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Boréal Véronique Papineau LES BONNES PERSONNES Roman Extrait de la publication

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Véronique Papineau est née en 1980. Elle a déjà fait paraître, aux Éditions du Boréal, un recueil de nouvelles. Les BonnesPersonnes est son premier roman. Elle habite Montréal.

Photo : Martine Doyon

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Boréal

Véronique Papineau

les bonnes personnesMontréal. Les années 2010. À la suite de leur rupture, Charlotte et Paul tentent de continuer leur vie. Charlotte espère trouver l’amour et le bonheur auprès de Lecoq, un collègue de travail. Paul essaie de reprendre sa vie conjugale et familiale là où il l’avait laissée. Cependant, la réalité les rattrape.

Véronique Papineau renoue ici avec le ton incisif de ses nouvelles, et nous retrouvons son regard lucide et parfois amusé sur l’amour et la trahison. Surtout, elle nous donne accès autant au point de vue de Charlotte qu’à celui de Paul, qui n’ont pas toujours la même version de leur histoire...

Ce que la critique a dit du premier recueil de nouvelles de Véronique Papineau, Petites histoires avec un chat dedans (sauf une) :

Politiquement incorrectes, pétries d’humour, de tendresse ou de mauvaise foi, ces histoires d’aujourd’hui tapent toujours dans le mille.

Ginette Bernatchez, Québec français

Elle n’a pas trente ans, elle signe ici son premier livre, et c’est un régal. Douze histoires où l’auteure fait entendre une vraie voix. Et met le doigt là où ça fait mal, sans avoir l’air d’y toucher. Miam !

Danielle Laurin, Le Devoir

ISBN 978-2-7646-2181-3 imp

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chez le même éditeur

Petites histoires avec un chat dedans (sauf

une), nouvelles, 2008

22,95 $

Couverture : Ali Cavanaugh, Tender overlap

Boréal

Roman

Boréal

Véronique Papineaules bonnes personnes

Roman

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Les Éditions du Boréal4447, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) h2j 2l2

www.editionsboreal.qc.ca

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l e s b o n n e s p e r s o n n e s

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du même auteur

Petites histoires avec un chat dedans (sauf une), nouvelles, Boréal, 2008.

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Véronique Papineau

les bonnes personnes

roman

Boréal

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© Les Éditions du Boréal 2012

Dépôt légal: 3e trimestre 2012

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada: DimediaDiffusion et distribution en Europe: Volumen

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Papineau, Véronique, 1980-

Les bonnes personnes

isbn 978-2-7646-2181-3

I. Titre.

ps8631.a65b66 2012 c843’.6 c2012-940997-9

ps9631.a65b66 2012

isbn papier 978-2-7646-2181-3

isbn pdf 978-2-7646-3181-2

isbn epub 978-2-7646-4181-1

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À mes amis, pour leur fidélité

À ma famille, pour son soutien

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La rupture I

Elle était sortie du restaurant avant lui et il n’avait pas essayé de la retenir. Dans son empressement, elle avait oublié de payer sa note, mais à vrai dire ce n’était guère important. Elle avait franchi les quelques mètres qui la séparaient de la porte les yeux baissés, le visage boule-versé, la démarche furieuse.

Elle lui avait demandé de lui dire qu’il ne l’aimait pas; elle voulait l’entendre. Il avait voulu contourner sa requête, probablement pour la ménager; il avait com-mencé, presque à mi-voix: «J’aime ma femme…» Elle s’était choquée, agressée par l’allusion à cette personne qui s’interposait entre eux, violentée par son désir de le lui rappeler. Elle l’avait interrompu en haussant le ton sur les premiers mots: «Ce n’est pas ce que je te demande. Dis-moi que tu ne m’aimes pas, moi.» Il y avait du défi dans sa voix, et elle devinait qu’il ne serait pas insensible à ces provocations. Elle aurait aimé être capable de ne pas faire de scène. Elle aurait voulu rester

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calme et gérer ce moment comme une fille qui sait que sa vie ne s’arrêtera pas là, à cette intersection doulou-reuse. Elle s’en sortait plutôt mal.

