pour le moins… être jaloux de cet homme ! — Comme vous dites cela ! fit la jeune fille avec un mélange

de hauteur et de surprise. Est-ce que, par hasard, mon fiancé au-rait le malheur de vous déplaire ?

Ma foi, répondit Champfort avec une insouciance presque

dédaigneuse, je vous avouerai ingénument que je n'ai pas encore eu la pensée d'analyser le sentiment qu'il m'inspire.

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— Au moins peut-on supposer que ce n'est pas de la sympa-thie…

— Je suis trop poli pour vous contredire. — Voilà un aveu… Mais que vous a-t-il donc fait, le pauvre

jeune homme ?… Il a l'air de vous aimer beaucoup, cependant. L'œil de Champfort s'alluma et l'étudiant parut sur le point

d'éclater ; mais ce ne fut qu'un éclair, et Paul répondit négligem-ment :

— Oh ! rien… à moi personnellement, du moins. — C'est à quelqu'un des vôtres, alors, à nous, peut-être, qu'il a

fait quelque chose ? Champfort, au lieu de répliquer, se leva et fit un tour dans le

salon. Cette conversation le mettait au supplice, et il ne savait trop comment s'y soustraire.

— Vous ne répondez pas ? insista la jeune fille. — Les événements répondront pour moi ! murmura l'étudiant

d'un ? voix sombre. Laure, vivement intriguée, ouvrait la bouche pour demander

une explication, lorsque des pas rapides se firent entendre dans la pièce voisine, et Mme Privat parut.

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CHAPITRE XI UNE ÉVOCATION INATTENDUE

— La paix ! mes enfants, dit-elle joyeusement ; je suis sûre

que vous êtes encore aux prises. — Mais non, ma mère, répondit Laure : je discutais avec mon

cousin un point de philosophie, et naturellement… — Naturellement vous n'étiez pas d'accord ? — Comme toujours. C'est étonnant comme nous n'avons pas

les mêmes notions et les mêmes idées sur toute espèce de choses. — Je suis le premier à le regretter, répliqua Champfort ; mais

il est certain qu'il suffit que je pense de telle façon, pour que ma charmante cousine ait une autre manière de penser.

— C'est fâcheux, en effet, repartit Mlle Privat, mais que vou-

lez-vous ?… les opinions sont libres, et je profite de cette liberté. — Tu en profites peut-être trop, ma fille, dit avec bonté.

Mme Privat. Ce pauvre Paul, tu prends plaisir à le contrarier ; tu le maltraites véritablement.

— Oh ! ma tante… — On dirait, ma chère Laure, que tu n'aimes pas ton cousin

ou que tu as contre lui des griefs sérieux. — Moi ?… En vérité, ma mère, où prenez-vous cela ? Je n'ai

pas le moindre grief contre mon cousin, et je l'aime à en mourir.

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— Je ne demande pas tant que cela, répondit un peu ironi-quement Champfort, et je vous prie instamment de vous conser-ver pour votre heureux fiancé, cet excellent monsieur Lapierre.

Un éclair passa dans les yeux de Laure. — Oh ! vos craintes n'ont pas leur raison d'être, je vous prie

de le croire, répliqua-t-elle avec hauteur. — Tant mieux pour lui ! articula froidement Paul. — Assez ! assez ! mes enfants, interrompit Mme Privat. Si

vous continuez sur ce ton, vous allez vous chicaner, et ça ne sera pas joli, savez-vous, entre frère et sœur—car vous êtes frère et sœur, souvenez-vous-en. Je t'ai toujours considéré, Paul, comme mon enfant ; j'en avais fait la promesse à ta pauvre mère.

Champfort avait la tête basse et le sourcil froncé. Tout-à-

coup, il parut prendre une résolution énergique. — Ma bonne tante, répondit-il avec une amertume à peine

contenue, je sais toute l'affection que vous avez eue et que vous avez encore pour moi. Je n'oublie pas, non plus, et n'oublierai jamais que je vous dois tout et que, d'un orphelin malheureux et sans avenir, vous avez fait un fils et un homme en mesure de vivre honorablement. Aussi, je serais au désespoir de vous causer le moindre ennui, le moindre chagrin, ce qui arrivera inévitable-ment si je continue à me rencontrer avec ma cousine. Souffrez donc…

— Où veux-tu en venir, mon enfant ? — Souffrez donc, reprit le jeune homme avec une fermeté

douloureuse et se levant, souffrez que je me retire pour quelque temps de votre famille… jusqu'à des jours meilleurs.

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Et il s'inclina devant sa tante, prêt à prendre congé. Laure, la froide et hautaine créole, eut alors un cri de l'âme. — Oh ! Paul, Paul, vous êtes bien dur pour moi… plus dur que

vous ne pensez ! Paul, tout surpris, regarda sa cousine. Il n'était plus habitué à

l'entendre lui parler de cette voix émue, presque suppliante, et à voir sur la belle figure de Laure cette franche expression de cha-grin. Sa colère se fondit comme par enchantement et une im-mense pitié envahissant soudain son bon cœur, il fléchit le genou devant Mlle Privat et, prenant une de ses mains :

— Pardon, pardon, ma chère Laure… murmura-t-il. Je suis en

effet cruel… mais l'espèce d'antipathie que vous me montrez, l'inexplicable froideur qui a remplacé, dans nos relations, la bonne et douce cordialité d'autrefois me font mal à l'âme et me rendent injuste malgré moi.

— Relevez-vous mon cousin, répondit la jeune fille avec une

douceur triste, et souvenez-vous qu'il ne faut jamais juger à la légère les sentiments d'une femme, quelque bizarre qu'ils parais-sent.

— Je m'en souviendrai, Laure, répondit Paul, que cette phrase

ambiguë n'intriguait pas médiocrement. Mme Privat fut aussi un peu frappée de cette recommanda-

tion étrange ; mais comme les impressions ordinaires n'avaient pas le temps de prendre racine dans son caractère mobile et léger, elle ne s'y arrêta pas autrement et dit aux jeunes gens :

— Bien, mes enfants, vous avez fait votre paix ; je suis

contente. Signez-la d'un bon baiser et qu'il ne soit plus question de querelle entre vous.

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— Mais, ma mère… se récria Laure. — Pas de mais !… embrasse ton cousin, ou plutôt ton frère

Paul. Laure hésitait, rougissante… Ce que voyant, Champfort

s'avança bravement, quoique un peu ému, un peu pâlot, prit la belle tête de sa cousine entre ses mains et baisa bruyamment ses deux joues devenues rouges comme des cerises mûres. Puis il re-gagna sa place, tout frissonnant.

Depuis plus de deux ans, ses lèvres n'avaient pas effleuré la

peau fine et veloutée de sa sœur d'adoption, et ce baiser inattendu faisait courir dans ses veines mille flèches brûlantes. En quelques secondes, son amour, jusque là fortement comprimé par une vo-lonté de fer, secoua ses entraves et envahit, son cœur avec la force d'expansion de la poudre… Le sang lui afflua au cerveau, et il rou-git comme un écolier surpris en flagrant délit de grimaces à son maître d'étude… Puis la réaction se fit, et il resta tout pâle.

Mme Privat n'avait rien vu ; mais il n'en fut pas ainsi de

Laure. Un observateur attentif qui aurait su analyser les rapides nuances qui se succédaient sur son visage ému, et trouver la cause intime de la teinte rosée qui embellissait son front, n'eut pas été en peine d'expliquer ce trouble et de le rapporter à la contenance de Champfort.

Mais il n'y avait là aucun observateur attentif, et Paul avait

trop à faire de dominer sa propre émotion pour s'occuper de celle d'autrui.

La jeune créole, eut donc tout le bénéfice de l'incident, et son

impénétrabilité n'en souffrit pas.

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Mme Privat, après s'être commodément installée dans un fauteuil, tira les jeunes gens d'embarras en disant d'une voix en-jouée :

— Eh bien ! mon cher Paul, maintenant que te voilà redevenu

sage, te doutes-tu un peu pourquoi je t'ai fait venir ? — Ma foi ! ma tante, je vous avouerai que je n'en ai pas la

moindre idée. — Voyons, cherche, avant de jeter ta langue aux chiens. — J'ai beau chercher, je ne trouve rien… à moins que ce ne

soit pour me parler de… du mariage projeté. — Tu n'y es pas tout à fait… mais tu en approches… tu brûles,

comme on dit dans je ne sais pas quel jeu. — S'agirait-il de… votre futur gendre ? — C'est encore un peu ça, mais il y a autre chose. — Alors, je renonce à trouver. Aussi bien, j'ai trop de méde-

cine en tête pour deviner des énigmes. — Paresseux qui se retranche toujours derrière sa médecine

quand il s'agit de nous venir voir ou de nous prêter le concours de ses grandes lumières !… Tiens, je la prends en grippe, ta méde-cine.

— Ne dites pas cela, ma tante : la médecine est tout pour

moi—non-seulement le présent, mais encore, et surtout, l'avenir. — Bah ! ne te martèle pas la tête avec ces idées-là : j'ai pourvu

au passé et, si Dieu me laisse vivre, j'aurai aussi l'œil sur l'avenir.

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— Oh ! ma tante, vous êtes pour moi une véritable mère ; mais je ne veux pas abuser de votre bonté, et je songe sérieuse-ment…

— Abuse, abuse, mon garçon : le fonds est inépuisable et il y

en a pour tout le monde… Mais revenons à nos moutons. — Je t'ai fait appeler pour t'annoncer que je donne, lundi pro-

chain, un grand bal—quelque chose de colossal, d'inouï, de féeri-que, si c'est possible. Or, comme j'ai besoin d'un bon organisateur et que je ne puis guère compter sur Edmond, tout entier à ses amusements, je m'adresse à toi. Tu vas mettre à contribution tou-tes les ressources de ton imagination, fouiller tous les coins et recoins de ton génie inventif, réveiller tous les souvenirs de fêtes endormis dans ta mémoire, enfin relire les Mille et une Nuits, s'il le faut, pour nous aider à surpasser les grands festivals donnés à l'occasion du mariage d'Aladin, l'heureux possesseur de la lampe merveilleuse.

— Cela te va-t-il ? — Je suis tout entier à vos ordres, ma chère tante ; mais, ou-

tre que je n'ai pas la fameuse lampe des contes arabes, je suis fort mauvais organisateur de fête et profondément ignorant en ma-tière de bal.

— Qu'à cela ne tienne ! je serai la tête qui combine, et toi, le

bras qui exécute. — À merveille. En ce cas, je me mets à votre service. Disposez

de ma personne comme bon vous semblera. — Voilà qui est entendu : tu consens à nous aider. — De grand cœur, ma tante.

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— C'est qu'il va te falloir faire plusieurs démarches et de t'oc-cuper d'une foule de petits détails.

— Je serai trop heureux de me multiplier pour vous être utile. — D'ailleurs, mon cher Paul, je compte bien ne pas te laisser

seul à faire toute la besogne et en mettre une partie sur les épau-les de celui qui bénéficiera le plus de ce bal…

— Quel est cet heureux mortel ? — Hé ! mon futur gendre, donc. Champfort ne put s'empêcher de faire une moue dédai-

gneuse ; mais il la transforma si vite en sourire aimable, qu'il pen-sa bien n'avoir pas été remarqué.

Pourtant Laure avait vu—si bien vu, qu'une rougeur fugitive

envahit son front et qu'elle courba la tête, toute rêveuse. Champfort reprit : — Monsieur Lapierre ?… En vérité, ma tante, vous ne pouviez

m'associer à un homme plus entendu dans la matière : car il a tous les talents, mon futur cousin, et je serais fort surpris qu'il ne fût pas bon organisateur de fête, lui qui était si excellent organisa-teur d'expéditions nocturnes dans l'armée confédérée. Vous vous en souvenez, ma tante ?

— Mon Dieu, oui, répondit inconsidérément Mme Privat.

C'est même dans une de ces expéditions, organisée par lui, que mon pauvre mari trouva la mort.

— Oh ! l'affreux souvenir ! murmura Laure en se voilant la fi-

gure de ses deux mains.

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— D'autant plus affreux, que, par une fatalité inconcevable, ce fut le meilleur ami de mon oncle qui le conduisit à la boucherie, croyant le mener à, la victoire, répondit Paul, d'une voix où se devinait une implacable ironie.

Mme Privat, dominée par cette évocation inattendue, porta

son mouchoir à ses yeux et se tut. Quant à Laure, un trouble étrange l'envahit et elle se leva pour aller ouvrir une croisée, où elle s'accouda, baignant son front brûlant dans la fraîche brise qui s'élevait du jardin.

Champfort, lui, demeura froid et sombre sur son fauteuil, le

regard menaçant, comme s'il venait de faire une déclaration de guerre.

En ce moment, un vigoureux coup de sonnette carillonna

dans l'antichambre. Les trois personnages du salon relevèrent ensemble la tête et

fixèrent la porte, avec un point d'interrogation dans le regard. Dix secondes après, une servante entr'ouvrit le battant et an-

nonça : — Monsieur Lapierre ! — Qu'il entre ! fit vivement Mme Privat, en se relevant. Lapierre entra.

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CHAPITRE XII PETITE REVUE DE LA SITUATION

Il nous faut ici, pour l'intelligence complète de ce qui va sui-

vre, ouvrir une parenthèse et faire, à vol d'oiseau, une revue de la situation réciproque des personnages qui vont successivement se présenter sous nos yeux.

À tout seigneur, tout honneur ! Commençons par le fiancé de

mademoiselle Privat. C'était, en vérité, un fort joli garçon que ce chenapan de La-

pierre. Grand, bien découplé, souple et gracieux dans ses mouve-

ments, il était l'heureux possesseur d'une tête caractéristique, où il y avait, mêlés assez confusément, du grec et du mauresque.

En effet, si son nez un peu aquilin et la coupe hardie de son

visage rappelaient vaguement le type athénien, sa peau mate et légèrement bronzée n'en aurait pas moins fait honneur à la lan-goureuse physionomie d'un descendant des Maures de l'Andalou-sie.

Quoi qu'il en soit, un détail presque insignifiant dérangeait,

constatation faite, l'harmonie classique et le calme olympien de cette belle figure, et ce détail se trouvait dans le regard.

Lapierre avait des yeux noirs fort grands et fort beaux ; mais,

chose extraordinaire, il ne pouvait les maintenir en repos et les fixer carrément sur une autre paire d'yeux. Son regard, sans cesse en mouvement et comme égaré, ne faisait qu'effleurer le regard fixé sur lui et se plaisait, de préférence, à voltiger sur les menus détails de la toilette de son interlocuteur.

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L'honnête garçon agissait-il ainsi par timidité ?… on bien le misérable suborneur de jeunes filles craignait-il de laisser, lire, par ces fenêtres grandes ouvertes de son âme, les noires machina-tions qui s'y tramaient ?…

Peut-être ! Dans tous les cas, ce tic singulier donnait à notre nouvel Ado-

nis un petit air faux et un certain cachet d'hypocrisie qui dépa-raient bien un peu les grâces séduisantes de ses autres traits… Mais, comme on ne rencontre guère d'homme parfait et que, d'ailleurs, le défaut dont il est question résidait plutôt dans l'ex-pression du regard que dans le regard lui-même, Lapierre n'en passait pas moins pour un des plus beaux hommes de Québec, aux yeux des juges féminins. Et plus d'une de ces dames, qu'un secret dépit rendait accommodante, ne se gênait pas pour dire que la riche demoiselle Privat faisait, en somme, un excellent ma-riage, puisqu'elle payait avec du vil métal aisément acquis tant de grâce et tant de perfection…

Madame Privat—il faut bien le dire—paraissait être un peu de

cette opinion ; mais sa fille envisageait probablement la chose, à un point de vue plus élevé et moins spéculatif, car il était de toute évidence qu'elle ne partageait pas l'engouement général à l'égard de son futur époux. Calme et presque insouciante, elle voyait arri-ver sans trouble comme sans impatience le jour solennel où elle associerait à jamais sa vie à celle du brillant jeune homme qui faisait tourner tant de têtes. Plus que cela, les gens sérieux de son entourage—ses vrais amis, ceux-là, —remarquaient avec étonne-ment qu'à rencontrer de bien des jeunes filles en pareil cas, Laure devenait de plus en plus bizarre, se drapait de plus en plus dans sa sombre mélancolie, à mesure qu'approchait le jour fatal…

À leurs yeux, cette belle Jeune fille gardait dans son cœur

quelque secret terrible et, plutôt que de le dévoiler, marchait stoï-quement à l'autel, comme d'autres marchent au sacrifice.

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Mais ses amis clairvoyants—en bien petit nombre, du reste—se gardaient bien de laisser paraître au dehors cette pénible im-pression et se contentaient de conjecturer in petto.

Il aurait donc fallu que la veuve du colonel Privat, pour se

renseigner exactement sur ce qui se passait dans le cœur de sa jeune fille, eût d'abord un soupçon, puis, guidée par cet indice un peu vague, que son instinct maternel, doublé d'une observation attentive, la mît sur la piste de la vérité…

Malheureusement, l'excellente femme, comme nous l'avons

dit, n'était rien moins qu'observatrice ; et, d'ailleurs, sa légèreté naturelle ne lui avait pas permis de s'arrêter longtemps sur les réflexions qu'avaient fait naître chez elle les récentes étrangetés du caractère de sa fille.

Il ne faut pas croire que cette insoucieuse légèreté masquait

un mauvais cœur et que les délices d'une vie opulente avaient étouffé, chez Mme Privat, les sentiments sacrés de la maternité.

Ce serait là une étrange erreur. La riche veuve, au contraire, raffolait de ses deux enfants ;

elle eût, sans hésiter, sacrifié des sommes folles pour satisfaire le moindre de leur caprice… Mais la Providence, qui lui avait prodi-gué l'or, lui avait refusé cette sorte d'intuition maternelle qui fait rechercher pour ses enfants, en dehors des jouissances de la for-tune, les jouissances plus intimes du cœur et celles plus relevées de l'âme.

Pour certaines femmes du monde, qu'une piété bien entendue

ou quelque saine idée de philanthropie n'éclaire pas, être heu-reux, c'est avoir assez d'argent pour se payer tous les fastueux caprices du high life, et assez de notoriété pour que les membres de cette aristocratie-là ne vous rient pas au nez, malgré vos écus.

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Mme Privat avait ces deux éléments de bonheur et s'en contentait. L'idée que ses enfants eussent besoin d'autre chose pour entrer, le front serein, dans la vie mondaine ne lui était ja-mais venue et—disons-le—ne pouvait lui venir.

Mariée fort jeune à un homme puissamment riche, elle était

passée sans transition du doucereux couvent des Ursulines de Québec à l'opulente villa de son mari, en Louisiane. Il n'y avait, par conséquent, pas une heure dans son existence entière où elle n'eût été entourée des jouissances que procure la fortune, et tant loin que son souvenir pouvait se porter en arrière, elle n'y voyait que plaisir et bonheur.

Rien d'étonnant donc à ce qu'une, femme élevée dans de

semblables conditions ne vît pas au-delà l'horizon des jouissances matérielles et ne comprît point ces voluptés sublimes qui pren-nent naissance dans le cœur.

Mais, à part les considérations qui précèdent, une raison plus

simple et moins métaphysique doit nous faire excuser Mme Privat de n'avoir point jusqu'alors compris sa fille et de la lancer si inconsidérément dans les serres redoutables du ma-riage : et cette raison bien simple, c'est que la chère femme n'était pour rien dans le choix de Laure.

Expliquons-nous. Mme Privat avait bien, dès la première apparition en Loui-

siane de Lapierre, en compagnie du colonel, accueilli le jeune homme avec beaucoup de prévenances, comme on accueille un hôte aimable ; elle avait bien vu d'un bon œil des relations amica-les s'établir entre son compatriote québecquois et sa fille, ne fai-sant en cela, d'ailleurs, que se conformer au désir tacite de son mari ; elle avait bien aussi, après le retour de sa famille à Québec, ouvert à deux battants la porte de son salon à l'ami du colonel, à celui qui avait recueilli et soigné le malheureux officier blessé et

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mourant, à l'homme généreux qui avait rendu les derniers devoirs au planteur louisianais…

Elle avait bien fait tout cela ; mais jamais il ne lui était arrivée

d'encourager autrement les assiduités de Lapierre, ni d'exercer une pression quelconque sur sa bien-aimée Laure.

Elle s'était montré satisfaite et n'avait peut-être pas suffi-

samment caché son mécontentement : voilà tout. Lorsque, deux mois après son arrivée a Québec, Lapierre

avait formellement demandé à Mme Privat la main de Laure, la riche veuve s'était déclarée très honorée de la démarche, mais elle avait complètement subordonné sa réponse à celle de sa fille.

Et ce n'est, en effet, qu'après avoir transmis à Laure la de-

mande officielle de Lapierre et avoir reçu de la jeune créole une réponse favorable, que la veuve du colonel Privat, heureuse de voir les goûts de sa fille en conformité avec les siens, proclama ouvertement ses préférences et pressa activement les préliminai-res du mariage.

Lapierre, qui ne demandait pas mieux que d'en finir au plus

tôt possible, aida puissamment la bonne dame dans les mille dé-tails d'une aussi importante opération, surtout dans ce qui concernait la liquidation de la dot de Laure, tant et si bien qu'au moment où nous sommes rendus, un mois après la demande offi-cielle, tout était terminé et qu'il ne restait guère plus que le contrat à signer.

La chose devait se faire le mardi suivant, la veille même du

mariage et le lendemain du grandissime bal que se proposait de donner, à son cottage de la Canardière, la mère de la future épouse.

Voilà pour la situation réciproque des dames Privat et du ci-

toyen Lapierre.

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Il nous reste maintenant à dire deux mots du jeune Edmond

et de notre ami Champfort, relativement à la position qui leur était faite par les événements en voie de réalisation.

Edmond n'avait pas vu sans un secret chagrin sa sœur Laure,

qu'il aimait beaucoup, donner tête baissée dans le traquenard matrimonial tendu par l'irrésistible Lapierre.

Ce dernier ne lui avait jamais été bien sympathique, et pour

une raison ou pour une autre, le jeune Privat lui en voulait de ve-nir ainsi ravir sa sœur à son affection.

Edmond se disait, pour s'expliquer à lui-même l'étrange sen-

timent de répulsion qu'il éprouvait, que ce Lapierre avait toujours été pour les siens un oiseau de mauvais augure. Leurs premiers malheurs et les premières larmes dans sa famille dataient de l'ap-parition en Louisiane de cet étranger ; et le jeune étudiant aimait trop sa sœur, pour ne pas s'être aperçu que le retour à Québec de ce même étranger était pour beaucoup dans la mystérieuse tris-tesse de la pauvre Laure.

Il avait même—un certain jour qu'il surprit la jeune fille le vi-

sage baigné de larmes, dans une allée solitaire du parc—essayé de toucher ce sujet ; mais, dès les premiers mots, Laure lui avait jeté les bras autour du cou, et répondu, avec un redoublement de pleurs :

— Edmond, mon cher Edmond, je suis bien malheureuse !…

Oh ! si tu savais !… Mais non… ni toi, ni ma mère, ni personne au monde ne doit savoir un si terrible secret… J'ai un grand devoir à remplir… Prie Dieu que la force ne m'abandonne pas ; et si tu m'aimes, ne parle jamais à qui que ce soit de ce que je viens de te dire—surtout à notre mère—et toi-même, ne me questionne ja-mais plus sur ce sujet.

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Edmond, douloureusement étonné, avait promis, en courbant la tête.

Mais, depuis cette demi-révélation, il avait sur le cœur un

gros levain d'amertume contre le fiancé de sa sœur, contre l'homme qui possédait des armes si puissantes pour vaincre la résistance des jeunes filles riches, et faire tomber leur dot dans son escarcelle.

Quant à Champfort, dont nous ne voulons dire qu'un mot, on

sait quelles puissantes raisons il avait de ne pas aimer son futur cousin.

Cet homme-là avait détruit à jamais ses rêves de bonheur, en

lui enlevant, non-seulement le cœur de Laure, mais jusqu'à son amitié, jusqu'à cette sympathie irrésistible qui faisait autrefois d'eux un frère et une sœur.

Tant qu'il n'avait fait que soupçonner son malheur, Champ-

fort s'était contenté de gémir en secret sur le revirement imprévu du cœur de la jeune créole ; son ombrageuse fierté aidant, il avait même affecté auprès de sa cousine une indifférence qui frisait le dédain…

Mais, depuis un mois, les choses étaient bien changées, et la

certitude que Laure était décidément perdue pour lui jetait le pauvre étudiant dans toutes les angoisses du désespoir.

Il ne venait que rarement au cottage de la Canardière, fuyant

la vue de sa cousine et surtout le contact de son odieux rival. Després avait bien, pour un moment, fait refleurir dans le

cœur de Champfort l'arbre vivace de l'espérance ; mais la conver-sation qu'il venait d'avoir avec Laure avait ramené le pauvre amoureux à la froide réalité et lui faisait envisager l'avenir avec toute l'amertume des jours passés.

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Telle était la situation !

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CHAPITRE XIII LAPIERRE À L'ŒUVRE

À la fin de l'avant-dernier chapitre, nous avons laissé Lapierre

sur le seuil du salon, faisant son entrée. L'ex-fournisseur de l'armée fédérale, en homme bien appris,

présenta d'abord ses hommages à la maîtresse de la maison, puis s'inclina profondément devant Mlle Privat, à laquelle il débita un aimable compliment, et finalement il souhaita rondement le bon-jour à Champfort, comme on le fait avec une ancienne connais-sance.

L'étudiant salua froidement, et Laure répondit à peine ; mais

il en fut tout autrement de Mme Privat. Elle fit asseoir son futur gendre entre elle et sa fille et lui dit avec enjouement :

— C'est aimable à vous d'être venu… Je vous attendais. Tenez,

nous parlions justement de vous. — Vous êtes bien bonne, madame… Je ne suis donc pas de

trop dans votre conversation, répondit Lapierre, qui jeta un ra-pide coup d'œil sur Champfort et sa cousine.

— Oh ! vous n'êtes jamais de trop dans ce que nous avons à

dire, et en ce temps-ci moins que d'habitude, encore. — D'autant moins, ajouta nonchalamment Champfort, que

nous évoquions, au moment de votre arrivée, un souvenir qui vous est familier.

— Lequel donc, cher ami ?

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— Nous parlions de mon pauvre oncle Privat, et des circons-tances qui ont accompagné sa mort, répondit lentement, le jeune étudiant, qui fixa sur son interlocuteur un regard hautain.

Celui-là hésita dix secondes—le temps de composer sa phy-

sionomie et de lui donner un air de profonde componction—puis il accoucha de la phrase suivante :

— Hélas ! ce souvenir ne m'est, en effet, que trop familier, car

il est toujours présent dans mon cœur, avec ses sanglantes péri-péties. Bien des mois se sont écoulés depuis cette mort glorieuse, et pourtant, j'ai toujours sous les yeux la pâle et héroïque figure du colonel, au moment où il rendait le dernier soupir dans mes bras. Ce sont de ces choses que l'on n'oublie pas, monsieur, ajouta Lapierre, en rendant à Champfort son regard hautain.

— Surtout lorsqu'on a comme vous, des raisons particulières

pour se souvenir, grommela Champfort, exaspéré par l'impu-dence et le sang-froid de Lapierre.

— Qu'est-ce à dire, monsieur ? demanda l'ex-fournisseur, en

pâlissant. Auriez-vous, par hasard, quelque arrière-pensée relati-vement aux circonstances que je vous rappelle ?

Champfort eut une horrible démangeaison—celle de démas-

quer immédiatement le fourbe ; mais une seconde de réflexion lui fit voir qu'il compromettait irrémédiablement sa cause en agis-sant avec trop de précipitation, et surtout en n'attendant pas, pour frapper un grand coup, le concours de son ami Després. D'ailleurs la figure irritée de sa tante le ramena vite au sentiment de la prudence.

Faisant donc une prompte retraite et comprimant sa colère, il

répondit en s'efforçant de sourire : — Tout doux, mon futur cousin, vous vous emportez comme

un cheval de guerre qui entend le clairon. Je n'ai pas la moindre

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arrière-pensée malicieuse à votre endroit. Je voulais seulement dire que l'amitié qui vous unissait à mon oncle le colonel était une raison insuffisante pour que sa mort reste éternellement gravée dans votre mémoire.

La figure de Mme Privat se rasséréna, et celle de Lapierre re-

prit à peu près sa placidité ordinaire. Seule, Laure demeura le sourcil froncé et son regard se tourna lentement vers son cousin, comme pour lui reprocher sa reculade.

Le fiancé de la jeune fille surprit-il ce regard et en comprit-il

la signification ? La chose est probable, car il répondit avec un peu d'amer-

tume : — Mon cher Champfort—il l'appelait son cher !—et vous,

mesdames, veuillez me pardonner un emportement bien légitime. Les sentiments qui m'unissaient au regretté colonel étaient d'une nature tellement affectueuse, tellement filiale, que je me révolte à l'idée seule qu'on en puisse suspecter la pureté. Il n'y a qu'un semblable sujet qui puisse me faire sortir des bornes de la poli-tesse exquise que je vous dois.

— De grâce, monsieur Lapierre, dit Mme Privat ne vous faites

pas plus coupable que vous n'êtes. Mon neveu est un peu vif et il a pu mal choisir ses expressions ; mais son intention n'était pas blessante, je m'en porte garant… D'ailleurs, ajouta-t-elle, le sen-timent qui vous a fait parler est un de ceux qui vous feraient tout pardonner, à ma fille et à moi… N'est-ce pas, Laure ?

Ainsi interpellée, la jeune fille se redressa, et fixant ses grands

yeux pleins d'éclairs sur ceux de son fiancé, elle répondit d'une voix étrange :

— Oui… pourvu que ce sentiment soit désintéressé.

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La figure mate de Lapierre devint tout à fait d'une blancheur de cire.

— En douteriez-vous, mademoiselle ? balbutia-t-il. — Oh ! je ne dis pas cela : je réponds à ma mère d'une ma-

nière générale, répartit la jeune créole, qui se renfonça dans son fauteuil.

La mère de Laure, peu satisfaite de l'explication de sa fille,

vint à sa rescousse. — Ma chère enfant, tu n'es pas aimable aujourd'hui, dit-elle.

Tout-à-l'heure, tu te querellais avec ton cousin, à propos de futili-tés, et voilà que maintenant tu réponds à ton fiancé comme une petite fille boudeuse.

— Paul m'a pardonné, répondit Laure, et nous avons fait no-

tre paix… n'est-ce pas, mon cousin ? — Mais, certainement, ma chère cousine, et cette aimable pe-

tite querelle n'a fait que réchauffer mon affection pour vous. — Vous voyez bien ! fit la jeune fille, en se tournant vers sa

mère. — C'est parfait, répliqua la veuve, mais il te reste à en faire

autant pour ton fiancé. L'œil noir de Laure étincela. Il y eut en elle une lutte de quel-

ques secondes—puis elle articula froidement : — Je n'ai rien à me faire pardonner de monsieur Lapierre. Mme Privat resta stupéfaite.

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Champfort, lui, jeta sur sa cousine un regard franchement admirateur. Le digne étudiant jubilait littéralement, et il faut bien dire que la figure décomposée de son rival n'était pas faite pour diminuer sa joie.

Celui-ci s'agita un moment sur son fauteuil, puis, après être

passé successivement du pâle au vert et du vert au cramoisi, il se leva tout droit et, s'adressant a Mme Privat :

— Madame, dit-il avec une politesse cérémonieuse, auriez-

vous l'extrême complaisance de me laisser quelques instants seul avec mademoiselle, votre fille ?… J'ai à l'entretenir de choses infi-niment sérieuses, et il importe que cette conversation ait lieu sans retard.

— Je n'ai pas la moindre objection, répondit la veuve, assez

étonnée, et j'espère bien que mademoiselle Privat sera assez convenable pour n'en pas avoir, elle non plus.

Elle accompagna cette dernière phrase d'un regard sévère à

l'adresse de sa fille, et attendit. — Je suis à vos ordres, ma mère, répondit Laure avec calme. — Très bien, ma fille, reprit Mme Privat, se disposant à quit-

ter le salon : je n'attendais pas moins de votre obéissance… Et maintenant, ajouta-t-elle plus bas, en se penchant vers Laure, j'attends de ton amitié pour moi que tu répares ta maladresse de tout-à-l'heure et que tu sois aimable.

— Soyez tranquille, je serai très aimable, répondit sur le

même ton la jeune fille, avec un pâle sourire. À peu près rassurée, la crédule mère rejoignit Champfort, qui

s'était dirigé vers la porte du salon, sans attendre qu'on l'invitât à déguerpir. Avant de passer le seuil, Mme Privat dit à Lapierre :

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— Vous savez que nous vous attendrons pour souper… Tâchez

de terminer bien vite vos petites affaires, et de conclure, cette fois, un traité de paix durable.

— C'est, en effet, un traité que nous allons faire, répondit au-

dacieusement Lapierre, et j'ose espérer que les parties contrac-tantes l'observeront scrupuleusement.

— Tant mieux. À bientôt donc !… Viens, Paul. Champfort suivit sa tante ; mais, avant de refermer la porte

du salon, il contempla une dernière fois la pauvre Laure, dont le fier et triste regard était fixé sur lui.

En une seconde, une immense colère fit bouillonner ses tem-

pes… ! marcha rapidement sur Lapierre, et, dardant sur lui ses prunelles menaçantes, il lui dit d'une voix concentrée :

— Prends garde à toi, misérable, et pense à l'îlot de Saint-

Monat ! Puis il rejoignit sa tante, qui s'éloignait sans avoir enten-

du………… Trois-quarts d'heure après, Lapierre et Laure rejoignaient,

dans la grande salle à manger du cottage, les autres membres de la famille, qui n'attendaient plus qu'eux pour se mettre à table.

Lapierre était toujours pâle, comme d'habitude, mais sa fi-

gure rayonnait d'une façon singulière. Quant à Mlle Privat, son teint animé et ses yeux brillants di-

saient assez le rude combat qu'elle venait de soutenir.

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Elle fut, du reste, plus prévenante que d'ordinaire pour son fiancé, et n'adressa, pas une seule fois la parole à Champfort.

Le souper fut assez animé—Lapierre faisant à peu près seul

les frais de la conversation avec les dames, tandis que Champfort et le fils de Mme Privat, arrivée depuis une demi-heure, s'entre-tenaient à part.

De l'incident du salon, il ne fut nullement question, et rien

dans les paroles ni dans les regards de Lapierre ne vint indiquer à Champfort que l'ancien rival de Després eût compris la terrible allusion au drame nocturne de l'îlot qui venait de lui être jetée en plein visage.

— Ou cet homme est véritablement très fort, ou il est telle-

ment sûr d'arriver à ses fins qu'il ne craint pas les menaces, se dit l'étudiant… Nous verrons ce que dira l'ami Gustave de cette atti-tude un peu plus qu'indépendante.

Et le pauvre amoureux, qui n'y comprenait plus rien, se re-

plongea dans ses réflexions pessimistes. Quant au triomphateur Lapierre, après avoir reçu de

Mme Privat toutes les instructions nécessaires à l'organisation du grand bal projeté, il se retira d'assez bonne heure, promettant de revenir le lendemain.

Bientôt après, chacun regagna sa chambre et les lumières

s'éteignirent successivement aux fenêtres du cottage. La nuit étendait, son voile protecteur sur les douleurs et pas-

sions diverses sommeillant sous le toit de la Folie-Privat.

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CHAPITRE XIV PAUVRE LAURE !

