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PIERRE LE COZ Le Secret de la vie LOUBATIÈRES

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« L’Europe et la Profondeur »aux éditions LoubatièresL’Europe et la Profondeur (2007)Traité du Même (2009)L’Empire et le Royaume (2010)Le Voyage des Morts (2011)Le Secret de la vie (2012)L’Ancien des jours (en préparation)Le Haut-page (en préparation)Pierre Le Coz est né en 1954. Ses premiers textes ont paru en 1993 dans la revue NRF. Il apublié depuis de nombreux livres : romans, récits de voyage, essais. Il a commencé de faire paraîtreen 2007 aux éditions Loubatières une vaste Somme, L’Europe et la Profondeur, dont le présent ouvrageest le cinquième tome.

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Page 1: Le Secret de la vie

PIERRE LE COZ

Le Secret de la vie

LOUBATIÈRES

Page 2: Le Secret de la vie

© Nouvelles Éditions Loubatières, 2012 10bis, boulevard de l’Europe, BP 50014

31122 Portet-sur-Garonne [email protected]

www.loubatieres.fr

ISBN 978-2-86266-666-2

Publié avec le coucours de la Région Midi-Pyrénées.

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Pierre Le Coz

LE SECRET DE LA VIE

(cinquième tome de L’Europe et la Profondeur)

Loubatières

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À Maxence Fabiani

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première partie

LA MARCHE À L’ÉTOILE

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Le Voyage des morts s’achevait sur l’examen du monde-tombe moderneet de la délimitation de sa clôture époquale-(anti)spirituelle qui, consta-tions-nous, tout en demeurant cachée : invisible et ineffable, était si pré-gnante qu’elle passait désormais par toutes choses de ce monde, àcommencer par les esprits des individus qui y séjournent, si bien que ceux-ci, même désireux de la briser, y étaient toujours, et quoi qu’ils fassent oupensent, ramenés, en une sorte de mouvement d’auto-limitation qui leurinterdisait d’avoir accès au libre « espace » et « pur insurveillé » qui s’éten-dent au-delà ; et c’est en cela d’abord que cette clôture était parfaite, « to-tale » : non tant qu’elle obstruait les chemins qui auraient pu conduire àquelque chose comme un « extérieur » et un « grand dehors », que parceque, cet extérieur et ce dehors, elle les niait sur le mode dénégateur d’un« au-delà il n’y a rien » (« dénégateur » parce qu’il est en réalité un « faisonscomme si au-delà il n’y avait rien ») ; et par le même raisonnement, nousavions montré que le monde (dit) « globalisé » qui est le nôtre correspon-dait en tout point, et très logiquement, à une telle situation d’enferme-ment rédhibitoire : en quelque direction ou dimension vers laquelle on setournait on retombait fatalement sur « la grande muraille » qui enclôt cemonde (ce pourquoi nous avions défini la condition de l’homme modernecomme une condition essentiellement carcérale, où le temps lui-même,son passage, était éprouvé comme le séjour en une prison d’azur) ; mais deces considérations amères-« inactuelles » nous avions au moins tiré uneméthode : que cette clôture, si elle pouvait un jour être abattue, devait êtreattaquée au lieu même où elle était – parce que la plus indiscernable – laplus prégnante : dans l’esprit des hommes, des contemporains qu’il s’agis-sait donc, une nouvelle fois, de « désespérer » – en leur montrant dans unpremier temps le vide et le néant sur quoi leurs existences « modernes »sont bâties (et c’était là l’objet du Voyage des morts), puis, dans un secondtemps, en essayant d’ébaucher devant eux la fuyante d’un destin nouveau,d’une piste « temporelle-historiale » encore inouïe : ce sera l’objet de ceSecret de la vie, cinquième livre de notre Profondeur.

Mais où l’on voit immédiatement la difficulté inhérente à un tel projet,c’est-à-dire le péril qui, presqu’à chaque page, le menace : la clôture étantpartout et le « pur espace » (encore) nulle part, on est à chaque instant en

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danger d’y revenir ou d’y « retomber », et alors même qu’on croyait re-monter des sentes non frayées, des « chemins (censés) ne mene(r) nullepart » : dans la selva oscura époquale, le plus grand péril qu’encourt le voya-geur ou le pèlerin, c’est toujours celui de se mettre à « tourner en rond dansla nuit » – c’est-à-dire de revenir sans le savoir à son point de départ : à laclôture –, et alors même qu’il se consume du feu du désir d’un ailleurs enforme de « pur insurveillé » ; car si la quasi-totalité des productions « intel-lectuelles » d’aujourd’hui ne font qu’illustrer-renforcer cette clôture, cellesqui échappent à cette vulgarité n’en sont pas quittes pour autant : après la« grande muraille » époquale s’étend en effet un vaste labyrinthe dont laplupart des chemins ramènent au monde-tombe et à sa modernité « ma-çonnée en plats sophismes », et où les meilleurs chevaliers, jusqu’ici, se sonttous égarés, comme le constatait en son In Girum celui qui fut peut-être leplus grand d’entre eux (mais pour une époque désormais révolue) :

Mais rien ne traduisait ce présent sans issue et sans repos comme l’an-cienne phrase qui revient intégralement sur elle-même, étant construite let-tre par lettre comme un labyrinthe dont on ne peut sortir, de sorte qu’elleaccorde si parfaitement la forme et le contenu de la perdition : In Girumimus nocte et consumimur igni. Nous tournons en rond dans la nuit etnous sommes dévorés par le feu.