C’était la première fois qu’ils se brouillaient, et cette dispute les transformait au point où aucun ne reconnaissait vraiment l’autre; chacun avait l’impres-sion d’avoir affaire à un étranger. Elle était nerveuse, froide et cassante; il était distant, presque hautain, et semblait gêné, pratiquement humilié, de se trouver là, au beau milieu d’une querelle d’ex-amants. Il avait étu-dié la nappe, comme rentré à l’intérieur de lui-même, puis quelques secondes plus tard, il l’avait dit. En la fixant droit dans les yeux et sans sourciller, il avait déclaré: «Je ne t’aime pas.» Même si c’était exactement les mots qu’elle avait exigés de lui, elle avait senti un serrement en les entendant, probablement encore trop convaincue du contraire. Elle avait réprimé son émo-tion, s’était redressée sur la banquette et penchée légè-rement en avant, sans le quitter du regard. Elle avait voulu tester son assurance en le narguant: «Je ne te crois pas.» Et, d’un air désolé insupportable se rappro-chant de la pitié, il avait conclu: «C’est vrai, Charlotte. Excuse-moi.» Qu’il en éprouve du regret, c’était tout ce dont elle avait besoin pour se convaincre qu’il disait la vérité. Il ne l’aimait pas.

Elle avait bu d’un trait le reste de son vin blanc, avait enfilé son imperméable en se battant avec les manches et arraché son parapluie de sous la banquette. Avant de partir, debout près de la table, un peu hési-tante, elle avait serré le manche en bois, au point d’en

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faire blanchir ses jointures: «Merde… Merde!» Il avait baissé les yeux.

C’était une pluie diagonale, presque horizontale, avec un vent de tous les diables qui la punissait, elle, l’amoureuse éconduite, coupable d’avoir entraîné un homme marié dans l’infidélité. Le parapluie, qui ne pouvait presque rien contre les bourrasques mouillées, s’était retourné, et tout de suite après la pluie s’était transformée en grésil. À ce moment précis, en plein cœur d’une tourmente sentimentale et météorolo-gique, elle s’était sentie la plus ridicule des femmes, et toute parcelle de sympathie pour elle-même l’avait abandonnée. Un vrai cliché ambulant. Elle se détestait, tout en sachant très bien que c’était une réaction exa-gérée, provoquée par la peine. Il n’y avait aucun doute possible: elle souffrirait de cette affaire.

Elle avait attendu d’être assez loin du restaurant. Elle avait bifurqué dans une ruelle, s’était adossée à un mur de briques, sous un escalier de secours en fer rouillé, à deux pas de la poubelle d’un restaurant indien, et là, seulement, elle s’était permis un sanglot. Puis, sa respiration s’était saccadée et elle avait pleuré, gémi, hoqueté. Les gouttes dures de grésil faisaient un léger crépitement en touchant la toile du parapluie, renversé par terre, et ce bruit masquait toutes les plaintes de la ville. Avant la tombée de la nuit, le grésil se transforme-rait en neige, mais pour le moment il rebondissait sur le visage de Charlotte et s’agrippait à ses cheveux avant de devenir des gouttelettes d’eau qui ruisselaient sur son front, glissaient sur l’arête de son nez et culbutaient

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sur ses lèvres et sur son menton. Son imperméable ne luttait guère contre les coulisses qui s’infiltraient entre sa nuque et le col. Elle avait froid et, du coup, tout son corps avait été secoué par des tremblements.