Faisons maintenant un pas en arrière et disons ce qui s'était

passé entre Mlle Privat et son ténébreux fiancé. Lorsque la porte du salon se fut refermé sur Champfort—une

seconde après que l'étudiant exaspéré eut lancé à son rival l'apos-trophe que l'on sait—Lapierre demeura quelque temps immobile, debout et la main crispée sur le dos d'un fauteuil, étourdi par ce coup inattendu.

Ce nom de Saint-Monat, cette allusion à un épisode de sa vie

où il savait n'avoir pas joué le beau rôle, lui remettait en mémoire trop d'événements terribles, pour ne pas lui faire perdre un ins-tant son magnifique sang-froid.

Et, dans la bouche de ce jeune homme à l'œil menaçant—le

cousin, presque le frère de la femme dont il convoitait la dot—un avertissement comme celui-là prenait les proportions d'une véri-table déclaration de guerre, ressemblait à une intervention tar-dive, mais inévitable, de la Providence en faveur de la malheu-reuse victime de sa cupidité.

En une minute de réflexion, Lapierre remonta, anneau par

anneau, la chaîne de ses méfaits… et il eut peur. La sombre figure d'une autre de ses victimes, d'un pauvre jeune homme aimé, dont il avait brisé la vie en lui enlevant le cœur de sa fiancée, lui appa-rut dans le nuage de sa menaçante rêverie…

Mais celui-là n'était le timide défenseur qui procédait par al-

lusions et avertissements… Il arrivait comme la foudre, sombre et terrible… Six années de souffrances avaient éteint dans son cœur jusqu'au dernier atome de pitié… Implacable justicier, il déchirait d'une main vengeresse le voile qui couvrait les turpitudes de l'an-

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cien espion de l'armée fédérale et mettait à nu la gangrène de son âme…

Oui, Lapierre eut peur, et ses lèvres blêmies murmurèrent in-

volontairement le nom de Gustave Lenoir ! Mais cette défaillance morale ne dura qu'une minute, et le

misérable se raidit vigoureusement contre un sentiment qu'il qualifia de puéril. Il reprit donc bien vite son aplomb et s'appro-chant de Mlle Privat, qui semblait encore sous l'effet des singuliè-res paroles de Champfort :

— Mademoiselle, dit-il, vous avez entendu comme moi, je

suppose, l'étrange menace que vient de me faire votre cousin ? — Oui, monsieur, répondit froidement Laure, et j'ai même pu

remarquer la profonde impression que cette menace a produite chez vous.

— Ah ! repartit ironiquement Lapierre, vous êtes en vérité

trop perspicace, mademoiselle, et rien ne peut vous échapper… Laure ne répondit pas. — Mais, continua le jeune homme, laissez-moi vous dire que,

cette fois-ci, votre flair si subtil vous a trompée. — Je ne le crois pas, monsieur. — Moi, j'en suis sûr—car, à n'en pas douter, vous avez cru que

les insolentes paroles de ce Champfort m'ont fait peur. — J'ai, en effet, non pas cru, mais vu cela.

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— Mademoiselle, vous êtes dans la plus singulière des er-reurs, et le sentiment que m'a fait éprouver l'impertinence de vo-tre cousin est tout autre.

— Vous ne me donnerez pas le change, monsieur. — Écoutez-moi, et vous ne tarderez pas à être convaincue.

Depuis longtemps déjà je suis en butte aux mesquines agaceries de ce petit carabin qui vient de m'insulter, et je me suis demandé plus d'une fois quelle raison il avait de m'en vouloir… La ridicule menace de tout à l'heure, jointe à mes observations personnelles, a été pour moi un trait de lumière… Je tiens la clé de l'énigme.

— En vérité ?… Vous êtes plus avancé que moi, car j'ignore

complètement pourquoi mon cousin semble avoir pour vous un si profond mépris.

— Je vais vous en instruire, mademoiselle, et vous donner

sans ambages la cause de ce grand mépris dont vous parlez avec une certaine complaisance.

— Je serais heureuse de le savoir, je l'avoue… — Eh bien ! soyez doublement heureuse, ma fiancée, car

monsieur Champfort ne m'honore de son dédain que parce qu'il…, vous aime !…

À cette déclaration formelle, qui venant confirmer des soup-

çons nés le jour même dans son esprit, la pauvre Laure se sentit pâlir affreusement. Sans le vouloir, elle porta une de ses mains à son cœur, tandis que l'autre comprimait son front qui semblait vouloir éclater.

C'est que, chez elle aussi, la lumière venait de se faire. Elle re-

vit, à la clarté de cette tardive révélation, les beaux jours d'autre-fois, alors que son cousin et elle folâtraient gaiement sur les pla-

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ges du lac Pontchartrain ou prolongeaient leur douce causerie sous la véranda de l'habitation louisianaise…

Elle revit son père, qu'elle idolâtrait et dont le souvenir était

encore si vivant dans son cœur ; elle revit ce père malheureux, arrivant de l'armée en compagnie de Lapierre, la prendre sur ses genoux et la prier d'être particulièrement aimable pour son com-pagnon de voyage…

Puis, les promenades avec ce jeune homme, le vague effroi

qu'elle éprouvait en sa présence, les attentions dont il l'entourait, le contentement du colonel à la vue de leur amitié apparente… tout cela défila rapidement sous ses yeux.

Enfin, la fantasmagorie de son rêve d'une minute lui montra,

à son tour, le pauvre Champfort, devenu indifférent pour sa co-quette cousine, fuyant sa société et rompant un à un tous les fils dorés de la douce intimité qui les unissait—provoquant chez la jeune créole, dont l'orgueil natif était piqué au vif, cette réaction de froideur d'amertume qui caractérisa par la suite leurs rapports journaliers…

La malheureuse jeune fille revit tout cela en quelques ins-

tants, et une larme brûlante vint trembloter au bord de sa pau-pière.

— Comme nous aurions pu être heureux ! se dit-elle. Mais la vue de Lapierre, debout en face d'elle et suivant du

regard les impressions produites par sa déclaration, la ramena bientôt à la froide réalité.

Elle reprit toute son énergique attitude et, relevant fièrement

la tête : — Vous pensez que mon cousin m'aime, dit-elle… Hé ! quand

cela serait ?

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Lapierre hésita une seconde, puis il répondit avec force : — Ah ! ah ! quand cela serait !… Puisqu'il en est ainsi, made-

moiselle, et puisque vous trouvez si étrange qu'un autre homme que moi, qui dois vous épouser ces jours-ci, vous fasse impuné-ment la cour, eh bien ! je vais laisser le champ libre ; cet heureux rival… Mais je jure Dieu que le nom de votre père sera déshonoré.

— Ah ! ce secret, ce fatal secret !… murmura Laure éperdue. — Je le divulguerai, mademoiselle, et le monde entier saura

que le colonel Privat a forfait à l'honneur. — Hélas !… pauvre père ! gémit la jeune fille. — L'Amérique apprendra, poursuivit Lapierre, qu'il s'est

trouvé dans son armée un officier assez dépourvu de patriotisme pour escompter le dévouement de ses soldats et réparer les brè-ches de sa fortune en volant les défenseurs de la patrie…

— Vous mentez, misérable… Mon père n'a pu descendre si

bas. — Et la lettre, la fameuse lettre ?… se contenta de répondre

froidement Lapierre. — Ah ! ce n'est que trop vrai… Pauvre père ! murmura Laure

anéantie. — Cette lettre, acheva l'ex-fournisseur, dans laquelle votre

père vous fait l'aveu de son déshonneur et vous supplie, au nom de votre amour pour lui, d'empêcher, par votre mariage avec moi, que le seul dépositaire du terrible secret ne révèle son crime ?…

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— Oui, oh ! oui, je m'en souviens, sanglota Laure, et cette prière, d'un mourant sera exaucée… Je serai votre femme ; je me sacrifierai pour que les ossements de mon malheureux père ne tressaillent pas de honte dans leur tombeau.

— Voilà qui est bien, et j'admire un dévouement filial poussé

jusqu'au point de consentir à un aussi monstrueux mariage, reprit Lapierre avec ironie… Mais, mademoiselle, quand on se pose en héroïne, il ne faut pas faire les choses à demi ; et, puisque vous êtes décidée à vous sacrifier—suivant votre expression—je désire que ce sacrifice soit complet.

— Que voulez-vous dire ?… que vous faut-il de plus ? deman-

da Laure avec exaltation… N'est-ce pas assez d'enchaîner ma vie à la vôtre et de renoncer pour toujours à mes plus chères illusions, à ma part de bonheur en ce monde ?… Ma fortune, cette miséra-ble dot que vous convoitez, ne suffit-elle pas à vos appétits cupi-des ?… Va-t-il me falloir supplier mon frère de renoncer aussi à la sienne en votre faveur, pour que votre traître bouche ne révèle pas des malversations dans lesquelles vous avez trempé, ne trou-ble pas le dernier sommeil du malheureux et confiant officier dont vous avez causé la mort ?…

— Voyons, dites, monsieur le chevalier d'industrie… ne vous

gênez pas ! Vous possédez un secret qui vaut une mine d'or : ex-ploitez-le avec le talent que vous avez déployé là-bas, entre les armées ennemies !

Et la fière créole, brisée d'émotion, se couvrit le visage de ses

mains crispées. Quant à Lapierre, cette sanglante flagellation lui causa un

mouvement de rage. Il parut sur le point d'éclater. Mais sa nature perverse rentra vite dans son calme de reptile.

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Redoutant par-dessus tout une scène où il n'avait rien à ga-

gner, et craignant que le désespoir de Laure ne la porta à tout confier à sa mère, il avala sans sourciller la terrible mercuriale de sa victime, et répliqua d'une voix doucereuse :

— Tout doux ! ma belle fiancée, la colère vous égare et vous

fait dire des choses que votre cœur ne pense pas. Je suis trop au-dessus de vos insinuations et ma conscience est trop nette sous ce rapport, pour que je m'offense sérieusement de propos dictés par un dépit excessif. Laissez-moi vous dire seulement, mademoi-selle, que votre père eût parlé tout autrement que vous ne le fai-tes, et qu'il n'eût pas récompensé par des injures les services que j'ai pu lui rendre…

— Vous vous faites payer trop cher ces prétendus services,

pour avoir le droit de les rappeler, interrompit Laure avec amer-tume… Et encore, ajouta-t-elle. Dieu seul sait…

Elle n'acheva pas. — Dieu seul sait, continua Lapierre avec componction, que je

poursuis auprès de la fille l'œuvre commencée avec le père… — Vous ne croyez pas dire si vrai ! murmura la jeune créole. — Dieu seul sait, reprit sans s'émouvoir l'ex-fournisseur, que

mon mariage avec vous n'a toujours été, dans ma pensée, qu'un premier pas vers la grande œuvre de réparation que j'ai promis solennellement d'accomplir au chevet du colonel Privat mourant. Cette dot que vous me reprochez ; si injustement de convoiter, savez-vous, jeune fille, à quoi elle est destinée ?

— Je le sais que trop. — Vous ne le savez pas du tout, au contraire.

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Eh bien ! je vais vous le dire. Votre dot, mademoiselle—

environ deux cent mille piastres—passera presque toute entière à restituer les sommes subrepticement empruntées par votre père à la caisse de l'armée ; cette misérable fortune devant laquelle vous m'accusez de ramper, je m'en dessaisirai aussitôt, après notre mariage pour la rendre à qui elle appartient, pour enlever de la croix d'honneur de mon malheureux ami, le colonel Privat, la ta-che d'ignominie qui la souille…

— Voilà, mademoiselle, la mine que j'exploite ; voilà l'indus-

trie que je pratique ! Et Lapierre, en prononçant ces mots, avait un accent si irré-

sistible de noble franchise, que la pauvre Laure abaissa lentement sa paupière brûlante, et qu'une soudaine réflexion traversa son cerveau endolori :

— S'il disait vrai ! Lapierre lut au vol cette pensée sur le front de la jeune fille. Il reprit gravement : — Maintenant, mademoiselle, injuriez-moi ! si vous en avez le

cœur : je n'en continuerai pas moins à remplir la mission sacrée que je me suis imposée.

— Ni les menaces de votre adorateur Champfort, ni vos insi-

nuations malveillantes ne me feront fléchir, ne me détourneront de la route que je poursuis—route qui aboutit à la réhabilitation de mon pauvre ami, le colonel Privat.

— Mais prenez garde, orgueilleuse jeune fille, que vos froi-

deurs et vos dédains ne changent—en une heure de colère—ma mission de salut en mission de vengeance. Ce jour-là, je serai in-

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flexible, et ni le pouvoir magique de votre beauté, ni vos supplica-tions, ni vos larmes n'empêcheront le déshonneur de s'abattre sur votre maison.

Laure était émue. Un violent combat se livrait en elle-même depuis quelques

instants. Tout à coup, elle se leva et, tendant sa main à Lapierre : — Monsieur, dit-elle, si j'ai eu des torts vis-à-vis de vous, par-

donnez-les-moi. Je veux vous croire, car il serait trop malheureux que mon obstination causât l'éternelle honte de ma famille.

— Dites ce que vous exigez de moi : j'obéirai. Un éclair de triomphe passa dans les yeux de l'ex-fournisseur.

Il saisit avec empressement la main de sa fiancée et, la portant respectueusement à ses lèvres, il dit en fléchissant le genou comme un preux chevalier qu'il n'était pas :

— Mademoiselle, le plus humble de vos adorateurs n'a pas ici

à commander, mais à implorer. — Implorez alors, répondit froidement Mlle Privat, mais fai-

tes vite, car cette scène m'épuise. — Eh bien ! mademoiselle, répliqua Lapierre en se levant, je

m'estimerais heureux si vous daigniez vous montrer en compa-gnie un peu plus bienveillante à mon égard.

— Je ferai mon devoir de fiancée, monsieur. Après. — Après ?… Ma foi, je ne vous cacherai pas que je tiens beau-

coup à ce que votre cousin ne vienne plus jouer vis-à-vis de vous

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le rôle de protecteur, ou plutôt celui de vengeur—comme si vous étiez une victime et moi un bourreau.

— C'est affaire entre vous et lui. Quant à moi, je n'ai jamais

dit à mon cousin un seul mot de nature à, lui laisser supposer que je fusse forcée, d'une façon quelconque, de vous épouser.

— Cependant, ce jeune homme vous aime… — Je n'en sais rien monsieur. — Comment !… il ne vous l'a jamais dit ? — Jamais. — Du moins, sa manière d'agir vis-à-vis de vous a dû vous le

prouver ? — C'est tout le contraire. Mon cousin a toujours été très ré-

servé—plus que cela, très froid avec moi. — Alors, comment expliquer sa conduite d'aujourd'hui ? — Je n'ai aucune explication à donner. Lapierre réfléchit une demi-minute, puis se levant : — Très bien, mademoiselle, je vous remercie de votre condes-

cendance. Ne pouvant vous prier de fermer la bouche à mon in-sulteur de tantôt, je me chargerai moi-même de cette besogne en temps et lieu… Je tâcherai de lui faire rentrer son rôle de vengeur.

Laure s'était levée à son tour, et se disposait à quitter le salon.

Au moment de franchir la porte, elle entendit la dernière phrase de Lapierre.

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Elle s'arrêta et répondit d'une voix grave : — Monsieur Lapierre, si j'ai besoin d'être vengée, ce ne sera ni

par mon cousin Champfort, ni par d'autres… Mon vengeur, ce sera Dieu !

Et s'inclinant froidement, elle se dirigea vers la salle à man-

ger, où se trouvaient réunis les hôtes de la maison.

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CHAPITRE XV LOUISE

Pendant que s’accomplissaient les divers événements que

nous venons de rapporter, une scène d'un tout autre genre se pas-sait à Québec, dans une modeste mansarde de Saint-Roch.

Cette fois-ci, il ne s'agit pas d'intérêts et de passions contrai-

res aux prises, et les acteurs sont bien autres qu'un fiancé forçant impitoyablement la main à sa future…

Nous y voyons, au contraire, une belle et douce jeune fille de

vingt à vingt-deux ans, un peu pâle, un peu triste, travaillant avec ardeur à un ouvrage de broderie, près d'une fenêtre que protège contre l'aveuglante lumière du soleil un blanc rideau de mousse-line…

C'est, nous l'avons dit, dans une modeste mansarde de Saint-

Roch, quelque part dans la rue Saint-Valier—comme l'indique le pittoresque amoncellement de rochers, couronnés de vieux rem-parts percés d'embrasures, qui ferme l'horizon du sud, en face de la fenêtre.

Ici, point de luxe et rien de ce qui annonce la riche héritière. La pièce est petite, basse et mal éclairée ; l'ameublement, qui

semble avoir connu des jours meilleurs, porte les traces évidentes d'un long usage et de plusieurs pérégrinations…

Mais, comme tout y est à sa place !… comme tout est propre,

luisant, soigné !… qu'elle est donc blanche la couverture qui orne le petit lit virginal, dressé tout au fond de l'appartement, et com-bien semble moelleux le tapis d'un chelin qui cache tout entier le parquet !

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C'est que nous sommes ici dans la chambre particulière, dans le sanctus sanctum de cette jolie jeune fille qui manie si preste-ment son aiguille, près de la fenêtre.

Et la chambre d'une jeune fille, y a-t-il nid de fauvette ou

d'hirondelle plus chaud, plus douillet, plus charmant que cela ? Au moment où pénètre notre regard profane dans ce coquet

pigeonnier, il est environ quatre heures de l'après-midi. C'est le jour même de notre excursion à la Canardière et le

lendemain de la fameuse réunion d'étudiants. La maîtresse du petit logis, debout avec l'aube et fatiguée par

un travail incessant et monotone, lève de temps en temps sa tête blonde, jette un regard distrait par la fenêtre, puis laisse tomber son menton dans sa main et rêve…

L'aiguille reprend bientôt sa course hâtée sur les dessins de la

toile ; mais elle s'arrête de nouveau au bout de quelques minu-tes… la tête blonde se relève ; le regard distrait traverse encore la mousseline transparente pour aller se perdre sur les sombres remparts…

Et puis, l'infatigable aiguille se remet à l'œuvre. Évidemment, la jeune fille est lasse et voudrait bien inter-

rompre tout-à-fait son travail ; mais, de toute évidence aussi, quelque raison puissante l'en empêche et l'aiguillonne.

La lutte reprend donc, avec des alternatives diverses de

triomphe et de défaillance, jusqu'à ce qu'un bruit cadencé de pas sur le trottoir d'en face arrête enfin net la terrible aiguille.

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L'ouvrage est brusquement déposé sur un petit guéridon, et la jeune brodeuse, se haussant sur ses mignons pieds, regarde avec anxiété dans la rue.

Apparemment qu'elle voit ce qu'elle désirait voir, car aussitôt,

frappant joyeusement ses mains l'une contre l'autre, elle aban-donne vivement la fenêtre et court à la porte de sa chambre.

Un instant après, un bruit de clef jouant dans une serrure se

fait entendre, puis l'escalier est ébranlé par des pieds agiles qui l'escaladent quatre à quatre, et, finalement, un jeune homme tout essoufflé arrive comme une bombe dans la chambre, pour être reçu entre les bras de notre jolie travailleuse.

Disons de suite, pour empêcher le moindre soupçon d'effleu-

rer l'esprit, que ce mortel privilégié n'était autre que notre vieille connaissance d'hier, le petit Caboulot, et la belle jeune fille de la mansarde, sa sœur Louise, l'ex-fiancée du Roi des Étudiants !

Là, Caboulot, en quittant sa sœur le matin, lui avait annoncé

qu'il possédait un grand secret la concernant, mais qu'il ne lui en ferait part qu'après son cours, à quatre heures, alors, que leur père serait absent.

Or, quatre heures étaient sonnées depuis quelque temps, et

voilà pourquoi nous avons vu Louise oublier sa broderie pour re-garder par la fenêtre ou se demander quel pouvait bien être ce grand secret, de monsieur son frère.

Maintenant, par quelle succession d'événements singuliers et

quelles vicissitudes du sort avaient-ils passé, pour que nous les retrouvions dans un modeste logement de la rue Saint-Valier, à Québec, après les avoir laissés là-bas, sur le Richelieu, dans une situation plus qu'aisée ?

C'est ce que nous allons raconter en quelques mots.

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On voit déjà que Lapierre, après avoir obtenu la déportation à Kingston de son rival Després, voulut se conduire en conquérant et obtenir des parents de Louise la main de leur fille.

Ceux-ci refusèrent net. Ils avaient bien considéré auparavant ce jeune homme

comme un aimable compagnon et un gai convive ; mais, outre que depuis il avait tenté d'enlever leur fille de force, deux autres raisons leur faisaient un devoir de résister à sa demande.

C'était d'abord l'engagement pris avec le sauveur de leur fille.

Després—engagement d'honneur dont ils ne se croyaient pas dé-liés par le malheur arrivé à leur pauvre ami. Ensuite, et surtout, la conduite ignoble de Lapierre dans toute cette affaire de duel et de procès avait soulevé contre lui l'indignation de ces braves gens, et ils ne voulaient pour gendre d'un homme ayant sur la conscience d'aussi lâches agissements.

Voilà pourquoi ils se retranchèrent derrière leur détermina-

tion bien arrêtée. Lapierre eut beau supplier et menacer : tout fut inutile. Alors, transporté de colère, le misérable ne craignit pas de re-

courir, pour se venger, à un moyen révoltant : il calomnia publi-quement Louise et répandit sur son compte les bruits les plus compromettants.

Puis, content de son œuvre, il détala au plus vite et se réfugia

aux États-Unis. Mais il laissait derrière lui la semence maudite qu'il avait je-

tée parmi les populations cancanières des petites paroisses envi-ronnantes, et cette semence germa avec une effrayante rapidité.

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La position ne tarda pas à devenir intolérable pour la famille Gaboury—on a vu ailleurs que c'était son nom—et elle dut vendre ses propriétés, puis s'en aller bien loin de ces bords aimés du Ri-chelieu, où chacun de ses membres était né.

Louise elle-même, guérie depuis longtemps de sa folle pas-

sion par la lâcheté de son ravisseur, avait la première, demandé ce déplacement.

Ce fut à Québec que l'on décida de se rendre—autant pour

mettre le plus de distance possible entre la nouvelle et l'ancienne résidence, que pour permettre au petit Georges de continuer plus facilement ses études.

Le temps, qui sèche bien des larmes, venait à peine de tarir la

source de celles versées par cette famille éprouvée, qu'une nou-velle calamité s'abattit sur elle et que les pleurs reparurent.

Madame Gaboury, minée par le chagrin et la maladie, suc-

comba six mois après avoir quitté s'a place natale. Ce fut un grand deuil. Louise, surtout, pensa ne s'en consoler jamais. La malheu-

reuse jeune fille s'imagina, non sans une apparence de raison, qu'elle était pour beaucoup dans ce fatal événement, et cette fu-neste conviction s'enracina tellement dans son esprit, qu'elle y étendit un sombre voile de mélancolie, que la main bienfaisante du temps ne put jamais déchirer complètement.

Puis vinrent les difficultés pécuniaires, inséparables de toute

situation de ce genre, Georges entra à l'Université, et les revenus se trouvèrent insuffisants pour un tel surcroît de dépense…

Le père Gaboury, encore alerte pour son âge, paya bravement

de sa personne, en se faisant petit employé d'une maison de commerce.

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Quant à Louise, heureuse en quelque sorte de réparer ses

torts involontaires envers sa famille, elle se mit résolument à l'œuvre et devint une ouvrière en broderie des plus courues.

L'aube la trouvait debout, et la nuit la surprenait courbée sur

son travail. Grâce à ces deux énergies et à ces deux dévouements, Georges

put continuer, insoucieux, ses études médicales. On masqua si bien de prétextes ingénieux ces sacrifices né-

cessaires, que l'enfant ne fit que soupçonner la vérité, sans jamais la découvrir toute entière.

Ce gamin-là eût été homme à refuser énergiquement d'ap-

prendre l'art de guérir, aux prix des fatigues de son vieux père et des sueurs de sa pauvre sœur.

Voilà où en étaient les choses au moment où nous renouons

connaissance avec cette estimable famille.

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CHAPITRE XVI LE FRÈRE ET LA SŒUR

Après maintes accolades et une prodigieuse quantité de bai-

sers sonores, le Caboulot s'arrêta enfin pour reprendre haleine. Il jeta son chapeau sur une chaise et se dirigea vers le guéri-

don pour y déposer un peu plus soigneusement un cahier de no-tes qu'il avait à la main.

Ce dernier mouvement lui fit apercevoir l'ouvrage de broderie

oublié par sa sœur. Il s'en empara, et l'examinant avec une atten-tion comique :

— Ah ! ça, ma grande sœur, s'écria-t-il, aurais tu, par hasard,

l'intention de te marier ? — Pourquoi cette question ? fit Louise, en s'efforçant de sou-

rire. — Parce que, tonnerre d'une pipe, voici un jupon qui sent le

matrimonium à plein nez. — Oh ! le vilain garçon qui fouille dans les ouvrages de fem-

mes ! — C'est que, hum !… mademoiselle ma sœur, vous m'avez

toujours soutenu que vous ne travailliez pas pour les autres, et qu'à moins de prévisions matrimoniales très… très prudentes…

— Eh ! bien ?… — Cette robe de baptême ne vous est pas destinée.

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— Curieux, va ! Es-tu bien sûr, au moins, que ce soit une robe de baptême ?

— Dame ! ça m'en a tout l'air… Au reste, c'est peut-être une

jaquette pour ta poupée, petite sœur. — Tu sais bien que je ne catine plus. — Alors, c'est une robe de baptême, puisque ça ne peut être

que ceci ou cela. Sors-moi un peu de ce dilemme-là. — Je n'ai pas fait ma rhétorique, et j'aime mieux rester entre

les pattes de ton terrible dilemme, que d'en sortir pour me faire quereller.

— Ah ! ah ! voilà enfin un aveu… Ainsi, il est établi, irréfuta-

blement établi que Mlle Gaboury s'est fait couturière pour entre-tenir à l'Université son flandrin de frère…

— Mais, pas du tout : j'ai des moments de loisir, des heures

d'ennui… je les utilise, je m'amuse. — Oui, oui… va-t-en voir s'ils viennent… Ce n'est pas à moi

que l'on fait avaler de pareilles couleuvres. — Quand je te dis… — Ne dis rien, ne dis rien : tu t'enferrerais davantage. Je sais

à quoi m'en tenir. Mon père et toi, vous suez le sang pour amarrer les deux bouts, et c'est moi qui en suis la cause : voilà l'affaire ti-rée au net.

— Mais, mon cher enfant… — Louise, ma grande sœur, ce n'est pas bien, ça !… Je ne veux

pas t'en dire plus long aujourd'hui… Et, tiens—comme je n'ai pas

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de rancune, moi—je vais te punir immédiatement en t'annonçant une nouvelle qui va probablement te causer une certaine émotion.

— Ah ! oui… ce grand secret que tu tiens en réserve depuis ce

matin ?… — Précisément. Te doutes-tu un peu de quoi il s'agit ? — Mais, non… à moins que tu n'aies eu des nouvelles de… lui. Et Louise, toute tremblante, regarda anxieusement son frère. — J'en ai, ma sœur, répondit gravement le Caboulot. — Tu as des nouvelles de Gustave ?… tu sais où il est ? de-

manda vivement la jeune fille, qui devint pâle. — Mieux que cela : je l'ai vu. — Ici, à Québec ? — À l'Université, où il est étudiant en médecine, comme moi. — Ah ! mon Dieu ! Et Louise, étourdie par cette nouvelle imprévue, se laissa

tomber sur un siège. Depuis six ans que Gustave Lenoir—il portait son vrai nom à

cette époque—était allé subir, au pénitencier de Kingston, la condamnation que lui avait valu son duel avec Lapierre, aucune nouvelle de lui n'était parvenue au Canada.

On s'était répété vaguement que le malheureux jeune homme,

après s'être sorti de prison, avait traversé la frontière et s'était

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lancé tête baissée dans le formidable tourbillon de la guerre amé-ricaine. Mais, à part ce maigre renseignement, on ignorait abso-lument ce qu'il était devenu. Et le père de Gustave lui-même, questionné à ce sujet, déclarait ne rien savoir sur le compte de son fils.

De sorte que toutes les connaissances du jeune Lenoir avaient

fini par le croire mort, tué sans doute—comme tant de ses compa-triotes—dans une de ces épouvantables boucheries de la guerre de sécession.

— Louise seule, ou à peu près, persistait à espérer… Son

cœur, revenu tout entier aux chastes élans du premier amour, se refusait à accepter l'idée d'une séparation éternelle… Quelque chose lui disait qu'elle reverrait Gustave et que, régénérée par l'expiation, elle pourrait arracher de l'âme endolorie du jeune homme le dard que sa trahison y avait planté.

Pourtant, jusqu'à ce jour, rien n'était venu donner raison à

cette voix intérieure, et, si tenace que fût l'espérance, de la pauvre fille, elle subsistait malgré elle la froide influence de la désillu-sion.

Et voilà que tout à coup, sans préparation, elle apprenait, que,

non-seulement Gustave était vivant, mais encore qu'il était à Québec et que son frère l'avait vu !…

On conçoit donc l'émotion indescriptible qui s'empara d'elle. Après une minute d'un silence anxieux, que le Caboulot res-

pecta, Louise reprit, d'une voix tremblante : — Ainsi, tu l'as vu ? — Comme je te vois.

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— Et tu lui as parlé ? — Il y a deux mois que je lui parle tous les jours sans le

connaître. — Il est donc bien changé ? — Ah ! pour ça, c'est plus que je ne puis dire : j'étais si jeune

quand il venait chez nous, là-bas, que je n'ai guère fait attention à ses traits. Tout ce que je sais, c'est qu'il a beaucoup vieilli et que je ne l'aurais certes pas reconnu, sans l'histoire qu'il nous a contée.

— Quelle histoire ? Le Caboulot hésitait. — Dis, insista Louise. — Je veux tout savoir. — Ce serait rouvrir inutilement une plaie maintenant fermée. La jeune fille s'approcha de son frère, puis lui prenant les

mains : — Mon cher enfant, dit-elle gravement, tu te trompes : la

blessure dont tu parles saigne toujours. Le Caboulot la regarda avec surprise et douleur. — Quoi ! fit-il, tu aimerais encore, cet homme ? — Eh bien ! oui, je l'aime ! répondit Louise avec explosion. — Même après ce qu'il a fait ?

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— Surtout après ce qu'il a fait, repartit avec force la jeune fille.

S'il n'eût pas souffert à cause de moi, peut-être l'aurais-je oublié à jamais !…

Le Caboulot paraissait ahuri. Il regardait sa sœur avec des yeux hagards. Tout à coup, un souvenir lui traversa la tête, et il lui fut im-

possible de se contenir plus longtemps. — Eh bien ! ma sœur, s'écria-t-il, aime-le si tu veux, mais ce

n'en est pas moins un fier misérable. — Un misérable ? — Oui, oui, un misérable, un gredin, un gibier de potence,

tout ce que tu voudras ! glapit le Caboulot exaspéré. Et, comme Louise paraissait altérée, l'enfant reprit douce-

ment : — Vois-tu, ma chère sœur, je lui aurais peut-être pardonné le

mal qu'il t'a fait, s'il eût montré du repentir… mais, loin de là, le brigand cherche à faire d'autres victimes, et, pas plus tard que la nuit dernière. Gustave nous racontait…

— Gustave ? interrompit Louise avec stupeur. — Oui, Gustave. — Gustave Lenoir ? — Eh ! tonnerre d'une pipe, quel autre Gustave veux-tu que ce

soit ?…

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Et le Caboulot regarda sa sœur avec des yeux tout écarquillés. Louise respira. — Quel est donc celui que tu appelles misérable et qui cher-

che encore à faire des victimes ? demanda-t-elle, la gorge serrée. — Eh ! je te le dis depuis une heure, gronda le Caboulot : cette

bête féroce, qui mord et déchire ceux qui lui font du bien, c'est Lapierre !

— Lapierre ! exclama la jeune fille, serait-il donc à Québec, lui

aussi ? — Il n'y est que trop, le brigand… Plût au ciel qu'il fût encore

à canailler aux États-Unis, puisque ma pauvre sœur a la coupable faiblesse d'aimer un monstre semblable !

— Mais ce n'est pas lui que j'aime ! se récria vivement Louise. — Vrai ?… Ah !… Mais qui donc aimes-tu, alors ?… Dis vite,

petite sœur…, Oh ! si c'était !… — Oui, c'est lui… c'est Gustave ! Tu aurais dû le comprendre

de suite. Le Caboulot ne répondit pas. Il sauta au cou de sa sœur et la

couvrit de baisers. Il avait la pensée tellement occupée de Lapierre, depuis le

matin, qu'il avait cru que Louise voulait faire allusion à ce der-nier, en parlant de blessure encore saignante.

De là le quiproquo et l'indignation en pure perte de notre

bouillant ami le Caboulot.

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Rassuré tout à fait, le petit étudiant devint calme et reprit : — Ah ! Louise, tu m'as fait une fière peur, et la bile m'en a

frémi dans sa vésicule ! — Mon cher Georges, il n'y a rien à craindre de ce côté-là, ré-

pondit la jeune fille. Je méprise ce Lapierre depuis le jour où j'ai appris sa lâche conduite dans la terrible nuit du duel.

— Il n'en fallait, pas plus, assurément… Mais combien tu le

mépriserais davantage, su tu avais entendu Després… pardon, Gustave…

— Pourquoi dis-tu Després ? — C'est le nom que porte Gustave depuis… depuis qu'il a été

au pénitencier. — C'est juste, murmura Louise… Il ne veut plus porter un

nom qui lui rappelle tant d'amers souvenirs. — En effet, ma sœur… Je disais donc que si tu avais entendu

Gustave, la nuit dernière, nous raconter toutes les infamies de ce brigand de Lapierre, tant au Canada qu'aux États-Unis, ce ne se-rait plus du mépris que tu éprouverais pour lui, mais de l'indigna-tion et du dégoût.

— Qu'a-t-il donc fait, mon Dieu ? s'écria Louise… Voyons,

mon cher Georges, raconte-moi tout cela minutieusement et n'oublie rien, surtout, de ce qui concerne ce pauvre Gustave… J'ai été bien coupable envers lui, et s'il était en mon pouvoir d'adoucir un peu l'amertume de ses souvenirs, je le ferais au prix des plus grands sacrifices.

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— Tu sauras tout, Louise. Je ne te cacherai pas un mot, car, moi aussi, je veux t'aider à ramener l'espérance et le pardon dans le cœur de mon pauvre ami Gustave.

Et le Caboulot fit à sa sœur le récit détaillé de tout ce

qu'avaient révélé, la nuit précédente, Champfort et Després. Il n'omit pas l'engagement solennel pris par le Roi des Étudiants de démasquer Lapierre et de venger d'un seul coup toutes les dupes de ce chenapan.

Puis, lorsqu'il eut terminé : — Ma, sœur, dit-il, nous avons notre coup d'épaule à donner

dans cette œuvre solennelle de justice rétributive… J'ai compté sur toi : me suis-je trompé ?

— Mon frère, répondit gravement Louise, Dieu défend la ven-

geance, mais il ordonne la charité. Or, c'est de la charité que d'empêcher une malheureuse jeune fille d'être sacrifiée à un monstre pareil.

— Je ferai mon devoir : je vous aiderai ! — Merci, ma sœur, répondit le Caboulot : à cette condition,

Gustave pardonnera peut-être ! — Que Dieu le veuille ! soupira la jeune fille. Le Caboulot se leva. Sa figure rayonnait. — À l'œuvre, maintenant ! dit-il. Le citoyen Lapierre n'a qu'à

bien se tenir. Le frère et la sœur se séparèrent.

