le terrorisme

20
Centre Perelman de philosophie du droit Université Libre de Bruxelles http://www.philodroit.be Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale Guy Haarscher Série des Working Papers du Centre Perelman de philosophie du droit n° 2008/2 Comment citer cette étude ? G. HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman de philosophie du droit, n° 2008/2, http://www.philodroit.be

Upload: lydiep

Post on 05-Jan-2017

229 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Le terrorisme

Centre Perelman de philosophie du droit

Université Libre de Bruxelles

http://www.philodroit.be

Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale

Guy Haarscher

Série des Working Papers du

Centre Perelman de philosophie du droit n° 2008/2

Comment citer cette étude ? G. HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman de philosophie du droit, n° 2008/2, http://www.philodroit.be

Page 2: Le terrorisme

Guy HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman…, n° 2008/2. p. 2 de 20

Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale

Par Guy Haarscher

Président du Centre de Philosophie du Droit de l’ULB

1. Introduction La philosophie est « l’étude systématique des notions confuses »1, disait Perelman.

L’expression peut a priori être prise dans deux sens différents : la systématisation pourrait mener à une élimination de la confusion – ou bien cette dernière resterait en quelque façon irréductible. L’auteur du Traité de l’argumentation, célèbre pour avoir tenté de réévaluer la rhétorique aristotélicienne au détriment des idées cartésiennes, « claires et distinctes »2, a décisivement pris parti pour la seconde signification, du moins dans le champ de la philosophie pratique. Mais une certitude demeure : même si la confusion et la non-distinction restent inéliminables, le travail philosophique de « systématisation » a pour but d’en diminuer l’impact. Et encore une telle présentation « quantitative » du problème laisse-t-elle peut-être de côté l’essentiel : après le travail philosophique, le résidu de confusion possède une signification qualitativement différente du chaos intellectuel qui régnait au départ. Avant la discussion philosophique, chacun utilise les notions comme – disait Mallarmé – des monnaies usées d’avoir trop circulé de main en main. Les préjugés faussent les concepts et les raisonnements. Le travail socratique montrera qu’ils reposaient pour ainsi dire sur du sable – sur des faits mal établis et des valeurs pauvrement justifiées. Mais une fois la systématisation accomplie, un halo de confusion subsiste nécessairement, notamment parce que les sensibilités sont inéliminables, les notions sont enracinées dans des traditions non totalement objectivables, et la compréhension d’un phénomène dépend de supputations toujours discutables relatives au futur, largement imprévisible.

La situation postérieure au 11 septembre 2001 peut être appréciée dans ce cadre intellectuel rapidement dessiné. Les Etats, démocratiques et dictatoriaux, se mobilisent contre le terrorisme. Leurs motivations sont bien normalement impures, même celles des gouvernements respectant assez bien en temps ordinaire les droits de l’homme. Sans établir une absurde symétrie entre les combattants – qui constituerait le signe d’une idéologisation de l’approche, et impliquerait donc un surcroît de confusion –, nous pouvons néanmoins considérer en première analyse que les valeurs de la démocratie libérale sont mises en péril dans les deux « camps ». Il peut sembler que la proposition soit évidente en ce qui concerne le premier pôle : la terreur d’Al-Qaida ne paraît pas pouvoir se relier d’une manière tant soit peu crédible aux principes des droits de l’homme. En face, si on laisse de côté les dictatures utilisant le combat contre la terreur comme prétexte à écraser plus encore les peuples, la question se pose d’un affaiblissement de la protection des droits de l’homme.

2. Le « point de vue » du terroriste

1 C. PERELMAN, “De la justice” [1945], in Ethique et Droit, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1990, p. 17. 2 Il a eu d’illustres prédécesseurs, dont Giambattista Vico, notamment dans son Adresse de 1708, Il metodo degli studi del tempo nostro (G. B. VICO, Opere, a cura di F. Nicolini, Milan, 1953).

Page 3: Le terrorisme

Guy HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman…, n° 2008/2. p. 3 de 20

Je considérerai d’abord – aussi paradoxal que cela puisse paraître – le point de vue du terroriste lui-même. La seule manière par laquelle il serait susceptible de présenter de façon crédible son combat comme conforme aux valeurs de la démocratie libérale serait de tenter de prendre la position du résistant (le freedom fighter). Durant et après la Deuxième Guerre mondiale, la résistance a été considérée comme tout à fait centrale pour la défense de ces valeurs. Le terroriste du 11 septembre peut-il être s’approprier cette légitimité, ce qui lui permettrait de justifier son combat – et sa violence – au nom même de « nos » principes ? La question n’est pas si incongrue qu’elle pourrait le sembler à un regard superficiel.

En général, Al-Qaida ne réclame pas cette légitimation. L’organisation et ses satellites se réfèrent à des valeurs radicalement opposées à celles de la démocratie libérale : loi implacable de Dieu plutôt que loi des hommes. En même temps, le problème se révèle plus complexe à l’analyse. Je distinguerai deux stratégies différentes de lutte contre les démocraties libérales : la stratégie frontale et la stratégie d' « entrisme ». Un exemple de cette dernière : les terroristes se réclament parfois, ce qui séduit au moins une partie de l'extrême gauche, de la cause des victimes de l'impérialisme occidental. Le terroriste serait de ce point de vue un homme qui se trouve le dos au mur dans son combat contre l’oppression. Il incarnerait la lutte contre l’injustice, en utilisant certes des moyens très violents, mais, soutiendrait-il, ni plus ni moins que les moyens utilisés par ceux qui, à un moment ou à un autre de l’histoire, ont dû résister à un ordre inique. Certes, un tel combat charrierait son lot de fanatisme religieux, mais tout cela devrait être compris en termes socio-économiques : le terrorisme se développerait sur le terrain de la misère et pourrait au moins trouver quelque excuse du côté de la philosophie égalitariste qui anime l’Occident depuis quelques siècles..

Les défenseurs des terroristes palestiniens peuvent se référer à une autre de « nos » valeurs : le droit des peuples à l’autodétermination, notamment garanti par les deux Pactes de 1966 relatifs, d’une part, aux Droits civils et politiques, d’autre part aux Droits économiques, sociaux et culturels. Le combat nationaliste des peuples opprimés ou colonisés a été intégré à la défense des droits de l’homme. Sur ce plan également, le terroriste peut tenter de se réclamer de la tradition du résistant. Or l’Occident contemporain valorise cette figure comme ayant contribué de façon plus ou moins décisive à la chute du totalitarisme nazi. Plus récemment, c’est le « dissident » qui a joué un rôle au moins moral dans l’effondrement du communisme en Europe centrale et orientale. En revanche, le Hamas, qui domine aujourd’hui Gaza, ne se réclame plus seulement d’objectifs nationalistes laïques, légitimes en tant que tels même si les moyens utilisés sont très discutables, mais également d’un fondamentalisme religieux qui s’oppose frontalement aux valeurs démocratiques libérales.

Le terrorisme est aussi vieux que le monde. Si l’on définit l’acte terroriste comme visant à transformer un ordre politique jugé injuste et à ébranler le statu quo en faisant très peur à ceux qui le soutiennent, on doit convenir que cette stratégie a été utilisée depuis des temps immémoriaux. Elle existe même hors du champ de la politique, dans les rapports domestiques les plus banals : qui n’a pas été tenté de tirer avantage d’un rapport de forces en sa faveur pour imposer sa volonté en faisant (très) peur ? La petite terreur privée est monnaie courante. Ce que les Romains nommaient la furor – une exhibition de la force et la promesse de violences inouïes – était destiné à susciter chez l’adversaire la terror. Il fallait briser sa volonté3. Le terroriste tente d'obtenir un résultat politique en brisant ou en affaiblissant la volonté des peuples et des gouvernements. Il suppute que le peuple demandera d'abord au gouvernement qu’il arrête et punisse les auteurs de l’attentat, et que, quand l’Etat se montrera impuissant, la population exigera une politique d'apaisement, destinée à éviter que le drame se reproduise. En un sens, l'élection de Jose Luis Zapatero en mars 2004, juste après un attentat terroriste à Madrid, a pu être comprise par Al-Qaida comme une victoire. Ils voulaient que les Espagnols retirent leurs troupes d’Irak : ils ont organisé un attentat, les socialistes ont gagné,

3 Telle sans doute, sous une forme certes très bénigne, la signification de la « parade » à laquelle se livrent les joueurs néo-zélandais de rugby avant le début d’une partie.

Page 4: Le terrorisme

Guy HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman…, n° 2008/2. p. 4 de 20

les soldats ont quitté l’ancienne Mésopotamie (même si la proposition de retrait figurait déjà dans le programme du futur gouvernement). Il existe bien d’autres calculs : le pari, par exemple, que les démocraties se durciront dans la bataille et y perdront leur « âme ». Abou Ghraib, Guantánamo et les prisons secrètes de la CIA cadrent très mal avec le combat du « Bien » contre le « Mal ».

Le terrorisme des années 1970, souvent d’extrême gauche, était à maints égards différent du terrorisme contemporain. Il défendait grosso modo des valeurs séculières. Certes, il ne s’agissait pas de valeurs démocratiques, mais d’idéaux plus ou moins liés à une certaine vulgate communiste, c'est-à-dire à une volonté de dépasser les droits de l’homme4 en radicalisant l’exigence d’égalité. J’ai déjà parlé du terrorisme palestinien et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Dans tous ces cas, les moyens étaient controversés, mais les buts possédaient un caractère « moderne », séculier. Ils empruntaient une partie de leur pouvoir de conviction à la grande quête contemporaine de l’égalité5. Il s'agissait d'un terrorisme qui visait très souvent les dirigeants et les « exploiteurs », même s'il occasionnait parfois des dommages collatéraux . On pense par exemple au chef du patronat allemand Hans Martin Schleyer, ancien SS, abattu à la fin de l’année 1977 par la Rote Armee Fraktion, alors en bout de course après l’échec du détournement d’un avion de la Lufthansa sur Mogadiscio, ou au chef du gouvernement italien Aldo Moro, exécuté par les Brigades rouges au printemps 1978. C'était un terrorisme qui ne recourait pas aux attentats-suicide et formulait des revendications relativement précises. Même quand le terroriste détournait des avions et prenait des innocents en otage, il ne les tuait pas tout de suite : il rendait publique une revendication et attendait qu’elle soit éventuellement satisfaite pour libérer les prisonniers.