Un autre penseur – qui certes lui n’était pas un chevalier : seulementun philosophe, mais du moins, en sa partie, le meilleur (le seul en toutcas qui, unique parmi ses collègues-professeurs, ne nous ait pas endormi)– avait, lui, donné pour la traversée de ce même « labyrinthe » la consigned’une « marche à l’étoile » (allant jusqu’à la graver sur sa pierre tombale) ;mais voilà : d’étoiles au ciel de notre « nuit du monde » il n’y en a plus –puisque selon Debord « le progrès de l’aliénation » (ce que nous appelonsplus sobrement « la clôture ») les a « éteintes » –, si bien que, plus qu’au« chevalier » debordien ou au « pèlerin » heideggerien, ce à quoi nous res-semblons le plus c’est à ces Rois-Mages qui, parvenus à Jérusalem, entrésen son labyrinthe urbain-époqual, voient soudain disparaître au-dessusd’eux l’astre qu’ils avaient jusqu’alors suivi sans encombre, si bien que –et probablement malgré qu’ils en aient – ils sont contraints d’aller se ren-seigner auprès du roi Hérode, c’est-à-dire auprès de celui qui va s’avérerl’ennemi le plus mortel de l’enfant-Christ : « Où est le roi des Juifs quivient de naître ? Nous avons vu, en effet, son astre se lever et sommes venuslui rendre hommage. » Hérode leur donne volontiers l’information re-cherchée, mais à la condition qu’en retour les mages lui en fournissent uneautre : « Allez vous renseigner exactement sur l’enfant ; et quand vous l’au-rez trouvé, avisez-moi, afin que j’aille moi aussi, lui rendre hommage »

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(ce qu’ils ne feront pas) ; or voici que, dès qu’ils ont pris la route de Beth-léem, c’est-à-dire : dès qu’ils ont quitté Jérusalem et son « labyrinthe »,l’étoile leur réapparaît, et pour, cette fois-ci, ne plus les quitter :

Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route ; et voici que l’astre, qu’ilsavaient vu à son lever, les devançait jusqu’à ce qu’il vînt s’arrêter au-dessusde l’endroit où était l’enfant. La vue de l’astre les remplit d’une très grandejoie. Entrant alors dans le logis, ils virent l’enfant avec Marie sa mère, et,tombant à genoux, se prosternèrent devant lui ; puis, ouvrant leurs cassettes,ils lui offrirent en présent de l’or, de l’encens et de la myrrhe. Après quoi,un songe les ayant avertis de ne point retourner chez Hérode, ils prirentune autre route pour rentrer dans leur pays.

Matthieu 2 1-12

La Jérusalem « terrestre, trop terrestre » mentionnée ici figure le laby-rinthe époqual dont nous avons parlé ; y trône en son centre une sorte de« Palmer Eldritch » de l’antiquité : le vrai-faux « roi des Juifs » Hérodedont la légitimité est contestée par ses « sujets » eux-mêmes (les juifs, quilui reprochent notamment sa politique « collaborationniste » avec l’Em-pire, l’occupant romain ; il a bien reconstruit le Temple, mais rien n’y afait : il est toujours aussi haï de son peuple) ; et c’est à cause de cette vraie-fausse légitimité que, lorsqu’on entre dans la ville dont un imposteur est leroi, les étoiles se voilent, disparaissent, « éteintes (par le) progrès de l’alié-nation » : par cette imposture même. On est donc contraint – nous les« Mages » et autres herménautes – d’aller le trouver – lui, le faux roi maisvrai imposteur – afin de lui soutirer l’information que l’étoile (disparue)ne peut plus nous fournir : où se trouve, où « doit naître » le (vrai) roi desJuifs ? Ce faisant, on prend deux risques : celui d’abord d’éveiller la colèrede « Palmer Hérode » – les Mages se rendent-ils compte que la seule for-mulation de leur question est une manière de provocation : s’enquérir du« roi des juifs » auprès d’Hérode, n’est-ce pas lui signifier automatiquementqu’il n’est pas ce roi-là, et que pourtant il prétend être : « des Juifs » ? – ;mais celui surtout d’éveiller l’attention du même Hérode quant à l’enfant-Christ « qui vient de naître », et attention qui se manifeste chez Hérodepar le souci de se « renseigner exactement » sur lui (afin bien sûr, non pasde « lui rendre hommage », mais de le faire périr : ce sera l’épisode du Mas-sacre des Innocents dont nous avons brièvement parlé à la fin du Voyagedes morts). C’est ce souci qui, probablement, explique pourquoi, devantla « provocation » des Mages, Hérode ne cède pas à la colère, du moinspas tout de suite – c’est avant tout un « politique » –, et le texte de Mat-thieu, très litoteusement, se contente de préciser que « le roi Hérode s’en

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émut » ; cette colère n’éclatant que lorsque Hérode comprendra que lesMages, non contents de l’outrager par leur question, l’ont de plus « joué » :puisque, après leur découverte de l’enfant, ils ne sont pas revenus à Jéru-salem pour « renseigner exactement » Hérode, ont « pri(s) une autre routepour rentrer dans leur pays » :

Alors Hérode, voyant qu’il avait été joué par les mages, fut pris d’une violentefureur et envoya tuer, dans Bethléem et tout son territoire, tous les enfants demoins de deux ans, d’après la date qu’il s’était fait préciser par les mages (…)

Matthieu 2 13-18

Mais pour l’heure, Hérode dissimule sa colère – il sera toujours tempsaprès, quand les « renseigne(ments) » auront été pris, de la laisser éclater–, et même, très poliment, il convoque le ban et l’arrière-ban des « intel-lectuels » de son temps pour répondre à la question des Mages (dont laréponse lui aussi, après tout, le concerne) :

Informé, le roi Hérode s’en émut, et tout Jérusalem avec lui. Il assemblatous les grands prêtres avec les scribes du peuple, et s’enquit auprès d’euxdu lieu où devait naître le Christ. « Bethléem de Judée, lui répondirent-ils ; car c’est ce qui est écrit par le prophète (…) »