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Six heures sonnaient à l'horloge de la cuisine et le père Ga-

boury rentrait.

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CHAPITRE XVII LE ROI DES ÉTUDIANTS ENTRE EN

CAMPAGNE

Gustave Després—nous voulons lui conserver ce nom sous le-

quel il était connu à l'Université—Gustave Després, disons-nous, occupait, rue Saint-Georges, un appartement confortable, compo-sé de deux pièces.

L'une de ces pièces, bien éclairée et presque spacieuse, don-

nait, sur la rue et cumulait les attributions de cabinet de travail, de salon et de laboratoire chimique.

C'était une sorte de pandémonium où il y avait un peu de

tout. Les crânes grimaçants y coudoyaient sans façon les fioles de

médicaments ; les tibias et les fémurs, épars et disparates, se pré-lassaient philosophiquement sur les meubles ; un atlas d'anato-mie, tout ouvert et peu soucieux de la crudité de ses planches, reposait cyniquement sur un volume de poésie d'Alfred de Mus-set… et la grande table, dressée au milieu de la pièce, ne se faisait pas scrupule de marier, dans le plus charmant des désordres, li-vre » de médecine et romans, scalpels et pipes, tabac et journaux, os humains et cornues de verre !…

Ajoutez à tout cela une bibliothèque adossée à la muraille,

dans un coin, un canapé, deux chaises, un joli hamac havanais suspendu aux solives du plafond, et un petit poêle de fonte, en forme de pyramide, à deux pas de la table… puis faites-vous un peu l'idée du chaos que ça devait être…

Cependant, le Roi des Étudiants se plaisait au milieu de ce

désordre artistique. Il aimait à embrasser d'un coup d'œil, pêle-mêle et heurtées, toutes ces choses si peu faites pour aller ensem-ble… Sa puissante imagination y puisait des éléments de rêverie

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et s'y repaissait, comme le fait le gourmet à la vue d'une table abondamment servie.

La seconde pièce, plus petite et située en arrière, servait de

chambre à coucher. Il est inutile pour nous d'y pénétrer et d'en faire la description.

Passons donc. Comme on le voit, le logement de notre ami Després ne man-

quait pas d'un certain luxe ; et, pour un carabin surtout, il pouvait presque passer pour somptueux.

C'est que le Roi des Étudiants n'était plus ce jeune homme ri-

che seulement d'illusions que nous avons connu à Saint-Monat. Un de ses oncles, célibataires, avait eu, deux années auparavant, le bon esprit de coucher Gustave sur son testament, et la non moins bonne idée de partir pour un monde meilleur.

Or, ce respectable vieux garçon laissait après lui, outre les re-

grets de rigueur, une petite fortune assez rondelette, que Després empocha sans se faire prier le moins du monde.

Et voilà comment il se faisait que le Roi des Étudiants pouvait

loger sous des lambris décents, et tenir tête aux exigences de la haute dignité dont l'avait revêtu ses confrères.

Le 22 juin de l'année 186…, juste au lendemain de la scène à

laquelle nous venons d'assister entre le Caboulot et sa sœur, Gus-tave Després fumait sa pipe, nonchalamment étendu dans son hamac.

Il était environ trois heures de l'après-midi.

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Le Roi des Étudiants venait de rentrer du cours, et, à moitié perdu dans un nuage de fumée, il paraissait réfléchir profondé-ment.

Quelques heures auparavant, il avait eu avec Champfort une

longue conférence, qui s'était terminée par le dialogue suivant : — Ainsi, Paul, tu ne crois pas qu'il aille ce soir à la Folie-

Privat ? — Edmond, qui l'a vu tout à l'heure, doit remettre à ma tante

une lettre de Lapierre, dans laquelle il s'excuse de ne pouvoir se rendre aujourd'hui à la Canardière.

— Ah ! voilà qui ne laisse aucun doute. Dans ce cas, je vais

commencer de suite mes petites combinaisons. Il n'est que temps, mon cher Després, car le pouvoir de ce co-

quin s'affermit de jour en jour. — Bah ! laisse-moi faire : nous avons encore quatre grandes

journées devant nous, et c'est plus qu'il m'en faut pour charger la mine qui fera tout sauter.

— Que comptes-tu faire à ton entrée en campagne ? — Mais pas grand'chose, mon cher. Je compte aller tout bon-

nement me promener à la Canardière. Ta tante possède un fort joli parc, et j'ai l'intention d'y aller herboriser.

— Oui, je comprends… et, tout en herborisant, tu feras nos

petites affaires. — Précisément, mon cher. Tu peux t'en rapporter à moi : une

fois dans le cœur de la place, je mènerai rondement les choses. Ce n'est pas pour rien que je suis allé jusqu'aux États-Unis relancer

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le misérable qui m'a envoyé au pénitencier ; ce n'est pas pour rien, non plus, que j'attends depuis de longues années le moment où je pourrai broyer cette canaille sous mon talon…

— L'heure approche ; elle va sonner… le Roi des Étudiants en-

tre en campagne ! — Vive le Roi des Étudiants ! avait dit Champfort, en prenant

congé. — À demain, avait répondu Després. Il y aura probablement

du nouveau. Et Champfort était parti, laissant Després débrouiller seul les

fils de sa trame. Depuis environ une demi-heure, Gustave jonglait dans son

hamac, en suivant d'un regard distrait les capricieuses ondula-tions des petites colonnes de fumée qui s'échappait de ses lèvres, lorsque soudain, un coup de sonnette retentit.

Gustave sauta à terre et murmura : « C'est lui ; il est exact. » Quelques secondes ne s'étaient pas écoulées ; quand on frap-

pa à la porte et que la figure sympathique d'Edmond Privat se montra dans l'encadrement.

— Ah ! mon cher, voilà qui s'appelle répondre gentiment à

une invitation, s'écria Després en secouant la main du jeune homme.

— Votre Majesté ne pourra donc pas, dire, comme Louis XIV,

qu'elle a failli attendre, répondit Edmond en riant.

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— Oh ! ma Majesté n'y regarde pas de si près, et n'est pas aus-si exigeante que le Roi-Soleil. Elle s'accommode fort bien de l'em-pressement amical de ses fidèles sujets de l'Université-Laval.

— En ce cas, sire, mettez mon amitié à contribution, repartit

Edmond, en s'inclinant avec un respect comique. — Votre Majesté m'a dépêché une estafette, armée d'un billet,

m'invitant à transporter ma rutilante personne ici. Je suis accou-ru. Que veut le Roi des Étudiants ?

— Ce qu'il veut ?… Je vais te le dire, Prends un siège, Cinna,

et assieds-toi. L'étudiant en droit s'installa dans un fauteuil. — Mon cher Edmond, reprit Després d'une voix grave, j'ai à te

parler de choses infiniment sérieuses, et j'ai besoin, avant d'en-tamer un sujet d'une aussi grande importance, que tu me dises sincèrement si tu aimes un peu cette vieille culotte de peau, qui s'appelle Gustave Després.

Edmond regarda son ami avec des yeux étonnés, puis se le-

vant d'un bond et lui prenant les mains : — Si je t'aime ! si je t'aime !… s'écria-t-il. Mais, en vérité, mon

pauvre Gustave, en douterais-tu, par hasard ? — Allons, je te crois. Merci… avec de braves cœurs comme toi,

on peut tout entreprendre et il faut jouer cartes sur table. — Qu'y a-t-il donc ? demanda Edmond, et pourquoi ces airs

solennels ?

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— Il y a, mon cher, que je veux empêcher un crime abomina-ble de se consommer et un bandit d'entrer de force dans une fa-mille respectable.

— Mais… qu'ai-je à voir dans cette affaire et comment puis-je

t'être utile ? — Tu as tout à y voir et tu dois m'aider, car la famille dont je

parle est la tienne et le bandit qui cherche à s'y introduire se nomme Joseph Lapierre.

— Quoi ! s'écria le jeune Privat, mon futur beau-frère ?… — Lui-même, mon cher. — Et tu dis… — Que c'est une horrible canaille, indigne de dénouer les cor-

dons des souliers de ta sœur. — Mais, d'où sais-tu cela ? — Je possède tous les secrets de ce garnement et j'ai en ma

possession assez de preuves pour le confondre de la façon la plus évidente…

— En vérité ?… Mais alors, ma pauvre sœur est donc victime

de quelque horrible machination ? — Mlle Privat est en effet si bien enchevêtrée dans le réseau

de mensonges tissé autour d'elle par Lapierre, qu'elle ne peut s'échapper et qu'elle marche fatalement au sacrifice, croyant laver de la mémoire de son père une souillure imaginaire.

— Ah ! je comprends maintenant ses tristesses incompréhen-

sibles et la demi confidence qu'elle m'a faite un jour.

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— Quelle confidence ? Edmond raconta à Després la scène du parc que l'on sait.

Puis, quand il eut fini : — Depuis ce jour, ajouta-t-il, j'ai compris qu'il y avait un se-

cret terrible entre ma sœur et son fiancé… mais lequel !… C'est ce que je n'ai jamais pu deviner.

— Ce secret, mon cher, je te l'expliquerai en temps et lieu.

Pour aujourd'hui, contente-toi de prendre ma parole et de savoir que ce secret est une habile combinaison de Lapierre pour forcer ta sœur à l'épouser et à lui apporter surtout une dot considérable.

— Oh ! l'infâme !… s'écria le frère de Laure, en serrant les

poings… mais je ne souffrirai pas cela, moi, et dussé-je le tuer sur les marches de l'autel…

— Mauvais moyen, mon cher. La violence ne fait jamais de

bonne besogne. — Que faire alors ? je ne peux pourtant pas laisser cette pau-

vre Laure donner tête baissée dans un pareil traquenard. — Que faire ?… Me laisser agir et suivre mes instructions. Cet

homme m'appartient, Edmond. Il y a six ans que je le guette et que je m'apprête à venger la perte de mon bonheur.

— Que t'a-t-il donc fait ? demanda naïvement le jeune étu-

diant. — Ce qu'il m'a fait ? rugit Després… Il m'a volé ma fiancée,

puis, après s'être battu en duel contre moi, m'a dénoncé aux auto-rités, qui, elles, m'ont envoyé au pénitencier de Kingston…

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— Voilà ce qu'il m'a fait ! Il se fit un silence. Edmond Privat attendait, que le calme fut revenu sur la figure

sombre de Després. Enfin, il tendit à son camarade sa main fine-ment gantée :

— Mon cher Gustave, dit-il, le danger que court ma sœur

m'épouvante… je m'en rapporte à toi pour l'éloigner de sa tête… Mais, de grâce, ne perdons pas de temps et suis-moi au cottage. Nous tâcherons d'ouvrir les yeux de cette malheureuse enfant.

— Mon cher, j'allais te proposer cette petite promenade. J'ai

besoin en effet de voir Mlle Privat, mais je dois lui parler à elle seule. La chose est-elle possible ?

— Hum ! à la maison, ce n'est guère praticable. — Ne peux-tu la prier d'aller faire un tour dans le parc avec

toi ? — Oh ! pour cela, oui : c'est très facile. — Une fois dans le parc, tu me feras l'honneur de me présen-

ter à elle et tu t'éloigneras un peu, de manière à nous permettre de converser librement.

Le reste me regarde. — Mais, ma mère te verra pénétrer dans le parc. — Pas du tout : j'entrerai sous le bois en faisant un détour, à

distance du cottage. — En effet, tout est, pour le mieux : partons.

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— Une minute. Lapierre ne viendra pas chez vous aujour-

d'hui, n'est-ce pas ? — Je suis certain que non. Il a une affaire importante à ré-

gler ; m'a-t-il dit, et j'apporte une lettre de lui à ma mère. — Très bien. Maintenant un dernier mot. — Parle. — Donne-moi ta parole d'honneur de ne pas souffler mot à

personne de la conversation que nous venons d'avoir. — Pas même à ma mère ? — Pas même à ta mère. — Puisque tu le veux, je te la donne. — Merci. Maintenant, je fais un bout de toilette et je te suis.

As-tu ta voiture ? — Oui, elle est à la porte. — C'est bien ; nous serons rendus là-bas avant cinq heures. — Oh ! oui, il n'est que quatre. Després, qui avait fini sa toilette, rejoignit son camarade, et

une minute après tous deux roulaient à grand fracas vers la Ca-nardière.

Le Roi des Étudiants entrait en campagne.

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CHAPITRE XVIII LE PREMIER PAS

Depuis la conversation orageuse qu'elle avait eue avec son

fiancé, Mlle Privat ne quittait guère sa chambre et ne se mêlait que très rarement aux autres membres de la famille.

Frappée au cœur et courbée forcément sous une inexorable

nécessité, elle voulait bien ne pas se plaindre, mais il lui était im-possible de prendre part aux joies de ses compagnes plus heureu-ses qu'elle, et encore plus impossible de s'associer aux préparatifs que l'on faisait en vue de son mariage.

C'était ainsi qu'elle vivait, isolée et mélancolique, tantôt reti-

rée dans sa délicieuse chambrette, tantôt en tête-à-tête avec le grand piano du salon, pendant qu'autour d'elle, dans les vastes appartements, tout était bruit, mouvement et branle-bas de fête.

Dans le cours de la vie humaine, combien de fois le plaisir in-

soucieux ne s'ébat-il pas de la sorte tout à côté de la douleur igno-rée !

À l'heure précise où Gustave et Edmond filaient au grand trot

sur le chemin de la Canardière, la pauvre Laure, toujours triste et désespérée, se trouvait à la fenêtre de sa chambre, promenant son regard voilé sur la magnifique campagne qui avoisine Québec. À travers quelques éclaircies d'arbres, elle voyait se dessiner, comme les tronçons d'un ruban grisâtre, la route qui conduit à Montmorency… De temps à autre, un magnifique équipage pas-sait rapidement vis-à-vis ces percées de feuillages, pour disparaî-tre en une seconde, se montrer de nouveau plus loin, puis s'éva-nouir encore.

Laure regardait sans voir…

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Que lui importait le mouvement de ces foules en habits de fête, galopant joyeusement sur le chemin de la vie !… Son bon-heur, à elle, n'était-il pas envolé pour toujours, et la route qui se déroulait en face de sa jeune existence pouvait-elle lui offrir autre chose que des épines et des ornières !…

Elle laissait donc passer un à un tous ces brillants équipages,

sans leur accorder plus qu'une attention distraite, lorsqu'un élé-gant phaéton, traîné par deux beaux chevaux de race mexicaine, s'arrêta tout à coup vis-à-vis d'une éclaircie du parc et qu'un des deux jeunes gens qui en occupaient le siège sauta à terre, puis disparut entre les arbres.

Laure devint toute pâle. Elle avait reconnu la voiture de son frère et se disait avec an-

xiété : — Oh ! mon Dieu, qui donc est avec mon frère ?… Pourvu que

ce ne soit pas lui !… Puis se ravisant : — Mais non… ce ne peut être déjà mon persécuteur… et, d'ail-

leurs, il ne serait pas venu dans la voiture d'Edmond, ou, dans tous les cas, ne serait pas descendu à l'entrée du parc.

Ce raisonnement rassura un peu la jeune créole. Toutefois, sa

curiosité n'était pas satisfaite, et elle se remit à faire de nouvelles suppositions.

— Si c'était Paul ! se dit-elle. Et sa main se porta involontairement à son cœur.

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Depuis la scène de l'avant-veille et, surtout, depuis l'impru-dent aveu fait par Lapierre relativement aux sentiments de l'étu-diant en médecine, Laure était bien revenue de ses préventions contre son cousin. Plus que cela, elle se reprochait amèrement de ne l'avoir pas compris et d'avoir ainsi laissé passer le bonheur à côté d'elle, sans lui tendre la main… Et, maintenant, cet amour désintéressé et malheureux, ce sentiment chevaleresque qu'elle s'était appliquée à refouler—faute de le connaître—dans le cœur du fier jeune homme, pouvait-elle y songer ?… pouvait-elle le lui offrir encore ?…

Et la pauvre jeune fille, en se faisant ces réflexions, ne put

empêcher une larme brûlante de couler sur sa joue enfiévrée. Mais, à son tour, elle repoussa cette nouvelle Supposition. — Non, se dit-elle, ce n'est pas Champfort… Il souffre, lui aus-

si, et ne veut pas augmenter sa souffrance en venant dans cette maison où le malheur s'est abattu… Et, pourtant, ce jeune homme que j'ai vu disparaître dans le parc…

Elle n'acheva pas. Le roulement d'une voiture se fit entendre dans l'avenue, et

Laure, s'avançant la tête hors de sa fenêtre, put voir son frère sau-ter lestement sur les marches du péristyle et remettre les guides à un domestique.

Alors, la jeune créole appela : — Edmond ! Celui-ci releva la tête. — Je veux te voir tout de suite, continua Laure. Peux-tu me

donner deux minutes ?

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— Pas deux minutes, ma chère, mais deux heures, répondit

l'étudiant, qui disparut sous la haute porte d'entrée. Un instant après, il était dans la chambre de sa sœur. La jeune créole embrassa, son frère, puis ouvrait la bouche

pour lui poser une question facile à deviner, lorsqu'elle s'aperçut que l'étudiant, d'ordinaire pétulant et joyeux, était, ce jour-là, d'une gravité magistrale.

Elle le regarda quelques secondes, puis changeant brusque-

ment sa question : — Que se passe-t-il donc, mon cher Edmond ? demanda-t-

elle ; qu'a-t-il pu t'arriver de si fâcheux pour que tu sois devenu comme cela tout morose ?

— Il ne m'est rien arrivé d'extraordinaire, ma bonne Laure,

répondit l'étudiant. — Alors, pourquoi cette figure de juge qui va prononcer une

sentence de mort ? — Ai-je vraiment cette figure-là ? — Mais… à peu près. — Dans ce cas, c'est que j'ai probablement quelque sentence

grave à porter… ou à faire porter. — Une sentence ? — Tu dis bien. — Eh ! contre qui ? … Ce n'est pas contre moi, au moins ?

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Et Laure. feignit de rire ; mais le rire ne lui allait plus, et elle

ne put qu'ébaucher un amer rictus. Edmond ne répondit pas, mais il se leva et, s'approchant de

sa sœur, il lui dit avec une tristesse qui n'était pas sans solennité : — Ma sœur, le temps des atermoiements et des subterfuges

est passé… Il se trame ici des choses terribles et enveloppées d'un sombre mystère…

Laure voulut se récrier. — Laisse-moi parler, continua le jeune Privat. Si je n'ai pas le

droit de te forcer à me faire part de ce fatal secret que tu prétends exister entre nous, j'ai du moins le devoir d'empêcher ma sœur unique de se sacrifier inutilement.

— Edmond, je t'en prie, interrompit fébrilement la jeune

créole, ne va pas plus loin et cesse de me parler de ces choses. Tu m'as promis, il y a quelque temps, de ne jamais plus revenir sur ce sujet.

— Je l'avoue ; mais les circonstances sont changées… Il s'agit

du bonheur de toute ta vie, et je ne veux plus rester spectateur impassible d'un sacrifice aussi douloureux.

— Mais, je ne me sacrifie pas… je l'aime, mon fiancé !… Et la malheureuse enfant eut le courage de prononcer ce su-

blime mensonge d'une voix ferme. Edmond la contempla d'un air attendri. — Ce n'est pas à moi, pauvre chère sœur, dit-il, que tu feras

croire pareille chose. Ton âme est trop noble pour n'avoir pas de-

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viné la bassesse de caractère et l'hypocrisie de ce misérable su-borneur… Tu ne peux l'aimer.

— C'est là où tu te trompes, essaya de répliquer Laure. Et,

d'ailleurs, reprit-elle avec énergie, si je fais véritablement un sa-crifice, c'est que je le juge tellement nécessaire, que rien au monde ne pourrait m'empêcher de l'accomplir. Le sort en est je-té… Tu m'as juré de ne jamais révéler ce secret à notre mère : tiens ta promesse, je tiendrai mes engagements.

Le jeune Privat vit qu'il était temps de frapper un grand coup. — S'il existait de par le monde, dit-il, un homme qui fût capa-

ble de te prouver l'inutilité de ton sacrifice… ? Laure hocha la tête et murmura : — C'est impossible. — Si ce même homme, poursuivit Edmond, possédait des do-

cuments irrécusables, en présence desquels le doute ne serait pas permis, et établissant que Lapierre est un misérable, digne tout au plus de figurer au bout d'une corde de potence…

Laure ne répondait pas. Son front était devenu brûlant et les tempes lui bourdon-

naient. — Eh bien ? fit l'étudiant. — Un homme semblable n'existe pas, répondit la jeune fille,

qu'une étrange espérance envahissait. — S'il existait ? insista Edmond.

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— S'il existait ! s'il existait ! s'écria Laure avec exaltation, je dirais que Dieu a eu pitié de moi et qu'il a fait un miracle.

— Eh bien ! ma sœur, reprit le jeune Privat en tirant une let-

tre de sa poche, remercie Dieu, car il a fait un miracle ; car cet homme existe et il t'envoie ceci.

Laure s'empara fébrilement de la lettre que lui présentait son

frère. — Une lettre ! dit-elle… une lettre à moi !…Mais vais-je me

permettre de la lire ? — Tu le dois, ma sœur. Elle est d'un brave jeune homme qui

sera ton sauveur. Ne refuse pas le secours que t'envoie la Provi-dence.

— N'est-ce pas ce jeune étranger qui t'accompagnait tout à

l'heure, demanda Laure, tout en brisant le cachet d'une main tremblante.

— Précisément. Il attend dans le parc que tu lui répondes. Laure ouvrit la lettre et lut tout bas. Voici le contenu de cette missive écrite par Gustave Després : Mademoiselle, Un homme qui a parfaitement, connu, à l'armée américaine,

votre brave et malheureux père, vous demande respectueusement quelques instants d'entretien, sous la sauvegarde de votre frère.

Cet homme est en état de vous donner tous les renseigne-

ments que vous pourrez lui demander sur la personne et les actes

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de M. Joseph Lapierre, votre fiancé. Il appuiera ses dires des preuves les plus irrécusables.

De grâce, mademoiselle, ne refusez pas d'entendre cet envoyé

de la Providence, car il est probablement le seul homme qui puisse éloigner de votre tête l'effroyable malheur qui vous me-nace.

Laissez-vous conduire par votre frère. La jeune créole ne prit pas même le temps de réfléchir. Après

avoir glissé la lettre du Roi des Étudiants dans son corsage, elle dit rapidement à son frère :

— As-tu vu Monsieur, aujourd'hui ? — Je l'ai vu ce matin. — À quelle heure doit-il venir ? — Il ne viendra pas avant demain. J'ai une lettre d'excuse

pour ma mère. — Ah ! tant mieux : nous ne serons pas épiés. Allons trouver

l'homme qui m'a écrit ; c'est Dieu qui nous l'envoie.

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CHAPITRE XIX L'ENTREVUE

Comme il avait été convenu, Edmond Privat fit descendre

Després à l'entrée du parc et continua son chemin, pour arriver, au grand trot de ses deux mustangs, par la grande avenue.

Quant au Roi des Étudiants, habitué à tous les exercices du

corps, il enjamba prestement la haie vive qui fermait le parc, et s'engagea dans un étroit sentier dont le mince ruban se déroulait, en serpentant, vers le nord. Suivant les indications du jeune Pri-vat, Gustave devait déboucher, après une dizaine de minutes de marche, sûr un vaste rond-point au centre du parc, et attendre là que la jeune créole et son frère vinssent le rejoindre.

Il cheminait donc tranquillement dans la sente à peine tracée,

écartant de ses deux mains les rameaux entrelacés qui barraient le passage, et songeant à ce qu'il lui faudrait dire pour convaincre la malheureuse fiancée de Lapierre, lorsque soudain, à un coude du sentier, près d'un petit pont de bois jeté sur un ruisseau, un bruit de branches froissées se fit entendre, suivi de piétinements semblables à ceux produits par un animal qui s'enfuit précipi-tamment.

Després s'arrêta. — Est-ce qu'il y aurait des animaux dans ce parc ? se deman-

da-t-il. Et il écarta les branches pour faire quelques pas dans la direc-

tion d'où était venu le bruit suspect. Mais tout était rentré dans le silence, et aucune trace n'était visible sur le lit de feuilles sèches qui tapissaient le sol.

— Allons ! se dit-il, je n'ai pas de temps à perdre à la constata-

tion d'une semblable bagatelle… C'est un animal quelconque, ou

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quelque gamin qui cherche des nids d'oiseaux… Laissons-les à leurs amusements.

Et, pour réparer le temps perdu, Després allongea le pas, re-

foulant les blanches feuillues qui lui froissaient la poitrine, bri-sant avec fracas, les rameaux entrelacés, de telle façon qu'une douzaine de fauves auraient pu s'abattre autour de lui sans qu'il les entendit.

Il arriva bientôt en vue de la clairière. C'était, comme nous l'avons dit, un vaste rond-point où ve-

naient aboutir—semblables aux rayons d'une immense roue—toutes les allées principales du parc.

Tout autour, des bancs à dossier, peints en la traditionnelle

couleur verte, étaient disposés entre les arbres—les uns orgueil-leusement assis sur la croupe de quelque petit mamelon, les au-tres à moitié ensevelis sous le feuillage luxuriant.

Gustave se dirigea vers un de ces derniers et s'y installa. Puis il se prit à réfléchir profondément. La partie qu'il allait engager était extrêmement sérieuse. Non-

seulement il allait avoir à lutter contre un homme d'une habileté supérieure et rompue à toutes les intrigues, mais encore il lui faudrait porter la conviction dans le cœur d'une jeune fille entiè-rement fascinée par ce démon, marchant stoïquement à ce qu'elle croyait être la réhabilitation de la mémoire de son père, avec le fatalisme des victimes antiques.

Després n'attendit pas longtemps. En effet, cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, qu'une jeune

fille, vêtue de noir et pâle comme une madone d'albâtre, émergea

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à un coude de la grande allée conduisant au cottage, et s'avança lentement dans la direction du rond-point.

Elle donnait le bras à un jeune homme, que Gustave reconnut

sur-le-champ pour être Edmond Privat. Le Roi des Étudiants ne put se défendre d'une profonde émo-

tion à la vue de cette femme malheureuse et forte, de cette belle créole dont le type opulent et la pâleur dorée avaient fait place à une blancheur de cire et à un affaissement précoce.

— Comme elle est belle ! se dit-il… et comme elle souffre !…

Ah ! non, une aussi admirable femme ne peut aimer cette brute de Lapierre !… Je la sauverai, dussé-je le faire malgré elle !

Cependant, le couple approchait… Després, le chapeau à la main, s'avança au devant de Mlle

Privat, et s'inclinant avec cette courtoisie française qui le distin-guait :

— Mademoiselle, dit-il, je rends grâce à Dieu et à votre bon

ange de me procurer aujourd'hui le bonheur de vous rencontrer… — Ma sœur, interrompit Edmond, j'ai le plaisir de te présen-

ter mon excellent ami, Gustave Després, notre roi… le Roi des Étudiants.

Mlle Privat s'inclina sans répondre. Elle examinait, à la déro-

bée, la mâle et franche figure de celui qui s'annonçait comme de-vant être son sauveur.

Després reprit : — Mademoiselle, pardonnez-moi si j'ai dû, sans être connu de

madame votre mère, solliciter de vous une entrevue dans ce lieu

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écarté. Les motifs qui me font agir sont tellement en dehors des raisons ordinaires, et les circonstances de l'affaire où je suis enga-gé tellement impérieuses, que je n'avais réellement pas le choix des moyens.

— Monsieur, répondit Laure avec dignité, vous avez mention-

né dans votre lettre le nom de mon père, et ce nom seul était suf-fisant pour me déterminer à accepter votre proposition, si étrange qu'elle me paraisse.

Després s'inclina à son tour ; puis, après quelques secondes

de réflexion, il reprit : — Mademoiselle, j'ai en effet à vous parler de votre père, mais

j'ai surtout un immense devoir à remplir à l'égard d'une personne qui se sert du nom sans tache du colonel Privat pour arriver à ses vues criminelles.

Laure était tout oreilles, mais elle feignit de ne pas compren-

dre et garda le silence. Ce que voyant, le Roi des Étudiants se décida à entrer de suite

dans le vif de la question. Il poursuivit donc, en regardant Ed-mond :

— Mademoiselle, les instants sont précieux, à vous comme à

moi… Il se peut que cette entrevue que j'ai eu le bonheur d'obte-nir soit la dernière… Souffrez donc que j'aborde immédiatement le sujet pour lequel je suis venu, et que je prie monsieur votre frère de nous laisser un moment seuls.

Edmond, qui s'attendait à cette invitation salua et dit : — Je vous quitte, et, toi, ma pauvre sœur, je te supplie de te

laisser convaincre et de ne pas être le forgeron de ta chaîne.

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— Laure fit une inclinaison de tête et s'assit, sans prononcer une parole.

Després resta, debout en face d'elle. Une minute se passa dans un silence plein d'anxiété. Enfin, le Roi des Étudiants parut prendre une résolution sou-

daine : — Mademoiselle Privat, dit-il brusquement, aimiez-vous vo-

tre père ? — Monsieur ! fit Laure, dont les tempes, rougirent. — Je vous demande pardon, mademoiselle, repartit Després,

mais je vous supplie à genoux de ne pas vous étonner, de mes questions et de me répondre sans arrière-pensée.

Laure hésita une seconde, regarda profondément Després,

puis répliqua avec explosion : — Mon pauvre père, je ne l'aimais pas, je l'idolâtrais. — Je le savais, mademoiselle, repartit simplement Després, et

si je ne l'eusse pas su, j'aurais abandonné l'idée que je poursuis… — Maintenant, continua-t-il, voulez-vous avoir assez de

confiance en moi pour me dire si, en cas de malheur financier arrivé à ce pauvre père que vous regrettez tant, vous seriez fille à sacrifier la fortune qui vous revient pour combler le déficit ?…

— Sans hésiter une seconde, répondit Laure avec fermeté. — Et même à sacrifier le bonheur de toute votre vie ?… pour-

suivit Després.

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— Mon bonheur à moi ne peut être mis en comparaison avec

la mémoire honorée de mon père, répondit Laure d'une voix émue.

Després s'inclina. — Mademoiselle, dit-il, je savais votre âme grande et noble ;

mais, maintenant, je la sais bonne et chevaleresque… Ma tâche en sera plus facile…J'ai des choses infiniment délicates à traiter avec vous ; j'ai des souvenirs bien amers à réveiller… j'ai même des plaies cuisantes à rouvrir. Mais votre courage et la confiance que vous semblez avoir en moi me soutiennent… Vous venez au-devant du salut : l'œuvre de rédemption me sera plus légère.

Laure était émue et ses grands yeux noirs demeuraient cons-

tamment fixés sur la sympathique figure du Roi des Étudiants. Després continua : — Vous ignorez probablement, mademoiselle, quel but je

poursuis en venant ainsi m'immiscer dans les affaires qui, au premier abord, semblent ne pas me concerner le moins du monde.

— Je vous avoue que je ne saurais deviner… — Deux raisons me font agir et me poussent irrésistiblement

sur votre chemin… La première et la plus sacrée, c'est que des circonstances tout à fait exceptionnelles, et que je vous explique-rai bientôt, m'ont mis sur la piste d'un grand crime ; la seconde…

— Quelle est-elle ? — La seconde, acheva Després avec une sombre énergie, c'est

que j'ai une œuvre impérieuse de vengeance à accomplir.

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Laure regarda le Roi des Étudiants. Il était debout en face d'elle, l'œil chargé d'éclairs et le bras

étendu dans un geste de suprême menace. Elle comprit que ce fier Jeune homme, vieilli avant le temps,

n'agissait pas pour assouvir une mesquine passion, et que de puissants motifs l'envoyaient à son secours.

La confiance pénétra dans son cœur. Monsieur, dit-elle, quelles que soient les raisons qui vous di-

rigent, je les respecte et ne désire pas vous forcer à les divulguer… Mais vous avez parlé d'un grand crime sur la piste duquel vous êtes tombé, et, comme je suppose que ma famille est pour quel-que chose dans cette ténébreuse affaire, je vous prierai de me dire de quoi il s'agit.

— Mademoiselle, répondit Després, vous serez satisfaite, car

je ne suis pas venu pour autre chose. — Je vous écoute, monsieur. — Aucune oreille indiscrète n'entendra ce que j'ai à vous

dire ? demanda Després, en regardant tout autour de lui. — Il n'y a que mon frère dans le parc, répondit Laure, et vous

voyez qu'il ne songe guère à vous écouter. En effet, Edmond paraissait se trouver trop à son aise, étendu

sur la pelouse à une centaine de pieds de là et absorbé dans la lecture d'un roman, pour s'occuper de ce qui se passait entre sa sœur et Gustave.

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Després prit donc place à côté de Laure, et la regardant avec une sympathie presque paternelle :

— Mademoiselle, dit-il brusquement, vous allez vous marier

mardi prochain, n'est-ce pas ? — Oui, monsieur, répondit la jeune fille en baissant les yeux. — Votre décision est bien prise ? — Mais, monsieur !… — Il le faut, mademoiselle. Répondez-moi en toute confiance,

je vous en supplie. — Eh bien ! sans doute, ma décision est arrêtée. — Irrévocablement ? — Pourquoi pas ?… Est-ce que, par hasard, quelqu'un aurait

le droit de me forcer la main ? — Non, mademoiselle, personne n'a ce droit, répondit grave-

ment Després ; mais il n'en est pas moins vrai qu'un homme s'est trouvé qui a cru pouvoir le prendre, ce droit ; il n'en est pas moins vrai que, vous qui êtes jeune, belle et riche, vous vous mariez contre votre gré.

Laure pâlit, et regardant son interlocuteur en face : — Monsieur ! dit-elle, vous abusez… — Laissez faire, mademoiselle… reprit tranquillement Des-

prés. Je n'avance rien que je ne sois en mesure de prouver. Tout-à-l'heure, vous me rendrez justice.

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Puis continuant : — Donc, vous vous mariez contre votre gré et vous n'aimez

pas celui qui sera bientôt votre époux. — Je vous laisse dire, puisqu'il le faut. — Bien plus, pauvre jeune fille, vous avez au cœur un autre

amour, une de ces passions suaves et douces qui sont l'histoire de toute une vie et ne s'éteignent jamais.

Une rougeur brûlante envahit le front de la jeune fille, mais

elle haussa bravement les épaules et feignit de rire. — Beau chevalier redresseur de torts, dit-elle, vous savez

beaucoup de choses, mais je doute fort que vous puissiez lire à découvert dans le cœur d'une femme—surtout d'une femme que vous voyez pour la première fois.

— Mademoiselle, reprit Després d'une voix grave, je ne suis

pas devin, mais j'ai beaucoup ; souffert, et le chagrin, en forçant certaines facultés à se replier sur elles-mêmes, à se concentrer, double la puissance de ces facultés, donne une sorte de seconde vue.

Laure jeta un sympathique regard sur le jeune homme et ré-

pliqua d'un accent ému : — C'est vrai, monsieur : ceux qui ont souffert voient mieux et

plus loin que les heureux de ce monde… Mais, ajouta-t-elle, pour pouvoir pénétrer jusqu'au sanctuaire le plus intime de la pensée humaine, jusque dans le cœur d'une femme, il faut autre chose que l'expérience, autre chose que le raisonnement…

— Que faut-il donc ?

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— Mais, mon Dieu… tout au moins la connaissance intime du caractère, des goûts, des sympathies innées de cette femme.

