les avatars de l’artiste dans mélusine de franz hellens...roman de mélusine ou l'histoire...

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1 Aurora Bagiag Les avatars de l’artiste dans Mélusine de Franz Hellens Placé sous le signe du rêve, Mélusine (1920) de Franz Hellens est un roman qui se revendique en même temps du mythe et de la modernité, voire des mouvements d’avant- garde. Apparemment dépourvue de cohésion, sinon par le biais des personnages qui assurent la transition d’un événement à l’autre, surprise en pleine anamorphose, cette œuvre célèbre le mouvement, exalte la vitesse, l’instantané, « la ligne droite » et le « style en éclair ». Notre étude essaiera de dégager, à travers l’insertion du mythe dans le texte, une interrogation sur la problématique de l’écrivain moderne dans son rapport au roman. Une question récurrente : « de quelles matière elle était faite ? », s’attachant aux êtres mythiques, ainsi qu’à la cathédrale, métaphore de l’écriture, parvient à une mise en question de la tradition ainsi que de la modernité. Dans un premier temps nous nous attarderons sur le rôle du mythe dans la poétique de Franz Hellens, rôle qui dépasse nettement l’aspect de quête initiatique, et qui se rattache plutôt à la nature plurielle de la femme, réunissant différents attributs de la Déesse-Mère et représentant le moteur de l’univers. Nous tenterons ensuite une modélisation du corps de Mélusine, voire une lecture de la section de son corps en deux parties divergentes en tant que maquette de l’univers social contemporain. La métamorphose de la fée pendant son bain sabbatique, qui fait que le haut du corps garde l’apparence humaine, tandis que le bas se métamorphose en queue de serpent, impose un schéma vertical qui valorise la partie supérieure en tant que représentante de l’âme, de la spiritualité, des attributs maternels, et qui rattache la partie inférieure à la nature tellurique, à la sexualité, à la femme-amante. Nous parviendrons à interpréter la révélation finale du narrateur comme une multiple découverte : de la nature féminine, du couple primordial Mélusine – Merlin et surtout du mystère de la cathédrale – création. Nous verrons dans l’angoisse du narrateur qui assiste à l’émiettement de l’édifice translucide une hypostase de l’écrivain moderne vis-à-vis de la construction d’un roman qui se défait, qui échappe à son créateur. Ses doutes seront interprétés comme la prise de conscience de sa propre impuissance face aux exigences supposées par la littérature contemporaine, mais aussi comme la mise en œuvre d’un d’art poétique visant les éléments nécessaires à la construction d’un roman moderne.

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Page 1: Les avatars de l’artiste dans Mélusine de Franz Hellens...Roman de Mélusine ou l'Histoire des Lusignan, trad. Michèle Perret, Paris : Stock, 1979 - Flammarion, 1997. 2 COUDRETTE,

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Aurora Bagiag

Les avatars de l’artiste

dans Mélusine de Franz Hellens

Placé sous le signe du rêve, Mélusine (1920) de Franz Hellens est un roman qui se

revendique en même temps du mythe et de la modernité, voire des mouvements d’avant-

garde. Apparemment dépourvue de cohésion, sinon par le biais des personnages qui assurent

la transition d’un événement à l’autre, surprise en pleine anamorphose, cette œuvre célèbre le

mouvement, exalte la vitesse, l’instantané, « la ligne droite » et le « style en éclair ».

Notre étude essaiera de dégager, à travers l’insertion du mythe dans le texte, une

interrogation sur la problématique de l’écrivain moderne dans son rapport au roman. Une

question récurrente : « de quelles matière elle était faite ? », s’attachant aux êtres mythiques,

ainsi qu’à la cathédrale, métaphore de l’écriture, parvient à une mise en question de la

tradition ainsi que de la modernité. Dans un premier temps nous nous attarderons sur le rôle

du mythe dans la poétique de Franz Hellens, rôle qui dépasse nettement l’aspect de quête

initiatique, et qui se rattache plutôt à la nature plurielle de la femme, réunissant différents

attributs de la Déesse-Mère et représentant le moteur de l’univers. Nous tenterons ensuite une

modélisation du corps de Mélusine, voire une lecture de la section de son corps en deux

parties divergentes en tant que maquette de l’univers social contemporain. La métamorphose

de la fée pendant son bain sabbatique, qui fait que le haut du corps garde l’apparence

humaine, tandis que le bas se métamorphose en queue de serpent, impose un schéma vertical

qui valorise la partie supérieure en tant que représentante de l’âme, de la spiritualité, des

attributs maternels, et qui rattache la partie inférieure à la nature tellurique, à la sexualité, à la

femme-amante. Nous parviendrons à interpréter la révélation finale du narrateur comme une

multiple découverte : de la nature féminine, du couple primordial Mélusine – Merlin et surtout

du mystère de la cathédrale – création. Nous verrons dans l’angoisse du narrateur qui assiste à

l’émiettement de l’édifice translucide une hypostase de l’écrivain moderne vis-à-vis de la

construction d’un roman qui se défait, qui échappe à son créateur. Ses doutes seront

interprétés comme la prise de conscience de sa propre impuissance face aux exigences

supposées par la littérature contemporaine, mais aussi comme la mise en œuvre d’un d’art

poétique visant les éléments nécessaires à la construction d’un roman moderne.

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Aventure et retour du mythe

La façon dont le mythe fournit les items autours desquels le roman d’Hellens

s’organise détache celui-ci du contexte des œuvres littéraires puisant dans la légende de la fée

Mélusine. La plupart de ces dernières en retiennent le schéma suivant : la fée épouse un

mortel et lui interdit de la regarder lors de la métamorphose du bas de son corps en queue de

serpent. Il faut rappeler ainsi la Mélusine de Jehan d’Arras1, composée vers la fin du XIVe

siècle, Le Roman de Mélusine de Coudrette2 ainsi que le conte fantastique de Goethe, La

Nouvelle Mélusine3. Quant à Mélusine ou la Robe de saphir de Franz Hellens, elle opère la

transfiguration du mythe en fonction de l’intertexte culturel du début du XXe siècle, proposant

la greffe du roman policier sur le schéma du conte mélusinien et du « fantastique du monde

moderne » sur le « merveilleux médiéval »4. Le rôle du mythe dans ce roman a été souvent

réduit par la critique à l’aspect de quête, de « voyage de formation », d’aventure

épistémologique, dans laquelle le narrateur, « petit bourgeois balourd » est entraîné par son

initiatrice aux dons surnaturels. L’objet de la quête semble être la prise de contact avec la

civilisation moderne dont les faits déterminants, tels « le machinisme, le commerce, les

affaires, la presse, la mode ou la vitesse, les conquêtes de la technique, représentent autant

d’étapes et en même temps d’obstacles sur le trajet initiatique »5 du personnage. Quant à la

part du mythe dans le traitement de la figure de Mélusine, une opinion s’est généralisée : elle

garde « les attributs de la femme serpent, mi-ailé, mi-aquatique » qu’elle transforme en

légèreté, en apesanteur, en extraordinaire aisance de mouvement6.

Néanmoins s’il y a aventure dans ce roman, celle-ci dépasse les cadres de la simple

fable et se rattache plutôt au concept d’aventure tel qu’il est promu par la Nouvelle Revue

Française dans une série d’articles signés Jacques Rivière et parus en 1913. Ce débat, qui

oppose en France poètes et prosateurs, a comme point de départ une interrogation sur ce que

l’aventure peut signifier pour le roman moderne. Si le roman « d’aventures » traditionnel, 1 Jehan d'ARRAS, La noble Hystoire de Luzignen (en prose), vers 1392 - Dijon et Paris : L. Stouff, 1932 - Le Roman de Mélusine ou l'Histoire des Lusignan, trad. Michèle Perret, Paris : Stock, 1979 - Flammarion, 1997.

