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grenier 3 la couleur des jours 20 · automne 2016 PHOTOGRAPHIES MARIO DEL CURTO Les graines du monde Voilà cent ans, Nicolaï Ivanovitch Vavilov entreprenait sa première grande expédition dans ces montagnes du Pamir, à la recherche de céréales et d’autres plantes très anciennes. Son intuition était bonne, la région est un des lieux d’origine des plantes alimentaires. Le botaniste installera au Tadjikistan, à Douchanbé, l’une des stations qui forment aujourd’hui encore un formidable réseau d’étude et de conservation relié à l’Institut qui porte son nom, à Saint-Pétersbourg. Ces lieux, depuis quatre ans, Mario del Curto n’a eu de cesse de les photographier. Il y a rencontré des hommes et des femmes qui misent sur l’extraordinaire diversité et la vivacité des végétaux existants, plutôt que sur la fabrication d’organismes génétiquement modifiés, pour nourrir la population de demain. Dans les montagnes du Pamir, on trouve de nombreuses variétés d’égilopes (l’ancêtre du blé) et de blés. Les paysans cultivent jusqu’à 3500 mètres d’altitude. 2015

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grenier 3la couleur des jours 20 · automne 2016

PHOTOGRAPHIES MARIO DEL CURTO

Les graines du monde

Voilà cent ans, Nicolaï Ivanovitch Vaviloventreprenait sa première grande expédition dans ces montagnes du Pamir, à la recherche de céréales et d’autres plantes très anciennes. Son intuition était bonne, la région est un des lieux d’origine des plantes alimentaires. Le botaniste installera au Tadjikistan, àDouchanbé, l’une des stations qui formentaujourd’hui encore un formidable réseaud’étude et de conservation relié à l’Institut qui porte son nom, à Saint-Pétersbourg. Ces lieux, depuis quatre ans, Mario del Curto n’a eu de cesse de les photographier. Il y a rencontré des hommes et des femmes qui misent sur l’extraordinaire diversité et la vivacité des végétaux existants, plutôt que sur la fabrication d’organismes génétiquementmodifiés, pour nourrir la population de demain.

Dans les montagnes du Pamir, on trouve de nombreuses variétés d’égilopes (l’ancêtre du blé) et de blés. Les paysans cultivent jusqu’à 3500 mètres d’altitude. 2015

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La plupart d’entre nous vivons loindes lieux d’origine des plantes quinous nourrissent. Par exemple, si vous habitez en Australie, leslégumes, les céréales et les fruits

que vous mangez ont, en grande partie, étédomestiqués hors du continent. De même,peu d’espèces cultivées proviennent de lavaste étendue d’Eurasie du Nord qui se situeau-dessus de la ligne de latitude de 40°, entrela Norvège côtière à l’ouest et Vladivostoken Russie orientale. Si vous résidez aux États-Unis, presque la totalité des plantes cultivéesque vous consommez – le blé du pain ou despâtes, le riz, les pommes et les oranges –viennent d’ailleurs. À l’exception du tourne-sol, la seule plante alimentaire majeure quiait été domestiquée en Amérique du Nordest le maïs. La plupart des pays riches ne sesont pleinement développés qu’au momentoù ils ont importé d’autres régions du globed’utiles semences cultivées. Qui a découvertcela, d’où viennent ces plantes et où peut-on encore en trouver de vastes collections?

Né à Moscou en 1887 et élevé dans lapériode d’instabilité qui a précédé la Révo -lu tion russe, l’agronome Nikolaï IvanovitchVavilov savait que la santé d’une économieet la stabilité d’une culture dépendent de la fiabilité de son agriculture. Il s’est doncdonné pour mission de trouver l’origine denos cultures alimentaires et de ramener cetteconnaissance et ces plantes en Russie. Cetour de force lui prendra un quart de siècle.

