les arabes ont bien envahi l’espagne; les structures sociales de l’espagne musulmane

32
Pierre Guichard Les Arabes ont bien envahi l'Espagne : les structures sociales de l'Espagne musulmane In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 29e année, N. 6, 1974. pp. 1483-1513. Citer ce document / Cite this document : Guichard Pierre. Les Arabes ont bien envahi l'Espagne : les structures sociales de l'Espagne musulmane. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 29e année, N. 6, 1974. pp. 1483-1513. doi : 10.3406/ahess.1974.293575 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1974_num_29_6_293575

Upload: muslimshahenshah

Post on 07-Nov-2015

229 views

Category:

Documents


2 download

DESCRIPTION

v

TRANSCRIPT

  • Pierre Guichard

    Les Arabes ont bien envahi l'Espagne : les structures socialesde l'Espagne musulmaneIn: Annales. conomies, Socits, Civilisations. 29e anne, N. 6, 1974. pp. 1483-1513.

    Citer ce document / Cite this document :

    Guichard Pierre. Les Arabes ont bien envahi l'Espagne : les structures sociales de l'Espagne musulmane. In: Annales.conomies, Socits, Civilisations. 29e anne, N. 6, 1974. pp. 1483-1513.

    doi : 10.3406/ahess.1974.293575

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1974_num_29_6_293575

  • LES DOMAINES DE HISTOIRE

    Les Arabes ont bren envahi Espugne

    Les structures soc/a/es de Espagne musulmane1

    Dans un livre qui trouv en France un certain cho Ignacio Olage prsent rcemment une thse insoutenable rsume dans un titre fracassant il faut prendre au pied de la lettre Les Arabes ont jamais envahi Espa gne Ce montage histoire- fiction peut se rsumer de la fa on suivante la conqute de Espagne par les Musulmans ne nous est gure connue que par des textes arabes tardifs et peu srs Les sources les plus anciennes latines en particulier des vine et ixe sicles ne disent rien de la prsence Arabes en Espagne une poque aussi haute LTne telle invasion tait ailleurs mat riellement impossible compte tenu des moyens techniques de poque Tout tend au contraire prouver que la pninsule ibrique fut comme le reste du bassin mditerranen affecte dans le haut Moyen Age par de profonds boule versements sociaux dus une phase de desschement climatique Les opposi tions sociales se cristallisrent autour de deux tendances religieuses antagonistes le courant orthodoxe trinitaire catholique et un mouvement revendiquant le dogme de unicit de Dieu dont les tendances gnostiques arianisme et Islam auraient t que des manifestations particulires Alors que le reste

    Les vues exprimes dans cet article reprennent en les systmatisant pour les appliquer un dbat fondamental de historiographie hispanique des donnes et des conclusions prsentes dans autres travaux parus ou paratre Le peuplement de Valence aux deux premiers sicles de la domination musulmane dans Mlanges de la Casa de Velazquez 1969 pp 103-158 Un seigneur musulman dans Espagne chr tienne le ra de Crevillente id. IX 1973 pp 283-334 Toponymie et histoire de Valence poque musulmane un chef berbre valencien du ixe sicle la conqute de la Sicile paratre fin 1974 dans les Actas del primer congreso de historia del Pais valenciano Valence avril 1971 Al-Andalus Estructura de una sociedad musulmana de Occidente paratre aux ditions Barral de Barcelone en 1974 ou 1975 Ce dernier ouvrage est la traduction espagnole une thse de troisime cycle soutenue Lyon en 1972 sous le titre Tribus arabes et berbres en al-Andalus recherche sur les structures une socit musulmane Occident sujet propos par Roger ARNALDEZ dont la direction t par la suite reprise par Nikita ELISS EF Le volume des notes t limit le plus possible et on surtout fourni les rfrences bibliographiques indispensables

    1483

  • LES DOMAINES DE HISTOIRE

    de Occident se ralliait aux doctrines trinitaires les vine et ixe sicles voyaient unitarisme triompher en Espagne travers une priode de troubles politiques et de guerres civiles dont les gnrations postrieures ne devaient conserver un souvenir confus Le terrain se trouvait ainsi prpar pour adoption de la doctrine musulmane qui entranant avec elle la langue arabe se rpandait alors sur les rives mridionales de la Mditerrane du fait des contacts religieux culturels et commerciaux entre Occident et Orient Ce est que lorsque Islam se fut dfinitivement implant dans la pninsule et surtout lorsque la fin du xie sicle une dernire convulsion politico-religieuse de ce monde sub-saharien invasion almoravide eut rattach sans quivoque Espagne mridionale aire de civilisation africaine et orientale que pour expliquer un pass chaotique sur lequel on tait mal renseign furent labors les rcits faisant tat une conqute par les Arabes au dbut du vine sicle

    On trouve l une srie assertions dont les unes sont franchement inaccep tables absence de sources anciennes relatives la conqute de Espagne par les Musulmans orientaux) autres peu probables la persistance des courants

    unitaires et en particulier de arianisme dans la pninsule aprs la conver sion des Wisigoths orthodoxie) quelques-unes enfin plausibles bien encore insuffisamment dmontres la correspondance des bouleversements sociaux religieux et politiques du haut Moyen Age mditerranen avec une phase

    xrothermique Ces affirmations sont assez artificiellement rattaches les unes aux autres pour laboration une hypothse prsente parfois de fa on assez adroite mais bien moins solidement fonde et bien plus invraisemblable que la prsentation traditionnelle des faits dont auteur prtend dmontrer inanit Si cependant les ides prsentes ne rsistent pas la critique leurs prsupposs mritent de retenir attention On ne saurait comprendre en par ticulier acharnement de auteur nier contre toute vidence la ralit de la conqute musulmane sans tenir compte un important dbat de histo riographie espagnole et sans situer ses thses outres dans le prolongement de celles heureusement plus raisonnables dfendues par les historiens que on peut rattacher au courant traditionaliste au sens que James Monroe donne ce mot dans son ouvrage sur les tudes arabes en Espagne Toute une cole rudits rpugne en effet admettre non pas certes que la conqute ait eu lieu mais elle ait eu pour consquence la profonde arabisation et orien- talisation de la pninsule acceptaient les anciennes chroniques et admet la tradition populaire Ils attachent mettre en vidence les faits qui rvlent une continuit entre Espagne prislamique et Espagne musulmane bien plus que ceux qui traduisent un changement La position Ignacio Olague est ori ginale en ce sens il nie la conqute tout en acceptant orientalisation Mais on retrouve chez lui le mme souci de minimiser importance du premier de ces faits le faire disparatre compltement pour prsenter une histoire sans rupture o la civilisation hispano-musulmane apparat comme le fruit une volution interne bien plus que comme un phnomne impos de extrieur dans le cadre une histoire nationale o serait limin dans

    Ignacio OLAGUE Les Arabes ont jamais envahi Espagne Paris 1969 James MONROE Islam and the Arabs in Spanish Scholarship sixteenth century

    to the present) Leyde 1970 Pour cet auteur le traditionalisme de Menndez Pidal dfi nit Espagne comme une essence historique sur laquelle des influences venues de diverses civilisations ont agi sans modifier sa constitution essentielle 252)

    1484

  • GUICHARD ESPAGNE MUSULMANE

    la mesure du possible le scandale que reprsente le viol de Espagne par les guerriers de Triq et de Musa

    Dans cette perspective la profonde crise conomique et sociale traverse par le royaume wisigothique la fin du vue sicle et au dbut du vine explique que quelques milliers de soldats arabes et berbres aient pu dtruire sans peine appareil de tat et emparer de la direction politique du pays Mais la nature profonde de Espagne ne fut pas modifie par cette mainmise brutale La socit espagnole accepta Islam sans se renier elle-mme Les lments trangers venus poque de la conqute noys dans la masse des Hispano- Wisigothiques hispanisrent eux-mmes rapidement Et est un Islam pro fondment hispanique que on dcouvre dans la brillante civilisation du califat omeyyade et des royaumes de taifas aux Xe et xie sicles telle est peu prs la vision ensemble trs gnralement admise par bien des historiens et des arabisants celle laquelle ont conduit depuis le milieu du xixe sicle les remarquables recherches de Simonet et de Ribera celle dans laquelle se situent les travaux de Menndez Pidal et de nombreux mdivistes en Espagne Henri Terrasse et Henri Pres ainsi que autres historiens de Espagne ou arabisants en France La formulation la plus systmatique et la plus vigou reuse de ces ides t prsente par le grand mdiviste hispano-argentin Claudio nchez Albornoz et rsume par lui dans une communication pr sente aux semaines de Spolte en 1965

    Selon argumentation de tous ces auteurs traditionalistes la conqute musulmane rattach au monde musulman par une sorte de hasard historique ou illogisme de histoire un pays dont les structures profondes taient

    occidentales diffrentes de celles du Moyen-Orient ou de Afrique du Nord Ce rattachement eu des consquences videntes dans le domaine religieux et culturel mais islamisation et arabisation linguistique ailleurs lentement et incompltement acquises restaient des phnomnes superficiels affectant pas essence mme de la socit hispanique Celle-ci se maintint en profondeur identique ce elle tait avant la conqute La grande masse de la population indigne conserva sa langue et ses urs ct des Muwallads qui taient convertis Islam subsistrent de nombreuses et vivantes communauts de Mozarabes Les uns et les autres ayant adopt progressivement arabe comme

    La permanence du thme du viol de Espagne par les conqurents musulmans est bien illustre dans la littrature actuelle par le livre de Juan GOYTISOLO Reivindi caci del Conde Don Juli Mexico 1970 pp 166-174 en particulier

    Claudio NCHEZ ALBORNOZ El Islam de Espa el Occidente dans Settimane di Studi alto medioevo XII pp 164-308 Cette communication t traduite en fran ais sous le titre Espagne prislamique et Espagne musulmane Revue Historique CCXXXVII 1967 pp 295-338 Ce dernier article comporte une importante bibliographie avec de nombreuses rfrences aux auteurs ayant dfendu les thses traditionalistes Parmi les travaux les plus importants cet gard Francisco Javier SIMONET Historia de los Mozarabes de Espana Madrid 1897-1903 Juli RIBERA TARRAGO Disertaciones op sculos vol. Madrid 1928 Henri RES La posie andalouse en arabe classique au XIe sicle Paris 1937 bien ayant adhr dans ensemble aux positions traditiona listes Henri TERRASSE prsente dans Islam Espagne une rencontre de Orient et de Occident Paris 1958 une vision plus nuance signalons un article particulirement caractristique un prhistorien espagnol BOSCH GIMPERA De la Espa primitiva

    la Espa medieval dans Estudios dedicados Menndez Pidal II Madrid 1951 pp 533-549 On retrouvera les thses de nchez Albornoz plus amplement dveloppes dans de nombreux articles des Cuadernos de Historia de Espa Buenos Aires) et surtout dans son ouvrage fondamental Espa un enigma hist rico vol. Buenos Aires 1956