À vrai dire, les Mages ne s’adressent pas directement à Hérode ; le textedit qu’« ils se présentèrent à Jérusalem et demandèrent : “Où est le roi desJuifs” (…) ; mais bien évidemment le tyran Hérode, qui devait avoir unréseau d’espions à son service dans la « multitude » de la ville-labyrintheépoquale, en fut rapidement « informé » : dans le monde « globalisé », lesinformations circulent vite (et même à la vitesse de la lumière)… Maispourquoi, demandera peut-être notre lecteur, s’attarder aussi longuementsur cet épisode peu ou prou « légendaire » de la vie du Christ tel que le ra-conte le seul Évangile de Matthieu ? Il y a d’évidence à l’œuvre ici une pa-rabole ; mais quel sens, voire quelle leçon en tirer, au moins pour l’ouvrage– ce Secret de la vie – dont nous faisons ici le projet. Celle-ci peut-êtreque, en cette écriture d’un tome inédit de la Profondeur, nous sommes pa-reil à ces Rois-Mages soudain privés, à l’approche ou à l’entrée du laby-rinthe époqual, de l’étoile qui jusqu’ici les avait guidés en leur marchepour gagner le lieu de naissance du « roi des Juifs » – pour découvrir le se-cret de la vie (qu’illustrent bien évidemment toute naissance et autre Na-tivité, qu’elle soit celle d’un roi (l’or), d’un prophète (l’encens) ou d’undieu (la myrrhe)). La consigne heideggerienne de « la marche à l’étoile »ne vaut donc pas pour nous en cet instant où nous nous « présent(ons)

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à Jérusalem et demand(ons) : « Où est le roi des Juifs ? » – i. e. : quel est lesecret de la vie ? – ; elle vient soit trop tard (l’astre a disparu), soit trop tôt(l’astre ne réapparaîtra qu’à la sortie du labyrinthe : sur la route qui conduitde Jérusalem à Bethléem). Il faut donc accepter, quoiqu’il nous en coûte,l’entrevue avec Hérode entouré de ses intellectuels – « grands prêtres » etautres « scribes du peuple » : progressistes et néo-progressistes –, avec cesouci, comme dit le Debord des Commentaires, de « prendre garde à nepas trop instruire n’importe qui », à commencer par le roi lui-même qui,dissimulant sa colère devant notre question (quant au « secret de la vie » :quant au « lieu où d(oit) naître le Christ »), cherche d’abord à se « rensei-gner exactement » (afin, cette « vie », et renseignements pris, l’étouffer enson « secret » même – cet enfant-Christ, le faire périr). Nous savons doncdéjà, grâce à la « leçon » du récit de Matthieu, que nous ne reviendronspas, après la visite à Bethléem, à Jérusalem, ne retraverserons pas son la-byrinthe qui obscurcit les étoiles, ne « renseignerons » pas l’impie qui trôneen son centre. Mais pour l’heure, il nous faut bien accepter d’êtreconfronté à lui, à ses « docteurs » et leurs ouvrages spécialement composéspour ensevelir sous les gloses la parole vive des prophètes :

Et toi Bethléem, terre de Juda,tu n’es nullement le moindre des clans de Juda ;car de toi sortira un chefqui sera pasteur de mon peuple Israël.

Et aussi bien celle, tout aussi éclairante quoique moins toponymique-ment explicite, des poètes :

Ici du dicible est le temps ; ici, sa demeureParle et reconnais. Plus que jamaissuccombent les choses, celles qui peuvent se vivre, carce qui, refoulant, le remplace est un faire sans image.Faire sous des croûtes qui docilement éclatent sitôt quel’agir à l’intérieur s’élargit et autrement se borne.

(Strophe de la Neuvième Élégie de Duino sur laquelle nous auronsl’occasion de revenir plus en détail, mais dont on peut tout de suite pointerle signifiant « bethléemique » : celui de cette « maison – la “demeure” –du pain » – ces « croûtes » qui « éclatent » (à la cuisson) et par quoi eneffet le « dicible » a son « ici » et sa « demeure » : trouve son « temps »,celui-là même d’une cuisson qui fait « s’élargi(r) » un « agir à l’intérieur »du pain et qui finit par faire ce pain : « autrement (le) borne ».)

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La Nativité du Christ est bien ce « dicible » qui se déploie en les deuxdimensions du « temps » – la naissance d’un enfant-roi/prophète/dieu –et de l’espace (la « demeure »), à partir de l’« ici » d’un unique instant-évènement qui va inaugurer une ère nouvelle : cette naissance même. Cet« instant » a un lieu – Bethléem – et une date – l’an o d’un comput « aprèsJésus-Christ » –, il est donc un début, le début de quelque chose (« ère »ou « piste temporelle ») dans (sur) lequel nous sommes encore en chemin ;mais en tant qu’il est un « dicible » il est aussi beaucoup plus qu’un simple« début » : un commencement absolu, du fait même que l’enfant dont lanaissance est cet « ici » qu’évoque le poème de Rilke est aussi un dieu (etpuisque, d’après Heidegger, « seul un dieu peut commencer »), et quedonc cette naissance est beaucoup plus qu’une naissance : une Nativité(que ce début est beaucoup plus qu’un début : un commencement). Semettre en marche, comme le font les Mages, vers l’ici de cette naissance-Nativité, c’est donc chercher à revenir, par-dessus tout « début » époqual-vulgaire, à un commencement, c’est-à-dire, au bout du compte (au boutdu comput), à un « dicible » : à celui qui a inauguré ce comput même, maisqui ne lui appartient pas (c’est là, on l’a vu dès le premier tome de cetteProfondeur – cf. notamment le chapitre 40 de L’Europe –, l’essentielle dif-férence entre « début » et « commencement » : tandis que le premier est(encore) dans le temps (à son « (dé-)b(o)ut »), le second, lui, « a » ou est letemps qu’il fait partir, « débuter », mais sans lui appartenir lui-même, enlui accordant seulement un « ici » qui, « du dicible (du commencement),est le temps », et « ici » – lieu et instant – qui permet à ce temps de « dé-buter »). Se mettre en marche vers ce commencement, vers le lieu-instantde la Nativité de Bethléem, c’est donc chercher à re-venir-à ce « dicible »même : c’est par exemple écrire quelque chose comme Le Secret de la vie,tout en sachant très bien, dès le « début » de cette rédaction, que ce « se-cret » ne sera pas « révélé », seulement illustré, et cela de la même manièrequ’un artiste qui se proposerait de peindre une Nativité, à ce bémol prèsque nous, du fait de notre « situation » époquale-moderne, nous noustrouvons tout au bout de la piste temporelle inaugurée par cette Nativité– par ce commencement et son « dicible » – : à son autre « (dé-)bout », sibien que, rédigeant ce Secret, nous sommes dans la position de celui quise proposerait d’exécuter la dernière Nativité de l’histoire du (d’un) monde,du (d’un) temps, celui qui a précisément « débuté » à (avec) la première(Nativité), et dont celle-ci fut le véritable envoi et, pratiquement-tradi-tionnellement, « l’an zéro » de notre ère, « l’an zéro » du comput de notrepiste temporelle sur le point d’« à-b(o)utir ».