L’œuvre de Nikolaï Vavilov et de son Institut

De 1916 à 1940, il constitua de vastes collec-tions de graines afin de permettre à l’Unionsoviétique de développer une agriculturerobuste. Ces trésors existent toujours, demême que tous les sites que Vavilov a visités,en Russie et ailleurs, pour comprendre l’agri-culture. À nulle autre époque et dans nulautre pays, un chercheur n’a été assez com-

pétent et visionnaire pour constituer unetelle collection. Elle était si précieuse que,pendant la Seconde Guerre mondiale, lors dusiège de Leningrad, plusieurs de ses collèguesse sont laissés mourir de faim en la proté-geant des pilleurs.

Par ailleurs, entre ses expéditions decollecte de graines et de matières végétales,

EDWARD E. FARMER

La collection d’égilopes est entreposée dans un sous-sol de l’Institut. Les moyens actuelspermettent sa conservation mais la recherche est ralentie. Auparavant, elle comportaitmême des tests de farines. 2014

Lors d’une expédition en 1929, Vavilov découvre les forêts de pommiers sauvages de la région d’Almaty, au Kazakhstan. Almaty était anciennement Alma Ata, qui signifie littéralement «grand-père pomme». Aujourd’hui, ces forêts sont menacées par l’urbanisation. 2015

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Vavilov réorganisait activement les stationsde recherche et les collections de semencesde toute la Russie. À un moment donné,l’Institut pour l’industrie végétale de toutel’Union, qu’il dirigeait, comptait 20000 per-sonnes et des stations expérimentales dis-persées dans de nombreuses régions,d’Astrakhan jusqu’à Krymsk et Volgograd.Les semences d’environ 200000 variétés deplantes y étaient conservées. Mais l’InstitutVavilov des ressources génétiques végétales(autrement appelé le VIR) n’est pas qu’unebanque de graines. C’est un centre de re -cherche profondément influencé par l’ap-proche scientifique de son initiateur, touteempreinte de curiosité, d’ouverture d’esprit

et de passion. Vavilov était l’essence du scien-tifique. Très tôt, son intense activité de cher-cheur le mena à établir une nouvelle loi.

Vavilov et sa loi. Au cours de leur carrière,peu de scientifiques formulent une nouvelleloi. Ce fut pourtant le cas de Vavilov, qui, à33 ans, publia sa «loi des séries homologues»:s’il existe dix variétés d’une même espèce,variant par un certain nombre de caractères(taille de la plante ou des feuilles, temps defloraison, etc.), alors une espèce apparentéed’une autre région aura probablement desvariétés avec des caractères similaires. Ceprincipe très simple est d’une grande impor-tance, tant en agronomie que dans d’autres

champs. Si vous découvrez une espèce de poisqui résiste à la sécheresse et produit desgrains larges et nutritifs, il est fort probableque vous puissiez trouver une autre espècecomparable à un autre endroit de la planète.Imaginez à quel point cette découverte estutile, surtout si vous avez la possibilité devoyager dans le monde entier pour trouverde nouvelles variétés de plantes! Tout commeses brillants écrits, cette loi permit à Vavilovd’acquérir une solide réputation.

L’agronome n’a jamais rédigé un motinutile. Son article sur l’utilisation de l’im-munité fongique dans la génétique et la sys-tématique, publié dans le Journal of Geneticsen 1914, en est un parfait exemple. En anglais,

c’est-à-dire dans une langue étrangère, lescientifique de 26 ans y discute de la possi-bilité que des souches spécifiques de cham-pignons pathogènes soient utilisées dans destests simples et puissants pour distinguer desplantes d’espèce voisine. À partir d’exemplesconcrets, il démontre que de simples testsgénétiques d’infection peuvent servir à iden-tifier des espèces céréalières plus efficacementque les autres méthodes. Ceci est utile nonseulement pour distinguer des variétés deculture, mais aussi pour dépister et sélec-tionner des plantes résistantes. À la fin deson article, Vavilov fait une brillante analo-gie avec la chimie: «de même que pour dessubstances réactives en chimie, l’exactitude

