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196 Ethique & Santé 2006; 3: 196-200 • © 2006. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés ARTICLE ORIGINAL Le spécialiste de l’éthique dans la médecine universitaire H. Doucet Programmes de bioéthique, Université de Montréal, Montréal, Canada. Correspondance H. Doucet, Programmes de bioéthique, Case postale 6128, succ. Centre-ville, Montréal, Qc. H3C 3J7, Canada. e-mail : [email protected] Résumé La médecine universitaire intègre de plus en plus l’éthique au cœur de ses activités. Quelle place le spécialiste de l’éthique occupe-t-il dans ce développement ? Compte tenu du malaise que le terme d’éthicien suscite dans le monde francophone, l’auteur choisit d’utiliser le terme de spécialiste en éthique pour éviter tout malentendu. Dans la première partie, l’auteur précise la notion de spécialiste en éthique à partir de trois niveaux d’engagement éthique en médecine universitaire. La deuxième partie est consacrée à examiner la nature de l’éthique dans la médecine universitaire. L’éthique est composée d’une diversité d’éléments qui vise à établir les conditions d’une action bonne dans les circonstances concrètes où une décision doit être prise. L’éthique ne peut donc se réduire à un questionnement ni se définir comme une discipline. Les diverses expériences d’éthique médicale dans les différents pays montrent qu’elle apparaît davantage comme une pratique. Par la suite, la troisième partie va présenter le travail du spécialiste en éthique décrivant trois tâches centrales : la formation des futurs médecins et des personnels, les diverses formes de consultation et la recherche en éthique. S’il est vrai que, d’un pays à l’autre, les différents modèles du travail du spécialiste de l’éthique en médecine universitaire apparaissent parfois s’opposer, ne faut-il pas plutôt les voir comme complémentaires, chacun cherchant à dire quelque chose d’important sur les demandes éthiques dans la médecine universitaire contemporaine ? Mots-clés : éthique médicale universitaire - spécialiste de l’éthique - éducation éthique - consultation éthique, recherche en éthique Summary The ethics specialist in the medical school setting Doucet H. Ethique & Sante 2006; 3: 196-200 Academic medicine more and more recognizes ethics as part of its mission. What’s the role of the specialist in ethics in the context of such a development? By the fact that the term ethicist isn’t well received in the francophone world, the author has chosen to use the expression specialist in ethics in order to avoid any misunderstanding. In the first part, the author analyzes the notion of a specialist in ethics by describing three levels of ethical involvement in academic medicine. The second part discusses the nature of ethics in academic medicine. Ethics includes various elements with the goal of establishing the conditions of an action which is considered good in given circumstances. Ethics can’t be reduced to a matter of questioning nor be defined as a discipline. The various faces of medical ethics as we see them at work in different countries refer to a practice. The third part describes the main tasks of the specialist in ethics: education, consultation and research. If, from a country to the other, it’s true that the work done by the specialist in ethics takes different forms, should we not see them as complementary, everyone trying to say something important concerning the ethical needs in contemporary academic medicine? Key words: academic medical ethics - specialist in ethics - ethics education, ethics consultation - research in ethics uelle contribution particulière le spécialiste de l’éthique appor- te-t-il à la médecine universitai- re ? La question fait sans doute sursau- ter quelques lecteurs, en raison des divergences que la figure du spécialiste suscite. Depuis ses débuts, la bioéthi- que américaine reconnaît le travail de l’éthicien comme une nécessité alors que la France, par exemple, semble ressentir un profond malaise à son propos. Ces dernières années, le Qué- bec a résolument emboîté le pas à ses voisins, bien que demeurant sensible à la valeur de la critique française. Mal- gré ces différences de points de vue, il n’en demeure pas moins que la méde- cine universitaire intègre de plus en plus l’éthique au cœur de ses activités. Que ce soit dans les facultés de méde- cine elles-mêmes ou dans les hôpitaux universitaires, l’éthique s’impose par- tout : enseignement, consultation, groupe de discussion, publications, re- cherche. Aucun secteur de la médecine universitaire ne peut éviter de s’y impliquer, comme en témoigne la Charte de l’éthique des Facultés de médeci- ne élaborée par la CIDMEF (Confé- rence Internationale des Doyens et des Facultés de Médecine d’Expression Française) [1]. Ce développement de l’éthique dans la médecine universitaire deman- de la présence de personnes spécialisées dans ce champ. Le premier point cher- chera à préciser la notion même de spé- cialiste en éthique. Le deuxième point expliquera pourquoi la tâche de ce spé- cialiste est difficile à définir et à situer dans le monde universitaire. Le troisiè- me point décrira ce que fait ce spécialis- te qui travaille en médecine universitai- re. De là apparaîtra sa contribution spécifique. Ce texte ne vise pas à établir une thèse justifiant de manière définitive la nature et le rôle du spécialiste de Q