2 COUDRETTE, Le Roman de Mélusine (en vers), vers 1401 - Mellusine, Niort : Fr. Michel, 1854 - Le Roman de Mélusine ou Histoire de Lusignan par Coudrette, édition critique de Eléanor Roach, Paris : Klincksieck, 1992 - avec introduction de Laurence Harf-Lancner, Paris : Flammarion, 1993. 3 Johann Wolfgang von GOETHE, Le Serpent vert. Trois contes symboliques, Paris : Eole, 1992. 4 Paul GORCEIX, « Mélusine de Franz Hellens. Rêve, fantastique et surréalité », in Sourour Ben Ali (sous la direction de), Les Ecritures poétiques de Franz Hellens, Clermont-Ferrand : Presses Universitaires Blaise Pascal, 2003, p. 147-157. 5 Ibid., p. 152. 6 Ibid., p. 150.

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celui qui raconte un ensemble de péripéties, d’événements, composant ainsi une histoire, est

considéré suranné, l’aventure, elle, se doit d’être réintroduite dans le roman à condition

qu’elle devienne intérieure. Elle se fait une donnée intrinsèque de l’écriture puisque le roman

ne se développe pas dorénavant selon un plan préétabli, mais avance de découverte en

découverte, au hasard. « Aventure » devient ainsi synonyme de mouvement, d’avancement,

d’invention. Franz Hellens ne reste pas étranger à ce débat dont les échos se feront entendre

dans la revue qu’il dirige, Le Disque vert. Apparaissant sous le titre Signaux de France et de

Belgique (1921-1922), pour se transformer ensuite en Disque Vert (1922 – 1925), en Ecrits du

Nord et en Nord (1929 – 1930), cette revue procède à l’investigation permanente de la

littérature de son temps. Il n’est pas alors étonnant de retrouver dans Signaux de France et de

Belgique un article d’Hellens intitulé « Le salut par l’aventure ». Ce bref essai, presque un

manifeste, fait de l’aventure un remède aux « lettres françaises » qui « se meur[ent] de

sécheresse » :

Entendons-nous. Il ne suffit pas de s’inscrire flibustier. Notre aventure est de sortir de

sécheresse, sans sortir pour cela de chez nous. Assez de vent, le champ a besoin d’eau. Nous

nous mettons en route, dans notre domaine, bien décidés cependant à ne pas nous laisser

commander par l’imprévu, mais à le conduire, à le canaliser comme l’eau ou l’électricité.

Décidés même à provoquer les événements, à les faire « débucher ». Savoir que l’aventure est

là, et l’admettre, et la guetter, et la tenir en joue, quelle source de souplesse et de

renouvellement ! Après cela, que l’on soit pendu, cela n’appartient plus à l’œuvre.1

Que le débat n’est pas abandonné, tout au plus approfondi et nuancé par Hellens, le

sous-titre de « roman d’aventures », qu’il donne à Mélusine dans l’édition définitive de 1952,

le prouve. Cet attribut tardif ne vise évidemment pas la prolifération des événements, mais,

renouant avec l’ancienne polémique, traduit une réconciliation - au nom du principe

d’« aventure » - de l’histoire (des exploits, des « prodiges » et « merveilles ») et de l’écriture

extrêmement moderne.

Entre les deux pôles, relevant d’une certaine symétrie chrono- et topologique, que

constituent la situation initiale – l’escalade de la cathédrale et le chapitre final – la

désintégration de l’aérolite translucide, Mélusine révèle un parcours sinueux, chaotique

même, agglomérant des épisodes, multipliant les variations d’une même situation, éludant les

transitions nécessaires. Cependant plusieurs éléments responsables d’une construction 1 Franz HELLENS, « Le Salut par l’aventure », réédité en volume Le Disque Vert. Revue mensuelle de littérature, Tome I, « Signaux de France et de Belgique », Bruxelles : Editions Jacques Antoine, 1970, p. 50.

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musicale, tels la répétition, la symétrie, le contrepoint, apparaissent, comme pour

« commander » et « canaliser » l’imprévu : les situations se répondent et s’anticipent, tandis

que les personnages revendiquent des doublets caricaturaux.

En effet trois scènes répétitives, se fondant sur les mêmes isotopies dominantes, voire

eau vs pierre, lumière vs ténèbres, laissent transparaître non seulement la dialectique entre le

masculin et le féminin, mais aussi la récupération du mythe par le roman moderne. Ainsi la

scène de la baigneuse en ciment (chapitre « Suite au parc artificiel »), suivie de celle du bain

de Mélusine (chapitre « Conversation avec Mélusine dans la salle de bain d’un hôtel ») et de

celle qui évoque l’absorption de Mélusine dans la lumière bleue du saphir de Nilrem/Merlin

(chapitre final « La cathédrale dans le désert ») se fondent sur un traitement sémantique

similaire. Ce qui les détache et ce qui permet de saisir une certaine évolution ce sont les

proportions accordées à l’élément liquide en collaboration avec la pierre et avec la lumière.

Reprenons le premier épisode qui revendique une figure de la réclusion, une « Notre-

Dame de Sous-Terre ». Visitant le « Parc Artificiel » souterrain, les trois protagonistes,

Nilrem, Mélusine et le narrateur, pénètrent dans un sous-sol obscur, où les objets sont

victimes d’un étrange processus de pétrification. Une cuisine munie d’un « grand poêle noir »,

chargé d’une marmite, et d’une fontaine dont l’eau se transforme en mercure, est gouvernée

par une servante pétrifiée dans son tablier d’ardoise. La pétrification de l’antichambre est

relative car surprise en plein processus : le jet d’eau, avant de se transformer sous l’emprise

du froid en métal blanc, garde les propriétés du liquide, « jaillit ». Celle-ci prépare la

transition vers la solidification définitive et complète de la pièce couleur de mortier. A la

dureté de la matière qui s’insinue dans tous les objets présents, voire le verre, le cristal, la

terre cuite, le béton, le fer forgé, le plomb, s’ajoute leur figement dans des formes

géométriques précises : « de cônes, de cercles et d’ovales ». Le tout converge vers la figure de

la baigneuse, dont l’évocation est tributaire aux expériences de l’art moderne, notamment à la

géométrisation et à la déconstruction cubistes :

A terre, dans un tub à bord roulé, une femme prenait son bain. Son corps jaune et luisant était

composé de pièces cimentées. Sur les épaules rondes et trapues la tête était figurée par un simple

ovale incliné, dont l’équilibre, doublé par celui de l’image réfléchie dans le bassin, semblait

tenir à cet appareil de forces symétriques. Au nid de l’aisselle du bras qu’elle tenait replié, le

sein était marqué par un cône souligné d’un trait noir ; l’autre bras, relevé, soutenait le casque

d’une pesante chevelure où la main semblait prise. Comme la baigneuse posait un genou dans

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l’eau, le ventre bombait entre le torse et la cuisse son hémisphère, où l’œil creux du nombril

semblait rêver1.

La figure aux « grands yeux en amande », « absents du visage », et aux « rondeurs

puissantes », rappelant les baigneuses de Modigliani, fait l’objet d’une interrogation

récurrente de la part du narrateur, s’adressant à la fois à la baigneuse pétrifiée, à Mélusine et à

la cathédrale : « de quelle matière elle était faite » ? De plus cette baigneuse composée de

« pièces cimentées » ne baigne pas dans le liquide, mais dans une eau devenue « pierre »,

« éclats de verre », « inertie », « pesanteur » et basculant ainsi dans un imaginaire masculin.