La station de Maïkop, dans le Caucase, abrite un verger de 3500 pommiers, espèces locales ou provenant de diverses régions du monde. Des variétés sauvages y sont aussi sauvegardées. La responsable du verger en prend soin depuis plus de quarante ans. 2014

Les blés provenant des stations de recherche sont étudiés puis stockés à l’Institut à Saint-Pétersbourg. Cette banque de graines est riche d’environ 50000 variétés. 2012

La recherche a lieu aussi in situ, comme ici dans les champs de Botanica, la station du Kouban, au sud de la Russie, près de la mer Noire. 2014

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des réactions fongiques doit être étudiéeavant de les utiliser à des fins génétiques».S’il avait continué à étudier les maladies fon-giques dans cette perspective, Vavilov auraitsans doute pu déterminer la base génétiquede la fonction génique de la résistance desplantes, bien avant qu’elle ne soit publiéepar H.H. Flor aux États-Unis, dans les an -nées 1940.

Vavilov le généticien. L’agronome russene voyageait pas seulement pour collecter dumatériel végétal. Il était aussi l’un des raresaspirants généticiens de l’époque. En 1913,Vavilov a 26 ans. Avant le début de la SecondeGuerre mondiale, il rejoint l’Angleterre pourtravailler avec celui qui, une décennie plustôt environ, a inventé le terme «génétique»:William Bateson. Celui-ci aura une grandeinfluence sur Vavilov, de même que le géné-ticien américain Thomas Hunt Morgan, qu’ilvisite en 1921, au cours d’un séjour intensifaux États-Unis. Le fait qu’il se déplace pouréchanger avec ces sommités et qu’elles-mêmesacceptent de le rencontrer en dit long. Vavilovavait une inclination particulière pour ledarwinisme, qu’il conjuguait avec une pro-fonde compréhension de la génétique. «Paressence, la reproduction est l’intrusion del’homme dans le développement naturel desformes végétales et animales ; en d’autrestermes, la reproduction est l’évolution gui-dée par la volonté humaine.» L’idée sous-jacente ici était de baser la culture denouvelles variétés de plantes sur les plussolides fondations scientifiques.

La génétique était et demeure un sujetbrûlant. Toutefois, lorsque Vavilov était danssa vingtaine, c’était une science très neuveet seule l’élite scientifique pouvait y accéder,ce qui lui causa de sérieux problèmes par lasuite. Provenir d’une famille aisée et appar-tenir à l’élite intellectuelle étaient déjà trèsnégatif pour Staline. De plus, la «génétique»était intimidante, même pour beaucoup debiologistes et d’agronomes. Il était plus simplede supposer ou d’accepter (surtout si vousn’aviez pas parcouru le monde) que lesplantes et les animaux poussaient différem-ment en fonction des environnements danslesquels ils se trouvaient. Mu par sa grandeambition de faire progresser l’Union sovié-tique, Staline préférait l’approche simplistede Trofim Lyssenko, selon laquelle l’exposi-tion à des agents comme le froid ou la cha-leur pouvait influencer l’adaptabilité descultures à de nouvelles régions. Ceci étaitélémentaire, mais faux. Pour la plupart desorganismes, l’adaptation à des conditionsparticulières dépend davantage des gèneshérités de leurs parents que de l’environne-ment auquel ils sont exposés. C’est en toutcas ce qui se passe pour les plantes. (…)

Plus il y a de variétés végétales dispo-nibles, plus on peut procéder à des croise-ments et exploiter de traits nouveaux etbénéfiques, comme la résistance à la séche-resse ou aux températures extrêmes notam-ment. L’issue d’un croisement de deuxorganismes parents est reproductible, précisé-ment parce que les gènes jouent un rôle trèsimportant dans la manière dont les orga-nismes croissent et fonctionnent. Cependant,c’est toujours un défi pour la génétique deprédire l’issue du premier croisement decertaines variétés de plantes et d’animaux.Parfois, de nouveaux traits apparaissentfortuitement. En botanique, cela peut se pro-duire même si deux variétés sont d’appa-rence similaire. Vavilov écrivait: «les analysesgénétiques démontrent qu’une uniformitéextérieure peut recéler un grand potentielde variabilité». Ainsi, pour tester la perfor-mance d’une nouvelle variété sous diffé-rentes conditions, on peut aussi la croiser etla tester à nouveau sous ces mêmes condi-tions. La sélection des plantes basée sur lagénétique est un travail lent et méticuleux,qui fournit la plupart de notre nourriture.C’est en grande partie l’action de l’InstitutVavilov.Une partie de la collection de blés de l’Institut. 2012

