le roman haÏtien

Download LE ROMAN HAÏTIEN

If you can't read please download the document

Upload: dodien

Post on 05-Jan-2017

285 views

Category:

Documents


27 download

TRANSCRIPT

Le roman hatien. Idologie et structure.

L.-F. Hoffmann, Le roman hatien. Idologie et structure. (1982)PAGE 6

LON-FRANOIS HOFFMANNProfesseur, Department of French and Italian, Princeton University,Princeton, N.J., (1964), spcialiste de la littrature hatienne

(1982)

LE ROMAN HATIEN

IDOLOGIE ET STRUCTURE

Un document produit en version numrique par Rjeanne Toussaint, ouvrirebnvole, Chomedey, Ville Laval, QubecHYPERLINK "http://classiques.uqac.ca/inter/benevoles_equipe/liste_toussaint_rejeanne.html" Page web. Courriel: HYPERLINK "mailto:[email protected]" [email protected]

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web: HYPERLINK "http://classiques.uqac.ca/" http://classiques.uqac.ca/

Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec ChicoutimiSite web: HYPERLINK "http://bibliotheque.uqac.ca/" http://bibliotheque.uqac.ca/

Politique d'utilisationde la bibliothque des Classiques

Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, mme avec la mention de leur provenance, sans lautorisation formelle, crite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue.

Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autorisation formelle:

- tre hbergs (en fichier ou page web, en totalit ou en partie) sur un serveur autre que celui des Classiques.- servir de base de travail un autre fichier modifi ensuite par tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...),

Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales sont la proprit des Classiques des sciences sociales, un organisme but non lucratif compos exclusivement de bnvoles.

Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnelle et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation des fins commerciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute rediffusion est galement strictement interdite.

L'accs notre travail est libre et gratuit tous les utilisateurs. C'est notre mission.

Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Prsident-directeur gnral,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Cette dition lectronique a t ralise par Rjeanne Toussaint, bnvole, Courriel: HYPERLINK "mailto:[email protected]" [email protected]

Lon-Franois HOFFMANN

LE ROMAN HATIEN.IDOLOGIE ET STRUCTURE.

Sherbrooke, Qc.: Les ditions Naaman, 1982, 330 pp. Collection: tudes.

[Autorisation formelle accorde par le Professeur Hoffmann le 29 novembre 2010 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Courriel: HYPERLINK "mailto:[email protected]" [email protected]

Polices de caractres utilise: Times New Roman, 14 points.

dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format: LETTRE US, 8.5 x 11

dition numrique ralise le 29 avril 2014 Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec.

[6]

Du mme auteur

Romantique Espagne, Paris, P.U.F., 1961. HYPERLINK "http://classiques.uqac.ca/contemporains/hoffmann_leon_francois/peste_a_barcelone/peste_a_barcelone.html" La Peste Barcelone, Paris, P.U.F., 1964. L'Essentiel de la grammaire franaise, New York, Scribner's, 1964. Rpertoire gographique de La Comdie humaine, vol. I: Ltranger, Paris, J. Corti, 1965; vol. II: La Province, Paris, J. Corti, 1968. La Pratique du franais parl, New York, Scribner's, 1973. HYPERLINK "http://classiques.uqac.ca/contemporains/hoffmann_leon_francois/negre_romantique_livre/negre_romantique_livre.html" Le Ngre romantique, Paris, Payot, 1973.

LUniversit de Princeton, New Jersey, contribu financirement la ralisation de ce livre.

Lon-Franois HOFFMANN

LE ROMAN HATIEN.IDOLOGIE ET STRUCTURE.

Sherbrooke, Qc.: Les ditions Naaman, 1982, 330 pp. Collection: tudes.

[330]

Table des matires

Quatrime de couvertureAVANT-PROPOS [7]

I.LA NOTION DE ROMAN NATIONAL [11]Il.LE ROMANCIER HATIEN ET SON PUBLIC [42]III.LE CORPUS [82]

Les anctres [83]Les romanciers ralistes [90]Le roman sentimental [102]Le roman de l'occupation [109]Le roman paysan [115]Le roman proltaire [119]La grande poque du roman hatien [123]L'poque contemporaine [126]

IV.LA TERRE, LES HOMMES ET LES DIEUX [132]

1.La terre [132]2.Les hommes [190]3.Les dieux [248]

V.L'ORIGINALIT DU ROMAN HATIEN [273]

BIBLIOGRAPHIE [309]

1.Romans hatiens [309]2.Ouvrages sur le roman hatien [313]3.Autres ouvrages consults [320]

INDEX DES NOMS CITS [325]

LE ROMAN HATIEN.IDOLOGIE ET STRUCTURE.

QUATRIME DE COUVERTURE

HYPERLINK \l "tdm" Retour la table des matiresC'est la premire monographie consacre aux 156 romans crits par des Hatiens de 1859 1980.Aprs un chapitre sur la notion de roman national dans le contexte de la francophonie, sont tudis Le Romancier hatien et son public et leurs rapports, placs le plus souvent sous le signe de la mconnaissance (lorsque le romancier s'adresse ses compatriotes) et de l'incomprhension (lorsqu'il s'adresse aux trangers).L'tude diachronique du corpus permet ensuite de suivre l'volution du roman hatien et de constater qu' chaque gnration il invente, dveloppe et affirme sa propre originalit. C'est enfin synchroniquement qu'est examine la thmatique du roman hatien, sous les rubriques La terre, Les hommes et Les dieux.L'analyse de cette production romanesque permet de dgager les constantes idologiques qui se retrouvent, dans la grande majorit des uvres, depuis bientt un sicle et demi. Cette idologie dtermine la spcificit et l'originalit du roman hatien, ses structures formelles et mme le choix du code linguistique dans lequel celles-ci s'incarnent: franais, franais hatien ou franais/crole.Qui dit roman dit vision et analyse de la socit. Le Roman hatien s'adresse donc non seulement aux spcialistes de littrature, mais aussi tout lecteur qu'intressent les socits antillaises, les conflits ethniques et phnotypiques et les rapports de classes dans les pays sous-dvelopps.

Lon-Franois HOFFMANN

Professeur de littrature franaise l'Universit de Princeton, Lon-Franois Hoffmann est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la mentalit collective l'poque romantique; son tude Le Ngre romantique: personnage littraire et obsession collective a t couronne par l'Acadmie franaise en 1973. Il a galement publi de nombreux articles sur la littrature et la peinture hatiennes, et prpare une tude sur LExpression hatienne.

[7]

LE ROMAN HATIEN.IDOLOGIE ET STRUCTURE.

AVANT-PROPOS

HYPERLINK \l "tdm" Retour la table des matiresEn 1859 parat le premier roman hatien: Stella d'Emeric Bergeaud. Les quelque cent cinquante uvres qui l'ont suivi constituent un corpus que personne - ma connaissance - n'a tudi systmatiquement. Le roman hatien mrite pourtant l'attention du critique littraire et de l'historien des ides. Il offre l'un comme l'autre des sujets de recherches passionnants, et matire des rflexions particulirement fcondes.Nombre de romans sont bien entendu mentionns dans les diverses histoires de la littrature hatienne dont nous disposons. Ils y sont groups selon les diffrentes coles littraires qui se sont succd en Hati, et selon les gnrations auxquelles appartiennent leurs auteurs. Cette optique diachronique convient aux histoires et manuels de littrature; la mienne sera, dans l'ensemble, synchronique. Cela pour plusieurs raisons. D'abord, parce que nous avons affaire une priode de temps relativement courte: vingt-huit romans seulement ont t publis avant 1925. Ensuite, parce que les romanciers hatiens, plus que les romanciers trangers, s'attachent scruter leur socit et la critiquer: or, les aspects de cette socit qu'ils ont analyss n'ont que peu volu depuis que le roman hatien existe. Comme l'affirme Ren-A. Saint Louis dans La Prsociologie hatienne (2e d., 1970): Depuis l'indpendance officielle - il y a 166 ans - peu de changements importants se sont produits dans la vie du peuple hatien (11)**Les chiffres entre parenthses renvoient aux pages.. Ulrich Fleischmann prcise:[La question] de classe et de race, l'angoisse devant l'opinion de l'tranger, l'attitude devant la culture autochtone ainsi que l'cart entre le souhait et le possible n'ont gure volu pendant le sicle [8] et demi d'histoire d'Hati. (Ideologie und Wirkliehkeit in der Literatur Haitis, 1969, 111; c'est moi qui traduis.)Et dix ans plus tard Wilhem Romus constate que rien n'a encore chang:Voil plus d'un sicle et demi que cela est. Plus d'un sicle et demi depuis que les structures sociales de ce pays, bien loin d'voluer, se limitent tre.(Les Racines du non-dveloppement, 1981, 7.)Voil qui explique que des romans publis il y a un demi-sicle ou plus n'aient pas perdu leur actualit et puissent tre aussi percutants et mme subversifs aujourd'hui que lors de leur parution.Les problmes purement littraires qui ont trait la production des ouvrages, la composition du public, la place et au rle de l'crivain dans la socit, la recherche obsessive d'une originalit littraire nationale continuent par ailleurs se poser au romancier contemporain autant qu' ses prdcesseurs. En reproduisant un article de Dants Bellegarde datant de 1898, Le Temps du 16 octobre 1937 voulait montrer comment la jeunesse d'il y a quarante ans envisageait le problme littraire hatien... qui nous a tout l'air de n'avoir pas chang. Quarante autres annes plus tard, le chroniqueur aurait pu, peu de choses prs, porter le mme jugement.Du point de vue de l'art du roman, enfin, il serait malais de dgager une volution significative. Le romancier hatien a certes toujours t au courant des nouvelles techniques romanesques mises en uvre en en France ou ailleurs. Mais elles ne semblent l'avoir intress qu'accessoirement. Dans sa qute d'une structure et d'une expression originales, dans son souci didactique et polmique, les modles trangers ne lui ont t que de peu de secours. Nous verrons que c'est d'eux-mmes et de leur milieu que certains romanciers ont dgag ce qui - mon avis du moins - fait leur originalit. Originalit qui se retrouve tout aussi marque chez un Justin Lhrisson en 1905 que chez un Francis-Joachim Roy soixante ans plus tard.[9]Les nombreuses citations sur lesquelles s'appuie mon argumentation sont tires de romans mdiocres aussi bien que de romans admirables. Plutt que de plaider pour certaines uvres qui mritent d'tre mieux connues, j'ai considr le roman hatien comme une voie d'approche et de meilleure comprhension de la socit qui l'a produit. Et ce, non seulement en relevant les observations explicites des romanciers, mais en essayant de dgager leur idologie, elle-mme fonction de ce milieu. Pour ce faire, les tmoignages sont significatifs indpendamment de l'lgance de la prose ou de la valeur littraire du contexte dont ils sont tirs. Ce sont souvent les moins subtils qui sont d'ailleurs les jugements les plus rvlateurs; ce sont souvent les crivains secondaires qui illustrent le plus clairement leur idologie de classe ou de caste.Pour toutes sortes de raisons que j'aurai signaler en temps voulu, Hati a toujours t mconnue, sinon ignore, l'tranger. Le pays a beau appartenir la Francophonie, la plupart de mes compatriotes seraient probablement incapables de le situer sur la carte:... l'inverse de ce que croient trop de gens, qui la confondent avec Tahiti, [la Rpublique d'Hati] ne se trouve pas en Afrique, encore moins dans le Pacifique, signale Pierre Massoni au dbut de son mdiocre reportage Hati, reine des Antilles (1955, 11). Et la plupart des notions que peuvent avoir la majorit des trangers sur son histoire, sa gographie ou son organisation sociale sont, le plus souvent, tires d'lucubrations littraires ou cinmatographiques, aussi fantaisistes que malveillantes.En contribuant faire mieux connatre un aspect de cette littrature en langue franaise que de nombreux romanciers hatiens ont brillamment illustre, je voudrais en mme temps faire mieux comprendre et mieux juger cette socit hatienne qui leur a t mre et martre.La grande romancire Marie Chauvet a fort justement crit:[10]On a raison de dire que les trangers, si instruits soient-ils, arrivent difficilement nous comprendre, mme s'ils nous regardent vivre pendant cent ans. (Amour, Colre et Folie, 1968, 69.)Que le lecteur hatien se rsigne trouver, dans les pages qui suivent, des affirmations simplistes, des interprtations errones. Il m'arrivera certainement de pcher par ignorance, par excs d'enthousiasme ou de svrit. Mais si cela permet au moins d'engager le dialogue, j'aurai le sentiment d'avoir servi et la littrature hatienne et son public. Servir uvres et lecteurs est la meilleure justification de la recherche en littrature, et devrait inspirer ceux qui s'y consacrent.