Mais cette distance temporelle entre la menace et son éventuelle exécution n’est évidemment pas pensable dans le cas de l’attentat-suicide : le meurtre est instantané, la victime n’a aucune chance de salut. Je parlerai du terrorisme islamiste contemporain en me référant à « Al-Qaida », même si l’on ne sait plus très bien aujourdhui à quoi correspond cette marque de fabrique. Quelques caractéristiques de sa stratégie terroriste peuvent être soulignées d’emblée. Al-Qaida agit au nom d’une idéologie religieuse totalitaire. Mais il existe aussi, nous l’avons vu, un élément tiers-mondiste dans la rhétorique islamiste radicale : une sorte d’anti-impérialisme qui peut séduire, par de telles références « progressistes », une partie de la gauche. En même temps, d’autres objectifs, clairement énoncés dans les textes d’Al-Qaida6, s’opposent absolument aux droits de l’homme : je pense à la volonté d’en revenir aux sources de la religon musulmane et de rétablir la Loi de Dieu dans le monde, ou du moins sur une terre d’islam dont les limites sont délibérément définies de façon assez floue. En bref, les deux stratégies définies plus haut sont ici agissantes : l’attaque frontale et l’entrisme (par captation d’une partie des idéaux déçus de la gauche). On mentionnera également l’antisémitisme insistant des leaders islamistes, ce qui ne peut étonner étant donné la circulation très libre des ouvrages majeurs de l’antijudaïsme et du négationnisme dans les pays musulmans. Ajoutons – ce sera important pour la suite – qu’Al-Qaida vise des personnes innocentes, et qu’elle n’a par ailleurs pas encore utilisé d’armes de destruction massive7.

4 Le communisme était censé constituer un état supérieur de la société, débarrassé de l’argent et de l’Etat. Une véritable communauté réconciliée. De ce point de vue, les droits de l’homme incarnaient une exigence insuffisante, puisqu’ils fournissaient seulement aux individus des garanties par rapport au pouvoir du « monstre froid » (l’Etat) et, dans le meilleur des cas, une certaine protection sociale qui ne faisait qu ' « adoucir » les inégalités. Voir sur ce point G. HAARSCHER, L’ontologie de Marx, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1980. 5 Mais la radicalité des buts d’émancipation et d’égalité absolue a quasi toujours mené au cauchemar autoritaire, voire totalitaire. La liberté a été passée par pertes et profits, et les avertissements du libéralisme relatifs aux dangers liés au pouvoir progressiste sûr de son bon droit ont été radicalement sous-estimés par Marx lui-même (voir G. HAARSCHER, L’ontologie de Marx, op. cit.). 6 Voir Gilles KEPEL et Jean-Pierre MILELLI (éds.), Al-Qaida dans le texte, Paris, P.U.F., 2005. 7 C’est l’hypothèse de l’acquisition d’armes de destruction massive par les terroristes qu’envisage Michael IGNATIEFF dans le dernier chapitre, intitulé « Liberty and Armageddon », de son beau livre The lesser evil.

Page 5: Le terrorisme

Guy HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman…, n° 2008/2. p. 5 de 20

Reposons donc la question : les terroristes de la mouvance Al-Qaida peuvent-ils se dire « résistants » ? Sont-ils susceptibles, ce faisant, d’acquérir la légitimité attachée à ceux qui, dans le combat contre le nazisme, ont forcé l’admiration jusqu’à devenir des modèles de courage et de responsabilité ? On rappelle souvent que les résistants étaient qualifiés de terroristes par les nazis et leurs collaborateurs. Cette affirmation, factuellement exacte, pose de redoutables problèmes. Dans une telle perspective, tout dépendrait du point de vue : l’acteur se donnerait le nom de résistant, et sa victime l’appellerait « terroriste ». Le héros des uns serait le salaud des autres. Dans cette nuit du relativisme où, comme le disait Hegel, toutes les vaches sont grises8, nous qualifierions de terroristes des résistants pour la simple et unique raison que nous occupons la position de la victime. Il vaut la peine de déconstruire pas à pas cet argument sophistique et de montrer qu’Al-Qaida n’a rien à voir avec la résistance telle qu’elle se trouve valorisée par les démocraties libérales.

Camus, dans la pièce Les Justes9, puis dans l’essai L’homme révolté10, se demandait dans quelle mesure une révolte contre l’ordre établi pouvait devenir légitime. Il ne prenait en considération que les buts humanistes. De ce point de vue, les idéaux de la révolution communiste ne posaient pas de problème majeur : l’égalité universelle et l’espoir d’une abolition du pouvoir de l’argent possédaient un impeccable pedigree humaniste. Mais c’était au niveau des moyens que se posaient les questions les plus difficiles. Camus n’était pas partisan de la pure non-violence. Au contraire, ses textes nous permettent de justifier un certain recours à la violence dans un but humaniste. Mais il y faut des conditions rigoureuses : l’acte violent – le « crime » – doit être accompli une fois que toutes les autres options – moins attentatoires à la vie humaine – se seront révélées radicalement impraticables11. Il est également impératif que les « cibles » soient soigneusement définies, et que la responsabilité de ces dernières dans l’insupportable statu quo soit très vraisemblable. Or de la Terreur révolutionnaire de 1793-94 à la répression léniniste et stalinienne du XXe siècle, le recours à la violence « progressiste » s’est de plus en plus banalisé, jusqu’à corrompre la révolte en la transformant en révolution totalitaire. On est passé du moindre mal (la violence en ultime instance, pour des idéaux humanistes) au pire des maux (la violence banalisée).

Dans Les Justes, le révolutionnaire Kaliayev doit jeter une bombe sur le carrosse de l’oncle du tsar, associé aux plus hautes sphères du pouvoir autocatique. Il faut que cet exploiteur des masses soit tué pour qu’un espoir de changement puisse naître, toutes les voies pacifiques d’opposition se trouvant barrées. Mais au dernier moment, Kaliayev refuse d’accomplir son acte : deux enfants accompagnaient le grand-duc, et il n’accepte pas de tuer ces innocents. Lors du « debriefing » qui suit, on reproche au héros de la pièce de s’être laissé conduire par un moralisme sentimental hors de propos : lui, le résistant à l’ordre injuste, a délibérément manqué l’occasion de déclencher un mouvement d’émancipation. L’acte réussi aurait terrorisé les despotes et fourni un horizon d’espérance aux masses exploitées et opprimées. Au fond, en voulant épargner deux enfants (figures de l’innocence politique), il a maintenu dans l’oppression et le désespoir des millions de Russes. C’est lui le bourreau de ces opprimés : il n’a pas eu le courage de se « salir les mains » pour venir à leur secours. Il a préféré la pureté de son âme (ne pas tuer des innocents) à l’efficacité révolutionnaire, bref il s’est montré complice du statu quo. Dans cette dénonciation virulente du moralisme de Kalyaiev, on voit se profiler les critiques sartriennes de Camus, la « belle âme ». L’auteur des Justes a en effet toujours refusé l’hubris de la violence. Il y a des moyens qui salissent irrémédiablement les causes qu’ils sont censés servir. L’intérêt de la position camusienne, c’est que Kaliayev ne refuse pas totalement la violence – sinon il n’aurait pas accepté d’assassiner l’oncle du

Political ethics in an age of terror, Edinburgh University Press, 2005, pp. 145-170. 8 Hegel qualifiait de la sorte la philosophie schellingienne de l’identité. 9 A. CAMUS, Les justes, Paris, Gallimard, 1950 (coll. « Folio »). 10 A. CAMUS, L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1951 (coll. « Idées »). 11 C’est la condition du dernier recours, sur laquelle insiste aussi IGNATIEFF, op. cit., p. 24 (le “last resort test”).

Page 6: Le terrorisme

Guy HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman…, n° 2008/2. p. 6 de 20

tsar. Camus n’est pas « gandhien ». Mais il veut que, même et surtout quand des normes de la civilisation (« tu ne tueras point ») doivent être transgressées, des limites – un sens de la mesure – existent. Ces bornes ne sont plus institutionnelles : le terroriste situe son action au-delà de la Loi. Elles ne peuvent donc exister qu’en lui. C’est ce que signifie la phrase de Dora, seul personnage féminin des Justes : « Même dans la destruction, il y a un ordre, il y a des limites »12.

Nous sommes ici confrontés à une situation qui révèle bien la rhétorique terroriste, du moins quand elle est destinée à donner au meurtre délibéré une légitimation acceptable aux yeux des défenseurs de la démocratie libérale. Il s’agit de l’inversion des positions respectives du bourreau et de la victime. Si l’on met pour un instant de côté la question de l’assassinat du grand-duc Serge, Kaliayev est « du côté » des enfants, des victimes innocentes. Il ne veut pas les sacrifier à une cause, même respectable, qui les dépasse. C’est son humanisme qui réaffleure ici, au moment même où il est sur le point de transgresser la Loi. Mais son accusateur inverse les termes du problème : Kaliayev, n’ayant pas saisi l’occasion – le moment opportun, le kairos – de libérer les innombrables opprimés russes du joug tsariste, ou du moins d’entamer le processus d’émancipation, est en vérité, aussi paradoxal que paraisse ce renversement dialectique, leur bourreau. S’il avait accepté de tuer les enfants, il aurait défendu les millions de victimes de l’oppression. Dialectique infernale dès lors, rhétorique perverse qui transforme Kaliayev en bourreau des masses, lui qui s’est montré attentif à ne pas transformer les deux enfants en victimes innocentes. Camus, au début de L’homme révolté, écrivait : « Mais les camps d’esclaves sous la bannière de la liberté, les massacres justifiés par l’amour de l’homme ou le goût de la surhumanité, désemparent, en un sens, le jugement. Le jour où le crime se pare des dépouilles de l’innocence, par un curieux renversement qui est propre à notre temps, c’est l’innocence qui est sommée de fournir ses justifications. »13

L’adversaire de Kaliayev sera mis en minorité au sein du groupe de terroristes. Heureusement pour eux, l’occasion se représentera quand même : le grand-duc Serge voyagera cette fois seul, et Kaliayev lancera sa bombe. Mais il sera arrêté, et, dans sa prison, conscient du caractère insupportablement transgressif de son acte, même mesuré, même « limité » à l’assassinat de l’oncle du tsar, il voudra mourir, comme s’il devait expier son crime – devant qui? Devant lui-même. Oui, dans certaines circonstances, un tel acte pourrait acquérir une sorte de légitimité, et le « terroriste » devenir un « résistant ». Mais il y faut plusieurs conditions. L’acte violent doit être accompli en dernier recours ; il doit viser un responsable ; le but de l’action doit consister en l’établissement ou le rétablissement de la démocratie et des droits de l’homme, bref précipiter la chute d’une dictature ; et le terroriste doit savoir, au plus profond de lui-même, que ce qu’il fait là, même contenu dans de telles limites, est grave, exceptionnel, reste en soi inadmissible : tuer sans jugement, prendre entre ses mains la justice des hommes, qui n’appartient qu’à la collectivité organisée sous l’empire du droit et de la présomption d’innocence.

