les horizons de la grande vitesse: le tgv, une innovation

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HAL Id: tel-00720552 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00720552 Submitted on 24 Jul 2012 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entiïŹc research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinĂ©e au dĂ©pĂŽt et Ă  la diïŹ€usion de documents scientiïŹques de niveau recherche, publiĂ©s ou non, Ă©manant des Ă©tablissements d’enseignement et de recherche français ou Ă©trangers, des laboratoires publics ou privĂ©s. Les horizons de la grande vitesse : Le TGV, une innovation lue Ă  travers les mutations de son Ă©poque Olivier Klein To cite this version: Olivier Klein. Les horizons de la grande vitesse: Le TGV, une innovation lue Ă  travers les mutations de son Ă©poque. Economies et ïŹnances. UniversitĂ© LumiĂšre - Lyon II, 2001. Français. tel-00720552

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Page 1: Les horizons de la grande vitesse: Le TGV, une innovation

HAL Id: tel-00720552https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00720552

Submitted on 24 Jul 2012

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinĂ©e au dĂ©pĂŽt et Ă  la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publiĂ©s ou non,Ă©manant des Ă©tablissements d’enseignement et derecherche français ou Ă©trangers, des laboratoirespublics ou privĂ©s.

Les horizons de la grande vitesse : Le TGV, uneinnovation lue Ă  travers les mutations de son Ă©poque

Olivier Klein

To cite this version:Olivier Klein. Les horizons de la grande vitesse : Le TGV, une innovation lue Ă  travers les mutationsde son Ă©poque. Economies et finances. UniversitĂ© LumiĂšre - Lyon II, 2001. Français. ïżœtel-00720552ïżœ

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Université LumiÚre Lyon 2Faculté de Sciences Economiques et de Gestion

LES HORIZONS DE LA GRANDEVITESSE

Le TGV, une innovation lue Ă  traversles mutations de son Ă©poque

Olivier KLEIN

ThĂšse pour le doctorat en Sciences EconomiquesMention Economie des transports

Présentée et soutenue publiquement le 09 novembre 2001

Jury :

‱ Michel BASSAND, Professeur – Ecole FĂ©dĂ©rale Polytechnique de Lausanne

‱ Yves CROZET, Professeur – UniversitĂ© LumiĂšre Lyon 2

‱ Patrice FLICHY, Professeur – UniversitĂ© de Marne-la-VallĂ©e (Rapporteur)

‱ Guy JOIGNAUX, Directeur de Recherches – INRETS (Rapporteur)

‱ François PLASSARD, Directeur de Recherches – CNRS (Directeur de thùse)

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Sommaire ❘ 3

SOMMAIRE

INTRODUCTION GÉNÉRALE

1 Transport, économie et société : évolution des représentations

2 Proposition pour une approche non-déterministe de la relation transport-société

PREMIÈRE PARTIE : PRENDRE LA MESURE DE LA GRANDE VITESSE

CHAPITRE 1 : PLUS VITE

1.1 L’accĂ©lĂ©ration des hommes

1.2 L’accĂ©lĂ©ration de la terre

CHAPITRE 2 : ... PLUS HAUT

2.1 La vitesse différencie les réseaux

2.2 Vitesse et hiérarchisation spatiale

2.3 D'autres concordances de hiérarchies

CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE

Deuxiùme Partie LES MUTATIONS DE L’ÉPOQUE DE LA GRANDE VITESSE

Chapitre 3 L'ÉPUISEMENT DU FORDISME

3.1 Les limites du développement fordiste

3.2 L’épuisement du fordisme, c’est aussi la naissance du TGV

3.3 Tourner la page du fordisme ?

chapitre 4 VERS UNE SOCIÉTÉ DE L’INFORMATION ?

4.1 L'information au coeur du systĂšme productif

4.2 La société de communication : quels fondements ?

4.3 Le TGV : un mĂ©dia de l’information

Chapitre 5 VERS UNE SOCIÉTÉ GLOBALE ?

5.1 Une cohérence globale

5.2 Des dynamiques globales

5.3 La grande vitesse : une vitesse globale ?

Troisiùme partie DE L’ORGANISATION PRODUCTIVE À L’USAGE DE LA GRANDE VITESSE

Chapitre 6 LES ORGANISATIONS PRODUCTIVES EN MUTATION :ENTRE INTÉGRATION/AUTONOMIE ET TAYLORISME FLEXIBLE

6.1 Des dynamiques organisationnelles multiples

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4 ❘ Sommaire

6.2 Un double mouvement d'intégration et d'autonomie

6.3 Intégration organisationnelle et autonomie des structures ne sont pas seules aumonde

Chapitre 7 GRANDE VITESSE ET TEMPS SOCIAUX

7.1 Le temps industriel

7.2 Au-delà du temps industriel, d’autres rythmes contemporains

7.3 Temps sociaux et mobilité

Quatriùme partie MÉTROPOLISATION DE L’ESPACE PRODUCTIF : CONCENTRATION ETDIFFUSION

Chapitre 8 LES DYNAMIQUES MULTIPLES DE L’ESPACE PRODUCTIF

8.1 Concentration ou diffusion

8.2 Les analyses territoriales : l’espace au-delĂ  des jeux de marchĂ©

Chapitre 9 MÉTROPOLISATION ET GRANDE VITESSE

9.1 La ville globale

9.2 La grande vitesse, métropolitaine ?

CONCLUSION GÉNÉRALE

BIBLIOGRAPHIE

TABLE DES TABLEAUX ET ILLUSTRATIONS

TABLE DES ENCADRÉS

TABLE DES MATIÈRES

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Introduction ❘ 7

INTRODUCTION GÉNÉRALE

La construction des grandes infrastructures de transport relĂšve toujours d’une dĂ©cisionde la CollectivitĂ©. Les raisons d’une telle implication publique sont multiples, tout autantcontemporaines qu’historiques. Si les considĂ©rations liĂ©es au dĂ©placement des troupes vers lesfrontiĂšres ne sont pas aussi systĂ©matiquement dĂ©terminantes que sous la TroisiĂšmeRĂ©publique, d’autres arguments maintiennent ou renforcent au contraire le rĂŽle de lapuissance publique. On n’en citera que deux pour Ă©tayer cette Ă©vidence. La premiĂšre tient aumontant toujours Ă©levĂ© des capitaux Ă  mobiliser pour la rĂ©alisation de tels Ă©quipements. Nonseulement l’Etat-banquier est souvent lui-mĂȘme financeur de ces investissements, mais sonseul rĂŽle de rĂ©gulateur implique son intervention. Une autre considĂ©ration tient Ă  l’importanteconsommation d’espace qui accompagne toujours de telles constructions. Source de litigesfinanciers, mais aussi symboliques et politiques, ces expropriations ne pourraient guĂšres’opĂ©rer sans une mise en jeu de la lĂ©gitimitĂ© de la puissance publique.

Pour nĂ©cessaire qu’il soit, cet engagement direct porte en lui une exigence dejustification des Ă©quipements envisagĂ©s. Que l’Etat use de son pouvoir pour faire seconcrĂ©tiser certains projets et, Ă©ventuellement, en repousser d’autres, implique aussi que lacollectivitĂ© sache mettre en scĂšne l’intĂ©rĂȘt de tel ou tel investissement. Des gĂ©nĂ©rationsd’hommes politiques se sont alors employĂ©es Ă  produire des discours de lĂ©gitimation deschoix d’infrastructure. Ceux-ci sont longtemps demeurĂ©s fondĂ©s dans une vĂ©ritable foi en leprogrĂšs : puisqu’il dĂ©senclavait les campagnes, y apportant par-lĂ  sa modernitĂ©, le chemin defer serait source de richesse. Plus tard, aprĂšs l’exode rural auquel le chemin de fer n’est pasĂ©tranger, c’est surtout aux zones urbaines qu’elle reliait que l’autoroute devait porter laprospĂ©ritĂ©.

Puis le discours a dĂ» se complexifier. L’Etat a fait de « l’amĂ©nagement du territoire »l’une de ses prĂ©rogatives importantes dans la seconde moitiĂ© du XXe siĂšcle. Du mĂȘme coup, ila dĂ» s’efforcer de rationaliser la justification de ses choix en matiĂšre de transport, appelanttechniciens, puis scientifiques pour l’étayer. Dans un contexte de dĂ©centralisation politique, ila perdu le monopole de la construction et de la mise en scĂšne de la lĂ©gitimation (OLLIVIER-TRIGALO, 2000). Dans un contexte socio-Ă©conomique de plus en plus multiforme, le contenumĂȘme du discours s’est trouvĂ© de plus en plus frĂ©quemment mis en doute. Les certitudesdĂ©terministes selon lesquelles on pouvait invoquer les « effets » d’une infrastructure detransport comme on peut Ă©voquer le rĂ©sultat d’une addition se sont peu Ă  peu Ă©moussĂ©es.

Chacun, institutions, responsables politiques, techniciens et scientifiques, s’est dĂšs lorsattachĂ© Ă  reconstruire un discours plus pertinent, mieux adaptĂ© aux rĂ©alitĂ©s du moment. Encherchant Ă  mieux comprendre comment l’offre de transport ferroviaire Ă  grande vitesses’insĂšre dans la sociĂ©tĂ© contemporaine, le prĂ©sent travail s’inscrit dans ce mouvement. Ils’inscrit Ă©galement dans l’histoire d’une Ă©quipe de recherche qui depuis presque trente ans etses premiers travaux sur l’observation des transformations induites par une autoroute sur leszones traversĂ©es, a cherchĂ© Ă  renouveler mĂ©thodes et analyses autour des liens entre transportet sociĂ©tĂ©.

C’est dans ce contexte particulier que la mise en service de la premiùre ligne TGV entreParis et Lyon a permis au Laboratoire d’Economie des Transports de mettre en pratique,

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8 ❘ Introduction

depuis le dĂ©but des annĂ©es 80, les propositions mĂ©thodologiques qu’il avait pu avancer pourrompre avec le dĂ©terminisme des « effets structurants ». C’est Ă  travers cette antĂ©rioritĂ© ques’explique le choix de traiter de la grande vitesse ferroviaire. C’est plus largement sur cetteexpĂ©rience et les rĂ©sultats accumulĂ©s depuis que repose le prĂ©sent travail. Il s’inscrit dans lacontinuitĂ© de l’effort initiĂ© alors visant Ă  renouveler les reprĂ©sentations de la relationtransport-espace, ou mĂȘme transport-sociĂ©tĂ©. On verra en effet que ces reprĂ©sentations ontlargement Ă©voluĂ©es. De plus en plus s’impose le prĂ©cepte selon lequel une transformation del’offre de transport est d’abord le produit d’une sociĂ©tĂ© avant, Ă©ventuellement, de participer enretour Ă  son Ă©volution. Cependant, la mise en pratique de cette hypothĂšse, en matiĂšred’évaluation des grands investissements dans le champ des transports notamment, montreencore de sĂ©rieuses limites. En proposant d’en Ă©largir le cadre d’analyse, ce travail entendcontribuer Ă  les repousser.

1 Transport, économie et société : évolution desreprésentations

On peut distinguer trois grandes Ă©tapes dans l’évolution des reprĂ©sentations de la placede l'offre de transport dans l'Ă©conomie et la sociĂ©tĂ© : partant d'une vision parfaitementdĂ©terministe – l'offre de transport dispensatrice de richesse (1.1), on observe ensuite unepremiĂšre tentative pour se libĂ©rer de ce mĂ©canicisme trop pesant – l'offre de transport Ă valoriser par les acteurs (1.2). C'est en essayant de tirer parti des lacunes de ces dĂ©marches quel’on propose de plus en plus frĂ©quemment d'adopter un cadre conceptuel plus contemporain(1.3). Quand bien mĂȘme elles sont prĂ©sentĂ©es ici dans leur ordre d'apparition, il convient deprĂ©ciser dĂšs Ă  prĂ©sent qu’il n'y a pas, d'une Ă©tape Ă  l'autre, de chronologie prĂ©cise. Il n'y asurtout pas remplacement d'une reprĂ©sentation par une autre, mais plutĂŽt concurrence,empilement, articulation et mĂȘme complĂ©mentaritĂ© suivant des modalitĂ©s variĂ©es quidĂ©pendent des discours et des pratiques qu'elles fondent.

L'offre de transport comme dispensatrice de richesse

En ouvrant les marchés, en permettant la production et les échanges, le transport est unesource de richesse en toutes circonstances et pour tous. Dans ce cadre, les effets del'amélioration de l'offre de transport apparaissent de maniÚre automatique. En ce sens, l'offrede transport constitue un actif économique, puisqu'elle produit des richesses, générique,puisqu'elle est à la disposition de tous. Voilà exposée briÚvement la premiÚre représentationque l'on peut repérer concernant l'appréhension des liens entre transport et société.

Cette reprĂ©sentation est largement prĂ©gnante dans les discours politiques. Les dĂ©batsrĂ©cents qui ont agitĂ© le microcosme français autour de la nĂ©cessitĂ© de rĂ©aliser une ligneferroviaire Ă  grande vitesse entre Paris et Strasbourg en fournissent, aprĂšs de multiples autres,un exemple Ă©difiant. Jean-Marc OFFNER (1993) a dĂ©jĂ  soulignĂ© que « le paradigme de lacausalitĂ© linĂ©aire [
] a bonne presse parce qu’il permet de dire des choses simples, de fournirdes explications univoques ». L'analyse du fonctionnement du discours politique et de sonbesoin de simplismes (ou de symboles) pourrait faire l'objet d'une application passionnante auchamp des transports. Ce n'est pas l'objet du prĂ©sent travail. On notera simplement, d'une partque l'alimentation du discours politique est un aspect important de la demande sociales'adressant aux analystes des transports et, d'autre part, que le discours politique vĂ©hicule une

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Introduction ❘ 9

représentation déterministe en termes d'effets (habituellement positifs) de l'offre de transportsur la société.

Au niveau du discours politique, la remise en cause de cette reprĂ©sentation dĂ©terministeest pourtant aujourd'hui nettement perceptible. On peut en premier lieu se demander si elle neparticipe pas d'un mouvement plus vaste de dĂ©crĂ©dibilisation du discours univoque dans unesociĂ©tĂ© que les citoyens perçoivent comme Ă©tant de plus en plus complexe. Mais c'est surtoutde l'irruption des prĂ©occupations Ă©cologiques dans les dĂ©bats sur les infrastructures detransport que vient le changement. Les argumentaires construits sur une opposition auproductivisme prennent par nature le contre-pied de ceux qui font de l'abaissement desobstacles aux dĂ©placements le dĂ©terminant de progrĂšs de nature socio-Ă©conomique. Lesoppositions, moins idĂ©ologiques, des riverains (le syndrome « NIMBY » – not in my backyard –dĂ©noncĂ© par les technocrates qui se posent en dĂ©positaires de l'intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral) procĂšdentfinalement de la mĂȘme dĂ©marche lorsqu'elles reviennent Ă  retenir des considĂ©rations de qualitĂ©de vie face aux prĂ©visions de trafic des projeteurs. Les discours dĂ©terministes sur les effetssocio-Ă©conomiques de l'offre de transport ne sont donc plus les seuls tenus. Ils voient en outreleur efficacitĂ©, mesurĂ©e en terme de rĂ©alisations concrĂštes, fortement entamĂ©e.

Le mĂȘme type de lien dĂ©terministe entre transport et sociĂ©tĂ© fonde en partie la mĂ©thodequi demeure, comme le souligne Guy JOIGNAUX (1997), la plus utilisĂ©e en matiĂšred'Ă©valuation technico-Ă©conomique des investissements dans le domaine des transports.Reposant sur quelques hypothĂšses de micro-Ă©conomie classique, la mĂ©thode coĂ»ts-avantagesconsiste en effet, comme son nom l'indique, Ă  recenser puis Ă  sommer les avantages et lesinconvĂ©nients monĂ©tarisables qui peuvent ĂȘtre retirĂ©s d'un projet. Elle fonctionne donccomplĂštement dans une logique linĂ©aire puisqu'elle implique d'Ă©tablir un lien de causalitĂ©simple entre un fait (un investissement) et ses consĂ©quences socio-Ă©conomiques (par exemplel'avantage que retirent les usagers des gains de temps qui leur sont procurĂ©s ou de lapossibilitĂ© de se dĂ©placer qui leur est offerte). Une critique de la mĂ©thode coĂ»ts-avantages n'apas sa place ici. On notera simplement avec intĂ©rĂȘt que cette causalitĂ© simple n'apparaĂźt plusaujourd'hui aussi opĂ©rationnelle que par le passĂ©. La mesure du trafic induit par uneinfrastructure amĂšne en particulier de plus en plus souvent les techniciens Ă  envisager unerelation plus complexe entre le dĂ©veloppement de l'offre de transport et la valorisationcollective de ses usages (CEMT, 1998) (1).

Enfin, au sein de la thĂ©orie Ă©conomique, les modĂšles les plus usuels – qu'ils traitent delocalisation (WEBER, ISARD, MOSES), d'aires de marchĂ© (LÖSCH, HOTELLING) ou de l'usage dusol (VON THÜNEN) – intĂšgrent tous la distance Ă  travers une fonction de coĂ»t de transport.Dans ce cadre, le lien est par nature direct entre l'amĂ©lioration de l'offre de transport et lesconsĂ©quences – gĂ©nĂ©ralement bĂ©nĂ©fiques – que les entrepreneurs peuvent en retirer. De cepoint de vue, le modĂšle core-periphery, proposĂ© par Paul KRUGMAN et en vogue actuellementchez les Ă©conomistes s'intĂ©ressant Ă  l'espace, ne diffĂšre pas de ses prĂ©dĂ©cesseurs. Les coĂ»ts detransport demeurent l'une des variables qui dĂ©terminent la localisation des activitĂ©s(CALMETTE, 1994 ; KRUGMAN, 1991). L'une de ses spĂ©cificitĂ©s est cependant d'offrir plusieurssolutions pour une configuration donnĂ©e des variables. Ce sont alors les conditions initiales,l'histoire et ses alĂ©as, qui vont influencer la solution finalement adoptĂ©e (2). Le modĂšle intĂšgre

(1) Voir en particulier l'article de Phil B. GOODWIN, "Trafic supplémentaire induit par la construction deroutes : preuves empiriques, incidences économiques et implications politiques", pp. 151-238.

(2) Un autre modÚle contemporain, développé par W. B. ARTHUR, adopte un point de vue identique(ARTHUR, 1990).

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10 ❘ Introduction

donc une dose de contexte socio-historique et une pincĂ©e de rationalitĂ© des agents (paranticipation auto-prophĂ©tique) (RAGNI, 1995). Il s’éloigne ainsi de la matrice linĂ©aire initiale.

Les modÚles spatiaux théoriques récents marquent de réels progrÚs. Les phénomÚnesqu'ils mettent en évidence permettent une compréhension nouvelle des évolutions passées.Cependant, les approches en terme de coûts de transport se révÚlent fonciÚrement inadaptées àdécrire un monde économique dans lequel la compétition ne porte pas seulement sur les coûts.Le développement d'une concurrence hors coûts, fondée en particulier sur la capacitéd'innovation et de réaction, semble caractéristique des évolutions du systÚme productif del'aprÚs-fordisme (VELTZ, 1993). Du point de vue des économistes aussi, l'approchedéterministe paraßt montrer ses limites.

Ce rapide examen montre en premier lieu que, concernant la relation transport-sociĂ©tĂ©,la reprĂ©sentation causale directe est encore largement actuelle au sens oĂč elle fonde nombre despĂ©culations intellectuelles et de pratiques concrĂštes. Dans le mĂȘme temps, il est apparu deplusieurs points de vue que les habits du dĂ©terminisme semblent aujourd'hui trop Ă©troits pourcontinuer Ă  avancer, sauf Ă  accepter de les porter de maniĂšre moins rigide. Enfin, de multiplesproblĂ©matiques tentent dĂ©sormais de se passer de ces oripeaux. C'est un bilan contradictoirequi se dĂ©gage finalement d'une reprĂ©sentation intellectuellement dĂ©passĂ©e mais qui conserveune redoutable efficacitĂ©.

L'offre de transport Ă  valoriser par les acteurs

Selon la reprĂ©sentation dĂ©veloppĂ©e ensuite, la valorisation d'une offre de transport estdĂ©terminĂ©e par la capacitĂ© des acteurs Ă  intĂ©grer cette offre dans leur activitĂ©. On est lĂ  toutproche du discours qui fait du transport une condition permissive du dĂ©veloppement. Seloncette vision, l'offre de transport n'est plus un Ă©lĂ©ment par lui-mĂȘme crĂ©ateur de richesse : ellenĂ©cessite une mise en valeur. La reconnaissance de cette nĂ©cessaire mise en valeur amĂšneaussi Ă  distinguer les acteurs qui sauront la mener Ă  bien : au lieu d’ĂȘtre le deus ex machinad’un territoire, l’infrastructure se socialise en s’insĂ©rant dans des rapports sociaux divers.

C'est dans ce cadre que se situe aujourd'hui l'essentiel du discours technico-Ă©conomiqueconcernant – la terminologie est Ă©loquente – la valorisation des infrastructures de transport.Cette valorisation implique de la part des pouvoirs publics l'adoption de « mesuresd'accompagnement » Ă  mĂȘme de concrĂ©tiser des potentialitĂ©s. Elle conduit Ă  des stratĂ©gies trĂšsvolontaristes qui ne sont pas toujours couronnĂ©es de succĂšs. À ce niveau, la rupture avec lapĂ©riode prĂ©cĂ©dente est tĂ©nue puisque l'on discerne souvent, cachĂ©e sous les « mesuresd'accompagnement », les mĂȘmes prĂ©misses fondamentalement dĂ©terministes d’une causalitĂ©devenue indirecte. On a pu Ă©voquer Ă  ce sujet une « rhĂ©torique des effets structurantsconditionnels » (CLAISSE et DUCHIER, 1995).

Dans le mĂȘme temps, la politique des mesures d’accompagnement rĂ©pond aussi Ă l’évolution du contexte institutionnel. Elle multiplie en effet les espaces possibles denĂ©gociation entre partenaires institutionnels et accompagne donc l’affirmation des nouveauxpouvoirs qu’ont obtenus les responsables des collectivitĂ©s territoriales. Cette politique permetenfin de reconnaĂźtre dans la pratique que les infrastructures sont forcĂ©ment apprĂ©ciĂ©es depoints de vue multiples : l’itinĂ©raire de grand transit n’aura pas comme vocation uniqued’assurer la fluiditĂ© de la circulation, mais Ă©galement (Ă  travers un amĂ©nagement paysager ouune aire de service « animĂ©e ») celle de valoriser un patrimoine touristique local par exemple

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Introduction ❘ 11

Cette Ă©volution ambivalente des pratiques est liĂ©e Ă  un renouvellement plus importantde la rĂ©flexion scientifique. On a en effet assistĂ©, dans les milieux de la recherche appliquĂ©eaux transports et Ă  l'amĂ©nagement, Ă  la remise en cause de l'existence d'un lien de causalitĂ©simple entre l'amĂ©lioration d'une offre de transport et les transformations des structuresĂ©conomiques et sociales des zones desservies (PLASSARD, 1976). La dĂ©nonciation de ce quel’on peut appeler le « dĂ©terminisme de fait » a conduit Ă  poser avec plus de force que lesystĂšme de transport est produit par la sociĂ©tĂ© et qu'il participe, en retour, de son Ă©volution.Les comportements de mobilitĂ© ont Ă©tĂ© identifiĂ©s comme les principaux vecteurs de ce jeud'actions et de rĂ©troactions. Ces avancĂ©es importantes ont permis de proposer et de mettre enƓuvre une mĂ©thodologie pour analyser l'insertion dans un contexte socio-Ă©conomique donnĂ©d'une modification de l'offre de transport qui repose justement sur l'observation descomportements de mobilitĂ©. Il y a donc lieu de distinguer les deux aspects, thĂ©orique d'unepart et mĂ©thodologique de l'autre.

Au plan thĂ©orique, il faut bien avouer que l'effort n'a pas Ă©tĂ© poursuivi avec beaucoupd'assiduitĂ© dans ce domaine par les socio-Ă©conomistes des transports. Ainsi, la nature des liensentre systĂšme de transport et systĂšme social n'a pas Ă©tĂ© systĂ©matiquement explorĂ©e. AprĂšsavoir remis en cause le « dĂ©terminisme de fait », François PLASSARD (1976) s’est aussi attaquĂ©au « dĂ©terminisme d’intention » : il avance en effet que la dĂ©cision de modifier l’offre detransport ne peut au mieux procĂ©der, par rapport Ă  des objectifs sociaux, Ă©conomiques ouspatiaux, que du pari informĂ©. Il s’agit de reconnaĂźtre comme irrĂ©ductible l’incertitude que faitpeser la complexitĂ© d’une construction sociale sur son Ă©volution Ă©ventuelle. La seuleprolongation identifiĂ©e de ces rĂ©flexions est constituĂ©e par les ouvertures tentĂ©es autour de lanotion de congruence, comme l’avait proposĂ© Jean-Marc OFFNER (1980).

La construction de cet auteur dĂ©butait par une critique du dĂ©terminisme causal articulĂ©eautour de deux thĂšmes : le premier pose la technique comme une production sociale et nonl’inverse, le second analyse la dĂ©cision et les effets comme des « inventions technocratiques »dont on peut rejeter l’autonomie et la rationalitĂ©. Dans ce cadre, l’apprĂ©ciation del’opportunitĂ© d’un investissement en transport implique de replacer ce dernier dans soncontexte. Il s’agit de mettre en Ă©vidence « l’adĂ©quation » des mesures envisagĂ©es aux objectifspoursuivis, la « convergence » et la « concomitance » de transformations urbaines,Ă©conomiques ou sociales que la mise en place d’une nouvelle offre de transport pourraitaccompagner. Ces « congruences » articulent alors les tendances de long terme et les stratĂ©giesplus immĂ©diates des acteurs (OFFNER, 1985).

D’un certain point de vue – et moyennant un contresens Ă©vident – la notion decongruence a pu d’ailleurs apparaĂźtre bien empreinte de la stratĂ©gie des « mesuresd’accompagnement » dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©e : le mot sera repris pour plaider une « congruence » desinvestissements. Mis Ă  part ce dĂ©tournement, la mĂ©thode des congruences, comme on peutdĂ©nommer cette proposition, ne semble pas avoir donnĂ© lieu Ă  d’autres approfondissementsthĂ©oriques. ÉvoquĂ©e par l’auteur Ă  propos de l’évaluation de projets urbains (OFFNER, 1985),elle n’a semble-t-il jamais Ă©tĂ© reprise ailleurs (3). Elle ne suscitera presque aucun Ă©cho. Leslimites du cadre spatial et temporel d’analyse d’éventuelles congruences, la positionstratĂ©gique assignĂ©e aux objectifs explicites des principaux acteurs, voire Ă  leur volontarisme,sont autant d’élĂ©ments qui n’ont de ce fait pas Ă©tĂ© assez affinĂ©s. De mĂȘme, la position

(3) Le papier initial, de 8 pages, prĂ©sentĂ© lors d’une rencontre de recherche du CNRS (g.r.e.c.o. « transport etespace ») et repris Ă  ce titre dans les actes, ne semble pas avoir fait l’objet d’une publication dans unerevue.