* * *Je voudrais remercier le Fonds de recherches et le Programme d'tudes de l'Amrique latine de l'Universit de Princeton, ainsi que l'American Philosophical Society, qui ont subventionn mes recherches dans les bibliothques et les archives de Port-au-Prince et de Paris. Les frres Lucien et Constant m'ont aimablement ouvert les collections de l'Institution Saint-Louis de Gonzague. Messieurs Louis Jarno et Jacques Barros, directeurs de l'Institut franais d'Hati, ainsi que Monsieur Pierre Pingitore et Mesdemoiselles Milly Mc Coo et Eleanore Snare, directeurs de l'Institut Hatiano-amricains, m'ont permis de prsenter, sous forme de confrences, certaines parties de mon travail au public hatien, dont les critiques et les commentaires m'ont t prcieux.

J'ai beaucoup profit des nombreux entretiens que j'ai pu avoir avec Alberte Bernier, Maritou Chent, Michelle Glmaud, Michle Montas, Guy Alexandre, Sylvie et Jean-Claude Bajeux, Jean Dominique, Roger Gaillard, Marcus Garcia, Jean-Jacques Honorat, Rassoul et Micalle Labuchin, Frre Laguerre, Ira Lowenthal, Herv Mhu, Philip Richter et Wilhem Romus.

Avec une patience inlassable, John Logan a lu et relu mon manuscrit et y a apport bon nombre de corrections et d'amliorations. Patricia Halliday a dactylographi en temps record un brouillon pratiquement illisible.

[11]

LE ROMAN HATIEN.IDOLOGIE ET STRUCTURE.

