leon trotsky - ma vie

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Lon Trotsky

MA VIEINTRODUCTION

L'essai autobiographique publi sous le titre Ma Vie fut le premier livre que Lon Trotsky crivit pendant son exil. Il lui fut propos par un diteur allemand, le directeur de Fischer Verlag, qui avait fait le voyage de Constantinople dans ce but et fut assez persuasif pour emporter un acquiescement. Trotsky n'avait jamais song ce genre d'ouvrages ; bien qu'il ft rompu toutes les formes d'crits, depuis l'article de journal, les controverses polmiques jusqu'aux essais thoriques et aux tableaux d'histoire, il avait hsit avant d'accepter l'offre qui lui tait faite: la ncessit o il serait de parler de soi, de se mettre constamment au centre du rcit, lui tait dplaisante ; il tait toujours gn quand il devait le faire. En outre, sa proccupation dominante tait alors d'organiser, dans les conditions nouvelles qui lui taient imposes, la lutte que, depuis la mort de Lnine, l'opposition communiste menait contre les nouveaux dirigeants du rgime sovitique. Cependant, la rflexion, l'autobiographie lui apparut comme un moyen de poursuivre la bataille qu'il n'avait jamais cess de mener pendant les trente annes de son activit politique. Si la rdaction des premiers chapitres consacrs l'enfance, au milieu familial, lui donna du souci -elle lui prit beaucoup de temps, il reprenait ce qu'il avait crit, retranchait, remaniait- il se sentit parfaitement l'aise ds qu'il eut dcrire sa rencontre avec les cercles socialistes et ouvriers de Nikolaev -il avait alors dix-huit ans- et la longue suite d'vnements dcisifs, personnels et historiques, qui la suivirent. L'autobiographie devenait, sous sa plume, une esquisse du mouvement ouvrier et de la rvolution russe durant le "demi-sicle": il allait avoir cinquante ans, et c'est le titre qu'il aurait voulu donner son ouvrage ; il dut se rsigner celui, plus banal, que prfra l'diteur. La traduction franaise fut publie par les ditions Rieder en trois tomes qui parurent successivement au cours de l'anne 1930. Comme je l'ai fait pour la rimpression de l'Histoire de la Rvolution russe, il m'a t possible d'en tablir un texte rvis et corrig selon les recommandations de l'auteur. Durant le sjour que je fis dans la maison de Coyoacan en 1939-1940, Trotsky prparait la mise en ordre de ses archives qu'il comptait confier la Harvard Library o elles seraient plus en sret que dans son logis qu'il savait tre toujours sous la menace d'un attentat. Il songeait aussi la rimpression de ses ouvrages ; le peu d'exemplaires qui restaient la veille de la guerre avaient t dcouverts et dtruits par la Gestapo. Il avait relu, corrig et annot l'dition en langue franaise de l'essai autobiographique ; la prsente rimpression faite en tenant compte de ses corrections et recommandations doit donc tre considre comme l'dition dfinitive. Elle

comporte un appendice dans lequel j'ai racont, trop brivement, la vie des dix dernires annes. ALFRED ROSMER. Avril 1953.

AVANT-PROPOS Notre poque, de nouveau, abonde en Mmoires, peut-tre plus que jamais. C'est que l'on a bien des choses raconter. L'intrt que suscite l'histoire contemporaine est d'autant plus vif que l'poque est plus dramatique et qu'elle est plus riche en sinuosits. L'art du paysage n'aurait pu natre au Sahara. Des temps "intersects" comme le ntre crent le besoin de considrer le jour d'hier, jour dj si lointain, du point de vue de ceux qui s'y sont trouvs activement engags. Ainsi s'explique l'norme dveloppement de la littrature mmorialiste depuis la dernire guerre. Ainsi peut-tre se justifie le livre que voici. La possibilit mme de sa publication est due une pause dans la vie politique active de l'auteur. Constantinople a t, dans mon existence, une des tapes imprvues, quoique non fortuites. Je suis ici au bivouac -non pour la premire fois- et j'attends patiemment de voir ce qui viendra ensuite. Sans une certaine dose de "fatalisme", la vie d'un rvolutionnaire serait en gnral impossible. D'une manire ou d'une autre, l'entr'acte de Constantinople aura t un moment des plus propices pour jeter un coup d'oeil en arrire, en attendant que les circonstances permettent d'aller de l'avant. Au dbut, j'avais rdig, au courant de la plume, de brefs essais autobiographiques pour des journaux, et je pensais me borner cela. Je noterai que, de mon asile, je ne pouvais surveiller et voir sous quelle forme ces essais parvenaient au lecteur. Mais toute besogne a sa logique. Je pris possession de mon sujet juste au moment o j'achevais les articles destins des journaux. Je me dcidai alors crire un livre. J'tablis mon plan sur une chelle incomparablement plus tendue et repris mon travail du dbut. Entre les articles qui ont paru d'abord dans les journaux et ce livre, il n'y a de commun que le sujet, qui est le mme. Pour le reste, ce sont ouvrages tout diffrents. J'ai donn des dtails particulirement circonstancis sur la deuxime priode de la rvolution sovitique qui concide avec la maladie de Lnine et l'ouverture d'une campagne contre le "trotskysme". La lutte des pigones pour la possession du pouvoir, comme je tente de le dmontrer, n'a pas t seulement une lutte de personnes. Elle ouvrait un nouveau chapitre en politique: c'tait une raction contre Octobre et la prparation d'un Thermidor. De l on en vient naturellement la question que l'on m'a pose si souvent: "Comment donc avez-vous perdu le pouvoir?" L'autobiographie d'un homme politique rvolutionnaire touche ncessairement de nombreuses questions thoriques qui se rattachent, partiellement, l'volution sociale de la Russie, et celle de toute l'humanit, qui se rapportent en particulier aux priodes critiques que l'on appelle des rvolutions. Bien entendu, je n'ai pas eu, dans ces pages, la possibilit d'examiner fond de complexes problmes thoriques. Et, en particulier, la thorie dite de la rvolution permanente, qui a jou dans ma vie personnelle un si grand rle et, observation plus importante, acquiert prsent un si vif intrt d'actualit pour les pays d'Orient, passe travers ce livre comme un leitmotiv entendu distance. Si quelque lecteur n'en tait pas satisfait, je pourrais lui dire seulement que l'examen des problmes de la rvolution, pour le fond, sera l'objet d'un ouvrage spcial dans lequel j'essaierai d'tablir les plus importantes des conclusions thoriques suggres par l'exprience de vingt ou trente des dernires annes.

* ** Comme, dans ces pages, on verra dfiler un bon nombre d'hommes sous une tout autre lumire que celle qu'ils auraient choisie pour eux-mmes ou pour leur parti, ils seront plus d'un dclarer que mon expos manque de l'objectivit indispensable. Dj, la publication de fragments de cet ouvrage dans la presse priodique a provoqu certaines rfutations. C'tait invitable. On peut tre sr que si mme j'avais russi ne faire de cette autobiographie qu'un simple daguerrotype de ma vie -ce que je n'ai pas cherch du tout- le rsultat n'en aurait pas moins rveill des chos des controverses que suscitrent les conflits raconts ici. Mais ce livre n'est pas une impassible photographie de mon existence; c'en est une partie composante. Dans ces pages, je poursuis la lutte laquelle toute ma vie est consacre. Tout en exposant, je caractrise et j'apprcie; en racontant, je me dfends et, plus souvent encore, j'attaque. Et je pense que c'est l le seul moyen de rendre une biographie objective dans un certain sens plus lev, c'est--dire d'en faire l'expression la plus adquate de la personnalit, des conditions et de l'poque. L'objectivit n'est pas dans la feinte indiffrence avec laquelle une hypocrisie confirme traite des amis et des adversaires, suggrant indirectement au lecteur ce qu'il serait incommode de lui dire tout net. Pareille objectivit n'est qu'une rouerie mondaine, rien de plus. Je n'en ai pas besoin. Ds lors que je me suis soumis la ncessit de parler de moi -et l'on n'a pas encore vu d'autobiographie dont l'auteur aurait russi ne pas parler de lui- je ne puis avoir aucun motif de dissimuler mes sympathies ou mes antipathies, mes affections ou mes haines. Ceci est un livre de polmique. Il reflte la dynamique d'une vie sociale qui est tout tablie sur des contradictions. Insolences de l'colier envers son matre; dans les salons, propos acerbes de l'envie, glisss sous des apparences d'amabilit; incessante concurrence commerciale; mulation enrage dans toutes les carrires de la technique, de la science, de l'art, du sport; escarmouches parlementaires dans lesquelles on peut toucher de profonds antagonismes d'intrts; lutte quotidienne et furieuse dans la presse; grves ouvrires; fusillades diriges contre des manifestants; valises charges de pyroxyline que s'expdient entre eux, par la voie des airs, des voisins civiliss; langues de flamme de la guerre civile qui ne s'teignent presque jamais sur notre plante: ce sont l diverses formes de la "polmique" sociale, depuis la plus coutumire, quotidienne, normale, presque imperceptible malgr son intensit, pousse jusqu' la polmique extraordinaire, explosive, volcanique, des guerres et des rvolutions. Telle est notre poque. Nous avons grandi avec elle. Nous la respirons, nous en vivons. Comment pourrions-nous nous dispenser de polmique si nous voulons tre fidles notre "patrie dans le temps" ? * ** Mais il existe un autre critrium, plus lmentaire -celui de la simple bonne foi dans l'exposition des faits. De mme que la lutte rvolutionnaire la plus intransigeante doit tenir

compte des circonstances de temps et de lieu, l'ouvrage le plus polmique doit maintenir les proportions qui existent entre les choses et les gens. Je veux esprer que cette exigence aura t observe par moi, non seulement dans l'ensemble, mais dans le dtail. En plusieurs cas, peu nombreux vrai dire, je rapporte sous forme de dialogues des conversations qui ont eu lieu voil longtemps. Personne n'exigerait que de tels entretiens soient reproduits mot mot aprs bien des annes. Et je n'y prtends pas. Certains dialogues ont plutt un caractre symbolique. Mais tout homme a connu dans sa vie des moments o telle ou telle conversation s'est grave plus nettement dans sa mmoire. D'ordinaire, on fait part, plus d'une reprise, de tels propos ses proches, des amis politiques. Et les mots se fixent ainsi dans la mmoire. Je songe ici, bien entendu, avant tout, aux entretiens politiques. Je veux noter maintenant que j'ai coutume de faire confiance ma mmoire. Les tmoignages qu'elle m'a apports ont t plus d'une fois soumis des vrifications objectives, et l'examen a t subi avec succs. Cependant, il est indispensable de faire, sur ce point, une rserve. Si ma mmoire topographique, sans parler de mes facults de souvenir musical, est trs faible, si ma mmoire visuelle, de mme que la linguistique, est assez mdiocre, ma mmoire des ides est de beaucoup au-dessus du niveau moyen. Or, dans ce livre, les ides, leur dveloppement et la lutte des hommes pour ces ides occupent en somme la principale place. Il est vrai que la mmoire n'est pas un compteur automatique. Elle est moins que toute chose dsintresse. Frquemment, elle met en valeur ou rejette dans l'ombre des pisodes peu avantageux pour l'instinct vital qui la contrle, le plus souvent du point de vue de l'amour-propre. Mais c'est l une affaire de critique "psychanalytique", d'une critique parfois spirituelle et instructive, plus souvent pourtant capricieuse et arbitraire. Inutile de dire que j 'ai contrl sans cesse mes souvenirs au moyen de ma documentation. Si gnantes qu'aient t les conditions de mon travail, en ce qui concerne les recherches dans les bibliothques et dans les archives, j'ai tout de mme eu la possibilit de vrifier les faits les plus essentiels et les dates dont j'avais besoin. A dater de 1897, c'est surtout par la plume que j'ai combattu. Ainsi, les vnements de ma vie ont laiss, en imprim, une trace presque ininterrompue pendant trente-deux annes. La lutte fractionnelle dans le parti, depuis 1903, fut fertile en pisodes individuels. Ni mes adversaires ni moi ne mnagions les coups. Toutes les blessures ont laiss des cicatrices, dans la presse. Depuis la rvolution d'Octobre, l'histoire du mouvement rvolutionnaire a pris une large place dans les tudes des jeunes savants sovitiques et de grandes institutions. On recherche dans les archives de la rvolution, dans celles du dpartement de la police tsariste, tout ce qui offre quelque intrt, et on publie les documents avec des commentaires de fait dtaills. Au cours des premires annes de la rvolution, lorsqu'il n'tait pas encore besoin de cacher ou de masquer quelque chose, ce travail tait fait avec une entire bonne foi. Les Oeuvres de Lnine et une partie des miennes ont t publies par les Editions d'Etat avec des remarques qui occupent des dizaines de pages et qui donnent des renseignements indispensables sur l'activit des auteurs, comme aussi bien sur les vnements des priodes correspondantes. Tout cela a naturellement facilit mon travail,