Le deuxième épisode surprend Mélusine même au bain, enfermée elle aussi dans « un

paradis en cube, isolé du monde, cadenassé de volupté » (p. 193). A la différence de son

avatar en ciment, Mélusine se revendique d’un double régime, pierreux et aquatique à la fois.

Elle renoue ainsi avec son ancêtre mythique qui, pendant son bain sabbatique, voyait le bas de

son corps se transformer en serpent. La Mélusine de F. Hellens montre aussi un corps divisé

en « deux fractions divergentes » (p. 193), dont la partie supérieure a la consistance et la

forme définie du solide tandis que la partie inférieure se soumet à la dissolution, à

l’évanouissement propre à la liquidité insaisissable :

La salle s’enfermait dans une intimité étroite. Un paradis en cube, isolé du monde, cadenassé

de volupté. Le nu y régnait comme un marbre portant des fruits mûrs. Je regardais les seins

mouillés de Mélusine, ses épaules émergeant des cheveux répandus, les courbes tendres de ses

bras. A hauteur de ceinture, la surface de l’eau partageait son corps blanc. On l’eût dit tranché

par une fine lame de verre séparant deux fractions divergentes ; car, si le haut du corps

s’affirmait en masses définies et sûres, les jambes et le ventre au contraire avaient l’air de

s’évanouir, entraînées par l’eau vague.

Au plafond, les gouttes durcies ressemblaient à des clous de cristal. Le torse de Mélusine

pivotait sur sa base instable, on pouvait toucher la chair, mais les cuisses et le ventre

demeuraient la part du liquide. Seules s’animaient les mains librement et commandaient à l’eau2.

Un équilibre s’installe entre les deux éléments, la pierre et l’eau, qui tentent cependant

de s’interpénétrer. Ainsi, « le nu [qui règne] comme un marbre » entraîne une pétrification de

l’eau : les vapeurs fixés au plafond deviennent des « gouttes de cristal », des « clous », des

« stalactites », l’éponge gonflée d’eau est « l’horrible chose lourde », l’eau même est

1 Franz HELLENS, Mélusine ou la Robe de saphir, Bruxelles: Les Eperonniers, 1987, p. 53-54. 2 Ibid., p. 193.

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« glacée », ou au moins « alourdie de savonnée ». Au pôle opposé, Mélusine entraîne dans la

dissolution de son « ventre » et de ses « cuisses » son compagnon, qui constate : « Un

morceau de moi-même semblait se dissoudre » (p. 193).

A la différence de la légende médiévale, la scène du bain ne fait pas l’objet d’un

interdit, car, au lieu de se cacher et de punir l’impiété de son compagnon, Mélusine le convie

non seulement à assister, mais à participer à cette immersion, révélatrice de sa véritable

nature. Ce n’est pourtant pas l’indice de la transformation radicale, avant-gardiste d’un

élément essentiel du mythe, ni même d’une réinterprétation du statut de son compagnon qui

regroupe plus d’attributs enfantins, que virils. Ce n’est que l’amorce de la véritable punition,

la disparition des êtres féeriques, qui s’accomplit dans le troisième épisode.

Ce dernier s’organise autour d’une triple sublimation, presque simultanée, de Mélusine

résorbée dans la lumière bleue du saphir, de l’aérolite émietté dans des particules lumineuses

et de Merlin transformé en un « jet de lumière bleue ». Evoquant l’origine pierreuse, minérale

de Mélusine – née du saphir perdu au bord de la mer par Merlin -, cette résorption magique

prolonge le geste de Nilrem qui dissimule la robe de Mélusine dans le chaton de sa bague. Si

la « robe légère » est roulée et pétrie dans ses mains, la femme ne se pétrifie plus, mais, à

l’instar de la cathédrale, elle se laisse envelopper dans l’émanation lumineuse du saphir

comme dans « un voile transparent » (p. 261). La pierre, liquéfiée dans un premier temps par

l’interpénétration avec l’eau, se volatilise définitivement dans la lumière.

La quête de la femme. « Savoir de quelle matière elle était faite »

Il convient d’insister sur la révélation que procure ce chapitre final : l’étrange matière

dont le narrateur n’a cessé de chercher le secret, matière de laquelle se revendiquent en même

temps la femme et la cathédrale. Ainsi les pierres des mûrs translucides sont d’« une dureté

poreuse et chaude » (p. 259), imprégnées par la même lumière qui transperce le corps de

Mélusine et dont le créateur s’avère être Merlin. L’identité structurale cathédrale-femme -

n’oublions pas que la Mélusine mythique était bâtisseuse de forteresses et d’églises - ainsi que

la révélation simultanée de leur mystère, engendré et révélé par Merlin, font de ce dernier

épisode, non seulement la fin nécessaire de l’aventure – « il faut une fin à toutes les

histoires… » (p. 262) – mais l’accomplissement de la quête initiatique. Si l’épisode du bain de

Mélusine n’entraîne chez Hellens aucune blessure pour le mortel, ni la disparition de l’être

féerique à cause de la transgression de l’interdit, c’est que cette fonction a été canalisée vers la

révélation finale. D’ailleurs le choix de Hellens se superpose parfaitement au schéma de la

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légende de Mélusine telle qu’elle a été consignée par Jehan d’Arras et Coudrette. Selon eux la

transgression s’opère en deux épisodes distincts : le premier concerne la découverte que fait le

comte Raimondin de la nudité et de l’état surnaturel de sa femme, moitié être humain et

moitié serpent, et le deuxième est relatif à la trahison de ce secret, appartenant au couple,

devant les autres – Raimondin traite en public sa femme d’infâme serpente. Si à la première

transgression Mélusine ne disparaît pas, car l’époux n’est pas effrayé par sa monstruosité, la

deuxième transgression ne supporte aucune dérogation : l’homme a dévoilé un secret qui lui

était destiné et a marqué ainsi publiquement le rejet de sa femme1. Jean Markale fournit une

possible interprétation de ce deuxième interdit, conformément auquel «en dehors de l’époux,

ou de l’amant, l’état féerique ou surnaturel de la femme ne doit être connu par aucun être

humain »2 : la femme de l’Autre Monde a choisi, parmi d’autres hommes, celui qu’elle juge

capable « d’assumer les risques de cette sorte de “mésalliance” »3. En transgressant déjà un

interdit majeur, le mariage avec un mortel, la fée défend que sa nature réelle soit connue par

les autres. Si son époux Raimondin l’accepte telle qu’elle est, s’en construisant une image

propre, façonnée par l’amour qu’il lui porte, les autres risquent de ne pas avoir accès à la

même réalité et de s’en créer une image à partir du syntagme « infâme serpente », en d’autres

mots de la concevoir comme un être monstrueux. Or le compagnon de la Mélusine

hellensienne est soumis aux mêmes épreuves, même si elles ne se revendiquent pas d’un

système prohibitif. Fasciné par l’image divisée du corps de Mélusine, à moitié immergé, il

devient dans un premier temps réticent à l’égard de sa nudité exposée le long de leur périple

dans des lieux publiques. Cependant il met ensuite en publicité l’image de Mélusine,

s’efforçant de réunir un comité censé découvrir le voleur de sa robe. Parallèlement, dans

l’épisode final, il trahit l’intention de faire publique le secret de la matière singulière de la

cathédrale :

- Est-il vraiment nécessaire que le secret de cette cathédrale soit connu ? demanda-t-il

[Nilrem] ?