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12 ❘ Introduction

dĂ©fendue par François PLASSARD d’un rĂŽle essentiel jouĂ© par la mobilitĂ© dans l’interactiontransport-espace n'a pas Ă©tĂ© suffisamment critiquĂ©e. Sans doute fondait-elle une mĂ©thodologiedynamique, rĂ©pondant en cela pour partie aux vƓux de Jean-Marc OFFNER, qu'il s'est ensuiteagi de mettre en Ɠuvre. Les voies par lesquelles la sociĂ©tĂ© produit l'offre de transport, enparticulier, ont largement Ă©tĂ© dĂ©laissĂ©es.

Du point de vue des mĂ©thodes d'investigation, l'utilisation systĂ©matique d'enquĂȘtes demobilitĂ© a permis, d'un point de vue empirique, de progresser dans la connaissance desphĂ©nomĂšnes qu'il s'agissait d'Ă©tudier. Le principal de ces progrĂšs est venu de la prise encompte de variables caractĂ©risant non plus seulement le coĂ»t de transport, mais Ă©galement lanature des Ă©changes rĂ©alisĂ©s. Le systĂšme explicatif mis en place Ă  cette occasion s'est doncrĂ©vĂ©lĂ© davantage pertinent avec les Ă©volutions du moment. L'analyse des Ă©volutions descomportements de dĂ©placements liĂ©s Ă  la mise en service des TGV sud-est puis Atlantique anotamment permis de mettre en relation les transformations qualitatives du trafic Ă  desdynamiques Ă©conomiques ou sociologiques exogĂšnes (COINTET-PINEL et PLASSARD, 1986;KLEIN et CLAISSE, 1997).

NĂ©anmoins, l'effort de renouvellement n'a pas Ă©tĂ© assez consĂ©quent pour Ă©viter le piĂšgede l'empirisme. S'appuyant sur les propositions de François PLASSARD, l'analyse s'est focalisĂ©esur les Ă©volutions concrĂštes de la mobilitĂ©. Dans les faits, seules des Ă©volutions de court termeont pu faire l'objet d'un examen rigoureux. En outre, la mise en Ɠuvre des observations s'esttraduite par l'Ă©tude des comportements de dĂ©placement plutĂŽt que de la mobilitĂ©. D'uneconstruction thĂ©orique initiale extrĂȘmement large – le systĂšme de transport produit du systĂšmesocial – on est arrivĂ© Ă  des observations trĂšs ponctuelles. Non seulement celles-ci sontdifficilement gĂ©nĂ©ralisables car spĂ©cifiques Ă  un contexte gĂ©ographique particulier et Ă  unesituation de l'offre de transport. Mais en plus, elles ne permettent pas de replacer lesdĂ©placements observĂ©s ni dans la sociabilitĂ© globale des individus enquĂȘtĂ©s, ni dansl'Ă©conomie gĂ©nĂ©rale des firmes pour lesquelles, le cas Ă©chĂ©ant, ils voyagent.

On peut d’ailleurs avancer cette mĂȘme critique d’un cadre spatio-temporel d’analysetrop restreint Ă  d’autres mĂ©thodes mises en Ɠuvre de maniĂšre complĂ©mentaire. Lesobservatoires socio-Ă©conomiques mis en place autour des autoroutes restent par naturefocalisĂ©s sur la zone d’impact potentiel. Ils sont essentiellement actifs pendant la pĂ©riode detravaux et quelque temps aprĂšs la mise en service. Leur problĂ©matique, rĂ©sultant d’arbitragesavec les Ă©lus locaux, est largement orientĂ©e par leurs prĂ©occupations (4). Ils manquent alors depoints de rĂ©fĂ©rence extĂ©rieurs Ă  cet environnement local pour ĂȘtre en mesure de rompreradicalement avec des analyses dĂ©terministes des transformations concomitantes Ă  la mise enservice d’une autoroute.

Enfin, il n’y a pas lieu d’insister sur le fait que les analyses de stratĂ©gies d’acteurs sont,elles aussi, soumises par nature Ă  un contexte local. D’autres travaux, d’horizons divers, onten effet entrepris de contourner l’obstacle en faisant par exemple dĂ©pendre l’apparitiond’éventuelles consĂ©quences dĂ©coulant d’une modification de l’offre de transport des stratĂ©gies

(4) Une bande de vingt Ă  trente kilomĂštres autour de l’infrastructure, avec parfois la prise en compte d’unpĂŽle d’activitĂ© plus Ă©loignĂ© ; un Ă©chĂ©ancier d’une dizaine d’annĂ©e entre un “point zĂ©ro” effectuĂ© avant ledĂ©but des travaux de construction et une derniĂšre phase d’études environ trois ans aprĂšs la mise en servicede l’infrastructure ; un pilotage dans un cadre partenarial et un financement partagĂ© : ces caractĂ©ristiquessont prĂ©cisĂ©es par Guy JOIGNAUX et Jean-François LANGUMIER (Ă  paraĂźtre) dans le chapitre concernant lesenseignements de ces expĂ©riences au sein d’un ouvrage en prĂ©paration sur les relations transport-espace(BURMEISTER et KLEIN eds.).

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adoptées par les acteurs en présence. Mais les fondements de ces stratégies ne sont jamaistotalement explicités et les analyses présentées concluent souvent, comme le constate PascalBERION (1998), à une causalité indirecte.

D’autres approches encore, modĂ©lisatrices, calculent de la mĂȘme maniĂšre des« potentiels » plutĂŽt que des prĂ©visions (par exemple : SIMMONDS et JENKINSON, 1997, ou dansle mĂȘme ouvrage, JENSEN-BUTLER et MADSEN, 1997). Moins tournĂ© vers l’évaluation deprojet, Dieter BIEHL (1991) opĂšre la mĂȘme transformation en Ă©valuant le rĂŽle desinfrastructures dans le dĂ©veloppement rĂ©gional Ă  travers le calcul de potentiels de productivitĂ©.

Cet exemple illustre comment le calcul de potentiel est une tentative pour redonner de lapertinence Ă  une relation dĂ©terministe dĂ©mentie par les faits. L’auteur accepte tout d’abordsans discussion l’assertion selon laquelle une meilleure dotation en infrastructure accroĂźt laproductivitĂ©. Ensuite, il explique qu’il convient en fait de calculer des potentiels de maniĂšre Ă laisser la possibilitĂ© Ă  la prise en compte d’autres variables. La non-coĂŻncidence de cespotentiels avec les valeurs rĂ©ellement constatĂ©es est ensuite expliquĂ©e par une structureĂ©conomique ou par des coĂ»ts de main d’Ɠuvre inadaptĂ©s Ă  l’utilisation optimale de la capacitĂ©des infrastructures dont la rĂ©gion observĂ©e est dotĂ©e (BIEHL, 1991, p. 13). Comme onacceptera d’une part un certain niveau de variabilitĂ© que l’on jugera, avec raison, irrĂ©ductibleau modĂšle utilisĂ© et vue, d’autre part, la multiplicitĂ© des variables Ă  travers lesquelles on peutdĂ©crire structure Ă©conomique et coĂ»ts de main d’Ɠuvre, il paraĂźt clair que l’on doit ainsi ĂȘtreen mesure de rendre compte dans tous les cas de l’écart entre potentiels thĂ©oriques et valeursobservĂ©es ! Ce faisant, la traduction en une rĂ©alitĂ© Ă©conomique et sociale du fait technique del’offre de transport est partiellement occultĂ©e. Elle est admise, moyennant un petit dĂ©tour,comme une Ă©vidence.

Ainsi, les recherches menĂ©es depuis 20 ans sur le thĂšme "transport et sociĂ©tĂ©" ont ouvertde nouvelles voies d’investigation. Elles ont indĂ©niablement marquĂ© un progrĂšs dansl’observation et la connaissance des phĂ©nomĂšnes. NĂ©anmoins, dans un cadre thĂ©oriquepourtant construit avec cet objectif, elles n'ont que trĂšs rarement permis d'explorervĂ©ritablement les interactions entre les deux termes.

L'offre de transport partie prenante de la société

Il semble aujourd’hui que l’on voit se dĂ©velopper des recherches selon lesquelles l'offrede transport demeure en premier lieu le produit d'une sociĂ©tĂ© et d'un systĂšme technique qu'elleparticipe ensuite, Ă  travers ses usages, Ă  faire fonctionner, et donc Ă  faire Ă©voluer. Lerenouvellement vient de la tentative de tirer de maniĂšre systĂ©matique les enseignements de cetaxiome. Compte tenu de ce que les comportements de dĂ©placements ne constituentvraisemblablement pas la seule voie d'interaction entre le systĂšme de transport et le systĂšmesocial, ces recherches sont alors amenĂ©es Ă  donner un contenu plus prĂ©cis Ă  ce processusd'Ă©changes rĂ©ciproques. Evidemment, plusieurs pistes ont Ă©tĂ© ouvertes.

Il est dans l’ordre des choses que les sciences politiques soient l’une des disciplines oĂč,le plus tĂŽt, la question des consĂ©quences d’une dĂ©cision s’est trouvĂ©e dĂ©passĂ©e par desquestionnements sur les origines et la nature mĂȘme de cette « dĂ©cision ». La Critique de ladĂ©cision de Lucien SFEZ (1981 pour la 3Ăšme Ă©dition), en s’articulant sur une triple remise encause radicale de la linĂ©aritĂ©, de la rationalitĂ© et de la libertĂ©, en est une illustration d’autantplus Ă©clairante que la « mĂ©thode du surcode », qui en est issue, a Ă©tĂ© appliquĂ©e Ă  l’analyse ducheminement de deux projets d’infrastructures de transport : le R.E.R. et l’AĂ©rotrain (voirpp. 362-382 et SFEZ, 1973).

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Depuis, et pas toujours sur la base d’une critique aussi radicale, les connaissances sesont affinĂ©es. Dans l’introduction de son analyse du conflit liĂ© au TGV MĂ©diterranĂ©e, JacquesLOLIVE (1999) mentionne successivement les travaux de Pierre MÜLLER sur le rĂŽle de l’Etat etles politiques publiques en France, ceux de Pierre LASCOUME sur les modes d’action desassociations environnementalistes, etc. Cette connaissance accrue des divers acteurs enprĂ©sence s’articule Ă  la fois sur une thĂ©orie de l’action et sur des observations de terrain pourmontrer combien le processus dĂ©cisionnel concernant les infrastructures est un processussocial complexe et inscrit dans la durĂ©e.

Il est aussi dans la dĂ©marche de la sociologie de l’innovation que pratiquent MichelCALLON et Bruno LATOUR de chercher Ă  comprendre comment sont produites les sciences etles techniques plutĂŽt que de se focaliser sur ce qu’elles transforment Ă  leur tour. C’est lĂ  lepoint de dĂ©part de leur mĂ©thode d’observation de la science et la technique « en train de sefaire », de La science en action (LATOUR, 1989, Ă©ditions La DĂ©couverte). Pour demeurer dansle champ des transports, on peut s’arrĂȘter quelques instants sur quelques enseignements queBruno LATOUR tire de l’échec du projet Aramis (un mĂ©tro automatique constituĂ© de vĂ©hiculesen libre-service dont l’usager pouvait dĂ©terminer lui-mĂȘme la destination sur un rĂ©seaumaillĂ©) : la nĂ©cessitĂ©, pour le promoteur du projet, d’impliquer concrĂštement ses « alliĂ©s Ȏventuels dans sa dĂ©finition, la « traduction » de leurs objectifs afin qu’ils puissent lespoursuivre Ă  travers la rĂ©alisation dudit projet, « l’amour », enfin, de la technique, c’est Ă  direla reconnaissance de son existence, de son autonomie (5), de son rĂŽle d’entitĂ© « nonhumaine », mais acteur Ă  part entiĂšre du projet et donc de la sociĂ©tĂ© (LATOUR, 1992a). Il s’agitbien sĂ»r d’abord d’une mise en perspective, dĂ©sormais classique, du jeu des acteurs quiĂ©loigne de la reprĂ©sentation de l’inventeur gĂ©nial pour prendre en compte un processuscollectif. La pleine intĂ©gration de la technique en tant que telle dans les jeux sociaux est unapport plus nouveau tant les deux domaines sont traditionnellement envisagĂ©s de maniĂšresĂ©parĂ©e.

La science Ă©conomique s’est Ă©galement attachĂ©e Ă  comprendre la production del’innovation et ses cheminements. De multiples voies ont Ă©tĂ© explorĂ©es. On peut citerrapidement l’imbrication des processus d’innovation dans des constructions socio-territorialesparfois approchĂ©es en termes de « milieux innovateurs » (Revue d’Économie RĂ©gionale etUrbaine, 1999). Il faut mentionner la dĂ©finition du rendement croissant d’adoption qui reliefortement les choix technologiques qui jalonnent l’histoire d’une innovation Ă  sa diffusion etses usages (FORAY, 1992). Enfin, on peut retenir ici les approches thĂ©oriques autour de lanotion de croissance endogĂšne dans la mesure oĂč elles rĂ©ussissent, comme le modĂšle deBARRO (1990), non seulement Ă  intĂ©grer le stock de biens publics – notamment lesinfrastructures de transport – parmi les facteurs de croissance, mais aussi, en sens inverse, Ă Ă©tablir un lien entre le niveau de croissance et l’accumulation de capital public.

Enfin, puisque la technique est enfin restituĂ©e dans son contexte institutionnel, social etĂ©conomique, il reviendra Ă  la philosophie d’avancer que « la technique est une culture »(BEAUNE, 1984). MalgrĂ© les avancĂ©es qu’elles permettent, ces approches disciplinaires restent

(5) La reconnaissance de l’autonomie de la technique ne signifie pas ici qu’elle soit extĂ©rieure au social, toutau contraire. Bruno LATOUR (1998) peuple les “forums hybrides” oĂč sont dĂ©battus les controversescollectives de ces “entitĂ©s non-humaines” que sont les composantes rĂ©putĂ©es techniques d’une question.Elles y portent leurs contraintes et leurs dynamiques propres. Elles y ont, au mĂȘme titre que les “entitĂ©shumaines”, droit de citĂ© : “il n’y a pour les choses et les gens qu’une seule grammaire et qu’une seulesĂ©mantique” (LATOUR, 1992b). Il s’agit lĂ  d’une autre maniĂšre de rendre le “oui et non” que rĂ©pondaitAdorno Ă  la question de l’autonomie de la technique (ASCHER, 1997).

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souvent partielles. AppliquĂ©es Ă  un projet de transport, elles n’en abordent au mieux qu’unaspect, parfois Ă©troit, et sont rarement associĂ©es de matiĂšre explicite. Mais surtout, leur usagedans une procĂ©dure d’évaluation demeure tout Ă  fait exceptionnel.

2 Proposition pour une approche non-déterministe de larelation transport-société

Ces approches centrĂ©es sur les rĂ©sultats d'une discipline, sont essentielles en ce qu'ellespermettent, chacune sur leur champ, de rĂ©elles avancĂ©es de connaissance. La poursuite de cesrecherches n'est donc pas antinomique de la quĂȘte d'une approche plus globale de la questiondes relations entre l'offre de transport et la sociĂ©tĂ© ; plus globale et donc par nature moinscentrĂ©e sur une discipline acadĂ©mique unique. C'est dans cette optique que s'inscrit ladĂ©marche exposĂ©e ci-dessous.

Un cadre d’analyse transversal

À partir de ses travaux concernant la communication, Patrice FLICHY dĂ©veloppe, dansun ouvrage rĂ©cent, une thĂ©orie de l'innovation technique (FLICHY, 1995). Elle repose enpremier lieu sur l'affirmation selon laquelle la technique est une partie du social et qu'elle nepeut ĂȘtre envisagĂ©e sĂ©parĂ©ment de celui-ci. Se fondant sur les acquis de la sociologieinteractionniste, l’auteur situe le processus d’innovation Ă  la croisĂ©e de « mondes sociaux ».Ces « mondes sociaux » s’élaborent dans l’action collective permise par un niveau suffisant departage de perspectives par un groupe d’individus. Dans cette logique interactionniste, les« mondes sociaux » permettent d’articuler les niveaux macro- et micro-sociaux (MENDRAS etFORSE, 1983, chap. 5). À ces mondes sociaux et Ă  l’action collective qui leur est propre,s’attache un « cadre de rĂ©fĂ©rence socio-technique », composĂ© de valeurs, de conventions, desavoir-faire particuliers.

Ce schĂ©ma paraĂźtrait statique si chacun des objets dĂ©finis n’était pas en constanteĂ©volution. La confrontation de diffĂ©rents « mondes sociaux », en particulier au sein deprocessus d'innovation, gĂ©nĂšre l’apparition de nouveaux « cadres de rĂ©fĂ©rence », plus larges.Cette confrontation s’opĂšre simultanĂ©ment, et en interaction, sur les deux dimensionsconstitutives des cadres de rĂ©fĂ©rence en prĂ©sence : sur le « cadre de fonctionnement » quienglobe les caractĂ©ristiques et les connaissances techniques mobilisĂ©es pour produire etutiliser un artefact quelconque, et sur le « cadre d’usage » qui rend compte de la fonctionnalitĂ©sociale de cette innovation et de ses contraintes (6).

L’intĂ©rĂȘt de cette construction est ici de proposer une grille de lecture qui articulefinement les deux dimensions fondamentales d’un systĂšme de transport : dans ce cas, le« cadre fonctionnel » renvoie Ă©videmment Ă  l’offre de transport alors que le « cadre d’usage »renvoie Ă  la demande. Bien entendu, offre et demande sont Ă©voquĂ©es ici avec un contenu

(6) Patrice FLICHY prend l’exemple du passage du tĂ©lĂ©graphe au tĂ©lĂ©phone pour clarifier un peu cesdistinctions. “Quand Bell dĂ©cide, en 1875, d’abandonner le projet de tĂ©lĂ©graphe multiplex (transmissionsimultanĂ©e de plusieurs messages), sur lequel il travaille, pour faire de la tĂ©lĂ©phonie, il imagine un nouvelusage technique pour le rĂ©seau tĂ©lĂ©graphique : la transmission du son. Mais Ă  cet usage technique peuventcorrespondre plusieurs usages sociaux : transmission de la musique, transmission des messages vocaux,conversation Ă  distance
” (FLICHY, 1995, p. 126).

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social Ă©vident qui ne saurait rĂ©duire la premiĂšre Ă  l’énoncĂ© technico-Ă©conomique desconditions de prix, de temps de parcours et de coĂ»ts de production, ni la seconde Ă  un volumede voyageurs.

Cette construction appelle Ă©galement la prise en considĂ©ration sans exclusive de champsd’analyse, d’échelles temporelles ou spatiales variĂ©es. Pour retracer l’histoire de lacommunication, Patrice FLICHY (1991) Ă©voque ainsi tout aussi bien les contraintes techniquesque l’imaginaire collectif. Il s’appuie tout autant sur les Ă©volutions de long terme des modesde vie que sur les Ă©vĂ©nements instantanĂ©s de la vie des inventeurs. Il mobilise Ă  la fois laconjoncture Ă©conomique mondiale et les transformations urbaines de telle ou telle villeamĂ©ricaine.

MalgrĂ© ces apports, cette grille de lecture transversale reste par essence trĂšs orientĂ©evers la comprĂ©hension du processus de dĂ©finition d’un objet technique. En cela, elle n’est quepartiellement adaptĂ©e Ă  l’analyse des relations qu’entretiennent la grande vitesse ferroviaire etla sociĂ©tĂ©. En effet, on retiendra du TGV trois caractĂ©ristiques expliquant cette relativeinadĂ©quation. La premiĂšre tient Ă  ce que le TGV, en tant qu’objet, est d’abord un train trĂšsclassique. Il s’inscrit dans un processus d’innovation, largement incrĂ©mental et d’ampleurplutĂŽt limitĂ©e, qui le distingue fortement des exemples souvent utilisĂ©s de l’apparition del’électricitĂ©, du tĂ©lĂ©phone ou de l’ordinateur. Le TGV est en effet une adaptation directe destechniques ferroviaires classiques. La mise au point, trĂšs rapide, d’un prototype opĂ©rationnelpuis des vĂ©hicules mis en exploitation ne semble faire apparaĂźtre presque aucun de ces“saillants rentrants” (reverse salients), ces points durs dont le dĂ©passement marque leprocessus d’innovation caractĂ©ristique des grands systĂšmes techniques selon Thomas HUGHES

(1998). Seuls, et ce n’est pas nĂ©gligeable, les concepts commerciaux d’exploitation prĂ©sententde rĂ©elles originalitĂ©s, sur lesquelles on reviendra au chapitre 3.

DĂ©coulant de cette rĂ©alitĂ©, une seconde caractĂ©ristique est que la grande vitesse est unservice avant que d’ĂȘtre un objet matĂ©riel. Cela est Ă©galement vrai pour les exemplesprĂ©cĂ©dents alors que, paradoxalement, et en dĂ©pit de l’introduction de la notion de « cadred’usage », c’est leur qualitĂ© d’objet qui va plutĂŽt focaliser l’attention. L’histoire du tĂ©lĂ©phonepar exemple, analysera comment, parmi les usages sociaux possibles de la transmission duson, la conversation Ă  distance l’emportera. Mais, et c’est lĂ  que la qualitĂ© d’objet l’emporte,elle insistera beaucoup sur les consĂ©quences de cette bifurcation en termes de structuration durĂ©seau (rĂ©seau maillĂ© plutĂŽt qu’en arbre), en termes de design de l’appareil (l’écouteurindividuel avec le micro associĂ©, etc.). Les relations du TGV Ă  la sociĂ©tĂ© transitent semble-t-ilde maniĂšre plus exclusive Ă  travers les comportements de dĂ©placement et les pratiques demobilitĂ© qu’il permet, le niveau de confort offert Ă  bord ou la structure du chĂąssis (pourtantimportante du point de vue de la sĂ©curitĂ©) apparaissent plus secondaires.

La troisiĂšme caractĂ©ristique est la modestie de sa diffusion et, corrĂ©lativement, l’absencede monopole de cette technique relativement aux services qu’elle dĂ©livre. Cette derniĂšrecaractĂ©ristique distingue fortement le TGV d’autres Macro-SystĂšmes Techniques (GRAS,1997), Ă©lectrique ou Ă©lectronique en particulier Ă©voquĂ©s par Renate MAYNTZ (1995) parexemple et bien entendu Thomas HUGUES (1983) (7). Il est en effet entendu que le monde

(7) En rĂ©alitĂ©, le train Ă  grande vitesse ne semble pas constituer en soi un Macro-SystĂšme Technique (MST)tels qu’ils sont habituellement analysĂ©s. Ainsi que le rapporte Alain GRAS (1997), Thomas HUGHES isoledeux phĂ©nomĂšnes caractĂ©ristiques au sein du processus d’apparition et de croissance d’un MST : le“reverse salient” et le “momentum”. La difficultĂ©, concernant le TGV, Ă  identifier les “reverse salients” adĂ©jĂ  Ă©tĂ© Ă©voquĂ©e. La diffusion de cette technologie ne permet pas non plus de repĂ©rer de “momentum”,cette inertie qui fait que, passĂ© un certain seuil, la croissance devient exponentielle avant d’atteindre, selon

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Introduction ❘ 17

serait Ă  peu de chose prĂšs identique Ă  ce qu’il est mĂȘme si la grande vitesse ferroviairen’existait pas. De la mĂȘme maniĂšre, entre la voiture sur autoroute et l’avion, le TGV n’offrepas des performances ni des possibilitĂ©s de dĂ©placement absolument irremplaçables.

Ces trois caractĂ©ristiques impliquent sans doute d’insister, davantage que ne le faitPatrice FLICHY, sur ce qui est totalement extĂ©rieur Ă  l’objet et ses usages, sur son contextegĂ©nĂ©ral. Comprendre comment un objet tel que le TGV a pu apparaĂźtre dans un contextesociĂ©tal particulier est un sujet qui a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© traitĂ© (Revue d’Histoire des Chemins de Fer,1995). MĂȘme si, Ă©videmment, il n’est pas Ă©puisĂ© pour autant, il se rĂ©vĂšle moins essentiel quede concevoir comment cet objet-service s’intĂšgre parmi les Ă©volutions de ce contexte. LarĂ©alitĂ© du TGV ne peut pas ĂȘtre seulement celle d’un cadre de rĂ©fĂ©rence qui s’élabore petit Ă petit Ă  travers la confrontation des « mondes sociaux » de ses promoteurs, de leurs « alliĂ©s » etde ses usagers « pionniers ». Le « cadre de rĂ©fĂ©rence » du TGV est pour partie dĂ©fini depuislongtemps. Des adaptations, des Ă©volutions sont encore de mise, mais la dynamique qu’ellesapportent n’annule pas l’inertie, la stabilitĂ© d’un « cadre socio-technique » dĂ©jĂ  bien Ă©tabli.PlutĂŽt qu’une innovation, la grande vitesse ferroviaire est une « technique en usage » au sensde David EDGERTON (1998).

David EDGERTON insiste sur les fortes connexions qui relient l’histoire gĂ©nĂ©rale Ă l’histoire des « techniques en usage » et souligne que l’histoire des innovations, au contraire,s’en dĂ©tache. On peut alors comprendre que le fait d’envisager le TGV principalement commeune « technique en usage » doive conduire Ă  prendre en compte des Ă©volutions de longuepĂ©riode et non pas seulement les transformations perceptibles entre les deux vagues d’uneenquĂȘte avant-aprĂšs. Mais, cet Ă©largissement de l’horizon temporel d’analyse ne peut sesuffire, il appelle de la mĂȘme maniĂšre un Ă©largissement spatial et thĂ©matique. Le recours à« l’histoire gĂ©nĂ©rale » revient alors Ă  analyser l’insertion de la grande vitesse dans lesprincipales dynamiques de la sociĂ©tĂ© contemporaine.

En suivant cette suggestion, on peut alors proposer de complĂ©ter le schĂ©ma explicatif dePatrice FLICHY en immergeant explicitement « cadre fonctionnel » et « cadre d’usage » dansun environnement englobant, plus vaste, que la figure ci-dessous dĂ©nomme « la sociĂ©tĂ© » pouren montrer l’étendue et la diversitĂ©.

SchĂ©ma : Le cadre socio-technique d’analyse de la grande vitesse

La société

Cadre fonctionnel

l’offre de transport les comportements de dĂ©placements

Cadre d’usage

l’image de la courbe en “S”, un maximum. En rĂ©alitĂ©, le TGV apparaĂźt plutĂŽt comme un simplecomposant d’un MST plus large – le systĂšme ferroviaire français – dont il participe, selon l’image del’autopoĂŻĂšse, “à la rĂ©gĂ©nĂ©ration interne [
] Ă  partir d’élĂ©ments qui sont propres [Ă  ce systĂšme]”(GRAS,p. 84).

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18 ❘ Introduction

Les reprĂ©sentations en termes de causalitĂ© linĂ©aire de la relation transport-espacecherchaient Ă  repĂ©rer les transformations de l’environnement envisagĂ©es comme consĂ©quencesdirectes d’une modification de l’offre de transport. Par un premier retournement, laproblĂ©matique dĂ©sormais habituelle de l’innovation consiste Ă  comprendre comments’articulent les dynamiques de sociĂ©tĂ© au sein d’un projet pour le façonner. La perspective estici Ă  nouveau renversĂ©e puisqu’elle tente de saisir comment les caractĂ©ristiques d’une offre detransport viennent s’inscrire dans des dynamiques de sociĂ©tĂ© qui lui sont en trĂšs large partieextĂ©rieures.