Mais même la « résistance » authentique, définie en ces termes, pose des questions redoutables à celui qui tente de la justifier. C’est le moment d’en revenir au meurtre effectif de la pièce, celui de l’oncle du tsar. S’il s’agissait « seulement » d’exécuter un coupable, l’acte poserait certes des problèmes de conscience aux adversaires de la peine de mort (dont Camus lui-même), mais comme certaines démocraties libérales ne l’ont pas abolie, ces difficultés ne se révéleraient probablement pas insurmontables. Le problème majeur, c’est l’exécution sans jugement. Dans l’acte terroriste « mesuré » – accompli par ceux que Camus nomme, par un oxymoron remarquable, les « meurtriers délicats » –, le droit de tous à un procès équitable se trouve bafoué. Peut-être l’oncle du tsar se préparait-il en secret à transformer radicalement les choses, et préservait-il toutes les apparences de la loyauté à l’autocratie pour donner à sa politique des chances maximales de réussite ? Il ne s’agit pas ici d’une hypothèse d’école : vingt-cinq ans après la mort de Camus, c’est exactement ce qui s’est passé en Espagne à la mort de Franco (1975). Quelques années auparavant,

12 Les Justes, op. cit., p. 62. 13 L’homme révolté, op. cit., p. 14.

Page 7: Le terrorisme

Guy HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman…, n° 2008/2. p. 7 de 20

son premier ministre Carrero Blanco avait été victime d’un attentat terroriste. Les démocrates avaient applaudi. Mais à ce moment, Juan Carlos, successeur désigné par Franco, donnait toutes les apparences de la loyauté à l’ordre fasciste dans sa version espagnole. Pourtant, il avait décidé de rétablir la démocratie et négociait sans doute déjà en secret avec les forces démocratiques en exil. Un procès équitable lui aurait permis d’établir ces faits ; un assassinat terroriste (Juan Carlos jouant le rôle du grand-duc Serge) aurait rendu cette défense impossible.

Le terrorisme contracte temporellement ce qui, dans l’Etat de droit, dure nécessairement. On ne peut juger sur les apparences. Le temps de l’instruction et du procès pénal les infirmera ou les confirmera éventuellement. Il permettra en tout état de cause d’éviter, tant que faire se peut14, l’erreur judiciaire. Le caractère instantané de l’acte terroriste interdit cette vérification. Le droit à un procès équitable – principe fondamental des démocraties libérales – est donc purement et simplement violé. Et ce n’est pas tout : le principe de la séparation des pouvoirs, autre pierre angulaire de l’Etat de droit, est essentiellement (et non par accident) bafoué par l’acte de terreur. En effet, le terroriste est à la fois « législateur » (il mesure les actes du responsable à ses propres normes), « juge » (il décide que tel ou tel individu est coupable de transgression de la Norme), et « bourreau » (il exécute immédiatement la sentence). Tout ce processus de confusion des pouvoirs se trouve concentré en un instant. C’est dire à quel point même le terrorisme « mesuré », même l’acte des « meurtriers délicats », pose des problèmes difficiles en termes de valeurs démocratiques. Et encore s’agit-il – je le répète – d’un acte qui vise à rétablir le règne des valeurs humanistes, qui épargne les innocents, et dont l’auteur, comme Kaliayev, est très conscient du caractère transgressif. L’assassin du grand-duc Serge mourant délibérément dans sa cellule constitue l’expression même du refus de banaliser l’acte (même « délicat »). C’est de la sorte que Camus justifie in fine un certain type d’acte terroriste.

Mais le terrorisme d’Al-Qaida (pour utiliser encore une fois un raccourci sans bases factuelles rigoureuses) ne répond absolument pas à ces conditions. Au lieu de viser les présumés responsables de l’ordre injuste (avec, nous l’avons vu, tout le danger de juger sur les apparences), il s’attaque délibérément à des innocents. Et encore la situation de ces victimes est-elle pire que celle des enfants du carrosse dans Les Justes. En effet, ces derniers n’auraient, si Kaliayev avait accepté de frapper la première fois, été tués que parce qu’ils se trouvaient à côté de la cible désignée, et qu’il aurait été matériellement impossible de toucher cette dernière en les épargnant. Les enfants tués auraient pu être considérés comme des « dommages collatéraux ». Kaliayev refuse même cela. Al-Qaida se situe à l’autre extrême du spectre : Ben Laden ne se soucie en aucune façon des dommages collatéraux, mais il fait bien pis puisqu’il vise les civils, les « non-combattants », comme tels. Les attaques du 11 Septembre, les attentats de Madrid et de Londres ne visaient pas les responsables politiques, mais le plus grand nombre possible de civils, n’importe lesquels (random terrorism). Dans cette indifférence à la vie humaine comme telle se marque la démesure que Camus tentait à toute force de délégitimer, même quand il justifiait une certaine forme de terreur, seule « résistance » permise dans le cadre des valeurs humanistes. L’indifférenciation des responsables seulement supposés (puisqu’aucun « procès équitable » n’a lieu) et des innocents (ceux pour qui l’idée même d’un procès est absurde) caractérise le terrorisme djihadiste contemporain.

Il y a plus. Ce ne sont pas seulement les cibles de l’acte qui deviennent indifférenciées, mais également ses auteurs. Les terroristes de ce début du XXIe siècle se cachent parmi les civils : le 11 Septembre, des voyageurs ordinaires prenaient l’avion, comme le font quotidiennement des milliers de gens. En Irak ou en Afghanistan, les terroristes se mêlent à la foule, se déguisent en femmes – sont parfois des femmes ou des enfants. Toute règle, toute mesure est abolie, et le droit humanitaire – qui vise à humaniser tant que faire se peut la guerre, l’inhumain par excellence – est de plus en

14 Les garanties procédurales ne vaccinent pas contre l’erreur ou la manipulation. Elles visent seulement à rapprocher le plus possible la vérité judiciaire de la vérité effective. C’est ce que Rawls appelle la « justice procédurale imparfaite » (voir J. RAWLS, A theory of justice, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1971, p. 85).

Page 8: Le terrorisme

Guy HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman…, n° 2008/2. p. 8 de 20

plus bafoué. En outre, le caractère suicidaire de l’attentat le rend d’autant plus redoutable : le terroriste ne doit plus, comme auparavant, assurer ses arrières pour ne pas devenir la victime de son acte ; désormais, il agit en tant que martyr et se sacrifie à la « cause ». Il est fier de l’acte qu’il accomplira, tout à l’opposé de Kaliayev, qui doit le faire mais en a honte. Il incarne la banalisation extrême de la violence terroriste : plus aucune vie ne compte, ni celle des personnes visées, ni celle de l’assassin. La résistance camusienne présupposait un sens de la mesure totalement absent ici : les buts sont décisivement antihumanistes, les moyens démesurés et inhumains. Et le crime, loin de faire l’objet d’une quelconque réticence, se voit glorifié dans l’apothéose du martyre. Rien donc dans le terrorisme d’Al-Qaida ne peut se relier aux valeurs de la démocratie libérale via l’idée d’une résistance violente à l’ordre injuste.

3. La rhétorique de la « guerre à la terreur »

Passons maintenant, si l’on peut dire, dans l’autre camp, celui des démocraties libérales confrontées au danger terroriste. Je m’appuierai essentiellement dans ce qui suit sur les études de Bruce Ackerman et de Michael Ignatieff15.

L'introduction du livre d’Ackerman porte un titre qui résume tout le problème : « La constitution de l'urgence » (“The emergency Constitution”). L’auteur propose ce qu'il appelle « une conversation constitutionnelle dans l'esprit de nos Pères fondateurs du XVIIIe siècle »16, et soutient qu'il n’est pas nécessaire d’amender formellement la Constitution des Etats-Unis pour en arriver à introduire l'état d’urgence dans l’ordre juridique, mais qu'il suffit d’une loi-cadre (framework statute), votée par le Congrès.

Selon Ackerman, on ne peut réduire le combat contre le terrorisme contemporain ni à une guerre ni a une « simple » lutte contre le crime, mais il faut l’envisager dans le cadre d’un état d'urgence limité à la fois dans son contenu et dans le temps. Le premier chapitre s'intitule : « Ceci n'est pas une guerre ». Ackerman considère que la racine du problème n’est pas constituée par l'islam ou une idéologie quelconque, mais par un changement dans les relations entre l'État, le marché et les technologies de destruction. Il faut toujours garder à l’esprit l’hypothèse dans laquelle les terroristes arriveraient à s’approprier des armes de destruction massive. La situation deviendrait infiniment plus grave.

Le président Bush a déclaré la « guerre à la terreur ». La rhétorique de la « croisade », utilisée peu après le 11 Septembre, n’avait pas de conséquences juridiques significatives. Mais la rhétorique belliciste porte plus loin. La Constitution donne au Congrès le pouvoir de déclarer la guerre. Cependant, la Cour suprême n'a jamais, souligne Ackerman, dit au président comment il fallait définir la guerre et quand le consentement du Congrès était requis. Les juges à la Cour suprême ont refusé de prendre en considération une requête relative au Golfe du Tonkin durant la guerre du Vietnam17, et il ne semble pas que la Cour doive bientôt changer d’attitude à ce propos. Le fait de transformer la lutte contre le terrorisme en une « guerre » aide le président sur deux

15 B. ACKERMAN, Before the next attack. Preserving civil liberties in an age of terrorism, Yale University Press, 2007; M. IGNATIEFF, The lesser evil, op. cit.. Cités par la suite : ACKERMAN ; IGNATIEFF. 16 ACKERMAN, p. 4. 17 La Résolution du Golfe du Tonkin a été votée par le Congrès en 1964 en réponse à un incident naval mineur dans le Golfe du Tonkin. Elle a donné au président Johnson l’autorisation d’utiliser la force militaire sans déclaration de guerre formelle.Seuls les juges Stewart et Douglas ont protesté, mais n’ont pas obtenu les quatre voix nécessaires pour que la Cour suprême prenne l’affaire en considération. Voir E. KEYNES, Undeclared war : twilight zone of constitutional power, Pennsylvania State University Press, 1991. L’administration Johnson a par la suite utilisé cette résolution pour défendre les droits de l’exécutif dans l’escalade rapide du conflit vietnamien.