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Ethique & Santé 2006; 3: 196-200 • © 2006. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés

ARTICLE ORIGINAL

Le spécialiste de l’éthique dans la médecine universitaire

H. Doucet

Programmes de bioéthique, Université de Montréal, Montréal, Canada.

Correspondance

H. Doucet,Programmes de bioéthique,

Case postale 6128, succ. Centre-ville,Montréal, Qc. H3C 3J7, Canada.

e-mail : [email protected]

Résumé

La médecine universitaire intègre de plus en plus l’éthique au cœur de ses activités. Quelle place le spécialiste de l’éthique occupe-t-il dans ce développement ? Compte tenu du malaise que le terme d’éthicien suscite dans le monde francophone, l’auteur choisit d’utiliser le terme de spécialiste en éthique pour éviter tout malentendu. Dans la première partie, l’auteur précise la notion de spécialiste en éthique à partir de trois niveaux d’engagement éthique en médecine universitaire. La deuxième partie est consacrée à examiner la nature de l’éthique dans la médecine universitaire. L’éthique est composée d’une diversité d’éléments qui vise à établir les conditions d’une action bonne dans les circonstances concrètes où une décision doit être prise. L’éthique ne peut donc se réduire à un questionnement ni se définir comme une discipline. Les diverses expériences d’éthique médicale dans les différents pays montrent qu’elle apparaît davantage comme une pratique. Par la suite, la troisième partie va présenter le travail du spécialiste en éthique décrivant trois tâches centrales : la formation des futurs médecins et des personnels, les diverses formes de consultation et la recherche en éthique. S’il est vrai que, d’un pays à l’autre, les différents modèles du travail du spécialiste de l’éthique en médecine universitaire apparaissent parfois s’opposer, ne faut-il pas plutôt les voir comme complémentaires, chacun cherchant à dire quelque chose d’important sur les demandes éthiques dans la médecine universitaire contemporaine ?

Mots-clés :

éthique médicale universitaire - spécialiste de l’éthique - éducation éthique - consultation éthique, recherche en éthique

Summary

The ethics specialist in the medical school setting

Doucet H. Ethique & Sante 2006; 3: 196-200

Academic medicine more and more recognizes ethics as part of its mission. What’s the role of the specialist in ethics in the context of such a development? By the fact that the term ethicist isn’t well received in the francophone world, the author has chosen to use the expression specialist in ethics in order to avoid any misunderstanding. In the first part, the author analyzes the notion of a specialist in ethics by describing three levels of ethical involvement in academic medicine. The second part discusses the nature of ethics in academic medicine. Ethics includes various elements with the goal of establishing the conditions of an action which is considered good in given circumstances. Ethics can’t be reduced to a matter of questioning nor be defined as a discipline. The various faces of medical ethics as we see them at work in different countries refer to a practice. The third part describes the main tasks of the specialist in ethics: education, consultation and research. If, from a country to the other, it’s true that the work done by the specialist in ethics takes different forms, should we not see them as complementary, everyone trying to say something important concerning the ethical needs in contemporary academic medicine?