Bien sĂ»r, on choisira d’analyser, parmi les dynamiques sociales, celles qui paraissentpouvoir s’appuyer, mĂȘme trĂšs partiellement, sur une offre de transport ferroviaire Ă  grandevitesse et sur ses usages. L’objectif n’est pas de montrer que les choses se passeraientdiffĂ©remment si le TGV n’existait pas : ce n’est en premiĂšre lecture jamais le cas. Il s’agit enrevanche de donner un sens, Ă  travers son insertion au sein de tendances plus globales, Ă  lagrande vitesse ferroviaire prise comme artefact technique de transport, comme support depratiques de mobilitĂ©, et pourquoi pas, comme vecteur de l’imaginaire collectif.

Un aller-retour entre le projet localisé et la technique générique ?

On est donc passĂ© en quelques pages de la question « quelles sont les consĂ©quences de lamodification de l’offre de transport ? » Ă  l’interrogation « comment l’offre de transport setrouve-t-elle transformĂ©e ? », puis Ă  une autre : « Comment les transformations de l’offre detransport s’insĂšrent-elles dans les Ă©volutions de la sociĂ©tĂ© ? ». Ce glissement d’uneinterrogation Ă  l’autre a Ă©tĂ© argumentĂ© sans, pourtant, qu’un autre changement de perspective,qui lui est liĂ©, ne soit explicitĂ©. En effet, on est passĂ© sans le dire, mais volontairement, duprojet – une nouvelle ligne TGV par exemple – Ă  une technique gĂ©nĂ©rique : la grande vitesseferroviaire.

Les socio-Ă©conomistes des transports se trouvent habituellement confrontĂ©s Ă  la questiondĂ©terministe posĂ©e en termes de causalitĂ© Ă  propos d’un projet prĂ©cis de modification del’offre de transport. L’interrogation des responsables politiques, et la rĂ©ponse de l’analysecoĂ»ts-avantages, porte sur l’opportunitĂ© de tel ou tel investissement. Celui-ci est localisĂ© dansl’espace. Il l’est aussi dans le temps. La problĂ©matique de l’insertion de la grande vitesseferroviaire dans les Ă©volutions de la sociĂ©tĂ© est en revanche posĂ©e dans les pages qui suivent Ă l’intĂ©rieur d’un cadre spatial et temporel plus vaste, et plus lĂąche. Elle est gĂ©ographiquementsituĂ©e en Europe occidentale, plutĂŽt en France, sans autre prĂ©cision. Elle concerne la pĂ©riodecontemporaine, mais pas, par exemple le TGV-est dont les travaux doivent dĂ©buter en 2001 etdont la mise en service devrait intervenir en 2006.

Ce changement de perspective s’imposait-il dans la mesure oĂč, sur un plan opĂ©rationnel,le choix de dĂ©velopper le rĂ©seau ferroviaire Ă  grande vitesse se posera toujours projet parprojet ? Dans cette mesure, effectivement, c’est bien au niveau de l’évaluation de chaqueprojet qu’il convient de proposer un cadre d’analyse non dĂ©terministe. À aucun moment deson parcours institutionnel, en effet, la technologie ferroviaire Ă  grande vitesse n’aura faitl’objet d’une apprĂ©ciation globale explicite de ses caractĂ©ristiques gĂ©nĂ©riques. En fait, c’est Ă l’occasion de l’instruction de chaque projet que cette Ă©valuation est rĂ©alisĂ©e, de maniĂšreimplicite. Il n’est donc pas dĂ©placĂ© de proposer de prendre en compte les caractĂ©ristiquesgĂ©nĂ©rales de l’artefact mis en Ɠuvre par un projet, quand bien mĂȘme ces caractĂ©ristiques nelui sont pas spĂ©cifiques.

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Introduction ❘ 19

Le cadre d’analyse non dĂ©terministe d’un projet peut pour partie ĂȘtre construit autour dela notion de congruence avancĂ©e par Jean-Marc OFFNER (1980). La prĂ©sente propositiond’examiner la maniĂšre dont le TGV s’insĂšre dans les Ă©volutions de la sociĂ©tĂ© s’en inspiresuffisamment. Elle tend pourtant Ă  s’en Ă©carter, d’abord en repoussant l’intentionnalitĂ© desacteurs : c’est aux tendances Ă©trangĂšres au systĂšme de transport que les caractĂ©ristiques de lagrande vitesse ferroviaire sont confrontĂ©es, et non Ă  des objectifs que d’aucun poursuivrait.Elle vise aussi Ă  la complĂ©ter, justement en adoptant un cadre spatio-temporel d’analyse trĂšslarge, dĂ©gagĂ© des spĂ©cificitĂ©s locales de tel ou tel projet et des particularismes de ses acteurs.

C’est ce second aspect qui donne son sens au prĂ©sent travail. Il s’appuie sur le constatselon lequel l’absence de points de rĂ©fĂ©rence suffisamment extĂ©rieurs Ă  l’environnementimmĂ©diat du projet conduit Ă  survaloriser les explications causales. La prise en compte d’uneĂ©chelle de rĂ©flexion plus large permet cette distanciation. Un premier article (KLEIN, 1998)avait dĂ©jĂ  tentĂ© de rĂ©interprĂ©ter des rĂ©sultats d’observations passĂ©es dans un cadre plus large :la perspective s’est avĂ©rĂ©e assez prometteuse pour essayer de systĂ©matiser la dĂ©marche (8). Lepari qui est posĂ© ici est que les analyses globales envisageant l’insertion de la grande vitesseferroviaire dans les Ă©volutions de la sociĂ©tĂ© que contiennent les chapitres qui suivent pourrontĂ  l’avenir aider Ă  interprĂ©ter les observations relatives Ă  un projet donnĂ©. L’objectif est depermettre que soient introduites de nouvelles dimensions Ă  l’analyse de contextes locauxprĂ©cis. Cet Ă©largissement de la recherche de congruences devrait amener Ă  relativiser lesenchaĂźnements linĂ©aires de causalitĂ©s qui font encore trop souvent de la technique la source detransformations qu’elle subit en fait au mĂȘme titre que les autres composantes de la sociĂ©tĂ©.

Ce faisant, l’analyse de la relation transport-espace ne fait que suivre l’évolution de larĂ©flexion dans plusieurs disciplines proches. Ainsi, par exemple, un rĂ©cent dossier thĂ©matiquede la revue L’espace gĂ©ographique (2000, n° 3, pp. 193-236) s’intĂ©resse-t-il Ă  la notion« d’évĂ©nement spatial » en ce qu’elle permettrait d’articuler l’espace et le temps dans larĂ©flexion gĂ©ographique. Pour les historiens, habituĂ©s Ă  ces questions, un Ă©vĂ©nement est un faitsuffisamment concentrĂ© dans le temps : il renvoie aux rythmes rapides de la conception Ă©tagĂ©edu temps braudelien (LE GOFF, 1986). Mais l’évĂ©nement est aussi un fait auquel on peutassocier des changements, voire des consĂ©quences (OZOUF-MARIGNIER et VERDIER, 2000).Les dĂ©bats qui suivent renvoient alors directement Ă  l’articulation d’échelles d’analyse,spatiales et temporelles, variĂ©es. Ces changements que dĂ©clenche, repĂšre ou symbolisel’évĂ©nement, ne peuvent s’interprĂ©ter, tant pour les historiens que pour les gĂ©ographes, querestituĂ©s dans l’épaisseur d’une « polytemporalitĂ© » (ELISSALDE, 2000). C’est, dans la mesureoĂč l’irruption de la grande vitesse sur une relation constitue un « Ă©vĂ©nement spatial », unenseignement que l’on s’efforcera de suivre.

Les « Ă©volutions de la sociĂ©tĂ© » Ă  l’intĂ©rieur desquelles on peut tenter d’insĂ©rer la grandevitesse ferroviaire sont multiples. Il convient donc de prĂ©ciser celles qui seront retenues ici etles arguments qui prĂ©sident Ă  cette sĂ©lection.

(8) Les mesures empiriques de l’élasticitĂ© de la production par rapport au niveau de capital public accumulĂ©sur une zone semblent indiquer que plus l’aire gĂ©ographique considĂ©rĂ©e est Ă©troite, plus l’élasticitĂ©mesurĂ©e est faible. L’explication selon laquelle “on ne peut mesurer l’effet d’un investissement public enexaminant une zone gĂ©ographique trop Ă©troite” (GUELLEC et RALLE, 1997, pp. 107-108), encourage,mĂȘme si la perspective thĂ©orique est diffĂ©rente, Ă  ne pas considĂ©rer chaque projet dans son environnementĂ©troit, mais aussi un cadre spatial Ă©largi.

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20 ❘ Introduction

En premier lieu, on ne s’intĂ©ressera dĂ©sormais qu’au TGV comme moyen de transportutilisĂ© par des voyageurs se dĂ©plaçant pour motif professionnel. Ce choix porte une partd’arbitraire qu’il faut reconnaĂźtre. La mĂȘme problĂ©matique pourrait – et devrait – ĂȘtre mise enapplication concernant la mobilitĂ© Ă  motif personnel. Sans doute, un certain nombre derĂ©flexions qui figurent dans les chapitres suivants trouveraient-elles naturellement leur placedans cette autre tentative. D’autres, assurĂ©ment, appelleraient un traitement diffĂ©rent, voire,seraient Ă  omettre. Enfin, les thĂšmes liĂ©s Ă  la sociabilitĂ©, Ă  l’évolution des modes de vie et auxdĂ©terminants psycho-sociaux de la mobilitĂ©, par exemple, seraient Ă  intĂ©grer, remplaçant ceuxconcernant l’organisation des entreprises.

Arbitraire, un choix peut nĂ©anmoins s’expliciter. Celui-ci repose sur une expĂ©rienceacquise au Laboratoire d’Economie des Transports depuis plus de vingt ans concernant lamobilitĂ© d’affaires. C’est en effet autour des dĂ©placements Ă  motif professionnel que laquestion de l’incidence spatiale du TGV a Ă©tĂ© posĂ©e avant mĂȘme la mise en service du TGVentre Paris et Lyon (BONNAFOUS, 1980). C’est sur ce segment de clientĂšle que les premiĂšresrecherches ont Ă©tĂ© entreprises. En outre, la mobilitĂ© Ă  motif personnel, plus hĂ©tĂ©rogĂšne, estapparue moins rĂ©vĂ©latrice des transformations que le TGV Ă©tait susceptible d’induire dans lescomportements de mobilitĂ© et de ce fait moins facile Ă  apprĂ©hender.

Partant de cette expĂ©rience acquise, un autre parti pris est venu Ă©tayer ce choix. LaproblĂ©matique gĂ©nĂ©rale qui vient d’ĂȘtre prĂ©sentĂ©e appelle en effet Ă  confronter la « socio-technique » de la grande vitesse ferroviaire aux tendances de sociĂ©tĂ© qui lui sontcontemporaines. Parmi ces derniĂšres, celles qui concernent la sphĂšre Ă©conomique semblentincontournables. Il est alors apparu naturel que le TGV soit prioritairement replacĂ© dans lecontexte de structures productives en Ă©volution qui est le sien. Cet intĂ©rĂȘt prĂ©fĂ©rentiel, maisnon exclusif, pour l’économique est finalement cohĂ©rent avec le choix a priori de privilĂ©gierl’analyse de la mobilitĂ© d’affaire.

Enfin, il faut bien l’assumer, le choix de se concentrer sur la mobilitĂ© Ă  motifprofessionnel est aussi la consĂ©quence d’une certaine instrumentalisation de la recherche dansce domaine, rĂ©sultat direct du dĂ©terminisme des interrogations auxquelles est soumis le milieude la socio-Ă©conomie. Combien d’emplois, combien de centres dĂ©cisionnels, quel volumed’activitĂ© : c’est bien vers la sphĂšre Ă©conomique qu’oriente la commande.

FondĂ© sur ce choix initial, le travail qui suit est divisĂ© en quatre parties d’ampleurinĂ©gale qui abordent chacune un domaine ou une Ă©chelle d’analyse. Dans chaque partie, desĂ©volutions sont dessinĂ©es et la grande vitesse y est replacĂ©e soit en tant que production (lecadre fonctionnel relatif Ă  l’offre), soit, plus souvent, en tant que pratique (cadre d’usagerelatif Ă  la demande).

La premiĂšre partie aborde d’emblĂ©e les temps longs de l’accĂ©lĂ©ration des moyensd’échange dont les hommes disposent. Le premier chapitre analyse ainsi l’accroissement desvitesses tandis que le second s’intĂ©resse au renouvellement, qui lui est liĂ©, des hiĂ©rarchiesdiverses qui organisent la sociĂ©tĂ© et son espace.

La seconde partie est celle de l’échelle macro-Ă©conomique. Elle est abordĂ©e Ă  traverstrois thĂšmes qui renvoient Ă  chaque fois Ă  une dimension particuliĂšre du TGV en tant quesystĂšme « socio-technique » de dĂ©placement : l’épuisement du fordisme et la genĂšse du TGValimentent le chapitre 3 ; la montĂ©e de l’information abordĂ©e dans le chapitre 4 se traduit tantdans l’offre que dans la demande de dĂ©placements Ă  grande vitesse ; enfin, la globalisationdont traite le chapitre 5 actualise le renouvellement des hiĂ©rarchies sociales auquel le TGVparticipe.

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Introduction ❘ 21

Ces deux premiĂšres parties sont, on le constate, dĂ©libĂ©rĂ©ment orientĂ©es sur des analysestrĂšs globales du contexte sociĂ©tal de la grande vitesse ferroviaire. Le recours Ă  l’histoire, toutd’abord, apparaĂźt comme le point de passage obligĂ© d’une tentative visant Ă  Ă©largir lesperspectives mobilisĂ©es pour accroĂźtre l’intelligibilitĂ© du TGV. La prise en compte de macro-tendances affectant les structures Ă©conomiques contemporaines rĂ©pond Ă  ce souci d’historicitĂ©.MĂȘme s’il s’inscrit dans un mouvement sĂ©culaire d’accĂ©lĂ©ration des Ă©changes, le TGV n’estpas un objet socio-technique intemporel. Il faut l’immerger dans sa propre Ă©poque, et doncaussi dans les tendances globales de son Ă©poque, pour mieux le comprendre.

Une fois posĂ© ce cadre gĂ©nĂ©ral, les deux parties suivantes traitent de maniĂšre plusspĂ©cifiques de l’organisation des structures productives. Elles correspondent donc grosso-modo Ă  une focale intermĂ©diaire : on Ă©voque parfois, entre les niveaux micro- et macro-sociaux, l’échelle mĂ©so. Ce niveau de l’organisation est alors investi selon deux dimensions :le temps et l’espace. On retrouve ainsi les deux composantes fondamentales de la vitesse. Onpeut admettre, pour l’instant sans discussion, que les organisations productives se dĂ©ploientdans l'espace. Le temps apparaĂźt aussi de plus en plus souvent comme un Ă©lĂ©ment dĂ©terminantde ce point de vue. Ilya PRIGOGINE et Isabelle STENGER, par exemple, confortent ce constat :par analogie avec la physique mais posant explicitement l’hypothĂšse concernant les structuressociales, ils insistent en particulier sur le caractĂšre dĂ©terminant de la variable temporelle dansles Ă©changes entre Ă©lĂ©ments d’un systĂšme vis-Ă -vis du degrĂ© maximal de complexitĂ© quel’organisation de celui-ci peut atteindre (PRIGOGINE et STENGER, 1989, en particulier p. 244-5).

La troisiĂšme partie est donc celle du temps. Elle dĂ©bute par l’évocation des importantesmutations organisationnelles que connaĂźt le systĂšme productif. La structure duale de leursprincipales tendances est dĂ©crite au chapitre 6. C’est autour des Ă©volutions contemporaines dutemps social que les comportements de dĂ©placements Ă  grande vitesse sont articulĂ©s Ă  cesmutations au chapitre 7. On verra comment changement et continuitĂ© sont inexorablementmĂȘlĂ©s dans l’usage de la vitesse.

La quatriĂšme partie aborde enfin la question de l’espace productif. Le chapitre 8 dĂ©critles dynamiques qui le travaillent et les analyses qui permettent de les comprendre. LeneuviĂšme et dernier chapitre est construit autour de la notion de mĂ©tropolisation. Il fait denouveau apparaĂźtre une structure spatiale duale. Il illustre enfin comment la grande vitesse, Ă travers de multiples dimensions, s’inscrit totalement dans cette nouvelle structuration.

La dĂ©marche suivie au sein de chaque chapitre est donc celle d’un aller-retour entre unedimension particuliĂšre du contexte sociĂ©tal et un ou plusieurs aspects la grande vitesse quel’on tente ainsi d’éclairer (9). Cette dĂ©marche impose donc de prendre soin d’expliciter Ă chaque fois l’analyse de sociĂ©tĂ© que l’on convoque. Pour autant, et malgrĂ© la place qu’elleoccupe dans ce qui suit, l’analyse des « tendances lourdes » n’est pas en soi l’objet de cettethĂšse. On comprendra alors qu’elle repose entiĂšrement sur la littĂ©rature existante et qu’elles’attache Ă  dĂ©velopper une lecture particuliĂšre, volontairement partielle et partiale, mais quitente de rester cohĂ©rente, des phĂ©nomĂšnes qu’elle aborde.

En regard, le traitement des diffĂ©rents aspects concernant la grande vitesse doit ĂȘtre plusoriginal. Il repose Ă©galement en partie sur la littĂ©rature existante, mais aussi sur le rĂ©-examende donnĂ©es d’observation de la mobilitĂ©. L’objectif n’est pas tant de conforter la lecture quiaura Ă©tĂ© choisie des « tendances lourdes » que de mettre en Ă©vidence comment cette lecture

(9) Seuls les deux premier chapitres, “historiques”, adoptent en consĂ©quence une dĂ©marche plus linĂ©aire

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22 ❘ Introduction

permet de rĂ©-interprĂ©ter les analyses dĂ©jĂ  produites Ă  propos de la grande vitesse ferroviaire.Cette rĂ©-interprĂ©tation ne conduira parfois qu’à confirmer des travaux plus anciens ensoulignant comment ils repĂ©raient dĂ©jĂ  des Ă©lĂ©ments que la lecture des « tendances lourdes » arĂ©vĂ©lĂ©s comment Ă©tant centraux. Mais les rĂ©sultats des analyses sociĂ©tales permettent aussi decomplĂ©ter d’autres travaux, notamment ceux concernant le traitement des donnĂ©esd’observation de la mobilitĂ©.

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Premiùre partie : Prendre la mesure de la grande vitesse ❘ 23

PremiĂšre partie :

PRENDRE LA MESUREDE LA GRANDE VITESSE

« C'est le dĂ©but d'une longue marche qui va rĂ©volutionner la France. En l'espace de 20ans, notre pays a l'ambition de construire un rĂ©seau Ă  grande vitesse, qui couvrira tout leterritoire et bouleversera les temps de parcours » (La vie du rail, 1990). RĂ©volution,bouleversement, les termes employĂ©s par le magazine ferroviaire Ă  propos du schĂ©madirecteur des lignes Ă  grande vitesse seront sans doute jugĂ©s excessifs et trop partisans.Pourtant, la tonalitĂ© n'est guĂšre diffĂ©rente dans la grande presse. Ainsi, dans LibĂ©ration, peut-on lire dans un billet accompagnant la prĂ©sentation de ce mĂȘme schĂ©ma : « Le TGV, enabolissant les distances, a bouleversĂ© les modes de vie » (LEPINAY, 1990). Le dĂ©veloppementdes transports ferroviaires Ă  grande vitesse semble donc perçu comme un Ă©vĂ©nementimportant par nos contemporains. Pourtant, chacun reconnaĂźt facilement que le tĂ©lĂ©phone aapportĂ© une modification bien plus radicale dans notre maniĂšre de communiquer. D’ailleurs,le tĂ©lĂ©phone portable n’a pas mis longtemps Ă  remplacer le train le plus rapide du monde dansles discours cĂ©lĂ©brant la technique. Pour nuancer encore l’impact du TGV, on peut constaterqu'en termes de durĂ©e de parcours, les performances qu’il permet n'apportent guĂšred'amĂ©liorations par rapport Ă  celles rĂ©alisĂ©es habituellement par les transports aĂ©riens.

L'objectif ici n'est pas d'Ă©piloguer sur les raisons de l'Ă©cart existant entre nosreprĂ©sentations collectives de la grande vitesse ferroviaire – telles que la presse les traduit dumoins – et ce qu’un recul minimum nous rappelle rapidement. Le constat dressĂ© trĂšssommairement met en Ă©vidence la difficultĂ© que l’on rencontre dĂšs que l’on s’interroge sur lafaçon d’évaluer de la portĂ©e de cette innovation. En effet, les Ă©cueils sont multiples pour quisouhaite aborder avec un peu de rigueur la question du rĂŽle jouĂ© par les trains Ă  grande vitessedans le devenir de notre sociĂ©tĂ©. On peut d'abord citer l'Ă©clat toujours trop vif de l'actualitĂ© quiporte Ă  ne croire qu'en ce que l'on voit. Ce phĂ©nomĂšne est accentuĂ© par l'Ă©volution des mĂ©dias,et plus globalement, de la communication dans le monde occidental. AprĂšs l'Ăąge de la parolepuis celui de l'Ă©crit, RĂ©gis DEBRAY comme beaucoup d’autres nous voit aujourd'hui largementengagĂ©s dans l'Ăąge de l'image. Il souligne, selon un constat largement partagĂ©, le caractĂšreĂ©phĂ©mĂšre de celle-ci : « Le Somalien a chassĂ© le Kurde et sera chassĂ© demain par le Bengaliou le Soudanais » Ă  l'intĂ©rieur d'un flux ininterrompu d'images. Il montre aussi comment dansce contexte, « le rĂ©el n'est plus mis Ă  distance, le regard confond la carte et le territoire »(DEBRAY, 1993). Concernant plus particuliĂšrement les innovations touchant aux moyens dedĂ©placement, on retrouve vraisemblablement cette mĂȘme tendance Ă  prendre l'Ă©vĂšnementconjoncturel immĂ©diat comme l’exacte traduction d’évolutions qui s’inscrivent dans la longuedurĂ©e.

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24 ❘ Premiùre partie : Prendre la mesure de la grande vitesse

Plus fondamentalement, l’emphase de la presse pour rendre compte du TGV tient aussiau caractĂšre mythique dont le train rapide a trĂšs vite Ă©tĂ© affublĂ©. Ce vĂ©hicule ferroviaires’inscrit en effet facilement dans la construction sĂ©miologique du mythe selon RolandBARTHES (1957) : au niveau de la langue, le signifiant est un objet matĂ©riel, un train de formeaĂ©rodynamique et de couleur orange ou gris/bleu ; le signifiĂ© est une offre de transport avecdes caractĂ©ristiques donnĂ©es de prix et de performances physiques ; le signe est alorsl’association des deux, un Train Ă  Grande Vitesse avenant et performant. Au niveau du mythe,le signe de la linguistique devient le signifiant. Il nous signifie que l’ĂȘtre humain se libĂšre peuĂ  peu des contraintes du temps et de l’espace. Le TGV est – parmi d’autres – un signe dumythe du progrĂšs.

Dans ce contexte, l'importance de l’objet technique nouveau est amplifiĂ©e. L’inventionse voit dotĂ©e d’un statut messianique selon lequel elle va bouleverser les relations entrel'homme et la nature, voire entre les hommes. Dans ce discours, l'objet technique est premier ;il apparaĂźt, abolit les distances, structure nos modes de vie et nos organisations sociales, 
puis sera supplantĂ© par un autre outil qui renouvellera le rĂȘve. Mais cette reprĂ©sentationocculte le fait que la nouveautĂ©, fut-elle technique, est un processus d'ordre social : l'objettechnique transforme nos pratiques dans la mesure uniquement oĂč il s'insĂšre dans notresociĂ©tĂ©, dans nos Ă©changes et dans notre imaginaire collectif. Dans la mesure aussi, oĂč ilmobilise nos capitaux. Son apparition elle-mĂȘme, son invention, ne sort pas du nĂ©ant. Elledemeure le dernier Ă©vĂšnement d'un mouvement plus ou moins accentuĂ© de libĂ©ration deshommes des pesanteurs terrestres. Elle est aussi, sur une Ă©chelle de temps plus courte, lerĂ©sultat d'un processus d'innovation, arrangement entre acteurs sociaux au sein duquel latechnique peut nĂ©anmoins avoir sa part d'autonomie (1).

Enfin, l'apprĂ©ciation critique du rĂŽle du TGV dans notre sociĂ©tĂ© se heurte au poids deslobbies ou des idĂ©es dominantes qui contribuent Ă  enfermer la pensĂ©e dans des schĂ©mas prĂ©-Ă©tablis. Le domaine de la grande vitesse ferroviaire n'est pas, loin de lĂ , Ă  l'abri de ce type depesanteurs. De tels grands Ă©quipements permettent en gĂ©nĂ©ral l'expression de diversesrationalitĂ©s collectives : la culture technicienne de l'entreprise ferroviaire, la culturetechnocratique des services de l'Etat ou, Ă  l'inverse, la logique « individualiste » des riverainspar exemple. Cela n'est pas nouveau. Une particularitĂ© des questions de transport est peut-ĂȘtreque, plus que d'autres thĂšmes, elles stimulent les capacitĂ©s de projection des individus et sontl’objet de dĂ©bats passionnĂ©s dans de nombreux milieux. Personnels politiques, militantsassociatifs, usagers, fonctionnaires ou riverains d'une ligne nouvelle, nombreux sont ceux quiont un discours sur « le TGV ». Cette prĂ©gnance des transports dans l’espace de dĂ©bat publictient peut-ĂȘtre Ă  la forte charge symbolique de la fonction de dĂ©placement – souvent associĂ©e Ă la libertĂ© – mais aussi des infrastructures dont le caractĂšre tangible interpelle l’imaginaire demaniĂšre spĂ©cifique.

Il ne s’agit pas ici d’opposer la raison et la dĂ©marche scientifique d’une part au domainedu sensible et au discours mythique d’autre part. La capacitĂ© Ă©vocatrice de l’objet techniquene lui est pas extĂ©rieure. Elle constitue au contraire l’une de ces propriĂ©tĂ©s spĂ©cifiques qui lerelient Ă  son environnement, au mĂȘme titre que sa couleur ou son prix par exemple. Il seraitdonc tout Ă  fait intĂ©ressant d’expliciter et d’analyser les reprĂ©sentations individuelles et

(1) On pourra, comme Robert CRESSWELL (JAMARD, 1999), hĂ©siter Ă  peupler le processus d’innovation, Ă  lamaniĂšre de Bruno LATOUR (1987), d’entitĂ©s hĂ©tĂ©rogĂšnes, acteurs humains et non humains se combinant demaniĂšre presque indiffĂ©renciĂ©e au sein de rĂ©seaux d’association. En revanche, il convient de se dĂ©fendred’une vision « socio-dĂ©termiste » qui retirerait Ă  la technique toute autonomie.

