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  • 7/29/2019 Lebon Psychologie Education

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    Gustave Le Bon (1910)

    Psychologie delducation

    Lducation est lart de faire passer le conscient dans linconscient

    Un document produit en version numrique par Roger Deer, bnvole,ingnieur la retraite, diplm de l'ENSAIA de Nancy

    (cole nationale suprieure d'agronomie et de industries alimentaires)[email protected]

    Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales"fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie

    Site web : http ://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web : http ://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    Gustave Le Bon, Psychologie de lducaation. (1910) 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Roger Deer, bnvole,ingnieur la retraite, diplm de l'ENSAIA de Nancy(cole nationale suprieure d'agronomie et de industries alimentaires)[email protected]

    partir de :

    Gustave Le Bon (1910)

    Psychologie de lducation.Lducation est lart de faire passer le conscient dans linconscient.

    Une dition lectronique ralise partir du livre de GustaveLe Bon, Psychologie de lducation. Paris : Ernest Flammarion,diteur, 1910, 13e dition augmente de plusieurs chapitres sur lesmthodes dducation en Amrique, 344 pp.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte : Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes MicrosoftWord 2001 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    Mise en page complte le 12 janvier 2003 Chicoutimi, Qubec.

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    Gustave Le Bon, Psychologie de lducaation. (1910) 3

    Table des matires

    Remarque de M. Roger Deer sur cette dition numrique

    Prface de la treizime dition

    Livre I: Les enquetes sur la rforme de lenseignement

    Chapitre I. Les nouvelles conceptions des matres de lUniversit en matiredenseignement.

    IIIIIIIV

    VVI

    Chapitre II. Lenqute parlementaire sur la rforme de lenseignement

    IIIIIIIVV

    Livre II : Linstruction et lducation aux tats-Unis

    Chapitre I. Principes gnraux de lducation en AmriqueChapitre II. Dtails des mthodes usites dans les coles amricaines

    1. Divisions de lenseignement. 2. Enseignement lmentaire (de 6 A 10 ans) 3. Enseignement primaire (de 10 14 ans) 4.Enseignement secondaire (de 14 18 ans).

    Chapitre III. Lenseignement des sciences exprimentales

    1. Enseignement de la physique 2. Enseignement de la chimie 3. Les travaux manuels dans lenseignement secondaire

    Chapitre IV. Lenseignement professionnel

    1. Enseignement de la mcanique 2. Lenseignement de la physique industrielle 3. Enseignement technique suprieurConclusions

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    Gustave Le Bon, Psychologie de lducaation. (1910) 4

    Livre III : Lenseignement universitaire en france

    Chapitre I. Les origines de lenseignement uni-versitaireChapitre II. La valeur des mthodes universitaires.

    1. La mthode mnmonique 2. Les rsultats de lenseignement du latin et des langues vivantes. 3. Les rsultats de lenseignement de la littrature et de lhistoire. 4. Les rsultats de lenseignement des sciences. 5. Les rsultats de lenseignement suprieur et de lesprit universitaire. 6. Lopinion de luniversit sur la valeur gnrale de lenseignement universitaire

    Chapitre III. Les rsultats finals de lenseignement universitaire. Son influence surlintelligence et le caractre.

    Chapitre IV. Les lyces

    1. La vie au lyce, le travail et la discipline.

    2. La direction des lyces. Les proviseurs. 3. Ce que coutent les lyces ltat.

    Chapitre V. Les professeurs et les rptiteurs.

    1. Les professeurs. 2. Les rptiteurs.

    Chapitre VI. Lenseignement congrganiste

    Livre IV : Les rformes proposes et les rformateurs

    Chapitre I. Les rformateurs. La transformation des professeurs. La rduction des heures detravail. Ldu-cation anglaise

    1. Les rformateurs. 2. Transformation du professorat. Ncessit four tous les professeurs de passer par le

    rptitorat. 3. La rduction des heures de travail. 4. Lducation anglaise.

    Chapitre II. Les changements de programmes

    Chapitre III. La question du grec et du latin.

    1. Lutilit du grec et du latin.

    2. Lopinion des familles sur lenseignement du grec et du latin. 3. Lenseignement du grec et du latin avec les prjugs actuels.

    Chapitre IV. La question du baccalaurat et du certificat dtudes

    1. La rforme du baccalaurat. 2. Lopinion des universitaires sur le baccalaurat.

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    Chapitre V. La question de lenseignement moderne et de lenseignement professionnel

    1. Lenseignement moderne. 2. Lenseignement professionnel

    Chapitre VI. La question de lducation

    1. Incertitude des principes universitaires en matire dducation. 2. La discipline scolaire comme base unique de lducation universitaire.

    Livre V : Psychologie de linstruction et de lducation

    Chapitre I. Les bases psychologiques de linstruction

    1. Fondements psychologiques de linstruction daprs les ides universitaires. 2. Thorie psychologique de linstruction et de lducation. Transformation du

    conscient en inconscient. 3. Comment la thorie des associations conscientes devenues inconscientes explique la

    formation des instincts et celle des caractres des peuples. 4. La priode actuelle 5. Linstruction exprimentale.

    Chapitre II. Les bases psychologiques de lducation.

    1. But de lducation. 2. Mthodes psychologiques dducation.

    Chapitre III. Lenseignement de la moraleChapitre IV. Lenseignement de lhistoire et de la littrature

    1. Lenseignement de lhistoire. 2. Lenseignement de la littrature.

    Chapitre V. Lenseignement des languesChapitre VI. Lenseignement des mathmatiquesChapitre VII. Lenseignement des sciences physiques et naturelles

    1. Lenseignement des sciences naturelles. 2. Lenseignement universitaire des sciences exprimentales. 3. Importance de lenseignement des sciences exprimentales dans lenseignement

    primaire. 4. Lenseignement des sciences exprimentales dans linstruction secondaire.

    Chapitre VIII. Lducation par larme

    1. Role possible du service militaire dans lducation. 2. Les consquences sociales des anciennes lois militaires. 3. Le rle ducateur des officiers.

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    Gustave Le Bon, Psychologie de lducaation. (1910) 6

    Remarque

    sur cette dition numriquePar Roger Deer11 janvier 2003

    Psychologie de l'ducation de Gustave Le Bon, a t publi pour la premire fois en1902. Ldition numrique de ce livre correspond au texte de la treizime dition(1910). L'auteur prcise qu'elle est augmente de plusieurs chapitres sur l'ducationaux tats-Unis.

    Les citations sont en retrait, en Times 10, en bleu. Certaines citations tant trslongues et trs nombreuses, cela nuit la lisibilit du texte.

    Comme d'habitude, voici la liste des expressions rares, des erreurs, des problmesrencontrs et des corrections effectues. Le numro des pages indiques ci-dessoussont celle du livre imprim en 1910. Voici :

    p 40 et voie une rvolution -> voit (corrig)p 60 les matriau constituent la pense -> matriaux (corrig)p 65 Crane Manual Traning School -> Training (corrig)p 68 H2 O le 2 est en exposant selon les rgles de cette poquep 76 Massachusets Institute -> Massachusetts (corrig)

    p 80 la parole niveleuse et sermoneuse -> sermonneuse (corrig)p 90 baromtre de Bunten ( il ne s'agit pas de Bunsen comme je l'avais d'abordcru, le baromtre de Bunten existe bien)

    p 104 dclanchement -> dclenchement (corrig)p 130 un peu besoigneux -> besogneux (non corrig)p 144 vrifier alignement du tableaup 147 de ne point fruster -> frustrer (corrig)p 155 donner lenseignement secondaire (je trouve cette formule gauche)p 157 le systme de tutoriat -> tutorat (corrig)p 211 nous avons eu occasion (expression courante lpoque)p 245 " stillstrafe " -> en allemand les noms communs prennent une majuscule

    (non corrig)p 228 expliquable -> explicable (non corrig)

    p 250 que nul charrue na ouvert -> nulle (non corrig)p 284 aux carlovingiens -> carolingiens (non corrig)p 336 drogmans (interprte officiel dune ambassade Constantinople et au

    Levant selon Larousse)

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    Gustave Le Bon, Psychologie de lducaation. (1910) 7

    Gustave Le Bon

    Psychologie de Lducation

    treizime ditionaugmente de plusieurs chapitres sur les mthodes

    dducation en Amrique1910

    Retour la table des matires

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    Prface

    De la treizime dition

    Retour la table des matires

    Cet ouvrage a eu beaucoup de lecteurs. Ses nombreuses ditions et ses traductionsen plusieurs langues 1 le prouvent. Cependant son influence sur les universitaires estreste trs faible. Encadrs par de rigoureux programmes, les professeurs ne peuventenseigner que les matires de ces programmes, et ils les enseignent ncessairementavec les mthodes qui servirent leur propre instruction.

    Bien dautres raisons dailleurs, sopposent la transformation de notre systmedducation. On les trouvera exposes dans cet ouvrage. Elles montrent pourquoi lesmeilleures volonts seraient impuissantes aujourdhui rien changer.

    Une preuve nouvelle de cette impuissance me fut fournie dans la circonstance quevoici. la suite de la lecture dune des premires ditions de ce livre, un minentsnateur, que je ne connaissais que de rputation, le professeur Lon Labb, membrede lAcadmie des sciences et de lAcadmie de mdecine, vint me voir pour men-tretenir de son intention de prononcer un discours nergique au Snat dans le butdobtenir la rforme de notre ensegnement. Le savant acadmicien revint plusieursfois discuter ce sujet avec moi. Le rsultat final de nos discussions fut que pour

    1 Sur la premire page de la traduction russe on lit : Cette traduction a t faite par le gnral

    Serge Boudaievsky, sur le dsir exprim par son Altesse Impriale, le grand duc Constantin Cons-tantinovich, prsident de lAcadmie des sciences et directeur des Ecoles militaire, de la Russie.

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    transformer notre systme dducation, il faudrait dabord changer lme des pro-fesseurs, puis celle des parents, et enfin celle des lves. Devant cette vidence,lillustre snateur renona de lui-mme prononcer son discours.

