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L’écologie et la spiritualité orthodoxe. Une vision biblique et patristique du sens de la création Archiprêtre André Jacquemot Conférence donnée le 24 novembre 2015 au Centre Autonome d’Enseignement et de Pédagogie religieuse (CAEPR) Metz dans le cadre d’un cycle de conférences sur le thème : Prendre soin de la création. Un défi, un appel ? Quelles réponses ? Le présent texte écrit est une version longue, avec notamment des citations plus complètes que dans la version orale. 1. Pour introduire le sujet 1.1. Qui suis-je pour en parler ? 1.2. Une question de justice 1.3. Nécessité d’une vision spirituelle 2. Le dessein du Dieu créateur selon la Bible 2.1. Au commencement Dieu créa 2.2. Qu’est-ce que l’homme ? Quelle est sa vocation ? 2.2.1. La place de l’homme dans la création 2.2.2. Le Christ, prototype de l’homme 2.2.3. De l’image vers la ressemblance 2.2.4. La non autosuffisance de l’homme dans sa nature créée 2.3. La chute 2.3.1. Le Paradis perdu 2.3.2. La dimension cosmique de la chute 2.4. Le salut en Christ 2.4.1. La restauration de l’homme 2.4.2. La dimension cosmique du salut 3. Spiritualiser la relation de l’homme avec la création 3.1. La création comme objet de contemplation 3.2. La dimension sacramentelle de la création 3.3. L’attitude eucharistique 3.4. L’attitude ascétique 3.4.1. Le jeûne comme maîtrise de soi 3.4.2. La jeûne comme partage et esprit de solidarité 4. En conclusion

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  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe.

    Une vision biblique et patristique du sens de la cration

    Archiprtre Andr Jacquemot

    Confrence donne le 24 novembre 2015

    au Centre Autonome dEnseignement et de Pdagogie religieuse (CAEPR)

    Metz

    dans le cadre dun cycle de confrences sur le thme :

    Prendre soin de la cration. Un dfi, un appel ? Quelles rponses ?

    Le prsent texte crit est une version longue,

    avec notamment des citations plus compltes que dans la version orale.

    1. Pour introduire le sujet

    1.1. Qui suis-je pour en parler ?

    1.2. Une question de justice

    1.3. Ncessit dune vision spirituelle

    2. Le dessein du Dieu crateur selon la Bible

    2.1. Au commencement Dieu cra

    2.2. Quest-ce que lhomme ? Quelle est sa vocation ?

    2.2.1. La place de lhomme dans la cration

    2.2.2. Le Christ, prototype de lhomme

    2.2.3. De limage vers la ressemblance

    2.2.4. La non autosuffisance de lhomme dans sa nature cre

    2.3. La chute

    2.3.1. Le Paradis perdu

    2.3.2. La dimension cosmique de la chute

    2.4. Le salut en Christ

    2.4.1. La restauration de lhomme

    2.4.2. La dimension cosmique du salut

    3. Spiritualiser la relation de lhomme avec la cration

    3.1. La cration comme objet de contemplation

    3.2. La dimension sacramentelle de la cration

    3.3. Lattitude eucharistique

    3.4. Lattitude asctique

    3.4.1. Le jene comme matrise de soi

    3.4.2. La jene comme partage et esprit de solidarit

    4. En conclusion

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 2

    1. Pour introduire le sujet

    Les problmes environnementaux font lactualit en cette fin danne 2015, avec la

    confrence internationale de Paris sur le climat (COP 21) qui va avoir lieu en

    dcembre, et les vnements qui sy rattachent : la marche cumnique pour la justice

    climatique, qui est passe par Metz les 14 et 15 novembre, lencyclique Laudato si du

    Pape Franois. Nous connaissons les enjeux pour lavenir de la plante, je nai pas

    besoin de les rappeler. Nous esprons que nos dirigeants sauront prendre des dcisions

    courageuses, la hauteur de la gravit de la situation.

    1.1. Qui suis-je pour en parler ?

    Ma sensibilit aux problmes cologiques remonte aux annes 1970, lorsque javais

    environ vingt-cinq ans. Elle sest traduite notamment par le vote Ren Dumont aux

    lections prsidentielles de 1974. Mon engagement tait alors principalement inspir

    par Gandhi. Certes, du temps de Gandhi, dans la premire moiti du XXe sicle, la

    question de lenvironnement ne se posait pas encore comme aujourdhui, mais sa vie et

    son combat taient anims par une valeur centrale : la limitation des besoins, la

    sobrit, et cela pour deux raisons :

    - pour la justice : nutiliser que les moyens accessibles tous, ne sapproprier des

    ressources de la terre que la part qui est donne en partage aux pauvres, ne pas

    possder ce que les plus pauvres ne peuvent pas se procurer ;

    - pour la libert : pour ne pas tre soumis des besoins artificiellement crs par un

    systme conomique qui tend imposer sa loi. Rappelons que la dmarche de Gandhi

    se situe dans le contexte du combat pour lindpendance de lInde. Mais plus

    fondamentalement, il sagit dune libert intrieure, par la matrise de soi.

    Cette sobrit comme mode de vie, associe la pratique de la non-violence, tait

    sous-tendue chez Gandhi par une vision spirituelle trs profonde, assez proche de

    lEvangile. Gandhi a t une tape de mon itinraire spirituel vers lorthodoxie.

    Aujourdhui, un peu dans le mme esprit, mais avec une claire motivation cologique,

    le thme de la sobrit heureuse est repris avec force par Pierre Rabhi. Il a dailleurs

    des liens avec le monastre orthodoxe de Solan, dans le Gard.

    Jen arrive donc lorthodoxie, et je voudrais vous convaincre quelle a une affinit

    naturelle avec les proccupations cologiques.

    Le Patriarcat de Constantinople, qui jouit dune primaut dans lglise orthodoxe, a

    pris des initiatives depuis plus dun quart de sicle en faveur de la protection de

    lenvironnement, depuis que le Patriarche Dimitrios, en 1989, adressa son encyclique

    toutes les glises orthodoxes dans le monde, instituant le 1er

    septembre (premier jour

    de lanne ecclsiastique orthodoxe) comme jour de prire pour la protection et la

    prservation de lenvironnement naturel. Son successeur, lactuel Patriarche

    Bartholome, est universellement connu pour son engagement inlassable en faveur de

    cette mme cause, ce qui lui a valu le surnom de Patriarche vert. Il a dj organis ou

    apport sa contribution de nombreux colloques internationaux. Lune de ses

    confrences sur le sujet vient dtre publie en franais1.

    Je suis convaincu en effet que la tradition orthodoxe a quelque chose apporter. Son

    originalit ne se situe pas tant au niveau des solutions mettre en uvre. Nous navons

    pas de recette magique. Nous savons que les mesures concrtes sont difficiles

    prendre. En outre, elles peuvent avoir des effets pervers imprvus. Mon objectif est de

    donner une autre vision du monde, une perspective motivante, de laquelle devrait

    dcouler une autre attitude.

    1 Patriarche Bartholome : Et Dieu vit que cela tait bon. Cerf, 2015.

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 3

    1.2. Une question de justice

    La qualit de lenvironnement est-elle en concurrence avec ma qualit de vie ? Cette

    question est un peu le fil conducteur de cette srie de confrences. Je rpondrai dj

    que ma qualit de vie dpend pour une part de la qualit de lenvironnement : je suis

    plus heureux si je respire de lair pur, si je bois de leau de bonne qualit, si je mange

    des aliments sains avec le bon got du terroir, si je peux me dtendre et me ressourcer

    dans des paysages la beaut prserve

    Vous me direz que, si je suis assez riche, je peux maffranchir des consquences de la

    dgradation de lenvironnement produite par mon mode de vie : je peux me payer des

    produits bio, je peux me rserver des lieux protgs ; je peux envoyer mes dchets loin

    de moi, chez les autres, dans les pays pauvres. Mais alors se pose une question de

    justice. Quelle est la valeur dune qualit de vie qui se construirait aux dpens des

    autres ? Comment puis-je accepter dtre heureux au prix du malheur des autres ?

    Un dicton populaire dit que le malheur des uns fait le bonheur des autres. En effet, il

    arrive que lon se rjouisse du malheur des autres lorsquon y trouve un avantage pour

    soi-mme. Mais cette attitude nest pas vanglique, cest une attitude de lhumanit

    dchue, marque par le pch.

    Le principe vanglique est trs diffrent. Il est magnifiquement exprim par saint

    Paul : Rjouissez-vous avec ceux qui se rjouissent et pleurez avec ceux qui

    pleurent (Rom. 12,15). Cest une dclinaison du commandement vanglique :

    Aime ton prochain comme toi-mme (Matth. 19,19 ; 22,39). Si je suis dans cette

    dmarche damour, la joie de nimporte quel homme fait ma joie, et je compatis avec

    tout homme qui souffre. Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui ;

    si un membre est honor, tous les membres se rjouissent avec lui. (1 Cor. 12,26).

    Ma qualit de vie est lie celle des autres. La question de la justice, qui implique un

    esprit de solidarit, est donc aussi une question spirituelle.

    Or notre mode de vie, bas sur le confort et la consommation, cre du malheur dans le

    monde. Je cite le Patriarche Bartholome :

    Les scientifiques estiment que les plus touchs par le rchauffement climatique dans

    les annes venir seront les plus dmunis. Cest pourquoi le problme cologique de

    la pollution est directement li au problme social de la pauvret. Toute activit

    cologique est en fin de compte mesure et passe au crible de son impact et de son

    effet sur le pauvre. Notre proccupation pour les questions cologiques est donc

    directement lie aux questions de justice sociale, et plus particulirement celle de la

    faim dans le monde. Une glise qui nglige de prier pour lenvironnement naturel est

    une glise qui refuse doffrir boire et manger une humanit souffrante. De mme,

    une socit qui ignore son mandat de prendre soin de tous les hommes est une socit

    qui maltraite la cration de Dieu, y compris lenvironnement naturel, ce qui quivaut

    un blasphme. () En tant que le plus important des problmes thiques, sociaux et

    politiques, la pauvret est directement et profondment lie la crise cologique. Un

    fermier pauvre en Asie, en Afrique ou mme en Amrique du Nord, sera confront

    quotidiennement la ralit de la pauvret. Pour ces fermiers, un mauvais usage de la

    technologie ou lradication des forts ne sont pas uniquement dangereux pour

    lenvironnement ou destructifs pour la nature : ils affectent directement et

    profondment la survie mme de leur famille. 2

    2 Patriarche Bartholome : Religion et environnement, quels dfis spirituels pour aujourdhui ? Discours

    lInstitut catholique de Paris le 30 janvier 2014.

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 4

    Agir pour lenvironnement en renonant quelques avantages est donc une question

    de justice :

    - par rapport aux pauvres, qui sont les premires victimes des diverses pollutions et de

    lpuisement des ressources, les premiers touchs par les drglements climatiques ;

    - et, ce qui est peut-tre pire, car elles ne sont pas l pour se dfendre, par rapport aux

    gnrations futures, qui auront payer la facture, en se trouvant dshrites du

    patrimoine que nous aurons dilapid, avec la charge de grer nos dchets pour des

    milliers dannes, sur une terre devenue inhospitalire.