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Premiùre partie : Prendre la mesure de la grande vitesse ❘ 25

collectives de la grande vitesse ferroviaire, de dĂ©tailler les processus de leur formation. Cen’est pas l’objet de ce travail centrĂ© sur la maniĂšre dont le TGV s’inscrit dans lefonctionnement Ă©conomique de notre sociĂ©tĂ©. Dans ce cadre, il convient de rechercher lesmoyens de s’abstraire de l'immĂ©diatetĂ© de la perception commune des transports Ă  grandevitesse. Sans prĂ©tendre Ă  une illusoire objectivitĂ©, un effort d'objectivation demeure en effetnĂ©cessaire Ă  une dĂ©marche scientifique. Pour parvenir Ă  prendre le recul indispensable, deuxvoies semblent de prime abord pouvoir ĂȘtre suivies :− une approche historique d’une part, permettant de replacer la grande vitesse ferroviaire

dans une perspective de longue durĂ©e,− une analyse des mesures d'accessibilitĂ© d’autre part, visant Ă  objectiver la grande vitesse

ferroviaire à travers un dimensionnement quantitatif du phénomÚne.

Le second chemin, qui consiste Ă  dimensionner l'objet d'observation aprĂšs avoirconstruit les outils qui semblent adaptĂ©s Ă  cette entreprise, est le plus habituel dans unedĂ©marche scientifique. A l’examen, il se rĂ©vĂšle plus ardu qu’il y paraĂźt d’abord. En effet,l’objectivitĂ© apparente d’un tableau de chiffres ou d’une carte prĂ©sentant les rĂ©sultats d’uncritĂšre d’accessibilitĂ© ne saurait masquer la norme sociale qui a conduit Ă  reprĂ©senter l’espacecomme un coĂ»t, les rĂ©seaux de sociabilitĂ© comme une somme d’opportunitĂ©s ou les besoins dedĂ©placements comme les exigences de la mobilitĂ© d’affaires. Cette dĂ©marche, qui consiste Ă mesurer a priori la facilitĂ© d’accĂšs Ă  certains lieux ou certaines fonctions, et non Ă  l’analyser aposteriori, apparaĂźt fortement normative.

De fait, les mesures d’accessibilitĂ© ressortissent principalement de deux disciplines : lagĂ©ographie et l’économie. Les mesures gĂ©ographiques sont de nature plutĂŽt descriptive. Ellesfont souvent usage d’indicateurs simples, temps ou coĂ»t par exemple, qui, mĂȘme sous deshabillages complexes destinĂ©s Ă  rendre compte de la morphologie des rĂ©seaux, nĂ©gligent pourl’essentiel ces questions de normes sociales (2). Le domaine des indicateurs plus Ă©laborĂ©s estquant Ă  lui une vĂ©ritable jungle oĂč l’on se heurte rapidement Ă  la tentation du dĂ©miurge dechercher Ă  expliciter les valeurs et les prĂ©fĂ©rences de chacun et Ă  celle, plutĂŽt ludique, des’enfermer dans les raffinements mathĂ©matiques et le dĂ©tail des calculs d’indicateurs enoccultant ainsi l’analyse sociale sous-jacente.

La conception Ă©conomique de l’accessibilitĂ© dĂ©note pour sa part d’une dĂ©marcheutilitariste. Il s’agit, en rapportant la facilitĂ© d’accĂšs des lieux aux opportunitĂ©s dedĂ©placements qu’ils offrent (nombre de rĂ©sidents, d’emplois, surface commerciale, etc.),d’éclairer le dĂ©cideur public (KOENIG, 1974 ; BONNAFOUS et MASSON, 1999). Mais lesprĂ©fĂ©rences du dĂ©cideur restent exogĂšnes, laissant ainsi entiĂšre la question de leurexplicitation. En dĂ©pit de leur intĂ©rĂȘt, les analyses en terme d’accessibilitĂ© paraissent enconsĂ©quence peu adaptĂ©es Ă  l’objectif d’éclairer la maniĂšre dont le TGV s’inscrit dans les

(2) C’est par exemple le cas dans les trois approches gĂ©ographiques en termes d’accessibilitĂ© prĂ©sentĂ©es dansl’ouvrage collectif dirigĂ© par Alain BONNAFOUS, François PLASSARD et BĂ©nĂ©dicte VULIN (1993).Il convient nĂ©anmoins de rappeler ici les travaux de l’école de GĂ©ographie de Lund, en SuĂšde, dans lesannĂ©es 70. CentrĂ©s sur la question de la structuration de l’espace-temps des individus en sociĂ©tĂ©, ils ne secantonnent pas Ă  la mise en forme des grandeurs “objectivables” de la mobilitĂ© : temps, distance, coĂ»ts,etc. . En revanche, comme le souligne Anthony GIDDENS (1984, p. 164), “le point de dĂ©part de [cette]gĂ©ographie de l’espace-temps est [
] le caractĂšre routinier de la vie quotidienne”. Ces travaux sont doncessentiellement tournĂ©s vers la mobilitĂ© quotidienne, plutĂŽt en milieu urbain. Ils se focalisent Ă©galementsur les comportements et les perceptions spatio-temporelles des individus. Ces caractĂ©ristiques n’en fontpas un outil thĂ©orique trĂšs adaptĂ© Ă  l’analyse de l’observation de la grande vitesse ferroviaire dans lesstructures Ă©conomiques de la sociĂ©tĂ© contemporaine.

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26 ❘ Premiùre partie : Prendre la mesure de la grande vitesse

dynamiques Ă©conomiques et sociales qui lui sont contemporaines. C’est donc plutĂŽt par unerĂ©trospective historique que l’on cherchera dans un premier temps une apprĂ©hension plus largede la grande vitesse ferroviaire.

Dans ce cadre, on pourrait choisir d'examiner la question du rĂŽle des infrastructures detransport dans la sociĂ©tĂ© d'aujourd'hui du point de vue des effets qu'elles induiraient sur leurenvironnement. Les efforts pour remonter dans le temps seraient alors justifiĂ©s par larecherche d'analogies : Ă  deux transformations comparables des conditions de dĂ©placements Ă deux Ă©poques diffĂ©rentes – ce qui implique peu ou prou de pouvoir raisonner toutes chosesĂ©gales par ailleurs –, on devrait pouvoir associer deux ensembles de consĂ©quences socialestrĂšs voisines. Mais, dans une autre perspective, oĂč les infrastructures sont Ă  la foisconsĂ©quences et Ă©lĂ©ments de transformation des structures sociales, les procĂ©duresheuristiques se trouvent quelque peu bouleversĂ©es : on ne cherche plus dans le passĂ© – ouplutĂŽt dans les reprĂ©sentations que l’on en retient – des analogies susceptibles de donner lieu Ă gĂ©nĂ©ralisation. L’ambition est ici de comprendre comment, Ă  diffĂ©rentes Ă©poques,l’accĂ©lĂ©ration des dĂ©placements s’est inscrite dans les structures et les pratiques sociales, etfinalement de vĂ©rifier que l’on peut lire l’histoire de l’accĂ©lĂ©ration de cette maniĂšre.

En l’occurrence, cette problĂ©matique historiographique vise deux objectifs : resituer« l'Ă©vĂ©nement-TGV » par rapport Ă  d’autres Ă©volutions de sociĂ©tĂ© d'une part, et Ă©baucher lareprĂ©sentation des relations entre transport et sociĂ©tĂ© dĂ©veloppĂ©e par la suite d'autre part. Danscet esprit, c’est d’abord en termes d’invariances – on parlera de « permanences » – que seralue l'Ă©volution des rĂ©seaux de transport. Cette maniĂšre de relativiser la nouveautĂ© du transportferroviaire Ă  grande vitesse n’interdit cependant pas a priori d’interprĂ©ter en termes de rupturecertaines Ă©volutions.

Deux types de permanences dans l’histoire des transports seront ainsi mis en Ă©vidence,que le dĂ©veloppement de liaisons ferroviaires Ă  grande vitesse prolonge :

- tout d'abord un processus d'augmentation des vitesses, qui peut ĂȘtre lu dans le cadred’une mise en mouvement de la sociĂ©tĂ© tout entiĂšre ;

- puis un phĂ©nomĂšne de hiĂ©rarchisation des rĂ©seaux, directement ancrĂ© surl’augmentation des vitesses, mais profondĂ©ment liĂ© au renouvellement continu deshiĂ©rarchies qui structurent le corps social.

A chacun de ces deux stades de l’analyse, on vĂ©rifiera donc que ces permanencess'inscrivent, Ă  chaque Ă©poque, Ă  l’intĂ©rieur des mouvements de la sociĂ©tĂ©. Souligner cescontinuitĂ©s permettra Ă  la fois d'expliciter quelques caractĂ©ristiques fondamentales de lamobilitĂ© Ă  grande vitesse aujourd’hui et de relativiser l’interprĂ©tation trop immĂ©diate que l’onrisque de tirer des observations contemporaines.

Pour sĂ©duisante et nĂ©cessaire qu'elle apparaisse, l’inscription dans l'histoire de maniĂšre Ă relativiser la portĂ©e des innovations actuelles en matiĂšre de transport ne s'avĂšre pas trĂšs aisĂ©e Ă l'usage. En effet, pour le non-historien, la masse des donnĂ©es, des tĂ©moignages, impressions etautres indices des conditions de dĂ©placement Ă  diffĂ©rentes Ă©poques ne semble pouvoir ĂȘtremise en ordre que par les historiens eux-mĂȘmes. A chacun son mĂ©tier. Or, et c'est surprenant,il s'avĂšre qu'ils sont peu nombreux Ă  s'ĂȘtre attachĂ©s Ă  l'histoire des transports. ChristopheSTUDENY, en introduisant sa thĂšse, souligne ainsi le vide existant en la matiĂšre : « alors qu'onaura bientĂŽt dĂ©frichĂ© des pans entiers de la vie quotidienne, le versant de la mobilitĂ© restequasiment vierge » (STUDENY, 1990).

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Premiùre partie : Prendre la mesure de la grande vitesse ❘ 27

MalgrĂ© le constat de cette lacune, ou peut-ĂȘtre aussi Ă  cause de lui, il semble possibled'inscrire le dĂ©veloppement de la grande vitesse dans des Ă©volutions intĂ©ressant des pĂ©riodeslongues. Le mouvement continu le plus aisĂ©ment repĂ©rable est liĂ© Ă  l'accĂ©lĂ©ration desdĂ©placements. De nombreuses cartes visualisent le phĂ©nomĂšne. Reste Ă  le prĂ©ciser et Ă  Ă©tablirune grille de lecture permettant de mettre cĂŽte Ă  cĂŽte avec quelque profit les progrĂšs dont il estquestion aujourd'hui et ceux qui ont bousculĂ© nos aĂŻeux. LiĂ©s Ă  l'augmentation des vitesses,l'Ă©volution de l'envergure des rĂ©seaux de transport, ou leur densitĂ© sur le territoire prĂ©sententĂ©galement quelques rĂ©gularitĂ©s. Toutes ces transformations doivent, elles aussi, ĂȘtre resituĂ©esdans leur Ă©poque afin de bien identifier ce qui relie de maniĂšre indissociable l'accĂ©lĂ©ration desdĂ©placements aux transformations de la sociĂ©tĂ©. On terminera cette premiĂšre section ens’éloignant quelque peu de ce passĂ© tellement prĂ©sent. DĂ©passant la recherche de permanencesde long terme, on cherchera Ă  comprendre dans quelle mesure le TGV participe Ă  laconstruction de ce monde fini qui romprait enfin les liens entre le temps et l'espace.

MĂȘme si ce domaine n'a guĂšre encore Ă©tĂ© explorĂ© par les historiens, les fruits de leurstravaux ne se limitent pas Ă  ces aspects matĂ©riels – mais essentiels Ă  la comprĂ©hension – desconditions de rĂ©alisation des dĂ©placements. Les fonctions Ă©conomiques et sociales de cettemobilitĂ© ont bien sĂ»r attirĂ© leur attention. Fernand BRAUDEL assure mĂȘme qu'il fautcommencer par « distinguer entre circulations diverses : au moins une circulation haute, aumoins une circulation basse... » (BRAUDEL, 1986, tome 3, p. 258). On verra donc que, selonune physique obstinĂ©e, ces circulations hautes sont aussi les plus rapides, depuis longtemps,mais aussi les plus riches en contenu et en rapport pour leurs commanditaires et bien sĂ»r cellesqui se dĂ©veloppent sur les distances les plus longues.

On comprendra en conclusion de ce dĂ©tour par l’histoire qu’il est nĂ©cessaire d’aborderdes phĂ©nomĂšnes a priori largement extĂ©rieurs au systĂšme de transport si l’on veut donner unsens aux Ă©volutions de ce dernier.

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Premier chapitre : Plus vite
 ❘ 29

Chapitre 1

PLUS VITE ...

« La vĂ©ritable mesure de la distance [est] la vitesse de dĂ©placement des hommes » aencore Ă©crit Fernand BRAUDEL (1986, tome 1, p. 105) auquel on peut largement se rĂ©fĂ©rerlorsqu’il s’agit d’aborder les temps longs. Celle-ci n'a pas augmentĂ© de maniĂšre uniforme aucours du temps, loin s'en faut. On peut, semble-t-il, distinguer au moins deux pĂ©riodes biendiffĂ©rentes. Durant la premiĂšre, rien ne bouge, entendons que l'on se dĂ©place toujours Ă  lamĂȘme vitesse. Paul VALERY, repris par BRAUDEL, a dressĂ© paraĂźt-il ce constat : « NapolĂ©on vaĂ  la mĂȘme lenteur que Jules CĂ©sar ». Des siĂšcles au pas de l'homme ou, au mieux, du cheval.Les indices sont nombreux qui attestent de cette lenteur. C'est elle, Ă  travers l'immensitĂ© duterritoire qu'elle engendre, qui explique la conservation de nos particularismes locaux etfinalement, que « la France se nomme diversitĂ© », selon le titre du premier chapitre deL'identitĂ© de la France (BRAUDEL, 1986, tome 1, p.111 et suivantes, « Le morcellement de laFrance s'explique enfin »). C’est finalement encore la mĂȘme image qui transparaĂźt lorsque l'onobserve au cours des siĂšcles la « formidable inertie » de l'armature urbaine (PUMAIN, 1989).

Maurice DAUMAS (1991, p. 1) attribue quant Ă  lui Ă  Raymond ARON cette rĂ©flexion surles dĂ©lais identiques nĂ©cessaires Ă  NapolĂ©on et CĂ©sar pour rallier Paris Ă  Rome (dans laquatriĂšme de ses dix-huit leçons sur la sociĂ©tĂ© industrielle de 1955). En revanche, il rĂ©fute lapertinence de ce parallĂšle et rĂ©cuse l’affirmation de siĂšcles d’immobilisme des techniquesavant ce qu’il est convenu d’appeler « la rĂ©volution industrielle ». Il dĂ©fend plutĂŽt l’idĂ©e selonlaquelle la charniĂšre entre les XVIIIe et XIXe siĂšcles marque une rupture significative durythme d’évolution au sein de processus de trĂšs long terme (pp. 15-16 et 307). On retiendraplutĂŽt cette reprĂ©sentation plus dynamique de la rĂ©alitĂ© historique.

Ce chapitre tentera de retracer briĂšvement les caractĂ©ristiques gĂ©nĂ©rales de l’histoire dela vitesse de dĂ©placement depuis cette rupture. Il dĂ©crira d’abord l’accĂ©lĂ©ration des hommes(1.1) qu’il faut entendre comme un phĂ©nomĂšne d’augmentation des vitesses de dĂ©placementsqui n’est que l’une des multiples dimensions de la mise en mouvement de la sociĂ©tĂ© toutentiĂšre. L’accĂ©lĂ©ration de la terre (1.2) s’attachera Ă  rappeler quelques reprĂ©sentationsspatiales de la croissance des vitesses.

1.1 L’accĂ©lĂ©ration des hommes

L’accroissement des vitesses de dĂ©placement n‘est pas un phĂ©nomĂšne instantanĂ©. Il nesort pas du nĂ©ant et s’inscrit dans la durĂ©e. Il s’agit en premier lieu de donner quelques repĂšresdans cette histoire : briĂšvement retracĂ©e, l’évolution un peu erratique des vitesses permisesjusqu’au XVIIIe siĂšcle puis, plus prĂ©cisĂ©ment mesurĂ©e, l’accĂ©lĂ©ration gĂ©nĂ©ralisĂ©e et sans rĂ©pitdont la grande vitesse ferroviaire semble le prolongement. Mais cette histoire de la vitesse aucours des deux derniers siĂšcles ne peut ĂȘtre Ă©voquĂ©e sans faire mention de l’affaissementparallĂšle d’un autre obstacle aux Ă©changes : le coĂ»t de dĂ©placement. Enfin, on proposera de

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30 ❘ Premier chapitre : Plus vite


considĂ©rer ses Ă©volutions Ă  travers le franchissement de seuils d’accessibilitĂ©. Il s’agit aussi derappeler que l’accĂ©lĂ©ration des dĂ©placements est tout Ă  la fois affaire d’offre de transport et dedemande.

AprĂšs le calme, la tempĂȘte

L’origine de la rupture et les premiers signes de l’avĂšnement de la seconde pĂ©riode,celle d'une « accĂ©lĂ©ration accĂ©lĂ©rĂ©e » des vitesses de dĂ©placement, ne peuvent pas ĂȘtre datĂ©sprĂ©cisĂ©ment. On peut parfaitement le relier au renouvellement des valeurs, et notamment à« l’installation dĂ©finitive du mythe, voire mĂȘme du fantasme, du progrĂšs », qui a marquĂ© leSiĂšcle des LumiĂšres (POCHE, 1996, p. 99). On peut tout autant suivre Anthony GIDDENS

(1990) et faire remonter l’origine de cet Ă©branlement de la sociĂ©tĂ© europĂ©enne Ă  laRenaissance et Ă  la reformulation complĂšte qui s’est opĂ©rĂ©e Ă  cette Ă©poque de la place del’homme dans le monde . Cette pĂ©riode, et « les grandes dĂ©couvertes » qui ont marquĂ© cetteouverture au monde, est Ă©galement analysĂ© par Jacques ATTALI (1991) comme le passage « dumonde de l’équilibre immobile Ă  celui du dĂ©sĂ©quilibre, de la marche en avant ». NĂ©anmoins,concernant les aspects plus matĂ©riels et dans sa perspective d’une Ă©volution ininterrompue,Maurice DAUMAS fait largement consensus en situant l’émergence d’un nouveau « complexetechnique » sur la pĂ©riode 1775-1820.

Quoi qu’il en soit, François CARON (1997) confirme la profondeur de cet Ă©branlement. Ilmet en Ă©vidence, dans le premier chapitre de son Histoire des chemins de fer en France, lesmultiples facettes (administratives, politiques, techniques, etc.) de l’amĂ©lioration du rĂ©seauroutier au cours du XVIIIe siĂšcle (3). Cherchant Ă  justifier le choix de 1830 comme point dedĂ©part de son Ă©tude, Christophe STUDENY (1990, p. 9) explique ainsi que « l'histoire de lavitesse ne connaĂźt pas de dĂ©marrage localisĂ© dans le temps ». « Mais autour de cette annĂ©e1830, poursuit-il, se condensent des effets diversifiĂ©s de l'accĂ©lĂ©ration du mouvement enFrance. Mouvement politique et Ă©conomique, mouvement dans les transports... ». En effet,l'on peut constater une tendance Ă  l'augmentation des vitesses bien antĂ©rieure au XIXe siĂšcle.On peut surtout observer dĂšs le Moyen-Age des rythmes d'Ă©changes bien supĂ©rieurs Ă  celui dela marche (4). Mais ces fiĂšvres anciennes restent toujours circonscrites : elles ne concernentjamais qu'un champ limitĂ©, situĂ© trĂšs en haut de la hiĂ©rarchie des activitĂ©s humaines, ou qu'unelocalisation gĂ©ographique et une Ă©poque trĂšs restreintes. C'est ce que veulent illustrer lescartes des nouvelles en route pour Venise prĂ©sentĂ©es ici.

(3) Sur le mĂȘme thĂšme, voir aussi Pierre LÉON et Charles CARRIÈRE (1970) qui soulignent aussi les multiplesinsuffisances du rĂ©seau des routes royales et du systĂšme de transport de l’ancien rĂ©gime. Ils concluent Ă une quasi-stagnation des vitesses (p. 177) et une diminution partielle et trĂšs hĂ©tĂ©rogĂšne des coĂ»ts dedĂ©placement (p. 180).

(4) Bertrand GILLE (1978), dans son histoire des techniques, confirme Ă  chaque Ă©poque, pour chaque« systĂšme technique », des innovations importantes concernant les transports. Dans une comparaison de lavoie maritime et de la voie routiĂšre entre l’Italie et les Pays-Bas Ă  la charniĂšre entre le Moyen-Âge et laRenaissance, John MUNRO (1999) dresse aussi le constat d’innovations importantes. Mais, note-t-il, lesprogrĂšs techniques de l’industrie navale n’ont qu’un faible impact sur les coĂ»ts de navigation quidĂ©pendent en premier lieu des contextes politiques et commerciaux ainsi que du niveau de sĂ©curitĂ©physique dont peuvent bĂ©nĂ©ficier les activitĂ©s d’échange. Finalement, la comprĂ©hension du partage destrafics entre les voies terrestres et maritimes repose sur une apprĂ©hension de la sociĂ©tĂ© beaucoup plus largeque l’énoncĂ© des performances potentielles des techniques disponibles.

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Premier chapitre : Plus vite
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De ce point de vue, la caractĂ©ristique de l'Ăšre qui s'ouvre avec la rĂ©volution industrielleest la gĂ©nĂ©ralisation de cette augmentation des vitesses. Le dĂ©veloppement du rĂ©seauferroviaire est complĂ©tĂ© dans un premier temps par une large diffusion de l'attelage avant de sevoir concurrencĂ© par l'automobile. Ainsi, jusqu'aux capillaires les plus fins, lescommunications connaissent-elles une nouvelle vigueur. Eugen WEBER (1983) insiste sur larupture de l’isolement, dans la seconde moitiĂ© du XIXe siĂšcle, qui caractĂ©risait l’espace ruralde la France et en faisait jusqu’alors « un pays de sauvages ». Toutes les activitĂ©s, Ă  desniveaux certes fort diffĂ©rents, sont prises d'une hĂąte jusque lĂ  inconnue. Cette allure nouvellen'est pas circonscrite aux seuls dĂ©placements physiques. Christophe STUDENY le montre en delongues pages, elle embrasse plus largement les comportements, les idĂ©es, les techniques, lesorganisations sociales, 
 l'Histoire dans son ensemble.

Cartes : Nouvelles en route pour Venise

« Les lignes isochrones, de semaine en semaine,indiquent en gros les temps nĂ©cessaires au voyage deslettres qui, sur sur les trois croquis, vont toutes versl’Italie. [
]Les diffĂ©rences d’une carte Ă  l’autre peuvent paraĂźtre,selon tel ou tel axe, trĂšs importantes. Elles sont dues Ă la multiplicitĂ© des courriers, selon les urgences del’actualitĂ©. En gros, les lenteurs de la derniĂšre carterejoignent celles de la premiĂšre, alors que les dĂ©laissont parfois nettement moindres pour la seconde carte.La dĂ©monstration n’est pas pĂ©remptoire
 »

(Fernand BRAUDEL, 1979, Civilisation matérielle
,tome 1, cartes et légende pp. 374-375)

Continuité dans le changement : moins de temps

Cette Ă©poque d’accĂ©lĂ©ration et de multiplication des dĂ©placements est pleinement lanĂŽtre (WILLENER, 1990). On en restera, sur un plan gĂ©nĂ©ral, aux prĂ©somptions que semblentalimenter les bouleversements du monde ces derniĂšres annĂ©es et l’on s’attachera seulement Ă prĂ©ciser dans quelle mesure l'Ă©volution des moyens de communication induit une filiation dusiĂšcle dĂ©butant et des prĂ©cĂ©dents. L'Ă©volution des vitesses de dĂ©placement offre de ce point devue l'illustration la plus immĂ©diate de ce phĂ©nomĂšne.

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Encadré : évolution des temps de parcours ferroviaires au départ de Paris- 1814-2010 -

GrĂące aux donnĂ©es recueillies par Christophe STUDENY, deux sĂ©ries chronologiques distinctes detemps de parcours ferroviaires au dĂ©part de Paris ont pu ĂȘtre reconstituĂ©es. À chacune d'elles correspondun Ă©chantillon diffĂ©rent de seize villes souvent situĂ©es prĂšs des cĂŽtes ou des frontiĂšres françaises. LapremiĂšre (en blanc) porte sur un siĂšcle, de 1814 Ă  1913 (source : M. MEUDE, Les voies terrestres, Paris,1927, tableau reproduit par STUDENY, 1990, annexes A, p.50). La deuxiĂšme sĂ©rie (donnĂ©es grisĂ©es dansle tableau), qui s'Ă©tend de 1870 Ă  2010, vient complĂ©ter la premiĂšre pour permettre une mise en parallĂšledes Ă©volutions passĂ©es avec celles qu'impliquerait la rĂ©alisation du schĂ©ma directeur des lignes Ă  grandevitesse. Les annĂ©es 1870 et 1936 sont issues de cartes prĂ©sentĂ©es p. 42 et 45 de la mĂȘme thĂšse. Les annĂ©es1980 et 2010 ont Ă©tĂ© reconstituĂ©es par nos soins Ă  partir de documents SNCF.

On a tout d'abord calculĂ© pour chaque annĂ©e retenue la somme des temps de parcours pourl'ensemble des villes. Pour rapporter les deux Ă©chantillons l’un Ă  l’autre, on a ensuite recalculĂ© le totalthĂ©orique de l’annĂ©e 1870 par interpolation linĂ©aire entre les valeurs de 1867 et 1887. Le mĂȘmecoefficient de passage (total thĂ©or. 1870/total 1870) a enfin Ă©tĂ© appliquĂ© aux valeurs de 1936, 1980 et2010 pour obtenir la ligne Tot. thĂ©o. qui permet de comparer les deux sĂ©ries. Le graphique est alors tracĂ©sur une Ă©chelle semi-logarythmique Ă  partir d'une base 100 en 1814.