L’Institut développe également un herbier riche de 300000 végétaux du monde entier. 2012

Un des nombreux portraits de Nicolaï Vavilov. Ici sur des tiroirs de fiches. 2012

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Les voyages de Vavilov. Même selonles standards modernes, on peut dire queVavilov a voyagé intensément. Son objectifétait d’observer les pratiques agricoles et decollecter des graines et des plantes à diffé-rents endroits du globe. Ses voyages étaientde véritables aventures: il a vu les bouddhasexcavés de Bamiyan en Afghanistan, souffertde la malaria à Damas, rencontré Rastafari(Haïla Selassié) en Abyssinie… L’enthou -siasme et la passion qui animaient ses expé-ditions apparaissent clairement dans seslettres à ses collègues, traduites par IgorLoskutov. Dans l’une d’elles, envoyée duPérou en 1932, il écrit : «Il existe une sacréemultitude d’espèces sauvages, mais je n’avaisjamais vu une telle pomme de terre cultivée,tant je méconnais encore les “fourneaux dela création” […] je collecte tout […] j’ai en -voyé 6 colis de 5 kg chacun. Je ne peux pasm’empêcher de les envoyer […]. Dans lesCordillères, je cherche l’essence des plantescultivées et des variétés végétales ; dans unmois, j’étudierai le futur de l’agriculturemondiale en Argentine et au Brésil. J’aihâte.» Vavilov était toujours pressé.

Ses voyages n’ont pas seulement permisde rapporter des graines de pays reculés.Alors qu’il voyageait pour récolter des ma -tières végétales précieuses, Vavilov était aussicapable de lire l’histoire de l’humanité à tra-vers les champs et les fermes. «Pour devenirl’expert d’une plante, écrit-il, un producteurdoit la concevoir dans son développementhistorique et géographique et trouver lespropriétés qui la différencie le plus lorsqu’elleinteragit avec son environnement.» Les sé -jours de Vavilov dans l’ouest de la Russie l’ontbeaucoup renseigné sur l’origine des plantescultivées en Europe. Concernant l’Espagne,il écrit: «L’influence des plantes cultivées parles Romains, les Phéniciens, les Égyptienset les Arabes peut être précisément relatée.L’Espagne a, pour ainsi dire, absorbé toute

«Chaque variété est cultivée dans au moins deux stations éloignées géographi-quement et caractérisées par des climats différents, et ceci pendant trois ansd’affilée. Les récoltes sont ensuite mesurées individuellement et comparéesquantitativement et qualitativement. Grâce à ces études, il est possible de définirles variétés les mieux adaptées aux différents climats. Afin de comprendrecomment s’expriment naturellement les variétés, l’Institut Vavilov intervientle moins possible dans leur culture. Ainsi, celles-ci ne sont en général pasdésherbées et les arbres fruitiers ne sont pas taillés. Il est alors possible deconnaître leur forme naturelle et leur rendement spontané.

L’entretien des collections est en soi un travail colossal : la valeur germi-native des semences doit être testée régulièrement. Si le taux de germinationdiminue, les variétés sont cultivées et de nouvelles semences sont récoltées.L’intervalle de temps entre deux cultures dépend de l’espèce et varie entre deuxet dix ans. Cependant, les pommes de terre doivent être cultivées chaque année.De la conservation longue durée est également réalisée par cryogénie, en re -froidissant les semences à très basse température. Elles sont conservées dansdes banques de graines dont le contenu nécessite, contrairement aux coffres-forts d’une banque, des soins réguliers et systématiques.