— En ce cas, mademoiselle, s'empressa de répliquer Després,

je possède toutes les connaissances nécessaires pour affirmer so-lennellement que vous n'avez pas d'amour pour votre fiancé, et qu'au contraire…

— Achevez. — Vous aimez le noble jeune homme qui, depuis de longues

années, souffre en silence à cause de vous. Laure essaya de rire. — Voilà une conclusion pour le moins étrange, dit-elle. — Elle est très logique, mademoiselle. Suivez bien mon rai-

sonnement. Allez… — Vous avez un caractère chevaleresque, porté aux grands

dévouements, épris des nobles actions et auquel répugne souve-rainement tout ce qui paraît louche ou déloyal.

— Vous me flattez. — Non pas : je vous analyse. Eh bien ! mademoiselle, ne

voyez-vous pas que toutes les tendances sympathiques de votre caractère vous poussent inévitablement vers le loyal jeune homme qui vous aime, tandis que vos antipathies innées vous empêchent d'éprouver autre chose que le plus profond mépris pour votre fiancée ?

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— Qui vous dit que monsieur Lapierre ne soit pas digne de mon amour ?

— Lapierre est un lâche et misérable assassin ! s'écria Després

d'une voix concentré. Laure, stupéfaite, regarda l'étudiant avec de grands yeux et ne

répondit pas sur-le-champ. Dans le même moment, un bruit singulier se fit dans le feuil-

lage, à quelque distance en arrière du banc où étaient assis les deux jeunes gens. Une oreille exercée aurait pu y reconnaître le froissement produit par une personne qui se faufile au milieu des branches… Mais Laure et Gustave étaient trop absorbés par leurs pensées pour faire attention à ce frôlement significatif.

Après quelques secondes de silence, la jeune créole répliqua : — Monsieur Després, voilà des paroles bien sévères, et à

moins, de preuves très positives… — Je vous demande pardon, mademoiselle, de m'être quelque

peu laissé emporter en votre présence, répondit poliment le Roi des Étudiants… Cela ne m'arrivera plus. Quant à prouver ce que j'affirme, à savoir que Joseph Lapierre est un lâche assassin, je vais le faire sans plus tarder.

Et Després, prenant l'ex-fournisseur au moment de son arri-

vée à Saint-Monat, se mit à le disséquer de main de maître. Tout y passa, depuis les complaisances du Roi des Étudiants pour son nouvel ami et le sauvetage des deux enfants Gaboury, jusqu'à la sombre affaire du duel et ses sinistres conséquences.

Le narrateur, mis en verve par cette évocation douloureuse de

ses malheurs passés, n'oublia pas l'ignoble conduite de Lapierre à l'égard de Louise, après la condamnation de son rival, et les bas-

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ses calomnies qu'il répandit partout sur le compte de la malheu-reuse jeune fille.

Son récit fut un véritable et foudroyant réquisitoire. Laure écoutait, émue et palpitante, ce dramatique exposé, et

une irrésistible impression de terreur l'envahissait, lorsqu'elle reportait son esprit sur sa, propre situation vis-à-vis du machia-vélique auteur de tous ces méfaits.

Quand le Roi des Étudiants en fut arrivé, au point culminant

de l'histoire de Lapierre, c'est-à-dire à ce qui concernait la mort du colonel Privat, il s'arrêta un moment, puis reprit ainsi :

— Mademoiselle, je vous disais, au commencement de cet en-

tretien, qu'une raison mystérieuse vous forçait à épouser l'homme dont je viens de vous faire la biographie.

— En effet, monsieur, vous prétendiez cela, murmura Laure. — Eh bien ! cette raison, je vais vous la donner… Vous ne

consentez à épouser Joseph Lapierre que parce qu'il se dit déposi-taire d'un secret, dont la divulgation déshonorerait la mémoire de votre père.

— Qui vous a dit ?… balbutia Laure, stupéfaite. — Est-ce que je me trompe ? — Oh ! mon Dieu !… Mais je suis perdue… nous sommes per-

dus, ruinés de réputation, puisque cette malheureuse… faiblesse de mon père est connue.

— Au contraire, vous êtes sauvée, mademoiselle, car ce soup-

çon sur l'honneur du colonel Privat est une horrible calomnie, un

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mensonge ignoble qui ne pouvait éclore que dans le cerveau de l'homme qui convoite votre dot.

— Quoi ! mon père serait… ? — L'honneur même. Jamais le colonel Privat n'a failli à son

devoir. Bien plus, c'était sans contredit l'un des meilleurs officiers de l'armée du successeur de Beauregard, le général Bragg… et quiconque en douterait n'a qu'à s'adresser au général Kirby Smith, commandant alors la division dans laquelle servait votre père en qualité de colonel de cavalerie.

— En effet, ces noms me sont connus, murmura Laure… Vous

êtes bien renseigné. — Jusqu'à la bataille de Rogersville, j'ai servi dans l'armée de

Buell, division Manson, qui guerroya pendant tout l'été de 1862 contre les généraux confédérés Bragg et Kirby Smith, dans le Kentucky et le Tennessee, se contenta de répondre le Roi des Étudiants.

— Et vous avez connu mon père. — Que trop, mademoiselle, répondit Després en souriant. Le

colonel Privat, avec son fameux escadron de cavalerie, nous a fait plus de mal à lui seul que toute une division d'infanterie. Il venait fourrager jusqu'à nos avant-postes et ne s'en retournait jamais sans nous avoir sabré une cinquantaine d'homme.

— Mon brave père ! — Vous pouvez le dire, mademoiselle. Son audace était telle,

qu'on ne l'appelait plus que le Murât de l'armée du Sud. Laure garda un instant le silence.

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Son front rayonnait d'un singulier enthousiasme et son œil humide s'allumait d'étranges lueurs.

Tout à coup, elle demanda brusquement : — Quelle est la vérité sur la mort de mon père ? — Je vais vous la dire, mademoiselle, répondit Gustave, qui

s'attendait à cette question. — Le brigadier-général Manson, consterné de voir ses gran-

d'gardes et ses avant-postes décimés par l'insaisissable cavalerie de Kirby Smith, promit une forte somme d'argent à quiconque en amènerait la destruction, ou, du moins, ferait tomber son chef—le colonel Privat—entre les mains des Unionistes.

— Cette honteuse prime fut offerte le 25 juillet 1862. — Le 1er août, vers dix heures du soir, un de nos espions se

présenta à la tente de Manson, s'engageant à faire tomber, le len-demain même, le colonel Privat et ses cavaliers dans une embus-cade infaillible. L'endroit choisi était ce fameux défilé des monta-gnes du Cumberland, appelé Big Creek Gap ou Cumberland Gap.

— C'est le seul chemin par où une troupe armée puisse péné-

trer du Tennessee dans le Kentucky. Et encore, cet unique pas-sage n'est-il qu'une gorge profonde, étroite, sinueuse, où les cava-liers ne peuvent souvent cheminer qu'un à un, en file indienne.

— Les montagnes du Cumberland séparant les deux armées,

il fallait donc absolument que les cavaliers susdits s'engageassent dans ce défilé pour faire leurs expéditions chez nous.

— L'espion s'entretint fort avant dans la nuit avec le général

Manson, et, lorsqu'il sortit de la tente, la mort du colonel Privat était résolue.

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— Vous savez ce qui se passa. — Deux régiments d'élite furent échelonnés sur les contre-

forts, de chaque côté du Cumberland Gap ; et lorsque le terrible escadron, trompé par notre habile espion et croyant marcher à la facile capture d'un convoi, s'engagea dans le défilé, les contreforts s'illuminèrent soudain et une multitude de feux plongeants as-saillirent les braves cavaliers.

— Ce fut un affreux massacre. À peine une dizaine d'hommes

en réchappèrent-ils. — Le colonel lui-même tomba, mortellement blessé, et fut

transporté en lieu sûr par l'espion qui venait de le faire écharper. — C'est horrible et infâme ! murmura la créole, les yeux étin-

celants. — Ce n'est pas tout, mademoiselle, continua Després. L'es-

pion, en homme plein de ressources, voulut faire d'une pierre deux coups. Il soigna sa victime comme aurait pu le faire une sœur de charité ; puis, quand le pauvre officier n'eut plus que le souffle, il lui persuada d'écrire à sa femme la lettre que vous sa-vez, et il attendit tranquillement la fin.

— Ce ne fut pas long. — Le colonel mourut le lendemain. — Alors, le garde-malade se transforma en voleur de cadavre.

Il fouilla le mort et s'empara de tous les papiers qu'il y trouva. — La même chose fut faite pour la malle du colonel.

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— Après quoi, et muni d'une foule d'originaux, notre habile chevalier d'industrie s'installa tranquillement à une table et se mit en devoir d'essayer un autre petit talent qu'il possédait—le talent d'imiter l'écriture d'autrui…

Ici, Laure, qui avait écouté tout ce récit avec une stupéfaction

croissante, joignit les mains et s'écria : — Oh ! mon Dieu, tant d'infamie est-il possible ? — Mademoiselle, j'ai vu tout cela de mes yeux, répondit sim-

plement Després. Puis il reprit : — Après plusieurs essais, l'espion, le voleur, le faussaire parut

satisfait, et il écrivit à la fille du colonel—une riche héritière sur laquelle il avait des vues—une lettre touchante, signée : Ton père mourant, que vous devez connaître, mademoiselle.

— Hélas ! hélas ! gémit la jeune fille…, C'était donc lui ! — Oui, mademoiselle, répondit Després en se levant. L'assas-

sin du colonel Privat, le voleur de papiers, le faussaire que vous venez de voir à l'œuvre se nommait…

Il ne put achever. Edmond arrivait comme une bombe. — Alerte ! cria-t-il ; séparez-vous. Voici ma mère. Laure se leva vivement. — Des preuves de tout cela ?… demanda-t-elle, en regardant

Després.

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— Je vous les apporterai le soir du bal, avant la signature du contrat de mariage, répondit le Roi des Étudiants, qui s'était vi-vement rejeté en arrière et disparaissait dans le feuillage.

Laure eut le temps de lui crier : — Je vous croirai, monsieur. En attendant merci, oh ! merci ! Au même moment, un homme à la figure livide et contractée,

cachée jusque là derrière un arbre, à peu de distance de l'endroit où s'était passée la scène précédente, remit dans sa poche un re-volver qu'il tenait à la main, et disparut, en courant, sous l'épaisse feuillée du parc.

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CHAPITRE XX LE GUET-APENS

Cet individu n'était autre que Lapierre. Depuis la scène de l'avant-veille, et, surtout, depuis l'étrange

menace de Champfort, le cauteleux personnage ne vivait plus. De mystérieuses appréhensions lui étreignaient la poitrine, et il pres-sentait que quelque chose de vaguement terrible se tramait contre lui.

Plus que cela, un sentiment nouveau germait sourdement

dans le cœur de cet homme, jusque là inaccessible à toute autre voix que la voix métallique des aigles américains ou des souve-rains anglais…

Le misérable aimait sa victime et il était jaloux ! Cette constatation, faite seulement depuis deux jours, mettait

Lapierre dans des colères blanches. Lui, dont le cœur triplement cuirassé avait toujours résisté à un penchant si puéril, se décou-vrir tout à coup amoureux comme tout le monde, se sentir pris dans ses propres filets !

Il y avait de quoi faire bouillir la bile d'un coquin encore

flegmatique. Quoi qu'il en soit, on ne résiste pas à l'envahissement de

l'amour, et il faut bien le subir quand il s'installe à notre foyer. C'est ce que fit Lapierre. Il prit son rôle d'amoureux au sérieux, et, en homme prudent,

il résolut de veiller sur son bien. Ce n'est pas que l'ancien espion

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se fit un instant illusion sur le sentiment qu'il inspirait à sa fian-cée.

Oh ! non. Lapierre se savait haï, méprisé. Mais il se disait que

c'était là une raison de plus pour être sur le qui-vive, et empêcher au moins la belle créole de donner son cœur à un autre.

Et puis, d'ailleurs, n'y avait-il pas ce petit carabin de Paul

Champfort dont il fallait brider les trop tendres inclinations et enrayer la progression amoureuse ?…

Lapierre revint donc à son ancien métier : il se fit l'espion de

sa fiancée et de Champfort. Redoutant par-dessus tout une entre-vue entre les deux jeunes gens, les révélations que pouvait faire l'étudiant sur les événements de Saint-Monat, le soupçonneux coquin eut recours au petit moyen que nous connaissons.

Il écrivit à Mme Privat pour s'excuser de ne pouvoir, ce jour-

là, se rendre à la Canardière et faire sa cour à Mlle Laure. Puis il vint, en tapinois, s'embusquer dans le parc, dans l'espoir de sur-prendre sa fiancée en flagrant délit de trahison.

On a vu que le hasard n'avait que trop bien favorisé l'espion. Lapierre, en effet, n'était pas en embuscade depuis une demi-

heure, à proximité, du chemin royal, qu'un roulement de voiture fit résonner le macadam et cessa, tout à coup, presque en face de l'endroit, où se tenait blotti l'ex-fournisseur.

Un homme sauta sur la route, enjamba la haie vive et s'enga-

gea résolument dans un sentier du parc. Lapierre ne vit qu'une seconde la figure du nouvel arrivant,

mais c'en fut assez pour que le misérable restât cloué à sa place, pâle, tremblant, pétrifié, comme si la tête de Méduse lui fût appa-rue…

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— Lui ! lui ! s'écria-t-il… Gustave Lenoir ? Et, n'en pouvant croire ses yeux, il prit sa course pour aller,

par un long circuit, s'embusquer près d'un petit pont que devait traverser l'inconnu.

Cette fois, le doute ne fut plus permis, et Lapierre reconnut

tout à son aise la mâle et sombre figure de son ancien antago-niste.

Le jeune homme marchait d'un pas rapide, comme quelqu'un

qui se hâte vers un but arrêté ; et Lapierre ne put empêcher ses jambes de flageoler et sa face blême de se couvrir d'une sueur froide, en se faisant une réflexion terrible :

— Il va la rencontrer… il va lui parler…, Je suis perdu ! Et, en formulant cette pensée, le misérable tira machinale-

ment de sa poche un revolver tout armé, et en dirigea le canon vers Després ; mais celui-ci, ayant cru entendre un bruit insolite dans le feuillage, s'était arrêté et avait prêté l'oreille, en écartant les branches…

C'est ce qui le sauva. Lapierre, revenu subitement au sentiment de la prudence,

n'eut que le temps de se jeter à plat-ventre, et, là, immobile, il attendit…

Després reprit bientôt sa route, sans plus s'occuper de l'inci-

dent qui l'avait fait arrêter. Quant à Lapierre, il remit son revolver dans sa poche et se

prit à réfléchir profondément.

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La situation était grave, et la brusque intervention de Des-prés—nous lui conserverons ce nom—dans des affaires déjà sin-gulièrement compromises n'était pas de nature à rassurer le pré-tendant à la dot de Mlle Privat.

Aussi ses premières méditations furent-elles sombres et dé-

couragées. Un moment même, le tenace chercheur de dollars eut l'idée de tout abandonner et de fuir des parages où se ren-contraient des figures aussi peu rassurantes que celle du Roi des Étudiants. Le souvenir du terrible drame de l'îlot passa comme un fantôme dans la cervelle du coquin, et il eut peur—car il sentit planer sur sa tête l'inexorable vengeance que devait lui réserver l'amant de Louise.

Pourtant, il était dur d'échouer au port, quand trois jours à

peine séparaient ce pauvre Lapierre du but qu'il poursuivait de-puis, de longues années.

L'ex-fournisseur passa bien un bon quart-d'heure ainsi assail-

li par de noires pensées… Puis il se leva et parut prendre une ré-solution énergique :

— Ah ! ma foi, tant pis ! se dit-il ; je n'abandonnerai pas ainsi

le champ de bataille sans combattre… J'ai déjà, fait assez de sacri-fices pour cette affaire : je ne lâcherai pas une si belle proie, quand je n'ai plus qu'à étendre la main pour la saisir, … Et, d'ail-leurs, ajouta-t-il, qui m'assure que ce Gustave de malheur connaisse le premier mot de ce qui se passe ici ?… qui me dit que sa démarche ait le moindre rapport avec mon mariage ?… Rien, un simple soupçon. J'en aurai le cœur net et je saurai à qui en veut mon ancien ami…

— Au surplus, reprit Lapierre en se disposant à partir, si cet

oiseau de pénitencier s'avisait de jaser un peu plus qu'il ne me convient, je lui ferai avaler une pilule qui le rendra muet pour longtemps.

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Et il frappa d'un air sinistre sur la poche où était son revolver. Puis, voulant rattraper le temps perdu, l'espion s'engagea vi-

vement dans le sentier parcouru par Després et se dirigea à pas de loup vers le rond-point.

Gustave, comme on sait, s'y était installé sur un banc à moitié

enseveli sous un dais de rameaux entrelacés. Du premier coup d'œil, Lapierre vit quel parti il pouvait tirer

de cette disposition ; et, revenant sur ses pas, il fit un long circuit vers le nord, avec l'intention de s'approcher silencieusement du banc et d'entendre la conversation qui ne manquerait pas de s'en-gager.

Cinq minutes après, l'espion était à son poste, à dix pas tout

au plus de son ancien rival et complètement abrité par les enche-vêtrements du feuillage.

Il était temps. Laure arrivait, escorté de son frère, et le sinis-

tre fiancé de la belle créole put constater que ses dispositions les plus mauvaises allaient se réaliser.

Il eut un moment de terreur et de rage. L'épouvante lui fit

perdre la tête, et, une seconde fois, le canon de son revolver se trouva dirigé vers la tête de Després.

Pourtant, le misérable se contint encore… — Bah ! se dit-il, en abaissant son arme, il sera toujours

temps… Et puis, je ne serais pas fâché de savoir au juste ce que pense et connaît de moi mon ancien rival.

Pendant ce monologue de Lapierre, les compliments d'usage

s'étaient échangés entre le Roi des Étudiants et la jeune créole ;

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Edmond avait présenté son ami sous le nom de Gustave Després, puis s'était retiré à l'écart, comme l'on sait.

— Tiens, se dit l'espion dans sa cachette, il paraît que mon

ami Lenoir a changé de nom… Voilà donc pourquoi j'avais perdu complètement sa trace…

Et il se mit en position de ne pas perdre une seule des paroles

de l'intéressant couple. Cependant, la conversation avait fait du chemin… Després en

était à raconter, avec les couleurs les plus saisissantes, les événe-ments de Saint-Monat : l'enlèvement de Louise, le duel nocturne sur l'îlot, la dénonciation, le procès, la condamnation, puis enfin l'échec de Lapierre et ses ignobles calomnies…

L'espion écoutait, anxieux, inquiet, la poitrine serrée… — Tout cela est peu de chose, se dit-il… Pourvu qu'il ne sache

rien de l'autre affaire ! Et le bandit crispa sa main sur la crosse de son revolver. Mais lorsque le Roi des Étudiants en arriva aux agissements

de Lapierre dans le Kentucky ; lorsqu'il décrivit la monstrueuse hécatombe du Cumberland Gap ; lorsqu'il déroula sous les yeux de Laure les faits et gestes de l'espion, dans cette nuit sinistre où le colonel Privat agonisait sur un méchant grabat, loin des siens et au pouvoir de l'homme qui l'avait trahi, l'ex-fournisseur n'y tint plus…

Son bras se tendit dans la direction du narrateur, et, livide,

hideux de terreur et de rage, Lapierre se dressa de toute sa hau-teur et ajusta Gustave Després…

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Juste à ce moment, Edmond arrivait en courant et le Roi des Étudiants se levait en toute hâte.

Il était encore sauvé ; mais, comme on l'a vu dans le dernier

chapitre, son adversaire se mit résolument à sa poursuite, faisant un long détour vers le nord et allant s'aposter sur le chemin que suivait lentement le jeune disciple d'Esculape.

Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, que le pas régulier et

souple de Gustave fit résonner la terre durcie du sentier. L'étu-diant marchait la tête basse, absorbé dans un flot de pensées cou-leur de rosé, s'il fallait en juger par le demi-sourire qui courbait sa moustache.

Lapierre le voyait venir. — Ah ! ah ! se dit-il, avec une sourde colère, tu triomphes un

peu vite, mon bonhomme… L'espion, le traître, le faussaire—comme tu m'appelles—va t'apprendre un peu qu'on ne se jette pas impunément en travers de ses projets.

Et le misérable introduisit rapidement la main dans la poche

de son habit… Mais il l'en retira aussitôt et fit un geste de désappointement

et de rage… Le revolver n'y était plus ! Dans, sa course précipitée, l'espion l'avait perdu, et il était

trop tard pour essayer de le retrouver. Cependant, Després n'était plus qu'à quelques pas de l'en-

droit où se tenait Lapierre… Il allait passer…

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Mais, soudain, l'ancien espion se baissa avec une rapidité de tigre, ramassa une grosse pierre et la lança de toutes ses forces à la tête du Roi des Étudiants…

Celui-ci, atteint en plein crâne, tomba comme une masse,

sans même pousser une plainte. Alors, l'assassin prit ses jambes à son cou, sauta la haie vive et

se trouva dans le chemin royal. Il était sept heures du soir, et les passants se faisaient rares. Seuls, un tout jeune homme et une Jeune fille voilée chemi-

naient lentement sur la route de la Canardière, en face du parc de la Folie-Privat.

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CHAPITRE XXI DEUX ATTENTATS DANS UNE JOURNÉE

À la vue de cet homme, à la figure bouleversée, qui venait

d'exécuter un si prodigieux saut par-dessus les arbustes de la haie, le couple s'arrêta, étonné.

Lapierre, lui, continua pour quelque temps sa course furi-

bonde, puis il ralentit son allure et, finalement, prit le pas ordi-naire à environ deux arpents du parc.

— C'est lui ! s'écria le jeune homme qui accompagnait la dame

voilée. — Qui, lui ? fit celle-ci un peu émue. — Lapierre !… Joseph Lapierre ! — C'est impossible… — Je te dis que je l'ai parfaitement reconnu. Une figure

comme la sienne ne s'oublie pas. — Mais, que faisait-il dans ce bois ? — Je n'en, sais rien… Tout ce que je puis dire, c'est qu'il

n'était pas là pour prier le bon Dieu, et que nous ferions bien d'al-ler nous promener un peu de ce côté.

— Quelle idée ! — Partout où cet homme a passé, ça doit sentir le crime… Al-

lons voir, ma sœur ; je vais te frayer un passage.

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— Mon pauvre frère, nous n'avons pas le droit de pénétrer ainsi chez des étrangers, et si quelqu'un nous surprenait…

— Pénétrons tout de même : c'est mon idée…Advienne que

pourra ! Lapierre vous a, ce soir, une physionomie qui ne me re-vient pas du tout, et le coquin m'a tout l'air… Enfin, allons tou-jours.

La jeune fille, à moitié convaincue, se laissa conduire par son

frère, et, après plusieurs essais infructueux, ils se trouvèrent enfin de l'autre côté de la haie.

Un sentier, à peine visible, se présentait en face d'eux. Ils s'y engagèrent. Mais les deux hardis promeneurs n'avaient pas fait un arpent,

qu'un spectacle terrible s'offrit à leurs regards et qu'ils poussèrent simultanément un cri d'effroi :

— Un cadavre ! Un homme gisait, en effet, en travers du chemin, la figure

horriblement tatouée de sang et le front ouvert par une large blessure.

Il paraissait mort, ou, du moins, respirait si péniblement qu'il

n'en valait guère mieux. Ce moribond, comme on le sait, n'était autre que Gustave

Després. Cependant, le jeune garçon s'était approché du cadavre sup-

posé, tout en murmurant :

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— Hum ! ce pauvre diable me fait l'effet de n'avoir guère be-soin de soins médicaux, car je le crois parti pour un monde meil-leur… Voyons toujours.

Et il se mit en frais de relever la tête du malheureux, pour

examiner sa blessure. La jeune femme, elle, demeurait là, près du lieu de la catas-

trophe, immobile, clouée au sol, les yeux démesurément ouverts et incapable de prononcer une parole.

Tout à coup, le médecin improvisé, qui s'occupait à étancher

le sang sur le front de l'homme gisant par terre, lâcha la tête qu'il soutenait et se releva d'un bond, en poussant un cri terrible :

— Gustave !… c'est Gustave ! — Que dis-tu là ? fit la jeune fille, en joignant les mains et

s'avançant, pâle d'effroi. — Je dis que Gustave a été assassiné… il est mort. — Grand Dieu ! serait-ce possible ? — Hélas ! ce n'est que trop vrai. Regarde plutôt. La jeune fille, surmontant sa terreur, se courba sur l'homme

assassiné et releva son voile pour mieux voir. Si Gustave Després eût alors ouvert soudainement les yeux, il

aurait contemplé un spectacle auquel il ne se serait, certes, pas attendu : il aurait vu Louise Gaboury, sa fiancée infidèle des bords du Richelieu, penchée sur lui et pleurant à chaudes larmes.

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Mais le Roi des Étudiants dormait probablement son dernier sommeil, car il ne bougeait pas et sa respiration était impercepti-ble.

Disons ici, en peu de mots, comment il se faisait que Louise

se trouvait là en compagnie de son frère ; car on devine aisément que le jeune garçon, improvisé médecin, n'était autre que notre vieille connaissance, cet excellent Caboulot.

Depuis les révélations qu'il avait faites à sa sœur, le petit étu-

diant avait dans la tête une idée fixe : rapprocher Louise de Des-prés et les faire travailler de concert à la vengeance commune.

Il se doutait bien qu'une première entrevue ne suffirait pas à

effacer de la mémoire du Roi des Étudiants les événements de Saint-Monat et la trahison de Louise ; mais, bon lui-même et pos-sédant un cœur d'or, le Caboulot se disait que Gustave finirait par pardonner, en face du repentir et des larmes de sa sœur.

Cramponné à cette idée, le jeune Gaboury avait, non sans

peine, décidé Louise à l'accompagner chez Després ; là, il apprit que ce dernier venait de partir, avec un jeune homme, pour la Canardière.

Le parti du Caboulot fut bientôt pris. On sait que son carac-

tère bouillant était l'ennemi acharné des atermoiements. — Gustave est à la Canardière, dit-il à sa sœur : eh bien ! al-

lons-y. Nous aurons bien du malheur si nous ne le heurtons pas en chemin.

— Y songes-tu ? avait répondu Louise… Jamais je ne me déci-

derai à une semblable démarche. — Tu m'as promis de te laisser guider par moi ; conséquem-

ment, tu dois m'obéir. Pas de réplique : en avant, marche !

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Et le tyrannique Caboulot avait, sans cérémonie, pris le bras

de sa sœur et l'avait conduite nous savons où. Cependant, Louise, toujours agenouillée, disait : — Mon Dieu ! mon Dieu ! ce pauvre Gustave, le revoir en cet

état ! — Mort ! mort ! sanglotait à son tour le Caboulot, mort sans

avoir atteint son but, sans s'être vengé et avoir vengé la société ! — Mort sans m'avoir pardonnée ! reprenait Louise, comme

un écho funèbre. — Ces lamentations duraient depuis cinq minutes, quand tout

à coup le Caboulot bondit sur ses pieds, galvanisé par une pensée soudaine.

— Assez pleuré ! cria-t-il. L'homme qui sort d'ici est l'assassin

de Gustave : il faut que cet homme-là meure avant d'entrer dans Québec. Je l'attraperai bien.

— Et il se disposa à prendre son élan. — Es-tu fou ? exclama Louise en le retenant par le bras… Me

laisser seule ici ?… abandonner ce pauvre Gustave, qui vit peut-être encore ?…

Et elle posa la main sur le cœur du moribond. Le Caboulot trépignait. Je veux le tuer ! je veux le tuer ! rugissait-il… Point de pitié

pour cet assassin d'enfer, pour cet ignoble espion, pour ce voleur de dot !

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— Attends, attends ! dit tout à coup Louise, anxieuse et pen-

chée sur la poitrine du cadavre. — Point d'attente !… C'est tout de suite… la main me dé-

mange ! répondit sourdement le Caboulot, fou de colère et de douleur.

Il allait bondir, quand Louise eut un soudain tressaillement. — Reste, mon frère, Gustave n'est pas mort… son cœur bat,

s'écria-t-elle. Et elle releva vers le bouillant Georges sa pâle et douce figure,

où brillait un rayon d'espérance. — Dis-tu vrai ? exclama le petit étudiant, qui se précipita sur

le corps de Després et appliqua son oreille sur la poitrine du bles-sé.

— En effet, dit-il au bout de quelques secondes, le cœur bat et

ce pauvre Gustave est encore vivant… Tout espoir n'est pas perdu. Puis se relevant : — Vite, à l'œuvre… Je cours chercher de l'eau… Nous le sau-

verons, Louise. Heureusement qu'un ruisseau coulait à quelques pas de là,

sous le petit pont dont nous avons déjà parlé. Le Caboulot s'y transporta en deux enjambées et rapporta de l'eau dans son cha-peau.

Quoique étudiant de première année, le jeune Gaboury aurait

eu honte de ne pas savoir bassiner une blessure. Il lava donc à grande eau la plaie qui ouvrait le front de Després, puis la banda

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soigneusement avec le mouchoir de Louise, préalablement trem-pé dans le ruisseau.

Et, satisfait de son pansement, il regarda le blessé, lui tenant

le pouls, comme aurait pu faire un vrai médecin. Ce traitement si simple du futur docteur en médecine suffit

cependant pour ranimer le Roi des Étudiants. Le pouls reparut à l'artère radiale ; la figure se colora imperceptiblement, et la respi-ration devint plus facile. Quelques mots inintelligibles s'échappè-rent même des lèvres pâles du jeune homme.

Mais il ne bougea pas autrement, et ses yeux demeurèrent en-

tr'ouverts. — Allons, grommela le Caboulot, avec toute l'importance d'un

vieux praticien, le cerveau a subi une plus forte commotion que je ne le pensais, et Gustave a besoin de soins attentifs. Je vais aller chercher une voiture et nous le transporterons à Québec, chez lui.

— Non pas, répliqua vivement Louise, c'est chez nous qu'il

faut l'emmener. Je serai sa garde-malade, et peut-être… — Au fait, tu as raison, ma sœur, et je ne suis qu'une grue de

n'avoir pas songé à cela. Gustave sera tellement dorloté et médi-camenté chez le père Gaboury, qu'il reviendra à la santé malgré lui… Mais, ajouta-t-il en remettant son chapeau sur sa tête, je suis ici à dire des fariboles, tandis que je devrais galoper à la recherche d'une voiture. Attends-moi : je ne serai pas longtemps.

Et le petit étudiant partit comme un trait, bondit par-dessus

la haie avec l'agilité d'un acrobate, prit sa course dans la direction de Québec, et disparut finalement à un coude du chemin.

Louise resta donc seule, en face du moribond.

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La nuit tombait : l'obscurité envahissait le parc et la clarté rougeâtre qui estompait le couchant faisait ressortir davantage les teintes sombres de la forêt.

Aucun bruit ne s'élevait de la route de la Canardière ; seules,

les grenouilles, croassant dans les flaques d'eau, faisaient enten-dre leur monotone trémolo, auquel répondait d'une façon sinistre la respiration comateuse du blessé.

Louise eut peur… Quoique éveillée, elle eut un singulier cauchemar. Il lui sembla que le corps de Després se redressait lentement

et se remettait sur ses pieds, avec des mouvements d'automate ; les yeux du malheureux se changeaient en charbons ardents ; sa blessure se rouvrait et laissait couler un flot de sang lumineux ; puis, enfin, une voix sépulcrale se faisait entendre, qui disait : « Tu vois, Louise, cette horrible blessure : elle va me tuer ; mais ce n'est rien en comparaison de celle que tu fis à mon cœur, il y a sept ans… Je me meurs depuis ce jour, Louise : adieu !… » Et le corps retombait lourdement en travers du sentier durci…

À cette horrible vision, la pauvre jeune, fille sentit une sueur

glacée inonder ses tempes, et elle ne put que se laisser choir sûr ses genoux, en voilant sa figure de ses mains tremblantes.

Elle était dans cette position depuis une minute à peine,

quand un frôlement imperceptible agita le feuillage tout près de là… Une figure blême se glissa derrière la jeune fille agenouillée ; deux mains, tenant un foulard plusieurs fois replié, s'avancèrent en silence de chaque côté de sa tête ; puis, soudain, le foulard glissa rapidement sur la bouche, et se trouva noué derrière la nu-que de Louise…

La malheureuse affolée de terreur, voulut crier ; mais l'horri-

ble figure lui apparut, grimaçante et moqueuse…

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Alors, la pauvre jeune fille perdit tout à fait connaissance en-

tre les bras de la sinistre apparition, pendant que ses lèvres déco-lorées murmuraient :

— Encore lui !… Cinq minutes plus tard, le roulement sourd d'une voiture se

fit entendre et un homme apparut dans le sentier. C'était le Caboulot. Il était suivi du cocher de la voiture, qui venait lui aider à

transporter le Roi des Étudiants évanoui. La première parole du Caboulot fut à l'adresse de sa sœur. — Ai-je été trop longtemps, ma sœur ?… As-tu eu peur ? de-

manda-t-il. Pas de réponse. — Où es-tu donc, Louise ? reprit le jeune homme, en élevant

la voix. Même silence. L'inquiétude commença à gagner le petit étudiant. Louise

pouvait bien s'être éloignée de quelques pas, et pour une minute ou deux ; mais, dans tous les cas, elle devait se trouver à portée d'entendre les appels réitérés de son frère.

Le Caboulot se fit cette supposition, et beaucoup d'autres,

mais inutilement : Louise demeura introuvable. On eut beau chercher, fouiller le parc : rien !

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Alors, un véritable désespoir s'empara de l'enfant. Il aurait sangloté, s'il eût été seul.

Que faire ?… Le petit étudiant le demandait à tous les échos de la Canar-

dière et à tous les saints du calendrier. Placé dans la dure alternative d'abandonner sa sœur ou de

risquer la vie de son ami Després, en le privant des soins immé-diats que requérait son état, le Caboulot ne savait quel parti prendre… Il se lamentait et s'arrachait les cheveux ; mais ces dé-monstrations violentes n'avançaient pas les choses…

Le cocher risqua un avis. Par hasard, ce cocher-là se trouvait

être un homme de bon conseil. Mon petit monsieur, dit-il, écoutez-moi. Votre position est

embêtante, je l'avoue ; mais ce n'est pas en vous donnant des ta-loches et en geignant que vous en sortirez… Allons au plus pres-sé ; il y a ici un homme qui peut mourir, faute de soins : dépê-chons-nous de le transporter en bon lieu. Puis, si vous ne trouvez pas votre sœur à la maison, eh bien ! vous aurez toute la nuit pour chercher. Pas vrai ?

— Vous avez raison, murmura le Caboulot ; si Gustave mou-

rait sans médecine, je me le reprocherais toute ma vie. Transpor-tons-le dans la voiture, et filons vers Québec. Je reviendrai plutôt.

Trois quarts d'heure après, le Roi des Étudiants reposait dans

le lit virginal de Louise. Un médecin était à son chevet.

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CHAPITRE XXII UNE DISTILLERIE CLANDESTINE

À l'époque où se passaient les événements que nous sommes

en train de raconter, il y avait, sur la route de Charlesbourg, une singulière habitation.

C'était une vieille masure tombant en ruine, lézardée sur tou-

tes ses faces et laissant croître une mousse verdâtre dans les in-terstices de ses pierres branlantes.