m'aidant tablir un canevas chronologique exact, et viter les erreurs de fait, du moins les plus grossires. * ** Je ne puis nier que ma vie n'a pas t des plus ordinaires. Mais il faut en chercher les causes plutt dans les circonstances de l'poque qu'en moi-mme. Bien entendu, il fallait aussi qu'il existt certains traits personnels pour que j'aie rempli la tche, bonne ou mauvaise, que j'ai remplie. Cependant, dans d'autres circonstances historiques, ces particularits individuelles auraient pu paisiblement somnoler, de mme que somnolent, innombrables, des inclinations et passions humaines que la vie sociale ne rclame pas. En revanche il se peut que se soient manifestes d'autres qualits qui sont actuellement rejetes ou crases. En fin de compte, l'objectif prend le pas sur le subjectif et dcide de tout. Mon activit consciente et active -j'en marque le dbut vers mes dix-sept ou dix-huit ans- a t dans une lutte constante pour des ides dtermines. Il n'y a pas eu dans ma vie personnelle d'vnements qui mritent l'attention de l'opinion publique Tous les faits tant soit peu remarquables de mon pass se rattachent la lutte rvolutionnaire et reoivent d'elle leur sens. C'est seulement cette considration qui peut justifier la publication de mon autobiographie. Mais c'est par l aussi que l'auteur se sent gn. Les faits de sa vie personnelle ont t si troitement insrs dans le tissu des vnements historiques qu'il est difficile de sparer les uns des autres. Pourtant, ce livre n'est pas un ouvrage d'histoire. Les vnements sont pris non dans leur signification objective, mais dans la mesure o ils ont t rattachs aux faits d'une existence. Il n'est pas tonnant que, dans la caractristique donne de diffrents vnements et d'tapes entires, l'on n'ait pas les proportions que l'on devrait exiger d'un livre qui constituerait une tude historique. La dmarcation entre une autobiographie et une histoire de la rvolution a d tre recherche ttons, empiriquement. Sans dissoudre la description d'une vie dans une tude d'histoire il fallait pourtant permettre au lecteur de se reporter certains faits de l'volution sociale. Je suis parti de cette hypothse que les contours essentiels des grands vnements seraient connus des lecteurs et que sa mmoire n'aurait besoin que de brefs rappels aux faits historiques et leur succession. * ** Au moment o paratra ce livre j'aurai cinquante ans. Le jour de ma naissance concide avec celui de la rvolution d'Octobre. Les mystiques et les disciples de Pythagore peuvent tirer de l les conclusions qu'ils voudront. Je ne me suis aperu moi-mme de cette curieuse concidence que trois ans aprs les journes d'Octobre. Jusqu' l'ge de neuf ans, j'ai vcu dans une campagne loigne de tout, sans en sortir. Durant huit annes, j'ai suivi des cours d'enseignement secondaire. J'ai t arrt pour la premire fois un an aprs tre sorti de l'cole. De mme que nombre de mes contemporains, j'ai eu pour universits la prison, la

dportation, l'migration. J'ai t emprisonn deux reprises, sous le rgime tsariste, et j'ai t dtenu au total pendant quatre ans. J'ai t dport environ deux ans la premire fois et quelques semaines la seconde fois. Je me suis vad deux fois de Sibrie. J'ai migr deux fois et la dure totale de mon migration a t d'environ douze ans, dans diffrents pays d'Europe et d'Amrique deux annes d'migration avant la rvolution de 1905 et presque dix annes aprs l'crasement de celle-ci. Pendant la guerre, j'ai t condamn par contumace la prison dans l'Allemagne des Hohenzollern (1915); l'anne suivante, j 'tais expuls de France en Espagne o, aprs une courte dtention dans la prison de Madrid et un sjour d'un mois sous la surveillance de la police Cadix, je fus expdi en Amrique. C'est l que je vis venir la rvolution de Fvrier. Rentrant au pays, de New-York, je fus arrt, en mars 1917, par les Anglais, et retenu tout un mois dans un camp de concentration au Canada. J'ai particip aux rvolutions de 1905 et de 1917; j'ai t prsident du soviet des dputs de Ptersbourg en 1905, puis en 1917. J'ai pris une part active la rvolution d'Octobre et j'ai t membre du gouvernement sovitique. En qualit de commissaire du peuple aux Affaires trangres, j'ai men les pourparlers de paix Brest-Litovsk, avec les dlgations allemande, austro-hongroise, turque et bulgare. En qualit de commissaire du peuple la Guerre et la Marine, j'ai consacr environ cinq annes l'organisation de l'arme rouge et la reconstitution de la flotte rouge. Pendant l'anne 1920, j'ai joint ce travail la direction du rseau ferroviaire qui tait en dsarroi. Les annes de guerre civile mises part, l'essentiel de mon existence a t constitu par une activit de militant du parti et d'crivain. Les ditions d'Etat ont entrepris, en 1923, la publication de mes oeuvres compltes. Elles ont russi en faire paratre treize volumes, sans compter les cinq tomes d'ouvrages militaires qui avaient t publis prcdemment. La publication fut interrompue en 1927 lorsque les perscutions exerces contre le "trotskysme" devinrent particulirement acharnes. En janvier 1928, j'ai t dport par le gouvernement sovitique actuel et j'ai pass un an sur la frontire de la Chine ; j'ai t expuls en Turquie, en fvrier 1929 ; j'cris ces lignes Constantinople. Mme prsente dans son raccourci, ma vie ne pourrait tre dite monotone. Bien au contraire, si l'on en considre tous les tournants, l'imprvu, les conflits aigus, les relvements et les descentes, on peut affirmer que cette existence a t plutt surabondante en "aventures". Pourtant, je me permettrai de dire que, par mes penchants, je n'ai rien de commun avec les chercheurs d'aventures. Je suis plutt pdant et conservateur dans mes habitudes. J'aime et apprcie la discipline et la mthode. Non point pour le paradoxe, mais parce qu'il en est ainsi, je dois dire que je ne tolre pas le dsordre et la destruction. J'ai toujours t un colier trs appliqu, trs soigneux. J'ai gard plus tard les deux mmes qualits. Pendant les annes de guerre civile, alors que, dans mon train, je couvrais des distances plusieurs fois gales la longueur de l'quateur, je me rjouissais chaque fois que j'apercevais une palissade neuve, faite de fraches planches de sapin. Lnine, qui connaissait en moi cette petite passion, m'a raill amicalement l-dessus plus d'une fois.

Un livre bien crit, o l'on puisse trouver des penses neuves, une bonne plume qui vous permette de rpandre vos ides, furent toujours pour moi et sont encore les rsultats les plus prcieux et les plus proches de la culture. L'envie de m'instruire ne m'a jamais quitt et, bien des fois dans ma vie, j'ai eu comme le sentiment que la rvolution m'empchait de travailler mthodiquement. Nanmoins, c'est presque un tiers de sicle de ma vie consciente qui a t intgralement rempli par la lutte rvolutionnaire. Mais si j'avais recommencer, je m'engagerais sans hsitation dans la mme voie. Je dois crire ceci dans l'migration, pour la troisime fois de ma vie, alors que les plus proches de mes amis peuplent les lieux de dportation et de dtention de la rpublique sovitique qu'ils ont contribu constituer d'une faon dcisive. Quelques-uns d'entre eux hsitent, s'cartent, s'inclinent devant l'adversaire. Les uns parce qu'ils ont dpens toutes leurs ressources morales; les autres parce qu'ils ne trouvent pas indpendamment d'issue au labyrinthe des circonstances; les autres enfin, sous les durets de la rpression. Deux fois dj, j'ai vu ainsi des masses dserter le drapeau aprs l'crasement de la rvolution de 1905 et au dbut de la guerre mondiale. Je sais ainsi, d'assez prs, par exprience, ce que sont les flux et les reflux de l'histoire. Ils sont soumis certaines lois. Il ne suffit pas de se montrer impatient pour les transformer plus vite. Je me suis accoutum prendre la perspective de l'histoire d'un autre point de vue que celui de mon sort personnel. Connatre les causes rationnelles de ce qui s'accomplit et y trouver sa place, telle est la premire obligation d'un rvolutionnaire. Et telle est aussi la plus haute satisfaction personnelle laquelle puisse aspirer celui qui ne confond pas sa tche avec les intrts du jour prsent. L. TROTSKY. Prinkipo, le 14 septembre 1929.

1 Ianovka On dit de l'enfance que c'est le temps le plus heureux d'une existence. En est-il toujours ainsi? Non. Peu nombreux ceux dont l'enfance est heureuse. L'idalisation de l'enfance a ses lettres d'origine dans la vieille littrature des privilgis. Une enfance assure de tout et, avec surcrot, une enfance sans nuage dans les familles hrditairement riches et instruites, toute de caresses et de jeux, restait dans la mmoire comme une clairire inonde de soleil l'ore du chemin de la vie. Les grands seigneurs en littrature ou les plbiens qui chantrent les grands seigneurs ont magnifi cette ide de l'enfance toute pntre d'esprit aristocratique. L'immense majorit des gens, si seulement ils jettent un coup d'oeil en arrire, aperoivent au contraire une enfance sombre, mal nourrie, asservie. La vie porte ses coups sur les faibles, et qui donc est plus faible que les enfants?... Mon enfance moi n'a connu ni la faim ni le froid. Au moment o je suis n, la famille de mes parents possdait dj une certaine aisance. Mais c'tait le bien-tre rigoureux de gens qui sortent de l'indigence pour s'lever et qui n'ont pas envie de s'arrter moiti chemin. Tous les muscles taient tendus, toutes les ides diriges dans le sens du travail et de l'accumulation. Dans ce genre d'existence, la place rserve aux enfants tait plus que modeste. Nous ne connaissions pas le besoin, mais nous n'avons pas connu non plus les largesses de la vie, ni ses caresses. Mon enfance n'a pas t pour moi une clairire ensoleille comme pour l'infime minorit; ce ne fut pas non plus la caverne de la faim, des coups et des insultes, comme il arrive beaucoup, comme il arrive la majorit. Ce fut une enfance toute gristre, dans une famille petite bourgeoise, au village, dans un coin perdu, o la nature est large, mais ou les moeurs, les opinions, les intrts sont troits, triqus. L'atmosphre spirituelle qui a entour mes premires annes et celle dans laquelle s'est coule ensuite ma vie consciente ce sont l deux mondes diffrents, spars l'un de l'autre non seulement par des dizaines d'annes et par des espaces, mais aussi par les artes montagneuses des grands vnements et par des crevasses intrieures, moins remarquables, qui n'en sont pas moins considrables pour un individu. Lorsque j'ai esquiss pour la premire fois ces souvenirs, il m'a sembl plus d'une fois que je dcrivais non pas mon enfance, mais un voyage d'autrefois dans un pays lointain. J'ai mme essay de raconter ce que j'avais vcu en parlant de moi la troisime personne. Mais cette forme conventionnelle tombe trop facilement dans la pure littrature, et c'est ce que je voulais viter avant tout. Malgr la contradiction qui existe entre ces deux mondes diffrents, l'individualit perce de l'un l'autre par des voies secrtes. C'est ce qui explique, d'une faon gnrale, l'intrt que l'on porte aux biographies et autobiographies de ceux qui, par suite de telle ou telle circonstance, ont occup une place un peu plus tendue dans la vie sociale. C'est pourquoi je tenterai de raconter d'une faon un peu dtaille mon enfance et mes annes d'cole, sans chercher deviner et rsoudre d'avance, sans vouloir rattacher les faits des gnralisations conues a priori, -c'est--dire tout simplement en narrant comment les choses se sont passes et ce que ma mmoire a conserv de ce temps-l. Il m'a sembl parfois que je me rappelais mme comment j'avais tt le sein de ma mre. Il faut croire que j'ai simplement report sur moi ce que j'avais vu faire aux nourrissons.