    Dans mes prcdentes ditions, je mtais born dire quelques mots de lensei-gnement ltranger. Considrant quil serait utile dentrer dans des dtails, jaiconsacr plusieurs chapitres de cette nouvelle dition, tudier les mthodes ddu-cation adoptes par les professeurs dans le pays o lenseignement atteint son plushaut degr de perfection les tats-Unis dAmrique. Cet expos montrera combien estprofond labme sparant leurs conceptions des ntres. Guids par une psychologietrs sre, les matres savent dvelopper chez llve lesprit dobservation, larflexion, le jugement et le caractre. Le livre joue un rle trs faible dans cet ensei-gnement et la rcitation un rle nul. Cest exactement le contraire de ce qui se passedans notre Universit. De lcole primaire lenseignement suprieur, le jeuneFranais ne fait que rciter des leons. De rares esprits indpendants chappent linfluence universitaire, mais la grande masse des lves en gardent toute leur vie lafuneste empreinte. Et cest pourquoi, si nous avons en France un petit noyau dhom-

    mes suprieurs qui maintiennent un peu notre rang dans le monde, les hommesmoyens, vrais soutiens dune civilisation, nous font de plus en plus dfaut. Commentse formeraient-ils, puisque notre enseignement ne les cre pas ?

    On trouvera chaque page de ce livre la preuve, fournie par les universitaireseux-mmes, que tout leur enseignement consiste faire rciter des manuels. Dans laplus rpute de nos grandes coles, lcole Polytechnique, la mthode est la mme.Llve se borne apprendre par coeur, pour les rciter le jour de lexamen, ds cho-ses qui, ntant entres dans lentendement que par la mmoire, seront bienttoublies.

    Le trs pauvre enseignement donn dans cette cole a t fort bien jug par unancien polytechnicien, actuellement inspecteur gnral des Mines, M. A. Pelletan,

    dans un mmoire publi par la Revue gnrale des Sciences du 15 avril 1910. Envoici un court extrait :

    Linstruction tourne uniquement vers les questions dexamen y perd tout caractrescientifique et nexerce que la mmoire. Comme on ne demande au polytechnicien quedapprendre son cours, et quon nexige de lui aucun travail personnel, rien ne permet dedistinguer sa vritable valeur : ceux qui ont beaucoup de mmoire et peu dintelligencepeuvent obtenir des notes de supriorit, mme en mathmatiques. On les retrouve souvent lasortie dans les premiers rangs.

    ** *

    La transformation de notre enseignement tant peu prs impossible, quoi peutbien servir un nouveau livre sur lducation ? Ne sait-on pas, dailleurs, que les pilesinnombrables de ceux qui paraissent journellement sur ce sujet nont gure dantreslecteurs que leurs auteurs ?

    Cest justement ce que je me disais lorsque, il y a plus de sept ans, navr de ltatdabaissement o nous conduisait notre Universit, je songeais rdiger ce volume.

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    Je me rsolus cependant lcrire, dabord parce quon ne doit jamais hsiter direce quon croit utile, et ensuite parce que jtais persuad que, tt ou tard, une idejuste finit toujours par germer, quelque dur soit le rocher o elle est tombe.

    Je nai pas regrett la publication de cet ouvrage. Il a eu des lecteurs nombreux,sur lesquels je ne comptais gure, et une influence spciale moins espre encore.Cette influence ne sest pas exerce sur une Universit, trop vieille pour changer,mais sur une catgorie dhommes auxquels je navais nullement song.

    Il est advenu, en effet, que mes recherches ont fini par trouver un cho dans uneimportante cole, destine former nos futurs gnraux. Je veux parier de lcole deguerre, tablissement trs heureusement soustrait laction de lUniversit. De sa-vants matres, le gnral Bonnal, le colonel de Maudhuy, et bien dautres y ontinculqu une brillante lite dofficiers les principes fondamentaux dvelopps danscet ouvrage.

    Cest dans la profession militaire surtout que devait apparatre lutilit de mtho-

    des permettant de fortifier le jugement, la rflexion, lhabitude de lobservation, lavolont et la domination de soi-mme.

    Acqurir ces qualits, puis les faire passer dans linconscient, de faon cequelles deviennent des mobiles de conduite, constitue tout lart de lducation. Lesofficiers ont parfaitement compris ce que les universitaires navaient pu saisir. Unenouvelle preuve men a t fournie par louvrage rcent de M. le commandant dtat-major Gaucher, tude sur la psychologie de la troupe et du commandement, o setrouvent reproduites les confrences faites par lui des officiers pour leur exposer lesmthodes dducation que jai dveloppes, en me basant sur les donnes modernesde la Psychologie. Ce sera peut-tre par larme que notre Universit subira latransformation quelle refuse daccepter.

    Ce nest pas seulement dans larme franaise que les principes dducationtablis dans cet ouvrage commencent se rpandre. Dans une fort remarquable tudepublie par The Naval and rnilitary Gazette du 8 mai 1909. lauteur sexprime ainsi :

    On na jamais donn une meilleure dfinition de lducation que celle due Gustave Le Bon : Lducation est lart de faire passer le conscient dans lincon-scient . Les chefs de ltat-major gnral anglais ont accept ce principe comme labase fondamentale de ltablissement dune unit de doctrine et daction dans ldu-cation militaire dont nous avions si besoin.

    Lauteur montre trs bien lapplication de ce principe dans les nouvelles instruc-tions de ltat-major. Ce dernier a fort bien compris que ce nest pas la raison maislinstinct qui fait agir sur le champ de bataille, do la ncessit de transformer le

    rationnel en instinctif par une ducation spciale. Cest de linconscient que surgis-sent les dcisions rapides. Lhabilet et lunit de doctrine doivent, par une duca-tion approprie, tre rendues instinctives. On ne saurait mieux dire.

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    Livre premier

    Les enqutes sur la reformede lenseignement

    Retour la table des matires

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    Livre I : Les enqutes sur la rforme de lenseignement

    Chapitre I

    Les nouvelles conceptions des matresde lUniversit en matire denseignement.

    I

    Retour la table des matires

    Lhistoire des persvrantes et trs inutiles tentatives faites depuis trente ans enFrance pour modifier notre systme dducation est pleine denseignements psycholo-giques. Elle contribue prouver quel point la destine des peuples est rgie par leursides hrditaires et combien illusoire cette indracinable conception latine que lesinstitutions sont filles de la raison pure et peuvent se modifier coups de dcrets.

    Depuis longtemps les voix les plus autorises ne cessent de proclamer labsurditde notre enseignement. Tout a t tent pour le rformer. Chaque rforme na cepen-dant servi qu le rendre plus mauvais encore.

    On trouvera dans cet ouvrage les raisons de ces insuccs. Elles tiennent, en partie, lignorance profonde des causes relles de linfriorit de notre enseignement. Onne saurait gurir un mal dont les origines sont mconnues.

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    Cest en lisant les six normes volumes de la dernire enqute parlementaire surlducation quon peut le mieux constater ltendue de cette ignorance. Comment leschoses entrent-elles dans lesprit ? Comment sy fixent-elles ? Comment apprend-on observer, juger, raisonner, possder de la mthode ? Ce sont justement cesquestions fondamentales qui nont gure t abordes. Les personnes ayant dposdevant la commission ont t peu prs unanimes constater que les rsultats denotre enseignement taient dplorables. Pourquoi dplorables ? Cest ce quellessemblent avoir compltement ignor.

    II

    Retour la table des matires

    Frapp dune telle mconnaissance de certaines notions fondamentales de psycho-logie, javais essay dans cet ouvrage de mettre en vidence les raisons relles delinfriorit de notre enseignement et de montrer que les programmes, causes suppo-ses de tous les maux, y taient trs trangers.

    Si nos ides hrditaires taient susceptibles de changement, ce livre aurait d treutile. Je suis bien oblig de confesser que, malgr son succs de vente, il na enFrance du moins clair ni convaincu un seul universitaire. Les matres de notreenseignement en sont encore chercher les causes dune infriorit que je mimagi-nais avoir mises nettement en vidence.

    On aura une ide de leur impuissance les trouver en lisant les discours surlEnseignement prononcs par MM. Lippmann et Appell devant lAssociation pour

    lavancement des sciences. tant donns le nom et la situation de leurs auteurs, cesdocuments peuvent tre considrs comme reprsentant trs bien les ides directricesdes chefs de lUniversit.

    Daccord avec la plupart de ses collgues, M. Lippmann a fait voir que notreenseignement, tous les degrs, tait tomb un niveau au-dessous duquel il ne peutgure descendre. Le savant professeur a fort bien mis en vidence les services rendus lindustrie par les lves des universits allemandes et lincapacit de ceux formspar nos facults et nos coles rendre de tels services. Il a montr linfluence mon-diale exerce par les universits allemandes qui fournissent aux usines dEurope etdAmrique une grande partie du personnel savant dont elles ont besoin . Pendantque la science et lindustrie allemandes grandissent constamment, les ntres suiventune marche inverse et descendent un peu plus bas chaque jour.

    Cette supriorit dun ct, cette infriorit de lautre tant bien constates, lau-teur a t ncessairement conduit en chercher les causes. Bien que stant donnbeaucoup de mal pour les trouver, il ne les a mme pas souponnes.

    Ses raisons possdent cependant, dfaut de vraisemblance, une bizarre origi-nalit. Ltat misrable de notre enseignement tiendrait simplement ce quil estdorigine chinoise et a t import en France par les Jsuites. Si lon rencontre ici

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    une ignorance par moments impntrable, ignorance bachelire et lettre qui nousrappelle la Chine, la raison en est bien simple notre pdagogie nous vient de Chine.

    Cest l un fait historique. Notre pdagogie est celle de lancien rgime. Elle sortitde lancien collge Louis-le-Grand, lequel fut fond, on ne lignore pas, par desmissionnaires revenus dExtrme-Orient.

    Ayant ainsi dcouvert les causes du mal, le distingu acadmicien a cherch leremde. Rien nest plus simple. Pour que lenseignement devienne parfait, il suffiraitde le rendre indpendant des fonctionnaires du Ministre de lInstruction publique. Il y a urgence, scrie-t-il avec indignation, dlivrer lenseignement du pdantismebureaucratique et librer les Universits du joug du pouvoir excutif.

    Car celui-ci na pas cess de peser sur les tudes suprieures en leur imposant sapdagogie dancien rgime. Viendra-t-il jamais un grand ministre pour retirer aupouvoir excutif la collation des grades ?

    Les bureaucrates incrimins nont pas appris sans effarement, parait-il, de quoi onles accusait. Il leur a paru un peu stupfiant quun professeur de la Sorbonne partignorer que les universitaires seuls fixent les programmes et font passer les examensdestins lobtention des diplmes dlivrs ensuite par le pouvoir excutif.