Cette maison de sinistre apparence avait dû appartenir autre-

fois à quelque riche bourgeois, à en juger par ses vastes dimen-sions et les vestiges d'élégance qui restaient de son architecture délabrée. Mais, depuis de longues années, sans doute, son pro-priétaire l'avait abandonnée, car elle tombait de vétusté, sans qu'une main charitable songeât le moins du monde à entraver les ravages du temps. Les larges fenêtres cintrées de la façade étaient veuves de plus d'un carreau, et les deux petits soupiraux de la cave en manquaient absolument. Seule, une armature en fer, composée de gros barreaux entrecroisés, protégeait ces dernières ouvertures, percées au ras du sol.

Mais ce qui contribuait, plus que tout le reste, à faire de cette

vieille masure un lieu de prédilection pour maître Satanas et ses diablotins, c'était sa situation exceptionnelle. Accroupie sur un monticule de rochers grisâtres, à l'entrée d'un bois et sur le bord d'une profonde ravine, l'habitation solitaire, semblait, en effet, ne pouvoir manquer d'attirer l'attention du diable, comme pied-à-terre à quelques arpents de Québec.

La superstition populaire se disait que le sombre roi de

l'abîme eût été là comme chez lui au milieu des chouettes et des hiboux, à quelques pas d'un quartier célèbre en vols et en assassi-nats, non loin de la haute chaîne des Laurentides, où se trouvait probablement l'enfer.

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Et les paysans, revenant du marché, qui passaient par là, une

fois la nuit tombée, faisaient prendre le grand trot à leur monture et se signaient formidablement, en face de la maison suspecte.

Même, plus d'un de ces, braves Charlesbourgeois, que leur

mauvaise étoile forçait à cheminer, ainsi la nuit, affirmaient avoir vu d'étranges lumières danser derrière les carreaux crasseux de la masure abandonnée, et entendu des cris encore plus étranges éveiller les échos d'alentour.

Il était donc évident que cette maison maudite était hantée, et

servait de refuge à des légions de diablotins en rupture de ban qui venaient y faire leur sabbat.

Il n'y avait, d'ailleurs, pour s'en convaincre, qu'à regarder, au

beau milieu des nuits les plus noires, l'épaisse fumée phosphores-cente qui s'échappait de la haute cheminée.

Le bois dont se chauffent les chrétiens ne fait pas une fumée

comme celle-là, une fumée pointillée de tisons brûlants et sentant le soufre à plein nez.

Donc, la vieille maison était hantée ! Voyez-vous ça !… l'enfer ayant une succursale sur le bord

d'une grande route, et aux portes d'une honnête ville, d'une res-pectable capitale !

Ah ! Québec pouvait bien contempler, tous les dix ou vingt

ans, le spectacle d'un de ses quartiers les plus populeux flambant comme une manufacture d'allumettes !

Cependant, malgré toutes ces preuves plus convaincantes les

unes que les autres, en dépit des hurlements sinistres et des lu-mières dansant comme des feux-follets, nonobstant même la fu-

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mée noirâtre pointillée de tisons ardents, nous devons à la vérité historique de dire que les bons habitants de Charlesbourg se trompaient, … que la maison mystérieuse n'était pas hantée !

Ou, si l'on tient à ce qu'elle le fût, ce n'était pas par des dé-

mons folâtres, mais bien par une vieille femme inoffensive, n'ayant pour toute compagnie qu'un grand chien fauve, un gros chat noir et un… fils aux trois-quarts idiot.

Que faisait là ce quatuor disparate ? Ah ! dame ! c'est précisément la question que se posaient inu-

tilement, depuis longtemps, les gens timorés et à l'imagination plus superstitieuse que rusée.

Ceux-là seuls—et ils étaient en petit nombre—qui auraient été

à même de répondre, se gardaient bien de le faire. Une indiscré-tion de leur part eût pu les priver de l'avantage inappréciable de partager un secret important, et faire ouvrir les yeux à des autori-tés justement inflexibles.

Voici comment et pourquoi… La masure sinistre servait de quartier-général à un certain

nombre de jeunes gens qui y avaient installé une distillerie clan-destine de whisky, dans le but de frauder la douane et de boire à bon marché. La cave, haute et pavée, servait de laboratoire, et c'est là qu'était installé, sur un fourneau adossé à la cheminée, un alambic de gros fer-blanc et le reste du matériel indispensable.

La vieille femme et son imbécile de fils étaient les seuls ou-

vriers de cette manufacture primitive. La mère distillait patates, grains et autres céréales, tandis que le fils entretenait le feu, cou-pait le bois et tirait l'eau d'un immense puits creusé dans un angle de la cave.

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Il y avait bien aussi le chien et le chat, mais ces deux quadru-pèdes n'étaient pas attachés directement à la distillerie. Tout au plus pouvait-on les considérer comme des comparses. Le premier veillait au salut commun, et le dernier gardait, d'une patte éner-gique, la matière première—les céréales—contre les rats et autres vermines de la même catégorie.

Le whisky de contrebande de cette distillerie au petit pied

n'était certes pas de première qualité, mais on y ajoutait divers ingrédients savants qui en relevaient le goût ; et, d'ailleurs, il coû-tait si peu, grisait si bien et se fabriquait si vite, que les habitués n'avaient pas le droit de se montrer difficiles.

Depuis deux ans déjà, dans cette maison isolée sur la route de

Charlesbourg, à deux pas de Québec, les céréales se transfor-maient ainsi en whisky, à la barbe des autorités du fisc, lorsque nous y pénétrons. C'est dans la soirée même où Gustave Després était transporté mourant chez le père Gaboury.

Il fait nuit. Les chouettes houloulent dans les lézardes de la

muraille ; les grenouilles coassent au sein du marécage voisin ; le gros chat noir ronronne, accroché à la gouttière du toit, et le grand chien fauve, couché sur le perron de pierre de la masure, fait semblant de dormir.

Entrons. Nous sommes dans une vaste salle où il n'y a pour tous meu-

bles qu'une immense table de bois brut, flanquée de cinq ou six chaises boiteuses. Au fond de la pièce, dans un angle obscur, une gigantesque armoire s'adosse à la muraille, tandis que, tout près de là, se voit la porte entr'ouverte d'un cabinet noir.

Un feu de branches mortes flambe dans l'âtre d'une large

cheminée, faisant mijoter à gros bouillons un pot-au-feu de lard salé.

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La maîtresse du logis est là, tout près, surveillant la cuisson du succulent souper qui se prépare.

C'est une femme d'un âge incertain, mais à coup sûr, plus

près du crépuscule de sa vie que de son aurore. Une sorte de ré-sille emprisonne sa chevelure grise et permet à sa figure angu-leuse, heurtée, de se détacher en vigueur… La bonne femme culotte tranquillement un brûle-gueule, pendant que, d'un genou distrait, elle bat la mesure de ses pensées.

Cette estimable contrebandière répond au doux nom de la

mère Friponne—une petite appellation d'amitié qui lui vient de ses pratiques.

En face d'elle, et accoudé fantastiquement sur la grande table,

se voit le digne rejeton de la mère Friponne. C'est un grand gar-çon d'un blond fadasse, efflanqué, boursouflé, à l'œil atone, aux chairs flasques. Tout indique chez cet être dégradé l'abrutisse-ment le plus complet.

À portée de sa main, sur la table, il y a une bouteille et une

petite tasse de fer-blanc. De temps à autre, le brave garçon se verse une rasade et l'avale histoire d'apaiser sa faim, en attendant le souper qui retarde.

À un moment donné, la vieille retire son brûle-gueule de ses

lèvres, arrête le mouvement cadencé de son genou, relève son nez pointu et apostrophe ainsi son aimable rejeton :

— Ah ! ça, vilain garnement, vas-tu bientôt cesser de boire ?

Tu es rendu à ton sixième verre depuis une demi-heure. À laquelle apostrophe le vilain garnement répond d'une voix

enrouée : — C'est pour empêcher le gosier de me racornir.

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— Ivrogne ! bois de l'eau. — L'eau m'est contraire. — Voyez-vous ça !… monsieur qui a des délicatesses d'esto-

mac ! — Vous dites vrai, la mère ; il n'y a que le whisky qui me dé-

saltère. — Tu es brûlé, brûlé de la tignasse aux talons. — Hé ! c'est pour ça que je bois tant—pour jeter de l'eau sur le

feu. — Tu n'es qu'une sale trogne, et tu me ruines. — Ah ! pour ça, non : le whisky coûte trop bon marché ici. — Bon marché… hum ! il ne faut pas trop le dire… les police-

men ont le nez fin… — Bah ! je m'en moque, moi, de ces gens-là… et, pourvu que

la grande chaudière ne crève pas… — Ce n'est pas ça qui est à craindre, car elle est en fer-blanc

double. Il y a autre chose qui me chiffonne. — Quoi donc, la mère ? — C'est que nos pratiques nous laissent. Voilà plus de deux

jours que personne n'est venu, et, pourtant, ça fait le deuxième baril que nous faisons.

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— As pas peur, la mère… je les boirai, moi. — Ça nous rapportera un beau profit, vraiment. — C'est encore curieux, allez… — Tu es fou. — Fou, le Simon à la mère Friponne ?… Ah ! que non. Tenez,

vous allez voir. Faisons un marché. — Radote tout seul et laisse-moi brasser ma fricassée. Et la bonne femme se leva, pour se livrer toute entière à cette

importante opération. Mais elle laissa bientôt tomber sa cuiller-à-pot, en entendant

un bruit argentin auquel son oreille ne se trompait jamais. Ce bruit était produit par la chute de plusieurs pièces de

monnaie que Simon faisait trébucher sur la table. La mère Friponne ne fit qu'un saut de la cheminée à son fils.

Sans plus d'explications, elle saisit le pauvre garçon à la gorge et, lui montrant le poing resté libre :

— Brigand ! rugit-elle, tu m'as volée. — Lâchez-moi ! vous m'étouffez ! râla Simon. — Non, je vas t'étrangler tout-à-fait. — Aïe ! ouf !

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— Fainéant ! bourreau ! assassin ! rends-moi mes pauvres épargnes.

— Aïe ! aïe ! ! aïe ! ! ! — Mon argent ! mon argent ! ! mon argent ! ! ! La lutte prenait des proportions épiques, et les doigts crochus

de la mère Friponne étaient sur le point d'envoyer le malheureux Simon ad patres, lorsqu'un spasme suprême le dégagea.

Son premier soin fut de mettre la table entre sa terrible mère

et lui ; son second, de pousser coup sur coup trois ou quatre sou-pirs de cachalot.

Après quoi, il cria : — C'est à moi, cet argent-là ; c'est le beau monsieur de l'autre

jour qui vient de me le donner. — Tu mens ! grogna Friponne. — Je mens ?… Ah ! mais vous m'y faites penser : il est à un

arpent d'ici, sur la butte qui m'attend, et moi qui l'avais oublié ! Simon se précipita vers la porte, mais l'incorruptible Fri-

ponne le happa au passage. — De quel monsieur veux-tu parler ? demanda-t-elle, d'une

voix terrible. — De l'Américain. — Ah !

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— C'est la vérité, vrai ; et, tenez, il est là qui m'attend… il va me battre, c'est sûr.

— Pourquoi t'a-t-il donné cet argent ? — Je l'ai rencontré il y a environ une demi-heure, dans le pe-

tit bois en arrière, comme je ramassais une brassée de branches sèches. Il avait une fille presque morte dans ses bras, et il m'a dit comme ça :

— Y a-t-il du monde chez vous ? — J'sais pas, que j'ai répondu. — Vas-y voir, qu'il a repris ; je vais t'attendre ici. — Et il m'a mis dans la main ces belles pièces blanches que je

viens de vous montrer. Voyez, êtes-vous contente, à présent ?… direz-vous encore que je vous vole ?

Et Simon, radieux d'avoir établi son innocence, oublia de

nouveau sa commission et se dressa majestueusement devant sa mère.

Mais celle-ci ne le laissa pas jubiler longtemps. — Imbécile ! cria-t-elle, triple fou ! tu ne vois donc pas que cet

homme t'attend pour entrer ici et, qu'il doit être furieux. — Tiens, c'est pourtant vrai ! — Cours vite lui dire qu'il n'y a personne et qu'il peut venir

sans crainte. -Et la vieille poussa rudement son fils au dehors, pendant

qu'elle grommelait entre ses dents :

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— Une si bonne paye ! un Américain bourré d'or et qui m'a

promis cent belles piastres, le faire attendre ! Cinq minutes plus tard, Simon rentrait, suivi d'un homme

bien mis, qui tenait dans ses bras une jeune fille exténuée… Cet homme était Lapierre ; la jeune fille, Louise Gaboury. — Bonsoir, la mère, dit l'homme ; vous pouvez vous vanter

d'avoir pour fils un fier imbécile : il m'a laissé morfondre à la porte pendant près d'une heure, sans nécessité… Mais c'est égal ; puisque me voilà, arrivé sans encombre, je lui pardonne. Avez-vous une chambre pour cette femme ?

— J'en ai plusieurs, répondit la mère Friponne, mais il y en a

de plus mignonnes les unes que les autres. — Je veux la meilleure et, surtout, la plus éloignée d'ici. — Alors, c'est la chambre du nord—un vrai nid d'hirondelle

pour la tenue. — Cette chambre ferme-t-elle à clé ? — Il y a un solide verrou en dehors : ça vaut mieux. — Très bien. Et les fenêtres ? — Une seule, et encore, on peut l'assujettir en dehors avec des

clous. — Je vous loue cette chambre, mais à une condition : vous y

garderez cette jeune fille prisonnière jusqu'à nouvel ordre—pendant trois ou quatre jours au plus ; vous la traiterez convena-blement et ne la laisserez manquer de rien ; en outre, personne ne

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doit savoir qu'elle est ici, et il faut que vous veilliez attentivement à ce qu'elle ne s'échappe pas…

— Ah ! pour ça, j'en réponds, interrompit la mère Friponne. — Bien. À ces conditions-là, je vous donnerai cinquante pias-

tres le jour où je viendrai rendre la liberté à cette jeune fille. En attendant, voici dix billets de cinq pour vous mettre à même de bien soigner ma protégée. Ça vous va-t-il ?

— Si ça me va !… c'est-à-dire que la charmante poulette sera

tellement bien chez la mère Friponne, qu'elle n'en voudra plus partir et que vous serez obligé de l'emmener de force.

Et la vieille, après cette boutade un peu prétentieuse, engouf-

fra dans sa poche les précieux billets de l'Américain et se mit en devoir d'installer Louise dans sa fameuse chambre du nord.

La chose se fit en peu de temps, car les prières et les larmes

de la pauvre fille ne retardèrent pas d'une minute son emprison-nement. La mère Friponne avait les fibres du cœur furieusement coriaces, et elle en avait vu d'autres que ça sans s'émouvoir.

Quand tout fut terminé et que les verrous furent scrupuleu-

sement poussés en travers des ais de la porte, la fabricante de whisky en contrebande retourna à la cuisine, où l'attendait stoï-quement Lapierre.

— Ça y est, dit-elle. La petite a bien fait quelques difficultés,

mais la mère, Friponne a encore la poigne solide, et tout c'est pas-sé comme sur des roulettes.

— C'est bien, répondit distraitement Lapierre. Et il ajouta d'une voix sourde :

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— Celle-là, du moins, ne viendra pas se jeter dans mes jam-bes, lors de la signature du contrat. Quant à l'autre…

Il n'acheva pas sa pensée, mais réfléchit quelques secondes et

demanda : — Votre cave est-elle sûre ? — Que voulez-vous dire ? balbutia la bonne femme, songeant

à sa petite industrie. — Oh ! rassurez-vous, reprit le questionneur, je n'ai aucune-

ment l'intention d'aller vous dénoncer aux agents du fisc. Faites le négoce qu'il vous plaira de faire ; je n'ai rien à y voir. Vous savez ce que je vous ai dit il y a deux jours : chacun gagne sa vie comme il peut, et il n'y a que les sots qui crèvent de faim. La contrebande n'est une faute que lorsqu'on se fait prendre. C'est ma morale à moi.

— Et la mienne aussi, ne put s'empêcher d'ajouter la vieille. — C'est la bonne, reprit Lapierre. Distillez donc en paix et ne

craignez rien en moi, si vous me servez bien. Mais répondez à ma question :

— Votre cave est-elle sûre ? — Dame ! je crois bien ! répondit Friponne, en se gourmant…

des murs de deux pieds d'épaisseur, la porte condamnée, les sou-piraux défendus par des barreaux de fer gros comme mon poi-gnet !…

— Ah ! ah !… De sorte qu'un homme qui serait enfermé là

n'en sortirait qu'avec votre permission ? — Pour ça, oui.

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— En ce cas, la mère, préparez-vous à gagner encore une pe-

tite centaine de piastres et à recevoir un nouveau pensionnaire. Je vous l'enverrai probablement lundi dans la nuit. Il est un peu tur-bulent, mais les deux gaillards qui l'emmèneront ici vous aideront à le calmer… D'ailleurs, vous ne le garderez pas longtemps.

La mère Friponne était éblouie. — Ah ! mon bon monsieur, s'écria-t-elle, quel fier homme

vous faites et je vous remercie donc !… Deux cents piastres ! mais c'est une petite fortune !

— Il s'agit de la gagner loyalement, répliqua Lapierre, se dis-

posant à partir. — N'ayez souci ; vos pensionnaires sortiraient plutôt de l'en-

fer que de chez la mère Friponne. — C'est ce que nous verrons. Je reviendrai demain. Au revoir. Et, Lapierre partit, se dirigeant rapidement vers Québec, tout

en grommelant : — Ah ! mon petit Després, il paraît que je t'ai manqué ; mais

j'ai bien peur que, tout de même, tu ne puisses apporter à Mlle Privat les preuves que tu lui as promises…

Quant à, la vieille et à son fils Simon, ils se mirent tranquil-

lement à table, comme d'honnêtes travailleurs qui ont fait une bonne journée.

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CHAPITRE XXIII DANS LA GUEULE DU LOUP

Il était environ dix heures quand Lapierre quitta la maison de

la mère friponne. La nuit était noire, et c'est à peine si quelques rares étoiles

scintillaient au firmament. Le fiancé de Laure descendit vivement la route de Charles-

bourg, s'engagea sur le pont Dorchester, prit la rue du même nom, grimpa à la Haute-Ville par le grand escalier, tourna à gau-che dans la rue Saint-Georges, coudoya les remparts, passa sous les arcades de la massive porte Saint-Jean, longea l'esplanade et, finalement, s'arrêta devant une haute maison de la rue Saint-Louis.

Il était arrivé. Lapierre sonna. Au bout d'une minute, la porte s'ouvrit et une femme d'un

certain âge, tenant une lampe à la main, se présenta dans l'entre-bâillement.

Reconnaissant le visiteur qui venait si tard, elle s'empressa de

s'effacer, tout en murmurant avec respect : — Ah ! c'est vous, monsieur Lapierre… — Oui, c'est moi, répondit rapidement ce dernier ; personne

n'est venu, Madeleine ? — Non, monsieur… c'est-à-dire oui… deux espèces d'indivi-

dus, mal étriqués et sentant la boisson que ça soulevait le cœur.

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— Faites-moi grâce de vos réflexions, je vous l'ai déjà dit… À

quelle heure ces hommes se sont-ils présentés ? — Environ vers cinq heures, cette après-midi. — Bien. Et doivent-ils revenir ? — Ils ont dit qu'ils repasseraient dans le cours de la soirée. — C'est bon. Vous les conduirez dans mon cabinet privé—

vous savez… celui du fond. En attendant, donnez-moi vite à sou-per, car je meure de faim.

Pendant ce dialogue, les deux interlocuteurs avaient, monté

un escalier et s'étaient rendus dans un élégant salon du second étage, où Lapierre se laissa tomber sur un large fauteuil, en atten-dant que la table fût dressée dans la salle à manger, située en ar-rière.

Là, douillettement assis sur le crin élastique et reposant ses

membres courbaturés par une course de plusieurs heures, le si-nistre personnage se prît à réfléchir.

La journée avait été fertile en émotions, et la succession ra-

pide des événements qui s'y étaient déroulés n'avait pas permis à Lapierre de les peser mûrement. Il était donc bien aise de se trou-ver enfin seul avec ses pensées, afin d'y mettre un peu d'ordre et de tirer les conclusions qui devaient en découler.

Une demi-heure se passa ainsi à tourner et à retourner tous

les incidents de ce jour mémorable, à les analyser, à les disséquer, à en rechercher les causes, à en prévoir les conséquences.

Lapierre ne bougeait pas plus qu'un terme, et la voix de Ma-

deleine, annonçant à plusieurs reprises que le souper était servi,

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n'avait pas même le privilège d'arriver jusqu'à l'entendement du maître.

Enfin, celui-ci parut sortir de sa torpeur, redescendre des

nuages. Il passa la main sur son front et murmura, en forme de conclusion :

— En somme, la journée n'a pas été aussi mauvaise que j'au-

rais pu m'y attendre… Louise ne parlera pas, et, Lenoir alias Des-prés ne parlera plus. Cette idée de faire servir la masure de la mère Friponne à mes petits projets n'est pas trop mal trouvée, et je ne regrette pas mon voyage d'avant-hier, ni ma rencontre avec les deux compères qui vont venir tout à l'heure. On n'a jamais trop de connaissances… Allons, ne nous laissons pas aller au dé-couragement et mangeons de bon appétit.

Après s'être ainsi réconforté le moral, Lapierre se dirigea vers

la salle à manger, disposé à en faire autant pour le physique. Les bandits de profession ont cela d'excellent, c'est qu'ils per-

dent rarement l'appétit et que les situations les plus terribles ne réagissent pas sur leur estomac.

Lapierre prit donc tranquillement son souper, tout connue s'il

n'eût pas, quelques heures auparavant assommé un homme et séquestré une fille.

Le remords—cet hôte implacable qui vient s'asseoir dans les

consciences bourrelées—ne se montra même pas à l'horizon, et l'âpre chercheur de dot se leva de table, n'ayant plus en tête que des idées riantes.

Il repassa dans son salon et s'étendit nonchalamment sur une

causeuse ; mais cinq minutes ne s'étaient pas écoulées qu'un vio-lent coup de sonnette retentit.

— Ah ! ah ! voici mes collaborateurs, se dit Lapierre.

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Et il gagna en toute hâte une petite pièce, située tout à fait au

fond de la maison et qu'il appelait judicieusement son cabinet privé.

Là, en effet, ne pénétraient que quelques rares privilégiés et

ne se traitaient que des affaires plus ou moins véreuses ; il y allait, plus de gens dignes de coucher à la prison, que de figurer au bal du lieutenant-gouverneur.

C'est que Lapierre, avec ses instincts innés de crime et l'édu-

cation pernicieuse qu'il avait puisée dans les camps américains, en qualité d'espion, éprouvait le besoin de se créer, à Québec, une double existence : l'une au grand jour, irréprochable, élégante, presque fastueuse, avec ses exigence multiples, tant au point de vue du logement et des relations, qu'à celui du domestique en li-vrée de rigueur ; l'autre cachée, cauteleuse et enveloppée de téné-breuses précautions.

Voilà pourquoi ce maître en fait d'intrigues avait chez lui deux

lieux de réception : l'un public, donnant sur la rue, l'autre privé, prenant jour du côté de la cour.

C'est dans ce dernier que Lapierre se rendit pour recevoir ses

nocturnes visiteurs. Ces messieurs, du reste, ne tardèrent pas à être introduits. Nous devons à la vérité de dire qu'ils ne payaient pas de mine,

bien qu'ils ne se ressemblassent guère. L'un, grand, gros, forte-ment charpenté, avait cette physionomie placide et brutale que donne l'habitude du crime ; l'autre petit, fluet, pâle et presque imberbe, possédait une figure intelligente, mais où il y avait plus d'astuce et d'audace cynique que de toute autre chose.

Le premier répondait au prénom de Bill ; le second s'appelait

le plus innocemment du monde Passe-Partout. Tous deux étaient

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bizarrement vêtus de hardes disparates, peu faites pour leur taille.

Ces messieurs furent donc introduits par Madeleine. Ils firent

trois pas dans le cabinet, puis s'inclinèrent avec un ensemble par-fait. Dans cette position, ils attendirent poliment, le chapeau bas, que le maître du logis leur adressa la parole.

— Hum ! se dit Lapierre, en toisant avec complaisance ses vi-

siteurs, voilà deux sujets qui ne me paraissent pas difficiles à dis-cipliner… Du diable si je n'en fais pas quelque chose !

Puis, tout haut : — Vous êtes exact, dit-il ; asseyez-vous, mes braves. Les deux braves ne se firent pas prier et, d'un même mouve-

ment, s'écrasèrent sur le bord de leur chaise respective. Tout cela sans articuler une parole.

— Bien, mes amis, reprit Lapierre. Maintenant, causons.

Lorsque je vous ai rencontré, il y a quelques jours, dans la taverne de Jack Hunter, vous vous plaigniez, n'est-ce pas vrai, de la dure-té des temps et de la stagnation des affaires dans votre ligne ?…

— C'est le cas, affirma le petit homme. — C'est le cas, appuya le gros. — Vous disiez que, du temps de Tom Leblond, les choses al-

laient mieux et que peu de nuits s'écoulaient sans qu'il vous eut déterré quelque bon coup à faire, quelque petite mine à exploi-ter… ?

— Hélas ! rien de plus vrai, modula la voix flûtée du blanc-

bec.

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— Rien de plus vrai, grommela l'organe sonore de l'hercule. — Et vous ajoutiez que ce qui vous faisait défaut, c'était un

chef habile, une espèce de chien de chasse, ayant assez de flair pour découvrir le gibier et le faire lever… ?

— Mais oui, c'est justement ça ! firent en chœur les deux

voyous. — Eh bien ! mes amis, j'ai votre affaire… Voulez-vous que je

sois votre chef pendant quelques jours et que je vous fasse gagner, sans danger, dix fois plus d'argent que vous n'en amasseriez en risquant votre peau ?

— Vous feriez ça, vous ? demanda vivement Passe-Partout,

ébloui de la perspective. — Je fais tout ce que je dis, répliqua froidement Lapierre. J'ai

besoin de deux hommes, hardis, sans préjugés, incorruptibles, et je m'adresse à vous de préférence à bien d'autres. Acceptez-vous ?

— Faudra-t-il tuer ? grogna Bill… Alors, c'est plus cher. — Ni tuer, ni voler. — Ni aller à confesse ? ricana Passe-Partout. — Rien de tout cela, répondit Lapierre. Il y aura peut-être un

oiseau à mettre en cage et un autre à garder… voilà tout. — Pas davantage ? — Pas davantage.

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— Mais le jeu n'en vaut pas la chandelle, et vous allez gaspil-ler votre argent, maître, fit honnêtement remarquer Passe-Partout.

— Le petit a raison, gronda Bill, un peu désappointé… S'il y

avait quelque magasin à piller ou un gênant à assommer, je ne dis pas !…

— Tranquillisez-vous, reprit Lapierre ; je n'ai pas dit que l'oi-

seau se laisserait mettre en cage sans se débattre… C'est un malin. — À la bonne heure ! fit Bill, en détirant ses formidables bi-

ceps. — Ce sera ton lot, mon brave. — All right ! j'en suis. — Quant à toi, maître Passe-Partout, ta besogne sera multi-

ple ; je te fais mon collaborateur, mon lieutenant. — Vous me comblez, fit le voyou avec humilité. — Eh bien ! ça y est-il ? — Voyons le prix. — Je ne lésinerai pas : quatre piastre par jour. — Mettons cinq : c'est un compte plus rond. — Va pour cinq. Ainsi, c'est convenu ? — C'est convenu.

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— Bien, mes amis. Maintenant, je vais vous donner mes ins-tructions.

Ici, Lapierre développa minutieusement son plan de campa-

gne, sans toutefois se compromettre par : des explications trop circonstanciées. Pendant près d'une heure, il dicta aux deux ban-dits, attentifs et respectueux, le rôle qu'ils devaient jouer dans le grand drame qui se préparait. Pas un détail ne fut omis, pas une précaution négligée. La trame qui devait envelopper la malheu-reuse Laure et ses amis fut si bien ourdie, que le rusé Passe-Partout, dans un élan de sincère admiration, s'écria :

— Maître, Tom Leblond n'était qu'un farceur à côté de vous ! Cet éloge enthousiaste flatta-t-il quelque fibre cachée du cœur

de l'ancien espion ?… c'est ce que nous ne pouvons dire ; mais son œil brilla d'une étrange flamme, et Lapierre leva la séance, vers deux heures du matin, par les ordres suivants :

— Ainsi donc, Bill, il est entendu que tu te rends immédiate-

ment à ton poste d'observation, en arrière de chez la mère Fri-ponne. Quant à toi, Passe-Partout, dégringole jusque sur le bord du cap et ne perd pas de vue la maison des Gaboury. Bonsoir, mes braves. À demain.

Un quart-d'heure après, le fiancé de Mlle Privat dormait du

sommeil du juste. La nuit s'écoula toute entière en songes rosés, et, lorsqu'il

s'éveilla, l'heureux Lapierre put constater que le soleil était déjà haut.

— Est-ce que, au moment de toucher le but, je m'amollirais

dans les délices de Capoue ? se dit-il… est-ce que je deviendrais paresseux ?

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Redoutant une semblable déchéance, il sauta lestement du lit et s'habilla. Puis, cette opération terminée, il se rendit à la salle à manger, où les arômes du moka saturaient délicieusement l'at-mosphère.

Mais, à ce moment, un formidable carillon agita la sonnette

correspondant à la porte de la rue, et Madeleine courut ouvrir. — Monsieur Lapierre ? demanda une voix impérieuse. — Il n'y est pas, répondit l'organe doucereux de Madeleine…

c'est-à-dire… enfin, je vais aller voir. Et la femme de charge remonta l'escalier. Mais le visiteur la

suivit quatre à quatre et se trouva sur le palier, à l'entrée de la salle à manger, en même temps qu'elle.

C'était le Caboulot ! Apercevant Lapierre, il marcha droit à lui et articula froide-

ment : — Ma sœur ! misérable, qu'as-tu fait de ma sœur ? — Votre sœur ! balbutia Lapierre, interdit et cherchant à re-

connaître le jeune homme qui l'apostrophait ainsi. — Oui, ma sœur, ma sœur Louise Gaboury que tu as voulu

ruiner de réputation autrefois, et que tu as volée hier !… Qu'en as-tu fait ?… où est-elle ? Parle vite, scélérat.

— Vous êtes fou, répondit l'ancien espion, se remettant et

voyant à qui il avait, affaire… Je ne sais ce que vous voulez dire. — Ah ! tu ne sais pas ce que je veux dire, ravisseur, espion, as-

sassin et faussaire que tu es !—eh bien ! je vais t'ouvrir l'intelli-

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gence. Dis-moi de suite où tu as traîné ma sœur, la nuit dernière, ou, sur mon salut, tu es mort.

Et le jeune homme, tirant un revolver de sa poche, ajusta La-

pierre. Celui-ci devint fort pâle. Néanmoins, une seconde après, il se

remit. — Abaissez votre arme, jeune homme, dit-il ; je vais vous sa-

tisfaire. Le Caboulot abaissa son pistolet, sans toutefois cesser de me-

nacer l'espion de son regard… Mais il vit aussitôt Lapierre éclater de rire et se sentit lui-même enlacer par deux bras nerveux, qui le réduisirent à l'impuissance.

Ces deux bras intempestifs n'appartenaient à rien moins

qu'au collaborateur Passe-Partout. Suivant les ordres de son nouveau maître, le mouchard im-

provisé s'était aposté derrière les remparts, en face de la maison où logeait, la famille Gaboury. Là, par la baie d'une embrasure, il avait vu sortir le Caboulot et s'était lancé aussitôt sur sa piste. Grand avait été son étonnement en voyant le jeune homme péné-trer chez le patron Lapierre ; mais Passe-Partout, surmontant cette impression, s'était dit que peut-être il ne serait pas de trop dans l'explication qui ne pouvait manquer d'avoir lieu, et il était entré sur les talons du filé.

On a vu que, sa bonne étoile aidant, le jeune policier in parti-

bus était arrivé juste à point pour sauver la précieuse existence de son patron.

En un clin d'œil, l'imprudent Caboulot fut garrotté et mis

hors d'état de nuire.

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Lapierre passa alors dans son cabinet privé et ouvrit une pe-

tite porte, masquée par le bureau sur lequel il écrivait. Cette porte, en tournant sur ses gonds, laissa voir une chambre noire, étroite, une sorte de dépense, qui ne recevait le jour que par un petit châssis de deux vitres, soigneusement grillé.

C'est là que le malheureux enfant, ficelé comme une momie,

fut jeté, en proie à la rage et au désespoir. Passe-Partout fut installé à la porte, pendant que Lapierre,

triomphant, lui disait : — Mon cher collaborateur, ton entrée en campagne a été un

coup de maître, et, pour te récompenser je te nomme gouverneur de cette prison.

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CHAPITRE XXIV OÙ BILL ET PASSE-PARTOUT SE

DISTINGUENT

Enjambons maintenant par-dessus les trois jours qui nous

séparent du fameux bal de Madame Privat. Aussi bien, les choses ont marché pendant que nous étions occupés ailleurs et l'organi-sation ne laisse plus rien à désirer. Tout est prêt pour la fête ; les musiciens sont à leur poste, et le chef d'orchestre n'attend plus que le signal de la maîtresse du logis pour faire mugir ses cuivres et vibrer ses cordes.

Dans le grand salon et les pièces adjacentes de la Folie-Privat,

ce ne sont que toilettes éblouissantes, fastueuses pierreries, par-fums enivrants, soyeux frous-frous. Tout Québec est là—du moins le Québec aristocratique, le Québec de la fashion, la quintessence de la société dorée. Brunes et blondes ; sémillantes Canadiennes-françaises à la noire chevelure ; plantureuses Anglaises aux tres-ses fauves ; rentiers ventrus et journalistes diaphanes ; politiciens bavards et financiers discrets, officiers de la garnison tout cha-marrés de torsades d'or, et hommes de lettres en modestes habits noirs ; maris, femmes et filles… tout y est rien ne manque !

C'est que le gigantesque festival donné par la veuve du colo-

nel Privat n'était pas chose commune à cette époque. La bonne ville de Québec, tressaillant jusque dans ses assises de granit, s'en était entretenue pendant huit jours et avait fait des préparatifs considérables pour y être dignement représentée—si bien que la date du 26 juin, cette année-là, fut sur le point d'éclipser sa sœur aînée du 24, le jour national des Canadiens-français, la Saint-Jean-Baptiste !

Dès huit heures du soir, les équipages encombraient l'avenue

de la Folie-Privat et le péristyle du cottage s'encombrait de falba-las et de volants. Vers dix heures, tous les invités étaient rendus et

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l'orchestre entamait les premières mesures du quadrille d'hon-neur.

Il va sans dire que le héros de la soirée, Joseph Lapierre, figu-

rait dans cette danse d'ouverture, à côté de Mlle Privat qu'il devait épouser le lendemain matin. Les deux jeunes gens avaient pour vis-à-vis, un haut dignitaire du gouvernement, donnant la main à Mlle Privat, tandis que les autres figurants étaient des officiers de la garnison.

Pendant que ces messieurs et ces dames vont déployer, au

son d'une musique tapageuse, les grâces de leurs personnes et la désinvolture de leurs mouvements, sortons un peu et dirigeons nos pas vers le parc.

N'oublions pas que nous sommes à la fin du mois de juin et

qu'à cette époque de l'année l'atmosphère d'une salle de bal laisse à désirer sous le rapport de la fraîcheur.