Key words:

academic medical ethics - specialist in ethics - ethics education, ethics consultation - research in ethics

uelle contribution particulièrele spécialiste de l’éthique appor-te-t-il à la médecine universitai-

re ? La question fait sans doute sursau-ter quelques lecteurs, en raison desdivergences que la figure du spécialistesuscite. Depuis ses débuts, la bioéthi-que américaine reconnaît le travail del’éthicien comme une nécessité alorsque la France, par exemple, sembleressentir un profond malaise à sonpropos. Ces dernières années, le Qué-bec a résolument emboîté le pas à sesvoisins, bien que demeurant sensible àla valeur de la critique française. Mal-gré ces différences de points de vue, iln’en demeure pas moins que la méde-cine universitaire intègre de plus enplus l’éthique au cœur de ses activités.Que ce soit dans les facultés de méde-cine elles-mêmes ou dans les hôpitauxuniversitaires, l’éthique s’impose par-tout : enseignement, consultation,groupe de discussion, publications, re-cherche. Aucun secteur de la médecineuniversitaire ne peut éviter de s’yimpliquer, comme en témoigne la

Charte de l’éthique des Facultés de médeci-ne

élaborée par la CIDMEF (Confé-rence Internationale des Doyens et desFacultés de Médecine d’ExpressionFrançaise) [1].

Ce développement de l’éthiquedans la médecine universitaire deman-de la présence de personnes spécialiséesdans ce champ. Le premier point cher-chera à préciser la notion même de spé-cialiste en éthique. Le deuxième pointexpliquera pourquoi la tâche de ce spé-cialiste est difficile à définir et à situerdans le monde universitaire. Le troisiè-me point décrira ce que fait ce spécialis-te qui travaille en médecine universitai-re. De là apparaîtra sa contributionspécifique.

Ce texte ne vise pas à établir unethèse justifiant de manière définitive lanature et le rôle du spécialiste de

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l’éthique. Il est construit à partir del’expérience vécue par l’auteur et deson observation de la pratique d’autresfacultés de médecine du Canada et desÉtats-Unis, sans oublier certaines réali-sations européennes. L’auteur chercheà interpréter ces diverses données pourdégager ce qui lui apparaît être une ten-dance de fond concernant le travail duspécialiste en éthique dans la médecineuniversitaire.

La notion de spécialiste en éthique

Compte tenu de la méfiance que sou-lève le terme d’éthicien, je préfère uti-liser l’expression spécialiste de l’éthi-que pour présenter sa tâche. Le termeest moins chargé. Cette méfiance àl’égard du terme tient, de manière gé-nérale, à la connotation qu’il véhicu-le : l’éthicien renvoie à l’image d’uneautorité professionnelle chargée dedire l’éthique, ce qui hérisse la sensibi-lité moderne. Le malaise s’expliqueaussi par le fait que la médecine fran-çaise est particulièrement habitée d’unidéal éthique élevé et d’un profondsens de la responsabilité.

Les écrits de nombreux médecinsfrançais sur les questions éthiques té-moignent de l’unité naturelle entre mé-decine et éthique, unité que l’arrivéed’un étranger dictant la vérité éthiqueau nom de sa spécialité risquerait debriser. De plus, jusqu’aux années 1990,le terme éthicien était inconnu en lan-gue française ; il a été introduit et popu-larisé par l’éthique biomédicale anglo-saxonne dont les positions et les modesde travail soulèvent bien des questionsdans le monde francophone. D’où lemalaise à l’égard du terme éthicien, ma-laise d’ailleurs partagé par bien des spé-cialistes nord-américains travaillantdans le champ de la bioéthique [2]. Lesdifficultés de vocabulaire n’enlèventrien au fait qu’en médecine universitai-re, nombreuses sont les personnes inté-

ressées par l’éthique bien que leur degréd’engagement varie considérablement,certains individus allant jusqu’à en faireune spécialité. L’observation m’invite àdistinguer trois niveaux, la distinctionpermettant de reconnaître leur complé-mentarité et d’éviter ainsi de les oppo-ser.Le premier peut être caractérisé par lesouci éthique qui habite le profession-nel dans son travail. Se rencontre ici lemédecin qui possède une sensibilitééthique forte, sait poser les questionspertinentes et utiliser un mode de ré-flexion approprié pour prendre unebonne décision, c’est-à-dire adaptée à laréalité de son patient. Ce médecin joueun rôle essentiel dans l’éducation mora-le des médecins en formation ; il leurcommunique les bons réflexes éthiques.Sa contribution s’étend aussi à la prati-que hospitalière elle-même puisqu’il fa-vorise une médecine sensible au vécudu patient et respectueuse de la placedes nombreux professionnels. Pour re-prendre une expression anglaise, ce mé-decin joue pleinement son

role model

auplan éthique.