J'avais de confus souvenirs d'une scne qui aurait eu lieu sous un pommier dans le verger lorsque j'avais dix-huit mois. Mais cette souvenance non plus n'est pas sre. Ce qu'il y a de mieux grav dans ma mmoire, c'est le fait suivant: j 'tais avec ma mre Bobrinetz, dans la famille Ts., o il y avait une fillette de deux ou trois ans. On dit de moi que je suis le fianc et que la fillette est ma promise. Les enfants jouent, dans la grande salle, sur un plancher peint. Puis la fillette disparat. Le garonnet reste seul, appuy une commode; il est l, un moment hbt, comme en songe. La mre revient avec la matresse de maison. La mre regarde le garonnet, puis elle voit prs de lui une petite flaque; elle regarde encore son garon, secoue la tte en signe de reproche et lui dit: "N'as-tu pas honte?"... Le garonnet regarde sa mre, jette un coup d'oeil sur lui-mme, puis sur la flaque comme sur quelque chose qui ne le concerne pas. -Ce n'est rien, ce n'est rien, dit la matresse de maison; les enfants se sont oublis en jouant. Le garonnet n'prouve ni honte ni remords. Quel ge pouvait-il avoir? Peut-tre deux ans, mais peut-tre trois. Vers ce temps-l, au cours d'une promenade avec ma bonne dans le verger, je tombai sur une vipre. C'est la bonne qui me dit, me montrant quelque chose de brillant dans l'herbe: "Regarde, Liova, une tabatire enterre ici..." La bonne prit une baguette et entreprit de dterrer l'objet. Elle-mme ne devait gure avoir plus de seize ans. La tabatire se droula, se dtendit, devint un serpent qui s'lana, rampant sur l'herbe, en sifflant. Aie, aie! s'cria la bonne et, me saisissant par la main, elle se mit fuir. j'avais de la peine la suivre. Aprs cela j'touffais presque raconter que nous avions cru trouver une tabatire dans l'herbe et que c'tait un serpent. Il me souvient encore d'une scne de mon premier ge qui se passa la cuisine "des matres". Ni mon pre ni ma mre n'taient la maison. A l'office, les domestiques et les cuisinires avaient leurs invits. Mon frre an, Alexandre, qui tait venu en vacances, tournait aussi par l. Il monte, des deux pieds, sur une pelle en bois, comme sur des chasses, et il saute longtemps l-dessus, par le sol de terre battue de la cuisine. Je demande mon frre de me cder la pelle, j'essaie de grimper dessus, je tombe et je pleure. Mon frre me relve, m'embrasse et m'emporte dans la cuisine. Je devais avoir dj quatre ans quand on m'assit sur une grande jument grise, paisible comme une brebis, sans selle et sans bride, seulement avec un bridon de corde. Ecartant largement les jambes, je me tenais des deux mains la crinire. La jument me mena doucement vers un poirier et passa sous une branche qui me venait au ventre. Sans comprendre ce qui m'arrivait, je glissai sur la croupe, et m'talai dans l'herbe. Cela ne me fit pas mal, mais j'tais ahuri. Dans mon enfance je n'eus presque pas de ces jouets que l'on achte. Une fois seulement, ma mre me rapporta de Kharkov un cheval en carton et une balle. Avec ma soeur cadette je m'amusais fabriquer des poupes. Un jour, la tante Fnia et la tante Rassa, les soeurs de mon pre, nous firent plusieurs poupes avec des chiffons et la tante Fnia dessina au

crayon les yeux, les bouches et les nez des marionnettes. Ces poupes nous parurent extraordinaires, je les vois encore aujourd'hui. A la veille d'un soir d'hiver, Ivan Vassilivitch, notre mcanicien, dcoupa dans du carton et assembla en collant les pices un wagon qui avait des fentres et des roues. Mon frre an, qui tait venu en cong pour la Nol, dclara qu'on pouvait fabriquer un pareil wagon en deux temps et trois mouvements. Il commena par dcoller mon wagon, s'arma d'une rgle, d'un crayon et de ciseaux; il dessina longtemps et, quand il eut fait son dcoupage il se trouva que les pices du wagon n'allaient pas ensemble. Ceux de nos parents ou de nos connaissances qui se rendaient en ville me demandrent plus d'une fois ce qu'ils devaient me rapporter d'Elisavetgrad ou de Nikolaev. Mes yeux s'allumaient. Que demander? On me donnait des conseils. Qui proposait un dada, qui des livres, qui des crayons de couleur, qui des patins. Et moi de rpondre: "Des patins "demi-Halifax". J'avais entendu ce mot-l de mon frre. Les prometteurs oubliaient leur promesse ds qu'ils avaient pass le seuil de la maison. Mais moi, je passais des semaines vivre d'esprance, et, ensuite, je souffrais longtemps de ma dsillusion. Dans le jardin palissad, une abeille. s'est pose sur une fleur d'hlianthe. Comme je sais que les abeilles piquent et qu'il faut y aller prudemment, j'arrache une feuille de bardane et, travers cette feuille, je saisis l'abeille entre deux doigts. Je ressens une douleur soudaine, perante, intolrable. Je me prcipite en hurlant travers la cour, vers l'atelier, vers Ivan Vassilivitch. Il extrait l'aiguillon et humecte le doigt d'un liquide gurisseur. Ivan Vassilivitch possdait en effet un bocal dans lequel des tarentules nageaient dans de l'huile de tournesol. On estimait que c'tait le plus sr moyen pour remdier aux piqres. Moi-mme, de compagnie avec Vitia Ghertopanov, je m'occupais d'attraper des tarentules. Pour cela, il fallait attacher un fil un morceau de cire qu'on descendait dans le trou de l'araigne. La tarentule s'accrochait par les pattes la cire et s'y trouvait colle. Il ne restait plus qu' l cueillir et l'enfermer dans une bote allumettes. Au surplus, la chasse aux tarentules doit se rapporter une priode ultrieure. Je me rappelle une conversation entre nos anciens qui eut lieu par une longue soire d'hiver devant le th: on disait quand et comment on avait achet Ianovka, quel tait alors l'ge des enfants et quelle poque Ivan Vassilivitch tait entr notre service. Et ma mre dit alors: "Notre Liova, on l'a apport ici de la ferme dj tout arrang..." Et elle jeta sur moi un regard malicieux. Je me mets rflchir et je dis ensuite: "Je suis donc n dans une ferme?" - "Non, me dit-on, tu es n ici, Ianovka." - "Comment donc maman dit-elle qu'on m'a amen ici tout arrang?" - "Maman a dit a comme a, elle plaisantait." Je n'tais pas satisfait, je songeais que c'tait une trange plaisanterie, mais je me tus, voyant sur les visages des anciens ce sourire particulier des initis que je n'aime pas du tout.

De ces souvenirs d'un soir d'hiver o l'on prenait le th sans hte, subsiste une chronologie. Je suis n en octobre, le 26. Par consquent, mes parents ont quitt la ferme pour s'tablir Ianovka au printemps ou pendant l't de 1879. L'anne de ma naissance fut celle des premiers coups ports la dynamite contre le tsarisme. Peu de temps auparavant s'tait form le parti terroriste de la Libert du Peuple (Narodnaa Volia) qui, le 26 aot 1879, deux mois avant ma venue au monde, pronona la condamnation mort d'Alexandre II. Le 19 novembre eut lieu l'attentat commis par des dynamiteurs contre le train du tsar. Une lutte terrible s'engageait qui amena, le 1er mars 1881, le meurtre d'Alexandre II, mais qui causa aussi la perte de la Narodnaa Volia. Un an auparavant s'tait acheve la guerre russo-turque. En aot 1879, Bismarck jetait les bases de l'alliance austro-allemande. Zola publiait, cette anne-l, un roman dans lequel le futur organisateur de l'Entente, le prince de Galles de l'poque, tait reprsent comme un dlicat amateur de chanteuses d'oprette (Nana). Le vent de la raction, qui avait souffl de plus en plus fort dans la politique europenne depuis la guerre franco-allemande et l'crasement de la Commune de Paris, ne faiblissait pas encore. En Allemagne, la socialdmocratie tait dj sous le coup des lois d'exception de Bismarck. Victor Hugo et Louis Blanc, en 1879, rclamaient au Snat et la Chambre des Dputs l'amnistie pour les communards... Mais ni les dbats parlementaires, ni les actes diplomatiques ni mme les explosions de dynamite n'avaient d'cho dans le village d'Ianovka o j'ai vu le jour et pass les dix premires annes de ma vie. Dans les steppes incommensurables du gouvernement de Kherson et de la rgion de Novorossiisk, l'empire des froments et des brebis vivait de ses lois particulires. Il tait solidement protg contre les envahissements de la politique par l'immensit de ses espaces et le manque de routes. Il reste par l, dans les steppes, d'innombrables kourganes [Les kourganes dans la plaine russe, sont des mamelons, des monticules, tantt d'origine naturelle, tantt faonns par les hommes. Suivant la tradition, ils servirent de postes de veilleurs et les bchers qu'on y allumait avertissaient les intresss de l'approche de l'ennemi. En outre, dans nombre d'entre eux, l'on a dcouvert des spultures antiques, des armes, des ustensiles. -N.d.T.]qui sont comme les jalons de la grande transmigration des peuples. Mon pre tait agriculteur, de petite condition au dbut, qui, plus tard, devint plus ais. Il tait encore tout jeune quand il quitta, suivant sa famille, une petite localit juive du gouvernement de Poltava, allant chercher fortune dans les libres steppes du Midi. A cette poque-l, il existait dans les gouvernements de Kherson et d'Ekaterinoslav environ quarante colonies agricoles juives dont la population tait peu prs de vingt-cinq mille mes. Les agriculteurs juifs vivaient sur un pied d'galit avec les paysans non seulement en droit (jusqu' 1881), mais aussi en indigence. C'est par un effort inlassable, par un dur travail, sans mnager ni lui-mme ni les autres, que mon pre gravissait l'chelle sociale, se consacrant la premire accumulation. Le registre de l'tat civil, dans la colonie de Gromokle, n'tait pas tenu trs rgulirement. Bien des actes taient rdigs avec du retard. Lorsque l'on voulut me placer dans un tablissement de l'enseignement secondaire, comme il se trouvait que je n'avais pas encore