    Il ne faudrait pas supposer que les ides analogues celles qui viennent dtreexposes soient spciales un seul professeur. Tous les matres de lUniversit enpossdent du mme ordre. Il semble, en vrit, que ces grands spcialistes perdenttoute aptitude observer et raisonner ds quils scartent de leur spcialit. Ilnirait pas loin le pays gouvern par un aropage de savants, comme de candidesphilosophes lont plusieurs fois propos.

    On aura une nouvelle preuve de cette incapacit des chefs de notre Universit

    rien comprendre absolument rien aux causes de linfriorit de leurs mthodesdenseignement en lisant le discours trs tudi, prononc, comme celui de M.Lippmann, devant la mme Association pour lavancement des sciences, par M.Appell, doyen de la Facult des sciences de Paris.

    Ainsi que son collgue, M. Appell commence par une svre critique de lensei-gnement universitaire et constate quil ne peut dvelopper lesprit scientifique, lesconcours et examens ntant, de lcole primaire aux sommets de lenseignementsuprieur, que des preuves de mmoire.

    Les critiques sont parfaites, mais lauteur nayant pas compris les causes du malquil signale, les remdes proposs par lui sont dune insignifiance parfaite.

    Chaque ligne trahit lincertitude de sa pense. On en jugera par les extraits sui-vants de ses projets de rforme

    Ladministration voit le mal et cherche activement le remde; il consisterait surtout tablir des relations suivies entre les coles normales primaires et lenseignement suprieur(!!).

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    Plus loin, il propose lutilisation des universits pour lenseignement scienti-fique et, plus loin encore, considre comme grande rforme la suppression dunepartie des cours du Musum et la transformation de cet tablissement en Institutnational des collections .

    Lauteur a fini par sentir un peu lextrme faiblesse de pareilles ides. Dans unarticle, il est revenu sur le mme sujet et assure que :

    La premire rforme serait le classement des matires des programmes par valeurutilitaire, et la seconde lapplication de ce rapport dans lUniversit active comme dans sonadministration, tel enseignement restreint et tel autre largi, telles chaires supprimes et tellesautres cres.

    On voit quaucun de ces minents spcialistes nest encore arriv souponnerque ce sont les mthodes et non les programmes, quil faudrait modifier. Proposerdallonger ou raccourcir ces derniers, de supprimer certaines chaires ou den fonderdautres, reprsente une phrasologie vaine, sans aucune ide directrice pour soutien.

    III

    Retour la table des matires

    Jai reproduit quelques passages des discours officiels les plus rcents pourmontrer combien est profonde chez les matres de notre Universit lincomprhension

    en matire denseignement. Tous ces spcialistes minents sont, je le rpte,excellents dans leurs laboratoires ou leurs cabinets de travail, mais ds quils ensortent pour regarder et juger le monde extrieur, leurs chanes de raisonnementdeviennent singulirement peu solides et leurs jugements trs faibles.

    Lincomprhension de lUniversit ne lui permet pas de voir que la causeprincipale de linfriorit dont elle gmit tient la pauvret de ses mthodes densei-gnement. Les lecteurs de cet ouvrage nauront pas besoin den parcourir beaucoup depages pour comprendre linfluence de ces mthodes et voir quelles sont identiquesdans toutes les branches de lenseignement : suprieur, secondaire et primaire. Quilsagisse dune Facult, de lcole Normale, de lcole Polytechnique, dune coledagriculture ou dune simple cole primaire, ce sont toujours les mmes procds.On pourra modifier, comme on le fait chaque jour, les programmes, mais comme ces

    modifications ne touchent pas aux mthodes, les rsultats ne sauraient changer.Ces derniers sont mme devenus trs infrieurs ce quils taient il y a une

    trentaine dannes seulement, parce quon sest figur quen chargeant et compliquantles programmes, lenseignement serait amlior. Cest la complication, la subtilitbyzantine et le ddain des ralits qui caractrisent aujourdhui notre instruction tous les degrs. Il suffit de comparer les livres de classe actuels aux anciens pour voiravec quelle rapidit ces tendances se sont dveloppes. Les auteurs de ces manuelssavent trs bien quel genre douvrages ils doivent crire pour plaire aux matres do

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    leur avancement dpend, et naturellement ils nen crivent pas dautres. Un profes-seur. qui publierait aujourdhui des livres comme les merveilleux volumes de Tyndallsur la lumire, le son et la chaleur, serait fort peu considr et vgterait oubli aufond dune province.

    Bien entendu, llve ne comprend absolument rien toutes les chinoiseries que,sous le nom de science ou de littrature, on lui enseigne. Il en apprend des bribes parcoeur pour lexamen, mais trois mois aprs tout est oubli. Cest M. Lippmann lui-mme qui a rvl la commission denqute et ici on peut le croire, car sadclaration a t confirme par le doyen de la Facult des sciences, M. Darboux que quelques mois aprs lexamen la plupart des bacheliers ne savent mme plusrsoudre une rgle de trois. Il a fallu instituer la Sorbonne un cours spcial darith-mtique lmentaire pour les bacheliers s sciences prparant le certificat dessciences physiques et naturelles.

    De tous ces manuels si pniblement appris et si vite oublis il ne reste lajeunesse ayant pass par le lyce quune horreur intense de ltude et une indiffrence

    trs profonde pour toutes les choses scientifiques. Cest encore M. Lippmann qui lesignale. Lesprit scientifique, dit-il, est moins rpandu en France que dans dautrescontres de lEurope, moins rpandu quen Amrique et au Japon. Lindustrienationale a profondment souffert de ce dfaut et le manque desprit scientifique sefait sentir ailleurs que dans lindustrie. Quelle est la cause du mal ? Il faut accusernotre instruction publique qui ne connat que la pdagogie de lancien rgime.

    Tout cela est fort vrai, mais, encore une fois, ce ne sont ni les Chinois, ni lesbureaucrates qui en sont cause. LUniversit jouit aujourdhui dune libert absolue.Les pouvoirs publics ne lui refusent rien et ne cessent de laccabler de subventions.Elle change constamment ses programmes sans modifier ses mthodes. Cest prcis-ment linverse quil faudrait faire, et tant quelle ne le comprendra pas, les rsultats deson enseignement resteront aussi lamentables.

    On ne ressuscite pas les vieux cadavres. Il ny a donc aucun espoir que notreUniversit consente se transformer, mais, alors mme que. contre toute vraisem-blance, elle voudrait changer ses mthodes, o trouverait-elle les professeurs nces-saires pour raliser une telle transformation ? Peut-on esprer que ces derniersconsentiraient eux-mmes refaire toute leur ducation ? Le fait suivant montre avecquelle difficult on trouve aujourdhui en France des professeurs capables de donnerun enseignement analogue celui que reoivent les tudiants des peuples voisins.

    Lorsque, il y a quelques annes, M. Estauni fut nomm directeur de lcolesuprieure de Tlgraphie, qui navait fourni jusqualors que les rsultats les plusmdiocres, il essaya en vain damener les professeurs transformer leurs mthodesdenseignement. Ses efforts ayant t entirement striles, il lui fallut se dcider

    changer le personnel enseignant, bien quil renfermt des matres fort connus, etnotamment un professeur lcole Polytechnique. Neuf professeurs sur treize furentremplacs. Mais il fut fort difficile de leur trouver des successeurs capables de donnerun enseignement utile, et lauteur de ce coup dEtat se demanda pendant quelquetemps sil ne serait pas ncessaire daller les chercher ltranger. Envoyer instruireleurs enfants en Allemagne, en Suisse ou en Amrique est malheureusement le seulconseil que lon puisse donner aux familles assez riches pour le suivre. Il est navrantde constater quaprs tant de millions dpenss en France pour lenseignement, nousen soyons l.

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    IV

    Retour la table des matires

    Malgr la pauvre ducation suprieure quils ont reue, beaucoup des professeursde lenseignement secondaire sont trs intelligents et pleins de bonne volont, maisleur impuissance est complte. Ils appliquent les mthodes qui leur ont t enseigneset suivent des programmes dont ils ne peuvent scarter. Les attristantes confidencesreues la suite de la publication des premires ditions de cet ouvrage mont prouvque les professeurs eux-mmes sont parfaitement renseigns sur la faible valeur des

    mthodes universitaires et savent fort bien que les lves perdent inutilement huit dix annes au lyce.

    Lducation, dans son acception gnrale, embrasse la culture des aptitudes mora-les et intellectuelles. De lducation morale lUniversit ne soccupe pas du tout. Desaptitudes intellectuelles, elle nen cultive quune, la mmoire. Jugement, raisonne-ment, art dobserver, mthode, etc., ntant pas catalogables en questions dexamen,sont considrs comme ngligeables entirement.

    Tout lenseignement secondaire est fait coups de manuels ou de dictes, quellve doit apprendre par coeur et rciter. Jai fait preuve dune initiative trshardie, me disait un jeune professeur dun grand lyce, en enseignant la botanique mes lves au moyen de plantes dissques sous leurs yeux, au lieu de me borner

    leur dicter des nomenclatures . Toutes les autres sciences physique, chimie, etc., sontenseignes par les mmes procds mnmoniques. Quelques instruments, montrs deloin et fonctionnant fort rarement, constituent la seule concession la mthodeexprimentale, trs mprise par lUniversit, bien quelle ne cesse en thorie de larecommander 1. Nous verrons dans cet ouvrage que la littrature, les langues etlhistoire sont aussi mal enseignes que les sciences.

    Avec ses mthodes surannes, lUniversit a dfinitivement tu en France le gotdes sciences et des recherches indpendantes. Llve apprend patiemment par coeurles lourds manuels dont la rcitation

    lui ouvrira toutes les carrires, y compris celle de professeur, mais il sera inca-pable daucune recherche. Toutes traces doriginalit et dinitiative ont t dfi-

    nitivement teintes en lui. Nous ne manquons pas de laboratoires nous en poss-dons mme beaucoup trop mais leurs salles restent gnralement dsertes. M.Lippmann, lui-mme, na-t-il pas t frapp de voir que son grand laboratoire de1 Toutes les prescriptions universitaires se sont bornes dailleurs introduire quelques vagues

    manipulations de physique et de chimie dans les lyces. Mais comme nous lapprend M. le profes-seur Mermet (Revuescientifique, octobre 1909) les rsultats obtenus sont dplorables . Com-ment pourrait-il en tre autrement ? Professeurs, parents et lves ddaignent absolument ce qui nese demande pas lexamen. Ils considrent comme perdu le temps non consacr apprendre parcoeur les livres que llve devra rciter le jour de cet examen.