Le deuxième niveau comporte undegré d’expertise plus élevé. Le méde-cin de ce niveau témoigne d’un intérêtcertain pour les questions éthiques et aacquis une bonne connaissance duchamp, grâce à ses lectures, sa partici-pation à des ateliers spécialisés ou peut-être même son inscription à un diplômed’études spécialisées dans le domaine. Àl’habileté éthique du premier s’ajoute lesavoir. Ses collègues reconnaîtrontaisément sa compétence. Les uns s’y ré-féreront volontiers pour les aider dansles situations difficiles. D’autres setourneront vers lui pour lui demandersa participation dans les sessions de for-mation à l’éthique dont ils ont la res-ponsabilité. On l’invitera, à d’autresmoments, à siéger à des comitésmandatés pour aborder des questionscomplexes en vue d’établir des lignesdirectrices ou des politiques. L’éthiquedemeure cependant une tâche secondepar rapport à sa spécialité première.

Au troisième niveau, se trouve lespécialiste en éthique dont c’est la tâchepremière. Il peut être ou non médecin.Qu’il le soit ou pas, les attentes à sonégard sont les mêmes : faire un excel-lent travail de niveau universitaire dansle champ de l’éthique médicale. La for-mation qu’il a suivie et l’expérience

qu’il a acquise doivent lui permettre derépondre à ces attentes. Trois tâches luiseront demandées : la formation, laconsultation et la recherche. S’il faitbien ces tâches, le milieu dira de cettepersonne, médecin ou non, « C’est no-tre expert en éthique », témoignant dela confiance qu’elle s’est acquise. Pourbien saisir le sens du mot expert utiliséici, il importe de préciser davantage latâche de ce spécialiste dans la médecineuniversitaire.

Que l’éthique devienne une compo-sante spécifique de la médecine univer-sitaire est un fait incontournablepuisque de nombreuses facultés de mé-decine mettent sur pied des instituts,des laboratoires, des espaces ou des dé-partements d’éthique médicale qui s’en-gagent dans les trois tâches mentionnéesplus haut. Si la conception de la tâchemédicale ou de la place de l’éthique enmédecine peut conduire à interpréterdifféremment le rôle du spécialiste del’éthique en médecine universitaire, laprésence de ce dernier est cependantdevenue inévitable.

La nature de l’éthique et la médecine universitaire

Le rôle de ce spécialiste demeure diffi-cile à cerner, même si le contour destrois tâches mentionnées plus haut peutêtre assez bien dessiné. La difficultétient à la nature même de l’éthique enmédecine. La réponse que donnait lesénateur Huriet dans une entrevue à

LaRecherche

de janvier 2006 est éclairanteà ce propos [3]. À la question « cela a-t-il un sens de parler de spécialistes debioéthique ? », Claude Huriet répon-dait : « Non, car on ne peut pas être

Leur degré d’engagement varie considérablement, certains individus allant jusqu’à en faire une spécialité.

Si la conception de la tâche médicale ou de la place de l’éthique en médecine peut conduire à interpréter différemment le rôle du spécialiste de l’éthique en médecine universitaire, la présence de ce dernier est cependant devenue inévitable.

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Le spécialiste de l’éthique dans la médecine universitaire

H. Doucet

“spécialiste en questionnement” ». Si laréponse met en relief que l’éthique estplus qu’une discipline au sens habitueldu terme, elle fait cependant l’impassesur le fait que le questionnement s’ap-prend, ce en quoi consiste l’éducation.Elle passe aussi sous silence que l’éthi-que ne se réduit pas au questionnementpuisque, même si « aucun membre duComité consultatif national d’éthique,pour ne citer que ce comité, se considè-re comme un spécialiste en éthique », leCCNE analyse des données, construitune argumentation, propose des règlesd’action, en un mot il recommande deslignes directrices. Si ce travail exige lequestionnement, il ne s’y réduit pas. Letravail de l’éthique est composé d’unediversité d’éléments qui vise à établir lesconditions d’une action bonne dans lescirconstances concrètes où s’imposeune décision.