Chapitre I

LA NOTION DEROMAN NATIONAL

HYPERLINK \l "tdm" Retour la table des matiresIl ne s'agira pas ici de dfinir le roman en tant que genre littraire, d'en dgager les caractristiques propres, de dterminer dans quelle mesure il se distingue de la posie, du thtre, de l'histoire, de l'essai, etc., dans quelle mesure il s'en rapproche ou mme se confond avec eux. Pour les besoins de l'argumentation, postulons que le roman est une uvre en prose, o des personnages, imaginaires ou symboliques, voluent au sein d'une socit, imaginaire ou symbolique elle aussi. Postulons galement que les problmes de dfinition intressent le critique mais n'intressent gure le commun des lecteurs, gnralement mme de distinguer le roman des autres genres littraires. Que l'un de ces postulats soit une simplification abusive, l'autre une affirmation discutable, j'en suis parfaitement conscient. Cependant, mon propos n'est pas de mditer sur la nature d'une forme d'criture, mais sur un nombre dtermin de textes auxquels il serait byzantin de disputer la qualit de roman, et qui ont en commun d'tre des romans hatiens.* * *Encore faut-il savoir ce que l'on veut indiquer en qualifiant une uvre littraire d'un adjectif de nationalit.Dire littrature nationale c'est affirmer que les uvres qui la composent partagent certaines caractristiques distinctives [12] et qu'il est donc possible de dgager entre elles des rapports tant synchroniques que diachroniques.Les rapports synchroniques, le chercheur les dgagera en considrant les textes en fonction du moment o ils ont t composts, de la vision du monde qui leur est contemporaine. Au mme moment de l'histoire, les diffrences entre une littrature nationale et une autre relvent essentiellement de la problmatique qui les gouverne. Comparer la littrature chinoise de la dynastie T'Ang (618-907) celle de la basse latinit europenne n'aboutirait qu' constater l'autonomie complte de l'une par rapport l'autre. Les ressemblances - si ressemblances il y a - ne dcoulent que du poids de l'humaine condition qui transcende le temps et l'espace. Si l'on fait abstraction de l'Histoire, la notion de littrature nationale n'a certes aucun sens. Mais ce serait l enlever la littrature son plus haut titre de gloire, qui est d'tre le tmoin de laventure de l'Homme.Mme lorsqu'au moment choisi deux littratures appartiennent au mme complexe culturel, vision et problmatique du monde ne peuvent manquer de prsenter des variations. Crateurs des littratures mdivales de l'Occident, Franais et Allemands, Espagnols et Anglais ont contribu de faon diffrente la pense religieuse et l'idologie fodale, leur patrimoine commun. Le Surralisme est n de la raction aux dcouvertes de Freud et aux horreurs de la guerre de 14-18; mais cette raction s'articule diffremment en de et au-del des Alpes, des Pyrnes ou du Rhin. Les romanciers occidentaux expriment l'absurde cruaut de la deuxime guerre mondiale. Cette expression reoit nanmoins un clairage diffrent chez les Amricains, qui ont le point de vue du vainqueur, et chez les Allemands, qui ont celui du vaincu. Bref, la division en littratures nationales, un moment prcis de l'histoire, semble se justifier pour l'tude de la littrature en gnral: nous sommes bien forcs de distinguer le romantisme anglais du romantisme franais... tout en sachant parfaitement que la sensibilit des [13] Romantiques de l'un et de l'autre cts de la Manche se recouvre en partie.Diachroniquement aussi, la notion de littrature nationale est opratoire. Car toute uvre littraire se situe non seulement par rapport au moment historique, mais dans une tradition, dont elle fait partie et qu'elle contribue constituer. Tradition la fois intellectuelle et formelle: intellectuelle, car la faon de voir et d'exprimer le monde drive en grande partie de modles. Quiconque crit a t form l'cole de ses compatriotes... mme s'il les renie. C'est avec Chaucer, Shakespeare, Milton, Pope, Dickens, Kipling que l'auteur anglais et son public auront appris lire, penser et composer. On encourage les Franais tre des mules de Villon, Montaigne, les crivains du grand sicle, Voltaire, Hugo, Balzac, Proust ou Andr Breton. Voil qui contribue ce que l'expression de l'humour anglais, du sentiment tragique espagnol, de la Schadenfreude allemande, de la mesure franaise tende se perptuer travers le temps. Tradition formelle galement: commencer par la langue employe par les crivains, qu'ils peuvent certes modifier et enrichir, mais qui reste essentiellement la mme. De la Chanson de Roland Louis-Ferdinand Cline, la langue, le code, a volu, mais l'intrieur d'un mme systme. Point n'est besoin d'tre grand clerc pour comprendre qu'entre le code d'Albert Camus et celui de Franois Villon la diffrence est d'une tout autre nature que la diffrence, essentielle, entre celui d'un crivain japonais et celui d'un crivain sudois. De plus, chaque littrature nationale peut laborer ses formes littraires propres: le drame lisabthain pour l'une, l'essai costumbrista pour l'autre, le roman du Far West pour la troisime, l'audience pour celle qui nous intresse. Mme l'intrieur d'une mme structure formelle, des variations nationales sont possibles, sinon invitables: qui confondrait le sonnet italien, le sonnet anglais et le sonnet franais? Tout cela, bien entendu, sans prjudice des influences multiples d'une littrature nationale sur une autre. L'activit du traducteur, [14] ce traditore bilingue, mrite une attention particulire, puisqu'il s'efforce d'adapter le texte dans la langue de dpart selon les exigences spcifiques la langue d'arrive, expression de la psychologie collective de ceux qui la parlent.Admettre l'existence de littratures nationales c'est premire vue constater l'vidence. Nul certes ne contesterait que la Russie, ou lItalie, ou l'Allemagne ont chacune leur littrature; nul ne risquerait de les confondre. Mais dans quelle mesure est-il licite de distinguer radicalement entre celles du Honduras et du Nicaragua? O entre celles du Tchad et du Niger? O entre celles de la Jamaque et de Trinidad? Peut-on parler de littrature suisse? De littrature basque? Sous quelle rubrique nationale ranger la littrature yiddish? Force est de reconnatre que, pour tre commode, la division en littratures nationales n'en reste pas moins approximative. Aussi convient-il de commencer par dterminer, dans la mesure du possible, la valeur smantique de l'adjectif national appliqu la littrature. La discussion ne portera que sur le roman; l'tendre la posie, au thtre, l'essai entranerait une srie de considrations supplmentaires qui nous loignerait du sujet.Au premier niveau de l'analyse, quatre facteurs peuvent tre pris en considration: la nationalit du romancier, la langue qu'il utilise, le cadre qu'il choisit et les personnages qu'il cre.La nationalit du romancier et la langue qu'il utilise se confondent si cette langue n'est utilise qu' l'intrieur des frontires politiques d'un seul pays. Littrature hongroise et littrature de langue hongroise, littrature polonaise et littrature de langue polonaise sont virtuellement synonymes. Ni le cadre ni les personnages n'ont ici grande importance: mme si le romancier choisissait un cadre exotique dans lequel n'volueraient que des personnages trangers, il n'en resterait pas moins un romancier hongrois ou polonais. On peut d'ailleurs remarquer que les crivains de langues mono-nationales hsitent situer leurs romans l'tranger ou [15] ne choisir que des protagonistes qui ne soient pas des compatriotes. Ils se rapprochent en cela des romanciers rgionalistes crivant dans les diverses langues plurinationales. Et d'aucuns ont cru pouvoir ranger les romanciers hatiens parmi les rgionalistes: Plus notre littrature sera profondment hatienne, plus elle sera rgionaliste, crit Duracin Vaval (Histoire de la littrature hatienne, 1933, 482).Les choses se compliquent lorsque la mme langue est utilise dans des pays diffrents, parfois trs distants les uns des autres. Personne ne songerait confondre littrature espagnole et littratures en langue espagnole. La plupart des historiens de la littrature vitent le problme. Ils s'en tiennent aux critres imposs par leurs Ministres de l'ducation Nationale respectifs, pour qui la nationalit de l'auteur est le facteur primordial. La littrature n'est vue par eux que comme une partie du patrimoine culturel de la nation. La valeur absolue des uvres passe au deuxime plan: par le seul fait d'tre des concitoyens, des crivains mineurs sont inscrits aux programmes scolaires dont les plus grands crivains trangers sont exclus, mme en traduction. Tous les Franais ont d lire les Lettres de mon moulin. Ne liront Shakespeare, Gthe, Cervants ou Dante que les tudiants qui veulent - ou qui doivent - tudier leurs langues respectives** Dans certains pays, comme les tats-Unis, les programmes de littrature nationale sont souvent complts par des programmes de littrature gnrale. Des traductions d'uvres trangres y trouvent place en fonction des thmes qu'elles illustrent. Dans la plupart des pays de langue franaise, ou qui s'inspirent du modle franais, les pdagogues ne semblent pas considrer que le domaine tranger fasse partie de la culture gnrale, du moins en ce qui concerne la littrature.. Il est vrai que, dans le domaine franais, on naturalise des Suisses comme Jean-Jacques Rousseau, ou des Belges comme Maeterlinck, qui ont bien mrit de la Francophonie. Mais alors que le Franais part entire Albert Camus est tout naturellement accueilli, le Nord-africain Kateb Yacine se voit, dans le meilleur des cas, relgu un mince appendice consacr aux littratures franaises hors de France... o deux ou trois auteurs hatiens peuvent, avec [16] beaucoup de chance, voir figurer leur nom. Tout se passe comme si une sorte de discrimination nationaliste s'exerait: l'tude de Lamartine est impose aux jeunes du Qubec et d'Hati (ce qui se justifie), tandis que l'on ne juge pas opportun d'imposer celle de Saint-Denys Garneau ou de Jacques Roumain aux jeunes Franais (ce qui est absurde).Pour les historiens de la littrature qui adoptent un point de vue linguistique, la notion de littrature nationale n'a par contre qu'une valeur trs relative. Dans un domaine linguistique donn, chaque ouvrage sera considr en fonction de son code particulier, qui peut s'loigner plus ou moins du code-tmoin (le toscan pour les Italiens, le castillan pour les Espagnols, etc.), ou qui ne l'utilise qu'en partie, en y ajoutant des lments spcialiss (archasmes, argots, nologismes, provincialismes, etc.). Ainsi, pour ces critiques, Rubn Daro n'aura pas grand-chose de nicaraguayen, puisque le membre le plus tatillon de la Real Academia ne trouverait rien redire l'orthodoxie de son castillan. Ce qui bien entendu n'est pas le cas du Cubain Nicols Guilln ou du Guatmaltque Miguel-Angel Asturias. Bref, le facteur langue est ici dterminant, les autres facteurs n'entrant pas en ligne de compte.Dans la mesure o le roman hatien illustre une variation rgionale du franais standard, les critiques-linguistes lui rserveraient une rubrique part. Ils n'auraient par contre aucune raison de ne pas inclure parmi les romans franais des uvres publies par des Hatiens de vieille souche, o, indpendamment du contenu, l'on chercherait en vain la moindre trace de ces variations rgionales. De mme, d'ailleurs, qu'ils seraient bien forcs de ranger dans une subdivision du castillan Amor en pugna (1946), que l'Hatien Amysan Thabuteau, interprte de profession, a compos en espagnol afin de prouver sa parfaite connaissance de la langue de Cervants.Le commun des lecteurs franais a tendance s'approprier toute uvre crite dans la langue de Molire et du Petit [17] Larousse, sans trop se soucier de la nationalit de l'auteur. Mais ce libralisme est relatif. Ds qu'un roman ne s'encastre pas compltement dans la typologie de ses patrons culturels on le considre comme une curiosit. Certains critiques moins orthodoxes ont beau faire, si un ouvrage est peru comme plus francophone que franais il n'a plus droit la considration des mandarins qui rgissent le got littraire.Les critiques qui adoptent une optique socio-historique ont tendance grouper les auteurs selon d'autres critres. C'est prcisment en tant que tmoins et analystes de la ralit que les auteurs les intressent. L'autorit du romancier peut parfaitement dpendre de l'acuit avec laquelle il dgage et illustre les particularits d'un pays et de ses citoyens. La notion de littrature nationale se justifie pleinement dans cette optique, puisque l'crivain fonctionne en somme comme un spcialiste. Sa nationalit est importante: qui mieux qu'un Mexicain pourra dcrire les mcanismes sociaux particuliers au Mexique, la psychologie spcifique ses habitants? Si les facteurs cadre et personnages deviennent ici essentiels, il n'en va pas de mme pour le facteur langue. Qu'un romancier sud-africain crive en anglais ou en afrikaans n'a qu'une importance secondaire; ce qui compte, c'est le tableau qu'il brosse de la vie en Afrique du sud ou, le cas chant, de la raction probable d'un Sud Africain confront une ralit trangre.Il serait premire vue absurde de considrer comme australien un roman, en anglais d'Oxford, qui se passe Londres et dont tous les personnages sont britanniques, sous prtexte que son auteur est n et a pass sa vie en Nouvelle-Galles-du-Sud. Lorsqu'un Pruvien prend le Chili pour cadre et ses habitants pour personnages, n'est-il pas plus lgitime de classer son roman parmi les romans chiliens que parmi les romans pruviens? Autrement dit, les facteurs cadre et personnages ne priment-ils pas non seulement le facteur (langue mais aussi le facteur nationalit de l'crivain?Pas ncessairement, car tout romancier, en tant que [18] citoyen d'un pays, devient lui-mme objet d'tude lorsqu'il s'agit de dgager ce qui, dans sa Weltanschauung, relve de sa nationalit. Notre hypothtique romancier pruvien peut nous intresser prcisment dans la mesure o il illustre la vision pruvienne du Chili. Pour comprendre mme des romans historiques tels que Salammb, Quo Vadis? et Les Derniers jours de Pompi, il n'est certes pas inutile de savoir que Flaubert tait un bourgeois franais, Sienkiewicz un aristocrate polonais et Bulwer-Lytton un esthte de Bloomsbury; Salammb nous en dit plus long sur l'art de Flaubert et sur la bourgeoisie du Second Empire que sur les habitants de Carthage.Nombre de romanciers franais, depuis bientt deux sicles, ont pris Hati pour cadre. De LIncendie du Cap, ou le rgne de Toussaint Louverture (de Ren Perrin, 1802) L'Agent spcial chez les Tonton-macoutes (de Jean-Baptiste Cayeux, 1969), en passant par Bug-Jargal (de Victor Hugo, 1826) et Les Nuits chaudes du Cap-franais (de Hughes Rebell, 1902), la liste est longue. Il est vident que, mme s'ils avaient reproduit fidlement la physionomie du pays et le comportement de ses habitants, assimiler Victor Hugo et Jean-Baptiste Cayeux aux romanciers hatiens n'aurait pas grand sens. S'ils nous intressent, c'est dans la mesure o ils illustrent une vision franaise d'Hati, vision qui, soit dit entre parenthses, a pu influencer les romanciers hatiens, ne serait-ce qu'en les forant a ragir contre elle.Pour justifier la notion de littrature nationale, l'importance des quatre facteurs que nous avons pris en considration dpendra donc des hypothses de travail du chercheur qui les utilise. la limite, aucun de ces facteurs n'est ncessaire, aucun n'est suffisant. Le cas le plus frquent est bien entendu celui du romancier n dans le pays dont il crit la langue pour mettre en scne des compatriotes voluant dans le cadre qu'il appelle, comme eux, sa patrie. Mais, dans un roman donn, il peut se trouver que le cadre soit exotique au romancier (La Condition humaine de Malraux), ou que les [19] personnages soient tous des trangers (LHomme qui rit de Victor Hugo), ou les deux (comme dans Le Pont de la rivire Kwa du Franais Pierre Boulle, qui met aux prises Anglais et Japonais dans les jungles de la Birmanie). En outre, certains romanciers comme le Polonais Joseph Conrad n'crivent pas dans leur langue maternelle. O ranger Vladimir Nabokoff et Samuel Beckett, qui ont compos des romans dans deux langues diffrentes?Force nous est donc de postuler un cinquime facteur, qui s'applique la fois au romancier et au roman, et que nous pourrions appeler mentalit nationale. Pour autant que tout roman recre et illumine la ralit, il existerait un regard allemand et un regard italien jets sur l'univers, une faon allemande et une faon italienne de l'interprter, une manire allemande et une manire italienne de le traduire. Autrement dit, il existerait autant de mentalits nationales qu'il existe de pays. La mentalit nationale reflterait une srie de traditions, d'idiosyncrasies, de prjugs, de spcialits, une sensibilit partage, bref, une culture, forge travers le temps par la mmoire collective d'un pass commun. Il resterait prouver, en comparant et en superposant les textes, que seul un Espagnol aurait pu crire le Quichotte, et que Les Chagrins du jeune Werther ne pouvait tre qu'un roman allemand. Ce facteur mentalit nationale a l'inconvnient d'tre impressionniste et simpliste; les esprits paresseux proclameront que tel roman est profondment franais ou typiquement britannique, sans clarifier ces affirmations; les prjugs du critique risquent d'entrer enjeu: la fameuse me slave qui est cense animer le roman russe est sans doute comprise bien diffremment par un occidental, par un citoyen du Tiers Monde et par un lecteur sovitique. De plus, la notion de mentalit nationale a trop souvent t revendique par les idologues nationalistes et les imprialismes totalitaires pour inspirer confiance. Enfin, l'ide de mentalit nationale s'inscrit dans celle, plus tendue, de mentalit collective, dont elle n'est qu'une division en fin [20] de compte arbitraire: on pourrait aussi bien parler de mentalit rgionale (Chateaubriand et Lamennais sont des Bretons avant tout, pour Thibaudet), ou de mentalit religieuse (Mauriac n'est-il pas plus proche de Graham Green que de Daninos?) ou encore de mentalit ethnique (les crivains noirs se plaignent juste titre d'tre considrs comme des Noirs plutt que comme des crivains). Un dosage subtil de mentalits rgionales, religieuse et ethnique caractrise les chefs-d'uvre de la littrature yiddish.Compte tenu de ces objections, et d'autres qu'il serait facile d'avancer, on serait tent de rejeter le facteur mentalit nationale. Cependant, malgr son manque de prcision, malgr le flanc qu'il prte aux interprtations tendancieuses, force nous est de l'adopter: les quatre facteurs objectifs ne rendent en effet compte que d'une partie de la ralit... et ce qu'ils ne permettent pas d'analyser est peut-tre l'essentiel. Le critique devra cependant s'astreindre lgitimer le concept de mentalit nationale partir d'lments textuels et historiques rigoureusement contrls.La difficult de justifier l'expression littrature nationale provient mon avis du fait que nous recherchons des lois la fois objectives, ce qui est louable, et universelles, ce qui est peut-tre maladroit. Des facteurs particuliers entrent invitablement en ligne de compte. Les conditions historiques ont pu donner naissance, ici, une littrature nationale fortement particularise, l, une littrature d'imitation; ici, des recherches surtout formelles, l, une tradition de littrature engage. Mutatis mutandis, chaque cas est diffrent, et dans ses origines et dans son dveloppement. Les facteurs gnraux, ncessairement imprcis, ne peuvent permettre qu'un premier dgrossissement. L'tude d'une littrature nationale donne exige l'laboration de critres particuliers, d'outils adapts au matriau sur lequel on travaille.