l'ge pour entrer en premire, on crivit dans le registre que j'tais n en 1878 et non pas en 1879. Et c'est pourquoi j'ai toujours eu deux dates de naissance: l'une officielle et l'autre pour la famille. Durant les dix premires annes de mon existence, vivant au village de mon pre, je n'ai presque pas mis le nez dehors. L'endroit s'appelait Ianovka, du nom du propritaire Ianovsky qui l'on avait achet la terre. Le vieux Ianovsky, ancien simple soldat, tait parvenu au grade de colonel, avait connu les bonnes grces de ses chefs sous Alexandre II et avait obtenu le droit de se choisir cinq cents dciatines [La dciatine correspond peu prs l'hectare. - N.d.T.] dans les steppes non encore peuples du gouvernement de Kherson. Il se btit une maisonnette en terre maonne, couverte de chaume, ainsi que des dpendances dont l'architecture n'tait pas plus complique. Les affaires de son mnage, cependant, n'allrent pas. Aprs la mort du colonel, sa famille alla se fixer Poltava. Mon pre avait achet Ianovsky plus de cent dciatines, et en outre il en avait pris ferme deux cents. Je me rappelle fort bien la colonelle, une petite vieille toute sche: elle venait une ou deux fois par an toucher le prix du fermage et voir si tout tait bien en place. On envoyait une voiture la chercher la gare et, son arrive, on apportait une chaise pour l'aider descendre du fourgon ressorts. Mon pre n'eut un phaton que plus tard, quand on acheta des talons bons pour l'attelage. On prparait pour la vieille colonelle du bouillon de poule et des oeufs la coque. Se promenant dans le verger avec ma soeur, la vieille arrachait, de ses ongles secs, aux troncs des arbres fruitiers, de la rsine et affirmait que c'tait la meilleure des friandises. Nos cultures gagnaient en tendue, le nombre des chevaux et des bestiaux augmentait. On tenta l'levage des mrinos. Mais cela ne russit pas. En revanche, on avait beaucoup de porcs. Les cochons se promenaient en toute libert dans la cour, fouillrent tout le terrain d'alentour et ruinrent dfinitivement le verger. Les affaires de l'exploitation taient conduites avec soin mais selon de vieilles mthodes. On ne pouvait apprcier qu' l'-peuprs d'o venait le profit et d'o le dficit. Pour la mme raison, il tait difficile d'apprcier la valeur gnrale du bien. Toutes les ressources venaient toujours de la terre, de l'pi, du grain qui restait dans des coffres ou tait expdi vers les ports. Parfois, l'heure du th, ou bien au souper, mon pre se rappelait tout coup: "Ah! notez donc a: j'ai touch 1.300 roubles du commissionnaire: j'en ai envoy 660 la colonelle, j'en ai rendu 400 Dembovsky; crivez aussi que j'ai donn 100 roubles Fodosia Antonovna, ce printemps, quand je suis all Elisavetgrad..." C'est ainsi, peu prs, que l'on tenait la comptabilit. Et nanmoins mon pre, lentement mais obstinment, accroissait sa fortune. Nous habitions la maisonnette de terre maonne qui avait t btie par le vieux colonel. Le toit tait de chaume. Il y avait d'innombrables nids de moineaux sous l'avance du toit. Les murs, du ct extrieur, taient profondment fendills et, dans les fentes, des couleuvres faisaient leur nid. On les prenait parfois pour des vipres et on versait dans les trous de l'eau bouillante du samovar, mais sans aucun rsultat. Par les grandes pluies, l'eau coulait des plafonds bas, surtout dans l'entre: on mettait sur le sol de terre battue de la vaisselle, des cuvettes. Les chambres taient petites, les fentres moiti aveugles; dans les deux chambres coucher et dans la chambre des enfants, on marchait sur de la glaise et l, les

puces se multipliaient. Dans la salle manger, on avait fait un plancher que l'on frottait, une fois par semaine, avec du sable jaune. Dans la principale chambre, dont la longueur tait de huit pas et qu'on appelait pompeusement la salle, le plancher tait cir. C'est l qu'on logeait la colonelle. Dans le jardin qui entourait la maison, croissaient des acacias jaunes, des roses blanches et rouges, et en t de la cuscute. La cour n'avait aucune fermeture. Le grand btiment en glaise, couvert de tuiles, qui fut construit par mon pre, comprenait l'atelier, la cuisine des matres et celle des domestiques. Venaient ensuite le "petit" grenier en bois, le "grand" grenier et enfin le "nouveau" grenier, tout cela couvert de roseaux. Pour que l'eau n'y entrt pas et que le grain ne pt fermenter, les trois greniers taient surlevs sur des pierres. Qu'il ft trs chaud ou trop froid, les chiens, les porcs et la volaille se cachaient l-dessous. Les poules y trouvaient des coins discrets pour pondre. Plus d'une fois je suis all tirer de l des oeufs, rampant sur le ventre entre les pierres: un adulte n'aurait pu passer. Sur le toit du grand grenier s'tablissaient des cigognes. Levant vers le ciel leurs becs rouges, elles avalaient des couleuvres et des grenouilles; c'tait effrayant voir; le reptile frtillait hors du bec et l'on et dit qu'il dvorait la cigogne par le dedans. Dans le grenier que cloisonnaient de grands coffres, c'tait de frais froment odorant, de l'orge aux barbes piquantes, de la graine de lin, plate, visqueuse, presque coulante, les perles noires, reflets bleus, du colza, de la fine et lgre avoine. Quand les enfants jouent cache-cache, on leur permet, non pas toujours, mais l'occasion d'une visite de gens estims, d'aller se cacher mme dans les greniers. Me glissant travers la cloison, je grimpe sur le haut monceau de froment et je me laisse glisser de l'autre ct. J'enfonce jusqu'aux coudes, jusqu'aux genoux dans la masse mouvante; du grain entre dans mes souliers qui sont souvent dchirs et j'en ai dans les manches jusqu' l'aisselle. La porte du grenier est ferme et quelqu'un y a suspendu pour la tromperie un cadenas, mais sans tourner la cl: c'est ce que veut la rgle du jeu. Je suis allong dans la fracheur du grenier, plong dans le grain, dont je respire la poussire vgtale et j'entends Snia V***, ou bien Snia J-sky, ou bien Snia S*** ou bien ma soeur Lisa, ou bien quelque autre, qui va et vient dans la cour, dcouvre les cachettes, mais ne parvient pas me trouver, moi qui suis noy dans le bl frais. Les curies, l'table aux vaches, la porcherie et le poulailler se trouvaient de l'autre ct de la maison. Tout cela avait t bousill peu prs avec de la glaise, des sarments et de la paille. A une centaine de pas de la maison, le puits levait vers le ciel sa haute grue. Au-del, c'est l'tang qui arrosait les potagers des moujiks. A chaque printemps, les grandes eaux emportaient le barrage et il fallait de nouveau le consolider: avec de la paille, de la terre, du fumier. Sur une minence, proximit de l'tang, se trouvait le moulin, une baraque en planches qui enfermait une machine vapeur de 10 CV deux meules. C'est l que, durant ma premire enfance, ma mre passait la plus grande partie de ses heures de travail. Le moulin ne servait pas seulement pour notre exploitation, mais pour tous les environs. Les paysans venaient d'une distance de dix ou quinze verstes [La verste quivaut peu prs au kilomtre. -N.d.T.] apporter leur grain et ils payaient une redevance du dixime pour la mouture. A l'poque o cela chauffait, la veille du battage, on travaillait au moulin vingtquatre heures par jour et quand j'eus appris crire et compter, j'eus parfois l'occasion de peser les sacs de bl et de calculer combien de farine l'on devait rendre aux paysans qui les

apportaient. Pendant la moisson, on fermait le moulin, et le moteur allait servir au battage. On installa plus tard un moteur demeure; le moulin fut reconstruit en pierre et en tuiles, et la maison des matres, faite de terre bousille, cda la place une grande maison de briques couverte de tle. Mais tout cela n'arriva qu' l'poque o j'atteignais dj ma dix-septime anne. Pendant mes dernires vacances, je calculai pour la future maison les espacements mettre entre les fentres, ainsi que les dimensions des portes; mais je n'arrivais pas au bout de mes calculs. Lorsque je revins au village, la fois suivante, je vis les fondations en pierre. Je n'ai jamais eu l'occasion d'habiter cette maison. C'est une cole sovitique qui l'occupe prsent. Les moujiks attendaient parfois des semaines entires au moulin. Ceux qui vivaient proximit posaient leurs sacs derrire. ceux des autres, et rentraient chez eux. Mais ceux qui taient venus de loin restaient l, logeant sur leurs chariots et, en cas de pluie, venaient coucher dans le moulin mme, sur des sacs. Un jour, un des clients s'aperut qu'une bride de harnais avait disparu. Quelqu'un avait vu un gamin tourner autour du cheval. On courut faire une perquisition dans le chariot de son pre et on dcouvrit la bride cache sous du foin. Le pre du gamin, un moujik barbu et morose, fit de grands signes de croix vers l'Orient, jurant que c'tait ce maudit gaillard, ce rchapp de prison, qui avait eu l'ide de cela, et dclarant qu'il viderait les tripes au garnement. Mais personne ne voulut y croire. Le moujik saisit son fils au collet, le jeta terre et se mit le cingler avec la bride vole. Cach derrire les grandes personnes, je contemplais cette scne. Le gamin criait et jurait de ne pas recommencer. Tout autour se tenaient, sombres, les hommes d'ge, indiffrents aux gmissements du garon, fumant des cigarettes et marmonnant dans leur barbe que le moujik ne fouettait pas pour de bon, que c'tait seulement pour l'apparence et que, pour faire tant, il aurait fallu le fouetter aussi. Derrire les hangars et les tables s'allongeaient des klouni, c'est--dire d'immenses toitures, s'tendant sur des dizaines de sagnes [Sagne, mesure de longueur: 2 m 1336. -N.d.T.], l'une en roseaux, l'autre en paille, qui reposaient sur des poteaux mme le sol, sans aucun mur de soutnement. On dversait des monceaux de grain sous ces toitures et, par les temps de pluie ou de grand vent, on y faisait travailler le tarare ou le tamis. Plus loin, au del de ces toitures, se trouvait l'aire o l'on battait le bl. Au del d'une ravine, il y avait un enclos pour le btail, tout jonch de fumier sec. Toute ma vie d'enfance se rattache la maisonnette de terre du colonel et un vieux divan qui tait dans la salle manger. Assis sur ce divan qui tait plaqu de bois mince color en acajou, je prenais le th, je dnais, je soupais, je jouais avec ma soeur la poupe et, plus tard, je lisais. En deux endroits, le revtement du meuble tait crev. Le plus petit trou se trouvait du ct du fauteuil d'Ivan Vassilivitch et le plus grand du ct de la place que j'occupais, prs de mon pre. -Il serait bien temps de recouvrir a avec du drap neuf, dit Ivan Vassilivitch. -Depuis longtemps on aurait d le faire, rpond ma mre. Nous ne l'avons pas recouvert depuis l'anne o l'on a tu le tsar.