    1485

  • LES DOMAINES DE HISTOIRE

    langue de culture mais conserv le dialecte romance hispanique comme langue vulgaire ressentaient plus fortement leur appartenance une communaut de race et de vie andalouses un ensemble religieux et politique islamique dont le centre de gravit tait en Orient et auquel ils restaient ethniquement trangers Seules en effet les catgories sociales dominantes avaient t par tiellement arabises la suite de la conqute et mme ce niveau il ne faut pas surestimer importance de apport tranger Le nombre des conqurants tablis en Espagne resta limit peut-tre une trentaine de milliers Arabes et deux fois plus de Berbres Ces derniers ne sauraient tre considrs comme un facteur orientalisation peine islamiss et vraisemblablement trs peu arabiss ils hispanisrent rapidement terme un peu plus long les Arabes firent de mme venus sans femmes ils unirent des indignes et allirent ainsi par mariages la fraction importante de aristocratie hispano- wisigothique reste en place Ils adoptrent le mme mode de vie sur les grands domaines fonciers qui leur avaient t attribus occupation musulmane par ailleurs en rattachant la pninsule aire de civilisation musulmane ranima les vieux foyers urbains o les nouveaux arrivs frquentrent un cadre urba- nistique de tradition romaine qui ne devait se modifier que lentement Les descendants de ces conqurants apprirent aussi le dialecte indigne et se trou vrent ainsi rapidement assimils et hispaniss Au bout un petit nombre de gnrations du fait des mariages mixtes est peine il leur restait quel ques gouttes de sang arabe dans les veines et malgr les gnalogies arabes prestigieuses dont ils aimaient se parer il faut parler leur sujet Espagnols musulmans bien plus que Arabes Espagne

    Il est donc pas tonnant que Espagne musulmane ait prsent par rapport au reste du monde musulman mdival des caractres tout fait originaux appuyant sur les travaux des auteurs cits prcdemment nchez Albornoz dresse un long catalogue des survivances prislamiques dans une civilisation hispano-musulmane dont les racines occidentales se manifes teraient aussi bien dans certaines institutions de type prfodal que dans les

    urs et les caractristiques de la vie sociale usage du vin utilisation gnra lise du dialecte hispanique dans toutes les classes de la socit situation trs librale de la femme art musulman Espagne est imprgn de traditions indignes et par leurs caractristiques psychologiques les crivains de poque

    classique celle du Califat et des royaumes de taifas sont avant tout des auteurs espagnols de tradition occidentale plus proches par leur idiosyn- crasie hispanique de leurs prdcesseurs hispano-romains ou de leurs succes seurs du Sicle or que de leurs contemporains de Bagdad

    Pour Simonet dj tout ce que la civilisation hispano-musulmane avait produit de valable tait d au fonds indigne de la population Pour Ribera les caractres orientaux islamique et arabe de cette civilisation taient une sorte de coloration dissimulant sa nature profonde toute occidentale Selon As par dessus la surface postiche et artificieuse de la religion nouvelle rapparaissent les instincts les tendances les aptitudes ethniques du peuple espagnol Et nchez Albornoz crit que influence arabe sur la culture et les urs dut tre insignifiante pendant des dcennies et des dcennies dans une Espagne de race de vie et de culture occidentales ... Des sicles durant les Pninsulaires vcurent profondment enracins dans leur pass prislamique hritage re par al-Andalus de Espagne chrtienne hispano-gothe fut trs divers et multiforme Il tendit la langue aux lettres art la culture

    1486

  • GUICHARD ESPAGNE MUSULMANE

    la vie quotidienne aux coutumes aux institutions conomie la menta lit la religiosit ... et mme ce il de plus intime chez les grandes figures de penseurs crivains et hommes action On en arrive se demander effectivement si les Arabes ont bien envahi Espagne

    On verra mieux aprs ces citations en quoi cette conception Henri Terrasse formule plus brivement de la fa on suivante Une religion Orient installa et vcut dans un pays de mme structure que ses voisins Europe occidentale peut tre qualifie de traditionaliste Privilgiant une tradition nationale occidentale et hispanique par rapport aux apports extrieurs

    orientaux elle sous-tend une bonne partie des interprtations gnrales du Moyen Age hispanique aspect de rupture de la conqute musulmane est minimis et la Reconqute est prsente comme la runification naturelle un peuple artificiellement spar par les hasards de Histoire Telle est par exemple la vision que propose Menndez Pidal Al-Andalus tant rapidement rendu indpendant de Orient avait hispanis son Islam les rares lments raciaux asiatiques et africains taient presque assimils lment indigne de telle sorte que la grande majorit des Musulmans espagnols taient tout simplement des Ibro-Romains ou des Goths transforms reformados par la civilisation musulmane et ils pouvaient assez facilement tendre avec leurs frres du Nord rests fidles la culture chrtienne Ainsi lorsque le Nord commen

    tre prpondrant dans le domaine militaire al-Andalus penchait facilement vers la soumission du fait de absence un esprit national et religieux

    Assez largement acceptes par les historiens ces vues ne font cependant pas unanimit Certains auteurs tel Lvi-Proven al ont vit de se prononcer trop nettement sur un sujet qui dchane facilement les passions outre-Pyrnes Les Anglo-Saxons au contraire rejettent souvent les prsupposs nationa listes leurs yeux de la thse traditionaliste Ainsi Miklos Stern qui juge svrement la prtention de nchez Albornoz atteindre une idiosyncrasie hispanique dans les faits historiques ou les manifestations littraires des musul mans Espagne Tous ne vont pas aussi loin que Russell qui taxe

    nchez Albornoz de racisme voire de nazisme mais mme des jugements plus mesurs comme ceux de James Monroe ou de Montgomery Watt marquent une certaine rserve gard des interprtations du grand mdi viste de Buenos Aires

    Ces derniers auteurs prtent une oreille plus complaisante aux thses un autre exil clbre Amrico Castro auquel on doit les vues les plus vigoureu sement opposes celles des traditionalistes 10 Pour Castro il est absurde de

    Revue Historique 1967 pp 300-301 Henri TERRASSE Citadins et grands nomades dans histoire de Islam dans

    Studia Islamica XXIX 1969 pp 14-15 Ram MEN NDEZ PIDAL La Espa del Cid d. Madrid 1969 vol pp 76-

    77 STERN dans la discussion de la communication de nchez Albornoz aux se maines de Spolte de 1965 cf supra 5) pp 379-381 RUSSELL The Nessus- Shirt of Spanish History dans Bulletin of Hispanic Studios 36 1959 pp 219-225

    MONROE Islam and the Arabs... pp 256-258 Montgomery WATT Historia de la Espana islmica Madrid 1970 trad de History of Islamic Spain Edinburgh 1965)

    197 Les vues Amrico Castro ont t exposes abord dans Espana en su historza Cristianos moros jud os Buenos Aires 1948 puis dans La realidad hist rica de Espa Mexico 1954 et diverses autres ditions Les citations que on trouvera ci-dessous sont

    1487

  • LES DOMAINES DE HISTOIRE

    parler hispanit avant la conqute musulmane pour la simple raison que nul avait alors conscience tre espagnol Il autre part aucune continuit entre Espagne wisigothique et celle de la Reconqute Castro ne croit pas il ait vritablement une psychologie particulire chaque peuple et qui reste permanente travers les sicles me un peuple ne peut se sparer des vnements qui ont contribu le forger Il est assez vain selon lui de rechercher Espagne ternelle dans le monde romain ou mme dans la monarchie wisigothique Lapeyre Ce que nous appelons Espagne est le rsultat de la synthse spirituelle ralise au Moyen Age partir de la prsence sur le sol de la Pninsule des trois religions chrtienne judaque et musulmane Il insiste particulirement sur importance de influence de Islam et alors que les traditionalistes privilgient volontiers les racines latine chrtienne et castillane de hispanit Castro hsite pas parler de la contexture smitique une mentalit espagnole qui se rvle avant tout dans son exclu sivisme religieux 11

    Il critique avec vigueur aussi bien espagnolisme quasi gologique de certains prhistoriens espagnols qui retrouvent une hispanit essentielle chez les plus anciens habitants de la pninsule que les mdivistes soucieux hispa- niser Islam andalou Ainsi Isidro de las Cagigas qui dans un ouvrage consacr aux Mozarabes et aux Mudjars considre que la rsistance assimilation des premiers poque musulmane et des seconds poque chrtienne manifeste la surprenante permanence de la tnacit ibrique expression de unit ethnique de deux groupes sociaux qui furent avant tout et surtout espagnols et descendants les uns des autres 12 Pour Castro la continuit biologique aucune signification culturelle et il est absurde de faire entrer en ligne de compte le sang espagnol pour expliquer la mentalit des Musul mans andalous Il conteste par ailleurs que les traits psychologiques individuels relevs par nchez Albornoz puissent tre pris en considration pour analyser la ralit collective un peuple La vie humaine dit-il est autre chose que la terre la biologie et la psychologie Espagnol jamais eu tre un arbre plant en terre Avant de individualiser comme espagnol il fallu il ressente son existence comme collectivit espagnole En effet la dimen sion collective un groupe humain dpend une forme sociale et non pas une substance biologico-psychique latente et durable 13

    Historien de la littrature et des mentalits il privilgie dans laboration de cette forme sociale qui constitue la structure de vie des hispaniques les faits linguistiques et religieux Ainsi reproche-t-il aux partisans de hispa nit ternelle de ne pas prendre en considration action sociale et indivi duelle du langage combine avec celle de la religion oublier que la condi tion et la dimension qui transforment tre humain en individu une tribu une rgion ou une nation sont indpendantes de la biologie ou de la psycho-

    extraites du texte de la dition Mexico i97x ouvrage t traduit en anglais sous le titre Th structure of Spanish History Princeton 1954 et en fran ais sous celui de Ralit de Espagne Histoire et valeur Paris 1963 On trouvera un compte rendu des ides de nchez Albornoz et de celles Amrico Castro dans Henri LAPEYRE Deux interprtations de histoire Espagne Annales E.S.C. 1965 pp 1015-1037

    11 La realidad hist rica de Espa xii 12 Isidro DE LAS CAGIGAS Minor as tnico-religiosas de la Edad Media espa ola

    II Los Mudejares tomo I) pp 47-48 La realidad hist rica de Espa pp xvi et 145

    1488

  • GUICHARD ESPAGNE MUSULMANE

    logie une personne Et il poursuit propos de la prtendue hispanit al-Andalus On affirme que ces gens de langue arabe et de religion musul mane taient espagnols et avaient pas comme dimension collective de leur vie celle du monde islamique On ne tient pas compte de la fa on dont la langue arabe modle et construit le comportement intrieur et extrieur de la personne ... Avec islamisation et arabisation linguistique de la zone la plus civilise de ancien royaume wisigoth al-Andalus se transforma en un prolongement de aire spirituelle et linguistique de Islam 14