À y regarder de plus près, un pointcommun émerge des diverses expérien-ces d’éthique médicale dans les diffé-rents pays. Celle-ci apparaît davantageune pratique qu’une science ou mêmeune discipline. Dans ce sens, elle res-semble à ces nouveaux champs qui sontapparus récemment, comme le servicesocial ou la criminologie, plutôt qu’auxdisciplines classiques comme la philo-sophie ou la théologie. Ces champsnouveaux ne peuvent fonctionner sansfaire appel à diverses disciplines bienqu’aucune d’entre elles ne puisse lescontenir. De plus, ils sont tournés versl’action de manière à favoriser l’excel-lence du travail des institutions sociales.Sans nier l’importance des discours enéthique médicale, que l’on pense ici auxmultiples publications et recherches,même les textes de nature théorique« ont généralement une dimensionpratique, c’est-à-dire une visée norma-tive destinée à induire des choix et doncà orienter l’action » [4].

Malgré des différences importantesd’un lieu à l’autre, l’éthique dans la mé-

decine universitaire trouve son unitédans ses pratiques qui constituent « unensemble cohérent et complexe d’activi-tés, socialement construit. » Malgré desconceptions différentes de l’éthique, lavie, la mort ou l’humanisme, les buts decette éthique, ses modes de travail et sesstandards d’excellence spécifiques« font de cette pratique ce qu’elle est etsans lesquels elle ne pourrait pas êtrecomprise pour ce qu’elle est » [5]. Letravail de l’éthique se réalise de multi-ples façons. Les comités d’éthique, denature pluridisciplinaire, représententla forme la plus connue. Les écrits desphilosophes, des sociologues, des an-thropologues ou des professionnels dela santé sur des questions d’ordre éthi-que auxquels la médecine universitaireest confrontée retiennent de plus enplus l’attention. Au cours des dernièresannées, les débats citoyens sur les choixà faire dans une société démocratiqueont pris une place croissante. La pré-sence de multiples groupes ethniquesavec leurs croyances et leurs modes devie interroge sur la diversité des valeurset la place du religieux dans les déci-sions médicales. La diversité des formesde travail apparaît au cœur de l’éthiquequi se pratique en biomédecine. Il en vade même de la multiplicité des acteurs.D’où la question de plusieurs : le spé-cialiste de l’éthique, défini comme l’in-dividu expert ou professionnel, ne nie-t-il pas l’esprit de collaboration et dedialogue qui est au cœur de l’éthiquecontemporaine en médecine ? Si cespécialiste travaillait seul, en isolement,il faudrait craindre qu’il en soit ainsi.Mon expérience de divers milieuxnord-américains me montre qu’il n’enest pas ainsi. Mes contacts avec les mi-lieux européens me conduisent à un ju-gement assez semblable.

Le travail du spécialiste en éthique

Le milieu médical universitaire attenddu spécialiste en éthique qu’il remplissetrois tâches. Il lui demande d’abordd’être engagé dans l’éducation éthiquedes différents acteurs concernés. Dansla médecine universitaire, la formationconcerne de multiples groupes : futursprofessionnels de la santé, diverses ca-tégories de professeurs ou ensemble despersonnels du CHU. Chacune des for-

mations dispensées doit être appropriéeà la catégorie visée tant au plan des ob-jectifs que des modes d’apprentissage.Certaines des activités doivent favoriserla réflexion sur les pratiques du champpropre de chacun alors que d’autresvont chercher à faciliter le dialogueinterprofessionnel.