    Cest un fait quaucun systme conomique, aussi avanc technologiquement ou

    socialement soit-il, ne peut survivre leffondrement du systme environnemental qui

    le supporte. Cette plante est vritablement notre maison, mais cest aussi la maison de

    tous, puisquelle est la maison de chaque crature animale comme celle de toute forme

    de vie cre par Dieu. Cest un signe darrogance que de prtendre que seuls nous, les

    hommes, habitons ce monde. Cest aussi un signe darrogance que de simaginer que

    seule notre gnration habite cette terre. 3

    On ne peut pas sparer non plus les problmes environnementaux de celui de la

    rpartition quitable des ressources de la terre.

    La question de la justice est abondamment dveloppe dans lencyclique du Pape

    Franois. Cest aussi la vise des actions comme la marche cumnique pour la justice

    climatique, ou dautres initiatives dassociations vocation humanitaire. Evidemment,

    lEglise orthodoxe ne lignore pas non plus, comme le montre lengagement du

    Patriarche Bartholome. Cet aspect est en lui-mme suffisant pour que lon prenne des

    mesures efficaces pour protger lenvironnement. Toutefois, ce ne sera pas laxe

    principal de mon expos, car je veux me concentrer sur un apport plus spcifique de la

    tradition orthodoxe : la dimension spirituelle.

    1.3. Ncessit dune vision spirituelle

    Il faut comprendre que la crise environnementale que traverse le monde

    daujourdhui, comme dailleurs toutes les autres crises, quelles soient conomique,

    financire ou morale, est avant tout une crise spirituelle. () Elle signale que quelque

    chose ne va pas dans notre relation avec Dieu, les hommes et le monde matriel. ()

    Lenvironnement naturel ne doit jamais tre considr de manire troite, mais dans

    une perspective beaucoup plus large. Une vision spirituelle du monde matriel

    lenvisage toujours en relation avec le Crateur, ce qui nest pas sans consquences

    pour notre apprciation chrtienne des problmes environnementaux. Cette vision

    spirituelle du monde nous dicte le respect de la cration de Dieu, puisque notre rapport

    aux choses matrielles reflte ncessairement notre rapport Dieu. Notre sensibilit

    spirituelle vis--vis de la cration matrielle reflte clairement la sacralit que nous

    rservons aux choses clestes. 4

    Selon les critres de ce monde, on identifie gnralement la qualit de vie avec le

    confort des temps modernes, confort permis et apport par les technologies

    industrielles, avec la possibilit de consommer toujours plus, o alors, ce qui est plus

    sophistiqu, avec le bien-tre corporel et mental, lpanouissement personnel, qui peut

    tourner lidoltrie de soi-mme.

    3 Patriarche Bartholome : Religion et environnement, quels dfis spirituels, Op. cit.

    4 Patriarche Bartholome : Religion et environnement, quels dfis spirituels, Op. cit.

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 5

    Il marrive de regarder des missions littraires la tlvision. Un soir, lune delles

    avait un invit connu comme spcialiste des religions, et revendiquant lui-mme

    davoir sa propre spiritualit (qui saccorde en partie avec lEvangile, mais avec des

    pratiques venant plutt du bouddhisme). Les autres invits taient athes ou

    agnostiques, et plutt sceptiques quant aux bienfaits dune vie spirituelle. Comme pour

    vrifier si la spiritualit du spcialiste prsente un intrt tangible, on lui pose cette

    question : tes-vous heureux ? Il rpond oui : sa spiritualit le rend heureux. Tant

    mieux pour lui ! Je vous souhaite aussi tous dtes heureux !

    Dans une autre mission, un philosophe athe est en prsence dun contemplatif

    chrtien. On invite le chrtien parler de lui-mme et de sa foi. Ayant entendu son

    tmoignage, lauteur athe fait valoir quil a trouv un meilleur quilibre dans sa

    propre vie, un rapport au monde qui le satisfait mieux : il prfre sa vie sans Dieu la

    vie du chrtien qui ne le convainc pas.

    Je me suis alors demand ce que jaurais rpondu si on mavait pos la question : tes-

    vous heureux ? Je naurais pas pu rpondre non, car ce qui me nourrit dans ma foi

    chrtienne a la capacit de me combler, donc de me rendre heureux. Mais dun autre

    ct, comment pourrais-je rpondre que je suis heureux alors que je suis tmoin de

    toute la souffrance du monde ! Ce serait mpriser tous mes frres qui sont humilis,

    perscuts, ou tout simplement blesss par la vie ! Car si ce spcialiste de la spiritualit

    et ce philosophe athe peuvent se dire heureux et panouis, cest parce que la vie leur

    sourit, ce sont des privilgis : ils jouissent de la clbrit, de la sant et de la

    prosprit, ils sont bien dans leur tte et dans leur corps, ils sont (pour le moment)

    labri du malheur.

    Mais les chrtiens ont une autre perspective : Quand le Christ, votre vie, paratra,

    vous paratrez avec Lui dans la gloire (Col. 3,4). Nous ne pouvons nous satisfaire

    dun bonheur goste, qui nous cantonnerait dans notre finitude. Nous avons besoin

    dinfini : Dieu, mon me a soif de Toi, combien ma chair Te dsire , dit le

    psalmiste (Ps. 62,1-2). La vie humaine na de sens quen relation avec Dieu.

    Cest la ruse du serpent de nous faire croire que notre bonheur est dans la

    consommation et dans la jouissance des biens temporels. Il a russi tromper Eve (cf.

    Gen. 3,1-6), mais cest un mensonge. Notre bonheur est dans une juste relation avec la

    cration et avec le Crateur. Notre rfrence concernant le bonheur se trouve dans les

    Batitudes : Bienheureux les pauvres, les doux, les curs purs, les perscuts pour la

    justice (Matth. 5,3-12). Non pas ceux qui sont dans le bien-tre, mais ceux qui

    soffrent lamour de Dieu.

    Je vais donc tenter de prsenter la vision chrtienne orthodoxe, afin que vous puissiez

    juger de sa pertinence pour aborder les problmes et les dfis environnementaux qui

    surgissent en notre sicle, et pour rflchir ce quest la qualit de vie, ce qui est bon

    pour lhomme.

    Lapproche orthodoxe est toujours biblique et patristique. Ce nest pas une doctrine

    nouvelle sortie pour la circonstance. Cest lenseignement de lEvangile, cest

    lenseignement des Pres de lEglise et de toute la tradition orthodoxe. Les Pres

    taient littralement habits par la Bible, ils parlaient le langage de la Bible, cest la

    Bible qui parlait en eux. Ils avaient une conscience de lunit profonde de la Bible, la

    cl de cette unit tant le Christ. Cest pourquoi il y a une grande cohrence entre la

    doctrine et le vcu de lEglise. Pour les fidles habitus aux offices orthodoxes, cet

    hritage patristique est rendu familier et vivant par lhymnographie byzantine, qui est

    la fois posie, thologie, prire et catchse, et dont il faut souligner limportance.

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 6

    2. Le dessein du Dieu crateur selon la Bible

    2.1. Au commencement Dieu cra

    La Bible affirme que le monde est cr par Dieu : Au commencement Dieu cra les

    cieux et la terre (Gen. 1,1). Le mot grec pour au commencement est (en

    archi). Saint Basile-le-Grand, archevque de Csare en Cappadoce au IVe sicle, dans

    ses homlies sur les six jours de la cration dans la Gense, explique comment il faut

    comprendre ce mot :

    Sans aucun doute appelle-t-on le premier mouvement, comme dans ce passage : Le

    commencement de la bonne voie est de pratiquer la justice. Mais on appelle encore ce d'o

    vient qu'une chose existe, parce que c'en est le fondement : telles, pour une maison, ses fondations,

    et, pour un vaisseau, sa carne. L'art est aussi un principe () pour les uvres des artisans.

    A, c'est souvent aussi, dans nos actions, l'heureuse fin que nous en attendons, c'est le terme, la

    cause finale : ainsi, nous faisons l'aumne pour obtenir la faveur de Dieu, et toute action vertueuse

    pour atteindre la fin que nous rservent les promesses divines.

    Puisque le mot est susceptible de tant d'acceptions diffrentes, vois si, dans le cas prsent, il ne

    s'accommode pas de toutes ces significations. Aussi bien tu peux connatre quelle poque

    commena l'organisation du monde, si, remontant du prsent dans le pass, tu t'efforces de

    dcouvrir le premier jour du monde naissant. Tu trouveras ainsi d'o est parti, dans l'ordre du

    temps, le premier mouvement ; tu verras ensuite que, telles des fondations et des bases, ont t

    jets le ciel et la terre ; puis, qu'une raison industrieuse a prsid l'ordonnance du monde visible,

    comme l'indique le mot principe ; enfin, que ce monde n'a pas t conu au hasard ni en vain, mais

    une fin utile, et pour rpondre au plus grand besoin des tres, s'il est vrai que le monde est l'cole

    o s'instruisent les mes raisonnables, le lieu o elles apprennent connatre Dieu : il s'offre en

    effet notre esprit pour le guider, par les objets visibles et sensibles, jusqu' la contemplation des

    invisibles, selon ce que dit l'aptre : Les perfections invisibles de Dieu sont, depuis la cration du

    monde, et par le moyen de ses uvres, offertes la contemplation de nos esprits. (Rom. 1,20). 5

    Ainsi, Dieu a cr le ciel et la terre, et tous les tres inanims et anims, en terminant

    par lhomme, en ayant en vue une finalit, un grand dessein, pour le bien de tous. Et

    Dieu vit que tout cela tait bon (Gen. 1,31). Chacune des cratures a donc sa raison

    dtre en Dieu.

    Le Nouveau Testament nous rvle que cest par le Fils, le Verbe de Dieu, Celui-l

    mme qui sest incarn en Jsus-Christ, que tout a t cr : Au commencement tait

    le Verbe, et le Verbe tait avec Dieu, et le Verbe tait Dieu ; Il tait au commencement

    avec Dieu ; toutes choses ont t faites par Lui (Jean 1,1-3). Dieu, dans ces

    derniers temps, nous a parl par le Fils, qu'Il a tabli hritier de toutes choses, par

    Lequel Il a aussi cr le monde (Hbr. 1,2). Car en Lui ont t cres toutes les

    choses qui sont dans les cieux et sur la terre (Col. 1,16).