    Si Castro se livre une offensive aussi vigoureuse contre les positions des traditionalistes ce est pas pour traiter en lui-mme du problme de orien- talisation de Espagne musulmane mais il lui importe de tenir celle-ci pour assure afin de justifier ses propres conceptions sur laboration de la mentalit collective propre au peuple espagnol Les particularits de me espagnole ne peuvent en effet expliquer son avis que par le long contact des populations du nord de Espagne avec les Andalous orientalises du sud Il ne agit pas tant

    ses yeux de faire le compte des nombreux emprunts faits par les chrtiens aux Musulmans dans divers domaines celui des urs avec usage des bains publics la pratique de la toilette des morts habitude de couvrir le visage des femmes ce ui du langage avec les nombreux arabismes passs dans le vocabulaire castillan celui des institutions religieuses avec les ordres mili taires que de prendre conscience du fait que aussi bien en ragissant religieu sement ou militairement contre Islam en subissant son influence tait toute leur structure de vie que les chrtiens du Nord calquaient sur celle de leurs adversaires Ainsi est-ce en affrontant aux Andalous qui se dfinis saient essentiellement comme musulmans que ces peuples linguistiquement et psychologiquement diffrents taient les Asturiens les Navarrais les Ara gonais et les Catalans trouvrent un premier lment de conscience collective dans leur unit religieuse De mme expansion et les particularits du culte de saint Jacques dont le personnage est con comme un anti-Mahomet et le sanctuaire comme une anti-Kaaba expliquent par la ncessit pour les chrtiens du Nord de se donner dans le combat contre les musulmans des armes spirituelles de valeur identique celles dont disposaient ces derniers est donc la structure mme de la mentalit espagnole qui se construit dans une relation la fois imitation et opposition Islam Et est cette struc ture smitique judo-islamique que Castro efforce de mettre en vidence dans la vie religieuse linguistique et littraire de Espagne

    est prcisment parce elle supporte son avis tout difice con par son grand adversaire que nchez Albornoz est attaqu avec prdilection la thse de la profonde orientalisation de Espagne musulmane Il reproche Castro non sans quelque raison de ne pas se soucier suffisamment des fonde ments historiques de sa position Il critique abord chez lui une conception trop limite de histoire qui empche admettre une continuit morale et mentale avant apparition de tmoignages littraires Il ne nglige pas toute fois de lui rpondre sur son propre terrain est mme surtout travers des exemples emprunts histoire littraire il analyse la contexture vitale des Hispaniques avant la conqute musulmane parce il agit tout de mme l un moyen approche privilgi de VH hisRanus du pass Et

    14 Id. pp 7-8

    1489

  • LES DOMAINES DE HISTOIRE

    il enrle dans sa cohorte des grands Espagnols des personnages qui se sont dfinis par leurs actions en dehors de toute uvre littraire comme Viriathe ou Ibn Haisun il fait entrer surtout des crivains comme Snque Martial ou Ibn Hazm

    Pour lui tous appartiennent une mme race espagnole participent une mme idiosyncrasie hispanique Sans doute se dfend-il adopter la conception biologique grossire de la race que Castro reproche aux traditiona listes et que lui-mme critique chez certains prhistoriens espagnols Au terme de race il prfre ceux de contexture vitale idiosyncrasie hritage temperamental Il ne agit pas un donn uniquement biologique qui se transmettrait inchang de gnration en gnration mais une cration dans le temps o Histoire plus de part que les facteurs physico-gographiques La romanisation invasion wisigothique la Reconqute ont bien ajout quel que chose aux suggestions de anthropologie et du milieu pninsulaire et hritage culturel prromain mais il insiste plus sur la continuit que sur volution Pour lui les apports nouveaux se trouvent sans cesse intgrs et assimils une structure prexistante et au total on ne peut se dfendre de impression il considre que pour essentiel Homo hispa-nus existe depuis les temps les plus reculs

    Personne ne doute dit-il que les crations spirituelles des Hispano-romains ne inscrivent dans le cadre strict de la culture grco-latine Mais ils en appartiennent pas moins une communaut historique particulire dote un certain hritage temperamental et ils rinterprtent les donnes culturelles communes tout le monde romain en fonction de leur contexture vitale originale fruit de leur hritage racial et de la projection de leur propre individualit Snque Lucain Martial Prudence etc. ont pens et crit selon les traditions culturelles grco-latines mais en accord avec leur condition Espagnols et conformment leur contexture psycho-physique singulire La mme chose se passe poque musulmane un auteur ascendance indi gne comme Ibn Hazm beau tre un musulman intransigeant totalement arabis culturellement il en reste pas moins profondment espagnol par le temprament que nous rvlent ses ouvrages temprament que nchez Albornoz croit pouvoir dfinir par plus de vingt caractristiques dont orgueil la passion la vhmence le verbalisme etc Tout en se mouvant dans un cadre culturel arabo-islamique Ibn Hazm en incarne pas moins un des archtypes de Homo hispanus il est un maillon maure dans la chane qui va de Snque Unamuno 15

    La masse de tmoignages du mme genre accumuls par nchez Albornoz appui de sa thse est pas moins impressionnante que la vhmence toute

    hispanique elle aussi avec laquelle il dfend ses positions sur ce point Il est difficile de ne pas tre branl par la vigueur formelle de sa dmonstration Il reste que on se trouve l dans un domaine o le subjectif conserve une large part et si on hsite rejeter en bloc une argumentation aussi fournie chaque exemple examin en particulier ne force pas toujours adhsion Parfois mme son pan-hispanisme entrane des considrations discutables Ainsi ne parat-il pas trs raisonnable de considrer comme espagnols mir Al-

    15 Sur tous ces points voir Espana un enigma hist rico pp 97 ii2 ss. 124 et Revue Historique 1967 pp 334-335

    1490

  • GUICHARD ESPAGNE MUSULMANE

    Hakam Ier ou crivain maghrbin Ibn Khaidn Et est-il pas exagr de taxer hispanique la passion religieuse et politique qui en 818 soulve contre le mme Al-Hakam Ier les habitants du Faubourg de Cordoue 16

    Pour importantes que soient les dernires positions examines dans la pense de nchez Albornoz ce sont autres caractres de son Espa un enigma hist rico qui font dire Henri Lapeyre que ses thses sont plus nourries de science historique et semble-t-il plus satisfaisantes en dfinitive pour un historien que celles de son contradicteur 17 Le doyen des mdivistes espagnols reproche ce dernier nous avons vu insuffisante dimension historique de sa rflexion Lui-mme pour rfuter les opinions exposes dans La realidad hist rica de Espana efforce de prendre en considration les faits historiques dans toute leur tendue chronologique et dans toute leur complexit Cette dimension historique se manifeste surtout de deux fa ons une part il procde

    une tude des sources beaucoup plus exhaustive autre part est toute histoire de Espagne depuis les origines il efforce de rendre cohrente

    Sans ngliger nous venons de le voir analyse des manifestations litt raires et tude des mentalits nchez Albornoz accorde beaucoup plus im portance que son contradicteur aux vnements politiques et militaires aux donnes institutionnelles et socio-conomiques aux faits dmographiques voire aux lments purement matriels qui constituent le cadre dans lequel les men talits se sont panouies et les ides sont apparues Excellent connaisseur du Moyen Age espagnol il fonde son argumentation sur une bien meilleure et bien plus ample connaissance une documentation de toute nature des chroniques aux informations archologiques dont Amrico Castro semble parfois juger accumulation quelque peu superflue Dans sa communication Spolte il reprend systmatiquement tude des sources arabes pour mettre en vidence la faiblesse du peuplement arabo-berbere en Espagne Il justifie ainsi affirma tion Henri Pres selon laquelle lment arabe entre en dose infinit simale dans la chimie sociale des musulmans Espagne et affirme que est pour avoir ignor ce fait historique ou en tre cart consciemment un pseudo-historien il faut lire Amrico Castro hasard des thories fantaisistes sur arabisation ou orientalisation de Espagne en un clin il comme par enchantement et suppos que ces Hispaniques qui vivaient sous la domination de Islam avaient arabis en un clair leurs frres les chrtiens du Nord Il donne ensuite libre cours son rudition pour faire apparatre le nombre et la varit des influences prislamiques dans Espagne musulmane preuve de la non-orientalisation de la socit pninsulaire

    nchez Albornoz propose par ailleurs une perspective plus ample chronolo giquement parlant du devenir historique de Espagne il envisage dans son ensemble Sur le problme particulier de orientalisation de la socit pnin sulaire il oppose Castro une argumentation qui parat abord trs solide Une telle orientalisation ne saurait son avis tre envisage pour deux raisons Tout abord la socit al-Andalus ne est elle-mme que trs peu orienta- lise arabisation culturelle des Espagnols soumis la domination musul mane fut trs lente et leur arabisation vitale ne se ralisa que trs tard ou mme

    16 Espana un enigma hist rico 207 et Revue Historique 1967 pp 325 et 327 17 Deux interprtations de histoire Espagne dans Annales E.S.C. 1965

    pp 1017-1018 et 1037 Voir aussi les rserves faites sur la mthode de Castro par DE- FOURNEAUX dans la Revue Historique CCXIII 1955 pp 114-118

    1491

  • LES DOMAINES DE HISTOIRE

    jamais 18 Il pas eu autre part de contacts pacinques suffisants entre la socit musulmane et la socit chrtienne de la Reconqute pour justifier la symbiose que suppose Castro Nous laisserons de ct cette dernire affirma tion qui concerne les rapports entre les deux parties de la Pninsule et non pas la nature mme de la civilisation de Espagne musulmane et nous examinerons assertion prcdente que nchez Albornoz dveloppe de la fa on suivante

    La structure fonctionnelle des Pninsulaires tait dj fermement tablie lorsque se produisit invasion musulmane

    inverse le fait arabo-islamique tait encore fluide et imprcis Une grande partie des groupes humains par ailleurs peu nombreux

    qui tablirent en Espagne taient peine islamiss et taient pas du tout arabiss

    Le fait hispanique prislamique se maintint avec vigueur dans Espagne musulmane 19

    Ce sont ces propositions que nous voudrions examiner plus fond car elles nous paraissent susceptibles de fournir un bon point de dpart pour une rflexion sur les structures sociales de Espagne musulmane