Le renouvellement du

cursus

desétudes médicales et postmédicales re-connaît à l’éthique une place croissanteet les organismes nationaux ou interna-tionaux qui approuvent les program-mes de formation se montrent de plusen plus exigeants à ce propos. Dans cecontexte, quelqu’un doit prendre le

lea-dership

facultaire à propos de l’éthique,responsabilité qui porte tant sur lecontenu de l’éthique que ses modesd’apprentissage. La pédagogie de l’éthi-que représente une tâche fondamentaledans le contexte d’une médecine enpleine transformation et de la réformedes programmes de formation médicale.Si nul n’en fait sa tâche principale, laformation à l’éthique risque de consis-ter dans l’apprentissage de quelquesprincipes régulateurs et la discussion decertains dilemmes qui semblent parfoisdéfinir la bioéthique. Des recherchesont montré que l’affirmation desprincipes éthiques privilégiés dans laformation des médecins est souventcontredite par l’esprit et les pratiquesquotidiennes que l’on retrouve dans lesmilieux médicaux : derrière le

curricu-lum

officiel, se cache un autre

curriculum

qui contredit le premier [6].Sans un véritable engagement d’une

faculté à dégager les ressources néces-saires au développement d’une forma-tion éthique au quotidien, il y a peu dechance que l’éthique soit intégrée à lavie du médecin. Lorsque la pédagogieest prise en compte et qu’elle est consi-dérée comme un élément nécessaire à laformation du bon médecin, l’éthique

L’éthique dans la médecine universitaire trouve son unité dans ses pratiques qui constituent « un ensemble cohérent et complexe d’activités, socialement construit. »

La pédagogie de l’éthique représente une tâche fondamentale dans le contexte d’une médecine en pleine transformation et de la réforme des programmes de formation médicale.

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constitue une chance d’approfondisse-ment du sens de la médecine et des exi-gences de la tâche du médecin. Diversesquestions peuvent alors être abordées.Quel type de formation éthique faut-ilprivilégier ? Quelles sont les habiletéséthiques requises aujourd’hui d’un pro-fessionnel de la santé ? Comment favo-riser les capacités de réflexion, de déci-sion et de dialogue chez le médecin ?Comment lui permettre de rencontrerle vécu de la personne malade ?Comment évaluer ces aptitudes chez lefutur médecin ?

La formation à l’éthique ne concer-ne pas que les médecins en formation,elle touche aussi l’ensemble des person-nes engagées dans l’hôpital universitai-re. Les activités qui se pratiquent dansun tel milieu soulèvent des questionstout à fait particulières tant au plan desrelations entre personnes qu’au plandes décisions de traitements qui sontprises. Des tensions nombreuses se ma-nifestent dans les relations entre les di-verses catégories de professionnels etdes incompréhensions importantesrendent parfois difficile le dialogue en-tre les différents acteurs. S’impose doncun travail qui peut prendre diverses for-mes mais qui est principalement axé surl’échange de la parole.

L’activité de formation du spécialis-te de l’éthique ne consiste donc pas à secomporter comme le maître de l’éthi-que mais bien à rassembler les forcesvives du milieu pour établir les objectifsde la formation éthique, préciser lesmodalités de leur mise en œuvre etdéterminer l’évaluation de leurs réalisa-tions. Ce spécialiste n’a pas tant à direl’éthique qu’à assumer un

leadership

intellectuel autour de l’éthique et àjouer le rôle d’animateur du milieu à cepropos.

La deuxième tâche touche laconsultation qui comprend de multi-ples formes mais demeure controver-sée. Si, aux États-Unis et au Canada an-glais, son existence ne semble poseraucun problème, il n’en va pas de mêmeau Québec, en France et dans d’autres

milieux de langue française. Je croisqu’en grande partie, le malaise tient àun malentendu. Le consultant en éthi-que est souvent présenté à la manièredu spécialiste médical que le médecintraitant appelle en consultation auprèsde son malade pour qu’il donne un avisformel sur le diagnostic et la conduite àtenir. Réduire le travail de consultationau modèle de l’éthicien de garde paraîtprofondément réducteur. Cette orien-tation a été critiquée dès la naissance duconsultant en éthique [7]. Le travail estbeaucoup plus riche et complexe.