    Le terme grec par lequel lEvangliste Jean dsigne le Fils de Dieu est (logos),

    le mot logos signifiant la fois le verbe, la parole et la raison. La notion de logos

    (logoi au pluriel) fut reprise au VIIe sicle par saint Maxime-le-Confesseur. Selon lui,

    chaque tre cr a son logos (sa raison dtre) dans le Logos (le Verbe de Dieu) :

    Qui en effet, considrant avec raison et sagesse les tres amens par Dieu du non-tre ltre,

    pour peu que, dans linfinie varit des tres de la nature, il amne pas pas son me la

    contemplation, et quil discerne en rflchissant et en scrutant le logos selon lequel ils sont crs,

    ne verra-t-il que le Logos est un et multiple, co-discrimin indivisiblement en la diversit des tres

    crs et, travers leur particularit inconfondue entre eux et en eux-mmes ? () Ayant pos

    avant les sicles les logoi (verbes, raisons) des tres crs dans sa bonne volont, en eux Il a fond

    la cration visible et invisible avec raison et sagesse partir du non-tre, ayant fait et faisant tout

    en temps opportun selon le tout et selon chacun. 6

    5 Basile de Csare : Homlies sur lhexamron, Premire homlie. Sources Chr. 26bis, Paris, 1968, p. 109.

    6 Maxime le Confesseur : Ambigua 7. Trad. franaise E. Ponsoye. Paris, 1994.

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 7

    Reprenant cette citation, lArchevque Job de Telmessos, dans une confrence donne

    Metz au dbut de cette anne, rsume ainsi : Maxime souligne qu cause du Logos

    crateur et des logoi des tres crs, Dieu se trouve prsent en chaque crature et

    chaque crature se trouve en Dieu et tourne vers Dieu. () La cration est appele

    une ascension vers Dieu. 7

    2.2. Quest-ce que lhomme ? Quelle est sa vocation ?

    2.2.1 La place de lhomme dans la cration

    Il nous semble important, dans la thologie chrtienne, de distinguer les tres

    humains du reste de la cration, afin de reconnatre la place et la responsabilit unique

    qua reues lhomme au sein de la cration par rapport au Crateur. 8

    Remarque : La thorie de lvolution a tendance voir lhomme comme un animal, certes plus

    dou que les autres, mais sans franche discontinuit. Les spcialistes observent en effet que la

    frontire entre ce qui est propre lhomme et ce qui est commun aux animaux nest pas aussi nette

    quon le croyait. Mais ces donnes scientifiques ne contredisent pas lide biblique qu travers

    lapparition successive des espces, cest lhomme qui est en vue dans le projet divin. Il nest donc

    pas tonnant que les animaux acquirent certaines capacits en commun avec lhomme au cours de

    lvolution.

    Dans la Bible, on voit bien que lhomme a une place particulire : il est la cl de vote,

    laboutissement de la cration. Il a une vocation spciale parmi les cratures. Ainsi,

    dans le premier rcit de la cration, Dieu dit : Faisons l'homme notre image, selon

    notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel,

    sur le btail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre (Gen.

    1,26). Et dans le second rcit : Le Seigneur Dieu forma l'homme de la poussire de la

    terre, Il souffla dans ses narines un souffle de vie et l'homme devint un tre vivant

    (Gen. 2,7). Et un peu plus loin : Le Seigneur Dieu prit l'homme, et le plaa dans le

    jardin d'Eden pour le cultiver et pour le garder. (Gen. 2,15)

    Commentant ces rcits des origines au IVe sicle de notre re, Grgoire le Thologien,

    plus connu en Occident sous le nom de Grgoire de Nazianze, avait remarqu que

    ltre humain avait t cr comme un trait dunion entre la cration et le Crateur,

    entre le monde matriel et le monde spirituel :

    Le Verbe artisan organise un tre vivant compos des deux, je veux dire la nature visible et la

    nature invisible : cest lhomme. Il tire le corps de lhomme de la matire dj cre auparavant, et

    Il prend en Lui-mme une vie quIl met dans lhomme, cest--dire une me spirituelle et une

    image de Dieu. Puis cet homme, un second univers, grand dans sa petitesse, Il le place sur la terre

    tel un autre ange, un adorateur form dlments divers, un contemplateur de la cration visible, un

    initi de la cration invisible. 9

    Et Grgoire prcise que cest cause de cette double participation au monde visible

    et au monde invisible, ou plutt grce son initiation au monde spirituel, que ltre

    humain reut de Dieu la responsabilit dtre le gardien de la cration matrielle. 10

    De ce fait, pour la tradition chrtienne, lenvironnement naturel nest pas une mine

    de ressources destine tre exploite par lhomme de manire goste et

    gocentrique, pour sa propre jouissance, mais une cration appele tre en

    communion avec son Crateur par lintermdiaire de lhomme qui en est le

    gardien. 11

    7 Job de Telmessos : La signification thologique de la beaut de la cration dans la tradition orthodoxe.

    Confrence donne Metz le 28 janvier 2015. 8 Patriarche Bartholome : Religion et environnement, quels dfis spirituels, Op. cit.

    9 Grgoire de Nazianze : Discours 38, 11. Sources Chrtiennes n 358, Paris, 1990, p. 125-127.

    10 Job de Telmessos : La signification thologique de la beaut de la cration, Op. cit.

    11 Patriarche Bartholome : Religion et environnement, quels dfis spirituels, Op. cit.

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 8

    Dun autre ct, si la race humaine joue un rle unique et a une responsabilit unique,

    elle nen est pas moins quune part de lunivers en ce quelle ne peut tre ni conue

    ni considre part de lunivers. Comme la dit saint Maxime : Les tres humains ne

    sont pas isols du reste de la cration, ils sont lis par leur nature mme la totalit

    de la cration. 12

    Et, revenant au premier rcit de la cration dans la Gense : Il faut

    noter que le sixime jour ne fut pas uniquement consacr faonner Adam partir de

    la terre. Ce fut en fait un jour commun, partag avec la cration de nombreux tres

    vivants, selon leur espce : bestiaux, bestioles, btes sauvages selon leur espce (Gen.

    1,24). Cette troite relation entre lhumanit et le reste de la cration, depuis le

    moment mme de la gense, reprsente assurment un rappel puissant et capital du lien

    intime que nous entretenons avec le rgne animal. 13

    2.2.2. Le Christ, prototype de lhomme

    Mais encore, Quest-ce que lhomme ? Cest la question que se pose le psalmiste :

    Quand je vois tes cieux, uvre de tes doigts, la lune et les toiles que Tu as fixes,

    qu'est-ce que l'homme, pour que Tu t'en souviennes, et le fils de l'homme, pour que Tu

    le visites ? Tu l'as abaiss un peu au-dessous des anges, puis Tu l'as couronn de gloire

    et d'honneur, et Tu l'as tabli sur l'uvre de tes mains, Tu as mis toutes choses sous ses

    pieds : les brebis et les bufs, tous ensemble, et mme les animaux des champs, les

    oiseaux du ciel et les poissons de la mer, qui parcourent les sentiers des mers.

    (Ps. 8,4-8)

    Ce psaume trouve un prolongement dans lpitre aux Hbreux qui en donne la cl (on

    voit ici lunit profonde de la Bible : la Bible sexplique par la Bible) :

    En effet, ce n'est pas des anges que Dieu a soumis le monde venir dont nous

    parlons. Or quelqu'un a rendu quelque part ce tmoignage : Qu'est-ce que l'homme,

    pour que Tu te souviennes de lui, ou le fils de l'homme, pour que Tu prennes soin de

    lui ? Tu l'as abaiss pour un peu de temps au-dessous des anges, Tu l'as couronn de

    gloire et d'honneur, Tu as mis toutes choses sous ses pieds. En effet, en lui soumettant

    toutes choses, Dieu n'a rien laiss qui ne lui ft soumis. Cependant, nous ne voyons

    pas encore maintenant que toutes choses lui soient soumises. Mais Celui qui a t

    abaiss pour un peu de temps au-dessous des anges, Jsus, nous le voyons couronn de

    gloire et d'honneur cause de la mort qu'Il a soufferte, afin que, par la grce de Dieu,

    Il souffrt la mort pour tous. Il convenait, en effet, que Celui pour qui et par qui sont

    toutes choses, et qui voulait conduire la gloire beaucoup de fils, levt la perfection

    par les souffrances linitiateur de leur salut. (Hbr. 2,5-10)

    Selon saint Paul, donc, lhomme qui toutes choses sont soumises, cest le Christ.

    Cest en Lui que se ralisent les prophties. Car le psaume est prophtique, cest

    pourquoi le roi David est considr aussi comme prophte. Un seul ralise pleinement

    la vocation de lhomme, un seul est Homme en plnitude, le Christ. Voici

    lhomme , dit prophtiquement Pilate (Jean 19,5). Lorsque dans les psaumes nous

    lisons Bienheureux lhomme , pour les Pres il sagit du Christ.

    Par ailleurs, il est dit dans la Gense : Dieu cra l'homme, selon l'image de Dieu Il le

    cra, homme et femme Il les cra (Gen. 1,27 dans la Septante). Pour le pre de

    lexgse biblique chrtienne, Origne, un Alexandrin du IIIe sicle de notre re,

    Adam nest pas limage de Dieu, mais cr selon limage de Dieu. Pour lui, la seule

    image de Dieu est le Fils. En sappuyant sur un passage de lvangile selon Jean, o le

    12

    Patriarche Bartholome : Et Dieu vit que cela tait bon. Op. cit., p. 19. 13

    Patriarche Bartholome : Et Dieu vit que cela tait bon. Op. cit., p. 38.

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 9

    Christ affirme son sujet : Qui ma vu, a vu le Pre (Jean 14,9), Origne14

    en conclut

    quAdam fut cr comme image de lImage, selon limage du Christ qui est, Lui,

    lImage de Dieu. 15

    Le Christ est donc le prototype de lhomme. Saint Paul ne dit pas autre chose lorsquil

    affirme : Il (Jsus-Christ) est l'image du Dieu invisible, le premier-n de toute la

    cration (Col. 1,15), Adam, quant lui (selon Rom. 5,14), tant une figure de Celui

    qui devait venir , cest--dire du Christ.

    On comprend alors autrement le commandement donn lhomme de dominer sur

    les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la

    terre (Gen. 1,28). Une mauvaise interprtation de ce texte peut conduire une

    exploitation destructrice des ressources naturelles.

    Remarque : A cause de ce verset biblique : Croissez et multipliez-vous, dominez (Gen.

    1,28), le christianisme (avec les religions monothistes en gnral) est parfois rendu responsable

    de la crise cologique. Il est vrai que lOccident a historiquement justifi lexploitation des

    ressources de la terre par ce commandement divin. LOrient chrtien, structur par le monachisme,

    est toujours rest plus contemplatif.

    En ralit, sil est dabord propos Adam, qui est confi notamment le soin de

    nommer les animaux (cf. Gen. 2,19), ce pouvoir de dominer la cration appartient en

    propre au Christ (et, par extension, aux hommes que nous sommes, appels participer

    la seigneurie du Christ). Dans les Evangiles, nous voyons en effet que le Christ

    domine les lments : Il apaise la tempte et les vagues de la mer (Matth. 8,26), Il

    marche sur les eaux (Matth. 14,25), Il vit dans le dsert avec les btes sauvages, qui

    sont pacifies en sa prsence (Marc 1,13), les anges le servent (Matth. 4,11), Il

    commande aux dmons (qui lui obissent) et Il les expulse, Il gurit les malades

    Cette domination ne vise ni asservir, ni exploiter : Le Fils de l'homme est venu, non pour tre servi, mais pour servir (Matth. 20,28).

    2.2.3. De limage vers la ressemblance

    Nous avons vu que lhomme avait t cr dune manire diffrente des autres tres,

    avec vocation en tre la tte. Il est un trait dunion entre la terre et le ciel. Mais il faut

    ajouter un autre aspect : si tous les tres sont dtermins ds leur cration, il nest est

    pas ainsi pour lhomme. Lhomme est appel progresser, jusqu dpasser sa nature.