Page 9: Le terrorisme

Guy HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman…, n° 2008/2. p. 9 de 20

fronts, celui de l'opinion publique et celui du Congrès. Si le public est convaincu de ce qu'une guerre plus large contre le terrorisme est déjà commencée, les guerres classiques peuvent être réinterprétées comme de simples batailles, ainsi que l’indique la qualification fameuse par le président Bush de l'Irak comme « front central » dans la guerre contre le terrorisme. Or le président, comme commandant en chef, a le pouvoir constitutionnel d'initier des batailles.

Pendant la Guerre de Sécession, le président Lincoln décida, sans le consentement du Congrès, d'emprisonner des citoyens américains sur la base de ses propres assertions (on his own say-so)18 et de suspendre leur droit constitutionnel à l’habeas corpus. Quand Lincoln fut critiqué, il donna une réponse célèbre: «Faut-il que toutes les lois, sauf une, soient inexécutées, et l’Etat lui-même doit-il voler en éclats pour éviter qu'une seule loi soit violée ? »19 Il affirmait donc que s’il ne violait pas cette « loi »-là (la garantie de l’habeas corpus), la société et l'État s'écrouleraient. Comme l’a dit il y a une cinquantaine d’années le célèbre juge Jackson, « la Constitution n'est pas un pacte suicidaire »20. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, le président Roosevelt a utilisé les pouvoirs extraordinaires du commandant en chef pour ordonner que cent vingt mille Japonais, la plupart citoyens des États-Unis, soient déportés et internés dans des camps. C'est la fameuse affaire Korematsu21. Il est important de noter que ces précédents pourraient être invoqués par le président Bush dans une argumentation destinée à lui donner des pouvoirs (encore) accrus : les décisions de Lincoln et de Roosevelt constituent des atteintes très graves aux libertés, mais il pourrait soutenir, selon Ackerman, que dans des circonstances semblables, ses grands prédécesseurs, si admirés, ont dû se résoudre à prendre des mesures extrêmes.

L'argument n’est pas recevable. Le terrorisme d’Al-Qaida ne représente pas la même menace que la Guerre de Sécession ou la Deuxième Guerre mondiale. Il faut en effet soigneusement distinguer entre deux types de dangers différents : d’une part une menace physique pour la population ; d’autre part une menace politique pour le système constitutionnel. La menace politique met en péril l'existence même de la nation. Le péril que fait peser Al-Qaida constitue évidemment une menace physique pour la population, mais le régime constitutionnel lui-même n’est pas menacé. Les frappes terroristes peuvent tuer des dizaines de milliers d'individus d'un seul coup, mais elles ne posent pas un danger clair et présent pour le système politique des Etats-Unis ou d’une autre démocratie libérale. Même si Washington et New York étaient détruites, poursuit Ackerman, Al-Qaida ne pourrait pas remplacer ce qui subsisterait de l'autorité politique par son propre gouvernement et sa force militaire. Les terroristes resteraient clandestins, menaçant le pays d’une seconde frappe. Toute différente aurait été la situation si, pendant la Deuxième Guerre mondiale, les Allemands avaient conquis Moscou ou réussi à envahir l'Angleterre, et si les Japonais avaient gagné la bataille de Midway et débarqué sur la côte ouest des États-Unis. Cela aurait constitué une menace existentielle pour la nation et le système politique. Bref, Lincoln agissait pour garantir la survie politique de l’Union, et non pour éviter la perte tragique de vies innocentes (mais ses mesures extrêmes furent-elles pour autant justifiées dans ce contexte ? Ackerman ne pose pas la question). « Si les cours et tribunaux ne mettent pas en question le langage de la guerre, elles acquiesceront

18 ACKERMAN, p. 20. 19 Abraham Lincoln, « Message to Congress in Special Session » (4 juillet 1861), in The collected works of Abraham Lincoln, Roy P. Basler, 1953. Lincoln a finalement obtenu le consentement du Congrès pour son action. 20 Voir Terminiello v. Chicago, 337 U.S. 1 (1949). Un règlement de la ville de Chicago interdisait les discours qui, notamment, pouvaient susciter la colère du public. La majorité déclara le règlement inconstitutionnel. Le juge Jackson, dans son opinion dissidente, défendant une conception « musclée » de la démocratie, écrivait : “The choice is not between order and liberty. It is between liberty with order and anarchy without either. There is danger that, if the court does not temper its doctrinaire logic with a little practical wisdom, it will convert the constitutional Bill of Rights into a suicide pact.” Je souligne. 21 Voir Korematsu v. United States, 323 U.S. 214 (1944).

Page 10: Le terrorisme

Guy HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman…, n° 2008/2. p. 10 de 20

ultimement à la destruction permanente de nos libertés. »22 (Rappelons le sous-titre du livre : « Préserver les libertés à l’âge du terrorisme »).

Il existe un autre précédent datant de la Deuxième Guerre mondiale, et ayant donné lieu, selon Ackerman, à une décision indéfendable de la Cour suprême. Il s’agit de l'arrêt ex parte Quirin. Huit individus étaient entrés clandestinement en 1942 sur le territoire des Etats-Unis, dans le but de se livrer à des opérations de sabotage. Finalement, l’entreprise avait échoué, et les saboteurs avaient été arrêtés. Le président Roosevelt était intervenu et avait transformé l’affaire en crise constitutionnelle. L'un des saboteurs était citoyen américain et avait commis des crimes qui étaient susceptibles d'être poursuivis devant une cour fédérale, mais le 2 juillet 1942, Roosevelt créa une commission militaire destinée à juger secrètement les huit « combattants illégaux » (on voit immédiatement l’importance de l’affaire pour l'administration Bush). Agissant en tant que commandant en chef, il enjoignit aux cours fédérales de rester en dehors de l'affaire. Mais elles furent saisies par les avocats des saboteurs. La Cour suprême rendit un arrêt23 : elle soutenait la position de Roosevelt mais annonçait qu’elle prendrait une décision sur le fond en automne. Une semaine plus tard, six des huit saboteurs condamnés par la commission militaire furent exécutés. Ackerman résume la situation de la façon suivante : « Tuez maintenant et “couvrez” (cover up) plus tard : aucun défenseur de l’Etat de droit ne peut être fier de la décision Quirin… Et pourtant, c’est cette décision honteuse qui réémerge aujourd’hui comme le grand précédent judiciaire de l’administration Bush dans la guerre à la terreur. »24 Du point de vue méthodologique, c'est ce qu’Ackerman appelle « un exemple toxique de pensée à l'intérieur de la boîte »25. On se donne une « boîte », une catégorie : la guerre. Une fois qu’on se l’est donnée, on en tire tranquillement les conséquences.

Ackerman se montre très sévère pour les arrêts rendus par la Cour suprême en juin 2004 à propos de la lutte contre le terrorisme, en particulier les arrêts Hamdi et Padilla26. Dans ces deux cas, le président Bush voulait garder les prisonniers en détention jusqu'à ce que la guerre à la terreur soit finie. Mais cette « guerre », puisqu'elle a été définie comme telle, peut se terminer dans une ou deux générations. Par conséquent, le maintien en prison sans jugement de ces individus pouvait signifier une condamnation à perpétuité27.

En ce qui concerne Hamdi, l'opinion rédigée par la juge O'Connor est critiquée par Ackerman. Selon lui28, la Cour suprême a répondu à la question posée par Hamdi par une cacophonie d'opinions. Seuls les juges Scalia et Stevens (on l'a beaucoup souligné : une bien

22 ACKERMAN, p. 22. 23 Ex parte Quirin, 317 U.S. 1 (1942). 24 ACKERMAN, p. 23. 25 Ibid., p. 24. 26 Hamdi fut capturé en Afghanistan et emprisonné à Guantánamo. Quand le gouvernement découvrit qu’il était citoyen américain, il fut transféré sur le territoire des Etats-Unis et détenu sur un navire militaire comme « combattant ennemi ». Après l’arrêt de la Cour suprême, il fut expulsé vers l’Arabie Saoudite et obligé de renoncer à sa citoyenneté américaine. Pour le cas Padilla, voir infra, note 67. 27 J’ai analysé ces deux arrêts, ainsi qu’un troisième, également rendu en juin 2004, dans G. HAARSCHER, “Balancing security and freedom in an age of terror”, in D. MAHNCKE & J. MONAR (éds.), International terrorism. A European response to a gobal threat ?, College of Europe Studies, Bruxelles, P.I.E. Pieter Lang, 2006, pp. 129-149. Cité plus loin: HAARSCHER 2006. Après la lecture du livre d’Ackerman, je trouve que je me suis montré trop peu critique à l’égard de l’opinion rédigée par la juge O’Connor dans l’arrêt Hamdi. Les arrêts sont : Hamdi v. Rumsfeld, 542 U.S. 507 (2004) ; Rumsfeld v. Padilla, 542 U.S. 426 (2004) ; Rasul v. Bush, 542 U.S. 466 (2004). A ces trois arrêts, il faut ajouter la décision prise par la Cour en juin 2006 à propos des commissions militaires et, notamment, du respect du droit humanitaire (Hamdan v. Rumsfeld, 548 U.S. ___ [2006]). Des arrêts importants de la Cour relatifs à la lutte contre le terrorisme sont attendus en juin 2008. 28 ACKERMAN, p. 27.

Page 11: Le terrorisme

Guy HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman…, n° 2008/2. p. 11 de 20

curieuse alliance) ont insisté sur le fait que la Constitution requérait que le gouvernement prouve la culpabilité de Hamdi au-delà du doute raisonnable devant un jury de ses pairs, comme l’exige la Constitution29. Selon eux, il existait un seul moyen légitime d'éviter cette procédure, c'était que le Congrès exerce le pouvoir que lui accorde la Constitution de suspendre l’habeas corpus « .. quand, en cas de rébellion ou d'invasion, la sûreté publique peut le requérir. »30 Mais comme, poursuit Ackerman, rien dans l'autorisation par le Congrès de la guerre en Afghanistan ne suggérait une intention claire de suspendre le grand Writ, il s’agissait d’un cas facile pour Scalia et Stevens. Le gouvernement devait soit accuser Hamdi d'un crime et le juger, soit le libérer. Le cas était aussi facile pour Clarence Thomas, mais dans le sens exactement opposé. Selon lui, le président avait le droit de détenir Hamdi indéfiniment31. Si le commandant en chef considérait qu'il était nécessaire pour la sécurité publique de détenir des combattants ennemis, ses affirmations de fait devenaient virtuellement conclusives. Il s’agissait vraiment, dans l’opinion de Thomas, d’un chèque en blanc, et le juge conservateur ajoutait qu’il était prêt à étendre cette « déférence » bien au-delà des affaires impliquant des détentions liées à des arrestations sur le champ de bataille. Pour Ackerman, une telle opinion paraîtrait extrême même à des juristes vivant dans une « démocratie » latino-américaine dirigée par un caudillo.