Certaines consultations correspon-dent au modèle

a posteriori

qui est large-ment valorisé dans certains hôpitauxfrançais. Une équipe ou un groupe desoignants a vécu une situation difficile àpropos de laquelle elle voudrait discuterpour améliorer la qualité de son travailadvenant une autre histoire du genre.Pour ce faire, elle demande à une per-sonne ou à une petite équipe, spéciali-sée en éthique et apte à faire une bonneanimation, de venir travailler avec elledurant quelques séances pour l’aider àfaire face aux défis qui la confrontent.La méthode poursuit un objectif pré-cis : « susciter au cœur de la médecinedes acteurs attachés à mener une inter-rogation critique sur leur action, à dé-ployer une créativité éthique par lacompréhension des enjeux du soin –qu’ils soient inhérents au malade, inter-personnels, structurels ou/et institu-tionnels – au cœur desquels il s’agira depouvoir décider » [8].

Dans certaines situations particuliè-rement difficiles, les personnes concer-nées sentent le besoin de demander dusoutien pour les éclairer dans la déci-sion qu’elles ont à prendre. Parfois, desmédecins reconnaissent l’intérêt de sedistancier des diverses positions qu’ilsressassent depuis quelque temps et quiles empêchent d’en arriver à une déci-sion satisfaisante. Ils solliciteront alorsune consultation en éthique pour enri-chir leurs réflexions et arriver ainsi àune décision. À d’autres moments, desinfirmières s’inquiètent des choix thé-rapeutiques retenus pour un patientdont elles prennent soin. Elles aime-raient une discussion en équipe avec laparticipation d’une ou deux personnesen éthique, ce qui faciliterait l’expres-sion des différents points de vue. Dansd’autres circonstances, ce sont des pa-rents qui demandent une consultation

éthique à propos des orientations théra-peutiques prises à l’égard de leur en-fant. Parfois, ils s’opposent à une déci-sion médicale qu’ils considèrent del’abandon ou, à l’inverse, de l’acharne-ment. La plupart du temps cependant,les parents ne sont plus à l’aise avecl’orientation des soins, fatigués qu’ilssont d’avoir à se battre pour leur enfant.Ils sentent alors le besoin d’aborder laquestion avec des personnes qui appa-raissent neutres et moins engagées dansleur quotidien. La prise de parole desparents leur permet de mieux verbaliserleurs souffrances, préciser leurs attentesà l’égard des médecins et, la majorité dutemps, conduire les uns et les autres àrenouveler le dialogue à propos desorientations à privilégier.

Parfois la consultation est faite enurgence alors qu’une autre laisse unpeu plus de temps. Ce travail peut seréaliser de diverses façons. Dans cer-tains milieux, on préfère discuter avecle seul spécialiste, de manière à sim-plifier et accélérer le processus. Onattend alors de lui qu’il fasse voir despoints de vue qui n’ont pas encore étéenvisagés et qui peuvent enrichir laréflexion de l’équipe médicale. Dansd’autres milieux, le comité d’éthiqueclinique fait les consultations. Le co-mité, composé d’environ huit à dixpersonnes provenant de différentesdisciplines et représentant des pers-pectives diverses, va rencontrer lespersonnes impliquées et tenter derendre un avis répondant aux besoinsdes uns et des autres. Enfin, un troi-sième modèle est celui de l’équipe

adhoc

, composée de deux ou trois per-sonnes possédant des expertises diffé-rentes. Le petit groupe va accompa-gner les personnes impliquées dans lasituation, autant le personnel que lespatients et leurs proches, pour que lesacteurs concernés en arrivent à bienclarifier les enjeux du problème et àélaborer un plan d’action approprié.Cette dernière orientation est celleque privilégie actuellement l’HôpitalSainte-Justine, le centre universitairepédiatrique de l’Université de Mon-tréal. Dans tous les modes mention-nés, un bon travail de consultationdemande de cheminer avec toutes lespersonnes impliquées pour les aider àdiscuter dans l’écoute mutuelle versune solution appropriée. Ce travails’apparente souvent à de la médiation

Réduire le travail de consultation au modèle de l’éthicien de garde paraît profondément réducteur.

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Le spécialiste de l’éthique dans la médecine universitaire

H. Doucet

entre des points de vue opposés oudes perspectives disciplinaires en lut-te. Pour réussir, s’impose une démar-che qui soit à la fois souple etméthodique.