- J’avais fait le vœu de l’arracher à ces pierres, répondis-je. Je l’aurais livré à la science4.

1 Voir Jean MARKALE, « La Transgression », in Mélusine, Paris : Albin Michel, 1993, p. 73-80. 2 Ibid., p. 76. 3 Ibid., p. 77. 4 Franz HELLENS, op. cit., p. 262.

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C’est Mélusine qui dissoudra le comité de la cathédrale et c’est Nilrem/Merlin qui

infligera au mortel la punition de voire disparaître la femme aimée et la cathédrale à cause de

sa curiosité inassouvie :

- Homme de peu de foi ! Sachez que cette cathédrale, élevée par moi dans le désert, devait

disparaître le jour où quelqu’un en connaîtrait le secret. […] Maintenant que vous connaissez

mon histoire, adieu ! Je disparais. J’emmène avec moi Mélusine, car elle est inséparable de sa

robe de saphir, comme le mouvement de la vie1.

Le jeu combinatoire des isotopies dominantes telles la pierre (et ses corollaires : la

pesanteur, l’inertie, la dureté, ainsi que le désir des hommes de figer le mouvement de

Mélusine, de pétrir sa présence insaisissable), l’eau (et ses pouvoirs de fluidisation et de

dissolution) et la lumière (l’évaporation et la sublimation du solide et du liquide) permet de

suivre, au niveau sémantique et symbolique, l’évolution de Mélusine de l’hypostase

tellurique, chtonienne (dans le mythe elle appartient à la terre par sa queue de serpent, tandis

que chez Hellens elle s’y rattache par la consubstantialité avec la pierre), vers l’hypostase

aquatique (le bain régénérateur) et vers l’hypostase ouranienne (elle s’envole quand son

compagnon découvre sa nature ou disparaît dans la lumière chez Hellens). La pierre, se

liquéfiant sous l’influence de l’eau ou se sublimant en atomes diaphanes sous l’emprise de la

lumière, renvoie à une certaine prédominance de l’élément féminin. Puisque, si l’eau

appartient incontestablement à la femme, la lumière, qui pourrait convenir à un imaginaire

masculin, précisément par le fait d’être « bleue », se revendique plutôt de la nuit, de la clarté

lunaire, que du soleil, et donc d’une symbolique féminine. Acceptant la prémisse que les

noms des dieux contiennent des indices précis relatifs à leurs attributs et fonctions, plusieurs

hypothèses étymologiques peuvent confirmer l’attachement de Mélusine à la lumière, à la

lune et à l’eau en même temps. Ainsi, pour Henri Dontenville, elle serait une Mère Luisant,

une parèdre du dieu gaulois Lug, ancienne divinité solaire2. Mais Mélusine est aussi une Mala

Lucina, qui est certes un dérivé de lux, « lumière », mais qui accompagné de mala fait d’elle

non une Lucine solaire, mais une Lucine « nocturne, inquiétant[e], secr[ète»3, un Soleil Noir.

Quant à l’appartenance aquatique, sa figure est rapprochée de celle de Laudine, la Dame de la

Fontaine, dont le nom contient « la déformation d’un nom gallois contenant Ileuad, lune, ou

bien un ancien awd, rivage, grève (bret. arm. aod ou aud en vannetais) muni de l’article 1 Ibid., p. 263 et 264. 2 Voir Jean MARKALE, Mélusine, op. cit., p. 151. 3 Ibid., p. 167.

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français, ou encore la mauvaise transcription d’un ondine, traduisant un mot celtique»1. Henri

Dontenville voit en Mélusine une fée des eaux analogues aux mary-morgan de Bretagne, à la

mermaid anglaise ou aux merewîp du Nibelungenlied.2 Jean Markale considère que si

Mélusine est une marfeye, les préfixes mar et mer sont issus du latin mare, « mer » dans le

sens général d’étendue liquide.3 Une hypothèse étymologique qui convient à l’image de la

Mélusine d’Hellens est proposée par G. Godin : s’appuyant sur un récit irlandais,

L’Innondation du Lough Neagh, le critique lie la figure de Mélusine à celle de la femme qui

vit sous les eaux et dont les noms, Libane (Lib) et Muirgen donneraient Meurlusine, « la fée

qui sort ruisselante de la mer »4.

Ambivalence de Mélusine et modélisation du corps social

Cependant, à y regarder de plus près, tout en se rattachant à un imaginaire féminin qui

inclut l’eau, la lune, la lumière bleue, Mélusine incarne aussi une série d’attributs masculins :

elle est l’eau, mais l’élément liquide se situe souvent à la proximité de la pierre, du métal ou

de la glace ; elle est surtout la lumière et le mouvement, alors que c’est aux ingénieurs, ces

sorciers modernes, de s’efforcer de maîtriser, de dompter l’électricité et les machines.

N’oublions pas que si Mélusine est souvent associée à la lune – on l’appelle « le joyau de la

Lune » -, elle est fascinée également par le soleil. Or chez les celtes, créateurs de son mythe,

le soleil est féminin, alors que la lune est masculine. Dans le roman d’Hellens, c’est Mélusine

qui entraîne son compagnon (le narrateur) dans une série d’aventures enfilées selon un rythme

haletant, c’est elle qui initie et détient le pouvoir. Ainsi rejoint-elle la Mélusine légendaire, la

femme-soleil qui anime de ses rayons l’homme-lune. Si Mélusine représente la condition sine

qua non de cette aventure, le rôle du narrateur auprès de la fée reste ambigu. Leur dernière

conversation apporte un éclairage final, synthétique, du rapport des forces qui règne dans leur

couple :

- Mélusine ! appelais-je.

Je l’aperçus devant moi. Ses yeux étincelaient. La lumière du saphir l’enveloppait comme d’un

voile transparent.

- Que voulez-vous ? demanda-t-elle.

1 Jean MARKALE, La Femme celte. Mythe et sociologie, Paris : Payot, 1992, p. 147. 2 Voir Jean MARKALE, Mélusine, op. cit., p. 161. 3 Ibid., p. 162. 4 Ibid., p. 163-164.

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- Ne t’aperçois-tu pas que c’est ta robe qu’on t’a volée ?

Elle répondit :

- Je n’ai plus besoin de robe.

- Ni de moi, je le sens !

- Vous avez été très bon pour moi, mais me suis-je jamais appuyée sur vous ? Est-ce vous

qui m’avez conduite à travers tout jusqu’à cette cathédrale ?

- Certes, sans toi je ne serais jamais parvenu ici. Mais, hélas, je crains bien que ce voyage

soit inutile.

- Inutile ? dit Mélusine. Etes-vous aveugle ?

- Sommes-nous bien dans le désert ? Existe-t-il une cathédrale ?1

Cette dépendance alliée à la façon infantile dont le narrateur se rapporte au couple que

Mélusine forme avec Nilrem, rattachent Mélusine à la figure de la Déesse-Mère, au statut de

fondatrice et de protectrice de la lignée des Lusignan, Merlusine, la Mère Lusine, la Mère des

Lusignan.

Mais chez Hellens, Mélusine est tributaire plutôt à un autre aspect de la divinité

féminine celte, celui de Vierge, dans l’acception que Jean Markale donne à ce concept, c’est-

à-dire de femme qui n’est pas en puissance d’époux, « sous l’autorité d’un homme », de

« Femme libre, toujours disponible, toujours neuve, toujours possible, symbole éclatant du

renouvellement, de la jeunesse, et aussi, corollairement, de la liberté sexuelle »2.