L’opinion de la juge O'Connor apparaît beaucoup plus équilibrée, et pourtant elle est très critiquée par Ackerman. Il reconnaît tout d’abord à cette décision des mérites importants32, particulièrement en ce qui concerne la reconnaissance claire de ce que la guerre à la terreur pose des problèmes différents de ceux auxquels nous confronte une guerre classique, comme celle qui a été menée contre le gouvernement d'Afghanistan. Il s'agit d'une guerre non conventionnelle qui peut durer plusieurs générations, avec le risque pour Hamdi – je l’ai souligné plus haut – de rester en détention à vie sans jugement. Mais O’Connor ne dit pas de façon nette que l'emprisonnement de Hamdi est inconstitutionnel : elle limite la possibilité de sa détention à la période durant laquelle le combat actif continue en Afghanistan. La juge à la Cour suprême semble donc ne pas accepter que l'action en Afghanistan ne constitue qu'une « bataille » : il s’agit d’une guerre, et quand elle sera terminée, il faudra libérer Hamdi. Cette affirmation affaiblit le concept de « guerre à la terreur ». Mais en même temps, Ackerman critique O'Connor parce qu'elle répudie la conception de Scalia et de Stevens. Elle n’accorde donc pas à Hamdi les droits habituels (d'être jugé par un jury de ses pairs), elle lui accorde seulement le droit à une occasion significative de réfuter sa désignation d’ennemi combattant devant un tribunal militaire. Certes, elle rejette de façon tout à fait nette l'acceptation indiscriminée, par le juge Thomas, du despotisme militaire. Elle reconnaît qu’Hamdi a un « intérêt à la liberté ». Mais elle place trop de « contrepoids » sur l'autre plateau de la balance : par exemple, il serait très difficile de demander à ceux qui combattent de venir témoigner, parce que cela pourrait entraîner une désorganisation de l'action de l'armée. L’opinion d’O’Connor donne 29 “In a very unusual alliance, Justices Stevens and Scalia affirm that Hamdi has not only the right to a ‘light’ privilege of habeas corpus, but is entitled to a full-blown ‘normal’ criminal trial. Such a detention by the executive is unacceptable under American law. So they refuse to use the ‘balance of interests’ test, which leads to a compromise between ‘Blackstonian’ rule of law and national security in time of war. Hamdi was at that time an American citizen being detained on American soil. So either Congress suspended habeas corpus in accordance with constitutional requirements (which it did not do), or Hamdi was entitled to a criminal trial.” (HAARSCHER 2006, pp. 144-145). 30 “The privilege of the Writ of Habeas Corpus shall not be suspended, unless when in Cases of Rebellion or Invasion the public Safety may require it.” (Constitution des Etats-Unis, Art. 1, Sect. 9).

31 “Justice Thomas argues in the exact opposite direction: for him the government is, in these circumstances, entitled to total deference by the judiciary (as well as, for that matter, by the legislative). So he refuses the balancing test for reasons that are strictly opposed to Scalia’s arguments: for him, the US government has the right to keep Hamdi in detention until the end of hostilities or until when it thinks the prisoner is no more dangerous or no more ‘useful’ for intelligence purposes. The executive is better placed than the judiciary to appreciate these circumstances.” (HAARSCHER 2006, pp. 145-146). 32 ACKERMAN, p. 28.

Page 12: Le terrorisme

Guy HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman…, n° 2008/2. p. 12 de 20

donc le bénéfice du doute au gouvernement au lieu d’insister sur le droit à un procès avec jury : un tribunal militaire suffit. Au lieu d'insister sur le droit à la confrontation des témoignages (cross-examination), elle permet à l'armée d’empêcher la présence de témoins essentiels pour la défense33. Même si la presse populaire, reconnaît Ackerman, a salué Hamdi comme un arrêt limitant (enfin) le pouvoir présidentiel, il adopte pour sa part une position assez pessimiste : « quelques “victoires” de plus comme celle-ci, et nos libertés civiles seront réduites à une espèce en danger aux Etats-Unis d’Amérique. »34 Cette affirmation fait écho à celle du juge Black dans l'arrêt Beauharnais v Illinois35.

La juge O’Connor affirme que l’arrêt « Quirin … nous fournit le précédent le plus approprié dont nous disposions concernant la question de savoir si des citoyens peuvent être détenus dans de telles circonstances. Le fait de mettre de côté un tel précédent … serait injustifié et manquerait de sagesse. »36 Et Ackerman de critiquer un processus ad hoc, casuistique (donc peu prévisible) de mise en balance des intérêts privés et publics, dont il souligne le danger. Il qualifie même l’opinion d’O'Connor de kafkaïenne : « Seul un Kafka contemporain pourrait rendre justice à l'affirmation technocratique insipide d’O'Connor selon laquelle l' “intérêt” de l'armée à éviter les inconvénients [faire revenir des soldats pour témoigner – GH] ferait pencher la balance dans le sens opposé à l' “intérêt à la liberté” de Hamdi. »37 Et encore ceci : « Hamdi, s'il était généralisé, fournirait une formule juridique pour la tyrannie, rien de plus et rien de moins. »38 L’opinion d’O’Connor ne vaudrait-elle finalement pas mieux que celle de Thomas aux yeux d’Ackerman?

L’Alien enemies Act de 1798 n'a pas été invoqué explicitement par l’administration Bush, mais elle a utilisé d'autres lois dans le même sens. Elle a transformé les lois sur l'immigration en une machine permettant la détention arbitraire de résidents originaires du monde musulman. Or les due process clauses s'appliquent à toutes les personnes, et non pas simplement aux citoyens39. 33 “‘At the same time, the exigencies of the circumstances may demand that, aside from these core elements, enemy combatant proceedings may be tailored to alleviate their uncommon potential to burden the Executive at a time of ongoing military conflict. Hearsay, for example, may need to be accepted as the most reliable available evidence from the Government in such a proceeding. Likewise, the Constitution would not be offended by a presumption in favor of the Government’s evidence, so long as that presumption remained a rebuttable one and fair opportunity for rebuttal were provided.’ … On this point, Justice Souter (joined by Justice Ginsburg) dissents : ‘I do not mean to imply agreement that the Government could claim an evidentiary presumption casting the burden of rebuttal on Hamdi…, or that an opportunity to litigate before a military tribunal might obviate or truncate enquiry by a court on habeas…’” (Hamdi v. Rumsfeld, cité et commenté dans HAARSCHER 2006, p. 144). 34 ACKERMAN, p. 29. 35 « Une autre victoire comme celle-là, et nous sommes fichus » (Beauharnais v. Illinois, 343 U.S. 250 [1952], opinion dissidente du juge Black). Black refusait le concept de « diffamation collective » (group libel), lequel permettait selon lui de limiter de façon dangereuse la liberté d’expression (voir G. HAARSCHER¸ « Diffamation collective : une notion irrémédiablement confuse ? », Bruxelles, Revue de Droit de l’ULB, 2008). 36 ACKERMAN., p. 30 (citation de l’arrêt Hamdi v. Rumsfeld). Voir aussi, toujours dans l’opinion rédigée par la juge O’Connor (opinion de 4 juges) : “There is no bar to this Nation’s holding one of its own citizens as an enemy combatant. In Quirin, one of the detainees, Haupt, alleged that he was a naturalized United States citizen. … We held that ‘[c]itizens who associate themselves with the military arm of the enemy government, and with its aid, guidance and direction enter this country bent on hostile acts, are enemy belligerents within the meaning of … the law of war.’ ... While Haupt was tried for violations of the law of war, nothing in Quirin suggests that his citizenship would have precluded his mere detention for the duration of the relevant hostilities.” (Hamdi v. Rumsfeld). 37 ACKERMAN, p. 31. 38 ACKERMAN, p. 35. 39 “No person shall be (…) deprived of life, liberty, or property, without due process of law…” (Constitution des Etats-Unis, Ve Amendement) ; “… nor shall any State deprive any person of life, liberty, or property, without due process of law…” (XIVe Amendement). Je souligne.

Page 13: Le terrorisme

Guy HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman…, n° 2008/2. p. 13 de 20

La justification de l'état d'urgence que propose Ackerman consiste précisément à casser cette « boîte ». Il mentionne bien sûr les « désastres moraux »40 d’Abou Ghraib et de Guantánamo, la torture systématique41, etc. La question peut donc se formuler comme suit : comment une « constitution de l'urgence » pourra-t-elle limiter l'abus des pouvoirs présidentiels quand la patrie sera secouée à des moments imprévisibles par le choc des vagues d'assaut terroristes ?

Durant la Guerre froide, il n’était pas invraisemblable de considérer qu’existait un véritable danger pour les démocraties libérales : l'Union soviétique possédait l’arme nucléaire, mais, souligne Ackerman42, aucun président n'a suspendu le cours normal de la procédure pénale en qualifiant les communistes américains de « combattants ennemis ». Évidemment, il ne faut pas oublier l’hystérie anticommuniste, même si des documents récents, découverts après la chute de l'Union soviétique, montrent que certaines accusations d’espionnage étaient fondées43, mais Ackerman soutient que, malgré ce climat et les réputations salies ou les carrières brisées, le président américain n'a jamais jeté les suspects de sympathies communistes dans une prison militaire sans due process of law. Paradoxalement, le maccarthysme aurait-il eu des conséquences moins extrêmes que l’action de l’administration Bush dans la guerre à la terreur (alors que la menace, même abstraite, pouvait être considérée comme mettant en cause l’existence même du régime) ?