    Pour Amrico Castro les particularits de la ralit historique de Espa gne ont leur origine dans les circonstances de son volution religieuse et linguis tique poque mdivale Pour les traditionalistes au contraire la langue arabe et la religion musulmane restrent trangres cette ralit et ne int grrent pas la contexture vitale des Hispano-musulmans On est tent utiliser pour dsigner cette dernire notion le terme de structure devenu depuis quelques annes le catalyseur de tout langage 20 nchez Albornoz lui-mme emploie ailleurs dans le passage qui vient tre voqu en parlant de la structure fonctionnelle des Pninsulaires existante au moment de la conqute musulmane et ayant persist aprs elle Nous avons mentionn galement une citation Henri Terrasse pour qui Islam tablit dans un pays dont la structure tait occidentale Ribera voulait dire la mme chose en comparant arabisation de la socit hispanique la coloration des eaux un lac par aniline qui en modifie pas la nature chimique As enfin parlait dans le mme sens de la surface postiche et artificieuse de la nouvelle reli gion surimpose une psychologie ethnique profondment hispanique

    Tous ces jugements comme toute la dmarche des traditionalistes tendent privilgier comme structuraux certains caractres de la civilisation de

    Espagne musulmane par rapport autres Les traits islamiques et arabes qui apparaissent avec vidence constitueraient une sorte de vernis artifi ciellement impos alors que les lments considrs comme occidentaux ou hispaniques la plupart du temps si peu visibles il fallu un sicle rudition pour les faire apparatre feraient partie de la contexture vitale de la structure profonde la limite on va considrer arabe langue dans laquelle t rdige depuis les premiers temps de Espagne musulmane et pendant plus de cinq sicles toute la production littraire

    18 Espa un enigma hist rico 189 19 Id. mme page 20 Edouard MoROT-SiR La pense fran aise aujourdhui Paris 1971 82

    1492

  • GUICHARD ESPAGNE MUSULMANE

    hispano-arabe et qui fut trs largement et de plus en plus utilise aussi comme langue vulgaire comme un phnomne superficiel alors que la langue romane indigne dont seuls un petit nombre de tmoignages souvent interprtation dlicate et que on avait pas remarqus Ribera attestent usage aprs la conqute musulmane ferait partie de la ralit profonde des Hispano- musulmans ainsi Menndez Pidal parle-t-il un peuple dont la langue de culture tait arabe mais dont la langue familire et la langue de substrat tait le romance 21 cet gard la position de Castro qui attire attention sur la valeur de la langue arabe comme facteur de structuration des mentalits parat plus raisonnable et rendre mieux compte de la ralit historique

    On ne voit pas bien en effet pourquoi des faits prislamiques ayant invi tablement subsist dans Espagne musulmane se verraient du seul fait de leur anciennet et de leur caractre indigne promus au rang de faits de structure constitutifs de la contexture vitale des Andalous et prouvant leur enracinement dans leur pass prislamique alors que les traits arabo- musulmans appartiendraient au vernis superficiel dissimulant aux yeux des historiens les ralits profondes La civilisation hispano-musulmane est constitue partir un double hritage et il est naturel que on retrouve des traits anciens et nouveaux Mais il est pas vident que les premiers soient plus fondamentaux et plus significatifs que les seconds plus rvlateurs de la nature vritable de cette civilisation Il faudrait par ailleurs tablir plus soli dement le caractre hispanique des faits dont la persistance est allgue Certaines continuits sont effectivement troublantes celle par exemple de la chanson et de la danse andalouses depuis poque romaine nos jours bien souligne par Menndez Pidal22 autres sont moins probantes ainsi que justement remarqu Ch.-E Dufourcq propos prcisment des thses dfendues par nchez Albornoz la permanence de notables communauts chrtiennes et un dialecte indigne issu du latin les survivances romaines dans architecture ou dans le calendrier usage du vin se rencontrent aussi dans Ifrqiya mdivale 23 Dans une perspective gographique largie est dans tout le bassin mditerranen que on retrouve poque musulmane des lments un hritage antique qui tmoignent une unit de civilisation bien souligne par Sh Goitein 24

    Amrico Castro ne pense videmment pas que on doive hypnotiser sur de telles survivances Dans examen des contacts entre civilisations en effet comme dans le problme qui nous occupe un hritage transmis une poque autre ce ne sont pas les influences apportes ou re ues dans tel ou tel domaine particulier qui importent il ne faut pas penser en termes de

    matire de civilisation mais en termes de forme de disposition de vie Tout ce que le pass lgue re oit le sens que lui prte la structure prsente

    de la vie un peuple la forme dans laquelle le pass et ses usages sont utiliss Les lments hrits une poque antrieure ont donc pas de signification en dehors de la rinterprtation qui en est faite dans une structure nouvelle

    21 Espa eslab entre la Cristiandad el Islam Madrid 1968 106 22 Voir entre autres le mme ouvrage pp 131-135 sous le titre La eterna Anda

    luc 23 Charles-Emmanuel DUFOURCQ Berberle et Ibrie mdivales un problme de

    rupture dans Revue Historique CCXL 1968 pp 293-324 surtout les pages 313 318 24 Sh GOITEIN The Unity of the Mediterranean World in the Middle Middle

    Ages dans Studia Islamica pp 29-42

    1493

  • LES DOMAINES DE HISTOIRE

    Et cette structure elle-mme ne saurait tre con ue comme une ralit statique sans tenir compte du dynanisme vital du peuple considr 25 En justinant sa propre dmarche par de telles considrations Amrico Castro se dbarrasse peut-tre un peu vite de impressionnant appareil documentaire qui lui est oppos par son grand adversaire On peut penser avec lui que les nombreux tmoignages de hispanit de la civilisation andalouse rassembls par

    nchez Albornoz ne constituent pas un ensemble trs cohrent et laissent de ct beaucoup autres traits bien plus vidents dont on voit mal pourquoi ils ne contribueraient pas eux aussi dfinir la structure de cette civilisation Mais on pu aussi reprocher Amrico Castro de prsenter une conception plus philosophique historique du devenir des socits et en attachant plus

    leur forme leur matire en cherchant apprhender leur fonctionnement vital plutt que des lments isols en prendre parfois son aise avec les faits il lui arrive de ngliger ou de dformer ils ne accordent pas avec ses thses pour laborer une construction plus abstraite et au total moins nourrie de science historique que celle de son contradicteur 26

    Tout le dbat tourne en dfinitive autour de la recherche une structure de histoire de Espagne et de la mentalit de homme hispanique En ce sens il apparat la fois comme assez moderne dans son objet mais peut-tre trop ambitieux dans sa vise dans la mesure o on tente apprhender une ralit totale une explication dernire du devenir hispanique et de la spcificit de me espagnole La notion mme de structure pris depuis la publication des ouvrages de nchez Albornoz et Amrico Castro une importance et une signification particulires dans les sciences humaines analyse structurale une socit privilgie dans des domaines particuliers des ensembles de faits considrs comme des systmes ou des modles Le sociologue ou ethnologue utilisent des modles abstraits labors partir de observation de socits effectivement existantes et qui peuvent servir analyser ensuite autres socits ou les comparer entre elles Dans certains domaines la construction de systmes est relativement simple et est rvle extrmement fructueuse en particulier dans tude des structures de parent et des systmes familiaux ensemble des rgles de mariage constitue un systme dfini et clos dont les

    lments sont peu nombreux et aisment reprables analyse structurale applique donc directement et rvle des structures qui avaient jusque l chapp investigation 27 On peut attendre une telle analyse struc turale elle nous permette mieux que tude des faits isols dont les rap ports avec ensemble du complexe social et culturel sont souvent difficiles discerner engager une analyse en profondeur entrer vritablement

    propos un secteur particulier dans ce que nchez Albornoz appelle la contexture vitale une socit autre part bien elle dpende incontes

    tablement une conceptualisation elle prend appui sur un ensemble de faits observables qui devraient empcher de vader trop loin de la ralit histo rique recherche par Castro

    On souhaiterait pouvoir engager ainsi dans la voie une histoire ethno logique telle que la dfinit Jacques Le Goff dans sa rcente contribution aux Mlanges en honneur de Fernand Braudel Le programme une telle histoire

    25 La realidad hist rica de Espa pp xx 17 i8o 163 149 26 Cf les articles indiqus la 17 27 Henri MENDRAS lments de sociologie Paris pp 129-130

    1494

  • GUICHARD ESPAGNE MUSULMANE

    passe abord selon lui par tude de la famille et des structures de parent une part par celle de la situation fminine autre part Il pense par ailleurs une attention spciale devrait tre apporte aux zones et aux priodes o sont entres en contact des socits et des cultures relevant traditionnellement de histoire une part de ethnologie autre part Une recherche sur les structures sociales de Espagne musulmane peut permettre croyons-nous une approche trs sommaire compte tenu de la pauvret des sources dans cette direction 28

    nchez Albornoz lui-mme nous introduit ailleurs ces problmes par ses observations sur la situation de la femme dans Espagne musulmane appuyant sur les conclusions de Pres il affirme que contrairement aux autres peuples musulmans les Andalous ont toujours accord la femme une considration et un respect de pure souche hispanique lui laissant une singulire libert dans la rue difficile mettre en rapport avec les usages islamiques est ce respect de la femme dont tmoigneraient quelques

    uvres littraires et des anecdotes relatives la fin de poque califale et celle des taifas il rattache la conception de amour soumis ou rsign qui transparat chez plusieurs crivains du classicisme andalou Mon ur est plein de douceur pour celle qui me maltraite crit le pote du XIe sicle Ibn al-Labbna Ces traits particuliers Islam espagnol ne peuvent aprs lui que se relier une tradition hispanique et occidentale accordant la femme une place eminente dans la socit tradition que nous rvlent ds aube de histoire les reprsentations fminines sculptes ou peintes de la civilisation ibrique quelques textes grecs et latins sur le rle de la femme dans les socits antiques de la Pninsule et les indications qui nous sont parvenues sur les interventions fminines dans le mouvement priscillaniste de la fin du ive sicle 29

    Cette maigre moisson nous prouve dj que nous manquons singulirement de documents pour tudier le rle de la femme et sa place dans les structures sociales hispaniques avant arrive des Musulmans Les textes les plus prcis sont ceux de Strabon qui nous rvlent chez les Cantabres est--dire semble-t-il dans le plus ancien substrat ethnique que histoire nous permette atteindre dans la Pninsule une structure typiquement matriarcale dans laquelle la parent et hritage se transmettaient en ligne fminine et o autorit masculine tait exerce dans la famille par oncle maternel avun- culat Nous ne savons pas si ces traits caractrisaient ensemble des socits primitives de la Pninsule et on peut seulement se risquer supposer que la place de la femme dans les socits agraires du Levant ibrique plus volues tait pas origine fondamentalement diffrente ce substrat vint ajouter un apport ethnique celte surtout dans le centre du pays On sait que les Celtes possdaient au contraire comme les Romains un systme de parent patrili neaire Toutefois ils faisaient partie de ensemble des peuples indo-europens qui auraient connu originellement une organisation matriarcale du type de celle qui vient tre voque et des tudes rcentes sur la femme dans les socits celtes montrent que son rle tait poque historique trs impor tant Dans la civilisation romaine dont influence exer ensuite sur les