Cette dernière facette est mise en œuvre dans l’épisode de Libremontville, endroit qui

révèle aux protagonistes une société célébrant l’amour en dehors de tout engagement, placé

sous le signe d’une « Happy liberty ». Charmée par cette ambiance qui proclame la rupture

1 Franz HELLENS, op. cit., p. 261-262. 2 « Et ces Pucelles sont incontestablement « vierges » au sens le plus large du mot, c’est-à-dire qu’elles ne sont

pas en puissance d’époux, qu’elles ne sont pas sous l’autorité d’un homme : car finalement, dans la tradition

celtique comme dans toutes les traditions méditerranéennes pré-chrétiennes, la Virginité n’est pas physique, elle

est purement morale et ne concerne que l’indépendance de la Femme vis-à-vis de l’homme. La Vierge, c’est la

Femme libre, toujours disponible, toujours neuve, toujours possible, symbole éclatant du renouvellement, de la

jeunesse, et aussi, corollairement, de la liberté sexuelle. Car la Vierge est aussi la Prostituée. N’oublions pas

qu’étymologiquement, elle représente la Force : or la force abandonne les uns pour aller vers les autres […]. La

Vierge, dans les définitions qu’en donnent toutes les traditions non-chrétiennes, c’est la Putain Royale, toujours

libre d’elle-même, et dont les hommes se disputent les faveurs, car ses faveurs sont le gage de la force et de

l’autorité souveraine qu’elle détient, biologiquement, par son pouvoir de donner la vie ». Jean MARKALE, La

Femme celte, Paris : Payot, 1992, p. 176.

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avec le passé monogame et exalte l’immixtion dans une vie de plaisirs, Mélusine se montre

elle-même sous l’apparence d’une prostituée, attirant les hommes comme un aimant :

Je voulus entraîner Mélusine hors de ce guêpier. Mais elle s’y était jetée d’un tel galop, qu’elle

se trouva bientôt confondue avec la foule et que je la perdis de vue un instant. Je la retrouvai en

tête d’une troupe de mâles haletants qui la suivaient avec des regards curieux, intrigués par sa

toilette élémentaire et le dédain de son silence. Je l’appelai, mais ma voix ne fit qu’exciter la

meute, et le nom de Mélusine vola de bouche en bouche. Les hommes courraient, les bras

tendus. Au moment où l’un d’eux allait s’emparer d’elle, elle fit un bond et prit assez d’avance

pour disparaître au tournant d’une rue1.

Dans ce même épisode Mélusine apparaît entourée de femmes dont la vocation de

remplir « la solitude des hommes » est évoquée en étroite liaison avec des allusions aux

oiseaux et au serpent, c’est-à-dire aux attributs de son ancêtre mythique :

Nous passâmes dans une rue où des femmes de toutes sortes s’offraient à la solitude des

hommes. Les trottoirs en étaient encombrés. Leurs visages maquillés scintillaient, et elles

parlaient toutes à la fois avec des faussets, des sifflements, des murmures et des roucoulements

qui faisaient ressembler la rue à une immense volière pleine d’oiseaux des îles. Quelques-unes

glissaient et rampaient comme des serpents. Toutes proclamaient hautement leurs charmes. On

en voyait qui vantaient des raretés alléchantes qu’elles laissaient entrevoir et permettaient de

tâter, comme dans une foire. Les hommes passaient et des couples se formaient. Les marchés

étaient conclus la monnaie en main2.

L’assemblée féerique des prostituées peut renvoyer aux oiseaux merveilleux de la

déesse Rhiannon, qui « font perdre non seulement le sens du temps, mais aussi les souvenirs

et les moments douloureux »3. Il convient de rappeler aussi que Jean Markale rapprochait la

déesse Rhiannon de Brunissen (La Reine Brune), personnage des romans arthuriens, et de là,

par l’intermédiaire de la symbolique commune du « Soleil Noir » de la « Mauvaise Lucine »

devenue Mélusine. Or à Libremontville aussi la temporalité bénéficie d’un double régime :

d’une part l’obsession de l’heure, « l’œil fixé sur les horloges », la fascination de la vitesse

qui fait avancer uniquement en ligne droite, n’admettant « aucune perte ni de temps ni

d’espace » ; de l’autre part la perte du passé - « on ne parle pas du passé à Libremontville» (p. 1 Franz HELLENS, op. cit., p. 209. 2 Franz HELLENS, op. cit., p. 208-209. 3 Voir Jean MARKALE, La Femme celte, op. cit., p. 144.

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206), le rythme trépidant de la vie citadine qui ne permet l’accumulation d’aucun souvenir.

Pour autant la division la plus importante, définitoire pour le mécanisme social, est instaurée

par le midi, le milieu du jour :

[…] à Libremontville, midi est le signal de la liberté. Tout le monde est libre après midi.

Avant midi, chacun travaille ; c’est le temps des affaires. Jusqu’à midi, aucun homme ne regarde

une femme, aucune femme ne jette les yeux sur un homme. Défense de se tutoyer. A partir de

midi, chacun fait ce qu’il veut1.

Cette étrange bipartition qui sépare la vie responsable, productrice et la vie de luxure

se fait l’écho de la segmentation du corps de la fée, moitié femme, moitié serpent, du corps de

Mélusine dans la baignoire, moitié marbre (pierre), moitié eau, et non dernièrement de

l’ambivalence de cette figure mythique au statut complexe, de Déesse-Mère, de Vierge et de

Prostitué. Le mécanisme de la séparation du tout en deux parties divergentes, qui restent

cependant attachées l’une à l’autre pour fonder ensemble l’unité de l’être, s’instaure

également dans la société matriarcale de Libremontville :

A Libremontville […] hommes et machines vont du même train. Les femmes se divisent en

deux sortes : les utiles et les inutiles. Celles qui produisent et celles qui absorbent. Celles qui

travaillent et celles qui ne font rien. Les fécondes et les stériles. Les Robes noires et les Robes de

couleur2.

Cette répartition rend compte de la nature inquiétante de la femme qui attire autant

qu’elle effraie. La femme-mère et la femme-amante, celle qui inspire le regressus ad uterum

et celle qui menace d’engloutissement, la femme phallique, castratrice, absorbante, coexistent

dans la même collectivité et par extension dans le même individu. Mélusine en est

emblématique, car elle exerce son pouvoir destructeur sur les hommes en deux temps : d’une

part, grâce à sa nature aquatique, métaphore de sa sexualité (qui se dissolve d’ailleurs dans

l’eau), elle les menace de dissolution, et de l’autre part, elle prélève et s’approprie des

caractéristiques généralement connotées comme masculines, en l’occurrence le rôle de moteur

cosmique, de principe qui met le monde en mouvement et qui incite à l’action. De là jusqu’à

l’hypothèse d’une Mélusine androgyne, dont la queue de serpent serais une enseigne

phallique, proposée par Jean Markale, n’est qu’un pas. 1 Franz HELLENS, op. cit., p. 201. 2 Franz HELLENS, op. cit., p. 202.

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L’androgyne vs le couple primordial

Pour autant la Mélusine d’Hellens ne règne pas seule et implacable en Déesse-Mère. Le

rapport à son compagnon (le narrateur) est érotique et filial à la fois. Ce dernier statut est

mieux envisageable avec la collaboration de la figure de Merlin qui, lui, représente

indubitablement le père, le principe d’autorité, le Maître de l’univers. Son rôle est de

« remettre les choses à leur place » (p. 71), de rétablir l’équilibre (p. 159), d’arranger les fils

menus de la destinée des hommes (p. 97-98). Plutôt que de faire de Mélusine une figure

parfaite de l’androgyne, qui se suffit à elle-même, le roman de Hellens propose l’image du

couple primordial, formé par Mélusine et Nilrem.