* * *[21]Notre matriau tant le roman hatien, commenons par rappeler une srie de caractristiques gnrales du milieu qui l'a produit. Par certains traits la socit hatienne peut tre compare d'autres socits; par de nombreux autres elle est unique.La socit hatienne est issue de l'expansion coloniale qui, du XVIe au XXe sicle, poussa les Europens s'implanter outre-mer. Dans certaines rgions (l'Inde, l'Afrique quatoriale Franaise), ce sont surtout des fonctionnaires civils et militaires, des chefs d'entreprises agricoles et industrielles que la mtropole exporte aux colonies. Dans d'autres (tats-Unis, Australie, Canada, Algrie, Amrique latine), des colons s'expatrient et font souche. C'est ce qui se passe Saint-Domingue.Flibustiers et boucaniers s'installrent dans la partie orientale de l'Hispaniola, qui passa officiellement sous contrle franais en 1697, par le trait de Ryswick. Tout au long des XVIIe et XVIIIe sicles, bon nombre de Franais vinrent s'tablir Saint-Domingue. La colonie connut un rapide dveloppement conomique partir de 1740 environ. Les cultures tropicales, la canne sucre en particulier, firent sa richesse. tel point qu'en 1789 on estime 50% la part de Saint-Domingue dans le commerce extrieur de la France.Les mtropoles ont rsolu le problme des autochtones de diffrentes faons. En Asie, en Afrique et dans la plus grande partie de l'Amrique espagnole, les indignes ont servi de main-d'uvre bon march aux grands planteurs ou aux compagnies agricoles et industrielles. En Amrique du nord, la dportation et le gnocide pur et simple ont eu raison des Peaux-Rouges: aux tats-Unis, comme en Australie, les aborignes ont survcu en si petit nombre qu'ils sont dsormais protgs par la loi, tout comme les espces zoologiques en voie de disparition. Le travail forc, les mauvais traitements et les maladies contre lesquelles les Indiens n'taient pas immuniss ont rapidement dpeupl les rgions exploites du Brsil et des Antilles, Saint-Domingue y compris.[22]Avec l'expansion coloniale et la culture industrielle sur les plantations du Nouveau Monde est ne la traite. Pendant prs de quatre sicles, l'Afrique servira de rservoir de main-d'uvre. L'esclavage, aboli en Europe depuis le moyen-ge, deviendra le statut lgal des Africains dports dans le Nouveau Monde et les les de l'Ocan Indien. Impossible de savoir au juste combien d'Africains furent transplants; les spcialistes avancent le chiffre de vingt millions. Les horreurs de la traverse et des conditions de vie des esclaves prfigurent les aberrations nazies et staliniennes. On a calcul qu'en moyenne l'esclave mourait la tche sept ans aprs son dbarquement: il s'avrait plus rentable de l'exploiter intensivement que de lui assurer des conditions de vie lui permettant de survivre. partir de 1815, et mesure que la rpression de la traite devient plus efficace, le prix de l'esclave monte, et le matre a de plus en plus avantage le conserver grce un meilleur traitement. Ralits d'ailleurs institutionnalises: des rglements viennent progressivement limiter la toute-puissance du matre sur l'esclave. Toujours est-il que les esclaves commencrent arriver Saint-Domingue ds le XVIIe sicle. Le commerce du bois d'bne ne fit que crotre chaque anne; malgr cela, on pense qu'au moment o la Rvolution clate, la majorit des esclaves de Saint-Domingue taient bossales, c'est--dire ns en Afrique.La socit domingoise s'organise donc sur le mme patron que celles des autres Antilles, espagnoles, anglaises ou hollandaises, de certaines parties du Brsil et du sud des tats-Unis. Les Blancs (mtropolitains ou croles) fournissaient les cadres politiques, les planteurs, la majorit des travailleurs spcialiss et des artisans; les esclaves Noirs fournissaient la main-d'uvre et ne jouissaient pratiquement d'aucun droit politique ou civil; les autochtones ne fournissaient rien, ayant t rapidement limines.Dans les colonies franaises, le Code noir et les traditions locales accordrent un statut spcial aux Multres, gnralement issus de pres franais et de mres africaines. En [23] majorit libres du point de vue juridique, ils jouissaient des mmes droits conomiques que les Blancs. On calcule qu'au dbut du XIXe sicle, ils possdaient Saint-Domingue la moiti des terres exploites et le tiers des esclaves. Certains taient envoys faire leurs tudes en France. Leur dynamisme et l'aisance dont ils vinrent jouir excitaient la jalousie haineuse des Blancs, surtout des petits Blancs au niveau de vie prcaire. Avec l'mergence de la classe multre, cette jalousie se traduira par toutes sortes de mesures discriminatoires prises par les assembles locales: privation des droits politiques, interdiction d'tre officier dans la milice, de porter des armes ou mme de monter cheval, sgrgation dans les glises et autres lieux publics, port obligatoire de vtements ridicules, etc. Pousss par l'aveuglement des colons blancs et la politique ractionnaire de Napolon, les Multres, aprs de longues hsitations, se rangent aux cts des Noirs insurgs. Une fois l'indpendance arrache, ils se joignent aux chefs militaires noirs pour former l'lite qui va prendre la relve des Franais aux postes de commande. Il va de soi que l'importance des Multres sera incomparablement plus grande dans la socit hatienne que dans les autres socits de la Carabe. Les Blancs, par contre, disparurent de l'le, soit qu'ils aient t massacrs, soit qu'ils aient russi se rfugier l'tranger. Depuis l'Indpendance, ils n'ont immigr en Hati qu'en nombre ngligeable. Hati se distingue donc des autres Antilles par l'absence d'une aristocratie blanche.Il convient enfin de remarquer que, contrairement d'autres rgions tropicales du Nouveau Monde, le pays n'a pas connu l'immigration de travailleurs asiatiques (chinois Cuba, hindous dans les les britanniques, japonais au Brsil) qui s'est produite partir du XIXe sicle.Nous verrons que le prjug de couleur existe en Hati, et qu'il s'inscrit dans l'antagonisme latent - et parfois virulent - entre Noirs et Multres. Il reste que les Blancs et les Asiatiques, dont la prsence complique les relations entre les races dans les rgions voisines, n'entrent pas ici en ligne de compte.[24]Il est certain qu' premire vue les Antilles peuvent sembler constituer un ensemble homogne. Vivant sous le rgime de la dpendance, leur conomie repose sur l'agriculture et l'industrie du tourisme; rgion dans l'ensemble sous-dveloppe, le niveau de vie de son paysannat est trs bas; sa bourgeoisie, exploitatrice et aline, est peu nombreuse. Pour Daniel Gurin:Physiquement, ces les m'ont sembl se ressembler comme des surs [...] Mme relief tourment et volcanique presque partout, mme tonalit gnrale du climat, en dpit de quelques variantes, mme vgtation tropicale, mme type d'agriculture, d'habitat, d'alimentation, mme faon de se vtir, mmes survivances folkloriques du lointain pass africain, mmes croyances et mme magie et, dominant tout le reste, le commun dnominateur de la race noire, plus ou moins mtisse.(Les Antilles dcolonises, 1956,25.)On pourrait ajouter qu'il existe une cuisine crole, et que le monde entier danse au rythme de la musique des les, sans toujours bien distinguer la rumba de la mringue ou du calypso. Ces affinits qui transcendent l'appartenance linguistique ont suscit chez certains Antillais une idologie pan-Carabe, bien exprime par le pote portoricain Luis Pals Matos dans Mulata Antilla (Poesia 1915-1956, 1971, 246):

Cuba, Santo Domingo, Puerto Rico,fugosas y sensuales tierras mias.Oh los rones calientes de Jamaica! iOh fiero calal de Martinica!Oh noche fermentada de tambores del Haiti impenetrable y voduista!Dominica, Tortola, Guadalupe,Antillas, mis Antillas!Sobre el mar de Coln aupadas todas, sobre el Caribe mar, todas unidas,sofiando y padeciendo y forcejeando contra fuertes ciclones y codicias,y murindose un poco por la noche, y otra vez a la aurora redivivas,[25]porque eres t, mulata de los trpicos, la libertad cantando en mis Antillas. [Cuba, Santo Domingo, Porto Rico, Mes patries fougueuses et sensuelles! Oh, les rhums ardents de la Jamaque! Oh, le froce calalou de la Martinique! Oh, nuit fermente des tamboursD'Hati, impntrable et vodouisante! La Dominique, Tortola, Guadeloupe, Antilles, mes Antilles!

Pelotonnes toutes sur la mer de Colomb, Sur la mer Carabe toutes unies,Songeant et souffrant et se dbattantContre pestes, cyclones et convoitises, Et mortes un peu la nuit et au matinDe nouveau ressuscites,Car, multresse de Tropiques, c'est toi La libert qui chante en mes Antilles.]