    28 Fran ois FURET et Jacques LE GOFF Histoire et ethnologie dans Mthodo logie de Histoire et des sciences humaines Toulouse 1973 pp 233-243

    29 Revue Historique 1967 pp 323-324

    1495

  • LES DOMAINES DE HISTOIRE

    populations de tout Empire les institutions juridiques restrent marques par agnatisme des structures sociales primitives La femme relevait unique ment de autorit du paterfamilias et son statut du droit de la famille et non pas du droit public Mais ces rigoureuses contraintes taient beaucoup rel ches ds la fin de la Rpublique et poque o organise vraiment ensem ble imprial la femme romaine jouit une libert de fait et de droit de plus en plus grande est plus marie contre son gr et dispose de ses biens Avant mme le triomphe du Christianisme le couple conjugal aurait t une ralit sociale importante de la civilisation romaine tel point que la formule du droit romain dfinissant le mariage pourra tre reprise sans changement par les canonistes du Moyen Age Le Christianisme consacre cette solidit du couple comme cellule fondamentale de la socit et favorise affirmation du rle social de la femme Les influences germaniques ne devaient pas contredire ces tendances Il ne faut pas en effet confondre la barbarie des urs qui

    pu dans le cadre une poque anarchique et une socit guerrire rendre plus prcaire la condition concrte des femmes et les structures sociales On sait que la socit germanique du haut Moyen Age tait organise selon un systme de parent bilatrale la structure de type familial la plus large tant la parentle qui comportait la fois les parents du ct du pre et ceux du ct de la mre agnats et cognais Ganshof montr que la situa tion juridique de la femme avait volu trs rapidement dans les royaumes germaniques en particulier dans les plus engags dans la romanit Ainsi en Espagne wisigothique ds le vie sicle la fille participe hritage au mme titre que ses frres Il met aussi en lumire dans la socit franque le rle de la femme dans les institutions publiques en montrant que la reine est habilite

    exercer ventuellement la rgence Dans le Regnum italicum comme antrieurement chez les Lombards et les Ostrogoths et vraisemblablement sous influence de principes de droit romain qui taient pas contradictoires avec les conceptions germaniques de la parent la reine apparat nettement comme dtentrice de lgitimit monarchique Des tendances analogues peuvent observer en Espagne ainsi que le montre Jos Orlandis dans une tude sur la reine dans la monarchie wisigothique 30

    Il semble donc possible en ce qui concerne ce point particulier des struc tures de parent et de la situation de la femme admettre affirmation de

    nchez Albornoz selon laquelle en dpit de quelques influences orientales et une ouverture aux courants mditerranens plus accuse que dans les terres plus septentrionales la pninsule ibrique participait pleinement la veille de

    30 Les indications contenues dans ce paragraphe sont tires des travaux suivants Julio CARO BAROJA Los pueblos del norte de la pen nsula ibrica Analisis hist rico- cultural) Madrid 1943 pp 29-50 Joaqu GONZ LEZ ECHEGARAY Los ntabros Madrid 1966 voir les pp 99-102 Emile BENV NISTE Le vocabulaire des institutions indo-europennes Paris 1969 pp 205-276 Pierre GRIMAL Le monde des Celtes dans Histoire mondiale de la femme Paris 1967 II pp 13-26 Jean MARKALE La femme celte Paris 1972 Robert VILLERS Le statut de la femme Rome la fin de la Rpublique dans Recueils de la Socit Jean Bodin XI 1959 pp 177-189 et dans le mme volume Jean GAUDENET Le statut de la femme dans Empire romain pp 191-222 Fran ois GANSHOF La femme dans la monarchie franque dans Recueils Jean Bodin XII 1962 Carlo GUIDO MOR La successione al trono nel diritto publico longobardo dans Studi per Cammeo II Padoue 1932 Jos ORLANDIS La reina en la monarqu visigoda dans Estudios visig ticos III El poder real la sucesi al trono en la monarqu visigoda Rome-Madrid 1962 pp 103-123

    1496

  • GUICHARD ESPAGNE MUSULMANE

    invasion musulmane la civilisation du haut Moyen Age occidental31 Dans les rgions qui ne connurent pas ou ne subirent que trs peu de temps em preinte islamo-arabe on observe cet gard aucune rupture mme si vo lution ensemble des formes politico-sociales devait se faire selon des modalits un peu diffrentes de celles que connut Europe fodale La situation de la femme et organisation familiale ne paraissent pas fondamentalement diff rentes de ce elles taient en Gaule ou en Germanie la mme poque ainsi que le laissait dj entrevoir une tude un peu ancienne de nchez Albornoz sur le Leon et que le montrent plus nettement des travaux plus rcents sur le Portugal du Nord et la Catalogne 32 On admet gnralement que affirmation partir de la fin du xe sicle et dans le courant du sicle suivant de nouvelles structures sociales nes de volution fodale la socit de Occi dent chrtien duquel il aucune raison de distinguer de ce point de vue Espagne du nord ne reconnat au-del du couple conjugal que des ren teles bilatrales sans consistance chronologique ni gographique et ignorant les lignages patrilinaires pas de conscience gnalogique Usant une schmatisation qui nous esprons ne paratra pas abusive nous proposerons pour cette socit du haut Moyen Age occidental le schma suivant que nous croyons valable pour les vn -x6 sicles 33

    La parent est pas le principe fondamental organisation de la socit Sans lui dnier toute importance il faut reconnatre elle ne joue cet gard que le rle un facteur parmi autres faveur royale rseaux de fidlit rsidence etc.)

    Le systme de parent est bilatral et organise autour du couple conjugal cellule de base de la famille

    Dans la mesure o ils existent est--dire vraisemblablement sur-

    31 Cl NCHEZ ALBORNOZ Espagne et Islam dans Revue Historique 1932 327 32 NCHEZ ALBORNOZ La mujer en Espa hace mil anos Buenos Aires 1935

    Fr Jos MATTOSO nobreza rural portuense nos sculos xi xii dans Anuario de Estudios Medievales Barcelone) VI 1969 pp 465-520 voir surtout 467 Archibald

    LEWIS The Development of Southern French and Catalan Society 718-1050) Austin 1965 pp 170-171 et 391-392 Pierre BoNNASSiE Une famille de la campagne barce lonaise et ses activits conomiques aux alentours de an mil dans Annales du Midi LXXVI 1964 pp 261-304 voir surtout les pp 288 ss. Du mme auteur remarques dans le mme sens dans Les conventions fodales dans la Catalogne du xie sicle dans Structures sociales de Aquitaine du Languedoc et de Espagne au premier ge fodal Paris 1969) pp 189-190 surtout dans le mme recueil voir aussi les observations Elisabeth MAGNOU propos du Languedoc pp 121 et 141 David HERLIHY Land Family and Woman in Continental Europe 701-1200 dans Traditio XVIII 1962 pp 89-120

    33 Sur les structures bilatrales de la parent dans le haut Moyen Age Bertha PHILPOTTS Kindred and Clan in the Middle Ages Cambridge 1913 Marc BLOCH La socit fodale rd de 1968) pp 201-202 et 208 Karl SCHMID Zur problematik von familie Sippe und geschlecht Haus und Dynastie beim mitteralt rlichen Adel dans Zeitschrift fr die geschichte der Oberrheins cv 1957 BULLOUGH Early Medieval Social Groupings The Terminology of Kinship dans Past and Present no 45 1969

    LEYSER Maternal Kin in Early Medieval Germany dans Past and Present no 49 1970 Lorraine LANCASTER Kinship in Anglo-Saxon Society dans The British Journal of Sociology IX 1957 Georges DUBY Structure de parent et noblesse dans Miscel lanea Medievalia in Memoriam Niermeyer Groningen 1967 La noblesse dans la France mdivale dans Revue Historique 1961 Lignage noblesse et chevalerie dans Annales E.S.C. 1972 pp 802-823 Quelques indications galement dans Guy FOURQUIN Seigneurie et Fodalit au Moyen Age Paris 1970 55

    1497

  • LES DOMAINES DE HISTOIRE

    tout dans les classes aristocratiques les groupes de parent plus vastes sont du type de la parentle elle aussi bilatrale Une telle structure qui com prend les agnats et les cognais se dfinit partir de chaque individu et rpond

    des besoins prcis et momentans vengeance du sang hritage Elle est si on peut dire tale dans le prsent et aucune stabilit dans le temps puisque la parentle un fils ne correspond pas celle de son pre Organises

    partir Ego et non pas un anctre commun ces renteles sont donc des groupes qui se font et se dfont chaque gnration Du fait de la fluidit des patrimoines aussi bien que de leur propre imprcision elles ne peuvent avoir ni support conomique permanent ni cohsion gographique

    Pas plus elle est exclue de hritage la femme est en principe exclue du domaine des activits publiques De mme une princesse de dynastie royale est dtentrice de lgitimit monarchique pouse participe normalement honor de son mari3

    On ne peut viter de poser en tudiant les structures de parent le problme de exogamie du systme matrimonial Les ethnologues distinguent

    cet gard deux types de socits celles dites structure complexe qui telle la socit actuelle se contentent dicter des rgles ngatives interdisant le mariage entre parents plus ou moins proches afin viter inceste et lais sent le choix du conjoint effectuer en fonction de facteurs varis extrieurs

    la parent elle-mme et celles qui tablissent des rgles positives pour ce choix Ces dernires ont des structures de parent dites lmentaires et correspondent dans ensemble aux socits primitives Dans ces socits inceste est galement proscrit mais de plus exogamie est codifie dans le systme le plus caractristique un individu pousera normalement sa cousine croise est--dire la premire personne il puisse pouser sans risque inceste puisque contrairement sa cousine parallle elle appartient pas au mme clan et est pas considre comme sa parente 35 Ces structures lmentaires seraient un des lments fondamentaux de organisation des socits primitives et auraient pour fonction institutionnaliser au niveau des pratiques matrimoniales change entre les groupes humains ncessaire toute vie sociale pour Cl Lvi-Strauss le mariage exogamique peut tre considr comme un archtype de change

    Dans un essai particulirement suggestif Germaine Tillion mis ide que les socits de ancien monde mditerranen se seraient caractrises au contraire par leur tendance endogamie de clan ou de lignage Il l un problme particulirement intressant ethnologie historique mais les donnes prcises ce sujet font cruellement dfaut36 Nous reviendrons sur existence une nette tendance une telle endogamie en milieu arabo-berbere que nous ne croyons pas conteste par la majorit des ethnologues En revanche ide

    34 Cette dernire affirmation mriterait sans doute tre nuance selon les moments et les lieux Elle nous parat valable au moins pour les zones mridionales au premier ge fodal voir les articles de BONNASSIE et HERLIHY indiqus dans la note 32)

    35 La cousine parallle est la nile de la ur de la mre ou du frre du pre la cou sine croise est la fille de la ur du pre ou du frre de la mre Sur ces questions voir en particulier Robin Fox Anthropologie de la parent Paris 1972