Car ce « dicible » bien sûr n’est pas un dire (ce « secret » n’est pas del’ordre du révélable à la manière d’une quelconque-vulgaire « énigme »

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qu’on pourrait « résoudre » ou non) : il est essentiellement une lumièrequi, tout en ne disant rien par elle-même, rend autour d’elle – autour desa source « bethléemique-nativifique » – toutes choses visibles/dicibles ;leur donne sens nouveau, inédite présence – exactement à la manière decette Adoration des bergers du Greco qui est au musée du Prado, et danslaquelle c’est l’enfant-dieu lui-même qui joue le rôle d’une source lumi-neuse projetant sa clarté dans la caverne époquale où se tiennent les autrespersonnages (bergers, anges et bœuf) : étant cette lampe que la Vierge aloisir d’allumer ou d’éteindre à sa guise en levant ou en baissant lelinge/lange dans lequel est « emmailloté » son fils (et à ce titre, si le corpsde l’enfant demeure bien sûr la source de toute lumière – « la lumière dumonde » –, la vraie, quoique secrète, ordonnatrice de toute la scène, c’estbien elle, la « reine des anges » mais aussi « la déesse de la peinture » (Pon-tévia) : puisqu’elle a ce pouvoir extraordinaire, quasi-« divin », de montrerou de cacher (de dire ou de taire), de « ré-véler » en le jeu d’un dé-voile-ment/re-voilement la (« divine ») lumière, celle qui va permettre aux pein-tres (européens) de peindre – aux poètes de « dire » –, et, plusgénéralement, celle qui va permettre à toutes choses encloses en ce monde-caverne (celle de Platon comme celle « tombe » de Palmer Eldritch) d’êtrevues/dites/peintes – d’être saisies en cet éclairage nouveau qui est aussi, onl’a vu, le don à ces « choses » (animées ou pas) d’une présence nouvelle. Ence sens, la toile du Greco exprime picturalement (« illustre ») ce que pournotre part nous cherchons ici à cerner avec des mots – ce « Secret de lavie » –, mots qui, en leurs prémisses, ne sont même pas de nous, parcequ’appartenant à un autre arrivé avant nous à Bethléem, à un poète-bergerguidé, non par une étoile, mais par les (ses) « anges » eux-mêmes, commeil est raconté dans le récit de l’évangéliste dont la figure est justement lebœuf, celui présent dans le tableau du Greco.

Il y avait dans la contrée des bergers qui vivaient aux champs et qui lanuit veillaient tour à tour à la garde de leur troupeau. L’Ange du Seigneurleur apparut et la gloire du Seigneur les enveloppa de sa clarté ; et ils furentsaisis d’une grande frayeur. Mais l’ange leur dit : « Rassurez-vous, car voicique je vous annonce une grande joie, qui sera celle de tout le peuple : au-jourd’hui, dans la cité de David, un Sauveur vous est né, qui est le ChristSeigneur. Et ceci vous servira de signe : vous trouverez un nouveau-né en-veloppé de langes et couché dans une crèche. » Et soudain se joignit à l’angeune troupe nombreuse de l’armée céleste, qui louait Dieu, en disant :

« Gloire à Dieu au plus haut des cieuxet paix sur la terre aux hommes qu’il aime ! »

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Luc 2 1-20

… paroles qu’on lit en effet sur le bandeau que tiennent les anges dela toile du Greco ; et berger-poète qui, du fait de cette chance insigned’avoir été présent à Bethléem la nuit de la Nativité, d’avoir été parmi « lespremiers à adorer Noël sur la terre » (Rimbaud) :

Or, lorsque les anges les eurent quittés pour le ciel, les bergers se dirententre eux : « Allons donc à Bethléem et voyons ce qui est arrivé et que leSeigneur nous a fait connaître ». Ils vinrent donc en hâte et trouvèrentMarie, Joseph et le nouveau-né couché dans la crèche. Et l’ayant vu, ils fi-rent connaître ce qui leur avait été dit de cet enfant ; et tous ceux qui lesentendirent furent émerveillés de ce que leur racontaient les bergers (…)

Luc 2 1-20

a pu constater de visu, et s’exclamer :

Ici du dicible est le temps ; ici, sa demeure.Parle et reconnais (…)