Elle avait été étonnée de sentir sourdre cette pointe minuscule de soulagement, comme envoyée par son inconscient pour l’apaiser durant de courtes secondes, de la même manière qu’une douleur physique, telle une migraine, si fulgurante soit-elle, peut diminuer durant quelques instants pour reprendre de plus belle. Pré-cieuse endorphine. Elle avait pensé: «C’est fini. C’est terminé…» Probablement que le stress de coucher avec un homme marié n’était pas étranger à tout ça. Cette peur constante, excitante, que leur secret soit découvert. Peur et désir, emmêlés, bras dessus, bras dessus. Elle ne voulait pas être libre et elle combattait cette effrayante liberté dont elle venait d’hériter. La réalité de ne plus être à lui — même si, dans les faits, elle ne l’avait jamais vraiment été, que durant de petites heures — enfonçait Charlotte dans une grande détresse. Au restaurant, pour s’empêcher de sombrer, elle s’était cramponnée au doute, s’était persuadée d’une abnégation de sa part (le sacrifice de son amour pour elle) dictée par les res-ponsabilités (ses enfants) et par la saveur réconfortante des obligations honorées (ses rôles de mari, de père et de pourvoyeur). Mais l’équation semblait erronée. «Excuse-moi, Charlotte.» Sa pitié était la contradiction même du sentiment amoureux.

Elle l’avait aimé au point de croire qu’il était l’homme de sa vie. Ses fantasmes l’avaient bercée de

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scénarios de bonheur et de vie commune. Comme une dinde, elle avait laissé ses rêvasseries flouer sa raison et farcir sa tête de chimères. Évidemment, ça ne lui avait pas rendu service. Et l’effondrement de cette vie future qu’elle avait bâtie sans effort la blessait — elle ou son orgueil, elle n’aurait pas su dire — davantage que le fait de s’être trompée sur son compte à lui, en plus de laisser un vide redoutable dans son imaginaire, qui perdait l’un de ses principaux acteurs. Jamais plus, s’était-elle promis, elle ne suivrait les envolées lyriques de son esprit.

Après quelques minutes, comme apaisée par le froid, elle avait retrouvé une respiration régulière. Elle s’était redressée. Au fond d’une poche, elle avait trouvé un mouchoir usagé avec lequel elle s’était tamponné les yeux et mouchée. Ce n’était qu’un chagrin d’amour. Et il lui avait fallu tout son bon sens et ses capacités de résilience pour ajouter «rien de plus». Elle s’était demandé combien d’hommes et de femmes dans le monde avaient aujourd’hui été largués. Dix? Deux cents? Sept mille? C’était en somme un événement banal. Il fallait qu’elle le croie. Elle avait ramassé son parapluie, l’avait secoué, et elle avait décidé en ajustant son col qu’elle ne serait pas anéantie. Elle allait pleurer, oui, avoir de la peine, encore, le détester, assurément, le haïr, même; elle vivrait des instants de colère, et pour un temps cette séparation l’amènerait peut-être à tenir des propos remplis d’une ironie qui mettrait les gens mal à l’aise, mais elle ne serait pas anéantie. Elle ne deviendrait pas une de ces épaves dont la peine déme-

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surée efface toute chance de bonheur. Elle se remettrait à sourire, rapidement, ne perdrait pas une minute de plus qu’il ne le fallait, n’entretiendrait pas l’amertume. «Je vais être heureuse.» C’était la meilleure chose à se dire après avoir pleuré durant de longues minutes sous un escalier de secours rouillé, en pleine tempête de gré-sil, parce que l’homme de notre vie venait de nous quit-ter. Il fallait se répéter cette phrase en déroulant les épaules, en marchant la tête haute dans les couloirs du métro, se la répéter en effectuant un changement de train, se la répéter en mettant la clé dans la serrure, se la répéter en ne trouvant aucun message de sa part exprimant du regret dans la boîte vocale, se la répéter en se démaquillant, cernée de mascara, se la répéter en faisant infuser un sachet de thé dans l’eau bouillante, se la répéter en vérifiant une dernière fois s’il y avait eu des appels entrants sur son cellulaire, se la répéter jusqu’à ce qu’on ait la tête sur l’oreiller en se permettant encore quelques larmes, se la répéter en fermant les paupières malgré cette douleur dans tout le corps. «Je vais être heureuse.»