Cela tant, abstraction faite du vhicule linguistique utilis, pourrait-on tudier le roman hatien dans le contexte du roman antillais? Je ne pense pas que cette optique se rvle fructueuse, du moins en ce qui concerne le roman. Elle me semble par contre se justifier en ce qui concerne la posie, et surtout la posie lyrique. Cette dernire se veut expression de la sensibilit individuelle: exaltation de la nature, tourments amoureux, inquitude religieuse sont ses thmes de prdilection. L'on pourrait fort bien montrer que les potes antillais, chacun dans sa langue, traduisent le mme regard jet sur les mornes et les savanes, sur le bleu de la mer et la fureur de l'ouragan, sur les cocotiers et les champs de canne qui sont leur commun apanage. La nostalgie de lAfrique, l'influence des rythmes antillais, le ressentiment contre le touriste, bien d'autres thmes encore leur sont communs.Le roman, lui, est peu ou prou analyse de la socit. Or, par del les paralllismes que nous avons mentionnes, par del les ressemblances topographiques, climatiques et mme [26] ethniques, des diffrences essentielles se sont depuis longtemps dveloppes entre les socits qui se partagent la Carabe. Diffrences qui s'accentuent d'ailleurs de jour en jour. Le dveloppement conomique se fait des rythmes trs diffrents selon les les: Porto-Rico a atteint le niveau de vie le plus lev de l'Amrique latine, tandis qu'Hati reste le pays le plus pauvre du continent. Les les Vierges sont devenues territoire des tats-Unis; Cuba est passe dans le camp socialiste. Bref, le concept mme de la Carabe n'a gure t opratoire qu'en ce qui concerne la gographie physique; pour le reste - et ce ds le XVIIIe sicle - c'est plus un mythe qu'une ralit** Comme l'a bien montr Sidney W. Mintz dans Caribbean Transformations, 1974, 964 et suiv.. Matire premire du romancier, la langue, l'histoire, le niveau de dveloppement, le systme politique, l'idologie officielle, l'organisation de la famille ne se sont jamais recoups aux Antilles que trs superficiellement. La notion de roman antillais est bien trop imprcise pour tre satisfaisante.Il n'est pas question d'examiner dans le dtail les nombreux facteurs conomiques, sociaux, et culturels qui distinguent Hati de ses voisins. Mais, pour essayer de comprendre ce facteur de diffrenciation que nous avons appel la mentalit nationale, il convient de s'arrter sur les rsonances particulires que provoque en Hati le souvenir de l'esclavage et du pass colonial.On a remarqu, propos des romanciers antillais de langue anglaise queWhatever its ties with English traditions, the West Indian novel exists as a distinctive form because it reflects the consciousness of a people whose society has been shaped, above all, by these two pressures [slavery and colonialism].[Quelles que soient ses attaches avec la tradition anglaise, le roman des Antilles anglophones existe en tant que forme distinctive parce qu'il exprime la conscience d'un peuple dont la socit a t faonne [27] avant tout par ces deux forces (l'esclavage et la colonisation).](K. Williamson, "West Indian Novels,"in The Novel Today, 1962, 121.)Que l'esclavage et la colonisation aient t des facteurs importants dans la formation des socits et de la conscience collective antillaises est dans l'ensemble exact, encore qu'il serait malais de dterminer dans quelle mesure et selon quelles modalits. Cuba, par exemple, la majorit de la population est blanche et descend d'Espagnols qui ont continu d'arriver au pays aprs l'indpendance. Il est certain que ni l'esclavage ni la colonisation n'ont pour ces Cubains les mmes rsonances que pour les descendants d'Africains et d'Hindous de Curaao, encore rattachs la mtropole nerlandaise. Dans le domaine francophone, l'analyse de Williamson s'applique peut-tre la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane, mais pas Hati.Tant en ce qui concerne l'hritage colonial que les squelles de l'esclavage, Hati est un cas tout a fait particulier. Sur le plan collectif, c'est le seul pays de la Carabe s'tre libr non seulement par les armes, mais par ses propres moyens. La rvolution cubaine a t en grande partie consquence de la guerre hispano-amricaine de 1898. la Guadeloupe et la Martinique, le statut colonial a t remplac par l'intgration en principe complte la mtropole. L'indpendance a t accorde aux Antilles anglophones aprs la deuxime guerre mondiale. Porto-Rico jouit (ou souffre) du statut d'tat libre associ aux tats-Unis.Dans toute la Carabe sauf en Hati, l'indpendance a t accorde par les chancelleries europennes, pour des motifs de politique internationale et sans gure prendre en considration les desiderata des Antillais. Depuis plus de cent soixante-dix ans, par contre, la rpublique hatienne est fire d'tre un tat souverain, qui a proclam sa libert aprs un combat sanglant men par l'ensemble de la population. Les Hatiens ont t les premiers battre plate couture les troupes napolonniennes; le drapeau bicolore est le premier drapeau national avoir t hiss en Amrique latine. Si l'poque [28] coloniale a laiss peu de souvenirs traumatisants dans la mentalit collective, c'est que les prouesses des anctres ont effac l'humiliation de la dpendance, ont vit le complexe du dcolonis (tel qu'il svit de nos jours dans une grande partie du Tiers Monde et tout particulirement dans la Carabe).Il est vrai que, d'aprs certains penseurs hatiens, l'Indpendance n'a rien chang l'essentiel: la tutelle officieuse des tats-Unis a remplac celle, officielle, de la France; les grands propritaires terriens et les politiciens vreux, noirs et multres, ont pris la relve des colons et des administrateurs franais; le pays est exploit leur profit, la masse est maintenue dans la misre et l'abrutissement. Pour un peu, on irait jusqu' dplorer que l'Indpendance soit arrive avant l'heure, privant le pays du dveloppement technique qui accompagne la colonisation europenne. Jacquelin Despeignes crit, dans Nouveau Regard (1975):Une horde analphabte ne pouvait construire une civilisation volue et encore moins une dmocratie pluraliste ou sociale. L'erreur monumentale de massacrer les Franais enleva au fodalisme hatien naissant sa puissance de transmutation. En termes actuels, l'ancien colon reprsentait le transfert technologique (20).Nous n'avons pas juger ici ce point de vue. Mentionnons-le cependant, parce qu'il est symptomatique du fatalisme dcourag que nous retrouverons dans bien des romans. Quoi qu'il en soit, le St-Domingue colonial, avec ses carrosses, ses menuets et ses perruques poudres n'est plus qu'une image d'pinal. part quelques pans de ruines dans la Plaine du Nord, il n'en reste gure de trace. De mmoire d'Hatien, le pays est administr et la justice dispense par des Hatiens. L'humiliant souvenir de l'autorit mtropolitaine reste par contre vivace dans celles des autres les qui s'en sont mancipes un sicle plus tard ou mme davantage.Quelques romanciers hatiens ont voqu les temps de la colonie, et nous y reviendrons en temps voulu. Remarquons [29] ds prsent qu'ils ne donnent pas une image particulirement originale du St-Domingue colonial. Ils nous intresseront en tant que tmoignages idologiques, gure en temps que reconstitutions et analyses du pass.Sur le plan individuel galement, l'esclavage joue un rle particulier dans la mentalit hatienne. On pourrait en un sens dire qu'il reprsente un facteur de cohsion. Tous les Hatiens, pratiquement sans exception, se savent descendants d'esclaves. Ils n'ont pas souffrir chez eux du mpris que, dans les pays voisins, les descendants d'hommes libres, Blancs ou Asiatiques, affichent trop souvent envers leurs concitoyens d'origine africaine.Dans les autres les l'mancipation des esclaves, tout comme l'Indpendance, a t dcrte par les mtropoles pour des motifs conomiques, ou humanitaires, mais gure en rponse aux pressions des principaux intresss. La rvolution hatienne fut par contre revendication et conqute de la libert personnelle autant et plus que de l'Indpendance. Esclaves sans doute, les anctres des Hatiens ont t les seuls dans l'histoire de la Carabe (et mme de l'Occident) s'manciper eux-mmes, a conqurir par les armes leur place au soleil. La statue du Ngre marron, qui a bris ses fers et sonne dans le lambi (conque) l'appel la rvolte, symbolise sur le Champ de Mars de Port-au-Prince l'orgueil de la nation. Leur vision d'eux-mmes, les Hatiens l'expriment par l'expression Ng kanpe: Homme debout.Bref, alors que les autres Antillais esprent que l'avenir leur apportera la fiert, c'est le pass - et le pass lointain - que les Hatiens revendiquent et dont ils s'inspirent. Le refrain de l'hymne national (compos d'ailleurs par le romancier Justin Lhrisson) le dit bien:

Pour le pays, pour les anctresSoyons unis, soyons unis []Notre pass nous crie:Ayez l'me aguerrie!

Cette glorification du pass, dsormais institutionnalise, [30] me semble fonctionner de faon ambigu dans la mentalit collective hatienne. Si elle favorise d'une part une valorisation du moi, elle est d'autre part opium, tentation de ngliger les problmes du prsent pour s'vader dans la contemplation d'un pass idalis. Comme l'crit fort justement Jacquelin Despeignes:Grce au passisme, la Rpublique chappe aux ralits du prsent. Le pass reconstruit le prsent sur l'abstrait el le mystique par un refus avr de l'histoire.(Nouveau regard, 1975, 21.)Le romancier hatien, nous le verrons, chappe rarement une vision ambigu de l'Histoire. Nous verrons galement qu'il impute volontiers les travers et les impuissances de ses concitoyens une mentalit qu'il estime avoir t forge aux temps de l'esclavage et s'tre perptue de gnration en gnration. Un exemple entre mille: Louis Mercier, dans son article La Voie sacre (Le Temps, 29 aot 1936), crit:Nous avons abattu le systme colonial tout en conservant l'me coloniale.C'est elle qui fait de nous des commandeurs ou des esclaves: Des commandeurs quand nous dtenons un rien de pouvoir [...] des esclaves vils et rampants, sans caractre, sans dignit, quand nous ne sommes pas au pouvoir [...]C'est elle qui maintient les prjugs de caste [] C'est elle qui nous fait accepter comme une chose naturelle le sort de tous nos frres plongs dans le vice et la misre.S'il est vrai qu'aux temps de la colonie on taquinait la muse dans les gazettes locales, et que des auteurs du cru ont t jous dans les thtres du Cap-Franais et de Port-au-Prince**Sur le thtre Saint-Domingue, on consultera les travaux de Jean Fouchard, Artistes et rpertoire de St-Domingue (1955) et Le Thtre St-Domingue, (1955), ainsi que l'tude de Robert Cornevin, Le Thtre hatien des origines nos jours (1973). Le milieu thtral de St-Domingue la veille de la Rvolution a fourni le sujet d'un roman de Marie Chauvet, La Danse sur le volcan (1957)., aucun roman n'a vu le jour: ce n'est qu'en 1859, soit plus d'un demi-sicle aprs la dclaration de l'indpendance [31] que parat le premier roman crit par un Hatien: Stella, d'meric Bergeaud. En cela aussi, le roman hatien se distingue des autres romans antillais. Cecilia Valds (1839 et 1882), le premier roman crit par un Cubain, Cirilo Villaverde, ou The Helions (1905), premier roman crit par un Jamacain, F.C. Tomlinson, ont paru sous le rgime colonial: doit-on les classer dans les littratures cubaine et jamacaine respectivement, ou bien au contraire dans les littratures espagnole et anglaise? La question ne se pose pas en ce qui concerne le roman hatien, dont l'histoire ne commence qu'aprs l'Indpendance.La socit hatienne prsente, d'avec les autres socits de la Carabe, une autre diffrence fondamentale, que nous avons dj signale, et qui se reflte bien entendu dans les romans: la composition ethnique du peuple hatien. Dans les autres Antilles, une hirarchisation plus ou moins avoue s'est tablie; les Blancs en sont le ple positif, les Noirs le ple ngatif, les Asiatiques et les sang-ml s'chelonnant entre les deux. l'intrieur de ces groupes, de subtiles gradations s'tablissent, le cheveu clair, les yeux bleus et le teint ple tant dsirables, le cheveu crpu, les traits ngrodes et la peau sombre ne l'tant pas. Les idologies officielles reconnaissent cet tat de fait, revendiquent les diffrences ethniques et prnent une solidarit nationale qui les transcende. La devise de la Rpublique Jamacaine est: Out of Many, One People (De plusieurs peuples, une Nation).En Hati par contre, o ni Blancs ni Asiatiques n'entrent en ligne de compte, l'idologie officielle a de tous temps mis l'accent sur la Ngritude. Ainsi, la premire constitution de la Rpublique refuse toute personne de race blanche la nationalit hatienne et mme (par son fameux article 6, toujours en vigueur) le droit la proprit foncire dans le pays. Pratiquement les seuls Blancs d'Hati sont, aujourd'hui encore, trangers ou fils d'trangers. La langue crole en fait foi, qui applique tout non-Hatien, mme de couleur, l'appellation Blan. Et il est significatif que, bien que de race [32] blanche, les Syriens (c'est--dire les marchands d'origine levantine qui en sont venus contrler une importante partie du commerce du pays) et leurs descendants soient considrs par nombre de leurs compatriotes comme des intrus dont il convient de se mfier. (Prjug qui s'explique en partie par le fait que de nombreux Hatiens Syriens prennent ou gardent une deuxime nationalit afin de profiter de certains avantage, fiscaux et autres.)Mais une chose est l'idologie officielle, autre chose la ralit quotidienne. Un antagonisme, d'autant plus nfaste qu'il est rarement avou, oppose Noirs et Multres. Antagonisme qui remonte aux temps de la colonie, o les Multres libres tentaient dsesprment de s'identifier aux Blancs et adoptaient leurs prjugs. Antagonisme que l'Indpendance ne parvint pas effacer, comme le montre la division du pays, qui dura de 1806 1820, en Royaume d'Hati au nord, gouvern par les Noirs dHenri Christophe et Rpublique d'Hati au sud, dirige par les Multres de Ption. Tout au long de la douloureuse histoire d'Hati, l'antagonisme de couleur - qui par malheur se confond avec l'antagonisme de classes - a constitu un frein puissant la cohsion sociale et au dveloppement conomique:Le prjug de couleur tant un fait social et comme tout fait social, sujet au changement, peut-on esprer le voir disparaitre un jour de notre groupement pour le plus grand bien et l'avancement dfinitif de notre communaut?(J.D. Baguidy, Esquisse de sociologie hatienne, 2e d., 1946, 26-27.)