En outre de cette considération, disons de suite qu'en cette

nuit fameuse où la riche madame Privat donnait l'hospitalité à l'élite de Québec, la température était quasi-tropicale. Et puis, la nuit avait de si alléchantes invitations, les arômes champêtres étaient si pénétrants, les rameaux feuillus murmuraient si har-monieusement, la lune déversait avec tant de libéralité les larges gerbes de sa lumière veloutée dans les allées aux bords frangés d'ombre, la brise courait si douée à travers la ramée sonore… que vraiment la tentation devenait trop forte, et que le parc recevait plus de promeneurs que le cottage de chorégraphes.

Couples amoureux de la solitude à deux ; adeptes de la dive et

du buffet, éprouvant le besoin de se rafraîchir les tempes et les idées ; personnages de tapisserie qui vont au bal pour regarder faire les autres ; hommes d'affaires que la déesse Terpsichore ne séduit pas et qui préfèrent causer dépression commerciale ou change sterling, pendant que le commun des mortels s'amuse ; cavaliers et blondes à qui le tête-à-tête sous les arbres feuillus ne

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peut jamais déplaire ; fumeurs affamés, inhumainement chassés du voisinage des dames ; beaux en quêtes d'aventures ; enfin, rê-veurs pour qui le spectacle d'une mélancolique nuit d'été l'em-porte sur la vue de pauvres danseurs suant à grosses gouttes :—tout cela se croisait, défilait, caquetait dans le jardin du cottage.

Le coup d'œil était charmant. Grâce à la discrète lumière de la lune, et surtout grâce aux re-

flets multicolores de plusieurs lanternes chinoises disposées avec goût de distance en distance, aux points de jonction des allées, robes blanches, manteaux rouges, chevelures dénouées—blondes ou brunes—rubans de toutes nuances, habits de toutes formes apparaissaient sous un aspect pittoresque au possible.

C'était un tableau mouvant, où les couleurs, les ombres, les

sujets changeaient à toute seconde, comme dans une représenta-tion de fantasmagorie !

Et, planant au-dessus de cette foule bigarrée, le murmure

frais et perlé des voix de femmes, ou le grondement plus sonore des organes masculins !

Il y avait bien, en effet, de quoi faire oublier la salle de

danse—contenant et contenu. Mais, parmi cette foule insoucieuse qui traînait nonchalam-

ment ses pas dans les larges allées du parc de la Folie-Privat, il y avait probablement quelques personnes ayant, un autre but que celui de se distraire.

Deux individus, entre autres, marchaient avec un peu trop de

circonspection et se faufilaient avec infiniment trop de soins der-rière les épais rameaux bordant les allées, pour ne pas éveiller de prudentes appréhensions.

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Ces deux compères—un grand et un petit—après une foule de détours et de contremarches, s'arrêtaient enfin derrière un banc presque entièrement dissimulé sous le feuillage d'un sapin de rond-point.

On se rappelle que cet endroit avait été précisément choisi

par Gustave Després pour sa première entrevue avec Mlle Privat. Une fois là, nos deux individus se tapirent de leur mieux dans

le taillis et ne bougèrent plus. Il était alors près de onze heures, et, dans le grand salon du

cottage, la danse faisait fureur. Seul à peu près, ce carrefour éloi-gné du parc manquait de promeneurs, tandis que les échos de tous les bosquets des alentours redisaient les frais éclats de rire ou le murmure plus doux des conversations enjouées.

Un quart-d'heure se passa, pendant lequel le silence ne fut

troublé que par le cric-crac des coléoptères se jouant au milieu des hautes herbes du gazon.

Puis, tout à coup, une voix aigre et d'un timbre caractéristi-

que surgit des profondeurs en arrière du banc. — Sapristi ! disait la voix, je commence à m'embêter. Le par-

ticulier est capable de ne pas venir. — Il viendra, répondit un formidable organe de basse-taille :

le patron l'a dit. — Il devrait être ici depuis une bonne demi-heure… Tu vas

voir que ce chameau-là va nous brûler la politesse, répliqua la voix de fausset.

— La consigne est d'attendre, se contenta de repartir stoï-

quement la contrebasse.

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Mais ce parti philosophique ne plut, paraît-il, que médiocre-

ment au premier interlocuteur, car il émergea bientôt d'un bou-quet de feuillage et s'avança de quelques pas dans la direction du rond-point. Ce mouvement compromit gravement l'incognito du personnage… En effet, un indiscret rayon de lune tombant d'aplomb des régions célestes, éclaira soudain la figure de maître Passe-Partout.

Effrayé de ce sans-gêne compromettant, le collaborateur de

Lapierre se replongea bien vite dans l'obscurité du feuillage, où il rejoignit son compagnon, qui n'était autre que Bill.

Que faisaient là les deux bandits et dans quel but sinistre se

dérobaient-ils ainsi aux rayons même de la lune ? On le devine aisément. Ils avaient pour instructions d'empo-

cher une nouvelle entrevue entre, le Roi des Étudiants et la fian-cée de Lapierre. Ce dernier jouait là sa dernière carte, il le savait bien ; mais que le coup réussit, et aucun obstacle sérieux ne sub-sistait plus entre Laure et lui, entre la fortune et l'âpre convoitise.

Depuis deux jours, l'habile prétendant avait tout mis en œu-

vre pour détruire, dans l'esprit de Mlle Privat, l'effet produit par les révélations de Després ; et nous devons avouer que l'ex-fournisseur n'avait pas trop mal réussi, puisque la pauvre jeune fille, à bout d'arguments, n'avait pu trouver d'autre échappatoire que celui-ci : « Je ne demande qu'à être convaincue. Si M. Després ne m'apporte pas les preuves qu'il m'a promises, eh bien ! je croirai comme vous qu'il n'a voulu que se venger, et notre mariage aura lieu. Dans le cas contraire, n'espérez pas que je fai-blirai devant d'audacieuses menaces. »

L'enlèvement de Louise, la séquestration du Caboulot, et la

maladie de Després—toutes choses ignorées complètement de Mlle Privat et de ses amis—servaient à merveilles les projets cri-

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minels de Lapierre, et pourvu que la nuit du bal se passât sans encombre, la situation était enlevée.

Mais il y avait cent à parier que le tenace Roi des Étudiants

n'abandonnerait pas de la sorte une partie presque gagnée. Sa blessure n'avait pas eu de suite fatales, et il était en état de venir au rendez-vous donné à Laure, puisque, le matin même, Passe-Partout l'avait vu se promener dans la chambre de la maison Ga-boury.

Seulement, allait-il se présenter ouvertement, par l'avenue du

cottage, ou se faufiler dans le parc, comme lors de sa première visite ?… c'est ce qu'il était, un peu difficile de prévoir, même pour un habile espion habitué à toutes les roueries.

Voilà pourquoi ; ne voulant rien laisser au capricieux hasard,

Lapierre avait jugé prudent de prévoir les deux éventualités, en plaçant deux sentinelles à l'entrée de l'avenue et deux autres près du rond-point.

De la sorte, il aurait fallu que ce pauvre Després eût une fière

chance pour arriver jusqu'à Laure. Aussi donna-t-il tête baissée dans le traquenard, malgré le

soin qu'il prit de pénétrer dans le parc par la grande allée du rond-point, éclairée ce soir-là comme en plein jour.

Au moment où il longeait le banc derrière lequel se tenaient

accroupis nos deux bandits de toute à l'heure, il fut terrassé et bâillonné, puis solidement garrotté, sans même avoir eu le temps de pousser un cri.

Bill et Passe-Partout n'en étaient pas à leur coup d'essai dans

ce genre d'opération, et il faut leur rendre cette justice qu'ils fai-saient toujours leur besogne en conscience.

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Cette nuit-là, ils se surpassèrent même… si bien que l'illustre Passe-Partout grommela joyeusement :

— Sapristi ! si le patron n'est pas satisfait, il faut qu'il soit

crânement difficile… car nous travaillons, parole d'honneur, comme de vrais artisses…

— Et maintenant, ajouta-t-il, rejoignons vite la voiture, et fi-

lons proprement vers la geôle de la mère Friponne. En un clin d'œil, les deux chenapans eurent disparu dans les

profondeurs du parc, traînant avec eux leur victime, réduite à la plus complète impuissance.

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CHAPITRE XXV TROP TARD

Environ une demi-heure après l'audacieux enlèvement au-

quel nous venons d'assister, et pendant qu'une lourde voiture soi-gneusement fermée entraînait rapidement Després vers la distil-lerie de la mère Friponne, l'orchestre installé dans le grand salon du cottage entamait les premières mesures d'une valse.

Les danseurs étaient à leur poste et le gracieux balancement

du départ faisait déjà ondoyer tous les couples impatients, lors-que deux nouveaux figurants se jetèrent dans la chaîne mouvante, au moment où la danse s'ébranlait.

Le tourbillon s'arrêta une seconde et chacun s'empressa de

faire place au couple retardataire. Quand nous aurons dit que les arrivants n'étaient autres que

Paul Champfort, le neveu, et Laure Privat, la fille de l'amphitryon, personne ne s'étonnera de la complaisance empressée des val-seurs.

Cependant, la valse n'avait pas été interrompue, et, glissant

en cadence sur le parquet, chaque couple tournoyait, défilait, dis-paraissait, pour revenir et disparaître encore. Les falbalas des danseuses, subissant les lois de la force centrifuge, s'épanouis-saient en rond, s'élevant à chaque mouvement giratoire, pour re-tomber quand ce mouvement diminuait ou cessait. Mais les cava-liers infatigables, enlevés par une formidable musique, enivrés par les parfums s'exhalant des toilettes féminines violemment secouées, ne laissaient guère de repos à ces pauvres falbalas… et le gigantesque serpent de valseurs continuait toujours à dérouler ses anneaux de couples enlacés.

Paul Champfort subissait, plus que tout autre, l'enivrement

général.

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Le contact de la femme aimée, de cette malheureuse Laure

qu'il allait perdre à jamais dans quelques heures ; l'entraînement irrésistible de la cadence : les notes éclatantes des cuivres, où se mariaient les sons moelleux des clarinettes et les trilles aigus des violons ; ces effluves magnétiques qui s'échappent des prunelles animées des femmes ; et par-dessus tout, l'haleine tiède et hale-tante de sa danseuse, lui arrivant au visage par bouffées aromati-ques… tout cela lui monta au cerveau comme une fumée d'or et lui donna le vertige.

Il arriva même un moment où, perdant tout contrôle sur lui-

même et dominé par un irrésistible besoin d'épanchement, il se baissa vers l'oreille de Laure et lui souffla ardemment : « Oh ! je t'aime ! je t'aime ! »

La jeune fille leva vers son cousin un regard brûlant, sentit

courir dans ses veines un frisson de fièvre, puis, faiblissante et pâle, murmura :

— C'est assez. Je me sens tout étourdie… Retirons-nous. Champfort obéit. Il abandonna la valse et conduisit sa cousine, la soutenant de

son bras droit, dans une pièce contiguë, où il la déposa sur un canapé.

Puis, s'emparant d'une carafe d'eau frappée, il en humecta

son mouchoir, et bassina les tempes de Laure. La jeune créole parut se remettre. — Vous sentez-vous mieux, Laure ? demanda doucement

Champfort.

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— Oui, mon cousin, merci… ce n'était d'ailleurs qu'un simple étourdissement. La valse me produit toujours cet effet-là.

— Vous êtes toute pâle ! — Ce n'est rien. Ne parlons pas de cela ; les couleurs me re-

viendront avec le repos. — Voulez-vous que j'appelle ma tante ? — N'en faites rien, et asseyez-vous plutôt là, près de moi. Et voyant le jeune homme se troubler un peu : — N'êtes-vous pas mon médecin ? ajouta-t-elle en souriant

faiblement. Vous tiendrez compagnie à votre malade. Champfort prit place sur le canapé ; mais une secrète pensée

se traduisit, malgré lui, dans son regard et il jeta un coup d'œil sur la porte donnant sur le salon.

Laure vit ou plutôt devina ce regard. — Je vous comprends, dit-elle ; vous craignez que mon fiancé

ne prenne ombrage de notre tête-à-tête ? — Oh ! fit Champfort. — Rassurez-vous. Monsieur Lapierre était sorti, vous le savez,

lorsque nous avons valsé ensemble… — Je crois, en effet… — Eh bien ! il n'est pas rentré, que je sache ?

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— Non, mais il rentrera… et, à dire vrai… — Voyons. — Je n'aime pas à lui procurer l'occasion de m'humilier par

ses airs vainqueurs. — Ce n'est pas à redouter… On ne peut chanter victoire quand

il n'y a pas eu combat. Champfort baissa la tête et soupira intérieurement : « Elle n'a

pas entendu mon aveu ! se dit-il… C'est peut-être tant mieux… N'y pensons plus. »

« Vous ne répondez pas ? reprit la jeune créole, d'une voix un

peu émue. — Mais, qu'ai-je à répondre… sinon que vous êtes la logique

même ? — Vous admettez donc ? — Sans aucun doute. — En ce cas, causons, puisque rien ne nous en empêche. Champfort regarda sa cousine avec quelque surprise, puis ré-

pondit froidement : — Causons. Aussi bien, est-ce probablement la dernière fois

que nous en avons l'occasion. — Qui sait ! murmura Laure.

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Il y eut alors un silence de quelques secondes, —silence péni-ble et plein d'anxiété. Les deux jeunes gens semblaient également mal à l'aise : Champfort pâle et soucieux, la jeune fille émue et agitée de pensées tumultueuses.

À la fin, Laure parut recouvrer toute sa présence d'esprit et

elle commença sur un ton indifférent : — Eh bien ! Paul, comment va la fête ? — Ma foi, elle me semble très brillante, répondit le jeune

homme, ne sachant où voulait en venir sa cousine. — Tout Québec, y est, n'est-ce pas ? — Mais oui, tout Québec de la haute, du moins. — Il ne manque guère, à ce qu'Edmond m'a dit que cinq ou

six invités ? — C'est plus que je ne puis dire, n'ayant pas vu la liste. — Vous devez, au moins, savoir si tous vos amis se sont ren-

dus ? — Tous… moins un, répondit Champfort, dont le front s'as-

sombrit. — Ah ! quel est ce monsieur qui fait ainsi défaut ? — C'est un de mes compagnons d'Université, un ami d'Ed-

mond. — Comment s'appelle-t-il ? demanda Laure avec plus d'agita-

tion qu'elle n'en voulait laisser paraître.

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— Il s'appelle Gustave Després, répondit Champfort, en bais-sant la voix et regardant de nouveau du côté du salon.

— Qu'avez-vous donc à vous retourner ainsi ? Est-ce que par

hasard, le nom de ce monsieur Després ne pourrait se prononcer à haute voix et devant tout le monde ?

— Oui et non. — Encore une énigme ? — Le mot en est facile. C'est que le nom de Gustave pourrait

éveiller de vilains souvenirs dans l'esprit de certaine personne. — Parlez-vous au singulier ou au pluriel, en disant certaine

personne ? — Je parle au singulier, ma cousine. — Ah… Laure hésita une seconde, puis reprenant : — Je parie que cette personne, je la connais… — Vous connaissez son nom, sa figure, son physique enfin,

oui. — Mais pas son moral, n'est-ce pas ? — Vous devinez si juste, que c'est plaisir de vous poser des

énigmes, ma chère Laure.

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— Attendez, au moins, que je vous aie nommé la personne qui, dans votre esprit, n'aime pas à entendre prononcer le mot Gustave.

— C'est juste. Dites. — Eh bien ! celui que vous soupçonnez de frayeurs si puériles

n'est autre que M. Lapierre. — Précisément, chère cousine. M. Joseph Lapierre est

l'homme chez qui le nom de Gustave éveillerait de terribles sou-venirs et qui préférerait voir le diable en personne arriver ici ce soir ou demain matin, que d'apercevoir tout-à-coup Gustave Des-prés, au seuil du grand salon.

— Vous en êtes sûr ? — Aussi sûr que je le suis d'avoir près de moi une malheu-

reuse jeune fille glissant sur la pente de la perdition. Laure eut un véritable frisson. Elle crispa sa main sur le bras

de son cousin et lui dit d'une voix altérée : — Paul, Paul, ce que vous affirmez là est grave, et vous me de-

vez une explication. Champfort se taisait… — Il le faut, vous dis-je, insista la jeune créole, en le regardant

fixement. Pourquoi suis-je en voie de me perdre et comment le nom de M. Gustave Després se trouve-t-il mêlé aux affaires de mon fiancé ?

— À quoi bon ! murmura le jeune homme, sur le point de cé-

der.

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— À quoi bon ?… Vous me le demandez ?… Mais, apparem-ment, à me sauver de l'abîme où je glisse, d'après vous.

— Eh bien ! vous l'aurez, cette explication, répondit Champ-

fort résolument. Elle sera courte, mais claire. Vous voulez savoir pourquoi Gustave Després, s'il apparaissait tout-à-coup à la Folie-Privat, produirait sur votre fiancé l'effet de la tête de Méduse ?… Je vais vous le dire. C'est que Després possède la preuve que La-pierre est un misérable, absolument indigne d'aspirer à votre main. Bien, plus, ma pauvre Laure, ce même Després pourrait établir qu'un ruisseau de sang sépare les deux personnes qui vont unir demain leur destinée, et que votre mariage serait l'alliance monstrueuse du loup et de la brebis.

Laure frissonna de nouveau sous la voix ardemment convain-

cue de son cousin. — Mais il va venir, il doit venir, M. Després ! s'écria-t-elle in-

considérément. — Il ne viendra pas, Laure, ou ce sera miracle. — Qui vous fait dire cela ? — Voilà quatre jours que Gustave a quitté son logis, et, de-

puis, il n'a pas reparu. — Ciel ! dites-vous vrai ? — J'ai fouillé tout Québec pour le retrouver ou avoir seule-

ment un renseignement sur son compte, mais sans le moindre résultat.

— Oh ! mon Dieu !… et ces preuves qu'il m'a promises, ces

preuves établissant…

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— Quoi ! interrompit Champfort, stupéfait, vous auriez vu Gustave Després ?

— Eh bien ! oui, s'écria la jeune créole, s'apercevant trop tard

de son indiscrétion involontaire, oui, je l'ai vu et nous avons lon-guement conversé ensemble. Je connais toutes les graves accusa-tions qui pèsent sur mon fiancé ; je sais qu'il a été espion dans l'armée américaine ; je sais qu'il ne me recherche que pour ma dot ; je sais enfin qu'il a probablement des fautes plus graves à se reprocher. Et cependant…

— Achevez, de grâce. — Et cependant, si tout cela n'est pas prouvé, si M. Després

n'arrive pas avant demain, ou plutôt ce matin, à six heures, rien au monde ne pourra empêcher ce Lapierre de devenir mon mari, une heure plus tard.

— Comment cela, mon Dieu ? — D'abord, parce qu'il a ma parole ; en second lieu, parce

que—faute de preuves du contraire—je dois obéir à la voix d'un mourant.

— Mais c'est impossible, cela ! Vous ne pouvez ainsi sacrifier

votre existence entière à un doute, à un sentiment de piété en-thousiaste. Vous vous devez à vous-même, vous devez à vos pa-rents, à vos amis d'attendre au moins qu'une aussi malheureuse situation soit clairement définie, que des preuves vous arrivent…

— Impossible ! impossible ! répondit Laure, avec une convic-

tion douloureuse. Ah ! c'est une terrible position que la mienne, et la fatalité est là qui me pousse à l'autel, me répétant sans cesse : « Femme, fais ton devoir !… » Je le ferai, cet inexorable devoir ; j'ensevelirai sous mon blanc voile de mariée ma jeunesse mes il-lusions, mon cœur, tout !…

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Et la malheureuse jeune fille étouffa un long sanglot. Champfort perdit la tête. Il saisit brusquement les deux mains

de sa cousine, et d'une voix où tremblait la passion si longtemps comprimée :

— Non, non, s'écria-t-il, tu ne feras pas cela, ma bonne

Laure ; non, tu ne seras pas l'enjeu de la partie jouée par un misé-rable ; non, tu n'iras pas broyer ton cœur sous le corsage de ta robe nuptiale !… car je ne veux pas, moi ; car, aux ignobles calculs de Lapierre, j'opposerai mon amour sans tache pour toi, mon amour que six années d'amertumes contenues rendent sacré !

Et le jeune étudiant, beau de douleur et de noble passion, se

laissa glisser aux genoux de sa cousine. Laure eut dans les yeux un éclair de joie surhumaine ; sa belle

figure se colora d'une bouffée du sang venu du cœur… Mais elle tressaillit aussitôt après, et prenant dans ses mains la tête de Champfort agenouillé, elle y colla son visage baigné de larmes.

— Trop tard ! murmura-t-elle avec mélancolie, trop tard, mon

pauvre Paul !… Nous ne nous sommes pas compris… Moi aussi, je t'aimais, et—ajouta-t-elle plus bas—je t'aime encore !

— Tu m'aimes ! s'écria Champfort d'une voix concentrée, tu

m'aimes ?… Oh ! redis-le-moi, ce mot qui me rend fou. — Oui, je t'aime ! articula nettement Laure, Mais, encore une

fois, ni mon amour pour toi, ni aucune autre considération au monde n'empêcheront mon sacrifice de s'accomplir, si le coura-geux jeune homme qui s'est annoncé comme mon sauveur n'ar-rive pas à temps.

— Oh ! Gustave, où es-tu ? murmura Champfort amèrement.

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En ce moment, l'horloge du grand salon sonna une heure du matin.

— Déjà une heure ! murmura la jeune fille, en se levant. Mon

cousin, il faut nous séparer. Notre absence n'a été que trop longue et pourrait être remarquée.

— Tu as raison, Laure, répondit l'étudiant : je vais te quitter,

mais pour retrouver notre sauveur. Depuis que je sais être aimé de toi, je me sens capable de remuer des montagnes. Gustave Després sera présent à la signature du contrat, ou sinon…

Il ajouta en lui-même : Gare à Lapierre ! Laure tendit la main à son cousin, lui murmura un mot d'es-

poir et rentra dans le salon. Quant à l'heureux Champfort, il prit une autre porte et dispa-

rut dans les multiples pièces du cottage. À la même minute, par une étrange coïncidence, Lapierre

opérait sa rentrée par la grande porte de l'avenue.

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CHAPITRE XXVI LA TÊTE DE MÉDUSE

D'où venait l'espion, et quel avait été le motif de sa brusque

sortie, une heure auparavant ? C'est ce que nous allons dire en peu de mots. Pendant toute la soirée, Lapierre avait été inquiet, agité ; ses

yeux s'étaient souvent dirigés, avec une impatience à peine contenue, vers l'horloge du grand salon ; sa conversation, bien qu'enjouée et pleine de verve, s'était ressentie de l'état de son es-prit, et sa bonne humeur n'avait été qu'une bonne humeur de commande ; sa gaieté, qu'une gaieté factice, nerveuse, intermit-tente. Chaque fois que la porte d'entrée du grand salon s'était ou-verte pour livrer passage à un invité en retard, à une figure nou-velle, il avait tressailli et pâli sous son masque de cire, comme s'il se fût attendu à quelque soudaine apparition, à voir une nouvelle statue du Commandeur.

Mais, ainsi que don Juan, il avait trop de scepticisme dans

l'âme et trop de foi dans son étoile pour s'arrêter longtemps à des craintes puériles, et ne pas se remettre aussitôt de ces petites aler-tes.

Néanmoins, il faut croire que Lapierre avait de sérieuses rai-

sons pour observer ainsi la porte d'entrée, et dévisager tous les nouveaux arrivants, car pas une figure étrangère n'échappa à sa rapide inspection, pas un nom ne fut chuchoté sans être entendu de lui ; et, chose singulière, plus la soirée avançait, plus s'appro-chait, par conséquent, le moment si impatiemment attendu de son mariage, plus aussi l'inquiétude étreignait Lapierre à la gorge, plus l'effarement se lisait dans ses yeux.

C'est que le coquin avait beau se répéter à lui-même que tou-

tes ses précautions étaient bien prises, ses ennemis en lieu sûr, sa

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fiancée aux trois-quarts convaincue—une vague crainte, une mys-térieuse terreur n'en faisait pas moins frémir les fibres les plus secrets de son être…

— Tout cela ne servira qu'à me perdre davantage, se disait-il,

si ce Després de malheur n'est pas empoigné avant d'arriver ici. En effet, l'enlèvement du Roi des Étudiants ! voilà ce qui pré-

occupait, par-dessus toutes choses, maître Lapierre ; voilà ce qui le rendait nerveux et impressionnable ; voilà ce qui lui mettait au cœur cette mystérieuse impression de terreur dont nous venons de parler.

Vers minuit, l'honnête fiancé n'y tint plus et, prétextant, vis-

à-vis de Laure un grand mal de tête, il demanda la permission d'aller prendre le frais dans le parc — permission qui, on le conçoit sans peine, lui fut octroyée de grand cœur.

Lapierre sortit donc. Au lieu de suivre les allées illuminées a giorno, il prit un sen-

tier perdu et s'enfonça rapidement au plus épais du bois ; puis, faisant un crochet, il inclina vers la gauche et se rapprocha ainsi du rond-point.

Une fois arrivé à vingt pas de l'endroit où, dans l'avant-

dernier chapitre, nous avons vu Bill et Passe-Partout en embus-cade, Lapierre s'arrêta et prêta anxieusement l'oreille.

Aucun bruit ne lui parvint, que la rumeur sourde et lointaine

des promeneurs conversant à demi-voix et les accords éclatants de l'orchestre répétés par les échos du parc.

Lapierre fit une dizaine de pas en avant et s'arrêta de nouveau

pour écouter.

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Même silence et mêmes bruits. Alors, il appela doucement : — Passe-Partout ! Bill ! Les deux mécréants ne répondirent pas—et pour cause. Ils

trottaient en ce moment sur la route de Charlesbourg, —avec leur prisonnier Gustave Després.

Lapierre eut un rayon d'espérance. — Serait-ce déjà fait ? se dit-il. Allons voir au signe convenu. Et, se glissant sous les rameaux entrelacés, le rôdeur nocturne

s'approcha du banc que l'on connaît. Une fois là, il tâta avec sa main et poussa une exclamation étouffée, en sentant, sous ses doigts une petite branche attachée grossièrement à une extrémité du dossier.

— C'est fait ! s'écria-t-il ! Mon ami Després est allé rendre ses

hommages à la mère Friponne. Brave Bill ! brave Passe-Partout ! comme ils me font une bonne besogne et quelle heureuse idée j'ai eue de me les associer !

Après avoir ainsi exprimé sa satisfaction. Lapierre se disposa

au retour. Il refit le chemin qu'il venait de parcourir, se faufilant avec les mêmes précautions au milieu du parc, fuyant les endroits éclairés et adoptant de préférence les sentes plongées dans l'obs-curité.

Une heure après son départ, il rentrait au cottage, dans le

même moment—comme nous l'avons vu—où Paul Champfort en sortait par les appartements de derrière.

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Le fiancée de Mlle Privat n'étant plus reconnaissable. Sa fi-gure rayonnait, et un sourire de triomphe mal comprimé courbait sa fine moustache.

Laure s'aperçut de ce changement à vue et ne put s'empêcher

de frémir. Elle préférait voir son prétendant soucieux et préoccu-pé, que de lire sur son front l'annonce d'un succès prochain. En effet, tout ce qui était joie chez cet homme ne présageait-il pas douleur et désillusion pour elle.

Quoi qu'il en soit, elle ne perdit pas contenance et reçut les

compliments du jeune homme avec le calme dont elle ne s'était pas départie depuis que son sacrifice était fait. Et, d'ailleurs, les mutuels aveux qui venaient de s'échanger entre elle et son cousin n'avaient pas peu contribué à rendre la paix à son cœur. Elle se disait maintenant que tout serait, tenté pour la soustraire au gouffre qui l'attirait invinciblement, et qu'elle n'avait plus qu'à s'en rapporter courageusement à la Providence. À quoi lui servi-rait de se raidir contre une destinée inévitable, si Després n'arri-vait pas ? Que lui vaudraient des récriminations et des dédains, si Lapierre, en dépit de tout, allait être son mari ?

Voilà ce que se disait la jeune fille et voilà pourquoi elle ac-

cueillit son fiancé avec moins de froideur que d'habitude, presque amicalement.

— Mademoiselle, roucoulait Lapierre, j'ai appris en entrant

que vous vous êtes trouvée fatiguée pendant une valse : me serait-il permis de vous demander si cette faiblesse est passée ?

— Oh ! monsieur, ce n'était qu'un simple étourdissement, ré-

pondit Laure, une défaillance passagère qui n'a pas eu de suites. — Vous me voyez très heureux d'apprendre qu'il en a été ain-

si, car vous aurez besoin de toutes vos forces pour la grande jour-née dont l'aurore va poindre bientôt.

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— Vous avez raison, monsieur, il me faudra être forte ! mur-mura Laure, avec un singulier sourire. Aussi, ajouta-t-elle, ai-je l'intention de me ménager et de ne plus accepter d'invitation à danser.

— Je ne saurais blâmer une aussi sage détermination, made-

moiselle—d'autant moins qu'elle me prouve votre désir de para-ître à l'autel dans tout l'éclat de votre beauté, répondit galamment Lapierre.

— Oh ! monsieur, croyez que cette considération-là est pour

fort peu de chose dans ma décision, et que cette beauté dont il vous plaît de parler, je ne m'en occupe guère.

— Vous avez tort, mademoiselle ; car, au milieu de cet essaim

de charmantes jeunes filles qui émaillent, cette nuit, vos salons, vous êtes et restez encore la plus charmante.

— En vérité, M. Lapierre, vous tournez à ravir le madrigal, et

je me demande ce qui a pu vous arriver de si heureux pour que vous vous soyez transformé de la sorte.

Le jeune homme se mordit les lèvres. — Vous trouvez ? fit-il narquoisement. — Mon Dieu, oui… répondit Laure négligemment. Il y a une

heure à peine, vous sembliez soucieux, préoccupé… — La promenade m'a fait du bien, répliqua Lapierre, et, d'ail-

leurs, me ferez-vous un crime de perdre un peu la tête à l'appro-che du bonheur que je rêve depuis si longtemps ?

Laure ne répondit pas sur-le-champ. Elle plongea son regard

froid et calme dans l'œil louche de son interlocuteur.

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— Il y a peut-être autre chose, dit-elle… — Autre chose ?… quoi donc ? — L'absence de certaine personne… — Je vous comprends, mademoiselle, répliqua gravement La-

pierre ; vous voulez parler de monsieur Després, n'est-ce pas ? — Précisément, monsieur. — Je suis très aise que vous ayez amené la conversation sur ce

terrain, car vous me fournissez l'occasion de vous dire franche-ment ma pensée là-dessus. Vous vous rappelez, n'est-ce pas, que vendredi dernier, sans savoir même que vous vous étiez ren-contrée avec ce Després, je vous disais que mes ennemis s'agi-taient dans l'ombre, tramaient contre moi, obéissant à un mot d'ordre, parti je ne savais d'où ; vous vous souvenez que je vous ai mentionné spécialement le nom du matamore qui devait, paraît-il, venir jusqu'ici soutenir ses accusations ridicules en face de toute la noce ; vous avez souvenir de tout cela, n'est-il pas vrai ?

— C'est vrai… je me souviens parfaitement. — Eh bien ! mademoiselle, comme ce jour là, je vous déclare

de nouveau que j'aurais été heureux de voir monsieur Després exécuter sa menace et remplir son engagement ; j'aurais été charmé de pouvoir, d'un seul coup, fermer la bouche à ce vaillant chevalier redresseur de torts, digne émule de feu don Quichotte… Et tenez, mademoiselle, il n'y a pas encore à désespérer, puisqu'il n'est que deux heures et que le contrat ne se signe qu'à six… At-tendons, et peut-être que la justice de Dieu voudra bien envoyer cet impudent papillon se brûler les ailes à la lumière de la vérité.

— Vous avez raison : attendons la justice de Dieu ! répondit

Laure avec gravité.

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En ce moment, madame Privat pénétrait dans le salon et se

dirigeait vers le groupe formé par son futur gendre et sa fille. — Ma chère Laure, dit-elle en arrivant, je viens t'enlever ton

fiancé pour quelques instants. Le notaire est occupé à dresser le contrat, et il a besoin de monsieur Lapierre pour certains rensei-gnements. Tu permets, n'est-ce pas ?

— Faites, répondit Laure, avec insouciance. Lapierre s'inclina et suivit la veuve du colonel. Quant à la jeune créole, elle se dirigea vers l'embrasure d'une

fenêtre et ramena sur elle les rideaux, pour échapper à l'obsession de la foule, qui n'aurait pas manqué de venir lui rendre ses hom-mages.

Là, elle colla son front contre une vitre et regarda anxieuse-

ment l'avenue brillamment illuminée ; puis sa pensée prit son essor et suivit son cousin, Paul Champfort, à la recherche du mys-térieux sauveur qu'elle n'avait fait qu'entrevoir. À toute minute, par une illusion d'espoir, elle se figurait voir arriver les deux jeu-nes gens—l'un rayonnant comme le bonheur, l'autre terrible comme la vengeance !

Mais toute la nuit se passa ; mais l'aurore descendit du ciel ;

mais quatre heures sonnèrent, puis cinq, puis six, sans réaliser le secret espoir de la malheureuse fiancée, sans que Gustave eût pa-ru ?

Seulement, comme le dernier coup de la sonnerie vibrait en-

core au-dessus des assistants silencieux, Champfort entra dans le grand salon.

Il était extrêmement pâle et paraissait exténué de fatigue.

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Laure, assise près de sa mère et à quelque distance de la table

où se tenait un grave notaire, jeta à son cousin un coup d'œil in-terrogateur ; mais celui-ci ne put que courber la tête dans un geste de suprême désespoir.

— Allons ! le sort en est jeté, se dit la jeune fille, consommons

courageusement notre sacrifice…,. Dieu n'a pas voulu que j'eusse ma part de bonheur sur la terre !

Et, calme, stoïque, impassible, elle écouta la lecture du

contrat de mariage, faite en ce moment par le notaire. Le plus profond silence régnait parmi les nombreux assis-

tants, rassemblés dans le salon. Seuls, Paul Champfort et Ed-mond Privat, retirés à l'écart, causaient d'une façon extrêmement animée.

Les deux jeunes gens paraissaient sous le coup d'une violente

émotion et semblaient discuter une question d'un haut intérêt, car sur leurs pâles figures se lisait le bouleversement le plus terri-ble. Champfort, surtout, avait l'air furieusement excité et dominé par une de ces froides colères que l'on ne maîtrise pas.

Le jeune Privat, plus raisonnable, faisait tous ses efforts pour

calmer son cousin. Cependant, le notaire acheva la lecture du contrat de mariage

au milieu du silence général. Il promena alors, à travers ses lunet-tes, un regard interrogateur sur les intéressés ; puis, constatant que personne n'avait d'objection à faire, il se leva et présenta au futur époux, Joseph Lapierre, son siège et sa plume.

— Signez, monsieur, dit-il.

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Lapierre signa d'une main fiévreuse. Puis, se levant, il atten-dit, tout en présentant la plume au notaire.

— À la future épouse, maintenant ! reprit l'homme de loi.

Passez la plume à votre fiancée, monsieur. Lapierre se tourna vers Laure et attendit, tenant toujours la

plume. Mais, comme la jeune fille hésitait, tournant désespérément

son regard vers la porte d'entrée, madame Privat intervint. — Eh bien ! Laure, que fais-tu donc ? dît-elle avec une cer-

taine impatience ; ne vois-tu pas que tu fais attendre ces mes-sieurs ?