… tandis que les Mages, eux (nous), étaient encore en route (et peut-être, à cet instant de l’Adoration des bergers, égarés dans le labyrinthe épo-qual-sans astre de la Jérusalem « terrestre, trop terrestre » du (faux) roiHérode, la cité où « le progrès de l’aliénation » – et aussi bien le « progrès »tout court – a « éteint les étoiles ») ; et voilà pourquoi le berger « RenéRilke » de l’état civil a pu devenir le « Rainer-Maria Rilke » de la littéra-ture : parce qu’il fut le témoin « premier », privilégié, de cette « rené »-ssance de la lumière (« l’être qui était rené en moi », dit Proust,témoin-acteur d’une autre illumination sinon d’une autre épiphanie), évé-nement qui le fit passer d’un simple « reconnais » (re(con)né) à un « Parleet reconnais », autrement dit : qui le fit poète – qui le fit « Rainer-Maria »,c’est-à-dire le témoin et célébrant d’un règne (« Rainier ») nouveau : celuide la Vierge « Maria » (« règne » que dit précisément, on vient de le voir,cette Adoration des bergers du Greco dont la Vierge est la grande ordon-natrice en tant qu’elle commande à l’apparition ou à la dis-parition de lalumière qu’est son enfant : de même que cette Adoration « (des bergers) »est le moment où le berger « René (Rilke) » devient le poète « Rainer-Maria(Rilke) », elle est aussi peut-être celle où la « jeune fille Myriam » de « l’état-civil » juif, devient la « Vierge Marie » (ou « Maria ») de l’état-civil chrétienou romain : n’oublions pas que, dans le récit de Luc, si le Christ naît àBethléem, c’est à cause d’un recensement voulu par « César Auguste » ;

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par ailleurs, dans le texte hébreu (probablement) sous-jacent à l’Évangile(grec) du même Luc, il n’est pas question d’une « vierge » (betoula en hé-breu) mais bien d’une « jeune fille » (naara) ; c’est donc par le même glis-sement que « Myriam » devient « Marie », et la « jeune fille » une « vierge »– par le même mouvement d’un devenir-reine de Myriam/Marie quitrouve son « épiphanie » (modeste-secrète) lors de cette Adoration des ber-gers, et notamment du berger « René (Rilke). »

Mais les Mages – c’est-à-dire nous-même (qui avons également dansla liste de nos prénoms celui de la Vierge) ? Il semble qu’en cette « variationautour du (pré)nom de Marie », nous les ayons quelque peu oubliés enchemin, sur la route qui les mène, quoique après les (ou le) berger(s), àl’« ici » de Bethléem. Eux aussi, après tout, auront leur « épiphanie » (etmême c’est la leur qui a été nommée ainsi, non celle des bergers). L’Épi-phanie, comme son nom l’indique, est le moment où est révélée au mondela royauté/divinité de l’enfant-Christ : puisque même les « rois de la terre »s’agenouillent, « se prostern(ent) » devant lui, le « roi du monde », le « dieuvivant ». René (encore un) Guénon voit en les Rois-Mages ce qu’il appelle« les représentants de la tradition primordiale » venus rendre hommageau dernier avatar du divin en ce monde (et depuis, en effet, il n’y en aplus eu) ; car en tant que ces « rois » sont des « mages », il faut voir surtouten eux, non quelques potentats « orientaux », mais des savants : les dépo-sitaires de la « science » de leur temps, de son « savoir » de tonalité, àl’époque, peu ou prou « astrologique » (d’où « l’étoile »). Entre l’épiphanie« modeste » des bergers et la leur avec majuscule, il y a le même écart qu’en-tre le statut social, lui aussi « modeste », de ces bergers et celui, glorieux,prestigieux, de ces « rois » qui sont aussi, surtout, des « intellectuels », etqui pour cela n’ont pas eu besoin de l’explicite message du ciel (les anges)pour se mettre en marche vers l’« ici »-Bethléem: à eux qui, en tant quemages, sont habiles à tirer le sens des signes un « astre » a suffi : « Où estle roi des Juifs qui vient de naître ? Nous avons vu, en effet, son astre selever (…) ». Par ailleurs, si l’histoire (sainte) n’a retenu que leur « Épipha-nie », c’est parce qu’ils étaient les seuls – en tant que les dépositaires de la« science officielle » de l’époque – à pouvoir sanctionner de leur caution« scientifique » l’événement qui venait d’avoir lieu : s’il n’y avait eu que lesbergers et leur émerveillement d’« êtres simples », personne n’aurait ac-cordé sérieux et importance à cet événement ; on y aurait vu tout au plus,pour parler la langue des modernes, « un phénomène d’hystérie collec-tive », chose impossible à soutenir dès lors qu’on a affaire à des « savants »,habiles en la lecture des signes – à des Mages. Et pourtant, le mouvementqui entraîne les bergers vers l’étable de Bethléem est le même qui pousseces Mages à entreprendre leur voyage vers le même lieu, vers le même