    36 TILLION Le harem et les cousins Paris 1966 ide une zone endogame de Europe mditerranenne se retrouve dans Jean GAREL Le substrat indo-europen dans Histoire littraire de la France Paris 1971 Sociales) 51 sans indication de sources

    1498

  • GUICHARD ESPAGNE MUSULMANE

    que les socits de Europe occidentale mme sur ses bordures mditerra nennes auraient pratiqu systmatiquement une telle endogamie parat trs discutable En ce qui concerne le haut Moyen Age des faits endogamie peuvent sans doute tre relevs dans la documentation mais il ne semble pas ils tmoignent de existence un systme endogame ou rvlent des ten dances endogamie lies aux structures sociales elles-mmes comme dans le monde arabo-berbere 37 On ne peut vraisemblablement pas parler de struc tures lmentaires dans les socits prfodales des royaumes barbares mais dans la mesure o il pouvait subsister des vestiges de telles structures tmoi gnant un tat social antrieur moins volu on peut se demander si elles ne rvleraient pas plutt au contraire existence une tradition exogamie Ainsi les rgles strictes poses en cette matire par glise reprendraient en partie des interdits plus anciens germaniques ou romains On ne saurait nier par ailleurs dans les socits prfodales et fodales importance accorde aux alliances matrimoniales et la famille maternelle qui explique mieux dans hypothse une tradition exogame On peut se demander aussi si dans ces alliances la situation relative de la famille qui re oit une fille et de celle qui la cde ne correspond pas assez bien celle que on observe dans les socits exogames o les donneurs de femmes sont gnralement suprieurs aux pre neurs 38

    Il semble il soit pas impossible en dpit de la pauvret de la documen tation de retrouver la trace des structures sociales dont le schma vient tre propos dans la socit indigne de la partie de Espagne passe sous la domi nation musulmane il agisse des Mozarabes rests chrtiens ou des Muwallads convertis Islam Des fragments de rcits semi-lgendaires qui paraissent avoir t labors dans le milieu indigne aragonais une poque assez ancienne et ont t conservs dans le texte rcemment publi un go-

    37 Voir par exemple article Emilio SA Notas al episcopologio minduniense del siglo Hispania VI 1946 pp 5-79 qui relve dans les familles de Espagne du Nord-Ouest aux xe et xie sicles un certain nombre unions consanguines Celles-ci sont surprenantes un point de vue religieux tant donn la rigueur de glise wisigothique en ce qui concerne les empchements de parent un point de vue ethnologique de tels mariages sont cependant possibles dans une structure de parent bilatrale filiation indiffrencie qui rend difficile exogamie systmatique et peut mme favoriser la pra tique des mariages entre cousins Fox Anthropologie de la parent 147 Toutefois si ces mariages sont possibles ils ne nous paraissent pas tre le produit un systme endogame Le mariage prfrentiel entre cousins parallles ne observe en effet que dans des structures fortement patrilinaires cf George Peter MURDOCK World Ethno graphic Sample dans American Anthropologist vol 59 i957 pp 664-687 surtout le tableau de la 687 Or rien ne laisse penser que de telles structures aient exist en Espagne du Nord dans le haut Moyen Age cf Fr Ferrer MATTOSO art cit dans la note 32 467)

    38 Sur ces diffrents points quelques indications dans Fox Anthropologie de la parent pp 164 230 197 auteur note en particulier que le sib teuton tait une unit exogame et que glise utilisa par la suite cette unit pour dterminer le degr de parent en de duquel le mariage tait interdit Rappelons aussi que dans les socits germani ques le douaire dos ex marito tait vers par le mari Sur les origines romaines de la lgislation ecclsiastique en matire empchements de parent voir Jean FLEURY Recherches historiques sur les empchements de parent dans le mariage canonique Paris 1933 pp 44-60 et 66 Robert BOUTRUCHE Seigneurie et Fodalit apoge -XII sicles Paris 1970 230 insiste sur existence poque fodale un march des mariages ce qui voque ide une circulation des femmes lie la circulation des biens fonciers dans la socit

    1499

  • LES DOMAINES DE HISTOIRE

    graphe andalou du xie sicle Udhr laissent entrevoir dans cette socit vers la fin du vine sicle importance de la parent cognatique 39 Le mme ouvrage un texte gnalogique navarrais du XIe sicle et le trait de gna logie rdig la mme poque par Ibn Hazm nous font connatre les alliances matrimoniales contractes entre le vine et le Xe sicle par la puissante famille muwallad des Ba Qas qui dominait politiquement la valle de Ebre ainsi que par quelques autres familles musulmanes indignes 40 Dans les rgions mridionales ce que nous savons du mouvement des martyrs chrtiens de Cordoue au milieu du IXe sicle et abord le nombre des femmes qui figurent parmi les martyrs eux-mmes montre importance sociale de ces dernires dans les milieux mozarabes de la capitale mirale 41 Dans la seconde moiti du sicle enfin nous trouvons des renseignements relativement abondants sur les membres fminins de la famille du rebelle indigne Ibn Hafsn qui semble avoir utilis systmatiquement les mariages de ses fils et de ses filles pour renforcer ses alliances politiques avec autres seigneurs andalous 42

    Ces renseignements pars paratront une insigne pauvret un historien de Europe occidentale Ils ne prennent leur valeur que si on considre une part que est tout ce dont nous pouvons disposer pour nous faire une ide des structures sociales et du rle des femmes dans les milieux indignes de Espagne musulmane autre part surtout on en chercherait en vain quivalent dans la masse beaucoup plus considrable des textes qui nous font connatre des dizaines de lignages et des centaines individualits origine arabe ou berbre

    est en effet en faisant intervenir la notion de structure sociale que la seconde affirmation de nchez Albornoz selon laquelle le fait arabo-islamique tait encore fluide et imprcis poque de la conqute de Espagne apparat particulirement contestable Il faudrait abord distinguer mieux que ne le font nchez Albornoz et Amrico Castro entre faits islamiques et faits arabes

    proprement parler En admettant mme que nchez Albornoz ait raison en ce qui concerne les premiers et cela mriterait tre discut on ne peut tenir pour ngligeable influence des seconds particulirement vidente dans

    39 On voit un personnage origine indigne du nom de Bahll ibn Marzq oblig de fuir la maison paternelle se rfugier successivement chez ses oncles maternels et chez son beau-frre Ahmad ibn Umar ibn Anas AL- DHR Fragmentos geo gr fico-hist ricos d Abd Azz al-Ahwan Madrid 1965 pp 56-61 ce texte t partiellement traduit par Fernando de LA GRANJA La Marca Superior en la obra de Udhr dans Estudios de Edad Media de la Corona de Aragon VIII 1967 pp 150-157)

    40 Jos Mar LACARRA Textos navarros del dice de Roda dans Estudios de Edad Media de la Corona de Arag 1945 pp 193-283 IBN HAZM Djamharat ansah Arab d Lvi-Proven al 1948 pp 467-468 le passage sur les Ban Qas est traduit par de LA GRANJA dans article cit la note prcdente pp 86-87 le texte Al-Udhr fournit plusieurs indications sur les alliances matrimoniales autres familles de la Marche suprieure Aragon actuel)

    41 Edward COLBERT The Martyrs of Cordoba 0-8 ) Washington 1962 insiste sur cette importance des femmes dans la communaut mozarabe voir en parti culier 412)

    42 On retrouvera facilement ces indications dans les ouvrages de DOZY et de VI- PROVEN AL sur Espagne musulmane Pour plus de dtails voir Isidro de LAS CAGIGAS Los Mozarabes Madrid 1947 vol

    1500

  • GUICHARD ESPAGNE MUSULMANE

    la premire priode de histoire al-Andalus De cette dernire en effet les indignes sont en tant que groupe social compltement absents Il agit une histoire purement arabo-berbere presque uniquement domine par des consi drations tribales Cette absence de raction des indignes pendant trois gnra tions aussi bien que ce poids dans volution politique un fait social ori gine orientale et nord-africaine les ralits claniques et tribales mritent tre pris en considration pour valuer impact de la conqute sur la socit hispano-wisigothique

    On pense aussitt quelques faits qui pourraient prolonger cette impor tance des tribus comme lments constitutifs de la socit hispano-musulmane par exemple le maintien une organisation tribale dans arme la fin du xe sicle ou la large diffusion des ethniques tribaux arabes dans anthro- ponymie andalouse aux derniers temps de Espagne musulmane elles seules ces survivances ne permettent cependant pas de considrer la socit andalouse comme une socit tribale au mme titre que la socit maghrbine et il est bien vident que les tribus en tant que telles disparaissent complte ment de la vie politique de Espagne musulmane dans le cours du ixe sicle Cependant leur importance aux origines de son histoire comme ces prolonge ments immdiatement visibles de ancienne organisation tribale aux poques ultrieures amnent se demander si ces structures tribales qui taient poque de la conqute la principale forme organisation sociale des conqu rants arabo-berbres ont pas jou un rle notable dans la constitution de la civilisation hispano-musulmane

    La question paratra sans objet si on admet priori la thse traditiona liste selon laquelle les Arabes venus en Espagne taient trs peu nombreux et assimilant en quelques gnrations la socit indigne disparurent trs rapidement en tant ethnie individualise Une telle assimilation cependant se trouve dmentie en premier lieu par volution socio-politique de Espagne musulmane au ixe sicle Celle-ci est en effet domine en dpit une rapide arabisation culturelle par le rveil un particularisme indigne dont affirma tion engendre des tensions de plus en plus vives avec les Arabo-Berbres Ces tensions finissent par provoquer dans le dernier quart du sicle une priode anarchie politique la fitna qui faillit emporter mirat omeyyade et ne fut surmonte partir de la seconde dcennie du Xe sicle avec arrive au pouvoir de mir Abd al-Rahmn III Deux sicles aprs la conqute la socit andalouse est donc encore constitue par des groupes ethniquement bien individualiss et violemment antagonistes et il est difficile admettre sans rserves le schma habituellement propos une assimilation rapide des groupes conqurants par la masse indigne est bien plutt le mcanisme de la conservation durable des premiers il faut essayer de reconstituer cet gard deux points doivent abord tre considrs les problmes concernant le nombre des Arabo-Berbres et ceux qui sont relatifs leurs structures sociales

    Nous liminerons rapidement la premire de ces questions non pas elle nous paraisse en soi sans intrt mais parce il est gure possible de par venir ce sujet des conclusions solides nchez Albornoz partant des chiffres qui nous sont fournis par les chroniques arabes pour les armes entres en Espagne dans la premire moiti du vine sicle estime une trentaine de milliers Arabes au maximum tablirent dfinitivement dans la nouvelle province de empire islamique Un examen attentif de toutes les sources dispo nibles permet croyons-nous de considrer comme plus vraisemblable un