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    physique la Sorbonne, qui grve si lourdement et si inutilement le budget, na guredautres visiteurs que les araignes venant y tisser leurs toiles? Croit-il vraiment quecest uniquement aux Chinois, aux Jsuites et aux bureaucrates quest due la profondesolitude qui y rgne constamment ?

    Quand, de trs rares intervalles, un candidat vient prparer dans ces luxueux etinutiles laboratoires, la thse ncessaire pour le professorat, on peut tre peu prscertain que ce premier travail sera son dernier.

    LUniversit ne tolre dailleurs chez ses professeurs aucune indpendance,aucune initiative. La plus vague tentative doriginalit est rprime chez eux par unemticuleuse et byzantine surveillance. Nous tions solidement hirarchiss dj parplusieurs sicles de monarchie et de catholicisme, mais lUniversit nous a beaucoupplus hirarchiss encore. Cest elle qui forme les couches suprieures de la Socit ettient en ralit la clef de toutes les carrires. Qui nentre pas dans ses cadres ne peutrien tre.

    Jadis, avant la progressive extension du rgime universitaire, la France comptaitdes savants indpendants qui furent lhonneur de leur patrie. Les chercheurs nonofficiels survivant encore, comme vestiges dun pass disparu, ne comptent que debien rares units. Privs de moyens de travail, voyant se dresser devant eux tout cequi est universitaire, ils renoncent la lutte et ne seront jamais remplacs.

    V

    Retour la table des matires

    On trouverait en France des milliers de personnes capables de reconnatre ltatlamentable de notre enseignement, mais je doute quil en existe dix, aptes formulerun projet utile de rformes universitaires.

    On ne les a pas trouves, lorsquil y a quelques annes, la suite des rvlationsde lenqute parlementaire, on tenta la rforme de notre enseignement. Cette tentativeaboutit, on le sait, au systme dit des cycles, reconnu aujourdhui comme trsinfrieur au rgime, pourtant fort mdiocre, quil remplaait.

    Cinq ans ont suffi, crivait rcemment un ancien ministre, membre de lAca-

    dmie franaise, M. Hanotaux, pour mettre lpreuve et pour condamner le rgimedes cycles. Et ces cinq ans ont suffi aussi pour dmontrer dfinitivement lincom-patibilit de lenseignement secondaire tel quil survivait avec le rgime actuel. Il fauten prendre son parti : le rgime des mots est fini, lducation verbale a fait sontemps... on a fait de nos gnrations un peuple dcoliers, de candidats, de btes concours. La prtendue supriorit intellectuelle et sociale saffirme par lart derpter les mmes mots et les mmes gestes jusqu trente ans et au del. Lnergienationale sendort dans ce ronron archaque et vain : apprendre, copier, rciter.

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    Lauteur, comme tant dautres, a trs bien montr le mal, mais il na pas, malheu-reusement, trouv les remdes.

    Cette incapacit dcouvrir le traitement dun mal que chacun voit nettement estune consquence des influences ancestrales qui nous mnent. Il y a des choses que lespeuples latins nont jamais comprises et ne pourront probablement jamais com-prendre.

    Dautres nations possdant des caractres hrditaires diffrents des ntres onttrs bien su saisir ces choses si incomprhensibles pour nous. Il est vident, parexemple, que les Allemands et les Amricains ont fort bien su rsoudre le problmede lducation. Les Japonais, qui ntaient pas gns par leur pass, ont adopt enbloc les mthodes allemandes, et on sait quel degr de supriorit scientifique,industrielle et militaire elles les ont conduits en quarante ans. Et si le lecteur veutpercevoir nettement la profondeur de labme qui spare les ides latines de cellesdautres peuples, je lengage lire quelques discours sur lducation 1, prononcsdans une occasion rcente en Angleterre, et les comparer ceux des universitaires

    franais dont jai cit des passages au commencement de ce chapitre. Je ne puis,malheureusement, en donner que de trop brefs extraits :

    Rien ne doit tre plus loign du but de lUniversit que de donner cette vagueomniscience qui touche la surface de tous les sujets et ne va au coeur daucun. Onpeut juger de la faon dont lUniversit remplit sa tche par la faon dont elledveloppe la mentalit de ses lves et leur got pour la connaissance .

    Aprs avoir, de son ct, recommand la mthode exprimentale, le DirecteurdEton ajoutait : Ses avantages sont dexiger un exercice constant de la raison, de lapatience, de lexactitude, de laptitude regarder et des plus prcieuses facults delimagination.

    Rsumant ces divers discours, le Directeur de la Revue, o ils sont reproduits,crivait: Si une bonne mthode scientifique est enseigne, peu importent les sujetsqui seront tudis par les lves. Il y a aujourdhui une dsapprobation unanime pourle bourrage de phrases scientifiques et littraires dont on surchargeait autrefois lammoire .

    VI

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    Je crois inutile dinsister davantage sur des questions qui seront longuementdveloppes dans cet ouvrage. Nous y verrons combien sont inutiles et vains tous nosprojets de rformes. Quon modifie les programmes, comme on ne cesse de le faire,quon supprime ou non le baccalaurat, les rsultats resteront identiques.

    1 Ils ont t prononcs par M. Asquith. ministre des Finances, M. Haldane, ministre de la Guerre, et

    M. Lyttelton, Directeur du collge dEton. On en trouvera des rsums dans le journal anglaisNature, du 17 janvier 1907.

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    Ils resteront identiques, parce que, je le rpte, les mthodes ne changent pas. Onne peut demander des professeurs, forms par certains procds de moduler leurconstitution mentale. Ils sont ce que lenseignement suprieur les a faits.

    Cest donc lenseignement suprieur quil faudrait changer, mais comment ysonger, puisque cet enseignement est dirig, non par des bureaucrates, comme vou-drait le faire croire lacadmicien que je citais plus haut, mais uniquement par desuniversitaires ?

    Toutes les dissertations sur lenseignement nont quun intrt philosophique. Laseule rforme utile de lenseignement suprieur est compltement impossible enFrance. Il faudrait, en effet, que cet enseignement ft entirement libre, quon rduistdes trois quarts les traitements affects aux chaires des Facults, mais en permettant,comme en Allemagne, aux professeurs de se faire payer par leurs lves. Cest danslenseignement libre, permettant aux professeurs de montrer leur valeur pdagogiqueet leur aptitude aux recherches, que les Universits allemandes recrutent les matres

    de lenseignement. On admettra comme vident, jimagine, que si dans nos Facultsles professeurs et les prparateurs taient pays par les lves et que des professeurslibres pussent y enseigner, le jeu mme de la concurrence obligerait les matresactuels modifier entirement leurs mthodes, cest--dire mettre les lves encontact avec les ralits, au lieu de transformer la science en manuels, tableaux etformules. Alors et seulement alors nos professeurs dcouvriraient que tout lesecret de lducation est daller du concret labstrait, suivant la marche de lesprithumain dans le temps, au lieu de suivre un procd exactement inverse. comme ils lefont maintenant.

    Jamais, videmment, un Parlement franais nosera, sous prtexte de dmocratie,voter de telles mesures. Lequel vaut mieux cependant, un enseignement qui, sil cotepeu aux lves, ne leur sert rien, ou un enseignement pay par eux et leur servant

    quelque chose ? Le systme allemand a fourni ses preuves, le ntre les a fourniesgalement. Dun ct, une suprmatie scientifique et industrielle clatante, de lautre,une dcadence non moins clatante et qui saccentue chaque jour.

    Mais le poids de nos prjugs hrditaires est trop lourd pour quil soit possible detenter les rformes que je viens de dire. Ce nest pas vers la libert de lenseignementque nous marchons, mais vers son accaparement de plus en plus complet par ltatque lUniversit reprsente. Ltatisme est aujourdhui en France la seule divinitrvre par tous les partis. Il nen est pas un qui ne demande sans cesse ltat denous forger des chanes.

    Il faut donc se rsigner subir lUniversit. Elle restera une grande fabriquedinutiles, de dclasss et de rvolts jusquau jour, probablement fort lointain, o le

    public suffisamment clair et comprenant tous les ravages quelle exerce et ladcadence dont elle est cause, sen dtournera dfinitivement ou la brisera sans piti.

    Comme conclusion de ce chapitre, je me bornerai reproduire une page par la-quelle je terminais, il y a vingt ans, un travail sur le rle possible de lenseignement.Elle est aussi vraie maintenant quautrefois et le sera sans doute encore dans cin-quante ans.

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    Lducation est peu prs lunique facteur de lvolution sociale dont lhommedispose, et lexprience faite par divers pays a montr les rsultats quelle peutproduire. Ce nest donc pas sans un sentiment de tristesse profonde que nous voyonsle seul instrument permettant de perfectionner notre race, en levant son intelligenceet sa morale, ne servir qu abaisser lune et pervertir lautre.

    Elle reste pourtant debout, cette vieille Universit, dbris caduc dges disparus,bagne de lenfance et de la jeunesse. Je ne suis pas de ceux qui rvent des des-tructions; mais quand je vois tout le, mal quelle a fait et le compare au bien quelleaurait pu faire; quand je pense ces belles annes de la jeunesse inutilement perdues, tant dintelligences teintes et de caractres abaisss pour toujours, je songe auxmaldictions indignes que lanait le vieux Caton la rivale de Rome, et rpteraisvolontiers avec lui delenda est Carthago.

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    Livre I : Les enqutes sur la rforme de lenseignement

    Chapitre II

    Lenqute parlementairesur la rforme de lenseignement.

    I

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    Lenqute parlementaire publie, il y a quelques annes, sur la rforme de lense-ignement secondaire, constitue le document le plus complet que lon puisse consultersur ltat actuel de cet enseignement et ses rsultats. Le psychologue qui voudraconnatre les ides rgnant en France sur une aussi fondamentale question, devra sereporter aux six gros volumes o sont runis les rapports des personnes consultes.Professeurs de lUniversit et de lenseignement congrganiste, savants, lettrs, con-seillers gnraux, prsidents des chambres de commerce, etc., y ont expos librementleurs ides et leurs projets de rforme.

    Aprs lexamen de ces volumes, le lecteur est bien fix, non pas certes sur lesrformes effectuer, mais au moins sur ltat mental de ceux qui les ont proposes.Ils appartiennent tous llite intellectuelle, gnralement dsigne par lexpressionde classes dirigeantes.