1814 1834 1854 1867 1870 1887 1913 1936 1980 2010

Calais 40h 28h 6h40 5h30 5h30 4h32 3h15 3h07 2h56 1h30Dunkerque 7h20 3h32 2h47 1h30Lille 34h 22h 4h50 4h30 4h30 3h50 2h54 2h42 1h59 1h00MéziÚre 34h 22h 17h00 5h18 5h26 3h00Metz 7h10 4h12 2h40 1h30Strasbourg 70h 47h 10h40 10h10 10h10 8h49 7h15 5h17 3h48 1h50Mulhouse 11h20 6h07 4h12 2h15Belfort 59h 39h 17h51 10h23 7h15 5h27Besançon 57h 37h 15h51 9h06 8h00 6h15GenÚve 75h 48 19h51 14h00 11h55 11h30 10h 8h39 5h42 2h30Nice 140h 98h 65h30 23h48 23h30 18h24 14h32 12h30 9h45 4h00Marseille 112h 80h 38h20 16h15 13h58 10h25Montpellier 112h 77h 42h49 17h01 15h38 12h34Perpignan 27h25 14h09 8h32 3h40Toulouse 104h 70h 31h15 20h11 15h13 11h00Bayonne 116h 64h 27h45 16h10 16h10 11h51 9h58 8h45 5h48 2h50Bordeaux 10h55 5h55 4h08 2h05La Rochelle 72h 41h 19h25 10h33 9h11 6h51Orléans 2h00 1h30 0h57 0h53Nantes 56h 37h 9h33 8h27 8h27 7h23 5h37 4h40 2h55 2h00Brest 87h 61h 36h00 16h10 16h10 13h31 10h10 7h49 5h33 3h14Cherbourg 8h25 5h04 3h06 2h40Le Havre 31h 17h 5h15 4h25 4h48 4h10 2h44 2h24 1h55 1h25

TOTAL 1199 788 368,6 192,0 175,8 158,7 122,0 96,4 66,7 33,4

Tot. théo. 1199 788 368,6 192,0 187,0 158,7 122,0 102,5 71,1 35,5base 100 100 65,72 30,74 16,01 15,60 13,24 10,18 8,55 5,93 2,96

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GrĂące aux compilations effectuĂ©es par STUDENY, on peut en effet retracer la diminutiondes temps de parcours – essentiellement ferroviaires – au dĂ©part de Paris depuis l'Ă©poquenapolĂ©onienne. Le graphique ci-dessous illustre l'Ă©volution de ces temps de parcours etl'encadrĂ© ci-contre dĂ©taille les informations utilisĂ©es pour ces calculs.

Graphique : Évolution des temps de parcours terrestresau dĂ©part de Paris, 1814-2010

0

1

100

1800 1850 1900 1950 2000 2050

Base 100 en 1814 Échelle semi-log.

Sur prÚs de deux siÚcles, on constate donc un mouvement continu d'accélération desdéplacements. Les deux premiers tiers du XIXe siÚcle sont marqués par une évolutionparticuliÚrement rapide. Ils correspondent à l'amélioration du réseau routier et à lasystématisation des services de postes et de diligence (1814-1834), puis à la mise en place duréseau de chemin de fer (jusqu'en 1867) (5). Les périodes suivantes traduisent l'améliorationréguliÚre des vitesses de circulation des trains, mais à un rythme beaucoup plus lentqu'auparavant. Cette dynamique modérée perdure jusqu'à nos jours (1980). La réalisationcomplÚte d'ici 2010 du schéma directeur des TGV adopté en France en 1990 permettrait derelancer le mouvement d'accélération des échanges, mais sans toutefois retrouver un rythmed'évolution comparable à celui que la construction des chemins de fer a permis autour de1850. L'apparition de la grande vitesse ferroviaire s'inscrit donc assez clairement dans lacontinuité des tendances du passé.

(5) On remarque que la croissance des vitesse de dĂ©placement est largement entamĂ©e avant l'apparition duchemin de fer. Concernant la Grande-Bretagne, Patrick VERLAY (1997, p. 200) signale une rĂ©duction demoitiĂ© des durĂ©es de voyages routiers entre les grandes villes entre 1750 et 1770, puis une rĂ©duction demĂȘme ampleur de 1770 Ă  1830. Pour la France, François CARON (1997) confirme largement lesconstatation et de STUDENY et de VERLAY : il montre l’amĂ©lioration du rĂ©seau routier tout au long duXVIIIe siĂšcle, mais sans conclure quant aux vitesses ; en revanche, il mentionne plus qu’un doublementdes vitesses entre 1800 et 1840 (p. 65 par exemple). Comme cela a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© mentionnĂ©, Pierre LÉON etCharles CARRIÈRE (1970, p. 177) observent pour leur part une stagnation des vitesses tout au long del’ancien rĂ©gime. En France, l’accĂ©lĂ©ration semble donc pouvoir ĂȘtre datĂ©e de la RĂ©volution voire, aprĂšs laforte dĂ©gradation des derniĂšres annĂ©es de l’Empire, de la Restauration (LÉON, 1976, p. 245).

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A trop se laisser accaparer par le traitement des donnĂ©es que l'on manipule, on risque demanquer de souligner la tendance gĂ©nĂ©rale d’une diminution vertigineuse des temps deparcours, et donc des dimensions de la France. On peut certes considĂ©rer avec circonspectionla prĂ©cision du facteur 30 reprĂ©sentatif de la rĂ©duction de la durĂ©e des trajets en deux siĂšcles.Pourtant, l'ordre de grandeur de l'Ă©volution est donnĂ© : il est important et doit ĂȘtre soulignĂ©.Mais, puisque le dĂ©faut est tenace de rester fascinĂ© par ses propres chiffres, regardons-y Ă deux fois. On aperçoit alors que la croissance de la production, pour ne considĂ©rer qu'unindicateur trĂšs gĂ©nĂ©ral, est au minimum tout aussi vertigineuse pendant ces deux cent annĂ©es(6). Ces phĂ©nomĂšnes d’intensification des Ă©changes et de la production ne sont pas isolĂ©s. Ilsmarquent l'emballement de toute une Ă©poque jusqu'Ă  nos jours, tel que cela vient Ă  l'instantd’ĂȘtre mentionnĂ©. Leurs dimensions mĂȘme expliquent que cette accĂ©lĂ©ration embrasse toute lasociĂ©tĂ©, peut-ĂȘtre autant, de maniĂšre dialectique, qu'elles sont elles-mĂȘmes expliquĂ©es par cecaractĂšre global.

Pour en revenir aux calculs prĂ©sentĂ©s ici, il reste que de nombreuses lacunes pourraientparaĂźtre fragiliser ces rĂ©sultats trop flagrants. La principale objection est que les donnĂ©esutilisĂ©es ne sont pas homogĂšnes s'il s'agit d'analyser les vitesses de dĂ©placement despersonnes. En effet, jusqu'en 1913 les temps de parcours des services de poste, puis deschemins de fer reprĂ©sentent les possibilitĂ©s les plus rapides, voire les seules, de voyager. Cesdeux modes assurent pendant toute cette pĂ©riode l'essentiel des dĂ©placements interurbains devoyageurs. AprĂšs la seconde guerre mondiale, ce sont les performances des dĂ©placementsrĂ©alisĂ©s en voiture, puis peut-ĂȘtre Ă©galement en avion qu'il aurait fallu de plus en plus souventretenir pour se rĂ©fĂ©rer Ă  la mĂȘme logique.

Il faut en outre souligner que les tĂ©lĂ©communications viennent depuis quelque tempsdĂ©jĂ  enrichir les moyens d’échanges dont nous disposons en posant les problĂšmes de distanceet de vitesse de maniĂšre radicalement diffĂ©rente. Il convient encore de nuancer l’interprĂ©tationque l’on peut tirer du graphique prĂ©cĂ©dent en considĂ©rant que l'accĂ©lĂ©ration procurĂ©e par lesmoyens modernes de transport risque dans le futur de ne pas se diffuser de maniĂšre aussihomogĂšne dans l'espace que ce fut en grande partie le cas au cours des deux derniers siĂšcles.On verra plus loin que la logique de dĂ©veloppement de l’offre de transport rapide n’est pasprĂ©cisĂ©ment une logique de diffusion. Il faut aussi souligner le poids Ă©crasant de la populationurbaine et de ses dĂ©placements, essentiellement quotidiens, urbains Ă©galement en majeurepartie, pour lesquels ces calculs n’ont pas forcĂ©ment grand sens.

Enfin, il convient de mentionner le caractĂšre exagĂ©rĂ©ment optimiste de l’hypothĂšse dedĂ©veloppement de la desserte ferroviaire Ă  grande vitesse adoptĂ©e pour l’annĂ©e 2010. Nonseulement le choix d’un Ă©chantillon de liaisons radiales, Paris-Province, renforce l’impact del’offre TGV, mais en outre, il est depuis longtemps acquis qu’une bonne partie des projetsinscrits au SchĂ©ma Directeur de 1990 et dont la rĂ©alisation sert de base aux calculs, ne serontpas menĂ©s Ă  bien, ni en 2010, ni plus tard. Si l'on avait reculĂ© l'horizon de mise en Ɠuvre

(6) Aux États-Unis, par exemple, on peut observer l'Ă©volution d'un indice de production des biensmanufacturĂ©s durables de 1865 Ă  la veille de la premiĂšre guerre mondiale. Avec une base 100 fixĂ©e en1899, on part en 1865 d'une valeur 10 pour atteindre un niveau d'environ 180 en 1910 (sources : E.FRICKEY, 1947, Production in the United States, Havard University Press et A. HANSEN, Business Cyclesand National Income, p. 25, plusieurs graphiques repris par Maurice NIVEAU, 1984, pp. 181-186). Parailleurs, une estimation du revenu par tĂȘte, toujours aux États-Unis, calculĂ©e en dollars constants de 1929donne une valeur de 212 $ en 1809 et de 1140 $ en 1950 (sources : W.S. WOYTINSKY et E.S.WOYTINSKY, 1953, World Population and Production Trends and outlook, Twentieth century Fund, New-York, p. 383, tableau reproduit par Maurice NIVEAU, 1984, p. 94).

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complÚte de ce schéma, ou si l'on avait considéré que seule la moitié ou les trois quarts desprojets devaient voir le jour, l'effet spécifique de la grande vitesse dans ces deux siÚclesd'accélération serait encore plus faible.

En fait, mĂȘme si elles tendent Ă  nuancer les rĂ©sultats numĂ©riques obtenus, toutes cesconsidĂ©rations poussent Ă  la mĂȘme conclusion : elles portent Ă  relativiser l'importance, dansune perspective de longue durĂ©e, du dĂ©veloppement du TGV qui s’inscrit davantage dans lestendances prĂ©-existantes qu’il ne marque une rupture. En ce sens, elles ne remettent pas encause, bien au contraire, la conclusion que l’on peut tirer du graphique prĂ©sentĂ©. En revanche,elles appellent sans nul doute Ă  dĂ©passer ce niveau pour intĂ©grer d'autres Ă©lĂ©ments Ă  l'analyse.C'est ainsi qu'il paraĂźt clair que le temps de parcours n'est pas le seul obstacle quel'Ă©loignement oppose au voyageur.

Continuité dans le changement : moins d'argent

En effet, la diminution des temps de parcours depuis au moins deux siĂšcle n’est pasdemeurĂ©e un phĂ©nomĂšne isolĂ©. Globalement, les performances des moyens de dĂ©placement sesont Ă  l’évidence accrues. La fiabilitĂ© et la sĂ©curitĂ©, le confort et la disponibilitĂ© de l’offre,pour ne s’en tenir qu’aux composantes de la qualitĂ© d’un service de voyageurs, ont connu uneamĂ©lioration qui serait peut-ĂȘtre plus difficile Ă  quantifier, mais qui n’en est pas moins rĂ©elle(7). On admettra, qu’au-delĂ  son importance propre, le coĂ»t du dĂ©placement rend compte deces multiples dimensions.

L'apprĂ©ciation de l’évolution du coĂ»t du dĂ©placement sur une longue pĂ©riode estcependant impossible Ă  rĂ©aliser simplement et sans limites importantes. En effet, ramenerl'ensemble des prix relevĂ©s sur une longue pĂ©riode Ă  une unitĂ© de compte unique est uneopĂ©ration toujours dĂ©licate. En outre, s'il s'agit de mesurer l'obstacle financier Ă  la mobilitĂ©, ilfaut aussi prendre en compte l'Ă©lĂ©vation du niveau de vie (8) et analyser la part des transportsdans les dĂ©penses des mĂ©nages et des entreprises. La complexitĂ© d'une telle reconstitution et lafragilitĂ© des hypothĂšses qu'elle impliquerait conduisent Ă  accepter telle quelle l'intuition selonlaquelle l’obstacle au dĂ©placement reprĂ©sentĂ© par le coĂ»t des voyages a, en premiĂšreapproximation, diminuĂ© assez rĂ©guliĂšrement au cours des deux siĂšcles considĂ©rĂ©s. Cetteintuition est largement confortĂ©e par la baisse des niveaux tarifaires que l’on peut constater.

Dans le chapitre traitant des transports de l'Histoire quantitative de l'Ă©conomiefrançaise, Jean-Claude TOUTAIN (1967, p. 277) donne ainsi quelques informationsintĂ©ressantes Ă  ce propos. Il met par exemple en Ă©vidence une dĂ©croissance continue des tarifsferroviaires de 1840 Ă  1913 qui passent de 7,1 centimes/V.K Ă  4 c/V.K.. Dans L’HistoireĂ©conomique et sociale de la France, on trouve les chiffres suivant : de 7c en 1841 Ă  5,04 en1880 (LEON, 1976, pp. 267-268) et de 5,2c en 1877 Ă  3,4 en 1913 (CARON et BOUVIER, 1979,p. 126). Ensuite, l’existence d'une inflation non nulle provoque une hausse des prix en francs

(7) Cet Ă©largissement des prĂ©occupations Ă  d’autres caractĂ©ristiques que la seule vitesse permet aussi derevenir briĂšvement sur la controverse dĂ©jĂ  mentionnĂ©e Ă  propos du dĂ©lai nĂ©cessaire Ă  CĂ©sar et NapolĂ©onpour rallier LutĂšce (ou Paris) Ă  Rome. Il est clair, en effet, que la disposition par le second de bĂȘtes detraits qui, grĂące au collier d’épaule, pouvaient acheminer des charges considĂ©rablement plus importantes,transforme la nature du trajet. La performance de la Grande ArmĂ©e n’est en rien comparable Ă  celle deslĂ©gions romaines.

(8) D’aprĂšs Yves LEQUIN, citĂ© par Fernand BRAUDEL (1986, tome 3, p. 198), la fortune moyenne des françaisaurait Ă©tĂ© multipliĂ©e, avec bien des inĂ©galitĂ©s, par 4,5 de 1825 Ă  1914.

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courants. Alain BONNAFOUS (1995), citant Michel SAVY, Ă©voque nĂ©anmoins une division par7 du prix de la tonne.kilomĂštre entre 1841 et 1990. Pour Patrick VERLAY (1997, p. 194), ladiminution des coĂ»ts de transport tout au long du XIXe siĂšcle ne fait pas de doute non plus. IlprĂ©sente, concernant le dĂ©placement des marchandises, des rĂ©sultats par mode tout Ă  faitĂ©loquents. De mĂȘme, GĂ©rard LANDGRAF (1973, p. 32) Ă©voque une rĂ©duction tarifaire de 17,8%sur les chemins de fer français entre 1890 et 1900. Concernant « le systĂšme de transportprĂ©ferroviaire », c’est-Ă -dire la pĂ©riode avant 1840-1850, François CARON dresse le mĂȘmeconstat (1997, p. 71).

La grande vitesse ferroviaire, d’un certain point de vue, n'est pas en rupture avec detelles Ă©volutions. Le jeu de concurrence s'Ă©tablissant entre les exploitants aĂ©riens et celui duTGV peut Ă©clairer cet aspect. Le raisonnement s’appuie sur le seul fait qu'il existe uneconcurrence entre les deux modes. En effet, sur le court terme, les performances techniques dechacun d'eux peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme fixĂ©es, celles du TGV Ă©tant dans le cas gĂ©nĂ©ralun peu en deçà de celles de l'avion. La compĂ©tition porte donc principalement sur les prix,critĂšre pour lequel l'avantage est globalement inversĂ©. Le train, Ă  performances comparablesest donc moins onĂ©reux – confirmant ainsi l'hypothĂšse de dĂ©croissance des coĂ»ts detransport – mais demeure suffisamment proche de l'avion pour qu'une concurrence s'instaure – infirmant de cette maniĂšre l'hypothĂšse d'une vĂ©ritable rupture –.

Si l’on compare maintenant les tarifs du TGV Ă  ceux qui prĂ©valaient sur les trainsclassiques avant leur suppression, la conclusion est inversĂ©e. La perspective de longue durĂ©eadoptĂ©e dans ces pages oblige cependant Ă  considĂ©rer ces hausses comme contingentes,comme des accidents de parcours en quelque sorte. Plusieurs considĂ©rations autorisent cettelĂ©gĂšretĂ© sur une question qui a fait l’objet de vifs dĂ©bats, en particulier en France. Il fautd’abord constater que la politique de la SNCF a Ă©tĂ© plutĂŽt versatile ces derniers tempsconcernant la tarification de la grande vitesse. D’abord tarifĂ© au mĂȘme prix, Ă  peu de choseprĂšs, que le train classique, le TGV a ensuite Ă©tĂ© vendu le plus cher possible avant qu’enfin laSNCF choisisse de maximiser son trafic et non plus ses recettes unitaires. La montĂ©e rĂ©guliĂšrede la pression concurrentielle sur le systĂšme ferroviaire est un deuxiĂšme Ă©lĂ©ment qui empĂȘchevraisemblablement que la revalorisation des tarifs ferroviaires puisse ĂȘtre un phĂ©nomĂšnedurable. Enfin, il est difficile de raisonner les Ă©volutions tarifaires de longue pĂ©riode enprenant comme base un mode – le train classique Ă  grand parcours – qui ne constitue qu’unepartie d’un systĂšme technique plus vaste, dont les performances semblent figĂ©es depuis delongues annĂ©es et dont le niveau de service offert paraĂźt socialement de plus en plus obsolĂšte.

Une histoire de seuils

La rarĂ©faction des motifs de dĂ©placement qui rĂ©sulte de l'Ă©loignement est un autreobstacle que dresse la distance face Ă  la mobilitĂ©. Des hommes qui n'Ă©changent pas parcequ'ils ne se connaissent pas, qui ne se connaissent pas parce qu'ils n'Ă©changent pas
 LacircularitĂ© du jeu de causalitĂ© est Ă©vidente lorsque l'on accepte l'explication avancĂ©e parFernand BRAUDEL selon laquelle l'immensitĂ© explique la diversitĂ©. Elle prĂ©sente ici l'intĂ©rĂȘt demettre en relief le fait que l'accĂ©lĂ©ration des communications et l'Ă©volution des besoins dedĂ©placement sont indissociables.

Dans ce cadre, on peut proposer une nouvelle grille de lecture de l'histoire de la vitesse.Elle partirait de l'hypothĂšse qu'il est possible de mettre en Ă©vidence des seuils d'accĂ©lĂ©rationdans le processus d’évolution de notre sociĂ©tĂ©. De tels seuils ne sont pas seulement dĂ©terminĂ©spar les progrĂšs matĂ©riels des conditions de dĂ©placement, mais Ă©galement par le mode

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d'organisation de l'activitĂ© de transport et surtout par les besoins que crĂ©ent les structuresĂ©conomiques et sociales de chaque Ă©poque. C'est la combinaison de ces Ă©lĂ©ments qui permetd'identifier des Ă©tapes particuliĂšres dans le mouvement continu d'augmentation des vitesses.Un seuil relĂšve donc d'opportunitĂ©s techniques, sociales et Ă©conomiques qui se rĂ©alisentsimultanĂ©ment – Ă  l'Ă©chelle de l'histoire du moins – pour un type donnĂ© de relations,

L'un de ces seuils est constituĂ© par la possibilitĂ© d’effectuer un dĂ©placement dans lajournĂ©e. Il a fallu les amĂ©nagements routiers importants rĂ©alisĂ©s au XVIIIe siĂšcle,l'augmentation des rendements agricoles permettant de dĂ©gager des surplus pour les Ă©changeset enfin la montĂ©e en puissance – encore toute relative – d'une bourgeoisie nĂ©gociante pourque cette Ă©tape soit atteinte – avec bien des inĂ©galitĂ©s – Ă  l'Ă©chelon rĂ©gional. Il convientnĂ©anmoins de reconnaĂźtre que ce premier niveau est celui pour lequel la formalisationproposĂ©e apparaĂźt le moins nettement, sans doute parce qu’elle concerne une Ă©poque qui n’estpas encore celle de cette mise en mouvement que distinguent les historiens aprĂšs laRĂ©volution et l'Empire (9).

Si l'on se reporte aux donnĂ©es rassemblĂ©es par Christophe STUDENY, le dĂ©veloppementet le perfectionnement des chemins de fer n'ont rĂ©duit la France aux dimensions d'un voyagede 24 heures qu'aux alentours de 1870. Ce n'est pas par hasard si l'unification du marchĂ©national français se rĂ©alise pour l'essentiel Ă  cette Ă©poque, prĂ©cĂ©dĂ©e il est vrai de quelquesdĂ©cennies par la formation d'un espace politique et administratif. Pierre LEON (1976, p. 242),en introduction de son chapitre sur la conquĂȘte de l’espace national entre 1789 et 1880,insiste sur la convergence de nĂ©cessitĂ©s politiques d’une part et commerciales d’autre part quifonde cet Ă©lan (10). Il a fallu attendre la gĂ©nĂ©ralisation des vols longs-courriers pour que lemonde soit Ă©galement ramenĂ© aux mĂȘmes dimensions. Mais ce changement peut-il s'envisagerindĂ©pendamment d'un fort accroissement de la libertĂ© de circuler et d'un formidabledĂ©veloppement du commerce mondial ?

Aujourd'hui, le franchissement d’un nouveau seuil est Ă  l'ordre du jour : il s'agit derendre possible des dĂ©placements aller-retour dans la journĂ©e en laissant une plage de tempsimportante disponible Ă  destination. Lorsqu'en 1983 le TGV a offert cette possibilitĂ© entreParis et Lyon, la rĂ©ponse de la clientĂšle a Ă©tĂ© importante, prouvant par-lĂ  qu'un besoin de cetype est inscrit dans les modes de vie. On peut par exemple voir dans cette Ă©volution uneadaptation des comportements de mobilitĂ© aux possibilitĂ©s offertes par lestĂ©lĂ©communications. L'usage intensif de la « tĂ©lĂ©-instantanĂ©itĂ© » entraĂźnerait la montĂ©e d'une

(9) En fait, dĂšs cette pĂ©riode, l'unification de l'espace national est en France dĂ©jĂ  entamĂ©e, avec desmotivations essentiellement politiques et militaires, par une monarchie trĂšs centralisatrice. Le rĂŽle del'État, Ă  travers l'action de ses grands commis que sont Sully ou Colbert, est ainsi soulignĂ© par PierreDOCKÈS (1969, pp.23-57). Toutefois, mises Ă  part les liaisons avec les grands ports maritimes, les besoinscommerciaux qui s’expriment, d’aprĂšs la mention qui en est faite dans L’Histoire Ă©conomique et socialede la France (LÉON et CARRIÈRE, 1970, p. 167), sont d’échelle rĂ©gionale.

(10) Concernant l’exemple particulier de l’activitĂ© viti-vinicole, le lien entre l’établissement du rĂ©seauferroviaire d’une part, le dĂ©veloppement de la grande production de vin de consommation courante enLanguedoc d’autre part et enfin sa commercialisation dans l’ensemble de la France est Ă©tabli depuislongtemps par les gĂ©ographes et les historiens. R. CARALP-LANDON (1951) mentionne entre autres Ă  cesujet la thĂšse de l’historien de rĂ©fĂ©rence de la vigne et du vin, Roger DION, datĂ©e de 1943. MarcelLACHIVER (1988, p. 410 et suiv.) complĂšte ces Ă©lĂ©ments de comprĂ©hension en invoquant la hausse de lapopulation urbaine d’une part et l’augmentation du niveau de consommation individuelle d’autre part.

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exigence de « pseudo-ubiquité » : la possibilité de voyager sans empiéter sur son programmed'activité, de maniÚre transparente en quelque sorte (11).

Concernant les dĂ©placements urbains, ce stade d'Ă©volution est dĂ©passĂ© depuis longtemps(12). À l’échelle rĂ©gionale, la voiture particuliĂšre permet dĂ©jĂ  ce type de mobilitĂ©. Enrevanche, offrir cette possibilitĂ© – des dĂ©placements contenus dans la journĂ©e – est au cƓurdes rĂ©flexions actuelles sur le devenir des transports collectifs Ă  moyenne distance.L'allongement de la distance disqualifie dĂ©finitivement les transports routiers. Sur de telsparcours, compris entre cinq cent et deux mille kilomĂštres, l'avion offre les performancesrequises pour que de tels allers-retours soient viables pour certaines activitĂ©s ou certainespopulations qui peuvent en supporter le coĂ»t. C'est plutĂŽt la structure des rĂ©seaux de desserte,actuellement en Ă©volution rapide, qui dĂ©termine les possibilitĂ©s effectives. A un niveau Ă  peuprĂšs Ă©quivalent, les trains Ă  grande vitesse se positionnent fortement sur ce crĂ©neau quel'expĂ©rience du TGV entre Paris et Lyon a contribuĂ© Ă  rĂ©vĂ©ler. Les dĂ©placementsintercontinentaux enfin, sans introduction d'un nombre important d'avions supersoniques,stagnent actuellement au palier prĂ©cĂ©dent.

Cette lecture de l'Ă©volution de la rapiditĂ© des communications Ă  travers lefranchissement, Ă  des Ă©chelles gĂ©ographiques de plus en plus larges, de seuils dans lesconditions de dĂ©placement, amĂšne Ă  nouveau Ă  la conclusion selon laquelle la grande vitesseferroviaire s’inscrit dans le mouvement d’accĂ©lĂ©ration de notre sociĂ©tĂ© sur le mode de lacontinuitĂ©. Le TGV n'est que la derniĂšre manifestation de tendances bien anciennes. Cettelecture sur longue pĂ©riode a Ă©galement permis de mettre une premiĂšre fois en Ă©videncel’interdĂ©pendance de l'offre de transport et de son environnement.

1.2 L’accĂ©lĂ©ration de la terre

Au terme de ce repĂ©rage de l'accĂ©lĂ©ration de la sociĂ©tĂ©, on peut essayer de renverser lepoint de vue adoptĂ©, de changer de rĂ©fĂ©rentiel. Les hommes vont-ils de plus en plus vite, oubien est-ce le monde dans lequel ils se meuvent qui rĂ©trĂ©cit ? Aucune de ces reprĂ©sentationsne s'impose Ă  l'autre tant elles paraissent liĂ©es, chacune Ă©tant en quelque sorte duale de l’autre(13). AprĂšs avoir adoptĂ© la premiĂšre, on peut tenter pour quelques instants la seconde.

(11) Cette recherche de « pseudo-ubiquitĂ© » ne date pourtant pas d’aujourd’hui. H. PERKIN (1970, CitĂ© parSimona DE IULIO, 1994), de mĂȘme que Simon MONNERET (1984), mentionnent ainsi l’existence, au dĂ©butdu XXe siĂšcle, de trains d’excursion qui partaient en fin de journĂ©e du Samedi, voire la nuit, et arrivaient Ă l’aube Ă  destination, n’empiĂ©tant ainsi ni sur le temps de travail, ni sur celui nĂ©cessaire Ă  l’excursion.Marie-Suzanne VERGEADE (1990) dĂ©crit de tels trains entre Paris et les plages normandes dĂšs 1847.