4. La « constitution de l’urgence » Si le paradigme de la guerre à la terreur ne convient pas, on pourrait se rabattre sur le

paradigme du crime. Mais Ackerman souligne que le droit pénal est fondamentalement incapable de répondre efficacement à cette nouvelle menace. Il envisage la question du paradigme du crime à partir de la notion de « souveraineté effective ». La souveraineté effective ne promet pas aux citoyens un monde sans crime, mais un certain contrôle sur la situation sécuritaire de base44. Évidemment, la perte de trois mille vies dans les attentats du 11 Septembre est traumatisante en tant que telle. À l'époque McCarthy (pour en revenir à la Guerre froide), ou lors de la « Peur des Rouges » (Red Scare) durant et après la Première Guerre mondiale, le danger restait relativement abstrait, ce qui n'est évidemment pas le cas pour les attentats du 11 Septembre. Autant les Japonais en 1941 à Pearl Harbor qu’Al-Qaida ont défié la souveraineté effective des Etats-Unis, mais il n’ont pas constitué de menace directe pour l’existence du régime. C'est dans cette perspective qu’Ackerman plaide en faveur d'un état d'urgence : il n'accepte pas d’en rester au paradigme du crime, mais il ne veut pas non plus, pour les raisons indiquées plus haut, de la rhétorique de la guerre à la terreur. Le droit pénal traite les cas individuels comme si la question plus large de la souveraineté effective avait déjà été résolue, ce qui n'est pas le cas quand des attaques terroristes représentent justement un défi public à cette prétention, une réfutation visible de la capacité de l’Etat à protéger ses citoyens.

C’est ici qu’Ackerman parle du « principe de réconfort (reassurance) »45. On ne sait pas ce qui va se passer. Il faut être capable de prendre des mesures qui ne soient pas l’effet de la

40 ACKERMAN, p. 38. 41 Voir Alfred W. MCCOY, A question of torture. CIA interrogation, from the Cold War to the War on Terror, New York, Owl Books, 2006. 42 ACKERMAN, p. 41. 43 Voir sur ce point l’excellent livre de Martin H. REDISH, The logic of persecution. Free expression and the McCarthy era, Stanford University Press, 2005, partic. pp. 1-22 (notamment sur les Venona documents). 44 ACKERMAN, p. 42. 45 ACKERMAN, p. 44.

Page 14: Le terrorisme

Guy HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman…, n° 2008/2. p. 14 de 20

panique, mais permettent quand même de rassurer la population en lui montrant que le gouvernement fait tout ce qui est possible pour éviter l’attaque suivante (the next attack). Dans ce contexte, les limitations des droits des individus ne devraient relever ni du droit pénal normal (avec toutes les garanties du procès équitable, considérables aux Etats-Unis), ni nous plonger dans le no man's land juridique de la « guerre à la terreur », avec l'exemple paradigmatique de Guantánamo. Le président Bush n'a pas limité les droits liés à l'activité démocratique (la liberté d'expression, la liberté d'association, etc.), mais il a mis en cause un certain nombre de droits privés, comme tout ce qui relève du droit à un procès équitable, ou encore du droit à la vie privée. Bien sûr, dans la mesure où la CIA a pratiqué la torture, c’est le droit de ne pas être torturé, et le droit à la vie dans le cas où il y a eu des exécutions sommaires46, qui ont été violés. Tout un ensemble de droits peuvent donc être mis en cause, et toute la stratégie argumentative du livre d'Ackerman consiste à trouver une sorte de juste milieu, ou de moindre mal, pour parler comme Ignatieff.

Ackerman insiste par exemple sur le fait qu’après une attaque, l'on devrait pouvoir, selon la « constitution de l’urgence » qu’il veut promouvoir, arrêter des individus sur la base d'une suspicion raisonnable47, laquelle apparaît moins exigeante pour les forces de répression que la cause probable qui est requise en procédure pénale sur la base du IVe Amendement48. Il propose que l'on puisse détenir les suspects jusqu'à quarante-cinq jours avant que l'accusation soit obligée de satisfaire aux standards traditionnels de la procédure pénale en ce qui concerne l'arrestation et la condamnation. La détention en urgence sert essentiellement à empêcher une autre attaque terroriste, et donc à soutenir l’attente de souveraineté effective (de protection des populations) qui constitue la base même de l'ordre social au moins depuis Hobbes49. Ackerman affirme sans ambages que ces arrestations massives vont inévitablement entraîner le maintien en détention de nombreux innocents, mais de telles mesures peuvent permettre de mettre hors d’état de nuire quelques terroristes importants, et donc d'empêcher une deuxième frappe en sauvant du même coup beaucoup de vies. Il s'agit dès lors de restaurer le contrat social50. Bien entendu, ici, on agit selon une logique de moindre mal, ou de morale des conséquences. On décide de violer certains principes parce que, si on ne le faisait pas, des principes plus important seraient violés, ou les mêmes principes mais à une échelle plus grande, comme quand on sacrifie une victime pour en sauver cent mille. Ackerman considère qu'il faut, dans cette situation d'exception, établir des limites, puisque de toute façon le droit pénal ordinaire sera insuffisant : on aura prévu les tentations qui se manifesteront inévitablement dans cette situation d'exception, et dont témoigne à suffisance l’action de l’administration Bush.

Le fait que l’on puisse détenir des individus sans jugement pendant quarante-cinq jours, sur la base d’une suspicion raisonnable et non d'une cause probable, affaiblit bien entendu les droits des individus. Ackerman propose pour eux une compensation parce qu’ils risquent de perdre beaucoup, non seulement en termes de liberté et d'argent, mais également en termes de réputation. Beaucoup de gens pensent en effet qu'il n'y a pas de fumée sans feu, et ceux qui auront été détenus injustement resteront l’objet de suspicions quand on les aura libérés51. D’où la nécessité, en termes 46 Je rappelle que le droit à un procès équitable est violé par une exécution sommaire, même visant des « responsables ». 47 ACKERMAN, p. 46. 48 “The right of the people to be secure in their persons, houses, papers, and effects, against unreasonable searches and seizures, shall not be violated, and no Warrants shall issue, but upon probable cause, supported by Oath or affirmation, and particularly describing the place to be searched, and the persons or things to be seized.” (Constitution des Etats-Unis, IVe Amendement. Je souligne).

49 Voir G. HAARSCHER, Les démocraties survivront-elles au terrorisme ?, Bruxelles, Labor, 2e éd., 2006, Chapitre 1. 50 Ibidem. 51 L’individu innocenté mais « suspecté » par l’opinion se trouvera alors une situation proche de celle de la

Page 15: Le terrorisme

Guy HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman…, n° 2008/2. p. 15 de 20

de justice, des compensations. Ackerman les met en parallèle avec l'expropriation pour cause d'utilité publique (elle ne sera pas bien sûr pas « préalable », puisqu’on ne se trouve pas ici dans les conditions de calme et de prévisibilité ordinaires). Au fond, il s’agit d’une sorte de sacrifice pour le bien public. Il faut éviter l'impulsion paranoïaque dans ces situations. Cela dit, l'incertitude est tellement forte qu’on devrait accepter de jeter un certain nombre d'innocents en prison, dans l'hypothèse, qui ne se réalisera peut-être jamais, qu’une telle action empêchera une deuxième frappe. Il y a donc nécessairement, du point de vue moral, une question de compensation. Ces hommes et ces femmes n'ont jamais eu l’occasion de contester leur détention, et sûrement pas d'établir leur innocence selon les critères traditionnels du procès équitable. Ils ont donc été sacrifiés pour le bien commun. Chacun devra savoir que si un état d’urgence est déclaré, il risquera d'être arrêté, de passer au maximum quarante-cinq jours en prison sans être présenté à un juge, et qu’il subira des conséquences très négatives. Mais en même temps, il faudra être très strict. On ne pourra évidemment pas torturer52, et il faudra qu'au moins un rapport sommaire soit soumis dès le début à un juge, pour qu'il puisse constituer des dossiers, de façon à pouvoir déceler tant que faire se peut, en les examinant plus tard, les arrestations de complaisance : après la Deuxième Guerre mondiale, les politiques de répression de la collaboration (épuration) ont parfois constitué le prétexte à des règlements de comptes personnels.

En Grande-Bretagne, l’exécutif peut maintenir les suspects dans les affaires de terrorisme en détention pendant vingt-six jours, ce qui est moins que ce que suggère Ackerman. Mais aujourd'hui, le gouvernement Brown voudrait doubler la longueur de cette période, et auparavant Tony Blair avait proposé une duré de garde à vue encore plus longue. Ackerman critique assez vigoureusement la manière dont les Britanniques ont traité le problème53. En décembre 2004, la Chambre des Lords, agissant dans le cadre de ses compétences judiciaires, a invalidé une législation antiterroriste qui autorisait le gouvernement à détenir des étrangers (mais non des citoyens britanniques) pour des périodes indéfinies avant procès. Les Lords ont refusé de permettre au gouvernement d'imposer une telle charge écrasante uniquement aux étrangers, alors qu'il y avait (et cela a été vérifié par la suite lors des attentats de 2005) des citoyens qui posaient une menace terroriste comparable. La Chambre des Lords a décidé que tous les suspects de terrorisme devaient être traités de la même manière, citoyens ou résidents étrangers, parce que le contraire constituerait une violation de la Convention européenne des droits de l'homme. Lord Hoffman a même été plus loin en condamnant inconditionnellement la détention indéfinie sans processus judiciaire. « La véritable “menace pour la vie de la nation” ne provient pas du terrorisme, mais de lois telles que celle-ci »54. Il s’agit notamment, dans la « constitution de l’urgence » que défend Ackerman, de limiter cette possibilité de détention.

Ackerman considère que les juges sont mal placés pour gérer cette situation d’urgence, du moins à eux seuls. On sait que la déportation des citoyens ou des résidents japonais pendant la guerre par Roosevelt a posé beaucoup de problèmes, et on a critiqué l'attitude déférente de la Cour suprême, même celle du juge Black, dans l’affaire Korematsu. Pourtant, comme le dit Ackerman55,

victime de préjugés racistes, le racisme empêchant les individus d’être traités en fonction de leurs mérites ou de leurs performances, puisqu’on les considère a priori négativement. Voir G. HAARSCHER, « Diffamation collective : une notion irrémédiablement confuse ? », art. cit.. 52 Mais voir infra, le cas extrême du ticking time bomb scenario. 53 ACKERMAN, p. 37. 54 A and Others v. Secretary of State for the Home Department [2004] UKHL 56. Par un vote de 8 contre 1, les Lords ont décidé que les dispositions sur la détention n’étaient pas strictement requises, comme l’exige l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme. « En cas de guerre ou en cas d'autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l'exige… » (CEDH, art. 15 ; je souligne). 55 ACKERMAN, p. 62.