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    Les qualits comme les dfauts de notre race se lisent chaque page de cetteenqute. Il faudrait au plus subtil des psychologues de longues annes dobservationpour dcouvrir ce que ces six volumes lui enseigneront.

    Bien que tournant toujours dans un cercle dides infranchissable pour des meslatines, les projets de rformes ont t innombrables. Il nen est pas un seul cependantsur lequel on ait russi se mettre daccord. Cest avec la mme abondance depreuves, supposes irrfutables, que de trs autoriss personnages ont soutenu lesopinions les plus contradictoires. Pour les uns, tout est sauv si lon supprimelenseignement du grec et du latin. Pour dantres, tout serait parfait si lon fortifiait aucontraire lenseignement de ces langues, du latin surtout, car, assurent-ils, le com-merce avec le gnie latin, donne des ides gnrales et universelles . Des savantsminents, qui ne voient pas trs bien en quoi consistent ces ides gnrales etuniverselles , quon na jamais russi dfinir, rclament lenseignement exclusifdes sciences, ce quoi dautres savants non moins minents sempressent de rpon-dre, que cet enseignement nous plongerait dans une couche paisse de barbarieintellectuelle. Chacun rclame au profit de ses ides personnelles le bouleversement

    des programmes.Mais si tous les auteurs de lenqute ont t unanimes rclamer des modifica-

    tions de programme, il ne sen est pas trouv qui aient song demander deschangements aux mthodes employes pour enseigner les matires de ces program-mes.

    Le sujet pouvait sembler dune importance essentielle, et cependant il na pas ttrait par les professeurs qui ont dpos devant la Commission. Tous possdent unefoi trs vive dans la vertu des programmes, mais ne croient pas la puissance de nou-velles mthodes. Forms eux-mmes par lemploi exclusif de certaines mthodes, ilsne supposent pas quil puisse en exister dautres.

    Ce qui ma le plus frapp dans la lecture des six gros volumes de lenqute, cestlignorance totale, o paraissent tre tant dhommes minents, des principes psycho-logiques fondamentaux sur lesquels devraient reposer linstruction et lducation. Cenest pas certes quils manquent dide directrice sur ce point. Ils en ont une, siuniversellement admise, si vidente leurs yeux, quil semble inutile de la discuter.

    Cette ide directrice, base classique de notre enseignement universitaire, est lasuivante cest uniquement par la mmoire que les connaissances entrent dans lenten-dement et sy fixent. Cest donc uniquement en sadressant la mmoire de lenfantquon peut lduquer et linstruire. De l limportance des bons programmes, presdes bons manuels. Apprendre par coeur des leons et des manuels doit constituer labase essentielle de lenseignement.

    Cette conception constitue certainement la plus dangereuse et la plus nfaste de ceque lon pourrait appeler les erreurs fondamentales de lUniversit. De la perptuitde cette erreur chez les peuples latins dcoule lindiscutable infriorit de leurinstruction et de leur ducation.

    Ce sera pour les psychologues de lavenir un sujet dtonnement profond que tantdhommes pleins de savoir et dexprience, se soient runis pour discuter sur lesrformes introduire dans lenseignement, et que nul nait song se poser desquestions comme celles-ci :

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    Comment les choses entrent-elles dans lesprit, et comment sy fixent-elles ? Quereste-t-il de ce qui atteint lentendement uniquement par la mmoire? Le bagagemnmonique est-il un bagage durable?

    Sur ce dernier point la persistance du bagage mnmonique il semble que lalumire devrait tre faite depuis longtemps. Sil restait quelques doutes, lenqute lesaura dfinitivement levs. Puisque les rapports des professeurs les plus autoriss sontunanimes constater que les lves ne savent absolument rien de ce quils ont appris,quelques mois aprs lexamen, il est exprimentalement prouv que les connaissancesintroduites dans lentendement par la mmoire ny restent que trs peu.

    Il est donc certain que les mthodes fondamentales de notre instruction et de notreducation universitaires sont mauvaises, et quil faut en rechercher dautres. Lesauteurs de lenqute auraient rendu de rels services, en remplaant par ltude criti-que de ces autres mthodes, leurs byzantines discussions sur les modifications fairesubir aux programmes.

    Et puisquils ne lont pas fait, nous le tenterons dans ce livre. Nous y montreronsque toute lducation est lart de faire passer le conscient dans linconscient, quoilon arrive par la cration de rflexes quengendre la rptition dassociations o, leplus souvent, la mmoire ne joue quun bien faible rle. Un ducateur intelligent saitcrer les rflexes utiles et annihiler ceux qui sont dangereux ou inutiles.

    Tout lenseignement est ainsi domin par quelques notions psychologiques trssimples. Si on les comprend, elles servent de phare directeur dans les circonstancesles plus difficiles. Cas notions, instinctivement devines par certains ducateurstrangers, sont ce point ignores en France que les formules qui les contiennentsemblent le plus souvent dinsoutenables paradoxes.

    II

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    Toutes les discussions de lenqute ont donc port presque exclusivement sur lesrformes des programmes.

    On navait cependant pas attendu les rsultats de cette enqute pour les changer,ces infortuns programmes, cause suppose de tous les maux. La transformation delorganisation traditionnelle de notre enseignement a t rpte une demi-douzainede fois depuis trente ans. Linsuccs constant de ces tentatives na clair personnesur leur inutilit.

    La puissance merveilleuse attribue des programmes est une des manifestationsles plus curieuses et les plus typiques de cette incurable erreur latine, qui nous a cotsi cher depuis un sicle, que les choses peuvent se rformer par des institutions

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    imposes en bloc coups de dcrets. Quil sagisse de politique, de colonisation oudducation, ce funeste principe a toujours t appliqu avec autant dinsuccs que deconstance. Les constitutions nouvelles destines assurer notre bonheur ont t aussinombreuses, et, naturellement, aussi compltement vaines, que les programmes desti-ns . assurer notre parfaite ducation. Il semblerait que les nations latines ne puissentmanifester de persvrance que dans le maintien de leurs erreurs.

    Les seuls points sur lesquels les dpositions de lenqute se sont trouves parfai-tement daccord sont relatifs aux rsultats de linstruction et de lducationuniversitaires. Avec une unanimit presque complte ces rsultats ont t dclarsdtestables. Les effets tant visibles, chacun les a discerns sans peine. Les causestant beaucoup plus difficiles dcouvrir, on ne les a pas aperues.

    Tous les dposants ont raisonn avec ces traditionnelles ides de leur race dontjai montr ailleurs lirrsistible force. Il fallait laveuglement que de semblablesides engendrent, pour ne pas concevoir que les programmes ne sont pour rien dansles tristes rsultats de notre enseignement, puisque, avec des programmes peu prs

    identiques, dautres peuples, les Allemands par exemple, obtiennent des rsultatsentirement diffrents.

    Elle est sortie bien affaiblie de cette enqute, notre vieille Universit. Elle namme plus pour dfenseurs les professeurs quelle a forms. Leurs profondes diver-gences sur toutes les questions denseignement, limpuissance des rformes djtentes, les perptuels changements de programmes, montrent quil ny a plusgrandchose attendre de lUniversit. EIIe reprsente aujourdhui un naviredsempar, ballott au hasard des vents et des flots. Elle ne semble plus savoir ni cequelle veut ni ce quelle peut, et tourne sans cesse dans des rformes de mots, sanscomprendre que ses mthodes, son esprit, ont considrablement vieilli et ne corres-pondent aucune des ncessits de lge actuel. Elle ne fait plus un pas en avant sansen faire immdiatement quelques-uns en arrire. Un jour elle supprime lenseigne-

    ment des vers latins, mais le lendemain elle le remplace par ltude de la mtriquelatine. Elle cre un enseignement dit moderne, o le grec et le latin sont remplacs pardes langues vivantes, mais ces langues vivantes, elle les enseigne comme des languesmortes en ne soccupant que de subtilits littraires et grammaticales, en sorte,quaprs sept annes dtudes, il ny a pas un lve sur cent capable de lire troislignes dun journal tranger sans tre oblig de chercher tous les mots dans undictionnaire. Elle croit faire une rforme considrable en acceptant de supprimer lediplme du baccalaurat, mais immdiatement elle propose de le remplacer par unautre diplme ne diffrant du premier que parce quil sappellerait certificat dtudes.Des substitutions de mots semblent constituer la limite possible aux rformes delUniversit. Et elle est arrive cette phase de dcrpitude prcdant la mort, o levieillard ne peut plus changer.

    Ce que lUniversit ne voit malheureusement pas, ce que les auteurs de lenqutenont pas vu davantage, car cela tait hors des limites du cercle infranchissable desides de race dont jai parl plus haut, cest que ce ne sont pas les programmes quilfaut changer, mais bien les mthodes employes pour lenseignement des matires deces programmes.

    Elles sont dtestables, ces traditionnelles mthodes.

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    Dj, quelques profonds penseurs, tels que Taine, lont dit avec force. Dans un deses derniers livres, lillustre historien avait montr que notre Universit est unevritable calamit, et nous conduit lentement la dcadence. Ce ntait pour le publicque boutades de philosophes. Lenqute a prouv que ces boutades sont de terriblesralits.

    Si les causes de ltat infrieur de lenseignement universitaire ont chapp . laplupart des observateurs, la mauvaise qualit de cet enseignement avait t signalebien des fois avant lenqute actuelle. Il y a bien des annes que M. Henry Deville,dans une sance publique de lAcadmie des Sciences, sexprimait ainsi : Je faispartie de lUniversit depuis longtemps, je vais avoir ma retraite, eh bien, je le dclarefranchement, voil en mon me et conscience ce que je pense : lUniversit tellequelle est organise nous conduirait lignorance absolue.

    Dans la mme sance, lillustre chimiste Dumas faisait remarquer quil avait treconnu depuis longtemps que le mode actuel denseignement dans notre pays nepouvait tre continu sans devenir pour lui une cause de dcadence.

    Et pourquoi ces jugements si svres, prononcs tant de fois contre lUniversitpar les savants les plus autoriss, nont-ils jamais produit dautres rsultats que deperptuels et inutiles changements de programmes ? Quelles sont les causes secrtesqui ont toujours empch aucune rforme utile dtre ralise ?