(12) LĂ©on SAY, citĂ© par Christophe STUDENY (1995, p. 213), Ă©voque dĂ©jĂ , dans son Paris Guide de 1867 uneaire de 4 Ă  50 km, « dĂ©terminĂ©e par le temps et le prix. Il faut que le Parisien habitant la campagne, puissevenir Ă  Paris le matin pour ses affaires et rentrer chez lui vers l’heure du dĂźner ». La mise en place, Ă  la findu XIXe siĂšcle, des « trains ouvriers » desservant la banlieue de la Capitale s’inscrit exactement dans lamĂȘme logique de permettre Ă  la main d’Ɠuvre parisienne de rĂ©sider hors les murs tout en respectantscrupuleusement les horaires des ateliers (FAURE, 1993).

(13) Les images de rĂ©duction du temps et de contraction de l’espace ne sont pas nouvelles Elles reviennent parexemple comme un leitmotiv dans la littĂ©rature ferroviaire du XIXe siĂšcle (BAROLI, 1963). Elle estĂ©galement trĂšs commune chez les gĂ©ographes et analystes de l’espace. Christophe STUDENY, qui a menĂ©sa bibliographie avec rigueur, mentionne plusieurs auteurs – dont certains sont anciens – qui l'ontemployĂ©e. On peut citer ici Maurice WOLKOWITSCH (1973, pp. 341-353) ou Pierre LÉON (1976, p. 266).

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L'espace se rétracte

La carte prĂ©sentĂ©e page suivante traduit de la maniĂšre la plus simpliste le fait que laplanĂšte se trouve aujourd'hui rĂ©duite Ă  la taille de la France d'hier. MĂȘme au dĂ©part de Lyon,qui pĂątit pourtant fortement – comme les autres agglomĂ©rations françaises – de la suprĂ©matieparisienne pour ses dessertes internationales, l'autre bout du monde est accessible en moins detemps qu'il n'en fallait il y a un peu plus d'un siĂšcle pour joindre les Champs-ElysĂ©es Ă  laPromenade des Anglais. Il convient toutefois de se mĂ©fier des mesures trop prĂ©cises ou deseffets faciles. On aurait pu en effet prouver avec une aisance identique que la terred'aujourd'hui est Ă  la taille des microbes de Pasteur ; il suffisait par exemple de reprĂ©senter lavitesse de transmission des informations, et non plus celle du dĂ©placement des hommes.

Carte : La France de 1870 et le monde de 1999

La France en train en 1870et le monde en avion audépart de la France à la findu vingtiÚme siÚcle.

La dimension de la silhouettede la France par rapport auxisochrones a Ă©tĂ© estimĂ©e Ă partir des temps de parcourspar chemin de fer :− Paris-Dunkerque 7h20− Paris-Perpignan 27h25(Source : chiffres dĂ©jĂ mentionnĂ©s de ChristopheSTUDENY)Les temps des trajets aĂ©riensont Ă©tĂ© relevĂ©s au dĂ©part deLyon sur les serveurs d’AirFrance et de British Airwayspour la date parfaitementarbitraire du 5 Octobre 1999.Ils incluent tous unecorrespondance Ă  Paris ouLondres

Pourtant, ce tĂ©lescopage d'Ă©poques et d'Ă©chelles de reprĂ©sentation illustre bien plusieursrĂ©alitĂ©s. En premier lieu, celle des facilitĂ©s de communication, mĂȘme s'il faut relativiser saprĂ©cision. Puis surtout, une rĂ©alitĂ© Ă©conomique et sociale que l’on peut briĂšvement expliciter.On remarquera en effet que 1870 correspond en France Ă  l'achĂšvement des grandes lignes durĂ©seau ferrĂ©, mais cette date marque aussi la fin de l'Ă©dification d'un espace Ă©conomiquenational, mĂȘme si celui-ci ne cessera ensuite de se modifier et de se perfectionner. A la fin dusecond empire, les principales structures industrielles et bancaires sont en place. Le systĂšmeferroviaire apparaĂźt alors de maniĂšre toute particuliĂšre Ă  la fois comme un rĂ©sultat de cetteĂ©volution (pas de rails sans sidĂ©rurgie, sans fret Ă  transporter sur de longues distances...) etcomme l'un de ses Ă©lĂ©ments moteurs (que l'on se souvienne du rĂŽle des appels de capitaux des

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compagnies de chemins de fer dans la formation d'un systĂšme monĂ©taire et financier, ouencore de la stimulation essentielle qu’a constituĂ© le dĂ©veloppement du rĂ©seau ferrĂ© pour laproduction d'acier) (14).

Faut-il dĂšs lors s'Ă©tonner de retrouver de nombreux comportements qui se coulent dansle monde d'aujourd'hui comme l'on vivait dans la France d'hier ? Des entreprises Ă©voluent ausein d'aires de marchĂ© englobant les cinq continents exactement comme les poĂȘles GODIN sevendaient dĂ©jĂ  aux quatre coins de l'Hexagone. Certains vacanciers Ă©lisent la ThaĂŻlande ou lesSeychelles tout comme les touristes anglais sillonnaient la Suisse ou la CĂŽte d'Azur. MĂȘme s'ilest trĂšs loin de rĂ©sumer Ă  lui seul un siĂšcle d'Ă©volution, le changement d'Ă©chelle est manifeste.C'est une banalitĂ© que de le constater lorsque, comme dans ces pages, on se rĂ©fĂšre auxpratiques Ă©conomiques et sociales sans analyse trĂšs dĂ©taillĂ©e. Ce phĂ©nomĂšne imprimenĂ©anmoins fortement sa marque sur la structure des rĂ©seaux de transport.

Les mailles se dilatent

Bien sĂ»r, les rĂ©seaux de transport subissent Ă©galement ce changement d'Ă©chelle. Ils lesubissent en premier lieu sous le coup de l'Ă©volution des performances techniques. Plus on vavite, moins l'on s'arrĂȘte souvent ; moins il y a de gares, moins il y a d'embranchements pourrelier ces gares les unes aux autres : le phĂ©nomĂšne a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© dĂ©crit. Dans un cadre spatial fixe,il s'analyse comme une simplification des rĂ©seaux, une diminution de la densitĂ© de nƓuds etde mailles. Si, selon le point de vue adoptĂ© ici, l'espace va se rĂ©tractant, la structure initiale seconserve dans une large mesure. Mais, comme si on leur appliquait une dilatation, les maillesdes rĂ©seaux enserrent des portions de territoire de plus en plus Ă©tendues.

SchĂ©ma : Deux illustrations d'un mĂȘme phĂ©nomĂšne :l'espace se rĂ©tracte... ou les mailles se dilatent

(14) Ce « double effet », mentionné par Paul BAIROCH (1984), est cité dans l'ouvrage collectif de l'OEST,L'espace des transports (CHAGNAUD et alii, 1986).

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On peut Ă©videmment illustrer ce propos par l'exemple du rĂ©seau ferroviaire. Jusqu'en1930, celui-ci a connu une phase d'extension. L'accĂ©lĂ©ration des circulations s'est avant touttraduite par une hiĂ©rarchisation progressive des dessertes, les trains les plus rapides Ă©tantautorisĂ©s, sur les grands axes, Ă  sauter des arrĂȘts. Se dĂ©veloppent alors des systĂšmes derelations d'Ă©chelle de plus en plus large, mais encore Ă©troitement imbriquĂ©s les uns aux autres.De l'avant-guerre Ă  nos jours cette hiĂ©rarchisation s'est accentuĂ©e, mais le changementd'Ă©chelle est surtout apparu Ă  la faveur de la contraction du rĂ©seau. C'est en effet prĂšs de lamoitiĂ© des lignes qui ont perdu leurs services voyageurs. La conjonction des deux processusaboutit au quadrillage de la France par des mailles de plusieurs centaines de kilomĂštresd'envergure si l'on prend en compte les services rapides et express, selon les termes consacrĂ©s.La maille-TGV dessine quant Ă  elle des quadrilatĂšres dont l'archĂ©type est constituĂ© par lesfuturs tronçons français, belges et allemands qui relieront Paris, Bruxelles, Cologne, Francfort,Strasbourg et Ă  nouveau Paris.

Il serait bien sĂ»r erronĂ© de n’imputer ces Ă©volutions des rĂ©seaux de transports qu'auxseuls progrĂšs technologiques. Ces changements d'Ă©chelle sont eux-mĂȘmes le rĂ©sultat d'autreschangements d'Ă©chelle qui affectent les comportements Ă©conomiques et sociaux Ă  la base de lamobilitĂ©. On examinera plus tard la rĂ©alitĂ© de ces rĂ©seaux de mĂ©tropoles de taille europĂ©ennequi agitent tant certains milieux mais il est par exemple d'ores et dĂ©jĂ  acquis que le rĂ©seau Ă grande vitesse europĂ©en en gestation en est partie prenante.

Superposition d'espaces

Cette reprĂ©sentation du mouvement continu d'accĂ©lĂ©ration des Ă©changes par unphĂ©nomĂšne de changement d'Ă©chelle des structures socio-Ă©conomiques, mais aussi des rĂ©seauxde transport, pose en dernier lieu le problĂšme du devenir de ces espaces de niveaux infĂ©rieurs,progressivement abandonnĂ©s. En pratique on peut observer deux formes de ce devenir :disparition d'une part, transformation de l'autre. Ainsi les espaces liĂ©s Ă  – ou plutĂŽt produitspar – la sociĂ©tĂ© rurale qui formait l'essentiel de l'Europe jusqu'au XIXe siĂšcle ont aujourd'huidisparus ou sont en voie de disparition. Fernand BRAUDEL (1986, tome 3, p. 482) assure« qu'une France paysanne, celle des bourgs, des villages, des hameaux, des habitats dispersĂ©s,a durĂ©, assez semblable Ă  elle-mĂȘme jusqu'en 1914 sĂ»rement, jusqu'en 1945 certainement ».1914 ou 1945, quoi qu'il en soit, c'en est aujourd'hui terminĂ© de cette culture de village quiconfĂ©rait Ă  la population un lien Ă©troit Ă  son environnement, qui s’appuyait aussi sur un rĂ©seaude transport, les chemins muletiers, qui donnait accĂšs aux moindres parcelles. La Francerurale contemporaine est moins densĂ©ment sillonnĂ©e de voies de communication qu'elle ne lefut, au point que la sauvegarde des chemins ruraux devient parfois un enjeu. Cet espace deterroir, fondĂ© sur une relation quasi exclusive qu’il entretenait avec une part importante de sapopulation, n'existe plus (15).

Evidemment, tout ne disparaßt pas. Les transformations de longues durées sontnombreuses qui mettent en cause de multiples aspects de la vie sociale des espaces concernés.Mais si des hommes vivent dans ces cadres en mutation, ils continuent de se déplacer, peut-

(15) Pour Eugen WEBER (1983), qui dans La fin des terroirs aborde justement la question de la mutation descampagnes françaises et de la disparition de cet espace « sauvage », « les agents du changement » sont lesfacteurs d’ouverture vers l’extĂ©rieur : routes, migrations, assimilation sociale (Ă  travers le service militairepar exemple), Ă©changes commerciaux, etc. En contrepoint, c’est bien la fermeture qui caractĂ©rise « leterroir ».

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ĂȘtre pour d'autres raisons, d'une autre maniĂšre, par d'autres moyens. AprĂšs tout, qu’à mesurede son existence – et surtout depuis soixante ans – le chemin de fer abandonne la desserte finedu territoire traduit en premier lieu deux rĂ©alitĂ©s qui lui sont propres : d'une part sonincapacitĂ© Ă  rĂ©pondre Ă  certains besoins contemporains de mobilitĂ© et d'autre part sonincapacitĂ© Ă  rĂ©sister Ă  la concurrence de la route sur ce crĂ©neau. L'automobile lui a doncsuccĂ©dĂ© tandis que, du point de vue du systĂšme de transport, les mailles correspondantessubsistent
 et se transforment.

On peut alors proposer de reprĂ©senter l’agencement de ces espaces et de ces mailles detaille diffĂ©rente sous la forme d'empilements ou d'emboĂźtements. En un mĂȘme lieu sesuperposent ainsi des portions d'espaces et des nƓuds de rĂ©seaux de transport, depuis lesĂ©chelles (au sens cartographique) les plus prĂ©cises, jusqu'aux plus larges. Les pages suivantespermettront de revenir sur la maniĂšre dont les nouvelles possibilitĂ©s d'accĂ©lĂ©ration desĂ©changes sont accaparĂ©es par les niveaux supĂ©rieurs de la sociĂ©tĂ© lorsqu’elles apparaissent.Suivant la schĂ©matisation du cycle du produit de R. VERNON, on peut ensuite admettre que, Ă mesure que les progrĂšs s'accumulent, la grande vitesse initiale se trouve progressivementdĂ©classĂ©e et utilisĂ©e par des niveaux infĂ©rieurs. Ce faisant, elle tend, comme d'autresĂ©volutions qui les touchent, Ă  transformer les espaces qu'elle sert. Elle tendrait ainsi Ă  affaiblirles niveaux les plus bas, jusqu'Ă  les faire disparaĂźtre. Vision trĂšs schĂ©matique, d'apparence tropmĂ©caniste sans doute, mais qui tente de rendre compte Ă  la fois de l'accĂ©lĂ©ration gĂ©nĂ©ralisĂ©edes Ă©changes et de la coexistence de rythmes ou de temporalitĂ©s diffĂ©rentes (16).

Plus vite
 : sans limite ?

C’est une tentation gĂ©nĂ©rale que d’exagĂ©rer et le caractĂšre exceptionnel des phĂ©nomĂšnesobservĂ©s ou vĂ©cus, et en particulier de lire les changements marquants de l'Ă©poque prĂ©sentecomme des ruptures fondamentales. Ainsi chacun est-il peu ou prou enclins Ă  considĂ©rer leprĂ©sent comme un effacement du passĂ©. « Nous vivons le temps des rĂ©volutions », annonçait,il y a quelques annĂ©es seulement, le magazine communiste RĂ©volutions, reprenant la formulede Marx. La mĂȘme idĂ©e est communĂ©ment Ă©noncĂ©e par les prophĂštes de la sociĂ©tĂ© post-industrielle, les enthousiastes d'Internet et par quelques autres encore en cette fin demillĂ©naire. N'est-ce pas finalement un moindre mal, si l'on rĂ©ussit ainsi Ă  intĂ©grer Ă  sonraisonnement des solutions de continuitĂ© lĂ  oĂč la pratique la plus rĂ©pandue quand il s'agitd'anticiper quelques Ă©volutions est de prolonger celles du passĂ© ? En fait, tout le mondeconnaĂźt la rĂ©ponse Ă  cette contradiction apparente. Chacun sait bien que l'avenir se construit Ă la fois de permanences et de ruptures.

Puisque le constat a Ă©tĂ© dressĂ© d’une croissance ininterrompue des vitesses dedĂ©placements depuis deux siĂšcles, il paraĂźt logique d’examiner comment cette tendancemarquĂ©e peut perdurer. Cela dit, il ne s'agit pas de se lancer dans un impossible exercice deprĂ©diction, d'autant que, rĂ©pondant Ă  la perspective historique de longue durĂ©e dans laquelle la

(16) Christophe STUDENY distingue quant Ă  lui une accĂ©lĂ©ration « synchronique », l'augmentation gĂ©nĂ©rale desvitesses, et une accĂ©lĂ©ration « diachronique », la diffusion progressive des performances Ă©levĂ©es Ă  traversla sociĂ©tĂ©. Il s'agit plutĂŽt pour l'historien d'un souci mĂ©thodologique (analyser les accĂ©lĂ©rations en une datefixe Ă  travers l'espace, ou bien en un lieu donnĂ© Ă  travers le temps) que de fournir une reprĂ©sentationd'ensemble du phĂ©nomĂšne. Cette distinction Ă©taye nĂ©anmoins utilement le schĂ©ma proposĂ©. Voir lechapitre de sa thĂšse intitulĂ© "La France accĂ©lĂ©rĂ©e", pp. 1013-1060 (STUDENY, 1990). À cette distinctiondes rythme temporels de diffusion de la vitesse, il semble aussi important d’adjoindre le constat dressĂ© parJean OLLIVRO (2000, p. 31) d’un espace-temps de plus en plus “multiscalaire”.

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grande vitesse ferroviaire est ici replacée, il faudrait pouvoir lire dans un avenir lointain. Onse limitera donc à ne présenter que quelques éléments de réflexion, bien entenducontradictoires.

Paraphrasant Paul VALERY, un commentateur avait cru pouvoir annoncer : « Nousentrons dans l'Ăšre du monde fini » lorsque, dans les annĂ©es 50, des hommes ont rĂ©ussi pour lapremiĂšre fois Ă  se hisser au sommet du Qomolangma (l'Everest). Depuis, l'homme n’a cessĂ©de se rapprocher des limites physiques du monde qu’il occupe. En matiĂšre de communication,il apparaĂźt par exemple clairement que l'instantanĂ©itĂ© est offerte pour une gamme d'usages deplus en plus variĂ©e. DĂšs lors, pour ces activitĂ©s-lĂ  au moins, l'accĂ©lĂ©ration ne semble pluspossible. Ce mouvement sĂ©culaire de notre sociĂ©tĂ© serait alors appelĂ© Ă  s'Ă©mousser peu Ă  peu,comme une courbe qui approche de son asymptote.

Cette vision est trop partielle. Elle se borne à ne mesurer que la croissance des vitessesphysiques de déplacement. En fait, aujourd'hui, la mise en mouvement de plus en plus rapidede notre société repose chaque jour davantage sur la dimension organisationnelle desinnovations. Cette dimension des évolutions actuelles voit son importance s'accroßtrefortement au détriment de la composante proprement matérielle. Sous cet angle, lestélécommunications ne sont, comme le TGV à son niveau, qu'un moyen supplémentaire pouranimer nos réseaux de relations ou nos réseaux commerciaux, pour construire ou défaire desorganisations, en bref, pour bouger en société, voire bouger la société. Cette composanteorganisationnelle de l'accélération des échanges entre les hommes permettravraisemblablement de contourner les limites physiques pendant quelques temps encore.

Quoi qu'il en soit, rien ne laisse accroire que tous les potentiels d'augmentation desvitesses physiques de dĂ©placement sont Ă©puisĂ©s. En matiĂšre de transport interurbain depersonnes par exemple, il semble que les rĂ©serves de progrĂšs technologiques demeurent trĂšsimportantes ; ainsi le transport aĂ©rien supersonique reste-t-il encore confidentiel ; de mĂȘme,selon les spĂ©cialistes des transports guidĂ©s, les records de vitesse du TGV n'Ă©puisent pas lespossibilitĂ©s de la technologie roue/rail alors que les promoteurs de la sustentation magnĂ©tiqueambitionnent ouvertement des performances encore supĂ©rieures ; mĂȘme la technologieautomobile semble pouvoir trouver un nouveau souffle avec les autoroutes guidĂ©es surlesquelles les vĂ©hicules seraient pilotĂ©s automatiquement. De ce point de vue, le mouvementd'accĂ©lĂ©ration semble donc pouvoir se prolonger.

On peut alors reprendre l’analyse esquissĂ©e en termes de seuils il y a quelques pages.Elle signifiait que le succĂšs de la possibilitĂ© offerte par le TGV de voyager entre Paris et Lyonsans empiĂ©ter sur son programme d'activitĂ©s Ă©tait Ă  relier au dĂ©veloppement de l'usage destĂ©lĂ©communications. Il s’agit ici de revenir sur l’exigence de « pseudo-ubiquitĂ© » prise commephĂ©nomĂšne d'adaptation Ă  l'usage intensif de la « tĂ©lĂ©-instantanĂ©itĂ© » qui a Ă©tĂ© Ă©voquĂ©e poursouligner qu’en cela, la grande vitesse ferroviaire est rattachĂ©e Ă  cette arrivĂ©e progressive auxlimites du monde. Dans cette logique, peut-on imaginer des Ă©tapes ultĂ©rieures, un nouveauseuil de rĂ©duction du coĂ»t gĂ©nĂ©ralisĂ© de dĂ©placement ? Il pourrait s'agir alors de relier deuxvilles comme Paris et Lyon dans des conditions de transport identiques Ă  celles qui prĂ©valentactuellement Ă  l'intĂ©rieur d'une mĂȘme agglomĂ©ration. Certes, les obstacles Ă  une telleĂ©volution sont importants. En effet, la longueur des trajets terminaux tend plutĂŽt Ă  s'accroĂźtredu fait de la congestion urbaine alors qu'il s'agirait de la rĂ©duire sans accentuer cettecongestion. Il est en outre de plus en plus difficile d'inscrire de nouvelles infrastructures dansl'espace europĂ©en alors qu’un grand nombre en serait nĂ©cessaire pour assurer une offreamĂ©liorĂ©e tout en faisant face au trafic supplĂ©mentaire important qui en rĂ©sulterait.

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C’est lĂ  une question cruciale. Elle consiste Ă  savoir s’il sera possible de gĂ©rer, ousimplement de supporter, le surcroĂźt de mobilitĂ© qu'engendrerait une hausse significative desfacilitĂ©s de dĂ©placements interurbains. De nombreux Ă©lĂ©ments portent Ă  croire le contraire.Sans chercher Ă  conclure, on peut simplement examiner si la sociĂ©tĂ© actuelle possĂšde encoreles ressorts qui la conduiraient Ă  surmonter les obstacles au dĂ©veloppement de la mobilitĂ©. Ilfaut alors rappeler le rĂŽle primordial jouĂ© par le caractĂšre intensif de l'accumulation capitalistedans le phĂ©nomĂšne d'accĂ©lĂ©ration des changements socio-Ă©conomiques. Or, ce caractĂšreintensif demeure et confĂšre Ă  la productivitĂ© du capital un rĂŽle essentiel. Rien ne semble, dansla pĂ©riode rĂ©cente, traduire le moindre affaiblissement de la nature productiviste de notreorganisation socio-Ă©conomique. À partir de ce constat, on peut conclure que cette derniĂšresaura mobiliser les ressources nĂ©cessaires pour gĂ©rer les problĂšmes d'engorgement liĂ©s Ă  lamobilitĂ© sans, quant au fond, changer de nature.

Il n'en reste pas moins que des contraintes demeurent. Le caractĂšre limitĂ© des espaces,patrimoines et ressources de notre globe ne disparaĂźtra sans doute pas de si tĂŽt, qu'on leconsidĂšre comme une contrainte objective ou comme le rĂ©sultat de perceptions sociales plusrestrictives de leur utilisation. SimultanĂ©ment, les revendications des individus quant Ă  lasauvegarde de leur cadre de vie se dĂ©velopperont car elles reposent sur des valeursindividuelles qui sont Ă©galement fondamentales dans notre sociĂ©tĂ©. Dans ce cadre, on peutestimer que la gestion des problĂšmes d'engorgement liĂ©s Ă  la mobilitĂ© va peu Ă  peu semodifier. Aujourd'hui, nos efforts consistent encore dans une large mesure Ă  permettre de sedĂ©placer Ă  la fois plus vite et davantage, d'oĂč de lourds investissements de performances et decapacitĂ©s. Mais dĂ©jĂ  des tentatives visant Ă  mieux maĂźtriser cette mobilitĂ© voient le jour ça etlĂ . Ces tentatives sont souvent articulĂ©es Ă  des propositions visant la prise en charge par lesecteur des transports des coĂ»ts externes (pollution, congestion) que l’activitĂ© gĂ©nĂšre. On parled’internalisation. Dans ce contexte, il est lĂ©gitime que pointent des interrogations sur lapoursuite de la baisse sĂ©culaire des coĂ»ts de transport (BONNAFOUS, 1995).

Ces tentatives et interrogations se multiplieront vraisemblablement sous des formesvariĂ©es, mais aboutiront globalement, en cohĂ©rence avec la nature intensive de notre systĂšmesocial, Ă  optimiser nos dĂ©placements. Des mĂ©canismes de rĂ©gulation collectifs seront mis enƓuvre qui tendront Ă  sĂ©lectionner parmi nos voyages les plus efficaces pour notredĂ©veloppement socio-Ă©conomique. D’autres Ă©volutions, davantage ancrĂ©es au niveauindividuel, inflĂ©chiront les comportements (17). Quelle que soit la grille de valeurs utilisĂ©epour fonder cette hiĂ©rarchie, on peut lire dans ces transformations le passage du « voyagerplus » au « voyager mieux ».

Le processus se complexifie lorsque l'on inscrit cette Ă©volution dans un mouvement plusgĂ©nĂ©ral. En effet, ce « voyager mieux » qui concerne les transports fera inĂ©vitablement Ă©cho au« produire mieux », puis au « consommer mieux » dĂ©jĂ  d’actualitĂ©. Ce mouvement n'est pasisolĂ©, spĂ©cifique Ă  l'activitĂ© de transport. Il est d'ailleurs dĂ©jĂ  engagĂ© explicitement dans undomaine comme celui de la production agricole oĂč le modĂšle productiviste qui prĂ©vaut encorecraque de toute part, qu'il s'agisse de la gestion de la surproduction, de la gestion des zones

(17) DĂ©jĂ  des recherches cherchent Ă  repĂ©rer ces « dĂ©viances ». Ainsi, Sef BAAIJENS et Peter NIJKAMP (1997)observent-ils les time pioneers, ces individus qui rechercheraient Ă  rĂ©duire leur budget-temps de transportpour favoriser la rĂ©alisation d’autres activitĂ©s plutĂŽt que de se soumettre Ă  la « conjecture de Zahavi »selon laquelle ce budget-temps est constant et que les gains de vitesse sont rĂ©investis dans la croissancedes distances de dĂ©placement. Leur conclusion est cependant que ces inflexions de comportement neconcernent encore qu’une part « dĂ©sespĂ©rement faible » de la population.

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rurales, de la protection des espaces et des ressources naturelles ou de celle desconsommateurs.

On peut alors imaginer que la rĂ©troaction de ces diffĂ©rentes sphĂšres – des dĂ©placements,de la production, de la consommation – sur le systĂšme socio-Ă©conomique global produise deseffets significatifs, la transformation concomitante des valeurs sociales entretenant alors leprocessus d’une remise en cause croissante des principes productivistes. VoilĂ  une hypothĂšsequi pourtant, finira bien par heurter une autre tendance, qui semble solide, d'extension de lasphĂšre marchande. Quelle sera l’issue de cette confrontation ? Que faut-il en craindre ou ensouhaiter ? Ce n'est pas le lieu ici de rĂ©pondre. On insistera simplement sur ce jeud'interactions, de co-Ă©volution du systĂšme de transport et de son environnement global.

Certes, la dimension spatiale du phĂ©nomĂšne d’accĂ©lĂ©ration a-t-elle dĂ©jĂ  Ă©tĂ© soulignĂ©e,mais cet aspect mĂ©rite d’ĂȘtre encore une fois abordĂ© ici car il semble qu’il permette Ă  nouveaud'interprĂ©ter certaines Ă©volutions actuelles en terme de limites, ou plutĂŽt de ruptures. La voieest indiquĂ©e par Paul VIRILIO. Il est tentant d’essayer de l'emprunter quelques instants.