La véritable révélation est celle de la cathédrale qui se désagrège et dispense sa

lumière parmi les hommes, mais aussi celle de la consubstantialité de Mélusine et de Merlin.

En effet ils sont deux présences complémentaires : si Mélusine tombe « à ses pieds pareille à

une alouette fascinée » (p. 160), si elle ressemble « à un fil de soie bleue sur un métier en

mouvement » alors que c’est Nilrem qui manœuvre le réseau des fils invisibles marquant la

destinée du monde, inversement Mélusine et son saphir représentent pour Nilrem « force et

subtilité » ; leur perte lui enlève ses qualités surnaturelles et le réduit à l’humble condition

d’ingénieur, « d’homme ordinaire » (p. 264). Deux épisodes légendaires analogues, l’un

récupérant la figure de Merlin et l’autre celle de Mélusine, font de l’immobilisation de

l’homme par la femme une image de la castration. Ainsi Viviane, la compagne légendaire de

Merlin, évoquée d’ailleurs brièvement dans le dernier chapitre de Mélusine de Hellens,

enchaîne le magicien amoureux, lui prélevant le savoir, le dérobe au monde réel et l’enferme

dans un château invisible. L’autre légende présente Mélusine se révoltant contre son père, le

roi Elinas, et l’enfermant dans la « montagne magique de Northumberland nommée

Brumborenlion »1. Cette réclusion est le sujet d’une double interprétation : « Elinas est

enfermé dans une forteresse, dans une prison souterraine, ou bien […] il est franchement

encastré dans un rocher »2. Jean Markale rapproche ce geste de celui de Viviane qui, dans

certaines versions insulaires de la légende, piège sous une grosse roche Merlin : « Niniane –

1 Jehan d’ARRAS, Le Roman de Mélusine ou l'Histoire des Lusignan, trad. Michèle Perret, Paris : Stock, 1979, p. 25. 2 Jean MARKALE, Mélusine, op. cit., p. 37.

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Viviane, par son jeune âge, joue le rôle de la fille, et Merlin celui du père. La fille, s’étant

emparée de tous les secrets du père, n’a plus besoin de celui-ci et le neutralise »1. La même

symbolique psychanalytique qui interprète l’emprisonnement de l’homme comme une figure

de la castration, ferait de la perte du saphir détenteur de force, que Merlin recherche sans

cesse, une image analogue. Pourtant dans le roman d’Hellens, Mélusine représente plutôt une

figure de la délivrance pour Nilrem/Merlin. Enfermé par Viviane « dans un cercle magique »

(p. 264), il apprend que le saphir perdu et à la recherche duquel il erre « comme le vieillard en

quête de la jeunesse disparue » (p. 263), sera roulé sur le sable par les vagues et engendrera

une femme : Mélusine. L’ayant retrouvée, il rentre en la possession de ses pouvoirs magiques.

Mélusine représente alors pour Merlin une fille et une maîtresse ou bien son double féminin.

Leurs forces réunies s’affirment dans la scène représentative de la danse, qui les présente en

tant que couple:

Le danseur avait accroché Mélusine et l’entraînait dans les laves d’un galop volcanique. Les

violons semblaient multipliés, les cuivres jetaient des flammes. Et le couple tournait seul au

milieu des hommes en casquette et des Robes de couleur. Mélusine ployait dans le bras du

danseur, tournait sur elle-même, et disparaissait par moments comme au fond d’un abîme,

lorsque la vaste silhouette de son partenaire la couvrait. Il l’enlevait de terre, la courbait à ses

pieds, la lâchait, la reprenait, lui communiquait son élan. Pendant quelques secondes, les deux

corps basculèrent. Puis il y eut un arrêt ; les yeux joints, comme brasés au même feu, brillèrent

et s’obscurcirent. Deux regards soudés l’un à l’autre imprimèrent à la salle entière une étrange

fixité. La musique tournait seule, comme le vent autour des statues2.

Les gestes du danseur relèvent d’une symbolique de l’appropriation et de

l’incorporation : il enlève Mélusine de la terre, lui communique son élan, la couvre de son

ombre, tandis que la femme ne fait qu’esquisser son abandon : elle ploie dans ses bras et se

laisse disparaître, résorber par son partenaire. Cette dialectique est équilibrée par la fusion

finale de leurs regards, qui « brill[ent] et s’obscurci[ssent] » en même temps. Le masculin et

le féminin, la lumière et l’obscurité se fondent l’un dans l’autre sous l’action du « même feu »

et du mouvement, « dans le galop volcanique », refaisant ainsi, ensemble, la figure

primordiale de l’androgyne.

La révélation « cruelle » du dernier chapitre peut être alors celle d’une scène primaire à

laquelle l’enfant n’est pas convié. Le père qui maîtrise l’électricité, les machines et Mélusine 1 Ibid., p. 37. 2 Franz HELLENS, op. cit., p. 214-215.

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même, représente une figure rassurante, mais aussi un principe autoritaire, inspirant en même

temps « confiance » et une « obscure jalousie ». Par ailleurs le roman multiplie les indices qui

suggèrent une entente secrète entre Merlin et Mélusine : ils sont les seuls à comprendre des

gestes et des paroles qui demeurent étrangères au compagnon de la fée. Ressentant la

supériorité de l’ingénieur comme un élément inhibitoire – « Nilrem grandissait dans l’ombre »

(p. 82), « Il me parut plus grand que tout à l’heure » (p. 45), « L’ingénieur avait disparu, mais

sa grande ombre, barrant le lac, demeurait présente entre nous. » (p. 79) – le narrateur éprouve

constamment la tentation de s’en débarrasser ou du moins d’en diminuer le prestige, de

démythifier sa figure :

Dans la lumière, l’ingénieur semblait maintenant raccourci. Ses épaules accusaient des formes

trapues. Je fus surpris en apercevant un visage ordinaire, d’une saine régularité, et où je

cherchais vainement les signes spirituels qui m’avaient frappé tout à l’heure dans l’ombre1.

Le tout converge vers la confrontation finale que le narrateur provoque :

- Misérable ! m’écriai-je, c’est vous, je n’en doute plus, qui avez volé la robe de Mélusine, un

jour que nous tentions fortune au jeu. Aucun saphir ne possède un pareil éclat. Depuis, non

content de nous avoir ruinés, vous vous êtes glissé partout sur notre route sous d’habiles

déguisements, dans l’espoir de séduire Mélusine et de me l’enlever. Vous m’avez échappé une

fois, par la faute d’un stupide détective qui se laissa berner pas une femme. A présent, je vous

tiens. Ma ruse vous a démasqué. Rendez sa robe à Mélusine ou vous aurez affaire à moi. Je ne

suis peut-être pas le plus fort, mais je m’en soucie peu. Je n’attends plus rien, Mélusine

commence à se détacher de moi et je n’espère plus, faute d’instruments, pénétrer le secret de

cette cathédrale. A nous deux, maintenant !2

Pourtant ce n’est pas l’explosion de la simple rivalité entre deux hommes qui se

disputent la main de la précieuse dame, ni l’inégalité des forces, ni la victoire apparente de

l’un sur l’autre qui s’affirme en premier plan. C’est la capacité illusoire de celui qui n’est

« peut-être pas le plus fort » de s’en sortir de cet enchevêtrement d’intrigues, de qui pro quo,

de multiplications et démultiplications des situations et des personnes, de saisir une certaine

logique et surtout de tout transformer en récit. Puisque ce débordement de jalousie n’est que

le résumé, la rétrospective de la fable du roman. C’est alors la figure de l’écrivain qui

1 Ibid., p. 45. 2 Ibid., p. 261.

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s’affirme dans son impuissance de mettre fin au récit et qui sollicite « une fin à toutes les

histoires… »1.