* * *

Cet hiver-là, Charlotte avait pris des résolutions. Quand, à peine quelques jours plus tard, elle avait par hasard mis la main sur un article dans Fémina Q expli-quant la psychologie des hommes et des femmes sur l’adultère et les principales différences entre eux, elle avait été fouettée. Le texte semblait avoir été écrit

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expressément pour elle. Charlotte avait lu que si les femmes trompaient leur conjoint de façon non prémé-ditée, les hommes, quant à eux, planifiaient leurs infi-délités, les répétaient, mais ne quittaient presque jamais leur partenaire. Ils avaient des aventures comme on exerce un sport extrême, pour l’adrénaline que cela procurait. Réduite à une simple dose d’hormone, Char-lotte s’était réprimandée: «Espèce de folle…» Dire que pendant tout ce temps elle aurait pu avoir une demi-douzaine d’amants prêts à lui faire du café et des gaufres au petit-déjeuner, empressés de l’emmener au cinéma et excités à l’idée d’explorer les sentiers du mont Royal, des capotes plein les poches. Elle avait toujours dit à Laure, sans y croire une seule seconde, en souriant et en rougissant de plaisir, l’œil brillant: «Je vais sûrement payer pour ça un jour.» Et, bien sûr, elle payait, sans même trouver de satisfaction à ce que ses propres pré-dictions se réalisent.

«Je suis vraiment stupide, une vraie cruche qui s’est fait remplir», s’était-elle lamentée en montrant l’article du Fémina Q à Laure. Cette dernière avait lu quelques phrases ici et là, sur le ton de l’incrédulité et, finalement, de l’indignation. Laure avait refusé de croire les théories absolument non scientifiques d’un maga-zine féminin. Elle avait tenté d’être réconfortante: «Il va le regretter.» Charlotte avait secoué la tête: «Non, il ne le regrettera pas. Je le connais.» Et elle s’était servi un troisième martini: «Même dire son nom fait mal.» Laure avait donc proposé: «Eh bien, on ne le dira plus. Même en pensée.» Après quelques secondes de silence,

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pour voir l’effet que ça faisait, Charlotte avait imploré: «Mon Dieu, donnez-moi un mal de tête ou une catas-trophe nucléaire.» Puis: «Je ne serai plus jamais une maîtresse. C’est un rôle de conne.»

* * *

Elle s’était étonnée de sa propre force. En quatre petits mois, à raison de travail, d’alcool, de sommeil profond et de films d’horreur loin de la comédie senti-mentale, elle avait réussi à l’oublier. La thérapie par l’éloignement avait également porté ses fruits. Elle s’était aperçue qu’il n’y avait pas de remède plus efficace que celui de se plier au dicton Loin des yeux, loin du cœur. Comment avait-elle eu la force de se maquiller après ça? Quand avait-elle eu son premier éclat de rire? Comment avait-elle réussi à soutenir des conversa-tions? Elle l’avait fait, c’est tout ce qui comptait. Au fond, il fallait oublier une partie de soi, faire abstraction de ce point douloureux dans la poitrine et surtout, ne pas l’imaginer, lui, dans son cocon douillet, ne pas réin-venter ces mots d’amour qu’il dirait à sa femme, être indifférente à son supposé bonheur conjugal.