la question angoisse que Joseph Baguidy posait il y a plus de vingt-cinq ans, il n'est pas encore possible de rpondre par l'affirmative. Il semble bien plutt que, aujourd'hui comme en 1946,

sous les apparences de la politesse et de la correction, elle [la question de couleur] est une guerre sourde livre tous instants.(R. Dorsinville, Lettre aux hommes clairs, 1946; reproduite dans [33] Collectif Paroles, 1946-1976, Trente ans de pouvoir noir, 1976, 151-160.)Les Multres ayant toujours fait partie de l'lite conomique et sociale du pays, on souhaite videmment appartenir leur caste. Et, l'intrieur de cette caste, la pleur du teint et la rgularit occidentale des traits sont valoriss. D'o le paradoxe: dans la mentalit collective, le sang noir est le sine qua non de l'hatianit, mais l'idal est d'en avoir peu, d'tre un Multre aussi clair que possible. La personne de race blanche, tenue en quelque sorte l'cart des controverses, n'en reste pas moins considre comme un conjoint dsirable. Dans une succulente nouvelle intitule Li blanc! (1916) de son recueil Mon petit kodak, Andr Chevallier raconte queLa bonne madame Fouillopot aimait le Blanc: elle en raffolait! Elle ne portait que du blanc, malgr son ge; dans le poulet, elle ne mangeait que le blanc.Elle se poudrerizait au point que, de brune qu'elle tait, elle devenait blanche. Aussi pour ses deux filles elle avait jur de ne les marier qu' des blancs, mais des blancs authentiques, des blancs pur sang pour l'amlioration de la race.Elle n'entendait pas tre trompe par un de ces petits pekseurs cheveux plats, couleur trs claire, mais ayant une yayoute ancestrale, ni par aucun quarteron tranger, martiniquais ou autre, mtiss d'une gouttelette de sang-ml (10).Lorsqu'elle tombe sur M. Beergutt, Pomranien d'origine et rsidant aux Cayes, elle dcide de le prendre pour gendre. Mais, ayant entendu dire que le sang noir, mme trs dilu, laisse des traces sur... les organes procrateurs, elle s'arrange pour administrer un lavement au pauvre Beergutt. Un coup d'il indiscret, et elle pousse le cri de soulagement qui donne son titre la nouvelle: Li blanc! (Il est blanc!).Vingt ans plus tard, dans Le Ngre masqu (1933) de Stphen Alexis, nous retrouvons un Franais, Jacques Poussigny, que rien ne recommande, part son piderme. De riches bourgeois port-au-princiens lui offrent nanmoins leur fille [34] afin, comme ils disent, de mettre du lait dans leur sirop de rglisse:Jacques Poussigny, pave choue Port-au-Prince, avait tent de divers mtiers, boulanger, commissionnaire en tissus, picier, souteneur, mais n'avait pas eu de chance. Il se prparait s'embarquer comme matelot bord d'un brick franais en rade, pour rentrer au pays, quand Mme Marvil lui fit signe. Il bondit sur la situation (28).Et, en croire Nadine Magloire, de nos jours rien n'a chang:Un blanc, c'est un gibier trs recherch des filles d'ici. D'abord, parce que gnralement, il n'est pas fauch. Et puis, quand on pouse un blanc, a vous donne du prestige aux yeux des autres et, surtout, on amliore la race.(Le Mal de vivre, 1968, 79.)Ds son enfance, l'Hatien est conscient de vivre une contradiction: d'une part, exaltation officielle de la ngritude et de la solidarit raciale; de l'autre, rancurs et prjugs raciaux dans la vie quotidienne. Le pote Christian Werleigh a expliqu la faillite de cette mystique d'une Hati personnification de la Ngritude:Nous avons eu plusieurs mystiques: la mystique de la libert, la mystique de l'Indpendance, la mystique d'Hati, champion de la race noire. Les deux premires furent efficaces parce qu'elles purent pntrer les masses, la dernire, qui fut celle d'une partie de l'lite, esquissa quelques gestes, se contenta de discours et avorta [...] parce que toute mystique comportant l'action et l'action pour triompher ncessitant l'apport puissant des masses, ce ne fut qu'un beau rve...(Ncessit d'une mystique, Le Temps, 30 dc. 1936.)

De nombreux Hatiens, surtout parmi les intellectuels, dplorent bien entendu un racisme qu'ils ne craignent pas d'attaquer et de ridiculiser, et ce depuis les origines. C'est ainsi que, dans Le Ngre masqu (1933), Stphen Alexis dit leurs quatre vrits ses compatriotes, par le truchement de son hros, Roger Sinclair:Malgr le prjug blanc, qui nous confond tous dans le mme [35] ddain, depuis l'octavon le plus clair, jusqu'au ngre le plus noir, vous en tes encore, entre vous, de misrables distinctions d'piderme! Ne vous plaignez pas du prjug amricain, l'attitude de beaucoup d'entre vous le lgitime (13).Si la question de couleur se pose encore en Hati, il est tout l'honneur des romanciers hatiens de l'avoir si opinitrement dnonce, au risque de mcontenter leurs compatriotes** Il va de soi que la question des rapports entre Noirs et multres est infiniment plus complexe que je ne le laisse entendre. De nombreux analystes, hatiens et trangers, se sont penchs sur le problme. Deux tudes me paraissent fondamentales: Micheline Labelle, Idologie de couleur et classes sociales en Hati, 1978, et David Nicholls, Front Dessalines to Duvalier - Race and National Independence in Hati, 1979..L'absence du Blanc dans la communaut nationale se reflte dans le roman hatien et constitue un facteur supplmentaire de diffrenciation. Dans les autres romans antillais, les tensions, les haines, les rapports de toutes sortes entre citoyens d'origine europenne et citoyens d'origines africaine ou asiatique servent frquemment de thme. Dans le roman hatien, par contre, le personnage Blanc est ncessairement un tranger. Nous verrons qu'il peut tenir l'emploi du hros aussi bien que celui du tratre. Mais il illustre toujours les rapports des Hatiens avec autrui, jamais les rapports entre diffrentes communauts d'une mme entit nationale, comme chez les anglophones ou les hispanophones.Pour en revenir aux contextes possibles dans lesquels le roman hatien pourrait trouver place, nombre de critiques et d'historiens de la littrature groupent les crits d'auteurs africains et descendants d'Africains sous la rubrique littrature noire. Il est facile de voir combien ce projet est problmatique: selon quels critres les auteurs seront-ils admis au statut d'crivain noir? Selon un critre racial? Il suffirait alors de pouvoir prouver son appartenance, ne ft-ce que lointaine, la race de Cham? Dans le domaine franais Victor Sjour, oncle maternel, soit dit entre parenthses, du romancier hatien Frdric Marcelin, les deux Dumas, Charles Cros [36] devraient tre inclus. Les considrer comme des crivains noirs cela aurait-il un sens? Selon une certaine thmatique, alors? Mais dans ce cas, pourquoi exclure Alejo Carpentier, Graham Greene ou mme Paul Morand? Comme il est vain de vouloir enserrer la littrature dans des catgories absolues, force nous, est de nous rabattre sur des notions imprcises. On peut, me semble-t-il, avancer qu'il existe une faon ngre de voir le monde et de l'exprimer. Non certes par quelque hypothtique rapport entre l'appartenance ethnique et la structuration de la sensibilit; mais plutt parce que les Noirs, surtout crivains, partagent une certaine situation historique, et une certaine conscience. Qu'ils habitent la terre ancestrale ou qu'ils soient en diaspora dans le monde occidental, ils savent selon quelles modalits se sont organiss, toujours et partout, les contacts entre Europens ou descendants d'Europens et Africains ou descendants d'Africains. Ne pouvant crire que dans des langues forges par et pour les Blancs, ils sont bien placs pour comprendre quel inexorable processus d'acculturation le Ngre est condamn. Ils se rendent par ailleurs compte qu' de rares exceptions prs l'assimilation complte la culture et l'idologie occidentale se rvle dsormais impossible; l'exemple de Ren Maran en fait foi. Ils se sentent menacs par un racisme anti-noir, plus ou moins virulent selon les pays et les poques, mais qui semble inscrit au plus profond de la mentalit europenne. Ils savent surtout qu'ils sont vus comme Ngres qu'ils revendiquent ou non leur condition d'hommes noirs, il n'y a pas d'chappatoire. Ce que dit Sartre des juifs s'applique tout aussi bien au Noir: est Ngre quiconque est considr comme Ngre par autrui.Autant sinon plus qu'une invention des Blancs, la notion de littrature noire est l'articulation d'une revendication. Le terme de Ngritude, invent par Aim Csaire, a une valeur smantique diffrente, il est vrai, pour chaque intellectuel noir ou presque. En fin de compte ce sont l des dsaccords de dtail, des querelles de nomenclature. L'essentiel [37] reste que l'on assiste, surtout depuis la deuxime guerre mondiale, une recherche de l'identit noire et une revendication de ses valeurs propres. Qu' partir de l les questions de dfinition et d'interprtation soient pineuses n'a rien de surprenant. Cette ralit qu'est la situation du Noir dans le monde se manifeste selon des modalits trop diffrentes pour qu'une notion abstraite et thorique la recouvre entirement** On consultera sur cette question le livre de Ghislain Goursige, Continuit noire, 1977..En tout cas, quel que soit le contenu smantique que l'on donne l'adjectif noir appliqu la littrature, il ne peut manquer de convenir celle d'Hati, ou la Ngritude s'est mise debout pour la premire fois, selon l'loquente formule d'Aim Csaire. Tous les crivains hatiens sans exception sont Noirs ou Multres, et ce depuis bientt deux sicles. Mais, d'un autre ct, la Ngritude a en Hati au moins une caractristique essentielle particulire, qu'Hrard Jadotte a bien dgage:Ce qui fait la spcificit de la ngritude en Hati, c'est que son discours s'adresse non pas l'Autre-colonial, mais la minorit bourgeoise (qui) a pu prendre le pouvoir grce la puissance conomique et politique.(Idologie, littrature, dpendance,Nouvelle Optique, dcembre 1971, 74.)La notion de littrature noire tant si malaise dfinir, on a essay de la prciser en la considrant dans le contexte des diffrents domaines linguistiques. On a donc parl de littrature noire d'expression franaise, anglaise, portugaise, espagnole ou arabe. Pour ces langues, utilises et par des Noirs et par des Blancs, cela se justifie dans une certaine mesure. La division par codes linguistiques implique un projet: chercher dterminer si les crivains ont apport, sur les plans thmatique et linguistique, une contribution originale des vhicules d'expression adopts depuis relativement [38] peu de temps. Si c'tait le cas pour chacun des domaines linguistiques, on procderait alors des tudes compares visant montrer ce que ces contributions originales ont en commun par del les diffrences de code. Il s'agirait en somme d'analyser une hypothtique sensibilit noire. Pour ce faire, la littrature hatienne, premire en date des littratures noires d'expression europenne, constitue un matriau prcieux.La situation risque par ailleurs de se compliquer brve chance: certains tats africains ont le projet d'adopter une ou plusieurs langues nationales comme vhicule linguistique d'information. Les partisans du crole sont de plus en plus nombreux aux Antilles francophones. Outre des pices et de nombreux pomes, le premier roman entirement crit en crole (Dzafi, de Franketienne) a paru Port-au-Prince en 1975, immdiatement suivi par un deuxime roman, Lanmou pa gin bary, d'mile Clestin Mgie. Il faudra multiplier les sous-divisions de la littrature noire lorsque non seulement le crole mais galement le bambara et le souahili deviendront des langues littraires, utilises exclusivement, celles-l, par des crivains noirs.D'aucuns ont pens, et non sans raison, qu' la division par langues il fallait ajouter une subdivision gographique. Dans les domaines anglophone et francophone en particulier, la situation objective et les proccupations de l'crivain noir sont trs diffrentes selon qu'il s'agisse d'un Africain ou d'un crivain en diaspora. C'est pourquoi dans le domaine anglais, ceux qui tudient la littrature noire des tats-Unis ne se proccupent qu'incidemment des littratures noires anglophones d'Afrique et des Antilles, et vice-versa. Dans cette optique, on a pu grouper les crivains hatiens avec les crivains noirs des Dpartements d'Outre-mer.Mme en rduisant au maximum, parler de roman antillais francophone risque de nous induire en erreur. Car une chose est la socit des Dpartements d'Outre-mer, avec ses fonctionnaires mtropolitains, ses bks descendants de planteurs [39] coloniaux, son organisation la franaise, autre chose est la socit hatienne, qui en diffre profondment par l'histoire le niveau de dveloppement, les mille et un aspects de la vie quotidienne politique, conomique et sociale. force de qualifier la notion de littrature noire, ne risque-t-on pas de la fragmenter jusqu' lui faire perdre le sens qu'elle pouvait avoir? Je pense qu'il convient ici encore de distinguer roman et posie (le thtre posant toute une srie d'autres problmes que nous n'avons pas aborder). Tout comme celle de posie antillaise, la notion de posie noire me semble fructueuse: car ce qui compte ici c'est au premier chef l'expression de la sensibilit du pote. Qu'il prenne pour thme les taudis urbains, le village carabe ou le paysage africain, sa vision refltera ncessairement la mmoire collective du peuple noir, la rancur du minoritaire ou du colonis, la revendication de valeurs que l'Occident a mconnues ou mprises. Du fait d'crire dans une langue europenne, tout pote noir aura la transformer ( la marronner, disait Csaire), lorsqu'il voudra chanter la beaut noire, par exemple, pour laquelle les lexiques anglais, franais ou espagnol n'ont que des termes pjoratifs. Et quant la posie engage, la solidarit raciale y rsonne, quel que soit le code linguistique ou la rgion d'origine du pote. Il serait facile de retrouver, dans les domaines anglophones ou hispanophones, l'cho de l'Hatien Jacques Roumain dans Bois d'bne (1945):