Les avatars de l’artiste

D’ailleurs le roman foisonne de figures assimilables à des avatars de l’artiste. Tous les

personnages ont des dons artistiques, sauf… le narrateur. Ainsi Charlot revendique le rôle de

comédien et des velléités sculpturales à la fois. Se plaçant dans la descendance de Phidias, il

est le créateur de l’homme-machine où « tout se répète, tout est prévu, réglé, déterminé ».

Torpied-Mada est lui aussi un artiste, d’abord musicien, chanteur d’opéra, homme de théâtre,

personnage de pantomime (pierrot) et ensuite marchand d’art nègre. Le détective Œil-de-

Dieu, au lieu d’élucider le cas qu’on lui propose, se découvre la vocation de conteur,

accordant plus d’attention au récit qu’il compose qu’aux faits qu’il relate. Celui-ci explique au

narrateur : « Homme de peu de foi, ne comprenez-vous pas que le récit de nos aventures

importe plus que leur issue ? »2

Quant au Merlin/Nilrem, qui trace des signes sur le sable avec le bout de sa canne,

celui-ci se rattache, certes, à la figure du démiurge, d’autant plus qu’il étale son rôle de

« mettre un peu d’ordre et de justice dans les destinées » (p. 97), mais il est proche surtout de

la figure de l’écrivain qui maîtrise les fils des destinées de ses personnages :

L’homme remua le gravier avec sa canne et attira à lui une sorte de fil d’araignée, presque

invisible, qui courait le long du chemin. Alors nous nous aperçûmes que le sol de ce jardin était

couvert d’un réseau de linéaments de la couleur du gravier et dont on ne distinguait pas les

bouts. Quelques-uns suivaient les contours des allées, d’autres traversaient les pelouses, séparés

par les troncs, comme les fils des dentellières maintenus par des épingles sur les coussins. Ils

s’accouplaient ou se croisaient, formaient des nœuds, et les hommes qui marchaient, le visage

penché vers le sol, les entraînaient en avançant ou accrochaient les pieds dans leurs méandres,

comme de vivants fuseaux accomplissant un travail impondérable mais nécessaire3.

Le tissu narratif, évoluant de façon aléatoire et en dehors de toute maîtrise de la part de

son créateur, est assimilable à la métaphore de la toile d’araignée. Pourtant de cet

enchevêtrement d’intrigues, des « méandres » du parcours aventureux, le « vivant fuseau » du

créateur détache des situations qui se répondent, s’anticipent, se reprennent, se développent

1 Ibid., p. 262. 2 Ibid., p. 187. 3 Ibid., p. 97-98.

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pour approfondir la même signification fondamentale. Ainsi à la descente dans le monde

souterrain (chapitre Conseils aux enrhumés), qui suppose la plongée dans un puit lumineux

dont les flammèches « semblaient sortir du sol et montaient tout droit vers la voûte » (p. 39) et

dont « les lucioles bleues montaient toujours comme une tranquille fermentation » (p. 39)

répondra parfaitement la descente verticale dans le cylindre phosphorescent, aux parois

translucides, qui forme l’intérieur de la cathédrale (le dernier chapitre, La cathédrale dans le

désert). Selon la même logique, les flammes bleues, dégagées par les corps des morts, qui se

propagent parmi les vivants en les ressourçant, se retrouvent dans les atomes lumineux

résultés de l’effritement de la cathédrale.

Non seulement les situations se développent selon des schémas similaires, mais les

personnages eux-mêmes sont les victimes de ce processus de duplication, qui fait de l’un le

sosie parfois caricatural de l’autre. Ainsi Adélaïde est le doublet de Mélusine, lui empruntant

certains attributs définitoires, dont la robe bleue et le statut d’objet de convoitise pour les

hommes. Si Mélusine est intimement liée à Nilrem, le sorcier devenu ingénieur moderne,

Adélaïde est elle aussi la compagne d’un créateur de monde artificiel, Voltourne. Cependant

une dialectique entre l’authentique et la copie différencie les protagonistes et leurs exploits,

tels le faux saphir volé par Adélaïde, cette fausse Mélusine qui déclare son amour faux pour le

détective d’opéra, « un faux détective, un Œil-de-Dieu en toc, un imposteur, un faquin, un

romantique »1.

L’art moderne est ainsi projeté non seulement dans un univers de la multiplicité, mais

aussi de la dérision. L’évolution de Locharlochi, projection fictionnelle de Charlot, proclame

la démythisation du rapport à l’artistique. Figure emblématique de l’artiste contemporain,

celui-ci expose son art poétique en termes d’aventure présentée sous une apparence

« grotesque et malhabile » :

- La raison de mon habillement et de certains gestes qui vous font rire est fort simple. Pour

enseigner mes contemporains, je me suis fait comédien. Notre époque réclame des prouesses,

elle exige de l’adresse sous une apparence grotesque et malhabile. Le music-hall a remplacé le

cirque, la drôlerie le sérieux. Je parais. Tout le monde rit. On me croit gauche et maladroit, je me

heurte aux objets, je trébuche, me relève. A travers le rire, l’étonnement commence à percer. On

me suit, je déploie mes souplesses. Chaque passe est applaudie. Je produis en même temps la

vitesse et le rire. En vingt secondes, j’ai parcouru tout le chemin et propagé une multiple gaieté.

On ne sait plus si l’on a ri d’avantage ou admiré. Mais le rire que j’éveille est aussi éloigné de

1 Ibid., p. 191.

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celui des Dieux d’Homère que l’auto de Pierpont Morgan diffère du char d’Hector. C’est le rire

bref, sec, amer, saccadé et détonnant d’une époque affairée, le trépignement d’une humanité

positive et désabusée1.

Les « prouesses » ainsi que la gaucherie et la maladresse du comédien, qui constitue

en quelque sorte une mise en abîme du parcours du personnage narrateur et par extension du

roman hellensien, se transforment en questionnement du roman moderne.

L’art d’écrire, tel qu’il se présente au début du XXe siècle, voire en pleine négation

avant-gardiste du passé littéraire, mais aussi remodelant des acquis de la tradition (mythique

ou légendaire) est mis en scène par le biais du cinéma, qui s’impose déjà comme art de masse.

Ainsi, lors de leur périple dans le Parc Artificiel, les protagonistes contemplent un énorme

écran sur lequel se projètent des signes de ponctuation en perpétuelle agitation – expression

d’une attitude plutôt que d’un message quelconque-, qui laissent ensuite la place à des images

cristallisant des figures mythiques :

Tout au fond, comme on voit au-dessous d’un autel une toile dans un cadre doré, se montrait un

écran lumineux où s’accomplissait un jeu de formes et de couleurs en constante évolution. On ne

distinguait d’abord que quelques lignes droites ou recourbées qui semblaient jetées au hasard ou

des masses de couleurs formées de tous les tons du prisme, fondus l’un dans l’autre. Peu à peu

les tons et les lignes s’affermissaient et se séparaient, déferlant comme les vagues, et l’œil y

découvrait des formes qui nageaient, plongeaient, remontaient à des surfaces imaginaires, ou

planaient dans un ciel mouillé de vapeurs, traversé de brises souples comme des branches. Des

figures écaillées ou couvertes de plumes apparaissaient dans le flux et le reflux : têtes de

poissons, ailes de perroquets, queues d’oiseaux du paradis. Des paupières de saphir sans

prunelles se levaient et s’abaissaient, on voyait courir des virgules, des accents circonflexes, des

trémas, des points d’exclamation et d’interrogation, toute une étrange ponctuation sans texte,

minuscule, agrandie comme les bacilles dans le champ du microscope, et qui s’élevai t soudain à

la hauteur de comètes et de phosphorescentes galaxies. Et l’énorme culture céleste se

transformait sans cesse à l’oculaire du projecteur tandis que les assistants poussaient des cris ou

des soupirs traduisant les émotions successives2.