Un spécialiste de l’éthique peutêtre appelé à participer à l’un oul’autre de ces modèles. En tant queresponsable d’une consultation, ildevra préparer cette dernière, ce quiexige de rencontrer le demandeur,d’identifier précisément la demande,de documenter la situation, de déter-miner les participants à la consulta-tion et de préciser la forme que pren-dra la discussion. Il devra, par lasuite, animer la discussion ou pren-dre une part active à celle-ci de ma-nière à faciliter une résolution positi-ve du problème. Une consultationparticulière ne constitue qu’un élé-ment de son travail de consultant. Lespécialiste a, par exemple, la tâched’assurer l’évaluation de la qualitédes consultations éthiques menéesdans le milieu [9]. De plus, il a la res-ponsabilité de la formation de pro-fessionnels du milieu pour qu’ilspuissent s’engager dans ce travail deconsultation, que ce soit dans de pe-tites équipes

ad hoc

ou des comitésd’éthique clinique. Au plan de laconsultation, le travail du spécialistede l’éthique comprend au moins troisfacettes, l’animation, l’évaluation etla formation.

Ces consultations, objectera-t-on, ne ressemblent-elles pas plutôt àdes démarches de formation ? L’ob-jection est sans doute valable. Ellerenvoie cependant à une questionplus large. Peut-on séparer la consul-tation de la formation ? Une consul-tation bien menée représente une dé-

marche éducative puisqu’elle permetaux personnes qui consultent de che-miner dans leur propre réflexion. Etcette remarque vaut autant pour lesconsultations

a priori

que pour celle

aposteriori

. La complexité des situa-tions fait qu’aujourd’hui les proces-sus de décision appellent des regardsmultiples et de différents niveaux. Laconsultation en éthique représenteun de ces regards qui viennent enri-chir l’angle de vue nécessaire à unedécision appropriée.

La troisième tâche concerne larecherche. Le spécialiste en éthiquedans une faculté de médecine doitêtre lui-même chercheur. L’engage-ment dans la recherche va lui per-mettre, d’une part, d’être reconnucomme un collègue à part entière et,d’autre part, de s’inscrire personnel-lement dans la dynamique du milieu.Sa recherche peut porter sur diversobjets selon son rattachement dans lafaculté. Il peut s’agir de génomiqueou de neurosciences tout autant quede l’évaluation des pratiques ou del’éthique de la recherche. Par rap-port à la présente discussion, l’objetn’est pas si important, s’il est perti-nent à la médecine universitaire. Plusle spécialiste en éthique sera reconnucomme un chercheur sérieux dansson champ, plus ses collègues respec-teront son travail de consultant et deformateur.

S’il est vrai que, compte tenu del’immensité des sujets possibles en éthi-que médicale, la recherche du spécialis-te en éthique médicale peut porter surdivers objets, il n’en demeure pas moinsque ses deux autres tâches l’invitent àprivilégier un certain style de recher-che. Dans ce sens, son autorité moralegrandit à la mesure qu’il sait rassemblerautour de lui des collègues chercheursd’autres disciplines ou s’inscrire commechercheur en éthique dans des équipesqui réussissent ainsi à intégrer l’éthiquedans leurs travaux. La recherche enéthique se pratique ainsi de manière in-terdisciplinaire. Se développe alors,dans le cadre même de la médecine uni-versitaire, une communauté de recher-che autour de l’éthique.

Conclusion

Cette présentation a cherché à mon-trer diverses tâches attendues du spé-cialiste en éthique dans la médecineuniversitaire et diverses formes quepeut prendre chacune de ces tâches.Son travail représente une fonctionspécifique et originale qui n’est rem-plie par personne d’autre dans une fa-culté de médecine. Le travail se réali-sera cependant différemment selon lesmilieux et les cultures. C’est pourquoiil importe de ne pas opposer trop radi-calement les divers modèles qui semettent en place dans différents pays.Le faire ne tient pas compte de la ri-chesse et de la limite de chacun. Lesmodèles ne sont pas totalement diffé-rents et divergents, ils disent chacunquelque chose d’important sur les de-mandes éthiques dans la médecineuniversitaire contemporaine.

Références

1. CIDMEF.

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Une consultation bien menée représente une démarche éducative puisqu’elle permet aux personnes qui consultent de cheminer dans leur propre réflexion.