    III

    Retour la table des matires

    Il est ais de voir les inconvnients dun ordre de choses quelconque, institutionou ducation, et den faire la critique. Cette critique ngative est la porte dintelli-gences trs modestes. Ce qui nest pas du tout la porte de telles intelligences, cestde dcouvrir ce qui peut tre modifi, en tenant compte des divers facteurs, race,milieu, etc., qui maintiennent solidement les choses cres par le pass. Le sens despossibilits est malheureusement une des aptitudes dont les peuples latins, lesFranais surtout, sont le plus dpourvus.

    Quand on examine de prs les rformes radicales proposes par diverses per-

    sonnes consultes dans lenqute, il est bien facile de prouver, non pas quelles sontsans valeur thorique, ce qui dailleurs noffre nul intrt, mais quelles nont aucunechance dtre appliques. Elles nen ont aucune, pour des raisons diverses que nousexaminerons, mais dont la principale est quelles heurteraient lopinion publique toutepuissante aujourdhui. Notre enseignement, et surtout nos mthodes denseignement,sont aussi mauvaises que possible, mais elles correspondent aux exigences duneopinion quelles ont dailleurs contribu former.

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    Il suffit de jeter un coup doeil sur quelques-unes des rformes suggres, pourcomprendre quel point elles sont irralisables dans la pratique.

    On nous propose, par exemple, de transfrer dans les campagnes les lyces tablisdans les villes, comme lont fait depuis longtemps les Anglais, afin de donner auxlves de lair et de lespace pour leurs jeux. La rforme peut sembler parfaite, maiscomme les statistiques recueillies dans lenqute nous rvlent que les quelqueslyces difis grands frais et avec le plus grand luxe la campagne narrivent pas se peupler, parce que les parents tiennent . garder prs deux leurs enfants, la rfor-me apparat de suite impraticable. Comment forcer en effet les parents changer leursides sur ce point ?

    On nous propose aussi de remplacer le grec et le latin inutiles par des languesvivantes fort utiles. Il est facile dapprouver de tels projets, mais comment les raliser,puisque nous voyons par lenqute que ce sont prcisment les parents qui rclamentnergiquement le maintien de lenseignement des langues anciennes, persuads,jimagine, quelles constituent pour leurs fils une sorte de noblesse qui les distingue

    du vulgaire. Comment ltat leur terait-il une telle illusion ?On nous propose encore de donner aux lves, si troitement emprisonns et

    surveills, un peu de cette initiative, de cette indpendance quont les lves anglais.Rien ne serait plus dsirable assurment. Mais comment obtenir des directeurs deslyces de tels essais, quand nous lisons dans lenqute que les tribunaux ont accabldamendes ruineuses de malheureux proviseurs, parce que des enfants auxquels ilsavaient voulu laisser un peu de libert, staient blesss dans leurs jeux ?

    Une des plus naves rformes proposes, bien que ce soit une de celles qui ontruni le plus de suffrages, consisterait supprimer le baccalaurat. On le remplaceraitpar sept huit baccalaurats, dits examens de passage, subis la fin de chaque anne,afin dempcher les mauvais lves de continuer perdre leur temps au lyce.

    Excellente peut-tre en thorie, cette proposition, mais combien illusoire en pratique !La statistique releve par M. Buisson nous montre que pour 5.000 bacheliers reusannuellement, il y a 5.000 lves environ vincs, cest--dire 5.000 jeunes gens quiont perdu entirement leur temps. Cela donne une bien pauvre ide des professeurs etdes programmes qui obtiennent de tels rsultats. Mais voit-on les lyces, qui ont tantde peine lutter contre la concurrence des tablissements congrganistes, et dont lesbudgets sont toujours en dficit, perdre 5.000 lves par an ! Les jurys qui prononce-raient de pareilles exclusions, dont profiteraient bien vite les tablissementscongrganistes , seraient lobjet de telles imprcations de la part des parents, dunetelle pression de la part des pouvoirs publics, quils seraient vite obligs de devenirassez indulgents pour que tous les lves continuent leurs tudes. Les chosesredeviendraient donc bientt exactement ce quelles sont aujourdhui.

    Dautres rformateurs nous proposent de copier lducation anglaise, si incontes-tablement suprieure la ntre par le dveloppement quelle donne au caractre, parla faon dont elle exerce linitiative, la volont, et aussi, ce quon oublie gnralementde remarquer, la discipline. La rforme, thoriquement excellente, serait tout faitirralisable. Adapte aux besoins dun peuple qui possde certaines qualits hrdi-taires, comment pourrait-elle convenir un peuple possdant des qualits tout faitdiffrentes ?

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    Lessai dailleurs ne durerait pas trois mois. Un parent franais qui on enverraitdu lyce son fils tout seul, sans personne pour lui prendre son ticket la gare ou lefaire monter en omnibus, lui dire de mettre son pardessus quand il fait froid, lesurveiller dun oeil vigilant pour lempcher de tomber sous les roues des trains enmarche, dtre cras dans les rues par les voitures, ou davoir un oeil poch quand iljoue librement la balle avec ses camarades, ces parents-l nexistent pas en France.Si leurs ples rejetons taient soumis au rgime de lducation anglaise, faisant leursdevoirs quand ils veulent et comme ils veulent, se livrant sans surveillance aux jeuxles plus violents et les plus dangereux, sortant leur guise, etc., les rclamationsseraient unanimes. An premier accident, les parents pousseraient dpouvantablesclameurs, et toute la presse se soulverait avec eux. Le ministre serait immdiatementinterpell et oblig sous peine dtre renvers de rtablir les anciens rglements. Jaiconnu une respectable dame qui eut une srie de violentes crises de nerfs et menaason mari de divorcer parce que ce dernier avait, sur mon conseil, propos denvoyerleur fils, qui venait de terminer ses tudes, passer ses vacances en Allemagne pourapprendre un peu lallemand. Laisser voyager tout seul un pauvre petit garon de dix-huit ans ! Il fallait tre un pre dnatur pour avoir conu un tel projet. Le pre

    dnatur y renona dailleurs bien vite.Et peut-tre navait-elle pas absolument tort, la respectable dame, quand elle dou-

    tait des aptitudes de son fils se diriger seul dans un tout petit voyage. Ne possdantces aptitudes, ni par hrdit, ni par ducation, o les et-il acquises ?

    Si les Anglais nont besoin de personne pour se diriger, cest quils possdent parhrdit une discipline interne qui leur permet de se gouverner eux-mmes. Il ny apas de peuple plus disciplin, plus respectueux des traditions et des coutumes tablies.Et cest justement parce quils ont en eux-mmes leur discipline quils peuvent sepasser dune tutelle constante. Une ducation physique trs dure entretient etdveloppe ces aptitudes hrditaires, mais non sans que le jeune homme ait courirdes risques daccidents auxquels aucun parent franais ne consentirait exposer sa

    timide progniture.Il faut donc se bien persuader quavec les ides rgnant en France, fort peu de

    choses peuvent tre changes dans notre systme dinstruction et dducation avantque lesprit public ait lui-mme volu.

    Laissons donc entirement de ct nos grands projets de rformes. Ils ne peuventque servir de matire dinutiles discours. Considrons que nos programmes ont ttransforms bien des fois sans le plus faible bnfice. Considrons surtout que lesAllemands, avec des programmes fort peu diffrents des ntres, ont su raliser desprogrs scientifiques et industriels qui les ont mis la tte de tous les peuples. Envisa-geons ces faits incontestables, et en y rflchissant suffisamment, nous finirons peut-tre par dcouvrir que tous les programmes sont indiffrents, mais que ce qui peut

    tre bon ou mauvais, cest la faon de sen servir. Les programmes ne signifient rien.Ils nont en eux-mmes aucune vertu.

    Dtaills ou sommaires, les programmes dinstruction se rsument en ceci appren-dre des jeunes gens les rudiments des sciences, de la littrature, de lhistoire et laconnaissance de quelques langues anciennes ou modernes. Des mthodes qui narri-vent pas raliser un tel but sont dfectueuses, et on pourra changer indfiniment lesprogrammes, les allonger dun ct, les raccourcir de lautre, sans que les rsultatssoient meilleurs. Le jour o cette vrit sera bien comprise, les professeurs commen-

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    ceront entrevoir que ce sont leurs mthodes, et non les programmes, quil faudraitchanger. Tant quelle naura pas assez pntr dans les cervelles pour devenir unmobile daction, nous persisterons dans les mmes errements, et personne napercevraque linstruction peut, comme la langue dsope, constituer la meilleure ou la pire deschoses 1.

    Cest justement parce que toute rforme essentielle doit viser, non les program-mes, mais les mthodes, que les projets proposs devant lenqute offrent si peudintrt. Ils ne reprsentent que les redites ressasses depuis longtemps.

    Tout ce que lon peut dire dutile sur les programmes se rsume en ceci, que plusils seront courts, meilleurs ils seront. Un programme complet dinstruction ne devraitpas dpasser vingt-cinq lignes, sur lesquelles plusieurs seraient consacres dire quellve ne doit tudier dans chaque science quun petit nombre de notions, mais lesconnatre fond.

    IV

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    Le lecteur commence sans doute entrevoir combien sont puissants les obstaclesinvisibles qui sopposent une rforme profonde de lenseignement en France, etcependant nous navons pas abord encore le plus formidable, le plus irrductiblepeut-tre de tous ces obstacles ltat mental des professeurs.

    Lenqute parlementaire nen a pas tenu compte une seule fois et elle ne le pou-vait gure. Persuads que les professeurs universitaires, bourrs de science livresqueet. de diplmes, sont par cela mme parfaits, les dposants de lenqute ne pouvaientsupposer que la question des professeurs et des moyens employer pour les formerpt tre lobjet dune discussion quelconque.

    Et cest pourtant, ce point inaperu, que se trouve le noeud vital des rformespossibles de lenseignement.

    Lenqute a couvert de fleurs les professeurs et de maldictions les programmes.Cest peu trs le contraire quil et fallu faire. Supposons en effet que, par unepuissance magique, les obstacles que nous avons vus se dresser devant les rformes

    aient disparu. Les prjugs des familles se sont vanouis, des programmes parfaits ont1 Au point de vue des fcheux rsultats que peut produire une instruction mal adapte aux besoins

    dun peuple, et pour juger dans quelle mesure elle dsquilibre et dmoralise ceux qui lont reue,on ne saurait trop mditer lexprience faite sur une vaste chelle par les Anglais dans lInde. Jenai expos les rsultats dans un discours dinauguration prononc au congrs colonial de 1889, dontjtais un des prsidents (Voir Revuescientifique, aot 1889) Ses parties sont rsumes dans lanouvelle dition de mon livre : les Civilisations de lInde. Le systme dinstruction et dducation,qui tait excellent pour des Anglais et que par consquent ils ont cru pouvoir appliquer avecavantage des Hindous, sest montr tout fait dtestable pour ces derniers.