Dans L'espace critique, cet auteur met en avant la « tĂ©lĂ©-instantanĂ©itĂ© » et la « vidĂ©o-performance » – les expressions sont de lui – pour analyser nos nouveaux modes dereprĂ©sentation sociale de l'espace (VIRILIO, 1984). Il associe sans ambiguĂŻtĂ© Ă  celles-cil'augmentation des performances des moyens de dĂ©placement, mĂȘme si, en regard despossibilitĂ©s ouvertes par les technologies de l’information, il attribue Ă  l’accĂ©lĂ©ration destransports une moindre importance. VoilĂ  qui autorise assurĂ©ment Ă  prĂ©senter quelques-unesde ses rĂ©flexions ici. L'essentiel de son propos tient au remplacement progressif desdimensions physiques de l'espace – distance topographique ou distance-temps – par desdimensions plus spĂ©cifiquement temporelles et immatĂ©rielles. C'est par exemple lasubstitution Ă  la notion de limite de celle d'interface (p. 13). De mĂȘme, il Ă©voque quelquespages plus tard « une crise de l'entier » liĂ©e Ă  l'abandon de la perception d'un espace continu ethomogĂšne au profit d'une reprĂ©sentation de points sans dimension et d'instants (p. 43) (18).Plus loin enfin, c'est un glissement qui s'opĂšre depuis l'occupation du sol vers l'emploi dutemps (p. 143). Dans un ouvrage ultĂ©rieur, Paul VIRILIO (1996) accentue sa dĂ©nonciation desdangers de l’abolition de l’espace par la vitesse en Ă©tablissant un parallĂšle entre « le corps dela terre » et « le corps vivant » : pour lui, « Il n’y a pas d’acquis technologique sans perte auniveau du vivant, du vital ». Selon ce discours, rĂ©current Ă  chaque irruption d’une innovationimportante concernant les moyens de communication, c’est donc l’humanitĂ© dans toutes sesdimensions – l’intĂ©gritĂ© de l’individu, la sociabilitĂ© entre les ĂȘtres, la survie de la planĂšte – quisont en jeu.

Cette reprĂ©sentation d'un espace qui perdrait sa matĂ©rialitĂ© et sa densitĂ© interroge larĂ©flexion prĂ©sente dans la mesure oĂč elle semble pousser aux limites des images largement

(18) Cet aspect particulier n’est pas nouveau, ce qui invite Ă  nouveau Ă  relativiser la rupture mise en Ă©videncepar Paul VIRILIO. On peut rappeler que dĂ©jĂ  Jean-Jacques ROUSSEAU dĂ©nonçait, dans Les rĂȘveries d’unpromeneur solitaire, la diligence en ce qu’elle coupait le voyageur des rĂ©alitĂ©s du monde. Un peu plustard, les tĂ©moins de la diffusion du chemin de fer opposaient volontier l’usage de ce dernier au voyage endiligence du point de vue de la perception de l’espace. Christophe STUDENY accumule les tĂ©moignages ence sens (STUDENY, 1995). Wolfgang SCHIVELBUSCH, dans une remarquable Histoire des voyages en trainĂ©galement, vise en outre une dimension thĂ©orique en dĂ©crivant systĂ©matiquement le phĂ©nomĂšne et enavançant la notion de « voyage panoramique ». Celle-ci marque la « perte de l’espace de voyage qui n’estplus perçu dans sa continuitĂ© vivante » lors des dĂ©placements ferroviaires (SCHIVELBUSCH, 1977).Lorsque, Ă©tudiant la « sociabilitĂ© ferroviaire », François CARON insiste avant tout sur l’isolement desvoyageurs, il souligne la mĂȘme coupure au monde (CARON, 1997, p. 613 et suiv.).

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partagĂ©es. Ainsi, naturellement, l'espace n'existe-t-il qu'Ă  travers les activitĂ©s de ses occupants.Aussi, lorsque qu’un consultant international installĂ© dans un petit village du Morvan travailleet est en contact, par tĂ©lĂ©communications interposĂ©es, avec son rĂ©seau mondial de relations, ilest situĂ©, virtuellement on s’en doute, au cƓur d'une ville internationale. Mais lorsque le soirvenu, il va chercher son lait chez son voisin fermier, il plonge dans un espace rural deproximitĂ©. Il va de l'un Ă  l'autre au grĂ© de ses occupations, de son emploi du temps. Caricaturesans doute, mais que tĂ©lĂ©phone, Internet et TGV rendent tout Ă  fait plausible.

De mĂȘme est-il bien Ă©tabli que l’imaginaire structure fortement notre reprĂ©sentation del’espace. Celui-ci occupe ainsi dans le schĂ©ma de Paul VIRILIO une place essentielledirectement reliĂ©e aux mĂ©dias qui produisent ces images. Les spĂ©cificitĂ©s de ces « vidĂ©o-performances », en particulier l'absence de contact immĂ©diat avec la rĂ©alitĂ© observĂ©e, sont Ă l'origine de nouvelles pertes de substance de l'espace. Le penseur Ă©voque « un dĂ©sĂ©quilibreredoutable entre le sensible et l'intelligible » (p. 37). Pour le prĂ©sent propos, enfin, cettereprĂ©sentation prĂ©sente un intĂ©rĂȘt supplĂ©mentaire dans la mesure oĂč elle laisse apercevoir unemodalitĂ© nouvelle de superposition d'espaces diffĂ©rents sur le mĂȘme lieu gĂ©ographique : unejuxtaposition temporelle d'activitĂ©s et d'images qui vient s'ajouter au simple empilementd'espaces coexistant simultanĂ©ment.

Ceci dit, la « dĂ©matĂ©rialisation » de l'espace et sa « temporalisation », telles que lesdĂ©crit Paul VIRILIO, ne doivent absolument pas ĂȘtre interprĂ©tĂ©es au premier degrĂ© (19). Ils'agirait plutĂŽt de tendances ou de la limite d'une Ă©volution. On n'aurait aucun mal Ă  justifier lediscours selon lequel l'espace – les espaces – conservent encore une trĂšs large part de leursdimensions physiques. Par contre, l'irruption de l'usage intensif des techniques detĂ©lĂ©communications et de tĂ©lĂ©-information – que l'on peut relier Ă  certaines technologies detransport – peut ĂȘtre interprĂ©tĂ©e comme une rupture. Rupture de nos modes de reprĂ©sentationsde l'espace, rupture de ses propres modes d'Ă©volution, rupture enfin parce que, quoiqu'il ensoit, certaines formes d'organisation actuelles ne sont plus tellement Ă©loignĂ©es de ce modĂšlethĂ©orique.

(19) Lucien SFEZ (1999) par exemple, en s’appuyant sur l’ouvrage de Howard RHEINGOLD concernant LescommunautĂ©s virtuelles (1995), confirme le poids de la matĂ©rialitĂ© qui pĂšse encore sur les constructionssociales. Ainsi, les communautĂ©s virtuelles californiennes (qui se constituent autour d’échangesĂ©lectroniques) ne se constituent-elles rĂ©ellement en tant que communautĂ© qu’à l’occasion d’évĂšnements – concrets – qui permettent Ă  leurs membres de se rencontrer – physiquement –, ainsi encore ce type decommunautĂ©s virtuelles semble moins facilement se dĂ©velopper en Europe oĂč il se heurte Ă  la densitĂ© deshommes, des tissus sociaux, de la mĂ©moire collective et des rĂ©seaux de communication.

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Chapitre 2

... PLUS HAUT

Afin de comprendre comment le mouvement d’accĂ©lĂ©ration dont il vient d’ĂȘtre questions’inscrit dans une dynamique plus large de hiĂ©rarchisation sociale, il convient d’abord de seretourner sur les rĂ©seaux de transport eux-mĂȘme. L’histoire de l’accroissement des vitesses decirculation est porteuse de diffĂ©renciations dont leur morphologie porte la marque indĂ©lĂ©bile.De la hiĂ©rarchie des rĂ©seaux Ă  la hiĂ©rarchie spatiale, le pas sera ensuite rapidement franchi,mais l’inertie de la seconde, semble, avec le recul du temps, plus importante que celle de lapremiĂšre. En fin de compte, c’est des hiĂ©rarchies sociales et Ă©conomiques, de leursdynamiques et de leur renouvellement que la vitesse paraĂźt indissociable. L’évolution et ladiffusion de valeurs de sociĂ©tĂ© apparaissent alors les vrais moteurs de l’accĂ©lĂ©ration.

2.1 La vitesse différencie les réseaux

À chaque Ă©poque, les dĂ©buts des rĂ©seaux "Ă  grande vitesse" mettent en effet clairementen Ă©vidence la nature des nouveaux champs de performances. On distingue ainsi dansl'histoire des principaux rĂ©seaux d'infrastructures de transport, diffĂ©rentes phases que l'on peutrepĂ©rer, d’abord Ă  l'occasion de l'Ă©tablissement des chemins de fer, mais Ă©galement Ă  l'Ă©poquede l'apparition des autoroutes, voire avec le lancement du TGV. Une premiĂšre Ă©tapecorrespond aux tĂątonnements caractĂ©risant la mise au point du concept fondant le rĂ©seau Ă venir. La technique nouvelle se voit confĂ©rer – ou non – une pertinence Ă©conomique etsociale ; elle Ă©volue afin d'ĂȘtre en mesure de rĂ©pondre Ă  un ensemble de besoins Ă  desconditions n'entravant pas son acceptabilitĂ©.

Ces tĂątonnements se limitent pour le chemin de fer en France Ă  la pĂ©riode antĂ©rieure Ă 1838. En se limitant Ă  la date communĂ©ment retenue de mise en service de la premiĂšre lignede chemin de fer entre Saint-Etienne et AndrĂ©zieu dans la Loire (20), on constate en dix ansdes Ă©volutions multiples concernant le mode de traction (hippomobile, par gravitĂ©, puis Ă vapeur), la fonction Ă  assumer (d'abord l'Ă©vacuation de minerais vers une riviĂšre navigable,puis la liaison d'unitĂ©s urbaines distinctes pour les marchandises diverses, et enfin pour lesvoyageurs), ou encore le niveau de prises en charge des projets par le monde Ă©conomique etpolitique (dans un premier temps, des rĂ©alisations complĂštement internalisĂ©es au seind'entreprises miniĂšres, puis des projets privĂ©s collectifs que le pouvoir politique observe demaniĂšre passive, enfin une vaste implication des milieux financiers de tout le pays – et avanttout de sa capitale – accompagnĂ©e par une politique ostentatoire des pouvoirs publics en

(20) En effet, la technologie ferroviaire bĂ©nĂ©ficiait dĂ©jĂ  Ă  l’époque d’une longue expĂ©rience en matiĂšre deroulage guidĂ©, constituĂ©e en particulier dans les exploitations miniĂšres. Diverses solutions avaient dĂ©jĂ  Ă©tĂ©testĂ©es, des orniĂšres creusĂ©es dans des dalles de pierre aux rails en bois, qui permettent d’affirmer que,mĂȘme en ces temps reculĂ©s de l’histoire de la technologie moderne, on ne partait pas de rien.

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faveur du nouveau mode de transport) (21). Pour les autoroutes, la période correspondantedure, en France, jusqu'en 1960. Les constructions de cette époque se repÚrent aujourd'huiencore par leur ampleur limitée ou leurs caractéristiques techniques mal assurées.

Les balbutiements du TGV n'ont pas laissĂ© de trace dans le paysage, mais sans doutedavantage dans les cartons Ă  dessin et les notes de calculs. On y retrouve nĂ©anmoins leshĂ©sitations caractĂ©ristiques de cette phase. Entre 1967 (environ) et 1981, ont Ă©tĂ© mis enbalance des arbitrages techniques (mode de traction Ă©lectrique ou Ă  turbine, composition enrame indĂ©formable ou trains classiques...), des concepts d'exploitation (ligne nouvellespĂ©cialisĂ©e pour les voyageurs ou doublement de la ligne actuelle, desserte de bout en boutindĂ©pendamment du rĂ©seau classique ou compatibilitĂ© des rames TGV permettant deprolonger les dessertes sur des lignes existantes), des analyses du marchĂ© potentiel (utilisationde modĂšles de trafic qui permettent d'anticiper avec des garanties de fiabilitĂ© suffisantes lesconsĂ©quences de l'augmentation des vitesses) (FOURNIAU, 1988 ; Revue d’Histoire desChemins de Fer, 1995).

D'une certaine maniĂšre, on peut rattacher Ă  ces tĂątonnements certaines caractĂ©ristiquesdu tracĂ© de la ligne nouvelle entre Paris et Lyon. Celui-ci tĂ©moigne en effet d'une conceptionmenĂ©e sans qu'ait Ă©tĂ© imaginĂ©e la possibilitĂ© de dĂ©velopper un vĂ©ritable rĂ©seau de lignes Ă grande vitesse. Si l'on avait pu Ă  l'Ă©poque prendre en compte la rĂ©alisation – aujourd’huiprobable – d'un axe Rhin-RhĂŽne, l'itinĂ©raire aurait peut-ĂȘtre Ă©tĂ© inflĂ©chi de maniĂšre Ă  pouvoirformer un tronc commun aux deux axes plus long, et rapprochĂ© de Beaune par exemple, Ă l'image de l'autoroute A6. Aujourd'hui, c’est l’insertion des lignes nouvelles dans la trame desdessertes rĂ©gionales qui est discutĂ©e, prouvant par-lĂ  que le systĂšme-TGV Ă©tait loin d’ĂȘtretotalement figĂ© au moment de la construction de la premiĂšre ligne.

Ce dernier point renvoie encore aux hĂ©sitations de doctrine entre le choix initial de laSNCF de lignes Ă  grande vitesse peu connectĂ©es au rĂ©seau classique et les options italiennesou allemandes de connexions trĂšs nombreuses et d'une non-spĂ©cialisation des lignes nouvellesĂ  la grande vitesse. Ces diffĂ©rences initiales de doctrines tendent aujourd'hui Ă  s'estomperavec, en France, une meilleure prise en compte de la dimension rĂ©gionale, tant institutionnelleque relative Ă  l’offre de transport d’ailleurs. La validation rĂ©cente de la technique pendulaire etles possibilitĂ©s de phasage qu'elle offre pour la rĂ©alisation des infrastructures dans un contextede limitation des investissements lourds renforce encore les arguments en faveur del'intĂ©gration des lignes nouvelles au rĂ©seau classique ; outre-Rhin, les contraintes budgĂ©tairesauxquelles sont Ă  leur tour confrontĂ©s les Allemands, incitent Ă  l'inverse Ă  choisir parfois destracĂ©s moins onĂ©reux qui empĂȘchent l'usage des nouvelles infrastructures par les trainsclassiques. Les points de vue se rapprochent donc, montrant Ă  nouveau qu'ils n'Ă©taient pasfigĂ©s.

Équipement des grands axes en prioritĂ©

AprĂšs ces tĂątonnements, l’étape suivante est celle oĂč, indĂ©niablement, un mode dedĂ©placement nouveau est apparu ; l'ensemble du corps social est dĂ©sormais en mesure de jugerglobalement de son domaine de validitĂ© et de son efficacitĂ©. C'est alors que se mettent en

(21) Cette rupture entre des débuts hésitants et l'affirmation d'une doctrine dominante à propos des chemins defer apparaßt assez bien dans une description des projets saint-simoniens que présentait Georges RIBEILL

lors d'une journĂ©e d'Ă©tude de l'Association pour l'Histoire des Chemins de fer en France (RIBEILL, 1989).Elle constitue aussi un thĂšme majeur de l’ouvrage de François CARON (1997).

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place les infrastructures qui vont structurer durablement le rĂ©seau en genĂšse. Les relations quiattirent en premier lieu les performances plus Ă©levĂ©es du dernier moyen de dĂ©placement endate sont Ă©videmment les grands axes, ceux dont les trafics sont dĂ©jĂ  les plus importants,... souvent Ă©galement ceux qui bĂ©nĂ©ficient dĂ©jĂ  de la meilleure offre de transport prĂ©existante.La succession de cette phase de mise en place du rĂ©seau principal Ă  la pĂ©riode de mise aupoint correspond aussi Ă  l’analyse d’Etienne AUPHAN Ă  propos des rĂ©seaux ferroviairesd'Europe occidentale.

Distinguant une hiérarchie à cinq niveaux parmi les lignes de chemins de fer ayantexisté en Grande-Bretagne, en France et en Allemagne, Etienne AUPHAN étudie en effet lerythme de construction des infrastructures dans chacun des trois pays. Il met d'abord enévidence la phase de tùtonnements puis montre que le libéralisme sauvage britannique,comme la tradition colbertiste française ou la division politique de ce qui allait devenirl'Allemagne aboutissent malgré quelques différences à la mise en place rapide de ce qui resteaujourd'hui le réseau des grandes lignes ferroviaires (AUPHAN, 1991, voir surtout pp. 11-53).François CARON (1997) insiste également sur la forte hiérarchisation constitutive du réseaufrançais (22).

Pour les autoroutes, l'ordre des rĂ©alisations corrobore cette sĂ©quence : d'abord un axeLille-Paris-Marseille, puis les autres grandes radiales, avant de voir le rĂ©seau maillĂ© par destransversales et densifiĂ© par la desserte de zones enclavĂ©es. En fait, cette hiĂ©rarchisation setrouve depuis longtemps inscrite dans la structure du rĂ©seau routier en France, Ă  travers lesclassements successifs des itinĂ©raires principaux en routes royales, impĂ©riales ou nationales,mais bĂ©nĂ©ficiant toujours d’un niveau d’équipement supĂ©rieur Ă  la moyenne.

Voici donc mise en Ă©vidence une nouvelle permanence historique des systĂšmes detransport : l'Ă©quipement des grands axes en prioritĂ©. Ce n'est pas tant cette Ă©vidence qui rendce constat digne d'intĂ©rĂȘt que le phĂ©nomĂšne d'engrenage qui l'accompagne. Celui-ci utilisedans les faits deux mĂ©canismes distincts. Le premier peut ĂȘtre exprimĂ© de maniĂšre lapidairepar une dynamique circulaire d’amplification :

On débouche alors sur un processus d'accumulation progressive des investissements surles axes les mieux équipés tandis que simultanément, d'autres dessertes moins essentielles enviennent parfois à souffrir de sous-investissement chronique (23).

(22) Les lignes les plus tardivement construites sont aussi celles au trafic le plus faible et les moins rentables.François CARON montre comment les compagnies obtiendront progressivement d’en allĂ©ger lescaractĂ©ristiques techniques les rendant, quoiqu’il arrive, inadaptĂ©es Ă  un trafic intense.

(23) Le phĂ©nomĂšne est particuliĂšrement visible concernant les chemins de fer dont de nombreuses petiteslignes conservent leurs Ă©quipements d'origines, pratiquement inchangĂ©s depuis un siĂšcle, alors que sur lesgrandes artĂšres la signalisation, la voie et d'autres Ă©lĂ©ments sont pĂ©riodiquement modernisĂ©s. Concernantle rĂ©seau routier et autoroutier français, deux rapports successifs de la Cour des Comptes diagnostiquent lemĂȘme risque de voir apparaĂźtre un rĂ©seau « Ă  deux vitesses » pour cause de sous-investissement de l'Étatsur le rĂ©seau national (Cour des Comptes, 1992).

offre de transport améliorée volume de trafic augmenté

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MalgrĂ© l'apparente clartĂ© de cet enchaĂźnement, il convient de se garder de lui attribuerune importance dĂ©mesurĂ©e. Il faut en particulier rappeler que l'amĂ©lioration de l'offre detransport n'est pas la cause premiĂšre de la croissance du trafic. Une diminution des temps deparcours ou un abaissement des prix ne s'accompagnent d'une augmentation du nombre dedĂ©placements que s’ils rĂ©pondent Ă  des opportunitĂ©s de mobilitĂ© accrues dans la sociĂ©tĂ©. Touten gardant ce principe Ă  l'esprit, il faut nĂ©anmoins souligner que les amĂ©liorations desconditions de transport se soldent trĂšs gĂ©nĂ©ralement par une induction – parfois importante –de trafic.

Pour interprĂ©ter cette contradiction apparente, il faut replacer ces transformations dansles dynamiques d'ensemble de mise en mouvement de la sociĂ©tĂ©. PlutĂŽt que de mettre enĂ©vidence une relation de cause Ă  effet, la sensibilitĂ© (24), souvent nette et habituellementpositive, des trafics au prix ou au temps de parcours renvoie plus globalement Ă  la corrĂ©lationdes Ă©volutions de modes de vie, de celles de l'organisation de la production ou encore de lacroissance de l'activitĂ© Ă©conomiqued’une part Ă  l’augmentation des performances des rĂ©seauxde transport. Les historiens des infrastructures font ainsi abondamment mention du jeu desacteurs locaux qui tentent de peser sur les dĂ©cisions Ă  propos de chaque projet d’infrastructurenouvelle ou de simple amĂ©lioration (concernant le rĂ©seau routier, voir par exemple REVERDY,1993). Ce faisant, ils illustrent le large mouvement de sociĂ©tĂ© au sein duquel il faut replacerles amĂ©liorations de l’offre de transport pour lui donner un sens.

Il convient donc de retenir l'enchaĂźnement cumulatif qui tend Ă  concentrer lesinnovations, les investissements et la croissance du trafic sur les axes les plus importants,mais sans faire de ce processus la marque d'un dĂ©terminisme technique simpliste.L'accĂ©lĂ©ration des transports doit aussi ĂȘtre interprĂ©tĂ©e comme une rĂ©ponse aux Ă©volutions queconnaissent d'autres activitĂ©s humaines.

Le rythme d'introduction des innovations enfin, doit lui aussi ĂȘtre mentionnĂ©. C'est unautre facteur de rĂ©gulation du phĂ©nomĂšne. En effet, l'espacement des progrĂšs technologiquesou organisationnels laisse le temps aux innovations des Ă©tapes antĂ©rieures de se diffuser dansle systĂšme de transport et d'attĂ©nuer les dĂ©sĂ©quilibres.

Massification des flux

Le second mécanisme qui vient renforcer la priorité accordée aux grands axes pour ladotation d'équipements performants est le phénomÚne de « massification des flux ». Par cebarbarisme, on désigne une forte concentration des trafics sur les axes lourds appelés àsupporter des charges de plus en plus importantes. En dehors des grandes évolutions socio-économiques qui sont sans aucun doute à la base de cette massification (on peut par exemplementionner la concentration de la population et des activités productives dans les grandesagglomérations), des éléments plus spécifiques au fonctionnement du systÚme de transportpeuvent éclairer cette tendance.

De ce point de vue, la recherche d'Ă©conomie d'Ă©chelle de la part des exploitants detransport est l'aspect essentiel dans un secteur d'activitĂ© rĂ©putĂ© Ă  rendement fortementcroissant. Si l'une de ses composantes rĂ©side dans l’accroissement constant de la charge

(24) On parle plutĂŽt d’élasticitĂ© quand la relation est quantifiĂ©e. L’élasticitĂ© du trafic T au prix P est alors

définie par le rapport ePT

dTT

dPP

=

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unitaire des vĂ©hicules en circulation, elle ne saurait se limiter Ă  cela. En effet, pour minimiserl’ensemble de leurs coĂ»ts, les transporteurs tendent Ă  regrouper les trafics dont ils ont lacharge sur les principaux itinĂ©raires de maniĂšre Ă  maximiser leur productivitĂ©. Les Ă©volutionsactuelles privilĂ©giant les rĂ©seaux radiaux, les organisations en hub and spokes ou la crĂ©ationde plates-formes logistiques, rĂ©pondent d'abord Ă  cette exigence (en mettant en place ce typede structure autour d'un nƓud central, on rĂ©duit thĂ©oriquement Ă  (n-1) le nombre de branchesnĂ©cessaires pour relier les n nƓuds d'un rĂ©seau contre n(n-1)/2 pour les connecter directementl'un Ă  l'autre (25) ).

Les investissements effectuĂ©s sur les rĂ©seaux en vue d’accroĂźtre les vitesses decirculation ont aussi, dans la plupart des cas, pour consĂ©quence simultanĂ©e d'augmenter lescapacitĂ©s d'acheminement. Les grands axes concernĂ©s bĂ©nĂ©ficient alors d’une efficacitĂ© accruequi leur permet d'attirer les trafics d'itinĂ©raires connexes moins bien Ă©quipĂ©s. Ce typed'investissement participe donc pleinement au processus de concentration des flux. C'estconformĂ©ment Ă  ce principe que, par exemple, l'autoroute A6 est aujourd'hui l'infrastructureunique qui reçoit les trafics Ă  longue distance entre Paris et le sud-est de la France. Ces traficsĂ©taient auparavant rĂ©partis sur les routes nationales 5, 6, 7 et 9 (26). Pour les chemins de fer,l'Ă©volution est identique. Un guide touristique de 1901 indique ainsi deux itinĂ©raires distinctspour joindre Paris et Lyon par trains directs. Quant Ă  la ligne usuelle pour gagner Saint-Etienne, elle passait par Nevers, Moulin et Roanne (BAEDEKER, 1901). L'Ă©lectrification de« l'artĂšre impĂ©riale » entre Paris, Dijon et Lyon dans l'immĂ©diat aprĂšs-guerre a supprimĂ© cettediversitĂ© au profit d'un seul itinĂ©raire qui n’a guĂšre tardĂ© Ă  ĂȘtre saturĂ©, avant d’ĂȘtre remplacĂ©,pour les flux de voyageurs Ă  longue distance, par la premiĂšre ligne TGV (27). De nos jours, lamise en service du TGV-Nord a pour consĂ©quence de concentrer sur une infrastructure uniqueles flux ferroviaires entre Paris d'une part et Calais/Londres, Lille et enfinBruxelles/Amsterdam/Cologne de l'autre qui empruntaient auparavant des itinĂ©raires distincts.

On constate Ă  nouveau une forte prĂ©gnance des consĂ©quences de l'apparition de rĂ©seauxde transports plus rapides. L'accumulation des investissements sur des axes privilĂ©giĂ©s detransport et les phĂ©nomĂšnes qui viennent renforcer cette suprĂ©matie, telle la massification desflux ou la spirale « plus de vitesse, plus de trafic », semblent en l’occurrence avĂ©rĂ©s. Ilconvient toutefois de ne pas s’en tenir aux Ă©vidences les plus immĂ©diates. Ces Ă©carts, quisemblent se creuser entre les artĂšres majeures du systĂšme de transport et le « tout-venant »,toujours moins performant, ne sont durables que parce que l'espace « banal » finit lui aussi parbĂ©nĂ©ficier d’une diffusion des innovations qui participent Ă©galement Ă  la dynamiqued’ensemble. Christophe STUDENY le dit sans ambiguĂŻtĂ© : « Le fait historique le plus essentielest le passage d'une inertie de la population française Ă  une mise en mouvement massive »(STUDENY, 1990, p. 480).

(25) Les membres du Laboratoire d'Économie des Transports ont abondamment expliquĂ© la logiqueĂ©conomique de ces phĂ©nomĂšnes, voir BONNAFOUS (1990) par exemple. Pour un point de vue plutĂŽtorientĂ© sur les transport terrestres de personnes, voir PLASSARD (1989) et pour le fret, BONNAFOUS (1992,en particulier pp. 4-7).

(26) Étienne AUPHAN (1998) aborde cette question de la concentration des itinĂ©raires routiers.