    Examinons par exemple le verset de la Gense dans lequel Dieu dit : Faisons ltre

    humain notre image comme notre ressemblance (Gen. 1,26). Pour le texte

    massortique (hbreu), limage et la ressemblance sont comprises comme des

    synonymes. Mais le texte grec des Septante (qui est le texte de rfrence pour les

    Pres, et jusquaujourdhui dans lEglise orthodoxe) dit que lhomme fut cr selon

    limage et selon la ressemblance, distinguant clairement, par la conjonction et, limage

    de la ressemblance comme deux choses diffrentes. Commentant ce passage, les

    auteurs chrtiens diront par la suite que limage est une qualit constitutive et

    immuable de ltre humain, alors que la ressemblance est un aspect qui peut se perdre

    ou se dvelopper : elle est la gloire originelle de lhomme et son esprance ultime. ()

    Par ailleurs, Origne nenvisage pas les expressions selon limage et selon la

    ressemblance de manire statique mais, au contraire, de manire dynamique. Pour lui,

    selon limage indique un dbut ou une semence, qui inaugure un processus ou un

    dveloppement de ltre humain jusqu ltat selon la ressemblance qui voudrait dire

    14

    Origne : Homlies sur la Gense I, 13. Sources Chrtiennes 7 bis, p. 61. 15

    Job de Telmessos : La signification thologique de la beaut de la cration, Op. cit.

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 10

    une divinisation complte. Origne rejoint la pense dIrne de Lyon qui lui aussi

    envisageait un sicle plus tt limage comme le point de dpart et la ressemblance

    comme le point darrive dun dveloppement de la dification de ltre humain. Pour

    Irne galement, le premier Adam ntait quune bauche du Christ. Pour lui, le

    Christ est lAdam vritable. Selon lui, cest le Christ qui nous rvle la ressemblance

    vritable de Dieu et qui nous permet de raliser le vritable but de la vie humaine qui

    est la participation la vie divine (2 Pi. 1,4). 16

    Pour les Pres, le but et la fin du mystre de la cration de lhomme est donc la

    divinisation (ou dification, thosis en grec). Il ne faut pas se mprendre sur ce mot :

    cela ne veut pas dire que nous deviendrons comme des dieux , comme le serpent a

    voulu le faire croire Eve pour la tenir en sa possession (Gen. 3,5). Il ny a quun seul

    Dieu, et nous resterons toujours ses cratures mais, par grce, Dieu est capable de nous

    donner sa Vie-mme en partage. Dit encore autrement, nous avons en vue de parvenir

    la mesure de la stature parfaite du Christ (Eph. 4,13). Nous sommes appels

    Lui devenir semblables (cf. Rom. 8,29 ; 2 Cor. 4,4 ; Col. 3,10 ; 1 Jean 3,2), Lui en

    qui habite corporellement toute la plnitude de la divinit (Col. 2,9), en sorte que

    nous soyons remplis jusqu' toute la plnitude de Dieu (Eph. 3,19).

    2.2.4. La non autosuffisance de lhomme dans sa nature cre

    De ce qui vient dtre dit il ressort que, dans ltat o il est cr, ltre humain ne se

    suffit pas lui-mme. Cest ainsi que saint Irne de Lyon (au IIe sicle), sappuyant

    toujours sur les donnes bibliques, prcise que lhomme nest pas complet sans

    lEsprit-Saint, quil ne devient vritablement homme que lorsque lEsprit-Saint habite

    en lui :

    Dieu sera glorifi dans l'ouvrage par Lui model, lorsqu'Il l'aura rendu conforme et semblable

    son Fils (cf. Rom. 8,29. Phil. 3,21). () L'homme parfait, c'est le mlange et l'union de l'me qui a

    reu l'Esprit du Pre et qui a t mlange la chair modele selon l'image de Dieu. Et c'est

    pourquoi l'Aptre dit : Nous parlons sagesse parmi les parfaits (1 Cor. 2,6). Sous ce nom de

    parfaits, il dsigne ceux qui ont reu l'Esprit de Dieu. () Il les nomme galement spirituels (cf.

    1 Cor. 2,15 ; 3,1) : spirituels, ils le sont par une participation de l'Esprit, mais non par une

    vacuation et une suppression de la chair. () Lorsque cet Esprit, en se mlangeant l'me, s'est

    uni l'ouvrage model, grce cette effusion de l'Esprit se trouve ralis l'homme spirituel et

    parfait, et c'est celui-l mme qui a t fait l'image et la ressemblance de Dieu (cf. Gen. 1,26).

    Quand au contraire l'Esprit fait dfaut l'me, un tel homme, restant en toute vrit psychique et

    charnel, sera imparfait, possdant bien l'image de Dieu dans l'ouvrage model, mais n'ayant pas

    reu la ressemblance par le moyen de l'Esprit. De mme donc que cet homme est imparfait, de

    mme aussi, si l'on carte l'image et si l'on rejette l'ouvrage model, on ne peut plus avoir affaire

    l'homme, mais, ainsi que nous l'avons dit, une partie de l'homme ou quelque chose d'autre que

    l'homme. Car la chair modele, elle seule, n'est pas l'homme parfait : elle n'est que le corps de

    l'homme, donc une partie de l'homme. L'me, elle seule, n'est pas davantage l'homme : elle n'est

    que l'me de l'homme, donc une partie de l'homme. L'Esprit non plus n'est pas l'homme : on lui

    donne le nom d'Esprit, non celui d'homme. C'est le mlange et l'union de toutes ces choses qui

    constitue l'homme parfait. Et c'est pourquoi l'Aptre, s'expliquant lui-mme, a clairement dfini

    l'homme parfait et spirituel, bnficiaire du salut, lorsqu'il dit dans sa premire ptre aux

    Thessaloniciens : Que le Dieu de paix vous sanctifie en sorte que vous soyez pleinement achevs,

    et que votre tre intgral, savoir votre Esprit, votre me et votre corps, soit conserv sans

    reproche pour l'avnement du Seigneur Jsus. (1 Thess. 5,23). De l vient qu'il appelle temple de

    Dieu l'ouvrage model : Ne savez-vous pas, dit-il, que vous tes le temple de Dieu et que l'Esprit

    de Dieu habite en vous ? Si quelqu'un dtruit le temple de Dieu, Dieu le dtruira. Car le temple de

    Dieu est saint, et c'est ce que vous tes vous-mmes (1 Cor. 3,16-17) : de toute vidence, il appelle

    le corps un temple en lequel habite l'Esprit. 17

    16

    Job de Telmessos : La signification thologique de la beaut de la cration, Op. cit. 17

    Irne de Lyon : Contre les hrsies (V,6,1 et V,6,2). Cerf 1985.

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 11

    De son ct, saint Macaire dEgypte (IVe sicle), fait remarquer que lhomme nest pas

    auto-suffisant dans sa nature cre :

    En crant le corps, Dieu ne lui a pas donn d'avoir par sa propre nature, par lui-mme, la vie, la

    nourriture, la boisson, le vtement et la chaussure, mais lui a donn au contraire de recevoir de

    l'extrieur tout ce dont il a besoin pour vivre, puisqu'Il a cr le corps nu et incapable de vivre sans

    ce qui lui est extrieur, c'est--dire sans aliments, sans boisson et sans vtements, si bien que, s'il

    veut s'enclore dans sa propre nature et ne rien recevoir de l'extrieur, il se corrompt et prit. De

    mme, Dieu a dispos par conomie et tabli dans sa bienveillance que l'me, qui ne possde pas

    la lumire divine, mais est cre l'image de Dieu, ait la vie ternelle non par sa propre nature,

    mais reoive de sa divinit, de son Esprit, de sa lumire, une nourriture et un breuvage spirituels et

    des vtements clestes, lesquels sont en vrit la vie de l'me. 18

    En effet, comme on peut le constater, le corps n'est pas autosuffisant : pour se

    maintenir en vie, il a besoin de se nourrir de toutes ces choses qu'il prend dans le

    monde, qui viennent de l'extrieur. Eh bien, de la mme manire, notre me reoit la

    vie ternelle, non pas de sa propre nature, mais de Dieu, elle a besoin dtre vivifie

    par l'Esprit-Saint.

    De mme donc que le corps ne possde pas la vie de lui-mme, mais la reoit de l'extrieur,

    c'est--dire de la terre, et sans ce qui est extrieur ne pourrait vivre, de mme en est-il pour l'me.

    Si elle n'est pas rgnre ds maintenant en vue de cette terre des vivants, cest--dire du

    Royaume venir, si elle ne reoit pas de cette terre une nourriture spirituelle, et un apport qui la

    fasse progresser dans le Seigneur, si elle ne reoit pas de la divinit les vtements ineffables de la

    beaut cleste, elle ne peut vivre dans la jouissance et le repos incorruptibles. Car la nature divine

    a aussi son pain de vie, savoir Celui qui a dit : Je suis le pain de vie (Jean 6,35). Elle a une eau

    vive (cf. Jean 4,10), un vin qui rjouit le cur de l'homme (cf. Ps. 103,15) et une huile d'allgresse

    (cf. Ps. 44,8) ; elle a une nourriture varie qui lui vient de l'Esprit, et des tuniques clestes et

    lumineuses qui lui sont donnes par Dieu. C'est en cela que consiste la vie ternelle de l'me.

    Malheur au corps qui prtendrait s'enfermer dans sa propre nature : il se corromprait et mourrait.

    Et malheur l'me qui veut aussi s'enclore dans sa propre nature et ne se confier qu' ses uvres,

    et qui ne participe pas l'Esprit divin : elle meurt, sans avoir t juge digne de partager la vie

    ternelle de la divinit. 19

    Remarque : Il est dit classiquement que le corps est mortel et que l'me est immortelle. Mais en

    fait, comme lexplique bien saint Macaire, l'me n'a pas l'immortalit par elle-mme : elle nest

    immortelle que par la vie en communion avec l'Esprit-Saint. Sans cette communion, elle meurt.

    C'est aussi cela le pch d'Adam, qui s'est coup de Dieu, et qui s'est enferm dans sa propre

    nature.

    Voil donc une donne essentielle souligne, chacun sa manire, par Irne et

    Macaire : ds l'origine, notre nature humaine n'est pas autosuffisante, ni en ce qui

    concerne le corps, ni en ce qui concerne l'me. L'homme ne peut s'accomplir quen

    union intime avec Dieu. C'est ce quaffirmait saint Sraphin de Sarov, au XIXe sicle,

    en disant que le but de la vie chrtienne est l'acquisition du Saint-Esprit20

    . LEsprit-

    Saint en effet, bien quincr et donc transcendant nous qui sommes crs, a cette

    capacit de ne faire quun avec nous-mmes.