Les chiffres donnent le tournis: la base de données de l’Institut Vavilovcom prend 230000 variétés et espèces confondues. Pour ne donner que quelquesexemples, il cultive 1000 variétés de fraises, 800 variétés de cassis, 3300 de raisins.Rien que dans la station la plus septentrionale, à Apatity, près de Murmansk,2800 variétés de pommes de terre sont maintenues. »

François Felber, dans Les Graines du monde.

La salle des herbiers de l’Institut. 2014

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l’agriculture européenne et, dans une certainemesure, l’a retravaillée pour créer ses propreset nouvelles variétés.» Ainsi, les cultures quise succèdent dans une région influencent saproduction végétale et l’histoire dépend elle-même souvent de l’évolution de l’agriculture.

La recherche de l’origine des plantescultivées fut l’objet d’un effort constant et lefil conducteur de toute la carrière de Vavilov.Son statut de généticien et son intérêt pourl’évolution expliquent en partie son travailultérieur. C’est dans ses articles et dans seslivres publiés entre 1926 et 1940 que son ou -verture d’esprit apparaît le plus clairement.Tous ses voyages lui ont permis de compléter

ses connaissances et d’avoir une large visiondes origines de la domestication des plantes.Il était le second scientifique d’importanceà traiter ce sujet. Alphonse De Candolle avaitpublié Origine des plantes cultivées dès 1883à Genève. Il est intéressant de comparer lesapproches des deux chercheurs. Le livre deDe Candolle est paru des décennies aprèsL’origine des espèces de Darwin. Et il faudraattendre des dizaines d’années encore avantqu’on comprenne vraiment ce qu’est la géné-tique. De Candolle n’a pas réussi à formulerune synthèse globale de l’origine des plantescultivées : son livre était surtout une liste deplantes et de leurs origines probables. Aucontraire, l’œuvre de Vavilov sur le sujet est

véritablement synthétique: des listes deplantes cultivées y sont organisées de manièreà faire apparaître leurs «centres d’origine».

La première conclusion à laquelle abou-tit Vavilov est édifiante: «une seule partie,étroite, des continents terrestres a joué unrôle majeur dans l’histoire de l’agricultureglobale» et celle-ci a fourni la plupart desplantes qui nous font vivre. Ses théories surl’origine des cultures ont largement résisté àl’épreuve du temps et seuls des changementsmineurs ont été apportés depuis. En 1940, ilavait déjà identifié sept centres principauxd’origine des plantes cultivées. La liste encompte huit aujourd’hui, avec, d’est en ouest:la Chine et la Corée; l’Inde; la Birmanie et la

Malaisie; l’Asie centrale; l’Éthiopie; le Moyen-Orient; le bassin méditerranéen; le Mexiqueet l’Amérique centrale. Son œuvre est riche denombreux enseignements. Ainsi, un nombreimportant de plantes cultivées (le soja n’enn’étant qu’un exemple) sont originaires desrégions montagneuses du centre et de l’ouestde la Chine et, d’un point de vue général, laplupart des végétaux qui nourrissent aujour -d’hui l’Occident sont originaires de l’Est.

«Pour comprendre l’évolution et guiderscientifiquement nos travaux de sélectiondes plantes, écrit Vavilov, même en ce quiconcerne nos cultures principales, commele maïs, le blé ou le coton, il nous faut nousrendre dans les pays agricoles les plus an -

Sur les hauts du delta de la Volga, la station d’Astrakhan n’est aujourd’hui exploitée que sur une faible partie de son territoire. Des serres ne demeurent que leurs structures. Une quinzaine de personnes y regénèrent encore des centaines de variétés de cucurbitacés. 2016

Pour éviter des contaminations qui fausseraient les résultats des recherches, les chercheurs de la station de Pouchkine, près de Saint-Pétersbourg, ont isolé les plants avec des sachets en papier.