Dans un siècle où Dieu est mort, l’autel est peuplé d’une autre « culture céleste », les

fidèles remplacent la communion par le catharsis et l’épiphanie c’est une nouvelle

1 Ibid., p. 70. 2 Ibid., p. 55.

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cosmogonie. Les formes et les couleurs non - différenciées n’y font qu’un tourbillon duquel se

détachent progressivement les éléments primordiaux, l’eau et le ciel, ainsi que les figures

archétypales telles le poisson et l’oiseau. Précédée par le surgissement de ses éléments

définitoires, Mélusine même prend contour ferme grâce au mouvement – plongée ou envol –

mais aussi à l’apparition du saphir et aux yeux sans prunelles qui rappellent son avatar en

ciment. Ainsi l’avènement du monde moderne se confond avec la composition du roman. Son

parcours est jalonné par les mêmes étapes que le roman entier et s’achève par la sublimation

de toute matière dans la lumière. Mélusine ainsi que de l’édifice dont elle est la métonymie

s’envolent, s’élèvent, se transformant en de « comètes et de phosphorescentes galaxies ».

L’image de la cathédrale émiettée, sur laquelle clôt le roman, reprend et décompose les

principaux enjeux de l’œuvre d’Hellens. L’aérolite translucide, phosphorescent, dont les

parois sont faites d’une lumière « tiède comme un feu d’ouate imbibée d’alcool » sortant « de

partout et de nulle part » et dont les « voûtes en ogives ne [sont] soutenues par aucun pilier »

renvoie sans doute au château légendaire de Viviane. N’oublions pas que ce dernier

remplaçait la muraille extérieure par un rang de colonnes légères, se courbant pour s’unir par

leurs sommets, tandis que l’édifice était fait de « pierre blanche éclatante percée de mille

portes et fenêtres ». La cathédrale dont le toucher se transforme en enfoncement « les mains

tendues, dans le vide » et dont « les lueurs se cristalis[ent] [aux] doigts » du narrateur (p. 259),

rappelle également la Montagne de Verre, première représentation d’Avalon. En effet cette

terre des initiés, île des prêtres où se dressent monastères et couvents, est entourée des brumes

qui s’épaississent pour se dissiper ensuite complètement sous les yeux de celui qui

accomplitvles gestes rituels.

La cathédrale de Mélusine possède aussi une forte dimension allégorique, projetant une

prise de position vis-à-vis du symbolisme. Si le Parc Artificiel de Nilrem garde sans doute des

éléments empruntés à L’Eve future (1886) de Villiers de L’Isle Adam, dont le héros est aussi

un ingénieur et un magicien, « le sorcier de Menlo Park », le final de deux œuvres présente

aussi des similitudes intéressantes. Tout comme le récit de L’Isle Adam, qui, après avoir

tenter d’expliquer minutieusement la fonctionnement mécanique de l’Andréide, débouche sur

l’inconnu et l’occulte, l’édifice de Mélusine se refuse à tout propos scientifique. Cependant la

cathédrale, figure privilégiée de l’imaginaire symboliste, peut renvoyer par sa désagrégation,

au diagnostique de l’épuisement du symbolisme, dont Jacques Rivière et ensuite Hellens se

font les promoteurs.

L’image finale de Mélusine, dénouement inattendu d’une aventure psychologique,

mythique, esthétique, dans laquelle rien ne laisse apparaître un parcours figé, rejoint les visées

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de Rivière portant sur le roman d’aventure, lequel affirme la volonté de faire sentir

l’imminence et le mouvement des moindres événements. La cathédrale est certes un modèle

de l’œuvre d’art total, et particulièrement une métaphore du roman dont le sens est orienté par

le dialogue final de Merlin et du narrateur:

- Homme de peu de foi ! Sachez que cette cathédrale, élevée par moi dans le désert

devait disparaître le jour où quelqu’un en connaîtrait le secret.

- J’entends. Mais à quoi aura-t-elle servi dans cet isolement, si les hommes ne

possèdent même pas la preuve de sa réalité ?

- Soyez sans inquiétude. Vos souhaits et vos efforts n’auront pas été inutiles. Cette cathédrale

était faite de forces et de lumières. En s’écroulant elle a dispersé sa force et sa lumière parmi les

hommes1.

Si le narrateur se voit amené à assister non seulement à l’envol des êtres féeriques mais

aussi à la dispersion de l’aérolithe final, c’est que le romancier moderne se confronte en

même temps avec la disparition du mythe et la provocation de l’écriture-cathédrale, qui lui

échappe complètement. Néanmoins l’œuvre a atteint sa finalité, elle a touché au public, elle a

laissé une trace valable auprès du lecteur.

***

S’appuyant sur la légende de la fée Mélusine, la moulant dans un système poétique qui

se fonde sur quelques isotopies dominantes, telles l’eau vs pierre, lumière vs ténèbres, féminin

vs masculin, Franz Hellens crée un roman moderne, qui articule les nombreux mouvements

littéraires du début du XXe siècle. Le futurisme, le surréalisme, le dadaïsme ainsi que les

grands vecteurs de l’actualité, le cinéma, l’art nègre, le machinisme, la civilisation moderne y

seront convoqués.

Le mythe emprunte alors un parcours emblématique, allant d’une restitution figée de

certains épisodes majeurs, à la fluidisation de sa lecture dans un contexte moderne et

finalement à sa sublimation en tant que mise en abîme de la création littéraire. Tout comme la

pierre qui, liquéfiée dans un premier temps par l’interpénétration avec l’eau, se volatilise

définitivement dans la lumière, Mélusine traverse les étapes analogue d’une triple

métamorphose qui fait d’elle l’objet d’une perpétuelle quête initiatique. S’identifiant

1 Ibid., p. 263.

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structurellement avec la cathédrale et révélant simultanément son mystère, le corps

translucide de la femme (et de l’aérolite) figure la construction même du roman.

Placé sous le signe de « l’aventure », celui-ci reprend et illustre le modèle du roman à

venir, celui dont le créateur « ne sait pas où il va », qui « n’a pas sans cesse devant les yeux le

sens de l’histoire qu’il raconte »1, qui, s’orientant vers l’avenir et s’ouvrant aux choses

inconnues, ne maîtrise plus « ce qui advient ».

Bibliographie

Corpus

Hellens, Franz, Mélusine. Roman, Paris-Bruxelles : Ed. de La Voile rouge, Emile-Paul

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Klatte, Gerlinde, « Feu, brume, soleil – l’imaginaire de la lumière dans l’œuvre de Franz

Hellens » in Ben Ali, Sourour, éd., Les écritures poétiques de Franz Hellens, Clermont-

Ferrand : Presses Universitaires Blaise Pascal, 2003, p.117-138.

1 Jacques RIVIERE, Le Roman d’aventure. Essai, Paris, Editions des Syrthes, 2000, p. 57-58.

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Etudes mythologiques :

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Etudes théoriques

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Rivière, Jacques, Le Roman d’aventure, Editions des Syrtes, 2000.