    Vous tes le temple de Dieu, le temple du Saint-Esprit (1 Cor. 3,16 ; 1 Cor. 6,19 ;

    2 Cor. 6,16), vous avez revtu le Christ (Gal. 3,27), vous tes le corps du Christ

    (1 Cor. 12,27), cest le Christ qui vit en moi (Gal. 2,20) , dit saint Paul. Ces

    donnes sur ce quest lhomme, selon la Bible et les Pres, nous permettent davoir

    une meilleure connaissance de ce qui est bon pour lhomme, de ce qui fait sa qualit de

    vie. Ce qui est bon pour lhomme est daccomplir sa vocation une union intime avec

    Dieu, dans un dpassement de sa nature cre.

    18

    Saint Macaire : Homlies spirituelles. Spiritualit orientale n 40. Ed. de Bellefontaine, 1984 (Homlie 1,10). 19

    Saint Macaire, Op. cit. (Homlie 1,11). 20

    Entretien avec Motovilov, dans Irina Goranoff : Sraphim de Sarov, d. Abbaye de Bellefontaine et Descle

    de Brouwer, 1995.

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 12

    2.3. La chute

    2.3.1. Le Paradis perdu

    Revenons la Gense : Le Seigneur Dieu planta un jardin en Eden, du ct de

    l'orient, et Il y mit l'homme qu'Il avait form (Gen. 2,8). Lhomme est donc plac

    dans le Paradis, ce qui indique sa vocation ultime : il est fait pour le bonheur, qui

    consiste vivre en intimit avec Dieu, dans un environnement conu pour lui.

    Au XVIIIe sicle, Nicodme lHagiorite publiait une grande anthologie de textes

    chrtiens sur la prire, rcapitulant toute la tradition des Pres depuis les premiers

    sicles de lEglise, et qui demeure jusqu nos jours une rfrence pour la vie

    spirituelle dans lglise orthodoxe. Dans la prface de ce recueil intitul La Philocalie,

    ce qui signifie Amour de la beaut, il commence par rappeler la vocation initiale de

    lhomme :

    Dieu, la Nature bienheureuse, la perfection plus que parfaite, l'Origine plus que bonne et plus

    que belle, cratrice de tout ce qui est bon et beau, ayant rsolu de toute ternit, dans son principe

    tharchique, de difier l'homme, et ayant mis l'avance, ds le commencement, ce but en Lui-

    mme, cra l'homme au temps qu'Il jugea bon. Il prit de la matire pour faire le corps, et Il prit de

    sa propre nature pour mettre en lui une me. Dans ce petit monde du corps, Il la mit comme un

    monde grand par le nombre des puissances et par l'minence. Il fit ainsi de lui un veilleur de la

    cration sensible et un initi de la cration intelligible. 21

    Nicodme se rfre ici Grgoire le Thologien, dont on reconnat les expressions (cf.

    2.2.1).

    La Bible ajoute quau Paradis : Le Seigneur Dieu donna ce commandement

    l'homme : Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de

    l'arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour o tu en mangeras, tu

    mourras. (Gen. 2,16-17). Faisant allusion ce passage, Nicodme continue :

    Dieu a donn son commandement lhomme, telle une preuve de la libert. Comme dit le

    Siracide (Sir. 5,14), il fut laiss son propre conseil, libre de choisir comme il lui semblait bon ce

    qui se prsentait. S'il gardait le commandement, il devait recevoir en rcompense la grce

    enhypostasie de la dification, devenir Dieu et rayonner de la lumire la plus pure, dans

    l'ternit. 22

    Or le livre de la Gense nous raconte que malheureusement il nen fut pas ainsi. Ltre

    humain couta dautres voix que celle de Dieu : Le serpent, qui tait le plus rus de

    tous les animaux des champs sduit Eve par le mensonge, en lincitant manger le

    fruit de larbre dfendu. Et nous connaissons la suite : La femme vit que l'arbre tait

    bon manger et agrable regarder, et qu'il tait prcieux pour ouvrir l'intelligence ;

    elle prit de son fruit, et en mangea ; elle en donna aussi son mari, qui tait auprs

    d'elle, et il en mangea. Leurs yeux tous deux s'ouvrirent, ils connurent qu'ils taient

    nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s'en firent des ceintures. (Gen. 3,1-7)

    Commentant ce passage, Nicodme poursuit :

    Mais - la perversit de la jalousie ! - celui qui introduisit le mal ds le commencement ne

    supporta pas que la dification ft mise en uvre. Il conut de la jalousie contre le Crateur et

    contre la crature (comme dit saint Maxime). Contre le Crateur, pour que ne ft pas reconnue la

    puissance toute clbre de la bont qui, dans son nergie, difie l'homme. Contre la crature, pour

    qu'il ne lui ft pas donn de participer, par la dification, une telle gloire surnaturelle. Le malin,

    dans sa ruse, trompa l'homme malheureux. Par d'apparents conseils spcieux, il fit en sorte que

    l'homme transgresst le commandement divin. Et le dtachant de la gloire de Dieu, le rebelle fut

    apparemment vainqueur comme il le voulait, ds lors qu'il put rompre l'accomplissement du

    conseil ternel de Dieu. 23

    21

    Nicodme lHagiorite : La Philocalie (trad. franaise J. Touraille), vol. 1, Paris, 1995, p. 35. 22

    Nicodme lHagiorite, Op. cit. 23

    Nicodme lHagiorite, Op. cit.

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 13

    Comme consquence, ltre humain se retrouva exclu du jardin dEden, devant vivre

    dans la souffrance, les peines, la confusion et la division, tributaire de la maladie et de

    la mort. Ayant perdu lintimit avec Dieu, sa relation avec le monde sest complique :

    La terre sera maudite cause de toi. C'est force de peine que tu en tireras ta

    nourriture tous les jours de ta vie, elle te produira des pines et des ronces, et tu

    mangeras de l'herbe des champs. C'est la sueur de ton visage que tu mangeras du

    pain, jusqu' ce que tu retournes dans la terre, d'o tu as t pris ; car tu es poussire, et

    tu retourneras dans la poussire. (Gen. 3,17-19)

    La condition de lhomme se trouve donc dgrade. Nous avons vu prcdemment que

    lhomme nest pas auto-suffisant en tant qutre cr. Celui qui reste enclos dans sa

    nature cre, qui ne se confie qu ses seules capacits naturelles, est vou lchec.

    Mais le pch aggrave cette situation. Dans sa condition dchue, toutes les facults de

    lhomme sont perverties. Lintelligence (ce don magnifique fait lhomme) est

    obscurcie : alors quelle nous est donne pour le bien, nous lutilisons aussi pour le

    mal. Cest pourquoi on ne peut pas se fier la seule raison humaine pour rsoudre les

    problmes.

    Nous comprenons alors le psalmiste qui sexclame : Porte-nous secours dans la

    tribulation, car le salut qui vient de l'homme est vanit (Ps. 59,13 et 107,13) ; Le

    Seigneur connat les penses des hommes ; Il sait qu'elles sont vaines (Ps. 93,11) ;

    Mieux vaut mettre sa confiance dans le Seigneur que de mettre sa confiance dans

    l'homme (Ps. 117,8)

    Le travail de lhomme reoit lui aussi la marque du pch : non seulement il est la

    consquence du pch, mais il est son tour occasion de pch. Car on est en

    concurrence pour acqurir des biens : le pain que jai gagn la sueur de mon front, il

    se peut que jen prive quelquun dautre. Toute activit humaine est devenue

    ambivalente : elle a un ct positif en tant que don de Dieu, et un ct ngatif en tant

    que participation lhumanit dchue. Voil comment saint Paul exprime cela : Je

    trouve donc en moi cette loi : quand je veux faire le bien, le mal est attach moi. Car

    je prends plaisir la loi de Dieu, selon l'homme intrieur ; mais je vois dans mes

    membres une autre loi, qui lutte contre la loi de mon entendement, et qui me rend

    captif de la loi du pch, qui est dans mes membres. Misrable que je suis ! Qui me

    dlivrera du corps de cette mort ?... Grces soient rendues Dieu par Jsus-Christ

    notre Seigneur !... (Rom. 7,21-25)

    Cest ainsi que le repos sabbatique a t institu pour que lhomme, en arrtant de

    travailler, arrte de pcher. Mais pour ceux qui vivent en Christ, il ny a plus de pch

    (cf. 1 Jean 3,6&9). Cest pourquoi Jsus est matre du sabbat (Matth. 12,8).

    Ce que nous voyons de lhomme dans ce monde, cest sa nature dchue ; la nature

    humaine a besoin dtre sauve.

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 14

    2.3.2. La dimension cosmique de la chute

    La terre sera maudite cause de toi (Gen. 3,17) : la consquence du pch est donc

    aussi pour la terre que nous habitons, pour notre environnement. Toute la cration est

    entrane par lhomme dans sa chute.

    Cest sans doute saint Paul, comme souvent, qui exprime le mieux cette ralit :

    Nous savons que, jusqu' ce jour, la cration tout entire soupire et souffre les

    douleurs de l'enfantement. Car la cration a t soumise la vanit (au dsordre), non

    de son gr, mais cause de celui qui l'y a soumise (linstigateur du pch), avec

    l'esprance qu'elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part

    la libert de la gloire des enfants de Dieu. Aussi la cration attend-elle avec un ardent

    dsir la rvlation des fils de Dieu. (Rom. 8,19-22)

    Le monde que nous connaissons nest pas le monde voulu par Dieu, cest un monde

    dchu, qui attend sur lhomme pour tre sauv.

    Mais pourquoi fallait-il que toute la cration subisse les consquences du pch de

    lhomme ? Parce quil en est la tte. Si la tte est malade, le disfonctionnement se

    propage dans tout lorganisme. Cest pourquoi cest aussi par la gurison de lhomme

    que la cration sera sauve.

    Ces mots de Paul, sur la cration qui est abme et qui souffre cause du pch de

    lhomme, nont jamais t plus actuels quaujourdhui. Au lieu de vivre en harmonie

    avec la cration, les hommes en usent pour leur propre jouissance. On voit les

    consquences environnementales :

    - pollution de lair, de leau, de la terre, des aliments ;

    - accumulation des dchets de toutes sortes, toxiques chacun sa manire (dchets

    mnagers, industriels, hospitaliers, nuclaires) ;

    - puisement des ressources alimentaires et nergtiques, surpche, dforestation,

    destruction de la biodiversit ;

    - rchauffement climatique produit par lutilisation massive des nergies fossiles, avec

    toutes les consquences dsastreuses qui sannoncent et qui commencent dj se

    manifester : scheresses, inondations, cyclones, lvation du niveau des mers

    Il est impossible de dresser une liste exhaustive de tous les drglements et

    dgradations qui mettent en pril lavenir-mme de lhumanit. La liste continue de

    sallonger chaque jour.