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« Ici » qui, « du dicible est le temps (et la) demeure » : à la seule différence,on l’a vu, que, tandis qu’aux premiers est délivré, par la voix des anges,un explicite-sonore message (« aujourd’hui, dans la cité de David, un sau-veur vous est né (…) »), les seconds, eux, n’ont droit qu’à un signe : lelever silencieux d’un astre (« Nous avons vu son astre se lever (…) ») – àeux ensuite de faire le reste (puisqu’ils sont si « savants »), c’est-à-dire àeux d’interpréter le sens de ce « leve(r) » et de sa « vu(e) » et, si leur inter-prétation de ce sens est correcte, de prendre la direction de Bethléem; oùl’on voit que le ciel parle à chacun la langue qu’il peut entendre/compren-dre : en mots (sonores) pour les « humbles », en signes (silencieux) pourles « savants » – ouïe (le sens du temps) et vision (le sens de l’espace), cepourquoi, tandis que les bergers, pour découvrir et adorer l’enfant, n’ontqu’à « se dire entre eux : “Allons donc à Bethléem” », les Mages eux, pourfaire de même, doivent entreprendre un long voyage (après avoir proba-blement effectué de longs « calculs » astrologiques) – ; multiples sont lesroutes qui mènent à l’étable de Bethléem, multiples les manières d’y(re)venir, mais toutes, on le voit, avant d’être de terres, de « grèves et (de)monts » (Rimbaud), sont d’abord des « chemins de pensée », et aussi bien :des cheminements spirituels, les innombrables « modes d’approche » dumême « ici » spatio-temporel (« demeure » et « temps » : Rilke) – pèlerinageet autre « marche à l’étoile ». À chacun donc de choisir – ou plus exacte-ment : de trouver – le sien ; et, pour notre cas particulier, à nous de frayerle nôtre en la selva oscura époquale de notre « monde-tombe » moderne etde sa « profondeur sans étoile », et cela à travers les mots eux-mêmes, à tra-vers la langue (puisqu’il n’y a, pour ce « temps de détresse », plus d’autredimension que celle-là où pouvoir encore progresser/cheminer : puisqu’iln’y a plus ni anges pour nous conseiller, ni astre pour nous guider) : sur lapage même où s’inscrit/s’écrit ce Secret de la vie. Nous nous étions tout àl’heure (sans trop craindre qu’on puisse nous reprocher notre immodestie)identifié à la figure de ces Roi-Mages en route vers Bethléem ; et certesnous maintenons cette image « immodeste », mais en précisant désormaisque ce voyage ne peut plus s’effectuer que sur le papier et sans étoile –qu’« autour de (notre) chambre » (celle où nous écrivons) et sous un cielcélinien « où rien ne luit » : nos « Rois-Mages » à nous sont donc tout aussibien ces « Gardes suisses » de l’exergue apocryphe et fameux d’un autreVoyage (ce qui, on nous l’accordera, réduit du même coup beaucoup notre« immodestie »). L’essentiel, après tout, n’est-il pas, après bien d’autres –bergers, mages, peintres et poètes –, de parvenir à l’« ici » (bethléemique)dont parle le « berger » Rilke en sa Neuvième Élégie ? Et c’est probable-ment un autre trait de ce temps « moderne-globalisé » – un autre symp-tôme de sa clôture totale-époquale – que, désormais, pour le faire, ou dumoins : pour seulement tenter une telle approche, on ne puisse plus

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emprunter que des chemins de papier – que la voie sans astre ni poussièrede l’écriture de quelque chose comme cette Profondeur. Notre livre, en cesens, est unique : non parce qu’il serait « meilleur » que les autres – il estmême, dans la logique spéciale de notre époque, plutôt « moins bon » :puisqu’il n’illustre aucune des catégories de cette logique et de cetteépoque ; puisqu’il n’est ni (vraiment) de la philosophie, ni (vraiment) dela théologie, et surtout pas de la « science humaine », etc. – ; mais parcequ’il est le seul de son temps à remettre en route le vieux projet de la réou-verture d’un chemin – celui qui, donc, conduit à l’« ici » rilkéen-bethléé-mique –, et aussi bien celui de l’invention d’une quête nouvelle en formed’aventure « poético-métaphysique » : notre projet, comme nous l’annon-cions dans Le Voyage des morts, n’est-il pas de réintroduire le mystère dans lemonde – quitte à recourir à toutes les anciennes légendes et à leurs « beauxmensonges » : de celle de ces Rois-Mages à celle de ces chevaliers du Graal(dont on connaît bien désormais le nom du dernier, de celui qui, en untemps pas si lointain, voulut lui aussi inventer « une légende nouvelle »,vivre le « jamais garanti » qu’est en son essence toute aventure, « poétique »ou non) –, et puisque seule une telle réintroduction permettrait en primeà l’histoire de faire retour « en ce monde ennuyé » et qui se meurt de cetennui même, « philosophique-ratiocinant », et qui suffoque de la pré-gnance universelle d’une clôture qu’il a pourtant lui-même édifiée (et notrelivre est unique aussi parce que le seul à ne pas illustrer cette clôture-là etsa pensée) ? Il s’agit toujours dans le fond de « cor-respondre » à la vieillequestion que Rimbaud – quoi qu’en termes encore « progressistes, tropprogressistes » – pose vers la fin de sa Saison :

Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent àl’étoile d’argent, toujours, sans que s’émeuvent les Rois de la vie, les troismages, le cœur, l’âme, l’esprit. Quand irons-nous, par-delà les grèves et lesmonts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuitedes tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer – les premiers !Noël sur la terre !

* * *

Ceci précisé, revenons à l’« ici » dont il est question dans l’Élégie du« berger » Rilke, l’un de ces « premiers » à avoir eu loisir de venir « adorer(…) Noël sur la terre ». Cet « ici », on l’a vu, en les deux guises jumellesde « temps » et de « demeure », est celui d’un « dicible », de sa lumière qui,jaillissant au cœur des ténèbres de la caverne époquale – de notre monde-tombe moderne –, rend à nouveau toutes choses « dicibles » (par, notam-ment, le « dire » des poètes) et reconnai(ssables) » (par, notamment,