— J'y vais, ma mère ! répondit tranquillement la jeune créole. Et, plus blanche que le papier sur lequel elle allait inscrire son

nom, plus froide que la table de marbre qui servait de bureau, elle s'avança silencieuse et résignée.

Lapierre, fort pâle lui-même, s'empressa de lui présenter la

fatale plume. La victime se mit en devoir de signer sa condamnation… Mais, à cet instant, suprême, il se passa quelque chose

d'étrange. On vit Champfort s'échapper brusquement des mains d'Edmond Privat et marcher, un revolver à la main, sur Lapierre, tandis que la porte d'entrée du salon s'ouvrait avec fracas pour livrer passage à un homme pâle et le visage ruisselant de sueur…

À cette terrible apparition, Lapierre poussa un cri étouffé et

tomba sur un siège. Quant à Laure, elle laissa échapper la plume,

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joignit les mains et leva les yeux au ciel, dans une muette action de grâce.

L'homme qui arrivait ainsi à la dernière heure, à la dernière

minute, c'était le sauveur, c'était Gustave Després.

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CHAPITRE XXVII DEUX VIEILLES CONNAISSANCES

Avant de mettre face à face les deux implacables rivaux de

Saint-Monat, retournons un peu sur nos pas et expliquons com-ment il se faisait que le Roi des Étudiants, enlevé si prestement la veille, arrivait cependant juste à point pour sauver Laure des bras de Lapierre.

On se rappelle que vers le soir du 22 juin—c'est-à-dire quatre

jours auparavant—Després, ramassé sanglant et privé de senti-ment dans le parc de la Folie-Privat, avait été conduit chez le père Gaboury par le petit Caboulot, et là, confié aux soins d'un méde-cin ; on se rappelle, en outre, que Louise avait disparu le même soir, sans que les recherches les plus minutieuses eussent donné seulement un indice relativement à cette étrange affaire ; enfin, nos lecteurs ont trop bonne mémoire pour n'avoir pas tout frais dans l'esprit le spectacle poignant du pauvre Caboulot enserré dans les immenses bras de Passe-Partout, au moment où le cou-rageux enfant faisait pâlir Lapierre sous le regard des six prunel-les d'acier de son revolver.

Il va sans dire que tout cela s'était accompli à l'insu du Roi

des Étudiants, cloué sur le lit de Louise par une fièvre cérébrale qui s'était déclarée pendant la nuit, et il est parfaitement inutile d'ajouter que la garde-malade chargée de veiller auprès du blessé avait reçu instruction de ne pas toucher un mot de ces événe-ments, au cas où Gustave, revenu à l'intelligence, la questionne-rait.

Il résulta donc de toutes ces salutaires précautions que Des-

prés n'apprit l'horrible vérité, c'est-à-dire la disparition du Ca-boulot et de Louise, que dans la matinée du lundi suivant, jour où le médecin le déclara hors de danger et lui raconta ce qui était arrivé.

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Le Roi des Étudiants n'eut pas de peine à deviner d'où par-taient tous ces coups successifs. Il se souvint du célèbre axiome de droit criminel : « Cherche à qui le crime profite », et il eut bientôt fait de trouver à qui pouvait, profiter la disparition du Ca-boulot et de sa sœur ; et, rattachant ces deux attentats à la tenta-tive de meurtre faite sur lui, quelques jours auparavant, le jeune homme acquit la conviction que Lapierre, Lapierre seul, était l'au-teur de toutes ces ténébreuses menées.

Que faire ?… Fallait-il terminer la campagne par un coup de foudre, en dé-

nonçant Lapierre aux autorités de police et le faisant arrêter dans son propre domicile ?

Gustave en eut un instant la pensée, mais il la rejeta aussitôt.

Sa loyauté native se prêtait mal à de semblables moyens, et il chercha autre chose.

Ne valait-il pas mieux faire le mort et laisser l'ennemi s'en-

dormir dans une trompeuse sécurité, pour tomber sur lui au mo-ment où il croirait la victoire assurée ?

C'était de bonne guerre, et c'est à ce dernier moyen que s'ar-

rêta l'étudiant. Il attendrait, pour se rendre à la Canardière, que la nuit fût venue, et il ne ferait que passer chez lui—le temps de prendre un certain portefeuille où était soigneusement enfermé le dossier de l'ex-fournisseur des armées américaines.

Malheureusement, Després comptait sans maître Passe-

Partout, qui, nonchalamment étendu sur le talus du rempart, le guettait par une embrasure. Or, ce digne garçon, relevé de sa garde auprès du Caboulot, s'était installé dès le matin en face de la maison Gaboury et ne l'avait pas un seul instant perdue de vue.

Une si belle persévérance ne devait pas rester infructueuse.

Passe-Partout vit, à un certain remue-ménage dans la chambre

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du malade, que quelque chose d'inaccoutumé se passait. Il redou-bla d'attention, dilatant ses prunelles pour essayer de percer l'épais rideau de mousseline qui masquait la fenêtre. Mais, en dépit de toute la bonne volonté du monde, l'excellent garçon ne put que constater le passage fréquent de deux ombres derrière le malencontreux rideau.

Un autre se fût découragé. Passe-Partout, lui, ne fit que se piquer au jeu. Enfin, vers six heures du soir. Argus—le dieu des espions—eut

pitié de son disciple. La fenêtre s'ouvrit toute grande et Després se pencha hors de l'appui pour inspecter la rue.

Cela ne dura qu'une seconde ; mais Passe-Partout vit ce qu'il

voulait voir, c'est-à-dire un blessé tout vêtu et assez bien rétabli pour entreprendre une petite promenade à la Canardière.

Il détala aussitôt et se rendit en toute hâte chez le patron. Là, il ne dit qu'un mot : — Votre homme va venir. — C'est bien, partez, lui fut-il répondu ; et, surtout, n'oubliez

pas qu'il faut que les choses se fassent sans bruit. Pas de lutte, pas de cris. Mais un bon bâillon et des cordes solides. Allez.

Bill, surgissant du cabinet privé, emboîta le pas derrière

Passe-Partout, et les deux coquins prirent le chemin de la Folie-Privat.

Trois-quarts d'heure plus tard, une voiture de maître,

conduite par un élégant jeune homme et agrémentée d'un domes-

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tique en livrée, descendait rapidement la rue Saint-Louis et tour-nait l'angle de la côte du Palais.

C'était Lapierre qui se rendait au bal de sa future belle-mère,

Mme Privat. La garde du Caboulot, toujours prisonnier dans son cabinet

noir, avait été confiée à Madeleine. Mais revenons à Gustave Després. Après avoir rassuré le père Gaboury sur le sort de ses deux

enfants et lui avoir promis de les ramener sains et saufs au logis, le lendemain, le Roi des Étudiants se disposa au départ.

Il attendit cependant que la nuit fût complètement venue ;

puis il s'enveloppa dans une ample redingote et se dirigea vers la rue Saint-Georges, où il demeurait.

Sa maîtresse de pension, en le voyant arriver si inopinément,

faillit lui sauter au cou. — Ah ! monsieur Després, dit-elle, j'ai cru qu'il vous était ar-

rivé malheur, et vos amis, donc !… Dame ! depuis quatre jours qu'on n'a eu, de vous ni vent ni nouvelle !…

— Rassurez-vous, la mère, répondit Gustave… J'ai fait un

voyage : voilà tout. — Tant mieux. Seigneur !… Elle allait continuer, mais Gustave ne lui en laissa, pas le

temps et monta chez lui. Sans perdre une minute, il ouvrit un des tiroirs de son secrétaire et y prit un vieux portefeuille de maro-quin rouge, à fermoir de cuivre oxydé, qu'il dissimula soigneuse-

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ment sous ses habits ; puis il sortit de sa chambre, referma sa porte et regagna la rue, à petit bruit.

Une heure après, il pénétrait, par un chemin détourné, dans

le parc de la Folie-Privat et s'avançait, absorbé dans ses pensées, vers le rond-point. Certes, il était loin de s'attendre à rencontrer, au beau milieu des domaines de Mme Privat et en pleine nuit, les deux oiseaux de pénitencier qui le guettaient. Aussi, lorsque ces messieurs s'abattirent sur lui avec un ensemble magnifique, Gus-tave fut-il extrêmement surpris, tellement surpris qu'il ne songea pas même à se défendre. L'eut-il voulu, du reste, que la chose eût été impossible. En effet, les agresseurs ne s'amusèrent pas à lui expliquer comment ils se trouvaient là et à s'excuser de la liberté grande. Bien au contraire, pendant que l'un lui appliquait sur la bouche un solide bâillon, l'autre, avec une dextérité inouïe, lui liait bras et jambes, le mettant dans l'impossibilité absolue de bouger.

Cela fait, le plus grand des bandits—une espèce de géant, aux

formes massives—sortit de sa ceinture un court poignard et en appliqua froidement la pointe sur la poitrine du prisonnier.

— Un cri, un geste… et tu es mort, mon bonhomme ! dit-il

d'une voix sourde. — Nous te ferons pas de mal, si tu es sage ; mais gare à la dis-

sipation ! ajouta le plus petit sur un ton aigrelet. Després n'avait garde de crier : il étouffait sous son bâillon :

de gesticuler : il était ficelé comme une momie de la pyramide de Khéops.

Il se contenta donc de rager in petto et de déplorer son im-

prévoyance. Mais c'étaient là des regrets superflus, et le Roi des Étudiants n'était pas homme à s'y abandonner longtemps. Com-prenant parfaitement que le seul but de Lapierre, en le faisant enlever, était de l'empêcher de communiquer avec Laure avant

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son mariage. Després concentra toutes ses facultés à chercher un moyen de s'échapper avant le lendemain matin.

— Pourvu qu'on ne m'entraîne pas trop loin, se dit-il, rien

n'est perdu. Je trouverai bien, d'ici à quelques heures, un expé-dient pour me débarrasser de mes deux coquins.

Et, fortifié par cette lueur d'espoir, Gustave se laissa docile-

ment conduire à la voiture fermée qui attendait en, face d'une des extrémités du parc.

Le trajet se fit en dix minutes ; puis le lourd équipage s'ébran-

la, pour ne s'arrêter qu'après une course d'une demi-heure. On était arrivé. Passe-Partout ouvrit la portière et sauta sur le chemin. Il fut

suivi de Bill. Puis tous deux, avec une galanterie exquise, enlevè-rent délicatement leur prisonnier et le mirent un instant sur ses jambes, à côté de la voiture.

Cela fait, Passe-Partout se détacha du groupe et se dirigea

vers une vieille maison en ruines, accroupie sur un amoncelle-ment de rochers fantastiques, et qui n'était autre que la distillerie de la mère Friponne.

Després ignorait ce détail ; mais il lui fut facile de reconnaître

qu'il était sur la route de Charlesbourg et à un demi-mille tout au plus de Québec, dont la masse sombre se détachait sur sa droite.

— Allons, bon ! pensa-t-il, je ne suis qu'à deux pas de la Ca-

nardière et j'aurai bien du malheur si je ne réussis pas à m'échap-per de cette vieille bicoque.

Passe-Partout revint au bout de cinq minutes.

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Il y a quelqu'un, dit-il à son compagnon ; faisons le tour et en-trons par la porte de derrière.

— La chambre de monsieur est prête ? demanda Bill, d'un ton

goguenard. — Il n'y manque que des tapis, répondit le facétieux Passe-

Partout. — En avant, alors. Després fut de nouveau enlevé, et les deux porteurs gravirent

le monticule, frôlèrent les murailles de la masure, puis finalement s'arrêtèrent en face d'une porte basse donnant sur la forêt.

— C'est ici ! fit la voix flûtée du plus petit des porteurs. — Faut-il enfoncer ? gronda le géant, s'apprêtant à heurter la

porte de sa formidable épaule. — Non pas. Du silence et de la tenue !… la mère Friponne va

ouvrir dans la minute, s'empressa de répliquer Passe-Partout. Il ne se trompait pas. La porte s'ouvrit presqu'à l'instant et

une vieille femme apparut, une chandelle fumeuse à la main. — Par ici. mes cœurs, dit-elle je vais vous montrer le chemin. — On y va, la vieille ; marchez, lui fut-il répondu. La mère Friponne, suivie des porteurs et du porté, traversa

une petite salle sombre et humide, ouvrit une porte, fit quelques pas dans une autre pièce, non moins sombre, et non moins hu-mide, puis s'arrêta et, se baissant, souleva une trappe, d'où s'échappèrent des parfums non équivoques de whisky.

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— Ça sent bon, ici, la mère ! grommela Bill en reniflant avec satisfaction.

— Sapristi ! oui, appuya Passe-Partout. — Suivez toujours, mes cœurs, grinça la voix de la mère Fri-

ponne, déjà rendue dans les profondeurs de la cave. Le singulier cortège descendit l'escalier par où était disparue

la vieille, traversa une vaste salle, mal pavée et saturée d'odeurs alcooliques, passa sous le cadre vermoulu d'une lourde porte, et enfin s'arrêta dans une autre salle, aussi vaste que la première et séparée d'icelle par un mur de refend, mais à moitié dépavée et ne recevant de jour que par un soupirail grillé.

— C'est ici la chambre de monsieur, dit la mère Friponne, en

s'inclinant avec une politesse comique. — Oui-da ! fit Passe-Partout ; eh bien ! j'en ai vu de pire et j'ai

souvent couché, moi qui vous parle, dans des lieux qui, loin d'être bien clos comme celui-ci, n'avaient pour murailles que les quatre pans du ciel.

— Moi aussi, appuya Bill, sans compter la pluie qui passait à

travers la toiture du firmament. — En ce cas, vous ne trouverez pas monsieur à plaindre, pas

vrai ? fit observer la maîtresse du logis. — Au contraire, répondit Passe-Partout, il va être ici comme

un prince… un peu gêné, peut-être, dans ses mouvements ; mais, bah ! une nuit est bientôt passée.

Et, sur cette réflexion philosophique, le petit homme repassa

dans la première cave, où l'attiraient invinciblement les odorantes émanations du whisky.

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La mère Friponne et Bill suivirent, non, toutefois, sans avoir

civilement souhaité une bonne nuit à leur pensionnaire. Puis, la lourde porte fut refermée et une grosse barre de

chêne assujettie en travers, de manière à rendre inutile toute ten-tative pour la rouvrir. Le pauvre Després, malgré toutes les res-sources de sa fertile imagination, avait donc bien peu de chances de s'échapper.

Cependant, il ne désespéra pas et se prit à réfléchir sérieuse-

ment. Pendant que le Roi des Étudiants rumine et repasse dans sa

mémoire toutes les ruses employées par les prisonniers célèbres, depuis ; les évasions du hardi chevalier de Latude jusqu'à celles du fameux Jack Sheppard, suivons un peu nos amis Bill et Passe-Partout. Nous finirons, peut-être, par rencontrer, au bout de no-tre course, des personnages avec qui nous avons déjà lié connais-sance.

Comme tous les membres de la petite pègre, les deux garne-

ments que nous venons de voir à l'œuvre adoraient les liqueurs spiritueuses et, en particulier, le whisky. Aussi, les avons-nous vus tout à l'heure manifester hautement leur prédilection, lors-que, par la trappe soudainement ouverte, sont montés, en nuages épais, les arômes du joyeux liquide.

Nous n'étonnerons donc personne en disant que Bill et Passe-

Partout, une fois leur prisonnier en lieu sûr, ne paraissaient pas pressés de remonter à l'étage supérieur. C'est en vain que la vieille Friponne, un pied sur la marche inférieure de l'escalier, les invi-tait du regard et du geste à la suivre : regard et geste demeuraient impuissants contre les convoitises en éveil des deux acolytes.

Voyant cette hésitation de mauvais augure et les regards fure-

teurs des retardataires, la bonne femme prit un parti héroïque :

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elle monta, deux marches, de telle sorte que la chandelle qu'elle tenait se trouva au niveau du plancher supérieur, sur le point de disparaître.

Passe-Partout comprit cette tactique savante, et, lui aussi, il

prit un parti héroïque. — Hé ! la mère, dites donc ! cria-t-il. — Quoi ? fit la vieille, d'un ton rogne. — Ça sent bien bon, ici… — Ensuite ? — Eh bien ! là où ça sent bon… — Achevez. — Moi, je reste. — Moi aussi, fit Bill, comme un écho sourd. — Oui-da ! mes cœurs, glapit la mère Friponne, en redescen-

dant les deux marches qu'elle venait de gravir. — C'est comme ça ! reprit Passe-Partout résolument. — C'est comme ça ! appuya Bill, non moins résolument. Les yeux de la mère au whisky lancèrent deux flammes ai-

guës. Elle parut sur le point de se porter à quelque voie de fait regrettable ; mais, heureusement, la fière attitude de l'ennemi lui en imposa et toucha son vieux cœur racorni.

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— Voyons, mes enfants, dit-elle d'un ton radouci, pas de bêti-ses ; montez à la cuisine et je vous en apporterai, de ce qui sent bon.

— Bien vrai, la mère ? demanda Passe-Partout, ébranlé. — C'est si vrai qu'il y en a déjà sur la table qui vous attend. — À la bonne heure ! Grimpons, vieux Bill. Bill ne se le fit pas répéter deux fois. Il suivit Passe-Partout,

qui lui-même suivait la mère Friponne, de telle façon que tous trois débouchèrent ensemble dans la cuisine, où nous avons déjà introduit le lecteur.

Mais là, les deux suivants de la mère Friponne s'arrêtèrent

tout interloqués : la table était déjà occupée par trois buveurs. Ces trois buveurs, nous les connaissons : c'étaient d'abord

maître Simon, puis—ô surprise agréable !—nos joyeuses connais-sances des premiers chapitres : Lafleur et Cardon.

Comment, diable ! se fait-il que nous les trouvions là, sirotant

tranquillement du whisky, pendant que leur roi, Gustave Després, est à vingt pieds d'eux qui se tord dans les spasmes de la fureur ?

Ah ! dame ! c'était un peu-là faute du sort qui les avait fait

naître sans le sou, pendant qu'il les avait dotés d'une soif prodi-gieuse—d'où était résulté un conflit permanent entre le besoin de boire et l'impossibilité de satisfaire ce besoin. La lutte avait été chaude, terrible et avec des chances à peu près égales des deux côtés, lorsqu'un beau matin, Cardon, pour sa part, dut s'avouer vaincu : la soif l'emportait, hélas !… et pas le sou !

Que faire ?… À quel saint se vouer ?… Si, encore, Bacchus se

fût trouvé sur le calendrier !…

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Cardon en était là de ses angoisses, lorsqu'à la nuit tombante

arriva Lafleur. Le digne homme était tout pâle ; non pas de cette pâleur morbide qui suit une bamboche un peu corsée, mais de cette blancheur nerveuse qui résulte d'une grande émotion.

Il s'assit sans mot dire en face de son camarade et le regarda

avec une pitié protectrice. Puis, au bout de quelques instants de ce silence mystérieux : — Ami Cardon ? dit-il. — Que veux-tu ? — As-tu trouvé ? — Non. — Rien ? — Rien. — Ainsi, il faut renoncer à satisfaire une soif légitime ? — Hélas… pas d'argent et… pas de crédit ! — C'est vrai. Nouveau silence, rompu, cette fois, par Cardon. — Et toi, Lafleur, tu n'as donc pas cherché ? — Si.

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— Et tu n'as rien trouvé ? — Si. — Comment, tu as un moyen ? — J'ai un moyen, et un bon ! répondit Lafleur, en sortant de

sa réserve empruntée. Je puis m'écrier, comme le grand Archi-mède : Eurêka ! j'ai trouvé ! Ami Cardon, embrassons-nous : dé-sormais, nous boirons à bon marché.

— Explique-toi, je t'en prie… répliqua Cardon, dominé par

une singulière émotion. — C'est bien simple, mon cher, répondit Lafleur, tu sais ta

chimie organique, n'est-ce pas ? — Un peu. — Voyons cela. Qu'arrive-t-il dans la fermentation des matiè-

res amylacées ? — Qu'elles se dédoublent en alcool et en acide carbonique. — En alcool, as-tu dit ? — Oui, en alcool. — Eh bien ! qu'est-ce que l'alcool, sinon du whisky en esprit ? — C'est, ma foi, vrai. — Nous ferons du whisky, mon ami, puisque les épiciers et les

aubergistes nous en refusent inhumainement ; et, pour punir ces

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tyrans dépourvus d'entrailles, chaque fois que nous serons saouls, nous irons parader en face de leurs boutiques inhospitalières.

Gardon n'en put entendre davantage et se jeta tout sanglotant

dans les bras du digne Lafleur. De ce jour, la fondation d'une distillerie clandestine était dé-

cidée. Restaient les fonds à recueillir et le site à trouver. Cardon et Lafleur firent une collecte parmi leurs camarades,

et le capital fut souscrit en une journée. Quant au site, au local et à quelques autres détails d'administration, ce fut plus difficile. Les deux fondateurs errèrent pendant huit grands jours, à Québec et dans les environs, sans trouver ce qui leur convenait. La sécuri-té de l'établissement exigeait un endroit isolé, loin des yeux de la police, tandis que la commodité des consommateurs le voulait à proximité de la ville.

Finalement, Lafleur dénicha la masure de la mère Friponne et

se décida à lui faire des ouvertures. La mère Friponne tenait alors un maigre débit de tabac moisi

et de pipes ébréchées, absolument insuffisant pour faire vivre un chat. Elle accepta avec enthousiasme.

Quinze jours plus tard, un alambic était installé dans sa cave

et les premières bouteilles du nouveau whisky prenaient la route de Québec, où leur contenu faisait les délices des carabins.

Depuis lors, la distillerie ne cessa de fonctionner et de répan-

dre ses produits au sein de la joyeuse bohème des disciples d'Hy-pocrate ou de Cujas. À l'époque où nous en sommes rendus—c'est-à-dire deux ans après sa fondation—l'assiette de cet établis-sement reposait sur une base solide, et ses pères, Lafleur et Car-don, pouvaient espérer qu'il atteindrait un âge patriarcal.

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Et, maintenant que le lecteur est bien fixé sur les raisons qui

amenaient les deux étudiants chez la mère Friponne, reprenons notre récit.

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CHAPITRE XXVIII OÙ TOUT LE MONDE SE RETROUVE

Comme nous venons de le dire, Bill et Passe-Partout s'étaient

donc arrêtés net sur le seuil de la porte, en apercevant les trois buveurs installés autour de la table.

Ces derniers, de leur côté, avaient relevé la tête et atten-

daient… Ce que voyant la mère Friponne : — M. Cardon, M. Lafleur, dit-elle, je vous amène du renfort :

ce sont deux gentlemen de mes amis qui s'en vont explorer le pays en arrière de Charlesbourg, et à qui je veux donner une pe-tite régalade, avant de partir.

Les deux étudiants s'inclinèrent légèrement, politesse qui fut

imitée, sur une plus grande échelle, par les explorateurs ; puis Cardon prenant la parole :

— Ces messieurs sont les bienvenus, répondit-il, et pourvu

qu'ils ne boudent pas avec le whisky, nous leur promettons une nuit agréable.

Passe-Partout, l'orateur de la compagnie d'exploration, fit

deux pas vers la table, et ployant de nouveau sa mince échine : — Vous êtes trop honnêtes, mes bons messieurs, dit-il, et

nous allons tâcher de vous prouver que le whisky, ça nous connaît.

— Et ça nous aime !… grommela Bill, on venant prendre place

à côté de son supérieur.

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— À la bonne heure ! fit Cardon ; je vous avouerai que je n'ai aucune confiance dans les personnes qui ne boivent que de l'eau. L'esprit de grain ou de patate entretient la belle humeur, tandis que l'eau simple—aqua simplex—alourdit le sang et y mêle de la bile… voilà mon opinion !

— J'allais vous dire la même chose, mais en termes bien

moins savants, n'ayant pas terminé mes études, répliqua gracieu-sement Passe-Partout, en prenant un escabeau et s'asseyant en face d'une bouteille pleine.

— En vérité, on ne peut être plus aimable, s'écria Cardon, fei-

gnant l'enthousiasme ; donnez-moi la main, jeune homme : de ce moment, je vous adopte pour mon ami, et je veux que nous scel-lions un pacte si touchant par un plein verre de whisky.

— Ah ! monsieur, quelle gracieuseté !… murmura le jeune co-

quin, feignant lui aussi l'émotion et se précipitant sur la main de Cardon.

— C'est entendu, n'est-ce-pas ? fit ce dernier. — À la vie, à la mort ! mon généreux ami, répliqua Passe-

Partout, tout en essuyant de sa main gauche une larme imagi-naire et, de sa droite, se versant un énorme verre de whisky.

Chacun fit de même, et cette première rasade fut bue au mi-

lieu du plus grand enthousiasme. Puis les pipes s'allumèrent, et Lafleur—qui n'avait pas encore

ouvert la bouche, s'étant contenté d'observer avec attention les deux prétendus explorateurs—Lafleur, disons-nous, s'approcha de Bill et lui frappant sur l'épaule :

— Et nous, l'ami, fit-il, est-ce que nous allons rester comme ça

à nous regarder, sans lier plus ample connaissance ?

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— Hein ?… gronda le géant, absorbé dans l'importante opéra-

tion de faire fonctionner son brûle-gueule. — Je vous demande si nous n'allons pas nous associer, nous

emmatelotter, comme viennent de le faire nos compagnons ? — Comme vous voudrez, répondit tranquillement Bill, en je-

tant un coup d'œil sur une nouvelle bouteille, apportée par Si-mon.

— Alors, votre main, mon ami ! — La voilà, jeune homme. — Vous vous appelez ? — Bill. — Eh bien ! maître Bill, je vous fais mon ami de bouteille, et je

m'engage à vous faire passer gaiement les heures trop courtes pendant lesquelles nous serons ensemble.

Le gros homme sourit largement. — Oh ! pour ça, dit-il, vous n'avez qu'une chose à faire. — Laquelle ? — Veiller à ce qu'on ne manque pas de whisky. — Quand il n'y en a plus, il y en a encore, répliqua flegmati-

quement Lafleur.

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Puis, se tournant vers le troisième buveur, qui n'avait pas en-core desserré les dents pour autre chose que pour ingurgiter d'énormes rasades :

— Simon ! appela-t-il. Celui-ci accourut, en trébuchant. — Holà ! illustre ivrogne, incomparable sommelier, pour-

voyeur de Sa Majesté Satanas, ouvre tes oreilles. Simon se prit les oreilles à pleines mains et les tint écartées

de sa tignasse fauve : mais il ne dit mot, jugeant sans doute que sa pantomime valait bien un acquiescement.

Lafleur poursuivit : — Je te charge de veiller à ce que, sur la table, le whisky suc-

cède au whisky. En attendant, va nous en chercher une demi-douzaine de bouteilles. As-tu compris ?

Pour toute réponse, Simon essaya de battre un entrechat,

perdit l'équilibre, mesura le plancher, se releva péniblement, puis disparut dans le cabinet noir du fond, après avoir reçu une talo-che de sa tendre mère.

Il remit bientôt, les trois charges de bouteilles, qu'il pressait

amoureusement sur son cœur. Quand tout ce butin fut rangé en bataille sur la table, Lafleur

s'écria : — Mes amis, à présent, que nous nous connaissons pour des

gaillards solides qui savent prendre la vie comme il faut et la me-ner joyeusement, je propose de faire rondement les choses. Et,

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d'abord, buvons à l'éternelle amitié que nous venons de contrac-ter, le gros Bill et moi.

— Oui, oui ! cria-t-on de toutes parts : que les colombes se

dévorent entre elles, plutôt qu'un nuage n'obscurcisse une si belle amitié !

— À pleins verres, messieurs ! tonna Lafleur, tout en cachant

négligemment le sien, qui était aux trois quarts rempli d'eau. Cette recommandation était inutile pour les deux nouveaux

arrivants, car ils avaient une soif de fiévreux et ne demandaient qu'à s'humecter largement le gosier.

La santé des nouveaux amis fut donc bue avec entraînement ;

puis vint celle de Simon, celle de la mère Friponne, puis celle du grand chien fauve, puis celle du chat noir, puis… on ne sut plus à qui boire.

À cette phase de l'orgie, tout le monde était aux quatre-

cinquièmes ivre. Bill avait la figure vermillonné et turgescente ; Passe-Partout demeurait pâle et anguleux, mais ses petits yeux noirs lançaient des regards en vrilles tout tordus d'éclairs joyeux ; Simon avait roulé sous la table et ronflait comme un cachalot ; la mère Friponne, le nez sur ses genoux, cuvait son whisky en face de la cheminée.

Quant à nos deux intimes, Lafleur et Cardon, ils semblaient

plus ivres encore que les autres. Le premier avait, sans cérémo-nie, escaladé la table, et, là, dominant les pochards ahuris, il hur-lait sa chanson favorite : le Grand-père Noé, à laquelle répondait, d'une voix de girouette rouillée, l'illustre Cardon.

Le tintamarre diabolique dura jusqu'à plus de quatre heures

du matin, où Passe-Partout se déclara tout-à-fait incapable de boire une seule goutte de plus et manifesta le désir de garder l'atome de lucidité qui lui restait.

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Bill se récria : — Mais il y a encore une bouteille pleine ! disait-il d'un ton

lamentable. — Il est temps de songer à nos affaires, répondit Passe-

Partout. — Au diable les affaires !… reprenait le géant. — Au diable !… hum ! et le patron, l'envoies-tu au diable, lui

aussi ? — Quel patron ?… Ah ! ce grippe-sou de Lapierre… — Chut ! Cette dernière recommandation fut accompagnée d'un si

formidable coup de pied que Lafleur et Cardon qui paraissaient sommeiller tressautèrent sur leurs escabeaux.

Ils échangèrent un rapide regard et se levèrent négligem-

ment. Chose singulière, malgré l'énorme quantité de whisky qu'ils

avaient bu, les deux jeunes gens semblaient parfaitement solide sur leurs jambes et toute trace d'ivresse avait disparu.

Pendant que Passe-Partout, avec une pointe d'inquiétude

dans le regard, cherche à se rendre compte de cet étrange phé-nomène, expliquons-le à nos lecteurs.

On se rappelle qu'aussitôt la voiture arrivée, Passe-Partout

sauta à terre et courut à la masure de la mère Friponne ; on se souvient aussi qu'il revint vers Bill et lui annonça qu'il y avait du

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monde, et qu'il faudrait tourner la maison, pour entrer par der-rière. Ce qui fut fait.

Mais toutes ces allées et venues ne s'étaient pas exécutées

sans éveiller l'attention des hôtes de la mère Friponne. Or, comme ces hôtes n'étaient rien moins que Lafleur et Cardon, c'est-à-dire des amis de Gustave Després et du Caboulot, disparus si étrangement depuis quelques jours, on conçoit que tout ce qui sentait le mystère dût leur mettre la puce à l'oreille.

Ils profitèrent donc de l'absence de la vieille pour regarder

par la fenêtre et assister au singulier transbordement que nous avons décrit. Malheureusement, la lune, comme si elle l'eût fait exprès, se cacha derrière un nuage au moment où le lugubre cor-tège passa près de la maison, et ils ne purent distinguer les traits de l'homme garrotté et bâillonné que l'on était en train de mettre à l'ombre.

Toutefois, ce qu'ils en virent leur donna l'éveil et fit naître

dans leur esprit une étrange émotion, mêlée d'une espérance va-gue… Si c'était Gustave ou le Caboulot que l'on faisait ainsi dispa-raître !… Ce Lapierre de malheur en était bien capable, après tout !

— Veillons au grain, ami Gardon, avait murmuré Lafleur à

l'oreille de son camarade ; quelque chose me dit que nous ne se-rons pas venus ici ce soir pour rien.

— Tu crois donc que ça pourrait être… ? avait répliqué Car-

don. — Cela me le dit… J'ai un pressentiment, mais, chut ! voilà

nos bandits qui remontent de la cave. Tâchons de les griser et de ne pas perdre la boule, nous. Une autre fois, nous leur revaudrons ça…

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L'arrivée de la mère Friponne, suivie des deux prétendus ex-plorateurs—une petite qualité inventée par l'ingénieuse vieille—mit fin au colloque, et l'on s'apprêta à bien recevoir des gentle-men aussi considérables.

Nous avons vu avec quelles démonstrations chaleureuses fu-

rent accueillis les honorables explorateurs du pays situé en ar-rière de Charlesbourg ; nous avons entendu les serments d'éter-nelles amitié échangés entre les quatre nouveaux amis et scellés de formidables libations—réelles pour Passe-Partout et Bill, mais simulées pour les deux étudiants ; il nous a même été donné de suivre les progrès de l'ivresse chez l'insatiable géant et—ô néant de la vertu humaine !—chez l'incorruptible lieutenant de Lapierre.

Le programme tracé par Lafleur avait donc été exécuté sans

encombre quant à ce qui concernait l'ivresse ; mais par malheur, jusqu'à près de cinq heures du matin, toute tentative pour faire jouer les deux apôtres avait échoué.

De guerre lasse, Lafleur et Cardon essayèrent d'un nouveau

stratagème ; ils feignirent de dormir. C'est à ce moment même que Passe-Partout déclara en avoir

assez et refusa de boire la dernière bouteille avec son vorace com-pagnon.

La partie semblait donc fort compromise et les étudiants se

disposaient à dresser de nouvelles batteries, lorsque le nom de Lapierre, imprudemment échappé à Bill, éclata comme une bombe à leurs oreilles.

L'effet fut instantané. Plus de doute : l'homme garrotté que les deux chenapans

avaient transporté dans les caves de la masure ne pouvait être autre que Després ou le Caboulot !… Et le mariage de Lapierre qui allait se célébrer le matin même !…

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Lafleur et Cardon se levèrent donc tranquillement de leurs

sièges ; puis, avec la même insouciance, ils se dirigèrent chacun vers leur ami de fraîche date…

Voyant cette manœuvre, Passe-Partout se dressa sur ses jam-

bes et mit une main dans sa poche, d'où il tira rapidement un re-volver. Mais le pauvre garçon n'eut pas le temps de s'en servir : Cardon bondit sur lui, empoigna l'arme et l'arracha des mains de Passe-Partout ; puis, de la main gauche, il entoura le maigre cou du petit homme, qu'il alla proprement coller à la muraille.

De son côté, Lafleur s'était disposé à attaquer Bill ; mais

voyant ce dernier dans l'impossibilité absolue de se lever, il se contenta de le fouiller et de lui ôter son poignard.

— Des cordes cria Cardon. Va prendre celles qui lient Des-

prés. Lafleur partit en courant. Mais un épouvantable fracas l'arrê-

ta sur le seuil du cabinet noir, et un homme bondit comme un léopard en face de lui.

— À moi, Lafleur ! à moi Cardon ! cria cet homme d'une voix

terrible. — Gustave ! Gustave ! hurlèrent les étudiants. C'était, en effet, Gustave Després. Comment s'était-il échappé ? par quel trou de souris avait-il

passé ? Nous allons le dire.

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La porte ne se fut pas plutôt fermée sur les talons du dernier de ses geôliers, que Gustave sortit de son impassibilité et chercha à se débarrasser de ses liens.

La chose n'était pas facile et, pendant une bonne heure, le

prisonnier s'épuisa en effort, infructueux. Les cordes étaient soli-des et le ficelage exécuté de main de maître. Pas la moindre pos-sibilité de desserrer les tenaces nœuds coulants qui retenaient les poignets derrière le dos.