En février, elle avait même été mise à l’épreuve lorsqu’il lui avait envoyé un mot pour savoir comment elle allait. Durant un instant, elle avait fixé, tétanisée, son écran d’ordinateur. Elle avait lu et relu le court mes-sage, démesurément angoissée face à sa réaction. Puis, elle avait vécu une demi-heure de tristesse et un quart d’heure de colère. Pas plus. La nuit suivante avait été

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agitée de rêves. Dans l’un, un glissement de terrain emportait la maison de son enfance, alors que sa mère, son père, son frère, sa sœur et elle-même s’y trouvaient; dans un autre, des chiens blessés jusqu’au sang cou-raient le long d’une route; et dans un dernier, elle devait attacher la ceinture de sécurité de tous les élèves du cours qu’elle donnait le jeudi matin — celui de cinéma québécois — alors qu’ils se trouvaient dans un avion sur le point de s’écraser. Toutes les ceintures avaient un défaut qui l’empêchait de réussir à les boucler. Cepen-dant, pas l’ombre de lui dans un seul de ces rêves.

En mars, elle avait bien connu plusieurs heures où, à vrai dire, elle avait presque perdu la raison, mais ce n’était arrivé qu’une fois. Et il y avait des circonstances atténuantes, telles que la quantité d’alcool ingurgité et le début catastrophique de cette soirée.

C’était un samedi soir et Charlotte assistait au sou-per d’anniversaire d’Annabelle, une copine à elle et à Laure. Tout d’abord, elle avait gelé durant vingt minutes devant l’immeuble de condominiums neufs parce que la sonnette ne fonctionnait pas, que son cellulaire était demeuré branché sur le chargeur chez elle et que les hôtes l’avaient oubliée dehors. Elle s’était dit: «Quel-qu’un d’autre arrivera et il téléphonera à Annabelle pour nous deux.» Mais personne n’était arrivé. Elle avait eu la mauvaise idée de se mettre en jupe, et ses bas-collants ne tenaient pas convenablement ses jambes au chaud. Quand, grelottante, elle avait commencé à songer sérieusement à s’en retourner chez elle, Anna-belle elle-même avait ouvert la porte de l’immeuble,

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souriante et à moitié soûle, en s’écriant: «Tu es là! Mais qu’est-ce que tu fais? Tout le monde est déjà arrivé, il ne manque que toi!» Charlotte avait dû prendre sur elle. Elle avait embrassé Laure et celle-ci lui avait demandé: «Qu’est-ce que tu as? Tu es fâchée?» Charlotte n’avait pas souri: «Je suis un itinérant qu’on invite à sa table le soir du réveillon.»

Après cet incident, qui n’avait guère amélioré son humeur déjà échauffée par l’épreuve de devoir se retrouver seule célibataire parmi six couples, Charlotte avait entrepris de boire autant que son corps et son esprit le lui ordonnaient, c’est-à-dire beaucoup. Entre le plat principal et le plateau de fromages, elle s’était esquivée à la salle de bains et, peut-être à cause de tous ces amoureux cajoleurs, peut-être à cause de ce condo neuf, affreusement cher et luxueux, peut-être à cause de toutes ces vies qu’elle côtoyait et qui étaient l’antithèse de sa chienne de vie à elle et qui lui donnaient l’impres-sion d’avoir raté quelque chose, peut-être à cause de tout ça, durant de longues minutes, elle s’était allongée dans l’immense baignoire neuve, propre comme un sou neuf — à croire que personne ne s’y était encore bai-gné —, elle avait fermé les yeux, légèrement étourdie, et s’était laissé gagner par le spleen. C’était un de ces moments forts durant lesquels elle avait le sentiment que tout était un fardeau: les soupers, les conversations, le travail, sourire, répondre aux questions de ses élèves, répondre aux questions de ses parents, de ses amis, du ministère du Revenu, etc., alors que pour elle, tout ce qui comptait pour le moment, c’était d’oublier qu’elle

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avait perdu l’Amour avec un grand A, l’amour à la Janette Bertrand, le dernier homme sur terre qui lui était destiné, et que c’était une raison suffisante pour éprouver parfois le désir de disparaître et de manquer à tous ses engagements. Le pouce et l’index sur les pau-pières, Charlotte songeait sérieusement à passer le reste de ses jours dans cette baignoire aussi vaste qu’une pis-cine olympique quand quelqu’un avait tenté d’ouvrir la porte et que, de l’autre côté, elle avait pu entendre Laure: «Charlotte? Ça fait quinze minutes que tu es là…»

À minuit, tout le monde enfilait son manteau. Laure et Sacha-Louis avaient offert à Charlotte de par-tager un taxi avec eux, mais elle avait décliné leur invi-tation: «J’ai envie de sortir. Je vais aller danser.