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la vision des peintres) ; si bien que, lorsqu’on est enfin parvenu à cet « ici »– à l’étable de Bethléem –, on n’a plus en effet qu’à « parle(r) etreconnaî(tre) », et rien d’autre : les poètes peuvent à nouveau « dire » etles peintres… peindre ; et c’est pourquoi aussi Rimbaud appelle ce mo-ment (cet « ici » d’un « Noël sur la terre ») celui de « la fin de la supersti-tion », parce que, saisies dans la clarté de ce « dicible »-là, toutes chosespeuvent apparaître comme et pour ce qu’elles sont : simples et pures, déga-gées des couches d’opacité (à elles-mêmes) qu’avaient accumulées sur ellesau cours des siècles tous les « anciens mensonges », toutes les successivesguises de la présence, et qui avaient fini par former autour d’elles cettegangue de « superstition » (entretenue jusque-là par ces « tyrans » et « dé-mons » qui, chez Rimbaud, se sont enfuis) qui nous empêchait de les« dire » et de les « reconnaî(tre) » – de les « voir/saisir » en leur « simpli-cité/pureté » de choses : en leur essence et « sans-pourquoi ». La lumièrequi, dans le tableau du Greco, émane de cet enfant qui vient de naître estbien celle d’un « dicible » qui nous permet à nous – peintres et poètes :« bergers » – de recon-naître toutes choses en le mouvement d’un naîtreavec (« con ») elles ; c’est pourquoi cette naissance de l’enfant-Dieu consti-tue pour nous les déjà-nés (mais pas encore « re-nés ») une re-naissance,au sens où, grâce à cet enfant et au « dicible » dont il est la lumière, il nousest donné de (re)voir toutes choses en leur vérité de choses, en leur pré-sence à la fois très ancienne et cependant nouvelle (« nouvelle et éternelle »comme l’alliance terre/ciel que scellera plus tard cet enfant devenu adulte).Tel est bien le sens le plus profond de cette « adoration des bergers » (quenous sommes), le sens du rimbaldien « adorer-Noël-sur-la-terre » : tandisque nous « a-dorons » l’enfant divin, nous sommes nous, comme touteschoses du monde-caverne (platonicien), du monde-tombe (eldritchien),en retour dorés par la lumière qui vient de cet enfant et de son « Noël »,et, en une telle doration, accédons à une présence plus haute et plus« vraie ». Tel est le secret de toute « adoration » – ce mouvement d’aller-et-retour : a-doration/doration –, et aussi la raison du fait qu’on ne peut(comme on disait autrefois aux enfants) « adorer que Dieu » : puisque seul(un) Dieu peut répondre à notre « a-doration » par une « doration », c’est-à-dire par le don d’une lumière nouvelle qui est tout aussi bien celui d’un« être-présent » inédit. « Adorer » ne dit donc rien d’autre que ce mouve-ment (de l’« adorateur ») d’un venir-se-placer dans cette lumière-là, quece mouvement d’une entrée-en-présence (dirait Heidegger) nouvelle ;« venir-dans », « entrée-en » que régit de part en part la consigne rilkéennede ce « Parle et reconnais » ; et que, tout aussi bien, illustre – enlumine(avec force dorure et « doration ») – cette Adoration du Greco où les per-sonnages ne font que refléter la lumière émanant du corps surexposé del’enfant-Dieu – la voilà la vraie « clairière de l’être », celle dont le même

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Heidegger, parce que « païen, (encore) trop païen, ne voulut jamais en-tendre parler ! – ; mais, du fait même de cette acceptation par eux de n’êtreque des « reflets » de la « gloire de Dieu » (Gloria in excelsis deo) – de n’êtreque des êtres-qui-ont-été-créés, des créatures (acceptation qui constituedans le fond la seule dis-position requise pour « adorer ») –, reçoivent enretour vie, chair, être (et même : surcroît d’être, car véritablement ici le pin-ceau du Greco a illuminé/en-luminé ces humbles bergers) : « Présence àl’excès » (Rilke dans la même Élégie) ; car bien évidemment, si l’on s’avisede re-couvrir l’enfant – c’est le pouvoir, on l’a vu, que détient la Viergetenant le linge-lange –, si l’on éteint la lampe (ou le foyer : le berger à lagauche de Marie se tient véritablement dans la posture de quelqu’un quise réchaufferait à un feu) qu’est cet enfant, il n’y a plus rien – ni anges, nibergers, ni bœuf, ni même… Vierge –, toute la scène disparaît et l’on seretrouve dans les ténèbres de la caverne époquale où, bien sûr, il n’est plusquestion de « parle(r) et (de) reconnaî(tre) » – puisqu’on n’y voit plus rien.Mais c’est en ce sens également qu’on comprend que le Gloria in excelsisinscrit sur le bandeau des anges est beaucoup plus qu’un (discret) rappeldu texte de l’évangéliste : il est la véritable légende de la scène représentéeet de son motif-« Adoration des bergers » ; car qu’y voit-on au juste ? –rien d’autre que des « hommes » (des bergers) qui contemplent, par le donde cet enfant, de cet « Emmanuel » (« Dieu avec nous »), la « gloire de Dieu(au plus haut des cieux) », et qui, en retour de cette (leur) adoration, reçoi-vent lumière et présence nouvelles/éternelles : reçoivent la « paix (sur la terreaux hommes qu’il (ce Dieu) aime », tant il est vrai que cette « paix » qu’aen vue le texte de Luc n’est rien d’autre que le retour de toutes choses de« la terre » à cette lumière-là, à cette présence-vraie ; que la cor-respondanceà leur essence propre de « choses » (un berger, un bœuf, une étable…). C’estpourquoi, dit à peu près René Guénon commentant ce même Gloria in ex-celsis (…), « quand le ciel est à sa gloire, la terre est à (peut connaître) lapaix » : plus Dieu sera « glorifié », adoré, et plus la terre sera paisible – telleest la « correspondance » qu’illustre cette nuit de Noël, et aussi bien toute« Nativité » (poétique ou picturale). Chacun chez soi – chaque chose confi-née en son essence – et les vaches (ou les bœufs) seront bien gardées – etchaque chose sera « prise en garde » (par le bien connu « berger » heidegge-rien) – : quand le ciel est à sa gloire (correspond à son essence « glorieuse »),une partie de cette gloire se reflète « sur la terre » qui, dès lors, peut corres-pondre elle-même à son essence « paisible » – peut connaître la « paix » (quin’est donc que le nom terrestre de la « gloire » divine : sa traduction par etpour les « hommes-reflets », ceux que Dieu « aime »).