-Dame, vous savez, rplique mon pre, cherchant se justifier, on arrive dans cette ville maudite, il faut courir droite et gauche, l'izvochtchik [Le cocher de fiacre vous corche. -N.d.T.] mord, et on ne pense qu' s'arracher de l au plus vite pour rentrer la maison; et alors on oublie tous les achats... A travers toute la salle manger, sous le plafond bas, s'allongeait le svolok, longue poutre non blanchie sur laquelle on posait et rangeait les objets les plus divers: des assiettes dans lesquelles il y avait de la mangeaille qu'on ne voulait pas laisser la porte du chat, des clous, des ficelles, des livres, un encrier bouch avec un morceau de papier, un porte-plume avec sa vieille plume rouille. Les plumes crire taient plutt rares. Il y a eu des semaines o je me taillais, avec un couteau de table, des plumes en bois pour copier les chevaux que je trouvais dessins dans les vieux numros de la Niva illustre [La revue populaire illustre Niva (le Champ) a jou pendant de trs longues annes un rle d'ducation. Elle renseignait ses lecteurs sur les principales manifestations artistiques et littraires du temps ainsi que sur les questions sociales et politiques dans la mesure o le rgime policier le lui permettait. En outre, elle donnait ses abonns, en prime, des ditions bien faites des meilleurs auteurs russes et trangers. -N.d.T.]. Tout en haut, sous le plafond, l o se trouvait la saillie du tuyau de chemine, vivait la chatte. C'est l qu'elle faisait ses petits et elle les descendait de l, les tenant entre ses dents par le cou, d'un bond audacieux, quand il commenait faire trop chaud. Invitablement, les htes de la maison, s'ils taient de haute taille, se cognaient la tte au svolok en se levant de table et c'est pourquoi l'on prit l'habitude de prvenir les invits: "Attention! Attention!" en leur montrant du doigt le plafond. Ce qu'il y avait de plus remarquable dans la petite salle, c'tait un clavecin qui n'occupait pas moins du quart de la pice. L'poque de l'apparition chez nous de cet instrument compte dj dans mes souvenirs. Une propritaire ruine, qui habitait quinze ou vingt verstes de chez nous, alla vivre en ville aprs avoir vendu son mobilier. Mes parents lui achetrent le divan, trois chaises viennoises et un vieux clavecin dmoli qui resta longtemps dans le hangar avec ses cordes casses. On l'avait pay seize roubles et on le transporta Ianovka sur une arba[chariot d'usage en Ukraine, le plus souvent tran par des boeufs. -N.d.T.]. Quand on le dmonta dans l'atelier, on tira de dessous la table d'harmonie deux souris creves. Durant plusieurs semaines d'hiver, l'atelier fut occup par le clavecin. Ivan Vassilivitch le nettoyait, recollait, vernissait, se procurait des cordes, les tendait, les accordait. Tout le clavier fut rpar et l'instrument tinta enfin dans la salle, de toutes ses voix un peu casses mais irrsistiblement mouvantes. Ivan Vassilivitch, dont les doigts merveilleux s'taient exercs sur les touches de l'accordon, passa au clavier du clavecin et jouait la kamarinskaa [Air de danse national en Russie et en Ukraine. -N.d.T.], une polka et mein lieber Augustin. Ma soeur ane se mit apprendre la musique. Parfois, mon frre an, qui avait appris le violon pendant quelques mois Elisavetgrad, pianotait sur notre instrument. Enfin, moi-mme, d'aprs les notes rapportes par mon frre, et qui taient faites pour le violon, je jouais aussi d'un seul doigt. Je n'avais pas "d'oreille" et mon amour de la musique resta pour toujours aveugle et sans espoir. C'est aussi sur ce clavecin qu'un de nos voisins, Mosse Kharitonovitch Morgounovsky, montrait l'art de sa main droite qui tait bonne pour excuter des concerts.

Au printemps, la cour devient une mer de boue. Ivan Vassilivitch se fabrique des galoches en bois ou plutt de vritables cothurnes, et, de la fentre, ravi, je le regarde marcher, la taille grandie de presque trente centimtres. Bientt apparat dans l'exploitation un vieux bonhomme, le bourrelier. Personne, apparemment, ne sait son nom. Il a plus de quatrevingts ans. C'est un ancien soldat de Nicolas 1er. Il a servi vingt-cinq ans dans l'arme. Enorme, trapu, barbe blanche et cheveux blancs, remuant peine ses lourdes jambes, il s'avance vers le hangar o il a tabli son atelier de campagne. -Les jambes ne vont plus gure, dit-il. Mais il y a dj dix ans qu'il se plaint ainsi. En revanche, ses mains, qui sentent le cuir, sont plus solides que des tenailles. Ses ongles, pareils des touches d'ivoire, sont trs pointus. -Veux-tu que je te montre Moscou? me dit le vieux. -Bien sr que je veux. Le vieil homme me saisit aux oreilles et me lve en l'air. Je sens l'attouchement des terribles ongles, cela me fait mal et je suis vex. Je secoue les jambes, je demande tre remis par terre. -Tu ne veux pas, dit le vieux. Bon, ce n'est pas la peine. Quoique vex, je ne m en vais pas -Eh bien, dit le vieux, grimpe un peu l'chelle du hangar et regarde ce qui se passe sur le toit. Je pressens une malice et j'hsite. Il se trouve que, sur le toit, il y a Constantin, qui travaille comme aide la meunerie, il est en compagnie de la cuisinire Katioucha. Tous deux sont beaux, gais ce sont de bons travailleurs. Quand donc pouseras-tu Katioucha? demande la matresse de maison Constantin. Eh! nous nous trouvons bien comme a, rpond Constantin. Pour se marier, il faut y mettre dix roubles; j'aime mieux acheter des bottes Katia. Aprs l't brlant de la steppe, o toutes les forces sont tendues, o le travail atteint son point culminant, aprs la moisson, la strada [Strada: substantif, de formation populaire, dont la racine est commune avec le verbe russe: souffrir. Il dsigne l'poque des plus durs travaux (fenaison, moisson, arrachage des pommes de terre, etc.). N.d.T.] o l'on besogne souvent loin de la maison, arrivent les premiers jours d'automne o l'on fera le compte d'une anne de labeur de galriens. Le battage du grain est en pleine activit. Toute la vie s'est reporte sur l'aire, derrire les klouni, un quart de verste derrire la maison. Sur l'aire

s'lve un nuage de poussire de balle. Le tambour de la batteuse grogne. Le meunier Philippe, avec ses lunettes, se tient prs du tambour. Sa barbe noire est couverte de poudre grise. De la charrette on lui passe les gerbes, il les prend sans regarder, dnoue le lien, tale la gerbe, et la pousse dans le tambour. La machine, avalant la brasse, gronde comme un chien qui s'empare d'un os. Le secoueur rejette la paille, se jouant d'elle au passage. Sur le ct, d'une manche, fuit la balle. On la trane roule vers la meule et je me tiens sur la queue en planches, tenant les guides de corde. -Fais attention de ne pas tomber! crie mon pre. Mais c'est dj la dixime fois que je tombe, tantt dans la paille, tantt dans la balle. Le nuage de grise poussire s'paissit sur l'aire, le tambour gronde, la balle se glisse dans les plis de la chemise, on en a dans le nez, on ternue. -H! Philippe, plus doucement! s'exclame mon pre lorsque le tambour se remet gronder trop furieusement. Je soulve la poutre, elle m'chappe et retombe de tout son poids, me frappant un doigt. La douleur est telle que, du coup je ne vois plus rien devant moi. A la drobe, je m'clipse, pour qu'on ne voie pas que je pleure, puis je cours la maison. Ma mre me verse de l'eau froide sur le doigt et l'entoure d'un chiffon. Mais le mal ne cesse pas. Il se forme un panaris et ce sont plusieurs jours de torture. Les sacs de froment remplissent les hangars, les klouni, et sont rangs en rond, sous de la toile bche, dans la cour. Le patron, en personne, se tient souvent prs du crible, entre les perches, et montre aux hommes comment on doit tourner la jante pour expulser la balle et comment ensuite, d'une brve secousse, on rejette, sans en rien laisser, le grain nettoy qui tombe en tas. Sous les klouni et sous le hangar o l'on est protg du vent, tournent les tarares et les cribleurs. On purifie le grain, on le prpare pour le march. Arrivent les intermdiaires, les marchands, apportant leurs rcipients de cuivre et des balances dans des botes soigneusement vernies. Ils expertisent le grain, proposent un prix et cherchent vous glisser des arrhes. Ils sont poliment reus, on leur offre du th et des petits beurres, mais on ne vend pas. Ce sont gens de peu. Le patron a dj dpass les voies de ce petit commerce. Il a un commissionnaire lui Nikolaev. "Le grain peut rester l", rpondait mon pre, "il ne demande pas manger." Huit jours plus tard, on recevait une lettre de Nikolaev, parfois mme un tlgramme: le prix avait mont de cinq kopecks au poud [Environ 15 centimes pour environ 16 kilos. -N.d.T.]. "Voil, nous y avons gagn un millier de karbovantsi" [Mot ukrainien qui signifie: rouble. -N.d.T.], disait le patron, "a ne trane pas partout, a [Cette expression correspond notre formule populaire: "a ne se trouve pas sous le sabot d'un cheval. -N.d.T.]." Mais il arrivait qu'au contraire les prix tombaient. Les mystrieuses puissances du march mondial se frayaient un chemin jusqu' Ianovka. En rentrant de Nikolaev, le pre disait d'une voix sombre: "On dirait que... comment que a s'appelle... l'Argentine expdie beaucoup de bl cette anne." En hiver, tout est calme au village. Il n'y a que le moulin et l'atelier qui travaillent pour de bon. On chauffe avec de la paille que les domestiques apportent par normes brasses, en

rpandant en route et, chaque fois, balayant derrire eux. Il est gai d'enfourner la paille et de voir comme elle prend feu. Un jour, l'oncle Grgoire nous trouva, ma soeur cadette Olia [Olga] et moi, seuls dans la salle manger qui tait toute bleue d'acide carbonique. Je tournais dans la chambre, sans plus rien voir devant moi, et, l'appel de l'oncle, je m'vanouis profondment. Pendant les journes d'hiver, nous restions souvent seuls la maison, surtout lorsque mon pre partait en tourne et que tous les soins du mnage incombaient ma mre. Parfois, au crpuscule, ma petite soeur et moi restions assis, serrs l'un contre l'autre, sur le divan, les yeux grand ouverts et craignant de faire un mouvement. Parfois aussi, dans l'obscurit de cette salle manger, surgissait, venant du dehors glac, un gant dont les normes bottes de feutre crissaient; une norme fourrure l'norme col renvers, un norme bonnet, d'normes moufles aux mains, et aux moustaches, la barbe, d'normes glaons colls; et le gant, d'une voix norme, disait dans l'obscurit "Bonjour!" Figs cte cte dans un coin du divan, nous avions peur de rpondre cette politesse. Alors, le gant allumait une allumette et nous dcouvrait dans le coin. Il se trouvait que c'tait un voisin. Parfois, notre isolement dans la salle manger devenant tout fait intolrable, je sortais en courant, malgr le gel, je passais l'entre, j'ouvrais la porte, je faisais un bond sur la grande pierre plate qui se trouvait devant le seuil et je criais de l, dans le noir: "Machka, Machka, viens la salle manger, viens la salle manger!" Je criais longtemps, longtemps, car, ce moment-l, Machka avait beaucoup faire la cuisine, au logis des domestiques ou ailleurs. Enfin ma mre revenait du moulin, allumait la lampe, et le samovar faisait son apparition. Le soir, nous restions d'ordinaire dans la salle manger, jusqu'au moment o nous commencions nous endormir. On entrait dans la pice, on en sortait, on prenait et on rapportait des cls; de la table, des instructions taient donnes, on prparait la journe suivante. Ma soeur cadette Olia, ma soeur ane, Lisa, moi et, partiellement, la servante, vivions ces heures une vie toute dpendante de celle des adultes et touffe par eux. Quelquefois, un mot de l'un d'eux rveillait en nous une rminiscence. Je clignais de l'oeil vers ma soeur, elle riait d'un rire touff; quelqu'un de nos anciens la regardait alors distraitement. Je clignais encore de l'oeil; elle essayait de cacher son rire sous la toile cire et se cognait le front la table. Le rire me gagnait, il tait parfois contagieux pour ma soeur ane qui, tout en cherchant garder sa dignit de fillette de treize ans, louvoyait entre les cadets et les anciens. Quand le rire s'chappait trop tumultueusement, j'tais forc de descendre sous la table, de me glisser entre les jambes des anciens et, aprs avoir cras la queue du chat, de me rfugier dans le cabinet voisin qu'on appelait la chambre aux enfants. Quelques minutes aprs, tout recommenait. A force de rire, nous avions une telle faiblesse aux doigts que nous n'tions pas capables de tenir un verre. Tte, lvres, mains, jambes, tout se dissolvait et coulait en rires. "Qu'est-ce que vous avez donc?" demandait ma mre fatigue. Les deux cercles de la vie, le suprieur et l'infrieur, se confondaient pour un instant: les anciens considraient les enfants d'un air interrogateur, parfois avec bienveillance, plus souvent avec irritation. Alors le rire, saisi l'improviste, s'chappait bruyamment. Olia, de nouveau, plongeait tte la premire sous la table, je tombais sur le divan, Lisa se mordait la lvre infrieure, la servante disparaissait derrire la porte. Allez donc vous coucher! disaient les anciens.