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    t crs, avec des mthodes excellentes pour les enseigner. Tout, pensez-vous, vachanger. Rien, absolument rien, ne pourra changer.

    Et pourquoi ? Simplement parce que ltat mental des professeurs cr par lesmthodes universitaires nest pas modifiable. Forms par ces mthodes, ils sontincapables den appliquer dautres, ou mme den comprendre dautres. Tous sontarrivs un ge o on ne refait pas son ducation. Certes ils accepteront docilement,comme ils les ont accepts jusquici, tous les changements de programmes, ils sincli-neront bien bas devant les circulaires ministrielles, mais ils continueront enseignercomme ils lont toujours fait, parce quils ne pourraient enseigner autrement.

    Les dpositions de lenqute que nous reproduirons dans cet ouvrage fournirontun frappant exemple de limpossibilit o se trouvent aujourdhui nos professeurs dechanger leurs mthodes denseignement. Il y a un certain nombre dannes, unministre de lInstruction publique, M. Lon Bourgeois avait rv dentreprendre luiseul la rforme de lUniversit, en crant ce quon a appel lEnseignement moderne,termin par un baccalaurat spcial donnant peu prs les mmes privilges que le

    baccalaurat classique. Les langues anciennes taient remplaces par les languesvivantes, lenseignement des sciences fortifi. Tout tait parfait dans le programme. Ilne manqua que les matres capables de lappliquer. Les professeurs de lUniversitenseignrent les langues vivantes comme les langues mortes, en ne soccupant que desubtilits grammaticales. Les sciences furent apprises coups de manuels. Lesrsultats obtenus furent finalement, comme nous le verrons, des plus mdiocres.

    Il faut rendre justice la science livresque de nos professeurs. Tout ce qui estsusceptible dtre appris par coeur, ils lont appris, mais leur valeur pdagogique estentirement nulle. On la insinu parfois dans lenqute quoique fort timidement. Cenest quen dehors de lenqute quil sest rencontr quelques esprits assez indpen-dants pour rvler un tat de choses qui devient de plus en plus visible aujourdhui.La faible valeur pdagogique des professeurs de notre Universit frappe dailleurs les

    trangers qui ont visit nos tablissements dinstruction et assist quelques leons.M. Max Leclerc cite ce propos un article de la RevueInternationale de lEnsei-gnement, o se trouve consigne lopinion dun professeur tranger qui a visit, Paris et en province, beaucoup de nos tablissements dducation. Il a rencontrbeaucoup dhommes instruits... trs peu de professeurs et dducateurs . Quant aupersonnel de proviseurs, censeurs, principaux, il la trouv peu clair, prtentieux,maladroit et troit desprit .

    Ce nest pas daujourdhui seulement que des critiques analogues ont t formu-les. Voici ce qucrivait il y a trente ans M. Bral, professeur au Collge de France,sur notre corps enseignant :

    Le corps universitaire tait, en 1810, peu prs lexpression des ides de la socit. En

    1848, il tait dj si arrir quun observateur tranger pouvait crire : Le corps desprofesseurs en France est devenu tellement stationnaire, quil serait impossible de trouver uneautre corporation qui, en ce temps de progrs gnral, surtout chez la nation la plus mobile dumonde, se maintienne avec autant de satisfaction sur les routes battues, repousse avec autantde hauteur et de vanit toute mthode trangre, et voit une rvolution dans le changement leplus insignifiant. Depuis que le livre do nous extrayons ces lignes a t publi, vingt-quatre ans se sont couls le portrait quon y trace de lUniversit est rest exact sur bien despoints, mais les dfauts se sont exagrs et les lacunes accuses davantage.

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    quoi tient linsuffisance pdagogique incontestable des professeurs de notreUniversit ? Elle tient simplement aux mthodes qui les ont forms. Ils enseignent cequon leur a enseign, comme on le leur a enseign.

    Que peuvent valoir, pour linstruction et lducation de la jeunesse, les profes-seurs prpars par les mthodes universitaires, cest--dire par ltude exclusive deslivres ? Ces malheureuses victimes du plus dformant rgime intellectuel auquel unhomme puisse tre soumis, nont jamais quitt les bancs avant de monter dans unechaire. Bancs des lyces, bancs de lcole normale ou bancs des Facults. Ils ontpass quinze ans de leur vie subir des examens et prparer des concours. A lcolenormale, leurs devoirs sont littralement taills pour chaque jour. Tout se passe avecune rgularit crasante. Les programmes des examens ne laissent pas une ombre demouvement ces malheureux esclaves de la science . Leur mmoire sest puise enefforts surhumains pour apprendre par coeur ce qui est dans les livres, les ides desautres, les croyances des autres, les jugements des autres. De la vie, ils ne possdentaucune exprience, nayant jamais eu exercer ni leur initiative, ni leur discernement,

    ni leur volont. De cet ensemble si subtil quest la psychologie dun enfant, ils nesavent absolument rien. Ils sont comme le cavalier inexpriment sur un chevaldifficile. Ils ignorent comment se faire comprendre de ltre quils doivent diriger, lesmobiles qui peuvent agir sur lui et la faon de manier ces mobiles. Ils rcitent, commeprofesseurs, les cours que tant de fois ils ont rcit comme lves, et pourraient trefacilement remplacs dans leurs chaires par de simples phonographes.

    Pour arriver tre professeur, il leur a fallu apprendre des choses compliques etsubtiles. Ce sont les mmes choses compliques et subtiles quils rpteront devantleurs lves. En Allemagne, o lodieuse institution des concours nexiste pas, onjuge les professeurs daprs leurs travaux personnels et leurs succs dans lensei-gnement libre, par lequel ils doivent le plus souvent dbuter. En France, on les jugepar lamas de choses quils peuvent rciter dans un concours. Et, comme le nombre

    des candidats est trs grand, alors que le nombre des places est petit, on raffine encoreen ce sens, pour en liminer davantage. Celui qui saura rciter sans broncher le plusde formules, qui aura entass dans sa tte la plus grande somme possible de purileschinoiseries, de subtilits scientifiques ou grammaticales, remportera srement sur sesrivaux. Tout rcemment encore, un des examinateurs des derniers concours dagr-gation, M. Jullien, faisait remarquer, dans une des sances du Conseil suprieur delInstruction publique, que le jury tait effray de leffort de mmoire impos auxcandidats. Il pense que si la mmoire est un admirable instrument de travail, elle nestquun instrument au service de ces qualits matresses du professeur, qui sont lespritcritique, la logique et la mthode, la mesure et le tact, la pntration, linspiration etlampleur des vues, la simplicit et la clart dans lexposition, la correction et lavivacit de la parole.

    Il avait certes raison de se livrer des rflexions semblables, ce respectable jury,mais de l un effet quelconque il y a loin, et pendant longtemps encore. Avec lergime des concours, la mmoire sera la seule qualit utile un candidat. Il se garderasoigneusement mme en et-il le temps et la capacit de tout travail un peupersonnel, sachant bien qu tous les degrs, rien nest plus mal vu de la part desexaminateurs.

    Quand un homme a ainsi consacr quinze ans de sa vie entasser dans sa mmoi-re tout ce qui peut y tre entass, sans avoir jamais jet un coup doeil sur le monde

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    extrieur, sans avoir eu exercer une seule fois son initiative, sa volont et sonjugement, quoi est-il bon ? rien, sinon faire nonner machinalement de mal-heureux lves une partie des choses inutiles que pendant si longtemps il a nonneslui-mme. On cite assurment parmi les professeurs de lUniversit quelques espritsdlite qui ont chapp aux tristes mthodes dducation auxquelles ils ont t sou-mis, comme on cite pendant les pidmies de peste quelques mdecins qui chappentaux atteintes du flau. Combien rares de telles exceptions !

    LUniversit vit pourtant sur le prestige exerc par ces exceptions. Mais si lonobserve la foule des professeurs, on constate quil en est bien peu qui aient chapp laction du dprimant rgime qui les a forms. Que de cerveaux jadis intelligents,dtruits pour toujours, et bons tout au plus . aller au fond dune province faire rciterdes leons ou faire passer des examens, avec la certitude quils sont trop uss pourtre capables dentreprendre autre chose dans la vie. Leur seule distraction estdcrire des livres dits lmentaires, ples compilations o stale chaque page lafaiblesse de leur capacit dducateur et ce got des subtilits et des choses inutilesque lUniversit leur a inculqu. Ils croient faire preuve de science en compliquant les

    moindres questions et en rendant obscures les choses les plus claires. M. Fouille, quiparait avoir fait une tude attentive des livres crits par ses collgues, a publidinvraisemblables chantillons de cette littrature scolaire. Un des plus curieux estcelui de ce professeur dont le livre, destin lenseignement secondaire des lyces,est revtu de lapprobation des plus hautes autorits universitaires.

    Lauteur dclare avoir volontairement supprim les termes et les discussions quiauraient pu effrayer linexprience des enfants : cest pourquoi il leur parle longuement de lacsure penthmimre quon remplace quelquefois par une csure hepthmimre, ordinai-rement accompagne dune csure trihmimre. Il les initie aux synalphes, aux apocopes etaux aphrses, et il les avertit quil a adopt la scansion par anacruse et supprim le choriam-be dans les vers logadiques. Il leur rvle aussi les mystres du quaternaire hypermtre oudimtre hypercatalectique ou encore ennasyllabe alcaque. Que dire du vers hexamtredactylique, catalectique in dissylabum, du procleusmatique ttramtre catalectique, dudochmiade dimtre, et de la strophe trochaque hypponactenne, du dystique trochaquehypponacten ?

    M. Fouille cite encore un autre professeur qui, dans un livre denseignement l-mentaire, stend longuement sur la mthode pour documenter une pice de thtre,en voici un extrait: On consultera dabord le rpertoire gnral 20 vol., B N,inventaire y f, 5337 = 5546 etc. Suivent trois pages dindications semblables !