C’est pourquoi aussi, dans la même Élégie de Rilke, la notion que mé-dite le poète n’est nullement celle d’un « indicible » – peu ou prou toujours

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un « cliché » –, mais bien celle, on l’a vu, du « dicible », de sa lumière« bethléemique-épiphanique », de ce processus somme toute très mysté-rieux par lequel les choses peuvent être « dites », par lequel « le simple »peut être « montr(é) » ; d’où le conseil que donne Rilke à son « berger »de lecteur, à son « jeune poète » (« tu es un novice ») :

Célèbre à l’ange le monde, non celui de l’indicible, à lui,tu ne peux en imposer par un splendidement ressenti ; dans l’universoù, plus sensible, il sent, tu es un novice. C’est pourquoimontre-lui le simple qui, d’âge en âge en sa forme donnée,vit comme du nôtre, à côté de la main et dans la prunelle.Dis-lui les choses (…)

Et en effet, dans la perspective de la consigne d’un « Parle et recon-nais », tout « berger-novice » ou « jeune poète » ne peut prendre commebut que ce « dire » (à l’ange) des « choses », que le « montre(r) du « sim-ple » (de ces « choses ») ; car sinon un danger tout de suite menace l’ap-prenti-berger-poète, danger nommé immédiatement après le « Parle etreconnais » :

Parle et reconnais. Plus que jamaissuccombent les choses, celles qui peuvent se vivre, carce qui, refoulant, les remplace est un faire sans image

D’où la nécessité probablement – peut-être l’urgence – de, ces « choses »(« celles qui peuvent se vivre », mais aussi « succombent », sont« refoul(ées) »/« remplacé(es) » par un « faire sans image »), les « dire » (àl’ange) en (lui) « montr(ant) » le simple qu’elles sont avant tout, et « sim-ple » qui est aussi le « nôtre », probablement notre essence humaine, etqui du coup, on le comprend, est elle aussi, cette essence, menacée, elleaussi en danger de « succomber », d’être refoulée/remplacée par cet énig-matique « faire sans image ». À quoi pense ici Rilke ? Quel danger – pro-bablement très « moderne » puisqu’il menace le « simple » des « choses » :leur essence – a-t-il en vue au juste ? Et pourquoi, ce danger, le nomme-t-il un « faire sans image » ? Nous sentons que ce « faire »-là a quelque lienavec celui de la Technique qui, effectivement, « remplace » les choses pardes objets, et, en ce remplacement, les fait « succombe(r) » (par« refoul(ement) » du « simple » qu’elles étaient) ; mais que vient faire icice « sans image » qui semble la caractéristique de ce « faire »-là, dangereuxet (même) mortel ? Faut-il penser que ce « sans image » n’est rien d’autrequ’un « invisible », et que donc son « faire » serait dangereux dans la me-sure même où on ne pourrait pas le voir, le dire, le nommer ? dans

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la mesure où ce « faire » s’effectuerait comme clandestinement et (presque)sournoisement, – ce que tendraient à corroborer le « sous des croûtes » etle « à l’intérieur » des deux vers qui suivent :

Faire sous des croûtes qui docilement éclatent sitôt quel’agir à l’intérieur s’élargit et autrement se borne.

Vers qui, par ailleurs, nous fournissent une autre information sur ceténigmatique « faire (sans image) » : qu’il est un « agir » – nous voilà (pen-sera peut-être notre lecteur) bien avancé ! Continuons de lire :

Entre les marteaux notre cœurpasse, comme entre les dentsla langue, qui pourtant,néanmoins, la célébrante reste.

(ce « célébrante » introduisant à l’exhortation rilkéenne du « Célèbreà l’ange (…) » citée plus haut et qui, dans le poème, suit immédiatement).Voici donc toute la strophe, que détache la traduction-Lewinter :

Ici du dicible est le temps ; ici, sa demeure.Parle et reconnais. Plus que jamaissuccombent les choses, celles qui peuvent se vivre, carce qui, refoulant, les remplace est un faire sans image.Faire sous des croûtes qui docilement éclatent sitôt quel’agir à l’intérieur s’élargit et autrement se borne.Entre les marteaux notre cœurpasse, comme entre les dentsla langue, qui pourtant,néanmoins, la célébrante reste.

, mais non celle de Lorand Gaspar :

Voici le temps de ce qui peut être dit,voici sa demeure. Parle et reconnais.Plus que jamais se perdent les choses qui nous aidentà vivre,peu à peu, en poussant,un « faire » sans images les supplante.Un mouvement sous l’écorce,qui la fait éclater dès que grandit au dedans l’actionet se donne des limites nouvelles.

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« L’Europe et la Profondeur »

aux éditions Loubatières

L’Europe et la Profondeur (2007)

Traité du Même (2009)

L’Empire et le Royaume (2010)

Le Voyage des Morts (2011)

Le Secret de la vie (2012)

L’Ancien des jours (en préparation)

Le Haut-page (en préparation)

Pierre Le Coz est né en 1954. Ses premiers textes ont paru en 1993 dans la revue NRF. Il apublié depuis de nombreux livres : romans, récits de voyage, essais. Il a commencé de faire paraîtreen 2007 aux éditions Loubatières une vaste Somme, L’Europe et la Profondeur, dont le présent ouvrageest le cinquième tome.

El Greco (Domínikos Theotokópoulos, 1541-1614): L’Adoration des bergers. Musée du Prado, Madrid.

© 2012. Photo Scala, Florence

ISBN 978-2-86266-666-2

9 782862 66666229 €