Mais nous ne sortions pas, nous nous cachions dans les coins, et nous avions peur de nous regarder entre nous. On emportait ma petite soeur; moi, le plus souvent, je m'endormais sur le divan. Quelqu'un venait me soulever pour m'emporter. Ensommeill, je poussais parfois un cri perant. Il me semblait que j'tais assailli par des chiens, ou que des serpents sifflaient sous moi, ou que des brigands m'emportaient dans une fort. Le cauchemar enfantin s'introduisait dans l'existence des ans. En m'emportant, on cherchait me calmer, on me caressait, on m'embrassait. C'est ainsi que du rire au sommeil, du rve au cauchemar, du cauchemar au rveil, je rentrais dans le sommeil, mais alors, sous l'dredon, dans la chambre chauffe. L'hiver tait la priode de la vraie vie de famille. Il arrivait que, durant des journes entires, mon pre et ma mre ne sortissent presque pas de la chambre. Mon frre an et ma soeur venaient en cong de leurs coles pour la Nol. Le dimanche, Ivan Vassilivitch, bien lav, les cheveux coups, s'arme de ciseaux et d'un peigne et entreprend de rafrachir la coiffure de mon pre d'abord, puis celle de Sacha le raliste [Sacha: diminutif familier d'Alexandre. Le raliste: lve d'une cole rale; c'est ainsi qu'on appelait les tablissements d'enseignement secondaire o la prfrence tait donne aux tudes modernes, tandis que dans les gymnases prdominaient les tudes classiques. -N.d.T.], puis la mienne. Sacha pose une question: Mais, savez-vous, Ivan Vassilivitch, couper les cheveux " la Capoul"? Tout le monde lve la tte, on regarde Sacha: il raconte qu' Elisavetgrad, un perruquier lui avait fait la taille " la Capoul" d'une faon remarquable et que, le lendemain, l'inspecteur de l'cole l'avait pour cela svrement semonc. Aprs l'opration, on dne. Mon pre et Ivan Vassilivitch occupent les fauteuils aux deux bouts de la table; les enfants sont sur le divan; ma mre en face de nous. Ivan Vassilivitch mangeait avec ses patrons tant qu'il ne se fut pas mari. En hiver on dnait longuement, on bavardait aprs le repas, Ivan Vassilivitch fumait et lanait des anneaux de fume assez compliqus. Parfois on demandait Sacha ou Lisa de faire la lecture haute voix. Mon pre somnolait, assis sur la couche basse du pole [En Russie, surtout dans les campagnes, le pole en briques, genre hollandais, comporte une surface sur laquelle dorment d'ordinaire les paysans, tout habills ou allongs sur de la paille. La ljanka est une varit de pole, elle est beaucoup plus basse, moiti hauteur d'homme, et l'on peut s'y asseoir, tandis que sur le pole ordinaire il faut grimper par des chelons. -N. d. T.], et on l'y attrapait. Le soir, mais rarement, on se mettait jouer aux douraki [Jeu de cartes trs populaire en Russie; le perdant est trait d'imbcile (dourak). -N.d.T.] et il se produisait alors bien du remuemnage, on riait beaucoup, mais parfois aussi on se disputait un peu. Ce qui paraissait le plus sduisant, c'tait de tricher aux dpens de mon pre qui jouait sans aucune attention, qui riait quand il avait perdu, diffrent en cela de ma mre qui jouait mieux, qui s'mouvait et surveillait de prs mon frre an pour l'empcher de tricher ses dpens. D'Ianovka au plus proche bureau de poste, la distance tait de vingt-trois kilomtres; pour atteindre le chemin de fer, elle tait de plus de trente-cinq kilomtres. Il y avait loin jusqu'aux administrations publiques, jusqu'aux magasins, jusqu'aux centres des villes et l'on se trouvait encore plus loin des grands vnements de l'histoire. La vie tait uniquement

rgle par le rythme du travail agricole. Tout le reste semblait indiffrent: tout le reste, sauf les cours des bls sur le march mondial. En ces annes-l, on ne recevait au village ni journaux ni revues: on ne commena en voir que plus tard, lorsque j'tais dj raliste. On ne recevait des lettres que rarement par occasion. Parfois, un voisin qui avait pris Bobrinetz une lettre la gardait dans sa poche huit ou quinze jours. Recevoir une lettre, c'tait un vnement; recevoir un tlgramme, c'tait une catastrophe. On m'avait expliqu que les tlgrammes marchaient sur des fils de fer; or, j'avais vu de mes propres yeux un cavalier apporter de Bobrinetz un tlgramme avec taxe de deux roubles cinquante kopecks. Un tlgramme, c'est un bout de papier, tout comme une lettre, et les mots y sont crits au crayon. Comment donc peut-il marcher sur un fil de fer, si ce n'est pouss par le vent? On me rpondit que c'tait par l'lectricit. a n'en allait pas mieux. Un jour, l'oncle Abram me donna l'explication d'un air entendu: -Le long du fil, le courant marche et il fait des signes sur un ruban. Rpte. Je rptai: -Le long du fil, le courant et des signes sur un ruban. -Tu as compris? -J'ai compris. Mais, demandai-je, comment donc cela fait-il une lettre? Car je pensais au papier tlgramme qui nous arrivait de Bobrinetz: -La lettre va sparment, rpondit mon oncle. J'tais dans l'incertitude, me demandant quoi servait le courant, puisque la "lettre" arrivait dans la poche d'un cavalier. Mais mon oncle se fcha; il se mit crier: -Laisse-moi tranquille avec ta lettre! Je t'explique ce que c'est qu'un tlgramme, et toi tu ne parles que de la lettre. C'est ainsi que la question resta pour moi insoluble. Mes parents reurent, comme invite, Polina Ptrovna, une petite dame de Bobrinetz qui avait de grandes boucles d'oreille et une longue mche de cheveux tombant sur le front. Ma mre la ramena ensuite Bobrinetz et je fus de la partie. Comme on passait devant le kourgane qui se trouve la onzime verste, j'aperus des poteaux tlgraphiques et j'entendis le bourdonnement du fil. -Comment marche un tlgramme? demandai-je ma mre. Embarrasse, elle me rpondit: -Demande plutt Polina Ptrovna, elle t'expliquera.

Polina Ptrovna me donna l'explication suivante: -Les signes, sur le ruban, quivalent des lettres; un tlgraphiste les transcrit sur du papier et un cavalier emporte le tlgramme. C'tait comprhensible. -Mais comment marche le courant? On ne voit rien! dis-je, en regardant le fil de fer. -Le courant passe l'intrieur, rpondit Polina Ptrovna tous ces fils de fer sont faits comme de petits tuyaux et le courant passe dedans. Cela aussi tait comprhensible et je me tranquillisai pour longtemps. Les fluides lectromagntiques dont j'entendis parler, quatre ans plus tard, par le professeur de physique, me parurent beaucoup moins accessibles la raison. MA FAMILLE. Mon pre et ma mre ont vcu leur existence de travailleurs non sans contrarits entre eux, mais ils furent trs unis, bien qu'ils fussent de conditions diffrentes. Ma mre tait d'une famille petite bourgeoise de la ville qui regardait de haut en bas un cultivateur aux mains crevasses. Mais mon pre avait t, dans sa jeunesse, un bel homme, de fine stature, au visage viril, nergique. Il tait parvenu amasser quelque pcune qui, dans les annes suivantes, lui permit d'acheter Ianovka. En arrivant d'un chef-lieu de gouvernement dans un village de la steppe, la jeune femme n'entra pas du premier coup dans les austres conditions de l'conomie agricole, mais elle finit par y entrer totalement et, depuis lors, elle y resta attele pendant presque quarantecinq annes. Sur huit enfants qui naquirent de ce mariage, quatre survcurent. Dans l'ordre des naissances, je fus le cinquime. Quatre moururent dans leur premire enfance, de la diphtrie, de la scarlatine; ils moururent presque inaperus de mme que les survivants subsistrent inaperus. La terre, le btail, la volaille, le moulin rclamaient tous les soins et n'en permettaient pas d'autres. Les saisons se succdaient et les travaux des champs, dans leur suite ininterrompue, passaient sur les affections de famille. Il n'y avait pas de tendresse entre nous, surtout dans les premires annes. Mais il existait un lien profond, celui du travail, entre ma mre et mon pre. -Donne une chaise ta mre, disait mon pre ds qu'il entendait sa femme, toute blanche de la poussire du moulin, s'approcher du seuil. -Machka, apprte le samovar bien vite, criait la patronne avant mme d'arriver la maison; le patron va rentrer bientt des champs. Tous deux savaient fort bien quelle est la limite extrme de la fatigue.