Les griottes sont une des spécialités de la station proche de Vladivostok. On y trouve 25 variétés arbustives. 2014

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ciens.» Connaître l’origine de nos culturesagricoles nous permet de localiser les régionssusceptibles d’en abriter de nombreusesvariétés. En partant de ces richesses végé-tales, on peut produire d’autres variétés entestant chaque fois de nouveaux traits utiles.«Au début d’un travail de reproductionvégétale, il est nécessaire, dans un premiertemps, d’utiliser autant que possible le maté-riel local et d’en sélectionner les formes lesplus productives et intéressantes.» Alors, onpeut tenter d’introduire de nouvelles variétésplus lointaines dans le programme de sélec-tion. Ces variétés se trouvent surtout au-delàde l’Eurasie du Nord: «Ni les botanistes, ni lesagronomes, ni les sélectionneurs n’ont véri-

tablement réussi à saisir l’essence de l’inépui-sable richesse de nos ressources mondialeset même celle des plantes cultivées…»

Découvrir que seules certaines partiesdu monde étaient les centres d’origine desplantes cultivées a permis à Vavilov de seposer d’autres questions. Par exemple: qu’est-ce qui entrave le transfert de plantes d’unerégion à une autre? Dans certains cas, il peuts’agir de la latitude, qui détermine la duréedu jour, elle-même agissant sur la floraison.«Les terres natales principales produisantla majorité des plantes cultivées sont lesmontagnes et les contreforts subtropicauxet tropicaux, se caractérisant par des jour-nées courtes, qui – pour ainsi dire – empê-

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chent le transfert des plantes vers le nord.»Par conséquent, une partie du défi de la re -production végétale est de sélectionner desplantes qui sont strictement adaptées à desrégions particulières. Une plante qui seraittransportée vers le nord depuis des régionsméridionales pourrait ne plus fleurir à labonne période. Ceci est plus simple aveccertaines plantes qu’avec d’autres. Ainsi, lesplantes qui étaient importées en Union sovié-tique par Vavilov et ses équipes devaient êtreadaptées, à travers la sélection, aux condi-tions locales. C’est pourquoi, beaucoup destations de reproduction étaient nécessairespour couvrir les différents climats de laRussie. Vavilov a ramené dans son pays unequantité innombrable de plantes et les aintroduites dans d’intensifs programmes desélection, dont beaucoup sont toujours enplace au sein des différentes stations expé-rimentales de l’Institut en Russie. Commeen son temps, ces collections sont toujoursgardées par une armée silencieuse d’agro-nomes dévoués.

Bien que Vavilov se soit focalisé sur lesplantes cultivées, il appréciait nettement l’im -portance des plantes sauvages. Il écrit : «Lenombre important de plantes sauvages qu’onutilise en Chine en plus des plantes cultivéesexplique, dans une certaine mesure, pour-quoi des centaines de millions de personnespeuvent subsister là-bas.» Ces mots ont étéécrits des années avant que le «Grand Bonden avant» de Mao conduise à une faminedévastatrice et cause des dommages massifset irréversibles qu’on infligea à l’environne-ment naturel du pays. Aujourd’hui, en Chineet ailleurs dans le monde, il est plus difficilede trouver suffisamment de plantes sauvagespour s’alimenter. Nous dépendons de plusen plus des cultures. Mais il y a une seconderaison à valoriser les plantes sauvages – enparticulier celles que nous considérons comme

des mauvaises herbes. Comme Vavilov l’a dé -couvert, certaines d’entre elles sont progressi-vement devenues des plantes cultivées. Vavilovles distinguait des cultures primaires que sontle blé, le maïs, le soja et le coton. Il écrit: «Unsecond groupe rassemble les cultures consi-dérées comme secondaires. Il s’agit de plantesqui ont été cultivées suite à l’infestation descultures primaires par des mauvaises herbes.»L’histoire de la naissance du seigle, telle quel’a révélée Vavilov, montre comment unenouvelle culture peut émerger «par accident»pendant la culture d’une plante différente.