— Seule?»Laure avait froncé les sourcils.«Oui, ça va me faire du bien. J’ai envie… de ren-

contrer des gens.»Elle avait entendu parler d’une soirée de chan-

sons françaises dans un bar du Vieux-Port. Elle avait demandé au chauffeur de taxi de l’y conduire. En che-min, un sans-abri s’était jeté sur le pare-brise en criant «Dehors, les rouges!» et Charlotte, qui commençait à voir double à cause du vin, avait baissé sa vitre avant de hurler à l’intention de l’homme: «Si je reste vieille fille, ce sera de ta faute, Ovila Pronovost!»

La piste de danse était bondée. Charlotte avait payé l’entrée, mais elle avait gardé son manteau. C’était, à vrai dire, la première fois qu’elle se retrouvait seule

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dans un bar. L’idée de rencontrer un de ses élèves lui avait presque fait tourner les talons quand elle s’était rendu compte qu’elle faisait grimper la moyenne d’âge de la masse, mais après un regard circulaire rapide sur la foule elle s’était sentie rassurée. Aucun visage connu en vue. Et pour que le tableau soit encore plus récon-fortant, elle s’était imaginé que ses amis l’avaient accompagnée: Laure dansait, les bras autour du cou de Sacha-Louis, et Annabelle faisait la file aux toilettes tout en envoyant des textos. Presque convaincue par ces images, elle avait commandé un shooter qui n’avait pris que quelques minutes avant de lui rentrer dedans. Elle s’était avancée parmi les danseurs, ne sachant trop comment elle s’y prendrait pour donner l’impression qu’elle s’amusait. Bouger, seulement bouger. Utiliser les mouvements comme analgésique. Elle avait fermé les yeux. Le rythme percutait son corps, et malgré son manteau qui la gênait, elle avait dansé jusqu’à ce que la sueur coule dans son dos, sous ses aisselles et sur ses tempes. Puis, elle avait échappé une mitaine sur le plan-cher collant et sale, et avant qu’elle ne la récupère, une danseuse avait piétiné la laine blanche. C’est à ce moment que Charlotte s’était aperçue qu’elle n’avait plus envie d’être là.

Dehors, elle avait trouvé ses bottes aussi lourdes que deux enclumes. Elle avait malgré tout décidé de marcher un peu, espérant que le froid la saisirait et l’éveillerait assez pour empêcher sa tête de tourner. Elle avait traversé un petit carré, quasiment un parc, qui encadrait une vue sur le centre-ville et où, l’été, une

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fontaine s’illuminait; elle avait descendu quelques marches, et en bas, sur l’espèce de terrasse qui surplom-bait un dénivellement du terrain, se dressaient des bancs de neige un peu sales qui attendaient que le prin-temps s’occupe d’eux. Fatiguée, elle s’était échouée sur l’un d’eux, lovée entre deux monticules, et, départie du courage nécessaire pour affronter le reste de sa vie, elle avait décidé d’y mourir.