Després, ruisselant de sueurs et accablé de fatigue, se laissa

retomber sur le sol, dans un état de prestation complète. Mais le corps se reposait, la tête continua du travailler. Au bout d'un quart d'heure de réflexion, le jeune homme tres-

saillit sur sa couche raboteuse. Une idée venait de lui traverser la tête : « Si je pouvais prendre mon couteau ! »

Hum ! ce n'était pas une mince affaire ! Le couteau en ques-

tion se trouvait dans la poche de droite du pantalon… et comment l'atteindre ?…

N'importe ! Després se mit aussitôt à l'œuvre. Il se tourna, se

retourna, se tordit, réussit à introduire le bout de ses doigts dans la bienheureuse poche, à saisir le couteau, le sortit à moitié, le perdit, le rattrapa, et finalement poussa un cri de triomphe…

Le couteau sauveur, échappé de sa retraite, gisait sur le sol ! Le prendre, l'ouvrir, couper, scier un peu partout fut l'affaire

de cinq minutes. Quand Gustave cessa de travailler, ses liens gisaient par

terre ; il était libre… dans sa prison !

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Comme on peut le supposer naturellement, le bâillon sous le-quel étouffait le prisonnier subit le même sort que les liens, et le Roi des Étudiants put enfin étirer ses pauvres membres tout courbaturés.

Cela fait. Després se mit en devoir d'inspecter sa prison. Un

rayon de lune qui filtrait par le grillage d'un petit soupirail lui ayant paru insuffisant pour bien étudier les lieux, le jeune homme alluma une allumette, puis deux, puis six, puis d'autres encore.

Après cette série d'illuminations fastueuses Gustave savait ce

qu'il voulait savoir ; il était fixé sur l'unique chance qu'il avait de se tirer d'affaire.

On n'a pas oublié que la cave où avait été transporté notre

ami se trouvait du côté du nord, séparée de la distillerie par un mur mitoyen et ayant au-dessus d'elle les appartements inoccu-pés de la masure, dont un servait de prison à la malheureuse sœur du Caboulot.

Or, le plancher supérieur de cette cave était dans un état

complet de délabrement. Les madriers qui la composaient étaient aux trois-quarts pourris et ne tenaient aux solives que par un mi-racle des lois de la pesanteur.

Gustave n'hésita pas. Il comprit que son fort couteau aurait

bientôt fait justice de ce bois vermoulu et se mit à l'attaquer avec énergie et précaution, de peur, d'attirer l'attention de ses ravis-seurs.

Au bout d'une demi-heure de travail, deux des madriers du

premier plancher étaient coupés et leurs débris gisaient par terre, laissant béante une ouverture de deux pieds sur six, à peu près, à l'encoignure nord de la cave.

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Restait le deuxième plancher—celui qui formait le parquet de la pièce au-dessus. Després se reposa cinq minutes et recommen-ça à jouer du couteau.

Ce fut plus long, car le plancher supérieur se trouvait être en

meilleur état que l'autre ; mais enfin, après un travail opiniâtre de plus d'une heure, une coupure transversale en avait séparé les madriers et il ne restait plus qu'à les faire basculer sur la solive qui touchait à la muraille.

Després avait un crochet à son bienheureux couteau ; il l'in-

troduisit dans la rainure, tira à lui et faillite pousser un cri de joie, en voyant le jour lui arriver à flots par l'ouverture que laissaient les madriers en tombant.

Mais une autre émotion, plus forte et plus inattendue, lui

était réservée. En passant sa tête par le trou pour se hisser à l'étage supé-

rieur, Gustave aperçut une jeune fille assise sur un méchant gra-bat, dans le coin d'une chambre triste et nue. La malheureuse avait la tête dans ses mains et lui tournait le dos. Elle était, sans doute, sous le coup d'une immense préoccupation, car elle n'en-tendit pas le bruit que faisait Després en prenant pied dans son réduit.

Le Roi des Étudiants fit un pas en avant ; la jeune fille se re-

tourna, effrayée, et deux cris étouffés partirent simultanément : — Gustave ! — Louise ! Puis un court silence suivit, pendant lequel les deux anciens

amants des bords du Richelieu sentirent leur cœur envahi par un flot de souvenirs douloureux. Louise était trop émue pour parler, et Gustave, brusquement placé en face de cette jeune fille qu'il

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avait tant aimée, croyait entendre gronder en lui-même, comme un tonnerre lointain, les dernières rumeurs de sa passion expi-rante.

Ce fut lui qui, dominant son trouble, rompit le premier ce si-

lence plein d'angoisses. — Louise, dit-il avec mélancolie, nous nous revoyons dans de

tristes circonstances. — Hélas ! Gustave, répondit la jeune fille, en relevant sa tête

blonde et son visage pâle, que vous est-il donc arrivé et comment se fait-il que je vous retrouve ici, après vous avoir laissé là-bas, tout sanglant et évanoui ?

C'est toute une histoire. J'ai été transporté chez vous par

Georges et je n'en suis parti qu'hier soir, après que les soins assi-dus de votre excellent père et d'un habile médecin m'eussent re-mis sur pied.

— Ah !… mais cela ne me dit pas pourquoi vous m'apparaissez

comme dans les contes de fées, surgissant des entrailles de la terre.

— Oh ! ceci est le fait d'un monsieur qui m'en veut beaucoup

et ne me l'a que trop prouvé, répondit Gustave, avec un, sourire amer.

— Que voulez-vous dire ? fit Louise, étonnée ! — Je veux dire que tel que vous me voyez, je suis prisonnier

de monsieur Lapierre. — Vraiment ?… le misérable ne s'est pas contenté… ?

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— De m'envoyer au pénitencier ?… de m'assassiner dans un endroit écarté ?… non, mademoiselle ; il lui restait à me séques-trer : c'est ce qu'il vient de faire.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! gémit la jeune fille ; mais c'est

donc un monstre que cet homme ? — Comme vous dites, mademoiselle, répondit Després, en

s'inclinant froidement. Puis, au bout de quelques secondes, il reprit : — Et, vous, depuis combien de temps êtes-vous ici ? — Depuis cette soirée où je vous trouvai dans le parc de Mme.

Privat, baignant dans votre sang. — Comment vous trouviez-vous là ? demanda le jeune

homme, avec une certaine anxiété. Louise hésita un instant, puis répondit d'une voix douce : — J'étais allé chez vous avec mon frère et, apprenant votre

départ, nous allions à votre rencontre. — À ma rencontre !… Et pourquoi ? Louise tomba à genoux, prit les mains de Després et murmu-

ra en sanglotant : — J'avais assez souffert… je voulais être pardonnée ! Gustave pâlit… Le fantôme de la trahison de sa fiancée se

dressa un moment devant ses yeux, escorté du spectre sévère de la vengeance… Mais il avait souffert, lui aussi, et chez les âmes

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vraiment fortes, la souffrance élève le sentiment et met au cœur la sainte compassion…

Gustave chassa donc, d'un froncement de sourcil, les deux si-

nistres apparitions. Il releva Louise, la baisa au front et lui dit simplement :

— Louise, de ce jour, le passé n'existe plus : Je te pardonne ! La douce jeune fille sentant qu'elle méritait ce pardon, ne ré-

pondit qu'un mot : — Merci ! Puis elle ajouta aussitôt : — Et, maintenant, mon bon Gustave, cours où le devoir t'ap-

pelle. Il y a là-bas une malheureuse enfant qui t'attend comme un sauveur. Laisse-moi et vole à la Canardière.

— Tu as raison, Louise, mais nous irons tous deux. Ton té-

moignage ne sera pas inutile. — Je suis prête à tout. En ce moment, une voix puissante se fit entendre au loin,

dans la maison, chantant ce refrain connu :

C'est notre grand-père Noé, Patriarche digne,

Que l'bon Dieu nous a conservé, Pour planter la vigne.

— Lafleur, ici ! s'écria Gustave. Nous sommes sauvés. Vite à

l'œuvre !

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Et, bondissant vers la porte, le vigoureux jeune homme la

frappa si violemment de son pied, qu'elle vola en éclat. C'était ce fracas qu'avait entendu Lafleur. Cinq minutes plus tard, Bill et Passe-Partout étaient garrottés

à leur tour, et Gustave Després, sur le point de partir, disait : — Mes amis, il est cinq heures et je n'ai pas un instant à per-

dre. Je vais donc prendre les devants. Quant à vous, abandonnez ces deux coquins à leur sort et conduisez cette jeune fille là où elle vous dira d'aller.

C'est compris, n'est-ce pas ? — Oui, oui ! et elle n'aura pas à se plaindre de nous, répliquè-

rent les étudiants. — À tantôt, alors ! — À tantôt ! Vive le Roi des Étudiants ! Gustave prit sa course et descendit la route de Charlesbourg ;

mais, au moment d'en tourner l'angle, il se heurta presque à un jeune homme qui la remontait.

Il ne put retenir une exclamation : — Le Caboulot ! — Gustave ! répondit l'enfant, tout essoufflé. — D'où sors-tu ?

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— De chez Lapierre. — Je m'en doutais. Tu t'es donc évadé ? — Oui. Tout le monde est en campagne depuis hier soir. On

m'a donné pour gardienne une femme à qui il restait un morceau de cœur : je l'ai attendrie, et je cours chez une certaine « mère Friponne » que j'ai entendu nommer de ma prison.

Ma sœur doit y être. — Elle y est, et sous bonne garde, encore. Hâte-toi et ramène-

la… elle te dira où. — J'y vole… Et, toi ? — Je suis pressé… Je te conterai cela plus tard. Au revoir ! Et Gustave poursuivit son chemin, au pas de course. Nous avons vu que, lorsqu'il arriva, il n'était que temps.

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CHAPITRE XXIX LE JUGEMENT DE DIEU

Nous avons vu, dans un chapitre précédent, quel coup de

théâtre produisit l'arrivée du Roi des Étudiants dans le grand sa-lon du cottage, alors envahi par l'élite de la société québecquoise.

Lapierre, debout près du notaire, se laissa tomber sur un

siège, pendant que sa figure de cire prenait les teintes livides de la terreur.

Quand à Laure—nous l'avons dit—elle laissa échapper la

plume qu'elle tenait, joignit les mains et leva les yeux au ciel, dans un élan spontané de gratitude.

Tout le monde s'était retourné vers la porte et chacun regar-

dait avec une profonde stupéfaction ce beau jeune homme pâle qui s'était arrêté sur le seuil du salon et dont la vue impression-nait si fort le couple qui allait bientôt s'unir.

Ce fut une heureuse diversion pour Champfort, car elle empê-

cha son coup de tête d'être trop remarqué, et Edmond put le ra-mener à l'écart sans qu'il fit aucune résistance.

Cependant, Gustave Després, après s'être orienté un instant

et avoir promené son regard dans la vaste pièce, s'avança lente-ment vers la table et s'inclinant devant Madame Privat, qui n'était pas encore revenue de son ébahissement :

— Madame, dit-il, d'une voix grave, vous me pardonnerez

d'avoir répondu si tard à votre gracieuse invitation d'assister à votre bal. Rien moins que la privation absolue de ma liberté n'au-rait pu m'empêcher d'assister aux splendeurs de votre festival. Aussi, étais-je bel et bien prisonnier. Mais j'ai brisé mes liens, fait sauter mes verrous… et me voici !

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Et Després, en prononçant ces paroles sur un ton d'exquise

galanterie, se retourna à demi du côté de Lapierre et lui jeta un regard froidement railleur, que ce dernier ne put soutenir.

La riche veuve ne savait trop que penser de cette tirade,

qu'elle trouvait pour le moins excentrique, mais elle était de trop bonne société pour ne pas y répondre poliment.

— Monsieur, dit-elle gracieusement, vous nous donnez là, à

mes enfants et à moi, une trop grande preuve d'attachement pour que je ne vous prie pas de me dire votre nom.

— Madame, répondit le jeune homme, je me nommais autre-

fois Gustave Lenoir ; mais des circonstances d'une nature particu-lière m'ont forcé de prendre le nom de ma mère, et, maintenant, je m'appelle Gustave Després.

— C'est notre roi, ma mère, c'est le Roi des Étudiants ! ajouta

Edmond. — Ah ! fit la veuve. Et bien ! Sire, ajouta-t-elle en souriant.

Votre Majesté nous fera l'honneur de signer sur le contrat de ma-riage de ma fille, dont la lecture venait de se terminer au moment de votre arrivée.

— Madame, répliqua Després d'une voix toujours courtoise,

mais ferme, je regrette infiniment de ne pouvoir apposer ma royale griffe au bas de cet acte notarié, car je suis venu, au contraire, pour empêcher ce contrat de se signer.

— Plaît-il, monsieur ? fit madame Privat avec hauteur, car elle

commençait à trouver la plaisanterie un peu forte. — C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, madame.

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— Ainsi, vous avez réellement la prétention d'empêcher le mariage de ma fille ?

— J'ai la prétention d'empêcher Joseph Lapierre d'épouser

mademoiselle Laure. — En vérité, monsieur, vous êtes plaisant pour un roi ! dit-

elle. — J'ai bien peur, madame, que vous ne me trouviez, au

contraire, bien lugubre dans quelques instants, répliqua solennel-lement Després.

Cette réponse fit tressaillir légèrement la veuve et causa une

certaine émotion dans l'assistance. Les fauteuils se rapprochèrent insensiblement et les chuchotements cessèrent, comme si les pa-roles du jeune étranger eussent été le prologue de quelque drame mystérieux.

Quant à Lapierre, redevenu à peu près maître de lui-même,

par un puissant effort de volonté, il se tenait renversé sur son fau-teuil, le regard insolent et la lèvre dédaigneuse. Il semblait assis-ter à quelque bonne farce d'écolier, et ne pas se préoccuper le moins du monde de ce qui pouvait en résulter…

Madame Privat, après une minute de vague contrainte, reprit

avec une sorte d'impatience : — Enfin, M. Després, plaisant ou lugubre, expliquez-vous…

Qu'y a-t-il ? de quoi s'agit-il ? — De quoi il s'agit ? je vais vous le dire, ma chère dame, ripos-

ta une voix métallique et railleuse, qui n'était autre que l'organe de Lapierre.

— Ah ! fit la mère de Laure, vous sauriez ?…

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— Oui, madame. Le monsieur tragique que vous avez sous les

yeux n'est rien moins qu'un de mes anciens rivaux qui, pour un amour rentré, me fait l'honneur de me haïr, et s'est juré de me faire tort auprès de vous.

— Ah ! fit encore la veuve du colonel, je m'attendais à une

tragédie et voilà que vous me menacez d'une pièce bouffonne ! C'est mal à vous, mon cher gendre : vous effeuillez mes illusions.

— Ma bonne mère !… supplia Laure. — Ma tante ! appuya Champfort, ces paroles… — Vous vous hâtez trop de juger, ma mère ! dit à son tour

Edmond. — Laissez faire, répliqua Després d'un ton calme. Madame

Privat est parfaitement excusable de me persifler un peu pour plaire à celui qui devait être son gendre, car elle ne sait pas encore que l'insolent qui vient de me provoquer, lorsqu'il aurait dû im-plorer mon silence à genoux, est le meurtrier de son mari.

À cette froide déclaration, tombant comme une bombe au mi-

lieu de l'assemblée silencieuse, il y eut un frisson général de stu-peur. Madame Privat pâlit affreusement, tandis que Lapierre bondit de son siège et montra le poing à Després, en criant d'une voix étranglée :

— Infâme calomniateur ! — Monsieur ! disait en même temps la veuve, qu'affirmez-

vous là ?

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— J'affirme, madame, reprit Després avec force, que l'homme qui aspire à la main de mademoiselle Laure est l'assassin du colo-nel Privat.

— L'assassin de mon mari ? — Oui, madame… à moins que celui qui organise le meurtre

soit moins coupable que l'instrument qui l'exécute. — Je ne comprends rien à tout cela, monsieur… Le colonel

Privat a été tué à la tête de son régiment, comme un brave officier qu'il était : voilà ce que je sais.

— C'est vrai, madame ; mais une chose que vous ignorez, c'est

qu'il a été attiré dans un guet-apens par un lâche espion qui se disait son ami.

— Attiré dans un guet-apens ?… trahi par un ami ?… Oh !

monsieur, quel abîme de malheur et de honte vous nous ouvrez là !

— Madame, répondit Després avec une tristesse grave, soyez

persuadée que si le bonheur de votre chère fille n'était pas en jeu, je me refuserais à soulever le sombre voile qui cache toutes ces turpitudes je vous laisserais dans votre bienheureuse ignorance de ces événements ténébreux… Mais mon devoir est là qui me pousse, et, d'ailleurs, la Providence m'a chargé de punir un grand criminel ; je ne faillirai pas à cette tâche.

— Monsieur aurait dû pénétrer dans cette enceinte en cos-

tume de grand justicier du Moyen-Age et escorté du bourreau et de ses aides, fit entendre la voix narquoise de Lapierre.

— Misérable ! tonna Després, oses-tu bien parler de bour-

reau, toi qui as fait assassiner le père de ta fiancée ; toi qui as es-sayé de me tuer lâchement, il n'y a pas plus de quatre jours ; toi, enfin, qui viens d'enlever à leur vieux père une jeune fille et un

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enfant ?… Ah ! le bourreau, il ne se dérange pas pour toi, car il sait fort bien que tu iras fatalement à lui avant qu'il soit long-temps.

Un violent tumulte suivit cette sortie. Tout le monde se leva,

et la curiosité fit que chacun se porta en avant. Lapierre, lui, sauta par-dessus la table qui le séparait de son audacieux adversaire, et alla se heurter entre les bras tendus de Champfort et du jeune Edmond, accourus pour protéger Després.

Il écumait de rage et jurait comme un porte-faix malappris. — Gueux ! cria-t-il, forçat évadé ! oseras-tu bien répéter ce

que tu viens de dire ? — Non seulement je répéterai mes accusations, répondit Des-

prés d'une voix très calme, mais j'ajouterai que, non content d'avoir fait assassiner le colonel Privat, tu as exploité la tendresse filiale de son enfant dans le but de t'emparer de sa dot.

— C'est vrai ! s'écria Laure d'une voix stridente. — Madame, au nom du ciel, reprit Lapierre, en s'adressant à

la veuve, ne vous laissez pas circonvenir par un imposteur que le dépit aveugle. Cet homme me poursuit d'une haine implacable, je vous l'ai dit, et cela pour un tour d'écolier que je lui ai joué, il y a plusieurs années, en me faisant aimer d'une fillette dont il raffo-lait. Je vous donne ma parole d'honneur que tel est le véritable, l'unique mobile qui l'a poussé à venir ici ce soir raconter ces ridi-cules histoires de guet-apens et de séquestration. J'espère que vous ne m'humilierez pas au point d'écouter un calomniateur aussi ridicule, et qu'au contraire, vous allez le faire chasser im-médiatement de ce salon par vos domestiques.

Madame Privat, ahurie et ne sachant quel parti prendre, allait

probablement donner dans ce sens, lorsque Champfort s'écria :

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— Par le sang de mon oncle ! M. Lapierre, il n'en sera pas ain-si et vous allez bel et bien subir votre procès en présence de cette honorable compagnie.

Si vous êtes innocent, qu'avez-vous à craindre ? On ne forgera

pas, je suppose, des preuves contre vous, et ma tante ne se rendra qu'à l'évidence la plus indiscutable ! D'un autre côté, les accusa-tions d'un homme comme Gustave Després, dont Je m'honore d'être l'ami, sont fondées et prouvées, pouvons-nous, ma tante peut-elle laisser des crimes aussi odieux impunis ?… Ne doit-elle pas à la mémoire de son mari, à la société, de vous faire enfin ex-pier la trop longue série de vos forfaits ?

— Vous auriez fait un excellent homme de loi, M. Champfort,

car vous avocassez à merveille, se contenta de répondre Lapierre. Cependant, j'espère que madame Privat ne ploiera pas la tête sous vos foudres, plus bruyantes que persuasives, et qu'elle décidera de suite si c'est moi ou M. Després qui doit sortir d'ici.

En ce moment même, Edmond était penché sur sa mère et lui

parlait à l'oreille. Quant il eut fini, la veuve était fort pâle et ses yeux brillaient d'un feu singulier.

Elle entendit la dernière phrase de Lapierre, et se levant : — Ni l'un ni l'autre ! dit-elle d'une voix ferme… Les affirma-

tions de M. Després sont trop graves, pour qu'il les ait faites à la légère ; en outre, elle se rapportent à des personnes et à des évé-nements qui ont tenu une trop grande place dans ma vie, pour que je consente à les repousser sans examen. Je prie donc les jeu-nes gens qui se trouvent dans cette enceinte de vouloir bien gar-der les portes, afin que personne ne cherche à se soustraire au châtiment qu'il aura mérité…

L'aimable amphitryon n'avait pas fini cette énergique petite

harangue, qu'un murmure approbateur courut dans l'assemblée,

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et qu'une vingtaines de jeunes gens se précipitaient vers les issues du salon, où ils s'installaient résolument.

— Bien ! messieurs, reprit la veuve. Maintenant, si l'honora-

ble compagnie ne s'y oppose pas, nous allons nous constituer en cour de justice et écouter impartialement M. Després. De la sorte, tout se passera régulièrement et nous n'aurons pas à déplorer des scènes de violence comme celle à laquelle nous venons d'assister.

« Très bien ! très bien ! » murmura-t-on de toutes parts. — Approchez, mesdames et messieurs. Tous les assistants se rassemblèrent autour de Mme Privat, à

l'exception d'un petit groupe de ; quatre personnes, dont une femme vêtue de noir, qui demeura à l'écart, et des jeunes gens installés aux portes.

Quant à Lapierre, pâle comme un cadavre, mais sombre et ré-

solu, il regagna lentement son siège ; près de la table, où il de-meura seul, semblable à un accusé sur la sellette.

Le misérable se voyait perdu ; mais il voulait lutter jusqu'au

bout et ne pas succomber sans une petite vengeance qu'il médi-tait.

Cet homme avait de la bête fauve dans le caractère, et il ne

faisait pas bon de l'acculer dans ses retranchements. La cour de justice, ou plutôt le tribunal extraordinaire impro-

visé par la veuve du colonel, étant donc constitué, cette dernière se leva et s'adressant de nouveau à l'assemblée :

— Messieurs, dit-elle, il y a parmi vous plusieurs avocats et

gens de loi, infiniment plus aptes que moi à conduire l'affaire qui nous occupe ; je les charge donc tout spécialement du soin de

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veiller à ce que les preuves fournies par M. Després soient de cel-les qui ne laissent aucun doute dans l'esprit ; et, comme il faut un président pour diriger les débats qui pourraient surgir, je propose que M. le juge X…, qui nous honore de sa présence, se charge de cette besogne, qui lui est familière.

— Adopté ! adopté ! firent tous les voix. Un vieillard à la physionomie avenante se leva et vint s'incli-

ner devant l'amphitryon : — Madame, dit-il, j'accepte la délicate mission que vous me

confiez ; et, bien qu'elle soit extra-légale, je la remplirai comme si j'étais réellement sur le banc judiciaire, très heureux de vous être agréable.

Un fauteuil fut apporté et le juge X… prit place à côté de ma-

dame Privat. Puis Gustave Després, toujours debout en face du tribunal

improvisé, s'inclina et prit ainsi la parole, d'une voix forte : — Monsieur le juge, madame et vous tous qui m'entendez ! Ce

n'est pas, veuillez le croire, pour satisfaire une mesquine passion de vengeance, ni pour poser en chevalier redresseur de torts, que vous me voyez dans cette enceinte, interrompant les apprêts d'un solennel mariage et portant contre un homme réputé honorable la plus terrible des accusations.

— Il y a longtemps qu'une saine philosophie, éclose sur les

ruines de mon bonheur, me fait planer au-dessus de semblables petitesses et mépriser de pareils moyens.

— Le sentiment qui me porte à agir comme je le fais est, au

contraire, de ceux que l'on ne peut repousser sans faiblesse, re-nier sans honte. La Providence, dont le regard mystérieux suit le criminel à travers le labyrinthe sans issue de ses forfaits, a voulu

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faire de moi son instrument de tardive rétribution, en me jetant sur toutes les pistes ténébreuses laissées par le grand coupable que nous avons à juger, et je faillirais à mon devoir d'honnête homme, à ma tâche de vengeur providentiel, si j'hésitais à frap-per, si mon cœur se prenait à faiblir.

— Je parlerai donc sans colère et sans passion ; mais aussi

sans réticences et sans crainte. Après cet exode un peu solennel, Després se retourna à demi,

jeta un coup d'œil sur le groupe où se trouvait la dame vêtue de noir, et reprit aussitôt :

— L'homme que j'accuse d'avoir fait assassiner le colonel Pri-

vat a commencé, il y a six ans, la trop longue série de ses crimes ; et c'est sur moi et une jeune fille respectable qu'il essaya, en pre-mier lieu, ses aptitudes de traître. La nature l'avait doué d'une physionomie agréable, le diable lui avait prêté son habileté et sa puissance de fascination : le misérable en profita pour tromper mon amitié et m'enlever l'affection d'une jeune fille que j'aimais et que j'avais sauvée de la mort. Puis, non content de ce beau triomphe, il se disposait à ravir cette enfant à l'affection de ses vieux parents, lorsque je le forçai à s'arrêter pour se battre avec moi.

Les criminels sont rarement courageux, et il est inouï que le

cœur ne leur fasse pas défaut au moment du danger. C'est ce qui arriva pour Joseph Lapierre. Nous n'avions pas échangé quelques balles, sur un îlot perdu

et au milieu des ténèbres d'une nuit sans étoiles, que la terreur empoigna mon adversaire à la gorge et qu'il se laissa choir, fei-gnant d'avoir été tué.

Je l'abandonnai à son sort et ramenai la jeune fille chez elle.

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Le lendemain, le misérable m'avait dénoncé aux autorités et j'étais arrêté sur la route de la frontière. Un mois plus tard, je par-tais pour le pénitencier de Kingston !

Un murmure d'indignation parcourut la salle. Ce n'est pas tout, reprit Després. En reconnaissant la lâcheté

de son nouvel amant, la jeune fille le prit en horreur et refusa de le revoir.

Comment se vengea-t-il de ce dédain mérité ?… En répandant

sur le compte de cette malheureuse des calomnies tellement atro-ces, qu'elle et sa famille durent quitter la paroisse et que la vieille mère en mourut de chagrin !

— Voilà le premier pas fait par Joseph Lapierre : dans la voie

du crime ! Un second murmure, plus accentué et plus général, gronda

parmi les assistants, et plusieurs bouches féminines laissèrent échapper un mot sanglant :

« Le lâche ! » — Tout cela est faux et de pure invention ! s'écria Lapierre

avec force. Cet individu se moque de son auditoire, et je le mets au défi de prouver un seul de ses dires.

— Approchez, mademoiselle Gaboury, se contenta de répon-

dre l'accusateur. Une femme en deuil, conduite par un tout jeune homme, se

détacha du groupe retiré à l'écart et s'avança jusqu'en face de ma-dame Privat. Arrivée là, elle souleva son voile et exposa en pleine lumière sa pâle et belle figure.

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— Tout ce que monsieur vient de raconter est de la plus scru-puleuse vérité, dit-elle. Je m'appelle Louise Gaboury et je suis cette femme honteusement calomniée par Joseph Lapierre.

— Et moi, je suis le frère de cette jeune fille et je corrobore

son témoignage, ajouta l'enfant qui accompagnait Louise. De-mandez mon nom à monsieur Lapierre et, s'il est revenu de la stupéfaction que lui cause ma présence ici, lorsqu'il m'a laissé hier soir sous les verrous d'un cachot de sa maison, il vous dira que je m'appelle Georges Gaboury.

Lapierre proféra une menace incompréhensible et retomba

sur son siège, le front baigné d'une sueur froide. — C'est bien, mes enfants, dit le juge X… ; vous pouvez vous

retirer. Ils obéirent ; mais, en passant devant Mlle Primat, Louise se

sentit attirée par une douce traction et se retourna. — Asseyez-vous ici, près de moi, ma chère demoiselle, lui dit

Laure. Ne sommes-nous pas presque deux sœurs ? Louise regarda cette belle jeune fille qui avait été si près

d'être malheureuse à tout jamais, et murmura : — Oh ! c'eût été trop dommage ! Puis elle prit place sur le siège qu'on lui offrait. Quant au Caboulot, il regagna son coin, où l'attendaient les

deux personnages qui restaient du groupe de tout à l'heure et qui n'étaient autres que nos buveurs de la nuit précédente : Lafleur et Cardon.

Le Roi des Étudiants reprit son formidable réquisitoire.

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Ayant fait assister le lecteur à la conversation qui eut lieu,

quelques jours auparavant, entre Després et Laure—conversation qui roula exclusivement sur les criminelles menées de Lapierre aux États-Unis et sa participation à l'hécatombe du régiment du colonel Privat—nous ne voulons pas nous répéter, certain que personne n'a oublié cette terrible révélation.

Nous nous contenterons de dire que le Roi des Étudiants fut

implacable et que pas un fil de la sombre trame ourdie par La-pierre ne resta dans l'ombre. Il s'appliqua surtout à faire ressortir le machiavélisme odieux employé par l'ancien espion pour cir-convenir Mlle Privat ; il exposa à l'assistance émue tout ce qu'il y avait de grand dans le dévouement de cette fière jeune fille, sacri-fiant son bonheur à la mémoire de son père, imposant silence à son instinctive répulsion et épousant un homme détesté, pour empêcher qu'un soupçon planât sur la tombe de ce vénéré père. Puis, résumant et condensant le dramatique exposé qu'il venait de faire, il termina par une foudroyante péroraison, dont les der-nières phrases furent celles-ci :

— Vous me demandez des preuves contre l'abominable scélé-

rat qui est aujourd'hui courbé sous la main vengeresse de Dieu ?… Ces preuves, mesdames et messieurs, je pourrais me dispenser de vous les donner, car la seule attitude du coupable, le remords qui se traduit sur sa figure par une pâleur morbide, ses réponses em-barrassées, ses emportements spasmodiques, et jusqu'à cette fa-rouche résignation dans laquelle il s'est enfin renfermé, tout cela devrait être plus que suffisant pour apporter la conviction dans vos esprits… Mais je ne veux laisser subsister aucun doute relati-vement aux graves accusations que je viens de jeter à la face de Joseph Lapierre, et, sans même tirer parti de l'aveu tacite de culpabilité qui ressort de ce fait que l'habile chercheur de dots a fait disparaître, ces jours-ci, tous ceux qui pouvaient témoigner contre lui, je vous mettrai sous les yeux un argument plus irrésis-tible, une preuve plus accablante : le propre aveu du coupable, le témoignage de sa conscience, enfin le journal où sa main crimi-

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nelle et imprudente a consignée, jour par jour, ses ténébreux pro-jets…

— C'est une petite razzia que je fis sur ce bon Lapierre, une

nuit qu'il revenait du camp confédéré, où il avait lâchement ven-du ses frères de l'armée du nord.

Et le Roi des Étudiants, tirant de son gilet le grand porte-

feuille de maroquin que nous connaissons, le présenta solennel-lement à madame Privat.

— Lisez, madame, dit-il, et que Dieu vous donne la force d'al-

ler jusqu'au bout ! — Misérable voleur ! hurla Lapierre, mon portefeuille !… Ah !

tu ne jouiras pas longtemps de ta victoire ! Il n'avait pas fini, qu'un coup de pistolet éclata dans le salon,

suivi aussitôt d'une seconde détonation. La panique s'empara des femmes. Mais la fumée se dissipa vite et la voix sonore de Després do-

mina tous les bruits : — Ce n'est rien, mesdames, dit-il : c'est l'assassin du colonel

Privat qui vient de se faire justice, après avoir commis sur moi une seconde tentative de meurtre.

En effet, chacun put voir le misérable Lapierre étendu, san-

glant et immobile, sur le parquet. Ce fut Cardon qui, du fond de la salle, prononça son oraison funèbre, rigoureusement condensée en cette seule phrase :

— Tout est bien qui finit bien !

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ÉPILOGUE

Trois mois plus tard, par une belle matinée de septembre, les

cloches de la cathédrale de Québec, sonnaient à toutes volées et l'immense nef de la vieille église s'emplissait d'une foule d'élite.

On célébrait, ce jour-là, deux mariages fashionables, et les

curieux qui stationnaient sous les portiques échangeaient maintes observations sur les circonstances dramatiques qui avaient ame-né ces mariages.

On se disait bas à l'oreille qu'une ces deux fiancées, la richis-

sime fille de Mme Privat, avait été sur le point, quelque temps auparavant, d'épouser un audacieux bandit qui lui avait complè-tement tourné la tête… La noce était ordonnée et l'on se disposait à aller prononcer le oui solennel en face du prêtre, quand apparut soudain un inconnu qui révéla sur le compte du futur époux des choses si épouvantables, que ce dernier en tomba mort de confu-sion…

Et l'on ajoutait d'un air mystérieux que l'autre mariée avait

aussi dans son passé certain épisode terrible que l'on ne connais-sait pas bien, mais où, à coup sûr, il y avait eu mort d'homme… Bref, on caquetait méchamment, comme les badauds savent le faire, quand il s'en donnent la peine.

Heureusement, l'arrivée du cortège nuptial changea, le cours

de ces charitables conversations et mit fin aux bienveillantes re-marques qui les émaillaient.

Les lourds carrosses défilèrent un à un le long des grilles, qui

bordent le terre-plein, en face de la cathédrale, déposant sur le trottoir de pierre blanche leur joyeuse cargaison de femmes éblouissantes et d'hommes en costumes de gala.

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Toute cette brillante compagnie s'engouffra sous les arceaux des portes grandes ouvertes et s'éparpilla, dans les bancs de chêne, alignés deux par deux sur le pavé de la vaste nef.

Seuls, les mariés, escortés de leurs garçons et filles d'honneur,

s'avancèrent jusqu'à la balustrade du chœur et prirent place sur des fauteuils luxueux, installés à leur intention.

Puis l'orgue fit entendre ses graves harmonies, le prêtre ses

avertissements non moins graves… et, au sortir de l'église, Laure Privat était devenue madame Champfort, et Louise Gaboury la… Reine des Étudiants !

Au moment où le cortège s'ébranlait pour retourner à la Ca-

nardière, Lafleur et Cardon, qui étaient de la fête et faisaient bonne contenance dans leurs habits à queue, échangèrent les ré-flexions philosophiques suivantes :

— Ce que c'est que de nous, mon pauvre Lafleur et comme,

dans ce monde borné, les petites causes peuvent amener de grands effets !

— Comment, l'entends-tu, illustre Cardon ? — Tu vas voir : suis bien mon raisonnement. — Je ne te quitte pas d'une semelle. — N'est-il pas vrai que si nous n'avions pas été ivrognes

comme doivent l'être d'honnêtes étudiants, nous n'aurions pas fait la connaissance de la mère Friponne ?

— C'est indubitable. Ensuite ?

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— N'est-il pas également vrai, que, sans cette connaissance de la mère Friponne, nous ne serions pas allés chez elle le soir où Després y fut jeté à fond de cave ?

— Je te concède cela. Poursuis. — N'est-il pas mêmement à présumer que, nous absents, Gus-

tave n'aurait pu échapper et, par conséquent, arriver à temps pour empêcher Lapierre d'épouser Mlle Privat ?

— C'est plus que probable. Quelle est ta conclusion ? — Ma conclusion, ami Lafleur, c'est qu'à quelque chose whis-

ky est bon ! Et le facétieux étudiant, qui s'était donné tout le mal du

monde pour en arriver à cette atroce parodie d'un aphorisme cé-lèbre, se prit à réfléchir profondément.

Lafleur fit de même, tout en mâchonnant d'une voix distraite

son grand-père Noé. La noce filait toujours, soulevant sur son passage l'aveuglante

poussière des rues de Québec.

FIN

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