Le seigle est né de l’irruption d’une mau-vaise herbe dans les champs de blé. Au dé -part, cette herbe avait de petits grains, quin’avaient presque aucune valeur pour les êtreshumains. À cause de variations génétiquesmineures, un certain nombre de grains deseigle étaient toujours plus petits ou plus grosque la moyenne. Ainsi, à chaque récolte deblé, quelques-uns des gros grains de seigleétaient semble-t-il collectés avec les grainsde blé. Cela ne dépendait pas seulement dela taille des grains de seigle, mais aussi de lastature du seigle entier et de sa durée defloraison. Plus ses traits étaient similaires àceux du blé, plus il était accidentellementpropagé. Petit à petit, les êtres humains ontdû inconsciemment sélectionner les plantsde seigle qui produisaient des grains utiles.Grâce à cette sélection humaine, le seigle s’estprogressivement comporté comme la plantequ’il avait contaminée. Un jour, quelqu’una dû découvrir que les grains de seigle pou-vaient être utilisés pour faire du pain. Ceprocessus global de sélection humaine in -consciente menant à de nouvelles formes estconnu comme le «mimétisme vavilovien».Il y a plus d’exemples encore, certains d’entreeux ayant été découverts par Vavilov lui-même et ses collègues. Les cultures peuvent

La station de Volgograd est spécialisée dans les légumes. Pour séparer la graine de son enveloppe, pas de machine : on souffle sur le tamis. 2016.

Gerbe de blé sur un bureau de la station de Derbent, au Daghestan. Vavilov a choisi le lieu pour son climat difficile, propice à certaines maladies comme le mildiou. 350 variétés de raisins sont encore cultivées en pleine terre malgré la forte baisse de moyens. 2016

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sans doute se développer de diverses ma -nières, mais l’histoire des modestes originesdu seigle souligne l’importance de la bio -diversité: les mauvaises herbes d’aujourd’huipourrait devenir les cultures de demain.

Vavilov a vécu et travaillé à différentespériodes de pénurie alimentaire et de famine.La plus importante fut celle de 1929-1932,qui dévasta l’Ukraine et différentes répu-bliques soviétiques. Elle était le résultat del’idéologie, comme l’avait été une famineantérieure en Ukraine en 1920. Vavilov lui-même dut endurer la privation de nourritureplusieurs fois dans sa vie et il mourut de faimen prison en 1943, alors qu’il avait œuvrétoute sa vie pour protéger la société de cefléau. C’est toujours un des objectifs del’Institut Vavilov, qui travaille activement àla recherche sur un nombre important deplantes cultivées, qu’elles soient majeuresou moins connues.

Une grande variété de plantes est cultivéeau VIR. Beaucoup d’entre elles sont instanta-

nément reconnaissables, tant elles sont im -portantes dans notre alimentation: maïs, blé,riz, pommes de terre. Pour la plupart d’entrenous qui vivons en dehors de l’Afrique équa-toriale et de certaines zones d’Amérique duSud, ces denrées sont notre principale sourcede carbohydrates. «Trouver des concurrentsaux céréales que nous connaissons aujour-d’hui ne serait pas facile : remplacer le blé,le riz et le maïs par d’autres cultures est trèsdifficile, écrit Vavilov.» Cependant, nous nepouvons pas nous permettre de dépendretrop lourdement d’une ou de quelques es -pèces de plantes et il y a encore beaucoupd’espèces que nous n’avons pas encore uti-lisées: «Des dizaines, voire des centaines deplantes cultivées poussent encore unique-ment là où elles se sont développées et n’ontjamais été utilisées par les Européens.» Beau -coup de ces plantes ont été préservées etexaminées à l’Institut Vavilov. Leur valeurest inestimable.