    Cest ainsi que lon voit arriver de nouvelles pollutions avec linternet et ce que lon

    appelle les nouvelles technologies. Linformatique se prsente dabord comme

    intelligence pure, dmatrialise, donc non polluante ; internet donne accs

    gratuitement une multitude de services. Lillusion de la gratuit brouille notre

    entendement : le diable, pre du mensonge (Jean 8,44) est luvre. Car en ralit, ces

    services impliquent forcment un cot cach et une matrialit, qui savre trs

    polluante, mais on ne la voit pas parce quelle est dplace : les data-centers trs

    nergivores, qui se multiplient de faon exponentielle, et qui exigent de nouvelles

    centrales lectriques ; les composants lectroniques qui ont besoin de mtaux rares

    dont lextraction est trs polluante, et qui sont eux-mmes trs polluants lorsquils

    arrivent en fin de vie, pollution quon envoie en Inde, en Chine ou en Afrique

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 15

    2.4. Le salut en Christ

    2.4.1. La restauration de lhomme

    Mais la chute nest pas le dernier mot de lhistoire sainte car, dit encore Nicodme :

    Selon l'oracle divin, le conseil de Dieu (touchant la dification de lhomme) demeure dans

    l'ternit, et les penses de son cur de gnration en gnration (Ps. 32,11). Les raisons de la

    Providence, donc aussi celles du Jugement, qui tendent vers ce but, ont toujours immuablement

    suivi le sicle prsent comme le sicle venir, ainsi que l'explique saint Maxime. la fin des

    jours, dans les entrailles de sa misricorde, il a plu au Verbe du Pre, la divine Origine, d'annuler

    les conseils des princes des tnbres, et d'aller plus avant pour mettre en uvre le conseil ancien et

    vritable, qu'Il avait tabli au commencement. Donc, s'tant incarn par la bienveillance du Pre et

    la synergie du Saint-Esprit, Il prit en Lui notre nature tout entire et la difia. Puis, nous ayant

    confi ses commandements salutaires, et nous ayant accord par le baptme la grce parfaite du

    Saint-Esprit, Il rpandit dans nos curs comme une semence divine. Selon l'vangliste, nous

    qui menons notre vie suivant ses commandements vivifiants et les passages spirituels d'un ge

    l'autre, nous qui par cet exercice gardons la grce inextinguible, il nous a t donn de pouvoir

    la fin porter des fruits, devenir par cette grce enfants de Dieu (Cf. Jean 1,12), et tre difis, en

    parvenant l'homme parfait, la mesure de la plnitude du Christ (Cf. Eph. 4,13). 24

    Bien que contrari par le pch, le projet de dification nest donc pas abandonn par

    Dieu. Je passe sur toute lhistoire de lAncien Testament, qui nest finalement quune

    lente et pnible prparation du salut par la venue du Christ. LAncien Testament, cest

    lhistoire de lhumanit dchue (ce qui explique les violences, les horreurs qui heurtent

    certains lecteurs), mais dans laquelle Dieu, sappuyant sur certains hommes justes

    (comme No, Abraham, Mose), prpare le salut par une alliance avec le peuple lu,

    auquel Il donne la Loi comme pdagogue et les Prophtes comme porte-paroles, afin

    que, le moment venu, le Christ opre la restauration de lhomme et de toute la cration.

    Le dessein de Dieu, conu ds avant les sicles et accompli en Christ au temps fix, est

    magistralement rsum par Paul : En Lui (Jsus-Christ) Dieu nous a lus avant la

    fondation du monde, pour que nous soyons saints et irrprhensibles devant Lui, nous

    ayant prdestins dans son amour tre ses enfants d'adoption par Jsus-Christ, selon

    le bon plaisir de sa volont, la louange de la gloire de sa grce qu'Il nous a accorde

    en son Bien-aim. En Lui nous avons la rdemption par son sang, la rmission des

    pchs, selon la richesse de sa grce, que Dieu a rpandue abondamment sur nous par

    toute espce de sagesse et d'intelligence, nous faisant connatre le mystre de sa

    volont, selon le bienveillant dessein qu'Il avait form en Lui-mme, pour le mettre

    excution lorsque les temps seraient accomplis, de runir toutes choses en Christ,

    celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre. (Eph. 1,4-10)

    A moi, qui suis le moindre de tous les saints, cette grce a t accorde d'annoncer

    aux paens les richesses incomprhensibles du Christ, et de mettre en lumire quelle

    est la dispensation du mystre cach de tout temps en Dieu qui a cr toutes choses,

    afin que les dominations et les autorits dans les lieux clestes connaissent aujourd'hui

    par l'Eglise la sagesse infiniment varie de Dieu, selon le dessein ternel quIl a mis

    excution par Jsus-Christ notre Seigneur, en qui nous avons, par la foi en Lui, la

    libert de nous approcher de Dieu avec confiance. (Eph. 3,8-12)

    Nous savons que cest par la Croix et la Rsurrection que le Christ accomplit son

    uvre de salut. Bien que ce mystre soit central dans la foi chrtienne, ce nest pas

    lobjet de mon expos de dvelopper cet aspect. En tout cas, pour les Pres, le salut est

    inaugur ds lIncarnation. Car, par son Incarnation, le Christ unit en Lui notre nature

    humaine sa nature divine, pour que nous aussi nous participions la nature

    divine (2 Pi. 1,4). Ce que les Pres rsument par cet adage : Dieu sest fait homme

    pour que lhomme devienne Dieu .

    24

    Nicodme lHagiorite, Op. cit.

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 16

    2.4.2. La dimension cosmique du salut

    Toujours dans la pense de saint Paul, le Christ rconcilie toutes choses. Le salut

    concerne toute la cration :

    Il (Jsus-Christ) est l'image du Dieu invisible, le premier-n de toute la cration. Car

    en Lui ont t cres toutes les choses qui sont dans les cieux et sur la terre, les

    visibles et les invisibles, trnes, dignits, dominations, autorits. Tout a t cr par

    Lui et pour Lui. Il est avant toutes choses, et toutes choses subsistent en lui. Il est la

    tte du corps de l'Eglise ; Il est le commencement, le premier-n d'entre les morts, afin

    d'tre en tout le premier. Car Dieu a voulu que toute plnitude habitt en Lui ; il a

    voulu par Lui rconcilier tout avec Lui-mme, tant ce qui est sur la terre que ce qui est

    dans les cieux, en faisant la paix par Lui, par le sang de sa croix. (Col. 1,15-20)

    Lhymnographie byzantine exprime abondamment cette dimension cosmique. Voici

    deux exemples :

    - Pour Nol : Qu'allons-nous t'offrir, Christ, car pour nous Tu es apparu sur la terre

    en tant qu'homme ? Chacune de tes cratures t'apporte une action de grce : les anges,

    leur chant ; les cieux, l'toile ; les mages, leurs dons ; les pasteurs, l'admiration ; la

    terre, la grotte ; le dsert, la crche ; et nous, une Mre vierge. Dieu d'avant les

    sicles, aie piti de nous.

    - Pour Pques : Maintenant tout est empli de lumire, le ciel, la terre et les abmes ;

    que toute la cration clbre la rsurrection du Christ ; en Lui elle puise sa force. Que

    le monde entier soit en fte, le monde visible et invisible : car le Christ s'est relev, Lui

    la joie ternelle.

    Il faudra encore complter la dimension cosmique du salut par la vision sacramentelle

    qui en dcoule. Cest ce que nous ferons ( 3.2).

    Cependant, sil est dj accompli en Christ, le salut doit encore tre actualis dans ce

    monde. Et cela passe par les hommes, comme le dit saint Paul : Aussi la cration

    attend-elle avec un ardent dsir la rvlation des fils de Dieu (Rom. 8,19).

    Dans lhistoire de lEglise, la saintet de certains hommes a un effet sur leur

    environnement. Je pense par exemple saint Blaise de Sbaste (IVe sicle), saint

    Grasime du Jourdain (Ve sicle), saint Franois dAssise (XIII

    e sicle), saint

    Sraphim de Sarov (XIXe sicle), auprs de qui les animaux sauvages se pacifiaient et

    acquerraient une attitude liturgique.

    Voila donc le panorama que nous donne la Bible sur le dessein de Dieu et sur la

    manire dont il saccomplit dans lhistoire. Nous allons voir maintenant ce que cela

    implique pour la relation de lhomme avec la cration.

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 17

    3. Spiritualiser la relation de lhomme avec la cration

    3.1. La cration comme objet de contemplation

    Nous confessons dans le Credo que tout a t cr par Dieu. Cela implique que tout

    est dans les mains de Dieu, et de ce fait, que notre environnement naturel porte

    lempreinte de Dieu. Ce nest bien videmment pas une vision panthiste du monde,

    puisquil ne sagit pas denvisager la cration comme divine, de considrer que tout est

    Dieu et que Dieu est tout, et de ce fait, vouer un culte la nature. Dans le

    christianisme, il existe une distinction claire et nette entre la cration et le Crateur. Il

    sagit plutt dune approche que nous pourrions qualifier de panenthiste, qui consiste

    voir Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu. Ceci nest pas vident

    reconnatre lorsque les hommes entretiennent une conception technique du monde

    quils considrent uniquement sous langle de la satisfaction de leurs dsirs cupides et

    non dans la perspective de la contemplation du mystre de Dieu. 25

    La cration (visible) nous renvoie la source (invisible). Ceci est en accord avec cette

    affirmation de saint Paul : Depuis que Dieu a cr le monde, ses perfections

    invisibles, sa puissance ternelle et sa divinit, se voient fort bien quand on considre

    ses uvres (Rom. 1,20). Et lAptre en conclut que ceux qui retiennent captive cette

    vrit sont inexcusables et mritent la colre de Dieu.

    En effet, aprs avoir tout cr en six jours, dit la Gense : Dieu vit que cela tait

    bon (Gen. 1,31). Ayant fait remarquer que ladjectif kalos utilis dans la version

    grecque des Septante signifie la fois bon et beau, lArchevque Job commente ainsi :

    La beaut de la cration est donc une caractristique originelle de notre monde. Mais

    cette beaut nest pas quune beaut esthtique. Elle est avant tout une beaut

    thophanique, cest--dire quelle nous oriente vers le divin Crateur. ()

    Commentant les rcits de la Gense au IVe sicle de notre re, Jean Chrysostome

    souligne que la splendeur de la cration nous parle de Dieu dune manire

    comprhensible de tous : Le ciel est beau, mais cest afin que tu te prosternes devant

    Celui qui la fait ; le soleil est brillant, mais cest afin que tu adores son Auteur26

    () A la mme poque, un Cappadocien, Basile de Csare, pensait galement que la

    beaut de la cration devait nous lever vers le Crateur. () Son frre, Grgoire de

    Nysse, considrait la beaut de la cration comme le reflet dans un miroir de la beaut

    divine qui en est le prototype. () Pour cette raison, nous pouvons envisager la

    cration comme une icne de Dieu. En effet, dans la tradition orthodoxe, les icnes du

    Christ et des saints sont considres comme des images de leur prototype. En rponse

    liconoclasme byzantin, o certains voyaient dans la vnration des saintes icnes

    une forme didoltrie, le concile de Nice II (en 787) reprendra la distinction faite par

    Basile de Csare quatre sicles plus tt entre image et prototype. Celui-ci affirmait

    que lhonneur rendu licne va son prototype27

    , cest--dire quil ne vise pas

    limage matrielle, mais travers elle, remonte vers son modle immatriel. () Si le

    monde cr est envisag comme une icne du Crateur, alors nous devons lhonorer et

    le respecter de la mme manire que le sont les saintes icnes, et alors lhonneur et le

    respect rendu la cration seront transmis au Crateur. 28

    25

    Patriarche Bartholome : Religion et environnement, quels dfis spirituels, Op. cit. 26

    Jean Chrysostome : Sur la Gense, Sermon I. SC 433, Paris, 1998, p. 145. 27

    Basile de Csare : Trait du Saint-Esprit, XVIII, 45. PG 32, 149C. 28

    Job de Telmessos : La signification thologique de la beaut de la cration, Op. cit.