    1501

  • LES DOMAINES DE HISTOIRE

    chiffre sensiblement suprieur de ordre peut-tre une cinquantaine de milliers Mais ni une ni autre de ces valuations ne sont bien significatives compte tenu de la pauvret de nos renseignements sur cette poque et de ignorance o nous sommes des mouvements de retour en Afrique du Nord ou en Orient une part installation en Espagne de groupes ou individus venus de leur propre initiative autre part oublions pas que celle-ci zone de marche pu attirer en nombre important des volontaires de la guerre sainte Et on observera que mme en admettant hypothse faible de nchez Albornoz le nombre des Arabes installs dans la Pninsule serait suprieur celui des Wisigoths qui ne comptaient vraisemblablement pas plus une ving taine de milliers de guerriers sur un territoire presque deux fois plus tendu que celui qui resta aux mains des musulmans aprs la fin du vine sicle 43

    On objectera que les Wisigoths constituaient un peuple de 80 ooo mes au total alors que les Arabes venus seuls durent se mler aux indignes en unissant des femmes espagnoles Mais est prcisment l notre avis on touche un des postulats les mieux enracins et les moins dmontrs des thses traditionalistes Aucune source notre connaissance ne confirme une telle affirmation et on pourrait plutt trouver dans les textes les plus anciens quelques indices en sens contraire Telle cette indication de Paul Diacre qui un peu plus un demi-sicle seulement aprs les invasions arabo-berbres en Gaule mridionale crivait que ceux-ci avaient pntr dans ce pays avec leurs femmes et leurs enfants comme pour tablir dfinitivement 44 Tout ce que nous savons par ailleurs de la mentalit et des urs des Arabes poque de la conqute musulmane nous empche accepter image souvent

    prsente une invasion de la Pninsule par des clibataires aussi avides de riches mariages avec les belles hritires indignes que intgration une socit culturellement suprieure On peut penser au contraire que ce sont des fractions de tribus et de clans qui tablirent en Espagne donc une socit constitue dont la situation dominante et les pratiques polygamie et accapa rement des femmes au dtriment de la socit vaincue possibilit intgrer individuellement ou collectivement des lments de cette dernire par ta blissement de liens de clientle ou alliance devaient par ailleurs favoriser la rapide expansion dmographique et le renforcement aux dpens de la socit indigne

    Tout ce qui vient tre dit appliquerait galement aux Berbres dont on admet ils durent tre sensiblement plus nombreux que les Arabes mais dont on cherche minimiser le rle dans orientalisation de Espagne musulmane en disant ils taient pas arabiss et peine islamiss Ces asser tions sont elles aussi trs discutables Les tmoignages de berbrisme linguis tique en Espagne sont trs peu nombreux bien il soit vident que dans le cadre tribal qui tait le leur les groupes berbres tablis dans la pninsule aient longtemps gard conscience de leur origine et se soient distingus ethniquement aussi bien des Arabes que des indignes Il est vident que leur volution se fit dans le sens une arabisation et non pas une mythique hispanisation

    43 Estimation de REINHART Sobre el asentamiento de los Visigodos en la pen nsula ibrica Archivo espa ol de Arqueolog XVIII 1945 pp 124-139

    44 Ce texte de Paul Diacre figure dans dition espagnole de l* Akhbr par LAFUENTE ALC NTARA Colecc de obras ar bigas que publica la Real Academia de la Historia Madrid 1867 167)

    1502

  • GUICHARD ESPAGNE MUSULMANE

    Le problme serait de savoir si leur arabisation linguistique accompagna une volution identique des urs et des modes de vie Cela parat probable dans la mesure o le mode organisation sociale des Berbres qui reposait galement sur un systme tribal ne devait pas tre trs loign de celui des Arabes Nous croyons donc que on peut considrer ensemble des conqurants comme un groupe ethnique numriquement plus considrable on ne admet ordinaire dont la cohsion reposait non seulement sur des facteurs religieux et culturels mais aussi sur des structures sociales identiques

    Ces structures sociales il ne nous est pas impossible de nous en faire une ide malgr indigence de la documentation sur la socit des premiers temps al-Andalus ici ethnologie et la sociologie viennent en effet au secours de histoire En ce qui concerne les Arabes on accorde considrer que orga nisation tribale agnatique et endogame des Bdouins actuels est hrite direc tement de celle des nomades de la pninsule arabique poque de la conqute musulmane On peut donc recourir la littrature ethnologique pour informer

    cet gard On constate par ailleurs que si les modes de vie ne sont pas les mmes les principes qui rgissent organisation des sdentaires paysans et mme quelquefois citadins du monde arabe et une grande partie du monde arabis et islamis ne sont pas fondamentalement diffrents de ceux que permet de dgager tude des structures sociales des nomades

    Quant aux Berbres passs en Espagne leurs normes organisation sociale posent un problme un peu plus dlicat il peut cependant croyons-nous se rsoudre dans le mme sens Il existe certes dans le monde berbre des lots de populations dont la structure sociale est diffrente de celle des Arabes et de la plupart des Berbres arabiss Ce sont essentiellement certaines tribus saha riennes comme les Touareg et les populations montagnardes de Atlas maro cain Les premiers ont un systme de filiation matrilinaire et les seconds connaissent une organisation nettement moins agnatique et endogame que celle des Arabes Il est difficile de savoir il agit l exceptions qui ont toujours t telles poque historique ou de traits qui taient plus rpandus dans le haut Moyen Age et ont t effacs ailleurs par arabisation On peut noter appui de la premire hypothse que ce ne sont pas seulement des populations berbres arabises comme celles des plaines du nord du Maroc qui prsentent une structure sociale analogue celle des Arabes mais aussi des groupes tendus rests fidles la langue et aux coutumes berbres comme les Kabyles Dans Occident musulman du xne sicle on peut vrifier un groupe berbre systme de parent matrilinaire comme les Lamtuna qui constituaient la base tribale du mouvement almoravide avait conserv aprs un sicle islamisation et plusieurs dcennies insertion dans la socit ara bise du Maroc septentrional et al-Andalus certains traits de son organisation primitive en particulier en ce qui concerne les urs et anthroponymie

    poque de mirat omeyyade au contraire aucun indice du mme genre ne nous permet de supposer que les Berbres venus en Espagne poque de la conqute avaient origine des structures sociales notablement diffrentes de celles des Arabes

    Nous tenterons donc comme nous avons fait pour la socit occidentale laborer une sorte de schma des structures propres aux groupes ethniques orientaux et nord-africains tablis en Espagne au vine sicle structures il nous parat possible opposer presque point par point au mode organisation

    occidental dfini plus haut Pour cette raison et par commodit nous les

    1503

  • LES DOMAINES DE HISTOIRE

    qualifierons orientales tout en tant conscient de ce il peut avoir arbitraire dans une telle dnomination 45

    La socit arabe primitive est une socit de type segmentaire sans cristallisation tatique ou monarchique o quilibre social se ralise par le jeu de antagonisme des groupes de parent Comme dans les socits primi tives la parent joue donc un rle fondamental dans la structuration sociale rle que les normes islamiques pourtant esprit fort diffrent ont pas tou jours russi faire disparatre ni mme attnuer

    Le principe qui rgit le systme de parent est autre part un agna- tisme rigoureux Le seul groupe social existant aux diffrents niveaux de la famille large du clan et de la tribu tait origine le groupe des parents paternels descendant une mme souche masculine exclusion des cognais et des allis par les femmes Il peut arriver que cette parent soit fictive mais cela enlve rien la force du sentiment de cohsion d la croyance en un lien de consanguinit Et un point de vue culturel est la croyance qui importe plus que la ralit des faits important est que dans de vastes tendues du monde arabo-berbere on con oive difficilement un groupe social puisse tre ciment par autres liens que ceux de la parent agnatique Dans un tel systme la famille conjugale mme sans tenir compte de la poly gamie gure existence Les ralits fondamentales sont le lignage patrilineaire dou une assez grande stabilit dans le temps et le groupe agnatique qui constitue frquemment mme chez les sdentaires une unit de rsidence lie un quartier ou un terroir particulier

    La troisime caractristique de la socit orientale est une forte tendance endogamie de lignage qui parat tre dans une certaine mesure une consquence de agnatisme et qui favorise la segmentation Un homme pouse de prfrence sa plus proche parente possible est--dire sa cousine germaine en ligne paternelle Dans la tradition arabe comme dans la plupart des socits berbres le mariage prfrentiel est le mariage avec la bint amm la fille de oncle paternel union qui serait considre comme incestueuse et rprouve formellement dans la majorit des socits primitives Dans ce domaine et dans la mesure o la conservation des femmes par le groupe parental pourrait tre considre comme la pratique la plus naturelle la culture

    45 Nous utilisons surtout les ouvrages et articles suivants Antica societ beduina Studi raccolti da GABRIELI Rome Centro di Studi semitici Univ di Roma 1959 Bishr FARES honneur chez les Arabes avant Islam Paris 1932 Joseph CHELHOD

    Le mariage avec la cousine parallle dans le systme arabe dans Homme 1956 pp 132-173 MURPHY et KASDAN The Structure of Parallel Cousin Marriage dans The American Anthropologist vol 959> PP i? Michael RIPINSKY Middle Eastern Kinship as an Expression of Culture Environment System dans The Muslim World LVIII 1968 pp 225-241 Jean CUISENIER et Andr MIQUEL La terminologie arabe de la parent dans Homme 1965 pp 37-59 Jacques BERQUE Sur la structure sociale de quelques villages gyptiens dans Annales E.S.C. 1955 pp 199-215 Germaine TILLION Le harem et les cousins Paris 1966 voir le compte rendu trs critique dans Revue Histoire et de Civilisation du Maghreb 1967 pp 94-98 Jean CUISENIER

    Structures parentales et structures vicinales en Tunisie dans I.B.L.A. XXIII 1961 pp 401-430 et Endogamie et esogamie dans le mariage arabe dans Homme. II 1962 pp 80-105 DESCLOITRES et DEZBI Systmes de parent et structures familiales en Algrie dans Annuaire de Afrique du Nord 1963 pp 23-59 HOFF MAN The Structure of Traditional Moroccan Rural Society Paris-La Haye 1967 On verra aussi les trois tudes ethnologie kabyle rassembles par Pierre BOURDIEU Esquisse une thorie de la pratique Paris 1972

    1504

  • GUICHARD ESPAGNE MUSULMANE

    commen ant avec les normes exogamiques imposant change des femmes entre les groupes on peut dire avec Jacques Berque que chez les Arabes le social assume le naturel au point de rsoudre