Même lorsque tout va bien, à n’importequel endroit de la planète, les conditions de

vie peuvent changer rapidement. Une nou-velle maladie peut apparaître ou, en l’espacede quelques années, il peut faire plus chaudou plus sec. Au cours de l’histoire, on n’ajamais été à l’abri d’une mauvaise récolteou de la faim. Les famines causées par lasécheresse, la chaleur ou le froid ont été sifréquentes qu’il est impensable qu’elles n’ap -par tiennent qu’au passé. Ainsi, on est en droitde se demander où, dans le futur, nousserons susceptibles de trouver des culturescapables de résister à la chaleur ou decroître avec un minimum d’eau. Il est fortprobable que l’Institut Vavilov ait une partiedes réponses entre ses mains et il n’est pasexagéré de dire que ces collections consti-tuent une part importante des richessesagricoles mondiales. Si celles-ci sont correc-tement gérées, elles seront les gardiennesdes famines futures. Dans cette optique, lesmots de Vavilov devraient nous inspirer uneattitude globale à l’égard du monde végétal.Il y a cent ans, au cours d’une conférence àses étudiants, Vavilov affirmait : «dans un

futur proche, l’homme sera capable de syn-thétiser des formes complètement inimagi-nables dans la nature». Vavilov avait déjàcommencé à prévoir la «biologie synthé-tique», un champ de la recherche qui com-mence simplement à émerger. Clairement,les technologies agricoles émergeantes conti-nuent d’augmenter la valeur des richessesvégétales du VIR, et fournissent des voiestrès diverses de les utiliser.

Cependant, comme les conditions faisantéchouer une culture peuvent convenir à uneautre, nous devons avant toute chose par-tager les conceptions de Vavilov sur l’impor-tance de la biodiversité. La valeur des trésorsdu VIR réside avant tout dans la forte diver-sité de leurs collections de plantes. Toutesces variétés doivent être conservées active-ment – même celles qui paraissent sous-productives dans les conditions actuelles.Ces plantes nous sustenteront lorsque letemps viendra à changer.

Traduit de l’anglais par Céline Muzelle

Dans la station d’Apatity, au-delà du cercle polaire, les scientifiques étudient l’adaptation des graminées au froid pour fournir du fourrage au bétail. Dans ces zones, on ne compteque 60 jours par an sans gel. 2015

À Krymsk, à 200 kilomètres de Krasnodar, on trouve l’une des plus grandes stations de l’Institut, avec 1800 hectares de vergers et de cultures de petits fruits. Quelque 600 variétés de fraises y sont cultivées avec des techniques différentes. Tout à gauche, un coup de froid a modifié la croissance de cette fraise. 2016

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Ces bouquets d’avoine sont entreposés dans un laboratoire de la station d’Apatity. Tout au long de de la croissance des céréales, on étudie leur tonicité, leur taille et celle des épis, le nombre de grains. 2015

«Voyage vers»

Exposition de Mario del Curto sur le jardin, alimentaire ou ornemental,scientifique ou artistique, campagnard ou urbain, jardin patrimonial d’antan ou jardin politique d’aujourd’hui.Près de 200 photographies prises depuis 2012 sur les cinq continents

Galeries de Forum MeyrinLe Cairn, villa du Jardin alpinJardin alpin, Meyrin

du 24 septembre au 1er décembre 2016vernissage samedi 24 septembre,dès 17h au Cairn, 18h30 dans les Galeries de Forum Meyrin

Parmi les rendez-vous proposés

Rencontres et conférences pour la sortie du livre Les Graines du mondeForum Meyrin, mardi 18 octobre dès 18h30

Rencontre avec l’Institut Vavilov, ses responsables et son collectif de soutienLe Cairn, villa du Jardin alpin, mercredi 19 octobre de 14h à 17h

www.meyrinculture.ch

Le texte d’Edward E. Farmer et la plupart des photographies de ces pages sont extraits de

Les Graines du mondePhotographies de Mario del CurtoTextes de François Felber, Edward E. Farmer, Gary Nabhan et al.Disponible en français et en anglaisTill Schaap Edition, 2016env. 250 photographies, 320 pages

En librairie le 18 octobrewww.tillschaapedition.ch