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 18

    Cette louange au Crateur qui jaillit de lmerveillement devant la beaut de son

    uvre est magnifiquement exprime dans le psaume de la cration, qui est lu chaque

    soir au dbut de loffice orthodoxe de Vpres : Bnis le Seigneur, mon me ;

    Seigneur mon Dieu, Tu t'es grandement magnifi ; Tu t'es envelopp de louange et de

    splendeur, Tu t'es revtu de lumire comme d'un manteau, Tu as dploy le ciel

    comme une tente. Sur les eaux Tu as bti tes chambres hautes, des nues Tu t'es fait un

    char, Tu t'avances sur les ailes du vent Tu tablis la terre sur ses fondements, elle ne

    chancellera pas pour les sicles des sicles Que tes uvres sont grandes, Seigneur !

    Tu as tout cr avec sagesse ; la terre est remplie de tes cratures (Ps. 103)

    Bien antrieur la rdaction des rcits bibliques, lart rupestre des grottes Chauvet ou

    de Lascaux, avec les reprsentations animales trs spiritualises, nous montre que les

    hommes du Palolithique (il y a environ 40 000 ans) avaient dj une vision

    contemplative du monde qui les entourait. Et lorsque lhomme a commenc agir sur

    son environnement au Nolithique (il y a environ 10 000 ans), des dcouvertes

    archologiques montrent que sa vise ntait pas seulement utilitaire, mais aussi

    symbolique.

    La cration peut aussi nous servir dexemple quant une attitude juste : Regardez les

    oiseaux du ciel : ils ne sment ni ne moissonnent, et ils n'amassent rien dans des

    greniers ; et votre Pre cleste les nourrit Considrez comment croissent les lis des

    champs : ils ne travaillent ni ne filent ; cependant je vous dis que Salomon mme, dans

    toute sa gloire, n'a pas t vtu comme l'un d'eux. (Matth. 6,26-29) Le Seigneur nous

    propose de nous inspirer des oiseaux du ciel et du lis des champs, qui savent clbrer

    la gloire de Dieu et sen remettre Lui.

    On retrouve ici les oiseaux du ciel voqus dans la Gense : Que lhomme domine

    sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel (Gen. 1,26). Il ne sagit donc pas

    de dominer dans le sens dune exploitation. Il est important davoir un regard juste :

    L'il est la lampe du corps. Si ton il est en bon tat, tout ton corps sera clair ;

    mais si ton il est en mauvais tat, tout ton corps sera dans les tnbres. Si donc la

    lumire qui est en toi est tnbres, combien seront grandes ces tnbres ! (Matth.

    6,22-23) Le regard juste est un regard de contemplation et non de convoitise. Un

    aspect de notre pch est justement une mauvaise attitude envers la cration, une

    attitude consumriste au lieu dune attitude eucharistique.

    Lultime raison dtre de la cration est spirituelle. Et rciproquement, notre

    spiritualit embrasse tout le cosmos. Pensons tous les passages bibliques dans

    lesquels toute la cration loue Dieu. Par exemple : Louez le Seigneur du haut des

    cieux Louez-le, soleil et lune, tous les astres et la lumire Louez-le, montagnes et

    toutes les collines, arbres fruitiers et tous les cdres, animaux sauvages et tout le btail,

    serpents et oiseaux ails (Ps. 148). Bnissez le Seigneur, toutes les uvres du

    Seigneur. Bnissez le Seigneur, anges du Seigneur et tous les cieux, soleil et lune,

    lumire et tnbres, pluie et rose et tous les vents. Bnissez le Seigneur, sources, mers

    et rivires, monstres marins et tout ce qui se meut dans les eaux (Cantique des

    trois Adolescents dans le livre de Daniel selon la Septante : Dan. 3,57-90).

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 19

    3.2. La dimension sacramentelle de la cration

    Mais en plus de laspect contemplatif, il faut aussi parler du monde en tant que

    sacrement. Malheureusement, dans notre thologie scolaire, nous avons t amens

    considrer les sacrements dune manire troite, en les rduisant des rituels religieux

    communautaires. Or, notre poque de la crise environnementale, il est indispensable

    dtendre le principe sacramentel au monde entier afin de reconnatre ainsi que rien

    dans la vie nest sculier ni profane. () Une vision sacramentelle du monde nous

    rvle lintimit de Dieu et du monde, intimit qui a t perdue cause du pch. Une

    telle approche nous permet denvisager le monde et la vie comme quelque chose de

    mystrieux ou de sacramentel, puisque le mystre rside prcisment dans la rencontre

    de lhumanit et de la cration avec le Dieu Crateur. 29

    Le thme de la sacramentalit du monde a t particulirement mis en avant par un

    grand thologien orthodoxe du XXe sicle, le pre Alexandre Schmemann. Sappuyant

    sur le rcit de la Gense o, aprs avoir cr lhomme, Dieu lui a donn le monde

    comme nourriture : Voici, je vous donne toute herbe portant de la semence et qui est

    la surface de toute la terre, et tout arbre ayant en lui du fruit d'arbre et portant de la

    semence : ce sera votre nourriture (Gen. 1,29), Schmemann crit : Dans les

    premiers chapitres de la Gense, nous trouvons une affirmation claire du caractre

    sacramentel du monde. Dieu a donn le monde lhomme comme nourriture et

    boisson. Le monde tait le don de Dieu pour nous, existant non pas pour soi-mme,

    mais afin dtre transform, de devenir vie, et dtre offert en retour en tant que don de

    lhomme Dieu 30

    .

    Le monde, en tant que nourriture de lhomme, nest pas limit des fonctions

    matrielles, comme sil tait oppos aux fonctions spcifiquement spirituelles par

    lesquelles lhomme est reli Dieu. Tout ce qui existe est don de Dieu lhomme, et

    nexiste que pour faire connatre Dieu lhomme, pour faire de la vie de lhomme une

    communion avec Dieu. () Dans cette perspective, le pch originel nest pas dabord

    que lhomme a dsobi Dieu, cest quil ait cess davoir faim de Dieu, cess de voir

    sa vie dpendre du monde comme sacrement de communion avec Dieu 31

    et ny

    voir quun objet dexploitation pour la satisfaction de dsirs non matriss. 32

    Lair que lon respire, la nourriture que nous procure la terre, sont la source de notre

    vie biologique. Mais notre vie est plus que biologique, cest un don de Dieu. Les

    lments crs sont plus que la source de vie biologique : ils sont le signe et le

    vhicule de la vie divine qui nous est communique. Les sacrements rvlent la nature

    profonde des lments (leau, le pain, le vin), la raison pour laquelle le monde est

    cr.

    Un bel exemple de dimension sacramentelle nous est donn par la fte de la

    Thophanie (le baptme du Christ dans le Jourdain). Ce jour-l, dans lEglise

    orthodoxe, nous avons le rituel de la Grande Bndiction des Eaux. La prire de

    bndiction commence par une louange Dieu pour la beaut de la cration :

    Tu es grand, Seigneur, tes uvres sont admirables, et nulle parole ne suffira pour chanter tes

    merveilles. () C'est Toi que chante le soleil, c'est Toi que la lune glorifie, c'est avec Toi que

    s'entretiennent les astres, c'est Toi que la lumire obit ; devant Toi frmissent les ocans et les

    sources sont tes servantes. Tu dployas les cieux comme une tente, Tu affermis la terre sur les

    eaux ; Tu entouras la mer de sable, et l'air, Tu le rpandis pour qu'on le respirt. Les puissances

    angliques te servent dans le ciel, les churs des Archanges se prosternent devant Toi

    29

    Patriarche Bartholome : Religion et environnement, quels dfis spirituels, Op. cit. 30

    A. Schmemann : The World as Sacrament , Church, World, Mission. Crestwood, NY, 1979, p. 223. 31

    A. Schmemann : Pour la vie du monde. Descle. 1969, p. 13. 32

    Patriarche Bartholome : Religion et environnement, quels dfis spirituels, Op. cit.

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 20

    Dans cette magnifique doxologie, qui embrasse tout le cosmos, on reconnatra des

    expressions bibliques bien connues, notamment des extraits de psaumes et des

    allusions des prophties dIsae (par exemple Is. 35,1-10). Et la prire continue :

    Toi donc, Ami des hommes et notre Roi, viens aussi maintenant par l'effusion de ton Saint-Esprit

    et sanctifie cette eau. () Et donne-lui la mme bndiction et vertu rdemptrice qu' celle du

    Jourdain. Fais-en une source d'immortalit, un trsor de sanctification, pour la rmission des

    pchs, la gurison des maladies et la perte des dmons ; qu'elle soit inaccessible aux puissances

    ennemies et remplie de la force des anges ! Afin que tous ceux qui en prennent et en boivent

    trouvent en elle la purification de leur me et de leur corps, le remde leurs passions, la

    sanctification de leur maison et toute sorte de profit

    Puis on arrive au point culminant du rituel : le clbrant prend la Croix et la plonge

    dans un rcipient deau (si la crmonie a lieu lintrieur dune glise), ou dans le

    fleuve ou la mer (si la crmonie a lieu lextrieur). La Croix, symbolisant la

    descente du Seigneur dans le Jourdain, sanctifie les eaux et, travers elles, renouvelle

    le cosmos tout entier.

    Leau a une affinit naturelle avec lEsprit-Saint, donateur de Vie. Dans la Gense, au

    commencement, lEsprit de Dieu se mouvait sur les eaux (Gen. 1,2), comme pour les

    fconder. A la Thophanie, le Saint-Esprit descend visiblement sous forme de colombe

    sur le Seigneur qui sort des eaux du Jourdain (Matth. 3,16). La matire de leau

    retrouve sa vocation originelle de porter et de rvler la prsence et laction du Saint-

    Esprit, de rvler la mort au pch et le don de la vie nouvelle.

    La terre qui tait maudite depuis le pch dAdam reoit de nouveau la bndiction de

    Dieu. La terre qui tait devenue un lieu o poussent les ronces et les pines produit

    maintenant le bl et la vigne qui vont donner le pain et le vin eucharistiques. La

    nourriture retrouve sa vocation dtre un moyen de communion avec Dieu.

    Aprs la chute, la cration tout entire tait tombe sous le pouvoir du Prince des

    tnbres. Aujourd'hui, le Seigneur vient reprendre possession de la cration : Je viens

    anantir le prince des tnbres qui se cache dans les eaux, pour dlivrer de ses filets le

    monde entier (stichre de Sexte aux Grandes Heures). Notre monde dchu est

    renouvel et redevient le lieu o Dieu se manifeste (cest le sens du mot Thophanie).

    La matire retrouve sa nature sacramentelle, voulue par Dieu lorigine.

    Cette comprhension de ce qui se ralise au baptme du Christ est dune grande

    importance, car il fonde le sacrement du baptme chrtien. Le rituel de ce dernier,

    dans la tradition orthodoxe, comporte lui aussi une grande prire de bndiction de

    leau. A. Schmemann commente cette prire :

    A la grande litanie sont ajoutes certaines demandes spciales :

    Pour que cette eau reoive la mme bndiction et vertu rdemptrice que celle du Jourdain.