Page 16: Le terrorisme

Guy HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman…, n° 2008/2. p. 16 de 20

Roosevelt a créé une autorité de réimplantation qui a très rapidement établi des procédures pour séparer les citoyens loyaux des citoyens déloyaux, et pour libérer les innocents. Korematsu n'a jamais été formellement invalidé par la Cour – un fait qui a pris de l’importance après le 11 Septembre56. Or c’est du très mauvais droit. Ackerman soutient que Roosevelt n'aurait jamais dû permettre aux haines de l'époque de guerre de susciter l’enfermement d’un groupe « racial » entier dans des camps d'internement, sans qu’il faille démontrer (du moins au départ) aucune collaboration individuelle avec l’ennemi. Le danger existe donc qu'un jour, si une autre attaque a lieu, ce soient les musulmans américains qui subissent le même sort que les Japonais.

Les juges ne peuvent pas être en charge seuls de la limitation des pouvoirs de l'exécutif dans l'état d'urgence. Les contrôles et équilibres (checks and balances) doivent être d'abord politiques. Le modèle qu'Ackerman propose est celui de l' « escalator supermajoritaire ». Des majorités de plus en plus importantes seront requises pour le maintien de l’état d’urgence. Cette règle empêche une normalisation dangereuse de la situation d’exception. Il ne faut pas oublier que, dans l’hypothèse de la « constitution de l’urgence », des centaines, peut-être des milliers d'individus se trouvent en détention sans que l’exécutif doive fournir les preuves requises normalement par la Constitution. C'est pour cette raison qu'il faut un contrôle politique, des majorités de plus en plus importantes (des « supermajorités »). Le pari d'Ackerman, c'est que l'escalator supermajoritaire érodera graduellement le soutien pour l'état d'urgence dans l'absence d'un danger clair et présent (clear and present danger). Un certain nombre de « freins » sont nécessaires, et par exemple l’exigence que la minorité puisse contrôler l'information. Le secret joue un rôle très important dans la lutte contre les crimes terroristes, dans la mesure notamment où il va de soi qu'on ne peut mener les enquêtes en public. Il existe donc un risque notable d’abus partisan de l'état d'urgence, en particulier en ce qui concerne la politique de détention. Évidemment, il serait naïf de demander une totale transparence. Que faut-il rendre public et que faut-il garder secret? Les membres du parti d'opposition doivent avoir en tout cas la garantie que la majorité des sièges des comités de contrôle leur seront réservés. Et il faut un rapport au Congrès sur l’état d’urgence tous les deux mois.

En ce qui concerne les libertés politiques dans l'état d'urgence57, le débat entièrement libre dans une société libérale constitue le meilleur espoir contre l'extrémisme. La constitution de l'urgence doit être ferme et interdire la censure de la défense intellectuelle (advocacy) d’idées très choquantes (obnoxious), mais il faut autoriser la punition du discours qui joue un rôle instrumental dans des conspirations criminelles concrètes. Il existe, on le sait, dans le système américain une priorité de la liberté politique, et il faut immuniser l'expression politique et la liberté d'association contre les pouvoirs d'urgence.

Ackerman réserve quand même un certain rôle aux juges. Il faut que les cours commencent immédiatement des auditions d'habeas corpus après la fin légale de l'état d'urgence. De façon générale, les juges sont les gardiens de la constitution de l'urgence.

En bref, il faut impérativement rappeler qu'il existe un certain nombre de droits judiciairement contraignants58 : le droit à un traitement décent, le droit à un avocat, même sous certaines conditions, le droit à une période de détention strictement limitée59, et le droit à une compensation équitable pour les jours passés en détention (si l'on est innocent). Le problème, évidemment, c'est que la tentation peut exister de prolonger l'état d'urgence, dans la mesure où l’on ne sait jamais ce qui va se passer : est-il vraiment raisonnable le lever ? C’est pour cette raison même que l’escalator supermajoritaire est instauré : l’état d’urgence est en principe prolongeable,

56 ACKERMAN, p. 63. 57 IGNATIEFF, p. 95. 58 ACKERMAN, p. 114. 59 Voir a contrario, plus haut, le cas de la Grande-Bretagne.

Page 17: Le terrorisme

Guy HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman…, n° 2008/2. p. 17 de 20

mais il y faut un consensus national de plus en plus fort, que ne permettraient pas des votes à la majorité simple, selon des lignes partisanes.

En résumé, Ackerman définit sa position en énonçant trois principes. 1. Sur le plan politique, la constitution de l'urgence requiert des majorités de plus en plus importantes pour que l’état d'urgence continue. 2. Du point de vue économique, elle requiert une compensation pour les nombreux innocents qui ont été arrêtés et détenus. 3. Sur le plan judiciaire, elle requiert un respect rigoureux de la « décence », c'est-à-dire essentiellement de l'interdiction de la torture, pendant tout le temps où les protections traditionnelles du droit pénal ont été suspendues. Supermajorités, compensations, « décence ». Voilà des principes dont il considère que, dans l'état de « regrettable nécessité » qui est celui de l'urgence, ils vont empêcher le pouvoir de s'exercer de façon démesurée. Cette thèse oppose la « mesure » camusienne (même si l’auteur de L’homme révolté n’est pas cité) à l’hubris tragique des Grecs. Dans le cas de Camus, il s'agissait de demander aux terroristes d'agir avec mesure pour qu'ils puissent être considérés comme des résistants, ou, comme le dit Ignatieff, des combattants de la liberté (freedom fighters). De même, en ce qui concerne la réponse démocratique, l’état d'urgence doit être assorti d’un certain nombre de contraintes. Il s'agit donc du maintien des checks and balances dans l’état d'urgence. C’est essentiel dans la mesure où les checks and balances constituent le fondement du constitutionnalisme américain.

Je l’ai brièvement indiqué plus haut : Ackerman défend l'idée d’une loi-cadre et non celle d'un amendement formel. Depuis la Grande Dépression jusqu'à la Guerre froide, le Congrès a voté plus de quatre cents lois autorisant le président a exercer des pouvoirs exceptionnels durant un état d'urgence nationale déclaré60. Les présidents ont fait un usage abondant de ces pouvoirs. Mais en réponse à des abus de l’exécutif, qui ont culminé dans le scandale du Watergate, le Congrès a inauguré une nouvelle approche, basée sur une loi-cadre. C'est la fameuse loi sur les urgences nationales (National Emegencies Act) de 1976, qui a mis fin à toutes les lois d'urgence existantes et établi un cadre procédural uniforme pour l'exercice futur des pouvoirs d'urgence. Il faut reconnaître que les présidents n'ont jamais utilisé la loi pour détenir des suspects avant le 11 septembre. Ils l'ont invoquée régulièrement, notamment pour bloquer des sommes d’argent appartenant à des étrangers. Mais cette loi est inadéquate. Ackerman veut la modifier et la compléter en insérant les mesures résumées plus haut dans une loi-cadre sur l’état d’urgence, notamment l’exigence de majorités croissantes et la limitation de la durée de détention préventive.

Les propositions d’Ackerman sont-elles conformes à la Constitution ? Il existe en fait deux éléments problématiques. Le premier concerne la liberté personnelle, c'est-à-dire l'autorisation d'une détention d'urgence de quarante-cinq jours sans rien qui ressemble à un due process normal. Le deuxième problème est lié à l’exigence des supermajorités. N’est-ce pas une limitation inconstitutionnelle des pouvoirs du Congrès que de l'empêcher de se prononcer à la majorité simple ?

Envisageons seulement ici le premier problème, la suspension de l'habeas corpus. La Constitution autorise cette suspension dans des cas de rébellion ou d'invasion, quand la sûreté publique peut le requérir (“unless when in Cases of Rebellion or Invasion the public Safety may require it”). Les intentions des Pères fondateurs ne sont pas très claires. Mais le texte est quand même instructif. Il parle d'abord de l'idée d'invasion. Il ne s’agit pas d’une catégorie juridique comme la guerre, mais un problème pratique se pose. Si des envahisseurs mettent en question la capacité du gouvernement de maintenir l'ordre, la sécurité publique (“Public Safety”) peut requérir que l'on suspende l'habeas corpus. C’est le défi à la souveraineté effective61 qui rend la situation constitutionnelle exceptionnelle. Il s'agit d'envahisseurs étrangers (“Invasion”) dans le cas du 11 Septembre62, et si l’attaque vient de l'intérieur, il faudra utiliser le concept de rébellion 60 ACKERMAN, p. 124. 61 Voir supra, p. 62 ACKERMAN, p. 129.

Page 18: Le terrorisme

Guy HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman…, n° 2008/2. p. 18 de 20

(“Rebellion”). En ce qui concerne l'histoire de la Clause de suspension, il faut mentionner l’affaire Ex parte Milligan63, décidée juste après la Guerre de Sécession, qui concernait la suspension unilatérale par Lincoln de la garantie d’habeas corpus au début de la guerre, quand le Congrès n'était pas en session. Après que la décision du président eut été contestée en justice, le Congrès, nous le savons déjà64, a ratifié cette action lors d’une session spéciale le 4 juillet 1861. Le Congrès a également stabilisé la situation par le vote d’une loi-cadre qui a distingué entre les zones d'insurrection et les zones loyales. Dans ces dernières, les cours et tribunaux fonctionnaient toujours. Milligan et quatre autres individus avaient été notamment accusés de projeter de voler des armes et de libérer des prisonniers confédérés pour combattre le gouvernement d’Indiana. Ils avaient été condamnés à mort par un tribunal militaire. La Cour suprême décida que la suspension de l’habeas corpus était légale, mais que l’on ne pouvait utiliser des tribunaux militaires dans les Etats de l’Union où les cours et tribunaux fonctionnaient. La Cour a ajouté que la suspension de l’habeas corpus permettait, en l’absence de charges, la détention, mais non les procès, et encore moins les exécutions. Il faut également mentionner la suspension de l'habeas corpus par le président Grant qui voulait, après la Guerre de Sécession, supprimer le Ku Klux Klan dans le sud. Le Klan incarnait typiquement l’idée de rébellion. Et il existe un lien très clair entre l'activité du Klan et le terrorisme. C'est le défi à l'autorité (la « souveraineté effective » – que l’on pense à l’intimidation, aux lynchages, à toutes les formes de « justice expéditive) qui en constitue l'essence.