Ngre colporteur de rvolte tu connais tous les chemins du monde depuis que tu fus vendu en Guine une lumire chavire t'appelle une pirogue livide choue dans la suie d'un ciel de faubourg.Mais je sais aussi un silenceun silence de vingt-cinq mille cadavres ngresde vingt-cinq mille traverses de Bois-d'bne[40]Sur les rails du Congo-Ocan mais je sais des suaires de silence aux branches des cyprs des ptales de noirs caillots aux ronces de ce bois ou fut lynch mon frre de Gorgie et berger d'Abyssinie quelle pouvante te fit berger d'Abyssiniece masque de silence minral [...]

Mais l'art du romancier est d'une autre essence: dans sa qute de la vraisemblance, il affecte l'impartialit. Sa personnalit ne s'exprime que de faon oblique, implicite, masque. Lire un pome, c'est s'identifier au pote. Lire un roman, c'est dcouvrir un monde. Et ce monde, nous l'avons dit, est ncessairement image ou symbole d'une socit relle, qui a form le romancier, et a laiss sa marque, gravure ou filigrane, sur l'uvre. Bois d'bne aurait pu tre l'uvre d'un Martiniquais ou d'un Guyanais. Seul un Hatien aurait pu crire Gouverneurs de la rose.

Cela bien entendu ne veut pas dire qu'un romancier noir sera lu de la mme faon par tous les lecteurs. Son uvre aura certes une rsonance particulire pour ses frres de race. Se rclamant de la Ngritude, un lecteur noir revendiquera comme sien tout roman crit par un Noir, et bon droit. Mais des considrations, malgr tout tangentielles l'uvre n'entrent-elles pas ici en jeu? Il est douteux qu'un lecteur africain francophone de souche paysanne fasse de Gouverneurs de la rose la mme lecture que celle, en traduction, d'un lecteur bourgeois noir amricain de Harlem ou de Watts. Ce qui est certain, c'est que tout Hatien, par del sa raction personnelle, fera d'un roman hatien une lecture essentiellement diffrente de celle du reste du public. Bref, ce qu'crivait Ren Depestre propos de la posie des peuples noirs me semble s'appliquer encore mieux au roman:

Encore une fois, ni la couleur de la peau, ni le fait de parler la mme langue, ni la communaut de larmes et de blessures, ni la sensibilit tragique due au sort misrable fait la majorit des noirs du [41] monde, ne suffisent dterminer les moyens d'expression particuliers nos peuples. [...] Nos origines communes [...] laissent persister entre nous des tats de conscience, des particularits psychologiques, des formes d'alination, des liens idologiques [...]. Mais ces caractristiques communes transplantes en Amrique, ne s'arrtent pas de se diffrencier les unes par rapport aux autres...(Introduction un art potique hatien, Optique, 24, fvrier 1956, 11-12.)

Il me semble donc que ranger le roman hatien dans des catgories plus gnrales peut en clairer certains aspects mais n'infirme nullement la notion mme d'hatianit littraire.

La question est de savoir si l'adjectif de nationalit est ici autre chose qu'un moyen commode d'identification dpendant du passeport de l'auteur. Mon hypothse de travail est, d'abord, qu'il est justifi en l'occurrence et, ensuite, que l'on peut, grce une analyse systmatique, en dgager le sens et les implications.

[42]

LE ROMAN HATIEN.IDOLOGIE ET STRUCTURE.