    Purifie et ayant retrouv sa nature originelle, l'eau doit maintenant devenir plus

    encore : le Christ par sa descente dans le Jourdain et son baptme en a fait une force de

    rdemption pour tous les hommes, le vhicule de la grce de la rdemption dans le

    monde.

    Pour que cette eau soit capable de dtourner tout mauvais dessein des ennemis visibles et

    invisibles.

    C'est par son asservissement au monde et la matire que l'homme tait devenu

    l'esclave des puissances sataniques. La libration de l'homme commence donc par la

    libration de la matire elle-mme, c'est--dire son retour sa fonction originelle : tre

    une forme de la prsence de Dieu, et donc une protection contre les forces de

    destruction. 33

    33

    A. Schmemann : Deau et dEsprit. Descle de Brouwer. 1987, p. 76.

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 21

    Dune manire gnrale, cest le statut de la matire elle-mme qui est en jeu :

    Du point de vue chrtien, la matire n'est jamais neutre. Si elle n'est pas rattache

    Dieu, c'est--dire considre et utilise comme moyen de communion avec Lui, de vie

    en Lui, elle devient le vhicule et le locus des puissances dmoniaques. () Seules la

    Bible et la foi chrtienne rvlent et connaissent la matire comme tant, d'une part,

    essentiellement bonne, et d'autre part le vhicule de la chute, de l'asservissement de

    l'homme la mort et la sparation. Ce n'est que dans le Christ et grce son pouvoir

    que la matire peut tre libre et redevenir le symbole de la gloire et de la prsence de

    Dieu, le sacrement de son action et de sa communion avec l'homme. 34

    Ainsi, nous pouvons mieux comprendre ce qui se passe dans les sacrements :

    La conscration, qu'il s'agisse de l'eau ou, dans la divine liturgie, du pain et du vin

    (cf. dans la prire eucharistique de saint Basile : et fais ce pain le Corps prcieux du

    Christ...), n'est jamais un miracle visible et physique, un changement qui pourrait tre

    constat et prouv par nos sens. On peut mme dire que dans ce monde, c'est--dire

    d'aprs nos normes et nos lois objectives, rien ne se passe dans l'eau, le pain ou le vin,

    qu'aucun test de laboratoire ne dclera jamais en eux un quelconque changement ou

    une quelconque mutation, au point mme que l'Eglise a toujours considr comme un

    blasphme et un pch le fait d'attendre un tel changement, d'observer si quelque chose

    s'est rellement pass. Le Christ est venu non pas pour remplacer la matire naturelle

    par quelque matire surnaturelle et sacre, mais pour la rtablir et l'accomplir en tant

    que moyen de communion avec Dieu. L'eau bnite dans le baptme, le pain et le vin

    dans l'eucharistie, prennent la place de l'ensemble de la cration, reprsentent toute la

    cration, mais telle qu'elle sera la fin, quand elle sera consomme en Dieu, quand Il

    emplira toutes choses de Lui-mme. C'est cette fin qui nous est rvle, annonce, dj

    rendue prsente dans le sacrement et, dans ce sens, chaque sacrement nous fait passer

    dans le Royaume de Dieu. 35

    Tout ce qui vient dtre dit sur le sens de la cration appelle une attitude et un mode de

    vie appropris de lhomme.

    Reprenant les termes de la Lettre encyclique de 1989 du Patriarche Dimitrios, le

    Patriarche Bartholome prcise : Afin de remdier la surexploitation des ressources

    naturelles qui mine notre plante et engendre sa pollution, la vision sacramentale de la

    cration invite lhomme revenir un mode de vie eucharistique et asctique. 36

    Cest ce que nous allons voir maintenant.

    34

    A. Schmemann : Deau et dEsprit, Op. cit., p. 85. 35

    A. Schmemann : Deau et dEsprit, Op. cit., p. 86. 36

    Patriarche Bartholome : Religion et environnement, quels dfis spirituels, Op. cit.

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 22

    3.3. Lattitude eucharistique

    Eucharistie est un mot dorigine grecque qui signifie merci, au sens de rendre grce.

    En appelant un esprit eucharistique, le Patriarche Dimitrios nous rappelait que le

    monde cr nest pas seulement en notre possession, mais quil sagit dun don, un don

    du Dieu Crateur, un don dmerveillement et de beaut, et que notre rponse

    approprie, en recevant ce don, doit tre de laccepter avec gratitude et action de grce.

    Cela est certainement le caractre qui nous distingue en tant qutres humains : ltre

    humain nest pas seulement un animal logique ou politique, mais avant tout un tre

    eucharistique, capable de gratitude et dot du pouvoir de bnir Dieu pour le don de la

    cration. Les autres animaux expriment leur gratitude simplement en tant eux-mmes,

    en vivant dans le monde de la faon instinctive qui leur est propre. Mais nous, tres

    humains, possdons une conscience de nous-mmes, et cest pourquoi, de faon

    consciente et en vertu dun choix dlibr, nous pouvons rendre grce Dieu avec une

    joie eucharistique. Sans cette action de grce, nous ne sommes pas vritablement

    humains. 37

    Un esprit eucharistique implique donc dutiliser les ressources naturelles du monde

    avec un esprit de reconnaissance, les offrant en retour Dieu. En vrit, en plus des

    ressources de la terre, nous devons aussi nous offrir Lui. Au moment doffrir la

    prire eucharistique dans lglise orthodoxe, le prtre proclame : Ce qui est Toi, le

    tenant de Toi, nous te loffrons, en tout et pour tout. Dans le sacrement de

    leucharistie, nous rendons Dieu ce qui est Lui : nous Lui offrons le pain et le vin,

    qui sont la transformation par le labeur de lhomme du bl et du raisin que nous a

    donn le Crateur. En retour, Dieu transforme le pain et le vin en mystre de

    communion eucharistique. Loffrande eucharistique est un bel exemple doffrande

    synergique o lhomme collabore de manire constructive, et non destructrice, avec la

    volont de Dieu. Faire fructifier de manire constructive, et non destructrice, les dons

    de Dieu doit tre lattitude de lhomme vis--vis de lenvironnement naturel. 38

    Notre tradition chrtienne considre que le monde est la cration de Dieu, appele

    ds l'origine entrer en communion avec Dieu. Ramener la cration tout entire son

    Crateur apparat ds l'origine comme l'une des vocations de l'homme. C'est la

    vocation sacerdotale de l'homme en tant que prtre de la cration .39

    En effet : Si le monde fut cr comme matire du sacrement, lhomme fut cr

    comme prtre. Mais le pch arriva et rompit cette unit : il ne sagissait pas

    seulement dune question denfreindre des rgles, mais plutt de la perte dune vision,

    de labandon dun sacrement. Lhomme dchu vit le monde comme une chose

    sculire et profane, et la religion comme quelque chose dentirement distinct, priv,

    loign et spirituel. Le sens sacramentel du monde fut perdu. Lhomme oublia le

    sacerdoce qui tait le but et le sens de sa vie. Il finit par se voir comme un organisme

    mourant dans un univers froid et tranger 40

    .

    Lattitude eucharistique laquelle nous sommes appels revenir dcoule de ce que

    nous avons dit prcdemment ( 3.2) sur la dimension sacramentelle du monde cr.

    37

    Patriarche Bartholome : Ecologie et dimension eucharistique du sacrifice. Discours de clture du Symposium

    sur Religion, science et environnement Venise le 10 juin 2002. 38

    Patriarche Bartholome : Religion et environnement, quels dfis spirituels, Op. cit. 39 Job de Telmessos : Consommer sobrement. Revue Unit des chrtiens n 179. Juillet 2015. 40

    A. Schmemann : The World as Sacrament , Church, World, Mission. Crestwood, NY, 1979, p. 223.

  • Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 23

    3.4. Lattitude asctique

    Lascse est un vaste domaine. On lassocie plus particulirement la vie monastique,

    mais dune manire gnrale, la vie chrtienne implique toujours une certaine ascse.

    Je me limiterai ici au jene.

    Remarque : Plus gnralement, au-del du jene, la sobrit est une caractristique ncessaire de

    la vie chrtienne. La sobrit ne concerne pas seulement lalimentation, ni mme la consommation

    de biens matriels, mais correspond tout une attitude. Cest ainsi que les pres recommandent la

    sobrit en paroles et mettent en garde contre toute forme dexaltation, tout excs de sentimentalit

    ou recherche de sensations fortes. Dieu nest pas tant dans les phnomnes extraordinaires que

    dans les choses humbles. Lorsque Dieu se manifesta au prophte lie sur la montagne de lHoreb :

    Il y eut dabord un vent fort et violent qui dchirait les montagnes et brisait les rochers, mais le

    Seigneur n'tait pas dans le vent. Et aprs le vent, ce fut un tremblement de terre, mais le Seigneur

    n'tait pas dans le tremblement de terre. Et aprs le tremblement de terre, un feu, mais le Seigneur

    n'tait pas dans le feu. Et aprs le feu, un murmure doux et lger. Et lie entendit la voix du

    Seigneur dans ce murmure subtil (cf. 3 Rois 19,11-13).

    Dans lEglise orthodoxe, on jene peu prs la moiti des jours de lanne, en

    comptant tous les mercredis et les vendredis, les quarante jours du Grand Carme

    avant Pques, plus la Semaine Sainte, ainsi que le carme de quarante jours prcdant

    la fte de Nol, celui de quinze jours avant la fte de la Dormition (le 15 aot) et celui

    qui va de la deuxime semaine aprs la Pentecte la fte des aptres Pierre et Paul (le

    29 juin), et encore quelques autres jours de lanne. Le jene consiste gnralement

    sabstenir de la viande et des produits laitiers, et souvent aussi du poisson, du vin et de

    l'huile, pour ne privilgier qu'une nourriture vgtarienne. Par ailleurs, avant de

    recevoir la communion eucharistique, les chrtiens orthodoxes observent un jene

    complet depuis la veille au soir jusqu'au repas qui suit la Divine Liturgie.

    Il est intressant de rappeler que, pour les Pres de l'glise, la pratique du jene est

    une institution divine immuable. Ils voient en effet l'origine de cette pratique asctique

    dans le commandement donn par Dieu Adam au Paradis : Tu peux manger de tous

    les arbres du jardin. Mais de l'arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne

    mangeras pas, car, le jour o tu en mangeras, tu deviendras passible de mort (Gen.

    2,16-17). 41

    Et lappui de cette affirmation, lArchevque Job cite saint Basile-le-

    Grand :

    Respectez l'anciennet du jene qui a commenc avec le premier homme, qui a t prescrit dans

    le paradis terrestre. Adam reut ce premier prcepte : Vous ne mangerez pas le fruit de l'arbre de

    la science du bien et du mal (Gen. 2,17). Cette dfense est une loi de jene et d'abstinence. [...] Le

    jene est une fidle image de la vie du paradis terrestre, non seulement parce que le premier

    homme vivait comme les anges, et qu'il parvenait leur ressembler en se conte