Mon pre tait incontestablement suprieur ma mre par l'esprit et le caractre. Il tait plus profond, plus retenu, il avait plus de tact. Il avait un coup d'oeil rare, non seulement sur les choses, mais sur les gens. Mes parents achetaient en gnral fort peu, surtout dans les premires annes -l'un et l'autre savaient mnager les kopecks- mais mon pre comprenait sans la moindre erreur ce qu'il achetait. Pour le drap, pour un chapeau, ou des bottines, pour un cheval ou une machine, il avait en tout le sens de la qualit. -Je n'aime pas les liards, me disait-il plus tard comme pour se justifier de sa parcimonie, mais je n'aime pas non plus qu'ils manquent. C'est un malheur quand on a besoin d'argent et qu'on n'en a pas. Il parlait incorrectement, mlangeant le russe et l'ukrainien, avec prdominance de cette dernire langue. Il jugeait les gens leurs manires, leur visage, toute leur faon d'tre et de se tenir, et il les jugeait juste. -Comme quoi que votre tudiant ne me plat gure, disait-il d'un hte; dites-moi un peu, ne serait-il pas bbte, celui-l? Les enfants taient vexs pour leur hte, mais ils sentaient qu'au fond, le pre avait raison. Ds qu'il avait visit une ou deux fois une maison trangre, il devinait fort bien tous les dessous de la vie de famille dans cette maison. Aprs ses nombreuses couches et tous ses travaux, ma mre fut malade un certain temps et alla Kharkov consulter un professeur. De tels dplacements faisaient vnement, on s'y prparait longtemps d'avance. Ma mre faisait provision d'argent, de pots de beurre, prenait un sac de biscuits, des poulets rtis, etc. On prvoyait de fortes dpenses. La consultation devait coter trois roubles. On en parlait beaucoup entre soi, on le disait aux visiteurs en levant un doigt vers le ciel, et en faisant une mine significative; il se mlait l de la considration pour la science, le regret de voir qu'elle cotait si cher, et la fiert de constater qu'on avait les moyens de payer de ces sommes inoues. Le retour de ma mre tait attendu avec agitation. Elle revenait pourvue d'une nouvelle robe qui, dans la salle manger d'Ianovka, semblait incroyablement fastueuse. Elle rapportait un rchaud ptrole sur lequel, pendant quelques semaines, elle se ferait de la cuisine, une balle en caoutchouc et un cheval de carton pour moi, une poupe pour ma soeur cadette. Tant que les enfants furent petits, mon pre les traita avec plus de douceur et d'une manire plus gale. Ma mre se montrait souvent nerve, parfois sans motif, reportant tout simplement sur les enfants sa fatigue ou les ennuis du mnage. En ces annes-l, quand il fallait demander quelque chose, on s'adressait de prfrence au pre. Mais avec le temps, son caractre devint plus rche. La cause en tait aux difficults de la vie, aux soucis qui s'accroissaient mesure que grandissait l'entreprise, surtout durant la crise agraire des annes 80, et aux dceptions que lui causrent ses enfants. Par les longs hivers, lorsque la neige des steppes bloquait Ianovka de tous cts, s'amoncelant autour de la maison plus haut que les fentres, ma mre aimait lire. Elle s'asseyait sur la petite lejanka triangulaire, posant ses pieds sur une chaise, ou bien, lorsque venait le crpuscule si rapide en hiver, elle se mettait dans le fauteuil de mon pre, prs de la petite fentre givre, et elle lisait, chuchotant perceptiblement quelque roman archi-us de la bibliothque de Bobrinetz,

promenant un doigt fatigu sous les lignes. Frquemment, elle faisait erreur sur les mots et restait embarrasse devant les phrases compliques. Parfois, l'un des enfants lui ayant souffl son ide, ce qu'elle lisait lui apparaissait sous une lumire toute diffrente. Mais elle lisait avec persistance, inlassablement, et durant les heures de loisir des calmes journes d'hiver, on pouvait entendre ds l'entre son chuchotement rgulier. Mon pre tait dj vieux quand il apprit peler pour avoir la possibilit de lire au moins les titres de mes livres. Je l'observais avec motion, en 1910, Berlin, quand il mettait toute son application comprendre le livre que j'ai crit sur la social dmocratie allemande. ' Au moment de la rvolution d'Octobre, mon pre vivait dj tout fait l'aise. Ma mre est morte en 1910, mais mon pre a vcu jusqu' l'instauration du pouvoir des soviets. Au fort de la guerre civile qui svit trs longtemps dans le Midi et pendant laquelle le pouvoir changeait constamment, ce vieillard de soixante-quinze ans dut faire pied des centaines de kilomtres pour trouver un asile provisoire Odessa. Les Rouges taient dangereux pour lui, gros propritaire. Les Blancs le perscutaient parce qu'il tait mon pre. Lorsque les troupes des soviets eurent nettoy le Midi, il eut la possibilit de venir Moscou. La rvolution d'Octobre lui avait bien entendu enlev tout ce qu'il avait gagn dans sa vie. Pendant plus d'un an, il administra un petit moulin appartenant l'Etat, dans la banlieue de Moscou. Le commissaire du peuple au Ravitaillement, qui tait alors Tsiouroupa, aimait s'entretenir avec lui de questions conomiques. Mon pre mourut du typhus en novembre 1922, l'heure mme o je faisais un rapport au IVe congrs de l'Internationale communiste. * ** L'endroit principal d'Ianovka, un endroit trs important, c'tait l'atelier o travaillait Ivan Vassilivitch Greben. Il tait entr au service chez nous l'ge de vingt ans, l'anne mme de ma naissance. Il tutoyait tous les enfants, mme les ans, mais nous, nous lui disions "vous" et nous l'appelions respectueusement Ivan Vassilivitch. Quand il fut convoqu pour le service militaire, mon pre l'accompagna, versa un pot-de-vin et Greben resta Ianovka. C'tait un homme trs dou, d'un beau type, aux moustaches d'un roux fonc, portant une barbiche la franaise. Ses connaissances techniques taient universelles: il rparait les machines vapeur, s'occupait de la chaudire, tournait le mtal et le bois, fabriquait des coussinets en cuivre, construisait des drojki monts sur ressorts, rparait les montres, les horloges, accordait le piano, tapissait les meubles, et il avait usin de toutes pices une bicyclette, mais sans pneus. Aprs la classe prparatoire, en attendant d'entrer en premire, j'appris monter bicyclette sur cette machine. Des colons allemands venaient de loin l'atelier pour y faire rparer des semeuses, des lieuses et demandaient Ivan Vassilivitch de venir avec eux quand il s'agissait d'acheter une batteuse ou une machine vapeur. On consultait mon pre quand il s'agissait d'conomie gnrale; on consultait Ivan Vassilivitch sur les questions de technique. Il y avait des aides et des apprentis l'atelier. Pour bien des choses, je me mis l'cole de ces apprentis. Nous vmes d'abord entrer l Snia Ghertopanov, fils d'un propritaire jadis opulent qui s'tait compltement ruin. Il ne put rester dans cette place. Ivan Vassilivitch l'en chassa. Il fut remplac par Vitia

Ghertopanov, son frre cadet, un solide et bel adolescent, puis vint David Tchernikhovsky, fils du vieux Hersch, meunier pourvu d'une barbe incroyable. David tait faible, mais il s'appliquait au travail. Il modifia plus d'une fois, l'atelier, le bandage que portait son pre qui souffrait d'une hernie. -Qu'est-ce que tu fais, Davidka? Une bride pour ton pre? lui demandait le contrematre Foma. David souriait d'un air confus et se remettait en hte son travail. Plus d'une fois, j'ai taraud dans l'atelier des crous et des vis. Ce travail donnait de la satisfaction parce qu'on en avait immdiatement le rsultat entre les mains. Parfois, je me chargeais d'taler de la couleur sur un disque de pierre bien poli. Mais j'tais bientt fatigu et je demandais de plus en plus souvent s'il n'y en avait pas assez. Ivan Vassilivitch frottait du doigt le mlange gras et faisait non de la tte. Finalement j'abandonnais la pierre un des apprentis. Parfois Ivan Vassilivitch s'asseyait sur une mallette, dans un coin, derrire l'tabli: un instrument la main, il fumait et regardait vaguement devant lui, peut-tre rflchissant, peut-tre cherchant se rappeler quelque chose ou bien se reposant tout simplement sans penser rien. Dans ces cas-l, je me glissais vers lui, de ct, et je me mettais tortiller d'une main caressante une de ses paisses moustaches rousses, ou bien je regardais attentivement ses mains, les mains remarquables, tout fait particulires, du matre ouvrier. Toute la peau en tait tachete de points noirs c'taient des clats infiniment petits qui pour toujours taient entrs dans la chair lors de l'afftage de la meule. Les doigts taient visqueux, comme de grosses racines, mais pas rches du tout; ils s'largissaient au bout, ils taient extrmement mobiles, et le pouce pouvait se relever en arc de cercle. Chaque doigt tait conscient de lui-mme, vivait et agissait sa manire; ensemble, toute la main formait une quipe extraordinaire. Si jeune que je sois, je vois, je sens, que cette main ne tient pas un marteau et des tenailles comme le feraient celles des autres. A la main gauche, le pouce porte une cicatrice circulaire, en biais. Le jour mme de ma naissance, Ivan Vassilivitch s'tait bless d'un coup de hache, le doigt pendait, peine retenu par la peau. Par hasard mon pre aperut le jeune mcanicien qui, ayant mis sa main sur une planche, se prparait couper le doigt tout fait. -Arrtez, cria mon pre, le. doigt peut se recoller. -Vous croyez qu'il se recollera? dit le mcanicien, et il dposa sa hache. Le pouce se recolla en effet, il travaille convenablement; seulement, il ne peut pas se replier en arrire aussi bien que celui de la main droite. Ivan Vassilivitch transforma un vieux fusil balle en fusil plomb, et l'on essaya la justesse du tir: chacun son tour venait brler une capsule pour teindre, la distance de quelques pas, une chandelle allume. Tout le monde n'y russissait pas. Par hasard, mon pre entra. Quand il se mit viser, ses mains tremblaient et il tenait le fusil sans assurance. Nanmoins, il teignit la chandelle. Il avait de l'oeil en toute affaire, et Ivan Vassilivitch le

comprenait bien. Entre eux, il ne s'levait jamais de diffrends, et pourtant mon pre traitait tous les autres en patron, les grondant souvent et les corrigeant. A l'atelier, je ne restais jamais inoccup. J'actionnais le soufflet de la forge qui avait t installe par Ivan Vassilivitch d'aprs son propre systme: le ventilateur tait invisible puisqu'il se trouvait au grenier, et tous ceux qui venaient y voir en restaient stupfis. Je faisais tourner jusqu' complet puisement la roue du tour, surtout quand on y fabriquait des boules en acacia stri pour le croquet. En outre, les conversations de l'atelier taient toutes plus intressantes les unes que les autres. La dcence n'y tait pas toujours observe. Mieux vaudrait dire qu'elle ne l'tait jamais. En revanche, mes horizons s'largissaient, non de jour en jour, mais d'heure en heure. Foma parlait des proprits dans lesquelles il avait travaill et des diverses aventures des patrons et des patronnes. Il faut ajouter qu'il ne manifestait pas pour ces derniers une bien grande sympathie. Le meunier Philippe rattachait ce sujet des souvenirs de sa vie de soldat. Ivan Vassilivitch posait des questions, arrtait, compltait. Le chauffeur Iachka, qui faisait parfois office de batteur, un homme roux, morose, d'une trentaine d'annes, ne restait pas longtemps en place. Quelque chose lui prenait, tantt en automne, tantt au printemps; il disparaissait pour ne revenir que six mois plus tard. Il buvait rarement, mais quand il buvait, c'tait pour se saouler au dernier degr. Il avait la passion de la chasse, mais il avait vendu son fusil pour boire. Foma racontait qu'un jour, Bobrinetz, Iachka tait entr dans une boutique ses pieds nus taient tout gluants de la boue noire des champs; il demanda une amorce pour son vieux fusil baguette, il fit exprs de renverser la bote, ramassa les amorces, mit le pied sur une et l'emporta ainsi. -Est-ce vrai, ce que dit Foma? demanda Ivan Vassilivitch, -Pourquoi mentir? rpondit Iachka. Je n'avais pas un kopeck dans la poche. Ce moyen de se procurer les choses dont on a besoin me semblait remarquable et digne d'imitation. -Notre Ignat est arriv, annonait la bonne Macha. Mais Dounka n'est pas l, elle est alle voir les siens, pour la fte. Quand on parlait du chauffeur Ignat, on disait "notre Ignat" pour le distinguer d'Ignat le bossu qui avait t staroste [Chef lu d'un village dont les fonctions sont un peu celles d'un maire. -N.d.T.] avant Tarass. "Notre" Ignat tait parti pour la conscription. Ivan Vassilivitch en personne avait mesur son tour de poitrine et avait dit: "Jamais on ne le prendra." Le conseil de rvision mit Ignat pour un mois l'hpital, aux fins de vrification. L il fit connaissance avec des ouvriers de la ville et rsolut de tenter sa chance dans une usine. Ignat portait des bottes comme ceux de la ville et une pelisse courte ornements de couleur. Ignat passa toute une journe dans l'atelier, parlant de la ville, du travail, du rgime qui y rgnait, des machines, des salaires. -Bien sr, une usine..., disait rveusement Foma.