Cette promesse qu’elle s’était faite à elle-même, «Je vais être heureuse», n’avait plus aucune chance d’être tenue. À cet instant-là, le seul désir de Charlotte était de s’abandonner à la neige et au froid, de laisser geler complètement le bout de ses doigts, de ses orteils, de son nez, de laisser grimper les picotements, la para-lysie, de laisser gagner la torpeur qui s’emparait d’elle. Tout ce que Charlotte savait, c’était qu’elle était soûle et infiniment triste, d’une tristesse semblable à un trou noir, et qu’elle était prête à tout abandonner, la vie, même, à condition que ça ne lui fasse pas trop mal. Et ce froid, en effet, ne mordait que légèrement. Sans doute l’alcool l’empêchait-il d’être bien consciente de tout, mais il lui semblait facile de ne plus bouger et de laisser faire l’hiver. Pas une âme en vue, que le ronron de l’ave-nue Viger et de ses voitures qui filaient comme sur une autoroute. Juste là, au pied de l’hôtel de ville, sous un ciel sans nuages et presque sans trace de pollution, Charlotte avait fermé les yeux et s’était mise à somnoler, avec, en tête, la voix de Dalida qui chantait Gigi l’amo-roso en boucle. C’était ce qui se rapprochait le plus d’une tentative de suicide dans la vie de Charlotte.

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221

Table des matières

La rupture I 9

La rupture II 24

Lecoq 31

La déclaration 45

La rencontre 50

La Saint-Sylvestre 60

Les vacances 67

La liaison I 76

La liaison II 80

Février 86

Ève et Paul 89

Rémi 96

Après l’hiver 101

Le déni 104

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222

Brigitte 109

L’obstination 113

La baignade 125

La dépression de Lecoq 129

Écart de conduite 138

Le message 150

Jules 153

La fin des sentiments 163

Maladie du cœur 167

Les papillons 175

Flash-back 182

Le cheval 187

Blessures de baise 194

Vous 198

Les bonnes personnes 204

La vérité 207

Souvenir éjectable 209

Épilogue I 212

Épilogue II 216

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Crédits et remerCiements

Les Éditions du Boréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour leurs activités d’édition et remercient le Conseil des Arts du Canada pour son soutien financier.

Les Éditions du Boréal sont inscrites au Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée de la SODEC et bénéficient du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

L’auteure souhaite remercier le Conseil des Arts du Canada pour son soutien financier à l’écriture de ce livre.

Couverture: Ali Cavanaugh, Tender Overlap.

Extrait de la publication

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mise en pages et typographie: les éditions du boréal

aChevé d’imprimer en septembre 2012sur les presses de l’imprimerie gauvin

à gatineau (québeC).

Ce livre a été imprimé sur du papier 100% postconsommation,

traité sans chlore, certifié ÉcoLogo

et fabriqué dans une usine fonctionnant au biogaz.

Extrait de la publication

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Les Bonnes PersonnesMontréal. Les années 2010. À la suite de leur rupture, Charlotte et Paul tentent de continuer leur vie. Charlotte espère trouver l’amour et le bonheur auprès de Lecoq, un collègue de travail. Paul essaie de reprendre sa vie con-jugale et familiale là où il l’avait laissée. Cependant, la réalité les rattrape.

Véronique Papineau renoue ici avec le ton incisif de ses nouvelles, et nous retrouvons son regard lucide et par-fois amusé sur l’amour et la trahison. Surtout, elle nous donne accès autant au point de vue de Charlotte qu’à celui de Paul, qui n’ont pas toujours la même version de leur histoire...

Ce que la critique a dit du premier recueil de nouvelles de Véronique Papineau, Petites histoires avec un chat dedans (sauf une) :

Politiquement incorrectes, pétries d’humour, de tendresse ou de mauvaise foi, ces histoires d’aujourd’hui tapent toujours dans le mille. Ginette Bernatchez, Québec français

Elle n’a pas trente ans, elle signe ici son premier livre, et c’est un régal. Douze histoires où l’auteure fait entendre une vraie voix. Et met le doigt là où ça fait mal, sans avoir l’air d’y toucher. Miam ! Danielle Laurin, Le Devoir

Véronique Papineau est née en 1980. Elle a déjà fait paraître, aux Éditions du Boréal, un recueil de nouvelles. Les Bonnes Personnes est son premier roman. Elle habite Montréal.

Extrait de la publication