    Cette tendance endogamie repose en dernire analyse sur une con ception particulire de honneur 4rd du groupe patrilineaire Les femmes sont au centre du cercle du haram ce qui est sacr interdit aux trangers toute atteinte faite ce 4rd mme une cession en mariage est considre comme dshonorante En revanche les groupes se trouvant dans un tat permanent de rivalit il est honorable enlever un autre groupe ses femmes sab ou de les obtenir en mariage Dans la mentalit traditionnelle et au contraire de ce que nous avons cru pouvoir constater en Occident ce serait donc la famille qui re oit une femme plutt que celle qui la cde qui est honore En vertu de cette conception les femmes sont normalement cartes de toute vie publique Le moins possible changes elles ne circulent pas dans la socit de la mme fa on en Occident et bien que couramment pratiqus les changes matrimoniaux ont pas la mme rsonance morale et sociale En milieu rural traditionnel o horizon fminin ne dpasse normalement pas les limites du groupe patrilineaire les contraintes qui psent sur la condition fminine restent assez lgres Elles alourdissent en milieu urbain o les risques de promiscuit obligent aux rigoureuses pratiques de la claustration et du voile Dans le domaine des structures sociales et de la condition fminine en effet la tradition souvent emport sur esprit mme de Islam qui prtend arra cher les hommes aux liens du sang pour leur proposer de nouveaux rapports qui ne soient point biologiques Duvignaud La coutume frquemment prvalu sur des normes juridico-religieuses qui mena aient de rupture le cadre traditionnel et ce schma est rest trs largement en vigueur poque moderne

    On ne prtendra pas il soit impossible de trouver des correspondances ces conceptions et ces comportements dans le domaine occidental en parti culier sur ses franges mditerranennes Il semble toutefois que la structure ensemble soit tout autre En ce qui concerne par exemple la notion hon neur elle prsente ds origine un contenu diffrent qui parat li la struc ture trs tt monarchique de la socit Benveniste montr que dans la Grce antique les mots qui dsignent honneur se rfrent tymologiquement

    un avantage matriel li la condition royale En latin honos est la fois un tmoignage de considration et la charge publique qui le justifie On retrouve comme un cho de ces significations antrieures dans la conception de honor au dbut de poque fodale il agit la fois une charge ou dignit confre par le roi de la concession de privilges fonciers qui lui est lie et de la consi dration accorde par la collectivit celui qui possde ces honores Attach

    une situation sociale et la possession de biens matriels honor est quelque chose qui se dtient et se transmet il circule dans la socit en particulier par le jeu des alliances matrimoniales puisque dtentrice une part de honneur familial une femme peut apporter de honneur la famille laquelle elle intgre par mariage On peut donc acqurir de honneur en pousant une femme de condition sociale suprieure ce qui semble tre une situation assez frquente Ainsi dans la geste du Cid le hros est-il honor par son mariage avec Chimne parente du roi et auteur du Pome fait dire aux Infants de Carrion qui prtendent la main des filles du Cid Nous accrotrons notre honneur honneur est bien l vhicul par des femmes raison de

    1505

  • LES DOMAINES DE HISTOIRE

    la considration qui est attache la famille dont elles sortent ou de la richesse de cette famille Les nuances sparant la notion honneur en Occident et en Orient dans ses rapports avec la condition fminine taient bien senties par les contemporains comme le prouve au xne sicle une remarque du Syrien Usma ibn Munqidh qui tonne de attitude des croiss francs gard de leurs femmes notant ils en sont pas jaloux leur laissent une grande libert allures en public et vont leur permettre de se dnuder devant des trangers Un tel comportement est pour lui contradictoire avec le courage dont ils font preuve par ailleurs puisque le courage ne nat ses yeux que de la crainte du dshonneur 46

    Certains sociologues ont insist sur la solidit des structures sociales de type arabe 47 On aussi signal les rapports possibles entre une organisation sociale de type tribal et certaines constantes historiques 48 Disons une telle socit organise en segments gnalogiquement embots prsente assez larges possibilits de fragmentation et de regroupement selon les nces sits ou les opportunits du moment historiquement des socits tribales aient t capables de russites politiques remarquables la conqute arabe les empires almoravide et almohade le prouvent suffisamment pour ne parler que de Islam occidental On notera par ailleurs ouest la conqute arabo- islamique avant de se heurter aux Francs rencontr de rsistance srieuse que elle trouv en face elle des socits ayant conserv totalement ou en partie leur ancienne organisation tribale comme les Berbres au Maghreb les populations cantabres asturieniies et vasconnes dans Espagne du Nord populations qui par ailleurs avaient dj manifest depuis le dclin de Empire romain leurs capacits expansion aux dpens des socits de type colonial ou prfodal du monde mditerranen romanise 49

    En Espagne mme on constate la prservation de ces structures de type oriental tout abord au niveau des lignages agnatiques La socit wisi-

    gothique ne nous pas conserv de tmoignages de existence de lignages patrilinaires Le principe de la monarchie lective ne permettait mme pas comme chez les Francs la consolidation un lignage royal Il parat donc vident que ce sont les Arabo-Berbres qui introduisirent ce systme de filia tion dans la Pninsule une poque o comme Espagne prislamique Occi dent ne connaissait que des renteles bilatrales sans permanence dans le temps Nous pouvons suivre en al-Andalus la persistance de nombreux lignages origine orientale ou nord-africaine depuis poque de la conqute Citons pour prendre en dehors de la dynastie omeyyade des exemples dans des rgions loignes les unes des autres les Ban Tudjb Aragon qui

    46 Usmah ibn Munqidh Kitb tibav Memoirs of an Arab Syrian Gentleman or an Arab Knight in the Crusades) tr by Ph HITTI Princeton Univ. 1964 pp 164-166

    47 Cf MURPHY et KASDAN art cit dans la note 41 pp 27-28 48 Jacques BER est-ce une tribu nord-africaine dans ventail de

    Histoire vivante Hommage Lucien Febvre Paris 1953 268 49 expansion berbre au dtriment de Afrique romanise est trop connue pour

    on insiste Sur la conservation des structures tribales dans les populations de Espa gne du Nord la fin de poque romaine voir VIGIL et BARBERO Sobre los or genes sociales de la Reconquista ntabros Vascones desde fines del imperio romano hasta la invasi musulmana dans Bolet de la Real Academia de la Historia 156 1965 pp 271-339 Sur tonnant dynamisme de ces peuples partir du ve sicle voir les rflexions de NCHEZ ALBORNOZ Espana un enigma hist rico II pp 450-453

    1506

  • GUICHARD ESPAGNE MUSULMANE

    nous sont connus la fin du xie sicle les Ban Khaidn de Seville anctres du grand crivain maghrbin du xive sicle les Ban Khattb de Murcie qui durent la reconqute de cette ville dans la premire moiti du xme sicle 50 La rdaction en Espagne de plusieurs traits de gnalogie

    dont le plus important est celui Ibn Hazm et les nombreuses gnalogies contenues dans les dictionnaires biographiques montrent clairement que la mmoire gnalogique tait particulirement cultive en al-Andalus agna-

    tisme rigoureux du systme de parent se marque aussi bien dans le fait que ces donnes gnalogiques pour abondantes elles soient ne font pratique ment jamais mention des lments fminins que dans tonnement un auteur andalou qui considre comme le comble de tranget opinion il entendu exprimer au cours un voyage en Orient selon laquelle la femme jouerait un rle dans la transmission de la parent 61

    Ces considrations nous fournissent un argument pour rejeter avec Amrico Castro la thse traditionaliste selon laquelle le mtissage aurait jou un rle fondamental dans assimilation morale et sociale des conqurants dans la mesure o un tel mtissage uniquement biologique pu avoir que des consquences limites tant donn le peu intrt des Arabes Espagne pour les origines maternelles un individu Les descendants des mariages mixtes dont on fait grand cas se considraient comme de purs Arabes et se compor taient comme tels On peut facilement le vrifier sur exemple une autre ligne celle des Ban Hadjdjdj de Seville issus un notable arabe de poque de la conqute et une petite-fille de avant dernier roi wisigoth Witiza Parmi les cinq ou six auteurs qui nous parlent de cette famille et qui tous se proccupent de sa gnalogie un seul de fa on assez accidentelle nous fournit le dtail pourtant bien digne intrt dans une perspective occi dentale de son ascendance royale en ligne fminine Nous connaissons bien par ailleurs activit de cette famille dans la capitale andalouse lors de la frtna de la fin du ixe sicle et rien ne permet dceler au bout de cinq gn rations la moindre trace hispanisation bien au contraire nous voyons en effet les Ban Hadjdjdj la tte des clans ymnites prendre la direction du mouvement arabe Seville et diriger des massacres de Muwallads et de Mozarabes Devenu seigneur de Seville Ibrahim ibn Hadjdjdj organise une petite cour princire dont les plus beaux ornements sont une chanteuse ache te grand prix en Orient et un philologue bdouin venu du Hedjaz 52

    Il serait intressant examiner dans quelle mesure ces conceptions ligna- gres arabes ont eu une influence sur la socit indigne o acquisition une

    conscience gnalogique et apparition de lignages patrilinaires semblent en dehors mme de toute volution de type fodal plus prcoces que dans le

    50 On trouvera des indications sur les Ban Tudjb dans Histoire de Espagne musulmane de VI-PROVEN AL Le texte le plus intressant sur les Ban Khaidn est Autobiographie Ibn Khaidn trad DE SLANE Paris 1844 extrait du Journal Asiatique Sur les Ban Khattb voir Ambrosio Huici MIRANDA Historia musulmana de Valencia Valence 1970 pp 92-100 aprs le texte rceinment publi Al-Udhr)

    51 Henri RES La posie andalouse en arabe classique au XIe sicle Paris 1937 pp 284-286

    52 La principale source est IBN HAIYAN Al-Muktabis tome troisime Chronique du rgne du calife umaiyade Abd Allah Cordoue texte arabe publi par le Melchor

    Antuna Paris 1937 trs largement utilis par Dozy Histoire des Musulmans Espagne d revue par Lvi-Proven al Leyde 1932 II pp 39-55 et 80-91

    1507

  • LES DOMAINES DE HISTOIRE

    reste de Occident On sait Cordoue mme au milieu du ixe sicle des indignes se vantaient appartenir au groupe des witizam est--dire des descendants du roi wisigoth dont les fils avaient favoris entre des musulmans dans la pninsule 53 Nous avons signal aussi existence en Aragon de important lignage des Ba Qas dont la gnalogie est bien tablie de la conqute la fin du ixe sicle Il en existait certainement autres comme les Ba Angelino et les Ban Sabarico de Seville 54 existence de groupes de filiation agnatique est galement atteste chez les Mozarabes qui dans la seconde moiti du ixe sicle repeuplent les zones mridionales du royaume asturlonais 5 organisation de lignes du mme type semble un peu plus tardive dans Espagne chrtienne La seule dynastie existante au vine sicle est celle des rois asturiens Encore agnatisme est-il pas rigoureux cette poque bien que la succession au trne soit familiale et non plus lective comme poque wisigothique est au dbut du sicle suivant apparaissent les

    lignes royales ou comtales en Navarre dans les comts pyrnens et en Cata logne au Xe sicle semble-t-il qu