-Une usine, c'est pas comme un atelier, ajoutait Philippe. Et les regards de tous se portaient, mditatifs, au-dessus de l'usine. -Il y a beaucoup de machines? demandait avidement Victor. -Que c'en est une fort. J'coutais sans ciller et j'essayais d'imaginer une usine comme autrefois je me reprsentais une fort: ni en haut, ni droite, ni gauche, ni en arrire, ni devant soi, on ne voit autre chose que des machines, et, au milieu de ces machines, Ignat, la taille fortement serre par une ceinture de cuir. De plus, Ignat avait rapport une montre. On se la passait de main en main. Le soir, le patron se promenait dans la cour avec Ignat, suivi par le commis. J'tais l, avec eux, tantt du ct de mon pre, tantt du ct d'Ignat. -Alors, pour ce qui est de manger? Tu achtes du pain? tu achtes du lait? Tu paies pour ton logement? -C'est tout comme a se doit, on paie pour tout ce qu'il y a! avouait Ignat. Seulement la paie n'est pas la mme. -Je sais que ce n'est pas la mme. Mais tout ce que tu gagnes s'en va pour la nourriture. -Pourtant, remarquait fermement Ignat, en six mois, je me suis habill un peu et j'ai achet une montre. Tiens, la petite machine est dans ma poche. Et il sortait encore sa montre. Cet argument tait irrsistible. Le patron se taisait, puis demandait encore -Et tu ne bois pas, Ignat? Tu as l-bas de ces matres qui t'apprendront vivement boire. -Ben, je n'en ai mme pas besoin... Qu'est-ce que c'est que cette vodka? -Et alors, demandait la patronne, tu prendras Dounka avec toi, Ignat? Ignat souriait de ct, d'un air un peu contrit, mais ne rpondait pas. -H! je vois a d'ici, reprenait la patronne: tu t'es dj trouv une gueuse de la ville, avouenous a, charlatan... Et c'est ainsi qu'Ignat quitta Ianovka. On grondait les enfants quand ils allaient dans la maison des domestiques. Mais pouvait-on les surveiller? Il y avait toujours l, chez les serviteurs, bien du nouveau. Pendant longtemps, la cuisinire fut une femme aux pommettes saillantes, au nez ravag. Son mari, un vieux qui avait la moiti de la figure paralyse, gardait le btail. On les appelait des

katsapy, parce qu'ils taient originaires d'un gouvernement de l'intrieur. Ce couple avait une fillette de huit ans, trs gentille, aux yeux bleus et aux cheveux blonds. Et elle tait habitue voir le vieux et la vieille se quereller perptuellement. Le dimanche, les filles procdaient certaines recherches dans les cheveux des garons, ou bien entre elles. Sur une brasse de paille, dans la maison des domestiques, sont allonges les deux Tatiana: la grande et la petite. Le garon d'curie, Afanassi, fils du commis Poud et frre de la cuisinire Paraska, s'est assis entre elles, en travers; les jambes passant sur la petite Tatiana, il s'appuie du coude sur la grande. -Vois-tu a, ce Mahomet! dit avec envie un jeune commis. N'est-il pas temps de mener boire tes chevaux? Cet Afanassi rousstre et le noir Moutouzok taient mes perscuteurs. Lorsque j'arrivais au moment de la distribution du kander ou de la kacha, [Le kander est une bouillie claire faite avec de la semoule de millet. La kacha est une bouillie plus paisse que l'on peut prparer avec diffrentes semoules (bl, sarrasin, etc.); Trotsky nous crit qu'on la faisait chez lui comme le kander avec du millet. -N.d.T.] une voix moqueuse s'levait toujours: -Dis donc, Liova, tu devrais dner avec nous!... Ou bien: -Dis donc, Liova, tu devrais demander ta maman des poulets pour nous. J'tais confus et m'loignais en silence. A Pques, on faisait cuire pour les ouvriers des koulitchi [Sorte de gteau monumental, en forme de tour, plus ou moins sucr et rempli de raisin de Corinthe, orn de fruits confits et de fleurs en papier; le koulitch se mange Pques, avec la paskha, friandise faite de crme, de fromage blanc et d'autres sucreries. -N.d.T.] et on colorait des oeufs durs. Tante Rassa s'entendait en artiste les colorer. Elle avait rapport de la colonie plusieurs oeufs dcors et elle m'en avait donn deux. Derrire la cave, sur une pente, on faisait rouler les oeufs, on les lanait les uns contre les autres pour voir lequel tait le plus dur. L'preuve m'avait russi presque jusqu'au bout, il ne restait plus qu'Afanassi. -Ils sont jolis? lui dis-je, lui montrant les oeufs colors. -Pas mal, rpondt Afanassi d'un air indiffrent. Veux-tu qu'on les cogne, pour voir lequel qu'est le plus dur? Je n'osai pas rejeter ce dfi. Afanassi cogna et mon bel oeuf craqua au sommet. -C'est moi qui ai gagn, dit Afanassi. Montre voir l'autre. Docilement, je tendis l'autre oeuf. Afanassi frappa encore.

-Encore gagn, dit-il. Il s'empara de mes deux oeufs, vivement, et s'en alla sans se retourner. Je le regardais avec stupfaction et j'avais bien envie de pleurer, mais l'affaire tait irrparable. Il y avait chez nous des ouvriers travaillant constamment l'anne, mais en petit nombre. Les autres, -et on en comptait des centaines dans les annes de grande culture,- taient des saisonniers, de Kiev, de Tchernigov, de Poltava, qu'on louait jusqu' la fte du Voile, c'est-dire jusqu'au 1er octobre. Dans les annes d'abondance, le gouvernement de Kherson absorbait deux ou trois cent mille hommes de cette main-d'oeuvre. Pour quatre mois d't, les faucheurs touchaient de quarante cinquante roubles, nourris, les femmes de vingt trente roubles. Pour logement ils avaient les champs devant eux; par temps de pluie, les meules. Pour dner, du borchtch et de la kacha, pour souper, une bouillie de millet. On ne leur donnait pas de viande; on ne leur accordait, comme matires grasses, que des huiles vgtales et en trs petite quantit. Ce traitement provoquait parfois un certain mcontentement. Les ouvriers abandonnaient le travail de la moisson, se runissaient dans la cour, se couchaient sur le ventre dans l'ombre des hangars, levant en l'air leurs pieds nus, crevasss, tout piqus de chaume, et ils attendaient. On leur donnait alors du lait aigre, ou des arbouses ou bien un demi-sac de tarani (vobla sche), et ils retournaient leur travail, souvent en chantant. C'est ainsi que cela se passait dans toutes les entreprises agricoles. Il y avait des faucheurs d'un ge assez avanc, bien muscls, hls, qui revenaient Ianovka dix ans de suite, sachant que le travail leur serait toujours assur. Ils touchaient quelques roubles de plus que les autres et recevaient de temps autre un petit verre de vodka parce qu'ils rglaient le rythme du travail. Certains d'entre eux arrivaient avec leur famille, toute une niche. Ils venaient de leurs gouvernements d'origine pied, marchant tout un mois, se nourrissant de quignons de pain, passant les nuits dans les marchs. Il y eut un t o tous les ouvriers tombrent malades, les uns aprs les autres, d'hmralopie. Au crpuscule, ils allaient et venaient lentement, tendant les bras devant eux. Un neveu de ma mre qui tait en visite chez nous crivit ce sujet un petit article qui fut remarqu au zemstvo et un inspecteur fut envoy. Mon pre et ma mre furent trs vexs de ce qu'avait fait notre "correspondant" que pourtant ils aimaient beaucoup. Lui-mme n'tait gure rjoui de son initiative. Pourtant l'incident n'eut pas de consquences fcheuses: l'inspection constata que la maladie provenait de l'insuffisance des graisses alimentaires, qu'elle tait rpandue dans presque tout le gouvernement, car on nourrissait partout les ouvriers de la mme faon, et, dans certains endroits, plus mal. A l'atelier, dans la maison des domestiques, la cuisine, dans les arrire-cours, la vie s'ouvrait devant moi plus largement et autrement que dans la famille. Le film de la vie n'a pas de fin et je n'en tais qu'au dbut. Je ne gnais personne par ma prsence, tant petit. Les langues se dliaient sans aucune gne, surtout en l'absence d'Ivan Vassilivitch ou du commis qui, tout de mme, faisaient moiti partie des dirigeants. A la lumire du foyer de la forge ou de celui de la cuisine, les parents, pre et mre et autres proches, les voisins, m'apparaissaient sous un tout nouveau jour. Bien des choses qui furent dites alors dans ces causeries sont restes en moi pour toujours. Bien de ces choses, peut-tre, sont devenues les bases de mes rapports avec la socit contemporaine.

2 Les voisins - premires tudes A une verste ou mme moins de notre Ianovka se trouvait le domaine des Dembovsky. Mon pre avait pris en location une partie de leurs terres et avait avec eux des relations d'affaires depuis de longues annes. La propritaire du domaine se nommait Fodosia Antonovna: c'tait une vieille Polonaise, devenue matresse de maison aprs avoir t gouvernante. Aprs la mort de son premier mari, qui tait riche, elle s'tait donn pour conjoint le grant de l'exploitation, un certain Casimir Antonovitch, plus jeune qu'elle d'une vingtaine d'annes. Mais, depuis longtemps, Fodosia Antonovna ne vivait plus avec ce second mari, lequel continuait administrer son bien. Casimir Antonovitch, Polonais comme elle, tait un grand gaillard moustachu, jovial et criard. Il venait frquemment prendre le th chez nous, la grande table ovale, et contait grand bruit des histoires insignifiantes, s'y reprenant deux ou trois fois, rptant certains mots effet en faisant claquer ses doigts. Casimir Antonovitch possdait un remarquable rucher, install bonne distance des curies et des tables, car les abeilles ne tolrent pas l'odeur des chevaux. Les mouches miel butinaient les arbres fruitiers, les blancs acacias, le colza, le sarrasin: en un mot, elles avaient de l'espace devant elles. De temps autre, Casimir Antonovitch nous apportait, dans une serviette, entre deux assiettes, un rayon de miel tout plein d'or transparent. Ivan Vassilivitch m'emmena un jour chez Casimir Antonovitch, dans le dessein de se procurer des pigeons pour l'levage. Dans une des pices d'angle d'une grande maison vide, Casimir Antonovitch nous offrit le th. Sur de larges assiettes l'odeur d'humidit, il y avait du beurre, du fromage blanc, du miel. Je buvais mon th la soucoupe et j'coutais la nonchalante causerie. -Ne sera-t-il pas trop tard ? disais-je tout bas Ivan Vassilivitch. -Non, attends, rpondait Casimir Antonovitch; il faut leur laisser le temps de se tranquilliser sous le toit. Il y en a l des nues. Je me morfondais. Enfin, avec une lanterne, on grimpa jusqu'aux combles d'un grenier. -Ah! maintenant, gare toi! me dit Casimir Antonovitch. Le haut du grenier tait en longueur, il y faisait sombre, des poutres le coupaient en divers sens. Cela sentait la souris, la poussire, la toile d'araigne et la fiente d'oiseau. On teignit la lanterne. Ils sont l, attrapez-les, dit tout bas Casimir Antonovitch. Sur quoi commena quelque chose d'indescriptible. Dans l'obscurit la plus profonde, ce fut un remue-mnage infernal: les combles se rveillrent, tournrent, tourbillonnrent. Un moment, il me sembla que le monde s'croulait, que tout tait perdu. Je ne revins moi que peu peu, entendant des voix tendues:

-Tenez, encore, ici, ici... Fourrez-le dans le sac... L !... Au retour,