Chapitre II

LE ROMANCIER HATIENET SON PUBLIC

HYPERLINK \l "tdm" Retour la table des matiresLa situation de l'crivain dans la socit hatienne, les problmes matriels qui se posent - et s'opposent - la publication de ses livres, le public auquel s'adresse le romancier dtermine nombre de caractristiques gnrales du roman hatien. Il convient d'examiner ces facteurs avec quelque attention. Ce premier dgrossissement facilitera notre tche lorsque nous passerons aux tapes suivantes, c'est--dire l'analyse de l'originalit du roman hatien, telle qu'elle se manifeste dans la thmatique d'une part, dans l'expression linguistique de l'autre.* * *Le taux d'analphabtisme en Hati figure au premier rang des ralits objectives qui influencent tant les conditions de travail du romancier que les particularits de son uvre. D'aprs le dernier recensement, 89,5% des Hatiens de plus de quinze ans sont illettrs** Il s'agit du recensement de 1950. Des efforts pour scolariser tant les enfants que les adultes ont t entrepris depuis par les organismes hatiens et trangers (cooprants franais, missionnaires catholiques et protestants, etc.). Mais, du fait de la croissance dmographique, le taux d'analphabtisme n'a vraisemblablement pas baiss; il est mme probable qu'il s'est accru.. Un pote peut esprer que ses pomes, surtout mis en musique, seront largement diffuss, grce la radio, par exemple; un dramaturge compte surtout sur les reprsentations de ses pices pour atteindre le grand [43] public. N'ayant que l'imprim pour vhicule, le romancier, lui, ne peut esprer toucher que la petite minorit de ses compatriotes qui y ont accs. Jacques-Stphen Alexis pense srement sa patrie lorsqu'il crit:Le roman est un genre qui ne peut vivre et se dvelopper vritablement dans un pays que dans la mesure o l'instruction publique y est assez rpandue et continue s'y rpandre. [...] Dans les pays o l'instruction publique est l'apanage d'une trs faible minorit, les romanciers sont des exceptions, des hirondelles qui annoncent le printemps, rien de plus.(O va le roman?,Prsence africaine, avril-mai 1957, 83.)Encore heureux que, par le fait d'crire en franais, le romancier hatien peut esprer toucher un public international. Car, en Hati comme ailleurs, le public rel du romancier ne constitue qu'une fraction infime de son public virtuel. Un grand nombre de lecteurs en puissance ne lisent jamais, prfrant consacrer leurs loisirs d'autres activits. Il y a ceux qui ne lisent que des illustrs ou des revues; ceux encore qui ne s'intressent qu'aux ouvrages historiques, aux biographies, aux vulgarisations scientifiques et techniques. Le revenu annuel du lecteur hatien moyen tant trs bas, tout livre constitue pour lui un objet de luxe. Bref, le public rel du romancier se chiffre en Hati quelques centaines de personnes aises et d'intellectuels. Bien des crivains hatiens ont d se demander, comme Nadine Magloire dans Le Mal de vivre (1968):Quand on est d'un tout petit pays, quoi a rime d'crire? On est lu par quelques centaines de personnes tout au plus (73).Les mcanismes de fabrication et les circuits de distribution du livre en Hati restent encore rudimentaires. Il n'existe gure de maisons d'dition au sens moderne du terme. Le romancier est forc de s'en remettre un imprimeur qui ne dispose le plus souvent que d'un matriel vtuste. Tout livre est publi compte d'auteur, tir quelques centaines d'exemplaires sur un papier de mdiocre qualit. La distribution dpend de l'esprit d'initiative des libraires, qui n'est pas [44] toujours brillant, et des efforts personnels de l'auteur. La diffusion en province est presque nulle (nombre de villes de moyenne importance ne comptent pas une seule librairie). l'tranger, c'est peine si en France, au Canada et aux tats-Unis quelques maisons spcialises acceptent d'tre les dpositaires d'ouvrages hatiens. Cela tout rcemment, d'ailleurs: depuis que, dans les dernires cinq ou six annes, d'importantes colonies hatiennes se sont tablies Paris et surtout Miami, New York et Montral. La publicit n'existe pratiquement pas. Les rditions sont pratiquement inconnues. Les rares subventions gouvernementales ou prives sont rserves aux ouvrages scolaires. C'est dire qu'il est impensable de vivre du produit de romans publis Port-au-Prince; bien au contraire, l'auteur en est presque toujours de sa poche. Voil pourquoiJamais en Hati on n'a pu se consacrer une vie littraire propre. On fait de la littrature, oui, mais nos hommes de talent ne s'y livrent d'ordinaire que quand l'occasion, les circonstances le leur permettent.(C. Bouchereau, Causerie,La Ronde, 5 janvier 1899, p. 138.)Nombre de romans hatiens restent manuscrits, faute des fonds ncessaires en couvrir les frais d'impression** Nyll F. Calixte a loquemment expos Les Difficults pour l'crivain hatien de se faire diter et diffuser dans Culture franaise, automne-hiver 1975, 62-68. On consultera galement Table ronde: Les Problmes du romancier en Hati, Optique, avril 1954, 34-36, laquelle ont particip les romanciers J. Brierre, L. Laleau, F. Morisseau-Leroy et P. Savain.. Ce n'est qu'en 1975 qu'Edgar Numa a publi ( New York) Clercina Destin, compos 40 ans plus tt. Et, dans son Avant-propos, Numa crit:Je suis sr que mon cas n'est pas unique, et qu'il y a en Hati pas mal d'ouvrages que leurs auteurs, pour des raisons diverses, n'ont jamais russi publier [...] C'est dommage. Car beaucoup d'entre eux auraient peut-tre contribu non seulement former et enrichir la pense hatienne, mais encore dgager et mettre en pleine lumire les traits et l'originalit de l'homme hatien (5-6).[45]La fondation en 1975 d'un Club des Amis du Livre Hatien, la cration la mme anne du Prix Henri Deschamps, l'espoir de se voir attribuer le Prix France-Hati ou le Grand Prix des Carabes ne sont pour le romancier hatien que de bien faibles encouragements. Les conditions matrielles plus que difficiles auxquelles les auteurs ont toujours eu faire face rendent d'autant plus remarquables l'importance et la qualit de la production romanesque du pays.De par le simple fait de savoir lire et crire, le romancier hatien est un privilgi, un membre de l'lite qui contrle la vie politique et intellectuelle d'Hati. (Le terme d'lite est pris ici dans son sens le plus large et englobe la bourgeoisie, laquelle appartiennent la plupart des familles multres, et les classes moyennes.) Si de rares illettrs ont directement accs au pouvoir, il est vident qu'un niveau minimum d'ducation est la condition ncessaire de l'appartenance l'lite. Privilge qui a sa contrepartie: quelle que soit sa profession, tout homme de lettres se trouve directement concern par les intrigues et l'instabilit qui ont toujours marqu la vie politique hatienne. En tant qu'intellectuel, il est constamment tenu de prendre position; c'est lui que journaux et revues demandent de collaborer; fonctionnaire, il est en droit d'esprer une promotion rapide et peut s'attendre une rvocation brutale; animateur de parti, sous-secrtaire d'tat, membre de la camarilla prsidentielle, il s'expose tre exil ou emprisonn en cas de changement d'quipe. Aux yeux du pouvoir, quiconque crit a toujours t un collaborateur possible ou un ennemi en puissance. Prendre la plume implique un risque; il n'est pas inutile d'apprendre en mme temps louvoyer, transiger, se drober. Dans son truculent roman La Facture du diable (1966), Francis Sjour-Magloire voque les aventures et msaventures du plumitif Patte-Goyave: l'poque, petit journaliste famlique, il fut jet au cachot pour avoir crit un article ventral sur la mortalit infantile.Patte-Goyave sera tortur et chtr pour avoir os parler [46] de ce qu'il est convenu de taire. Heureusement, le gouvernement est renvers etAprs la Grande Fte, il occupa plusieurs postes diplomatiques et consulaires avant d'tre nomm Directeur Gnral de l'Information et de la Propagande. Il consacrait ses loisirs composer des pomes (49-50).Reprenant la thse de HYPERLINK "http://classiques.uqac.ca/classiques/price_mars_jean/price_mars_jean.html" Price-Mars, de Vaval et de tant d'autres, Ulrich Fleischmann affirme que la littrature du pays est malgr tout essentiellement engage** U. Fleischmann, Ideologie und Wirklichkeit in der Literatur Haitis, 1969; D. Vaval, Histoire de la littrature hatienne, 1933; J. Price-Mars, Essai sur la littrature et les arts hatiens, in De Saint-Domingue Hati, 1959.. C'est certainement vrai en ce qui concerne le roman:... pour corriger nos murs, faonner notre concept social, en d'autres termes, pour remdier la dcadence prcoce de l'humanit hatienne, faire de nos citoyens des consciences affranchies de l'gosme et des sots prjugs [...] il faut que nos romanciers [] fassent du roman un formulaire d'ides sociales.(H. Dorsinville, L'uvre de nos romanciers,LEssor, juin 1913.)Sans attendre l'exhortation de Dorsinville, la majorit des romanciers hatiens se sont voulu moralistes: ils ont prch la concorde entre Noirs et Multres, l'acceptation et la valorisation de l'hritage africain, la tolrance envers le Vodou... ou la croisade contre lui, selon leurs convictions. Et ensuite parce que les Hatiens ont toujours compris que le refus de s'engager quivaut l'acceptation du statu quo. De nombreux romanciers hatiens ont affront la disgrce, l'exil ou la prison plutt que de transiger avec leur conscience. C'est Saint-Thomas qu'meric Bergeaud, qui avait conspir contre Faustin Soulouque, a compos Stella, le premier en date des romans hatiens; il est mort sans avoir revu sa patrie. Jacques Roumain a connu les cachots du Pnitencier national. Jacques-Stphen Alexis est tomb Bombardopolis. Si le long exil de Victor Hugo est exceptionnel dans l'histoire [47] des lettres franaises, les romanciers hatiens sont lgion qui ont pass de longues annes l'tranger pour des raisons politiques. Nous verrons cependant que leurs attaques se placent souvent sur un plan extrmement gnral. Accuser nommment un groupe ou un homme politique risque d'entraner tt ou tard des consquences dramatiques. Comme le remarque Antoine Bervin dans Pantal Paris (1953):Glissez donc, mortels, et n'insistez pas, car en Hati toute la sagesse de la vie se rsume dans ces quatre derniers mots (26).Il est par exemple rare qu'un romancier hatien prenne pour personnage, mme secondaire, un prsident d'Hati, ou mme qu'il mentionne que c'est sous son mandat que se droule l'action. Sauf, la rigueur, dans le cas de romans historiques qui se situent sous la prsidence de Ption, par exemple, ou de Boyer. Les exceptions cette rgle sont rares: Dans Jsus ou Legba? de Milo Rigaud (1933), des prsidents de l'poque de l'occupation sont pris partie sous les noms peine dguiss de Sucre-Datilave (Sudre-Dartiguenave, 1915-1922) et Louis Bolo (Louis Borno, 1922-1930); c'est Paul Magloire (1950-1957) que Francis-Joachim Roy rebaptise Symphorien-Alexandre Merisier dans Les Chiens (1961); et, de nos jours, des romanciers exils comme Grard tienne (Le Ngre crucifi, 1974), Anthony Phelps (Mmoire en colin-maillard, 1976) et Roger Dorsinville (Mourir pour Hati, 1980) mentionnent Franois Duvalier nommment ou sous un pseudonyme transparent.Le plus souvent, l'crivain se borne inculper les traditions politiques du pays, le manque de civisme de son peuple, l'esprit de caste hrit de la colonie, les chausse-trappes des couloirs ministriels. S'en tenir prudemment l'vocation du pass n'est pas ncessairement une solution. Mme aprs plus d'un sicle et demi, prendre parti pour Dessalines contre Toussaint ou pour Ption contre Christophe peut tre hasardeux. Car en politique hatienne le pass est toujours prsent, l'actuel dtenteur d'un portefeuille, d'autant plus souponneux [48] qu'il sait combien sa propre situation est prcaire, peut se sentir vis travers un lointain prdcesseur.Nous verrons plus tard comment les romanciers hatiens ont dcrit et les paysages et l'histoire de leur pays. Signalons ds prsent que prendre la campagne pour cadre et les paysans pour personnages ne rsous pas non plus le problme. Exotisme de pacotille, diront les uns; encensement paternaliste de valeurs rtrogrades, diront les autres; vision systmatiquement pessimiste..., idylle pour patronages de jeunes filles..., subversion des structures sociales ..., complaisance devant la misre du peuple..., autant de reproches possibles qui, justifis ou pas, mettent en question l'idologie du romancier.Il n'y a pas d'chappatoire. Demesvar Delorme a crit en 1873 Francesca, roman historique qui se passe en Turquie et en Italie pendant la Renaissance. Lui a-t-on assez reproch depuis plus d'un sicle de s'tre dsintress des problmes du pays! Comme l'crivait Marceau Lecorps dans Les Varits du 20 janvier 1905, par exemple: Mais pourquoi au lieu de l'Italie papale n'avez-vous pas choisi l'Hati dessalinienne?... Vous vivriez ternellement dans nos souvenirs. Si Delorme avait t Franais, comme Alexandre Dumas, personne n'aurait rien trouv redire. Le roman hatien se veut engag, sans aucun doute; il est galement, de par la nature des choses, condamn l'tre. Dans la mesure o l'on juge l'efficacit sociale d'un roman engag plutt que ses qualits artistiques, le romancier hatien est vou l'chec: aucun roman n'a jamais, que l'on sache, contribu rformer quoi que ce soit en Hati.Ce n'est pas seulement la scurit matrielle ou la libert personnelle du romancier qui sont en jeu, mais aussi l'intgrit de son uvre. Ds sa parution, tout roman hatien est pluch, glos, interprt. Moins que sa valeur littraire, ce sont ses prsupposs idologiques que l'on cherche dgager, car[49]Depuis que Toussaint Louverture est devenu ce qu'il est en lisant l'Abb Raynal, les politiciens de ce pays savent que les bons livres sont dangereux. Ils ne les lisent pas et s'arrangent pour qu'ils ne soient pas lus.(F. Morisseau-Leroy, Rcolte, 1946, 49-50.)

Puisque, comme le signalait Ption Savain, il est peu prs impossible de ne pas mettre un peu de politique dans un roman (Table ronde..., Optique, 2, avril 1954, 37), les passages les plus anodins risquent d'tre jugs subversifs. Paradoxalement, la situation est aggrave du fait qu'il n'existe pas, et n'a jamais exist, de censure pralable en Hati. Donc, pas d'imprimatur qui garantirait l'crivain contre les poursuites ventuelles. Une fois le roman paru, son auteur est la merci de l'interprtation que telle ou telle personne au pouvoir peut en faire. Il court le danger de se crer des ennemis puissants, ou mme d'encourir des sanctions d'autant plus redoutables qu'elles sont arbitraires. Mme aux poques o le gouvernement se montre tolrant, le romancier hsite s'exprimer librement, ne sachant pas ce que rserve l'avenir. Dans Stnio Vincent rvl (1957), long pamphlet attaquant l'ex-prsident Stnio Vincent avec qui il avait eu des dmls (non pas politiques, d'ailleurs, mais pour une confuse histoire de prts non rembourss), le romancier Milo Rigaud affirme avoir t perscut par Gontran Rouzier, sous-secrtaire d'tat la justice et la Police gnrale parce queGontran Rouzier m'en voulait pour [...] avoir rvl dans mon livre Jsus ou Legba? certaines particularits tranges sur la mort tragique d'un certain Guy des Rosiers qu'il dit tre son frre (13).L'crivain hatien volue dans un cercle extrmement troit. Il ne serait pas excessif de dire que tout homme de lettres connat personnellement chacun de ses confrres, chacun des critiques qui rendent compte des ouvrages pour la presse ou pour la radio. Il serait peine exagr de prtendre qu'il connat personnellement la majorit de ses lecteurs. Cela, soit dit entre parenthses, rend l'impression de ses [50] uvres encore plus onreuse, puisque la courtoisie hatienne exige que l'crivain fasse hommage d'un exemplaire ddicac aux membres de sa famille, mme loigne, ses allis, ses collgues, ses amis, c'est--dire, prcisment, ceux qui seraient des acheteurs probables. Il est fcheux de voir une bonne partie des tirages, dj faibles, s'couler hors-commerce du fait que un livre qui s'achte, cela choque certaines bonnes vieilles habitudes hatiennes. (Ari