En résumé, Ackerman adopte une position de juste milieu entre deux extrêmes : il refuse que l’on lutte contre la menace qui pèse sur la « souveraineté effective » avec les moyens ordinaires du droit pénal, mais il n’accepte pas non plus l’hubris à laquelle s’est laissé aller l’aministration Bush dans la prétendue « guerre à la terreur ». Bref, la « constitution de l’urgence » est considérée comme un moindre mal. Mais cette dernière notion pose des problèmes philosophiques redoutables, que je ne pourrai qu’effleurer, en m’appuyant sur les analyses brillantes de Michael Ignatieff.

5. L’éthique du moindre mal Le sous-titre du livre d’Ignatieff parle de lui-même : L'éthique politique dans un âge de

terreur. Les choix les plus difficiles de la vie, écrit Ignatieff dans la préface, ne sont pas entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire. Il s’agit de choix entre des maux. Cela suppose que l'on accepte des degrés dans le mal. À partir de ce moment, on est autorisé à faire le mal si c'est pour éviter un mal pire. On voit tout de suite qu'il s'agit d'une question de morale des conséquences. Quand je dis qu’un mal peut être fait parce qu'il permettra d'éviter un mal plus grand, j'affirme ipso facto que, si je ne commettais pas ce mal, un mal plus grand arriverait. Je trace donc en imagination une ligne des conséquences de l'inaction, qui est toujours nécessairement hypothétique et basée sur un certain nombre de supputations, lesquelles ne peuvent pas donner de certitudes. Mais c'est à partir de ces prévisions risquées, qui constituent une expérience de pensée, que je peux justifier le mal que je fais à l'heure actuelle. On voit immédiatement à quel point cette thèse pose des problèmes tout à fait fondamentaux.

On sait que le juge, le législateur, le citoyen ou l'homme dans ses décisions personnelles et privées, n'ont pas toute la vie devant eux pour soupeser les avantages et les inconvénients de tel ou tel choix décisif. Il existe toujours une certaine urgence. Il faut se décider rapidement, ce qui a pour conséquence qu'il reste des incertitudes. Plus on va vite, plus les incertitudes sont grandes, et plus le risque d’erreur est important. C'est la raison pour laquelle il faut prendre son temps dans un procès, de façon à éviter les erreurs judiciaires. En même temps, chacun a le droit d'être jugé dans

63 Ex parte Milligan, 71 U.S. 2 (1866). 64 Voir supra, p.

Page 19: Le terrorisme

Guy HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman…, n° 2008/2. p. 19 de 20

un délai raisonnable, et il existe une certaine urgence sociale (il y a donc une bonne et une mauvaise lenteur du droit). Le même problème se pose en ce qui concerne la législation et la décision politique en général : dans sa critique de la précipitation liée à la manipulation des assemblées par les démagogues et les sophistes, Socrate convie ses interlocuteurs au « plus long détour » par la clarification des idées invoquées dans le débat. Mais ce détour ne peut pas être infini, puisqu'il faut à un certain moment revenir à la pratique et trancher. C'est pour cette raison qu'il existe toujours une tension, bien mise en évidence par Leo Strauss65, entre d’une part le désir du philosophe de clarifier de plus en plus les notions et de poursuivre la conversation philosophique satisfaisante par elle-même, et d'autre part la nécessité de revenir dans la caverne (le monde réel de l’opinion et de l’action), en sachant qu'on ne libérera jamais totalement les « prisonniers » (les citoyens non philosophes), mais qu’entre la pure confusion de l'opinion et une certaine clarification se situe la vie démocratique authentique. J'ai dit au début de cet article qu'il fallait distinguer entre deux sortes de confusion, mais que d'une certaine façon, même quand on se livre à une étude systématique des notions confuses, on n’arrive jamais véritablement à des idées « claires et distinctes », pour parler comme Descartes. Dans les situations d'urgence, ce problème est évidemment toujours présent, mais il se trouve considérablement aggravé parce qu'il faut agir très vite66. Quand il faut agir dans un état d’urgence tel que défini par Ackerman, on imagine une nouvelle frappe possible, et les mesures que l'on prendra seront nécessairement moins protectrices des libertés et des droits que dans une situation normale. Donc il s'agit de supputations, qui seront encore plus difficiles à objectiver quand il s'agira de répondre le plus rapidement possible à une attaque imminente. L’action face à l'imminence de l'attaque, ou à l'imminence de l'acquisition, soit par un État soit par un groupe privé, d'armes de destruction massive, est vitale pour la sécurité du pays. Mais elle recèle en même temps de nombreuses incertitudes. Il est donc très important dans ces circonstances de maintenir l'exigence perelmanienne d'une production de bonnes raisons, même si subsistent des éléments de confusion dont le nombre croît nécessairement avec l’urgence. Il faut essayer de maintenir malgré tout les droits de l'argumentation. C’est ce qu’Ignatieff appelle la « justification adversariale » : à un certain moment, le parlement, les juges, l'opinion publique, la presse doivent être à même d'apprécier les raisons invoquées, même si, pendant une certaine période, il faut garder un certain secret, dans la mesure où une pleine transparence pourrait mener à l'échec d'une opération vitale pour la survie de la société (un argument du même ordre a été donné par l’administration Bush pour refuser des procès publics aux combattants ennemis. Certains ont dit que le procès dont Padilla avait – finalement – bénéficié avait réfuté cette prétention67). Il y a ici une tension, nécessitant une mise en balance entre d’une part les exigences de la démocratie libérale et des droits de l'homme, et d’autre part l'efficacité d'une action confrontée à un danger tout à fait

65 Par exemple dans L. STRAUSS, The City and Man, Chicago, The University of Chicago Press, 1978 [1964] ; trad. franç. : La Cité et l’Homme, Paris, Agora Press-Pocket, 1987. 66 La « Peur des Rouges », nous l’avons vu, a pu mener à un certain nombre de limitations des droits, considérées en général comme inacceptables. Ignatieff montre qu'il s'agit là d'une vue rétrospective, mais que dans la situation d'incertitude de l’époque, quand on constatait que les communistes avaient réussi à abattre un empire aussi puissant que celui des tsars, qu’il y avait eu des tentatives de révolution en Allemagne et une révolution réussie en Hongrie, du moins pendant quelques mois, on pouvait comprendre, sans nécessairement la justifier, cette réaction outrancière. 67 Les charges contre Padilla ont souvent varié depuis le moment où, en mai 2002, lors de son arrivée à l’aéroport de Chicago, il a été arrêté. Le ministre de la justice John Ashcroft a alors affirmé qu’il préparait un attentat avec une bombe « sale », il a été déclaré ennemi combattant par le président Bush, puis maintenu en détention sur un navire militaire. Après de nombreux rebondissements de la procédure, il a finalement été accusé d’avoir « conspiré pour tuer, kidnapper et mutiler des individus à l’étranger » et a été jugé par un tribunal pénal ordinaire. Il a été condamné le 22 janvier 2008 à 17 ans et 4 mois de prison. L’administration Bush considère que le cas Padilla est particulier, et que dans beaucoup d’autres situations, la publicité et les contraintes du procès ordinaire nuiraient à la sécurité nationale. Nous avons vu que la juge O’Connor avait partiellement accepté cet argument dans l’arrêt Hamdi.

Page 20: Le terrorisme

Guy HAARSCHER, Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale, Working Papers du Centre Perelman…, n° 2008/2. p. 20 de 20

considérable (surtout dans le cas où la « rencontre » se ferait entre le terrorisme et les armes de destruction massive)68.

C'est parce que l’on défend une conception morale de la démocratie que l'on s'engage dans la logique du moindre mal avec une très grande prudence, avec « crainte et tremblement ». Si l’on sait que des actions sont mauvaises, contraires à la morale, même si elles sont efficaces (je pense à la détention sans procès après des rafles), il faut que, quand on adopte une logique du moindre mal, on sache que c’est mauvais, immoral, inacceptable sur le plan des principes. C'est un mal, même s'il est moindre. A un certain moment, il faudra s’arrêter sur la pente, sinon fatale, de l'éthique des conséquences. L'interdiction de la torture reste non négociable : on ne peut pas torturer. Et si, dans le cas rare de la ticking time bomb (une bombe à retardement va exploser et il faut faire « parler » celui qui sait où elle se trouve), un individu a été obligé de torturer pour obtenir des informations vitales, il faudra qu'il se justifie au plan pénal. À partir du moment où on aura pu vérifier qu'il se trouvait dans un état de nécessité, même la logique du moindre mal s'appliquera à la torture (mais seulement dans le cas du clear and present danger de la ticking time bomb, et en dernier recours)69. Même avec toutes ces précautions, chacun comprend que l’on met le doigt dans un engrenage terrible. Mais comment l’éviter, sauf à se transformer en belle âme satisfaite de juger le monde et indifférente aux conséquences de son action? Fiat justitia, pereat mundus? On retrouve ici l’argument de Lincoln, consistant au fond à demander que l’on viole une règle pour pouvoir respecter tous les autres. Peut-on invoquer l’état de nécessité quand on a bafoué la dignité d’un individu (en l’occurrence le poseur de bombes) pour en sauver des milliers? Même en maintenant le tabou absolu de l’interdiction légale et morale de la torture, peut-on l’ «excuser » en cas de nécessité absolue? Et si l’on répond par la négative à cette question, peut-on froidement assumer la mort des innocents qui mourront parce qu’on a interrogé trop « mollement » celui dont on croit qu’il détient les informations vitales – avec le risque inévitable de se tromper ? Ce sont là des questions morales ultimes, auxquelles nous ne pouvons répondre dans l’abstrait et dans le confort de la théorie. Mais il reste que pour des maux « moindres », si l’on peut dire, Ackerman et Ignatieff nous ouvrent des perspectives importantes : le premier se place sur le plan extérieur des institutions et plaide pour une loi-cadre définissant l’état d’urgence et permettant certaines violations des droits reconnus en temps normal ; le second se situe plutôt sur le plan des motivations, des dilemmes intérieurs et de la philosophie, en tentant de définir une éthique du moindre mal. Peut-être manque-t-il encore la synthèse des deux approches pour que nous soyons vraiment outillés intellectuellement dans notre combat contre le terrorisme, mais surtout pour les valeurs de la démocratie libérale.

68 Voir IGNATIEFF, Chap. 6, “Liberty and Armageddon”, pp. 145-170. 69 On se retrouve ici, mais du côté de la réaction au terrorisme, dans une situation analogue à celle de Kaliayev, qui tue, sait que c’est mal et ne peut plus vivre avec ce poids sur la conscience.