    Les livres de sciences sont conus daprs les mmes principes. Je pourraisdonner comme exemple un livre de physique crit par un agrg de lUniversit pour

    les candidats au certificat des sciences physiques et naturelles, lesquels, comme nousle verrons par les dpositions de lenqute, ne possdent que des notions trs rudi-mentaires en mathmatiques. Lauteur sest donn un mal extraordinaire pour bourrerson livre chaque page dintgrales totalement inutiles. Dans un supplment destin apprendre les manipulations, les quations ne sont pas davantage pargnes. Pourlopration si lmentaire du calibrage dun tube, lauteur a trouv le moyen deremplir trois pages serres dquations. Ce professeur est assurment tout faitcertain que pas un lve sur mille ne comprendra quelque chose ces formules, maisquest-ce que cela peut bien lui faire?

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    Avec les nouveaux programmes, les livres pour lenseignement nont fait que secompliquer encore plus et ils arrivent tre totalement illisibles. Dans un remar-quable article, paru dans le journal lEnseignement secondaire du 15 juin 1904, M.Brucker, professeur au lyce de Versailles, a montr tout le verbalisme strile dontsont entachs les livres consacrs lenseignement des sciences naturelles, et en citedattristants exemples. En voici un pris au hasard :

    Lauteur dun autre Prcis va plus loin encore. La complication de son langage dpassece que lon avait imagin avant lui : il appelle les mousses des bryophytes, les fougres desptridophytes ou exoprothalles isodiodes, leurs spores des diodes, et ainsi du reste.

    Si nos professeurs donnent un si dplorable enseignement, cest quils ont tforms par lUniversit. Ils enseignent ce quon leur a enseign et de la faon dont onle leur a enseign. Tant que les professeurs des Facults se recruteront comme aujour-dhui, rien ne pourra tre modifi dans notre enseignement universitaire.

    Cest en grande partie parce que le systme de recrutement des professeurs est, enAllemagne, trs diffrent du ntre, que lenseignement tous les degrs y est sisuprieur. Nos voisins ont trouv le secret dobliger les professeurs des Facults sintresser leurs lves et se mettre leur porte. La formule est tout tait sim-ple. Ce sont les lves qui paient les professeurs, et, comme il y a pour chaque ordredtudes plusieurs professeurs libres, llve va vers celui qui enseigne le mieux. Laconcurrence oblige donc le professeur soccuper soigneusement de ses lves. Il saitque cest seulement lorsquil aura su runir autour de lui beaucoup dauditeurs etpubli des travaux personnels, quil pourra tre appel devenir le titulaire dunechaire importante, dont le principal rapport consistera dailleurs dans les rtributionsdes lves. En France, le professeur de Facult est un fonctionnaire traitement fixe,

    qui na aucun intrt captiver lesprit de ses auditeurs ni se plier leur intelli-gence. Pas nest besoin dtre trs psychologue pour comprendre que sil tait paypar eux, son intrt entrerait immdiatement en jeu, et que, sous linfluence de cepuissant mobile daction, il serait vite oblig de transformer entirement ses mthodesdenseignement. Sil ne savait pas les transformer, il aurait vite des concurrents quilobligeraient changer ou disparatre.

    Malheureusement, une rforme aussi capitale, la seule qui amnerait la transfor-mation de notre enseignement suprieur dabord, et, par voie de consquence, celle denotre enseignement secondaire ensuite, est radicalement impossible avec nos ideslatines. Les bien rares tentatives faites dans ce sens par linitiative prive ont tlobjet des perscutions de lUniversit aussitt quelles ont russi. Elle ne tolre unpeu que celles qui ne russissent pas. Je me souviens quil y a une vingtaine dannes,

    le Dr F*** avait ouvert pour les tudiants en mdecine un cours priv danatomie,auquel ils ne pouvaient assister quen payant fort cher, mais o ils taient srs dap-prendre lanatomie, alors que dans les leons officielles de la Facult ils apprenaienttrs peu de chose. Bien que ces dernires fussent entirement gratuites, les tudiantsles dsertaient pour les leons payes. Le Dr F*** ainsi que ses lves, fut lobjet detelles perscutions de la part de la Facult, quaprs une dizaine dannes de lutte, ilse vit rduit fermer son cours.

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    Nous voici loin des programmes et de leur rforme. Le lecteur doit voir nettementmaintenant combien est vaine et inutile toute lagitation faite propos de ces pro-grammes, et combien inutiles aussi les monceaux de pages publies . ce propos. Lesprogrammes ne sont que des faades. On peut les changer volont, mais sansmodifier pour cela les choses invisibles et profondes quelles abritent. On sen prendaux faades parce quon les voit. On nessaie pas de toucher ce qui est derrire,parce que le plus souvent on ne le discerne pas.

    V

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    Jespre avoir montr que le problme de la rforme de notre enseignement estbien autrement compliqu que les auteurs de lenqute parlementaire ne lont soup-onn.

    Nous ne dirons pas certes que cette rforme est impossible. Il ny a rien dimpos-sible pour des volonts fortes. Mais avant de rformer au hasard, comme on le faitdepuis si longtemps et comme on continue le faire encore, il faut au moins connatre fond lessence des choses que lon veut rformer. Si lon persiste lignorer, on neralisera que des changements de mots, on troublera inutilement les esprits, et lonrendra notre enseignement plus mdiocre encore quil ne lest aujourdhui.

    Cest parce que les auteurs de lenqute ne semblent pas avoir nettement compris

    les problmes fondamentaux de lenseignement, quil nous a sembl utile de prciserces problmes.

    Elle naura cependant pas t inutile, cette colossale enqute. Elle a appris beau-coup de faits, que lon pouvait souponner, mais non prouver. Elle a montr surtoutltat des esprits, et que le mal auquel on cherche remdier est bien plus profondquon naurait pu le penser.

    On sait que la conclusion de lenqute a t un projet de rformes de lenseigne-ment, prsent la Chambre des Dputs et adopt aprs une courte discussion. Danscette discussion, le Ministre de lInstruction publique a dit de fort bonnes choses pouren dfendre de bien mdiocres. Il a certainement trop desprit philosophique pour nepas avoir eu conscience de la faible valeur des rformes proposes par la Commis-

    sion. Quelques tiquettes seules ont t changes. Un dput, M. Mass, a dit de ceprojet quil fait leffet dune de ces faades brillantes difies grands frais dans legot du jour, et qui sont uniquement destines faire illusion sur les commoditsdun immeuble dans lequel rien ou presque rien na t modifi.

    Toutes ces rformes de programmes, rptes tant de fois, sont dailleurs absolu-ment dpourvues dintrt. Notre enseignement restera ce quil est tant que nosmthodes actuelles nauront pas t entirement transformes. Il ny aura, je le rpte,de changements possibles que quand la ncessit dune transformation complte des

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    mthodes aura pntr un peu dans la cervelle des parents, des professeurs et deslgislateurs.

    La destine de la plupart de nos grandes enqutes parlementaires est de bienttdisparatre dans la poussire des bibliothques, do elles ne sortent plus. Il ma falluune forte dose de patience pour lire attentivement les six normes volumes sur larforme de lenseignement, et jimagine que bien peu de mes contemporains ont eucette patience. Les questions dducation et dinstruction ont aujourdhui une impor-tance telle quil ma sembl ncessaire de retirer de cette gangue volumineuse lesparties essentielles, de les classer avec mthode, de les discuter quelques fois. Tousles textes reproduits manent de personnages autoriss, les seuls dont la parole aitquelque influence dans un pays aussi hirarchis que le ntre, les seuls qui puissentagir sur lopinion des parents et finir peut-tre par la rformer.

    Cette rforme de lopinion est la premire quon doive tenter aujourdhui. Cestseulement quand elle sera complte quune rforme de lducation deviendrapossible.

    Les difficults dune pareille tche sont immenses. Elles ne sont pas insurmonta-bles pourtant. Il na jamais fallu beaucoup daptres pour crer les grandes religionsqui ont boulevers le monde, mais il en a fallu quelques-uns. Tout le mouvement dontest sortie lenqute qui a si profondment branl lUniversit a eu pour unique pointde dpart la campagne vigoureuse dun homme daction nergique, lexplorateurBonvalot. Sil na pas su montrer nettement la voie suivre, pas plus dailleurs queles six volumes de lenqute ne lont montre, il a au moins fait voir combien taitfuneste celle que nous suivions. Nouveau Pierre lErmite, il a secou lindiffrence dupublic, et les noms les plus minents de lUniversit se sont bientt rangs modes-tement derrire lui, prts dmolir lidole dont ils avaient t jadis les plus ardentsdfenseurs.

    Le jour o lopinion, suffisamment instruite, comprendra le mal que nous a faitnotre Universit, et le comparera tout le bien que dans dantres pays des institutionssemblables ont ralis, ce jour-l notre antique systme dducation scroulera dunseul coup, comme ces monuments trop vieux qui gardent une apparence de solidittant quon ne les touche pas. Alors seulement nous pourrons essayer dobtenir ce quedautres peuples ont ralis avec leurs professeurs.

    Lducation seule permettra aux Latins de remonter cette pente rapide de ladcadence quils descendent grands pas. Cest leur dernire carte et sous peine deprir, ils ne doivent pas la laisser perdre. Ce que les Allemands ont su accomplir, nouspouvons le tenter. Ils avaient mdit longuement, et nous devons mditer aussi, le motprofond de Leibnitz Donnez-moi lducation, et je changerai la face de lEuropeavant un sicle.

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    Livre II

    Linstruction et lducation

    aux tats-Unis

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    Livre II : LInstruction et lducation aux tats-Unis

    Chapitre I

    Principes gnraux de lducation

    en Amrique.

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    Cest surtout par voie de comparaison que se forment nos connaissances. Pourbien saisir les causes de lextrme infriorit de notre enseignement universitaire, ilsera utile de le comparer lducation donne dans le pays du monde o elle est leplus dveloppe, lAmrique.

    Les publications sur lducation aux tats-Unis sont nombreuses; mais rdiges

    par des universitaires qui la considrent leur point de vue, elles apprennent peu dechose. Cest pourquoi le magnifique ouvrage, les Mthodes amricaines dducation,publi rcemment par M. Buyse, directeur de lcole industrielle de Charleroi, a tune vritable rvlation. Des peuples duqus par des mthodes aussi parfaites sontappels former une humanit diffrente de la ntre.

    Cette impression est celle quprouveront tous les lecteurs du livre de M. Buyse.Cest un peu celle ressentie par un de nos plus minents savants, M. Le Chatelier. Onen jugera par lextrait suivant dun de ses articles :

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    la lecture de cet ouvrage, la premire impression est un sentiment denvie pour unecivilisation certainement suprieure la ntre. Une confiance gnrale et absolue dans lesbienfaits de lducation, une libe