(27) La diversitĂ© et la multiplicitĂ© historique des itinĂ©raires utilisĂ©s ne sont pas spĂ©cifiques, contrairement Ă  ceque laissent entendre Jean-Jacques BAVOUX et Maximilien PIQUANT (2000), Ă  la relation Paris-Lyon. Cesauteurs mettent en avant, pour expliquer cette rĂ©alitĂ©, l’absence d’un cheminement privilĂ©giĂ©, que le reliefimposerait, notamment pour franchir la ligne de partage entre les bassins versants de la Seine et de laLoire d’une part et du RhĂŽne d’autre part. Pourtant, en dehors des zones de montagne, cette situationd’indĂ©termination gĂ©ographique est plutĂŽt la norme que l’exception.

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La construction d’un rĂ©seau de grandes lignes ferroviaires a Ă©tĂ© poursuivie par l’achĂšvementd’un ensemble de lignes secondaires et d’un rĂ©seau « d’intĂ©rĂȘt local ». Aujourd'hui,l'automobile pĂ©nĂštre partout et est Ă  la disposition du plus grand nombre. Elle tient de ce faitune place primordiale dans cette accession gĂ©nĂ©ralisĂ©e Ă  la mobilitĂ© et dans la diffusion de lavitesse. Pour autant, ce mouvement de fond n'annule pas forcĂ©ment la trajectoire des sommets.Aujourd’hui, comme hier, l’offre de transport est fortement hiĂ©rarchisĂ©e au profit de certainsaxes plus performants 
 et plus empruntĂ©s.

2.2 Vitesse et hiérarchisation spatiale

Telles qu’elles ont Ă©tĂ© dĂ©crites jusqu'ici, ces hiĂ©rarchies renvoient exclusivement auxrĂ©seaux techniques et Ă  l’offre de transport. Alors que l’on n'aurait de cesse que de replongerl'accĂ©lĂ©ration des transports dans le grand tourbillon qui s'est emparĂ© du monde au dĂ©but duXIXe siĂšcle, on livrerait lĂ  un processus de hiĂ©rarchisation spĂ©cifique de cette activitĂ©, sanspouvoir le rattacher Ă  un remous plus profond ? Etonnant. On tentera donc dĂ©sormais demettre en lumiĂšre d'autres hiĂ©rarchies qui rĂ©pondraient Ă  ce premier aperçu.

Hiérarchies urbaines

L’archĂ©type des phĂ©nomĂšnes de hiĂ©rarchie urbaine est assurĂ©ment Paris. Paris quidepuis des siĂšcles ne cesse de renforcer sa suprĂ©matie sur la France, et Paris qui, dans lemĂȘme mouvement, tisse inlassablement ses rĂ©seaux – Ă©toilĂ©s – de routes royales, de servicesde postes, de chemins de fer puis d'autoroutes, de dessertes aĂ©riennes et de TGV. A chaqueĂ©poque, la variĂ©tĂ© des destinations desservies vient renforcer l'avance relative que la capitalesait accaparer concernant la mise en place des moyens de dĂ©placements les plus performantspour faire du parvis de Notre-Dame le lieu le plus accessible de France.

La concordance autour du siĂšge de l'Etat de la puissance politique et Ă©conomique d'unepart et de l'offre de transport la plus efficiente d'autre part a Ă©tĂ© maintes fois soulignĂ©e. SansprĂ©tendre trancher la controverse relative Ă  l'origine de cette concentration, on peut nĂ©anmoinsfaire observer, Ă  l’instar de Fernand BRAUDEL (1986, tome 1, p. 309) que les possibilitĂ©s decommuniquer constituent un facteur essentiel du destin des lieux de grande concentrationmais qu’elles ne sauraient tout expliquer. Ainsi l’historien souligne-t-il l'importance du rĂ©seaufluvial qui converge sur LutĂšce mais en remarquant que pourtant bien des localisationsbĂ©nĂ©ficient d'avantages comparables sans en avoir le destin (28). Il est seulement possibled’accumuler les exemples qui tendent Ă  montrer que, dans l'histoire de l'Europe, puissance etmoyens d'Ă©change ne sont pas dissociables.

(28) Fernand BRAUDEL aurait ainsi donnĂ© sa chance Ă  Melun, Senlis, Reims ou OrlĂ©ans, mais marque uneprĂ©fĂ©rence pour Rouen qui aurait ouvert la France sur les mers au lieu de la faire « terrienne ».En guise d’illustration propre Ă  relativiser le dĂ©terminisme gĂ©ographique, on notera que les romains, quis’y connaissaient pourtant, ont de loin prĂ©fĂ©rĂ© le site Ă©troit de Vienne au « carrefour Lyonnais » pour ystructurer leurs Ă©changes commerciaux. Ils n’ont fait de Lyon la place militaire, administrative etcommerciale Ă  laquelle sa situation gĂ©ographique la prĂ©destinait peut-ĂȘtre, que suite Ă  des difficultĂ©spolitiques affectant sa voisine.On trouvera par ailleurs des Ă©lĂ©ments de ce dĂ©bat fort ancien sur le dĂ©terminisme gĂ©ographique dans(DOCKÈS, 1969).

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Pour les historiens de l’école française en tout cas, le lien semble naturel. MauriceLOMBARD (1971) fait de la maĂźtrise, qu’il dĂ©crit longuement, des routes commerciales vers laChine, l’Inde, l’Occident barbare et l’Afrique noire un Ă©lĂ©ment constitutif tout Ă  fait essentielde la grandeur de l’empire musulman entre les VIIIe et XIe siĂšcle. Fernand BRAUDEL dĂ©butequant Ă  lui une section de Civilisation matĂ©rielle
 dĂ©crivant « La puissance de Venise » par lajuxtaposition de ces deux faits : « A la fin du XIVe siĂšcle, la primautĂ© de Venise s'affirme sansambiguĂŻtĂ©. Elle occupe, en 1383, l'Ăźle de Corfou, clĂ© de la navigation Ă  l'entrĂ©e et Ă  la sortie del'Adriatique » (BRAUDEL, 1979, tome 3, p. 97). A propos de Bruges ou d'Anvers, qui, Ă  leursheures, furent aussi le centre d'une « Ă©conomie-monde », il prĂ©cise bien « qu'aucune nepossĂ©da de flotte de commerce » (BRAUDEL, 1979, tome 3, p. 118). En revanche, leursbourgeois, Ă  travers les rĂ©seaux de dĂ©pendance qu’ils ont su Ă©tablir en Espagne et en Italie,rĂ©ussirent Ă  attirer et mobiliser Ă  leur profit navires et trafics de la MĂ©diterranĂ©e. Quant Ă Amsterdam ou Londres, leur puissance repose largement sur le contrĂŽle qu'exercent lesCompagnies des Indes hollandaises ou britanniques sur le commerce mondial.

Cette adéquation entre puissance et maßtrise des moyens d'échange est donc, comme l'onpouvait s'y attendre, largement confirmée par l'histoire des grandes cités qui tour à tour ontdominé l'Europe. Mais par-delà ce cadrage général, la difficulté est maintenant de vérifier si latrame urbaine est également affectée par le processus de hiérarchisation qui distingue de plusen plus fortement les réseaux de transport les plus performants.

Des évolutions démographiques différenciéesUn premier indicateur, qui répond en tout cas à la question posée, est présenté par

Denise PUMAIN dans La dynamique des villes. Etudiant l'Ă©volution de la population urbaine aucours du XIXe siĂšcle, elle crĂ©e des classes de communes en fonction de leur taille – de 10 000Ă  20 000 habitants, etc. – et s'intĂ©resse Ă  l'Ă©volution des effectifs de chaque classe. Elle notealors que, de 1831 Ă  1913, « le nombre [de communes de plus de 10 000 habitants] aprogressĂ© d'autant plus vite que les classes de tailles considĂ©rĂ©es sont grandes : celui des 10-20 000 habitants a Ă©tĂ© multipliĂ© par 2,5, celui des 20-40 000 par 3, celui des 40-80 000 et 80-160 000 par 4 » (PUMAIN, 1982a, p. 82). PrĂ©cisant son observation des conditions de passaged'une classe Ă  l'autre, elle souligne encore qu'« il est trĂšs rare que les communes de plus de40 000 habitants passent dans une catĂ©gorie de taille infĂ©rieure ».

Tous ces mécanismes aboutissent alors à renforcer la hiérarchie urbaine puisque ce sontles niveaux les plus élevés qui se densifient le plus rapidement. Ce résultat est d'ailleursconfirmé par des observations un peu antérieures (1811-1851), concernant toujours les villesfrançaises. On y aperçoit déjà une croissance plutÎt plus forte que la moyenne concernant lesagglomérations les plus importantes (CARON, 1978, p. 455). En réalité, les conclusions deDenise PUMAIN sont plus nuancées et surtout plus précises. Elles mettent en particulier enévidence une « élévation du niveau de la croissance urbaine, lorsque l'on gravit la hiérarchiedes tailles [de ville], [qui] serait une modalité caractéristique des phases d'urbanisationrapide » (PUMAIN, 1982a, p. 179). Cette tendance, perceptible sur le long terme, s'effaceraitsur des périodes courtes, lorsque l'urbanisation est ralentie (29).

(29) Il convient par ailleur de faire une nette diffĂ©rence entre la croissance des regroupements urbains Ă©tudiĂ©epar Denise PUMAIN et le dynamisme dĂ©mographique des espaces ruraux suivant qu’ils sont desservis ounon par une ligne de chemin de fer. Dans ce dernier cas, concernant les derniĂšres dĂ©cennies du XIXe

siĂšcle et les premiĂšres du XXe, Eugen WEBER conclut, sans rĂ©fĂ©rence Ă  la taille, Ă  l’attraction descommunes disposant d’une gare au dĂ©triment de celles qui en sont dĂ©pourvues (WEBER, 1983, pp. 300-301). Quelques dizaines d’annĂ©es plus tard, on retrouvera ce phĂ©nomĂšne d’attraction spĂ©cifique des zones

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Des fonctions diffĂ©renciĂ©esEn matiĂšre d'analyse urbaine, le fait de s’en tenir au poids dĂ©mographique des

agglomĂ©rations peut laisser insatisfait. Lorsque l'on traite de hiĂ©rarchie de villes, on fait aussiappel Ă  des considĂ©rations sur les fonctions Ă©conomiques et sociales de ces derniĂšres. On peutgager qu'en cherchant dans cette direction il est encore possible d’observer des diffĂ©rencesaccentuĂ©es. Il n'y a qu'Ă  voir les marchĂ©s ruraux s'assĂ©cher progressivement au profit ducommerce urbain devenu seul capable de satisfaire les besoins des campagnes et d'offrir undĂ©bouchĂ© Ă  leur production. Il n'y a qu'Ă  voir la ville, et en premier lieu la grande ville, crĂ©erdes services nouveaux dont elle dĂ©tient le monopole mais qui s'imposent peu Ă  peu Ă  chacun.Il suffit par exemple d’évoquer la banque, ou dans un tout autre domaine, la presse Ă©crite.

Cette vision un peu Ă©largie est encouragĂ©e par Denise PUMAIN lorsqu'elle reprendl'interprĂ©tation que donne ROBSON de la tendance Ă  la croissance spĂ©cifique des plus grossesagglomĂ©rations dans les pĂ©riodes d'urbanisation les plus intenses. Celui-ci relie laconcentration des populations dans les villes aux cycles de diffusion des innovations.« Lorsque la diffusion commence, l'innovation apparaĂźt d'abord dans les villes les plusgrandes, dont la croissance est stimulĂ©e. Il s'ensuit que pendant cette phase de croissancerapide, les grandes villes croissent plus vite que les petites. Lorsque l'innovation gagne lesniveaux hiĂ©rarchiques infĂ©rieurs, les petites villes croissent plus vite Ă  leur tour et le tauxdevient identique pour toutes les classes de taille » (PUMAIN, 1982a, p. 179) (30). Maisl'innovation Ă©puise peu Ă  peu ses effets moteurs et la croissance gĂ©nĂ©rale s'attĂ©nue. Il s’agit enquelque sorte d’une application spatiale de l’approche par « grappes d’innovations » initiĂ©epar Joseph SCHUMPETER.

Cette prise en compte des fonctions Ă©conomiques des agglomĂ©rations, et non plusseulement de leur masse, permet de rappeler que ces tendances au renforcement deshiĂ©rarchies sont encore actuelles. En effet, une analyse fondĂ©e sur les Ă©volutionsdĂ©mographiques perd aujourd'hui de sa pertinence dans la mesure oĂč le "stock" total depopulation est presque stable, l'exode rural largement rĂ©siduel, dans la mesure, donc, oĂč levolume de la population urbaine reste constant. Le phĂ©nomĂšne de hiĂ©rarchisation ne transitealors plus que faiblement par la variation du nombre d'habitants. Par contre, la sĂ©lection par leniveau des fonctions Ă©conomiques et sociales remplies par les agglomĂ©rations peut perdurer.

bĂ©nĂ©ficiant d’un effet de traversĂ©e d’une infrastructure de transport, Ă  propos des Ă©changeurs autoroutierscette fois (PLASSARD, 1977, pp. 244-246).

(30) Il faut nĂ©anmoins noter avec Alain RALLET « qu'un ensemble de facteurs concourt Ă  rendre inopĂ©rant dansle domaine industriel le schĂ©ma d'innovations apparaissant puis se diffusant Ă  travers une cascade de lieuxordonnĂ©s par leurs tailles ». D'une part, la notion attrape-tout d'innovation n'est pas suffisamment prĂ©cisepour rendre compte des transformations qui affectent le procĂšs de production. D'autre part, « lalocalisation et la mobilitĂ© spatiale [de l'innovation technologique] sont des composantes de celles duprocĂšs de production et rĂ©pondent davantage Ă  la logique gĂ©ographique de celui-ci qu'elles ne sont sousl'emprise immĂ©diate de la hiĂ©rarchie urbaine ». Aujourd'hui, le poids dĂ©mographique n'est plus qu'uncritĂšre parmi d'autre de concentration des innovations (RALLET, 1988, pp.600-605)Cette analyse d’Alain RALLET ne contredit pas celle avancĂ©e par Denise PUMAIN, mais la complĂšte. Eneffet, elle ne signifie bien-sĂ»r nullement que les phĂ©nomĂšnes de hiĂ©rarchisation s'attĂ©nuent. Elle ensouligne plutĂŽt la complexitĂ©. Pour les articuler, il faut aussi noter la diffĂ©rence de perspective temporelledes deux approches : Denise PUMAIN s’inscrit dans le temps long alors que l’horizon de RALLET estbeaucoup plus proche.

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Certes, l'Ă©chelle des phĂ©nomĂšnes a changĂ©, comme cela a Ă©tĂ© rappelĂ© Ă  propos del'accĂ©lĂ©ration des Ă©changes. Ce changement d’échelle affecte aussi la trame urbaine (31). Enpoussant le parallĂšle, sans doute parviendrait-on alors Ă  montrer qu'une hiĂ©rarchisation du rĂŽledes agglomĂ©rations peut aussi se lire comme un phĂ©nomĂšne de dilatation de la trame urbaine.Pourtant, il paraĂźt clair que les activitĂ©s Ă©conomiques et sociales dominantes, c’est Ă  dire cellesqui possĂšdent un fort potentiel de crĂ©ation de richesse (activitĂ©s high-tech ou commerce hautde gamme) ou celles qui sont sources de pouvoirs (politiques ou autres), s'agglomĂšrent et seconcentrent sans rĂ©pit. On aura de toute façon l'occasion de revenir sur ces tendances tout Ă fait actuelles. Ce qu'il faut Ă  prĂ©sent retenir est que l'on peut repĂ©rer dans l'histoire moderne unmouvement de hiĂ©rarchisation urbaine qui accompagne celui qui concerne le systĂšme detransport. L'essentiel est peut-ĂȘtre cette confirmation de l'existence d'autres processus dehiĂ©rarchisation que celui qui touche, Ă  mesure de l'augmentation des performances, les rĂ©seauxde transport. Les Ă©volutions affectant les conditions de dĂ©placements trouvent en contrepointdes Ă©volutions parallĂšles concernant d'autres aspects de la vie sociale. Elles y sont par-lĂ profondĂ©ment ancrĂ©es. Le refus de lire des liens de causalitĂ© de nature mĂ©canique entre lesĂ©volutions qui affectent le systĂšme de communication et les mouvements de la sociĂ©tĂ© s’entrouve confortĂ© (32).

2.3 D'autres concordances de hiérarchies

Dans une analyse visant Ă  replacer le mouvement de hiĂ©rarchisation des rĂ©seaux detransport dans son contexte gĂ©nĂ©ral, l'examen de l'Ă©volution des positions relatives des unitĂ©surbaines prĂ©sente l'intĂ©rĂȘt d'offrir une certaine homologie des transformations Ă  l’Ɠuvre : aurenforcement de la hiĂ©rarchie des rĂ©seaux de transport correspond presque exactement lamĂȘme Ă©volution au sein des rĂ©seaux de villes. Mais ce n'est lĂ  qu'une modalitĂ© parmi d'autres– une relative similaritĂ© de structures et de dynamiques – qui permet de lire les Ă©volutions« transports » Ă  travers d'autres, plus globales. A ce parallĂ©lisme trop exemplaire on peut, il estvrai, opposer au moins un contre-exemple. Est-il possible aujourd’hui d’affirmer, et ce n'estqu'un cas parmi d'autres, que dans le temps oĂč les diffĂ©rences entre les axes de transport secreusaient, les inĂ©galitĂ©s entre individus s'accentuaient ? Jean et Jacqueline FOURASTIE (1977)ont reconstituĂ© des sĂ©ries chronologiques longues qui montrent qu'il n'en est rien en ce quiconcerne la France, mĂȘme si, dans un cadre plus large, la situation comparĂ©e des habitants decertains pays les plus pauvres et des occidentaux peut soulever quelques interrogations.

Mais puisqu'il s'agit d'inscrire le processus affectant le systĂšme de transport dans lesĂ©volutions de son Ă©poque, il est envisageable d’imaginer d'autres modalitĂ©s mettant en jeu des

(31) Fernand BRAUDEL souligne ce phĂ©nomĂšne de changement d'Ă©chelle en Ă©voquant la croissance de la tailleminimale que doit avoir un groupement humain pour pouvoir ĂȘtre qualifiĂ© d'urbain (BRAUDEL, 1986, tome3, p. 240).

(32) Denise PUMAIN (1982b) a Ă©galement tentĂ© de vĂ©rifier si un lien statistique pouvait ĂȘtre mis en Ă©videnceentre l'Ă©volution dĂ©mographique et les caractĂ©ristiques de desserte ferroviaire de plus de cinq cent villesfrançaises entre 1831 et 1911. Elle arrive aux conclusions suivantes : « Nous avons montrĂ© qu'en rĂ©alitĂ© lerĂ©seau a surtout Ă©tĂ© dessinĂ© en fonction d'une hiĂ©rarchie de taille et de dynamismes urbains quiprĂ©existaient Ă  son installation. [...] la prĂ©sence ou l'absence de desserte par le rĂ©seau de chemin de fer n'apas Ă©tĂ© un facteur dĂ©terminant de l'Ă©volution dĂ©mographique ». Elle dĂ©veloppe ensuite une vision oĂč lechemin de fer est un Ă©lĂ©ment, essentiel Ă  cette Ă©poque, de transformation des rapports de la sociĂ©tĂ© Ă l'espace, mais oĂč simultanĂ©ment, l'implantation du rĂ©seau s'adapte en trĂšs large mesure Ă  la situationconcrĂšte du moment.

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structures hiĂ©rarchisĂ©es, mais dont les dynamiques divergeraient. Ainsi peut-on envisager devĂ©rifier l’hypothĂšse selon laquelle les moyens de dĂ©placement les plus performants rĂ©pondenten premier lieu aux besoins des catĂ©gories sociales et des activitĂ©s les plus haut placĂ©es dansleur hiĂ©rarchie respective.

La vĂ©rification d'une telle hypothĂšse, ou du moins son renforcement, implique de dĂ©finirplus clairement les hiĂ©rarchies dont il est question. On choisira de fonder de maniĂšreschĂ©matique les diffĂ©renciations sociales tout au long de l'histoire du monde occidental enadoptant ici une reprĂ©sentation faisant Ă  nouveau reposer la diffĂ©renciation sur la richesse et lepouvoir. Cette stratification sociale de rĂ©fĂ©rence reste en l’occurrence largement empirique.Ainsi, pour les activitĂ©s Ă©conomiques, on s’en tiendra Ă  la notion de richesse apprĂ©ciĂ©e selonla capacitĂ© relative Ă  dĂ©gager une valeur ajoutĂ©e Ă©levĂ©e. Comme on va le voir, plutĂŽt que deshiĂ©rarchies sociales qui s’accentuent Ă  mesure que se diversifie l'offre de transport, oncherchera dĂ©sormais Ă  repĂ©rer, les phĂ©nomĂšnes sĂ©lectifs de production et d’usage despossibilitĂ©s techniques de mobilitĂ©.

Hiérarchie sociale et performances des déplacements

Peu importe, dans ce cadre, que l'Ă©cart entre la mobilitĂ© des « riches » et celle des« pauvres » se soit attĂ©nuĂ©. En est-on d'ailleurs si sĂ»r ? L’important est en premier lieu qu'unĂ©cart significatif ait perdurĂ©. Cet Ă©cart se vĂ©rifie d'abord Ă  propos de la disponibilitĂ© d'unmoyen de transport. Monter un cheval Ă©tait ainsi l'apanage de la noblesse jusqu'au XVIIIe

siĂšcle rappelle Christophe STUDENY en notant bien qu'il s'agissait alors autant d'un moyen dedomination – y compris au sens physique – que d'un moyen de dĂ©placement. Aujourd'hui,dans notre pays, le nombre moyen de voitures particuliĂšres dont disposent les mĂ©nages croĂźtrĂ©guliĂšrement en fonction du revenu : d'une valeur infĂ©rieure Ă  0,6vĂ©h./mĂ©nage (soit 0,38 vĂ©h.par adulte) pour les 18% de mĂ©nages dont le revenu annuel ne dĂ©passe pas 85.000 F, Ă  plus de1,6 (0,73 vĂ©h. par adulte) pour les 21% de mĂ©nages au revenu dĂ©passant 200.000 F (33).

Cet Ă©cart entre les taux d'Ă©quipement des mĂ©nages par catĂ©gories socioprofessionnellesse retrouve Ă©videmment en ce qui concerne l'intensitĂ© d'utilisation des vĂ©hicules. Mais desnuances importantes doivent ĂȘtre apportĂ©es, liĂ©es Ă  la marge de libertĂ© de chaque type d'unitĂ©familiale en matiĂšre de mobilitĂ© : plus encore que par le kilomĂ©trage moyen parcouru, lesmĂ©nages aisĂ©s se distinguent surtout par l’importance de leurs dĂ©placements les moinscontraints (LEFOL et ORFEUIL, 1989, pp. 56-57, p. 124 et p. 170).

On rappellera briĂšvement que ce constat – une mobilitĂ© qui devient plus forte et pluslibre Ă  mesure que le revenu est Ă©levĂ© – n'est pas spĂ©cifique Ă  la pĂ©riode actuelle. A grandrenfort de tĂ©moignages, Christophe STUDENY emporte sans difficultĂ© la conviction. FrançoisCARON, reprenant les arguments de l’époque, en fait un Ă©lĂ©ment essentiel pour expliquer lastratĂ©gie tarifaire des compagnies. DĂšs le milieu du XIXe siĂšcle, celles-ci ont observĂ© que lasensibilitĂ© du volume de trafic aux rĂ©ductions tarifaires Ă©tait trĂšs faible pour les longs trajets, Ă la diffĂ©rence des trajets courts. La clientĂšle des premiers se recrutait en effet exclusivementdans les classes aisĂ©es. Elle Ă©tait donc peu sensible aux incitations tarifaires. En revanche, lademande pour les voyages de proximitĂ©, socialement beaucoup moins sĂ©lective, a pu ĂȘtreencouragĂ©e par des mesures de rĂ©duction de prix (CARON, 1997, pp. 373-378). Il s’agit bien lĂ du constat d’une mobilitĂ© fortement diffĂ©renciĂ©e.

(33) Ces chiffres sont issus de la vague de fin d’annĂ©e 1998 de l’enquĂȘte “Parc Auto” SOFRES, (HIVERT,2000)

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Une lente stratificationMais l’objectif initial n'Ă©tait pas tant de montrer que depuis longtemps les classes aisĂ©es

se dĂ©placent davantage que les catĂ©gories plus modestes, mais plutĂŽt d'observer qu'ellesvoyagent en utilisant plus intensĂ©ment les moyens de transport les plus performants. En fait,volumes de dĂ©placements et performances des modes de transport empruntĂ©s ne sont pas sansrelations. Il serait nĂ©anmoins abusif d’en dĂ©duire ex abrupto que ceux qui voyagent le plus lefont le plus rapidement. Pour ne pas commettre d'erreur, il faut impĂ©rativement faire rĂ©fĂ©renceau contexte social de cette mobilitĂ©, par exemple aux motivations des dĂ©placements, au degrĂ©de contrainte de chacun d'eux... La principale difficultĂ© mĂ©thodologique de cette dĂ©marcheprovient du fait que l'essentiel de la mobilitĂ© est constituĂ©e de dĂ©placements quotidiens, et nonde voyages rapides, lointains, mais toujours un peu exceptionnels (34).

C'est donc le repĂ©rage des motifs de dĂ©placement qui peut aider Ă  remonter le temps. Eneffet, il est possible d’obtenir des donnĂ©es relatives Ă  la pĂ©riode actuelle mettant en lumiĂšreune sur-reprĂ©sentation des individus situĂ©s au sommet de la hiĂ©rarchie sociale dans les moyensde transport les plus rapides. En revanche, de telles informations concernant des pĂ©riodes plusanciennes ne sont pas disponibles. C’est donc seulement en analysant les motivations que l'oncherche Ă  satisfaire par ces circulations diverses que l’on peut espĂ©rer en identifier lesbĂ©nĂ©ficiaires.

On commencera avec le Moyen-Age, en des temps oĂč la vĂ©ritable performance n'Ă©taitencore pas tant d'aller vite, que d'aller loin. Si l'on excepte guerres et migrations, les deuxprincipales causes de voyage au long cours sont les pĂšlerinages et le commerce au loin. UnediffĂ©renciation s'esquisse dĂ©jĂ , mais encore bien floue. Que les jeux d'Ă©changes Ă  longueportĂ©e soient par nature rĂ©servĂ©s Ă  des personnes fortunĂ©es, ou qui le deviennent rapidement,on en conviendra facilement : c’est ce que dĂ©crit Maurice LOMBARD (1971) concernant lemonde musulman Ă  ses dĂ©buts (VIIIe-XIe siĂšcle), c’est aussi ce que confirme l'organisationsociale trĂšs structurĂ©e de Venise au temps de sa splendeur. En revanche, le bas-peuple, d’aprĂšsla tradition, n'Ă©tait pas exclu des chemins de La Mecque, de JĂ©rusalem ou de Saint-Jacques-de-Compostelle. D'ailleurs, sur terre, tout ce monde se dĂ©plaçait, sinon dans les mĂȘmesconditions, du moins Ă  la mĂȘme vitesse (35).

Peu Ă  peu, cette situation se stratifie. D'une part, les masses paysannes s'enracinent deplus en plus profondĂ©ment dans leur terroir. Les couches de populations errantes, occupant devastes espaces « vides » au sein mĂȘme de l’Europe occidentale, se rĂ©duisent notamment suite Ă plusieurs poussĂ©es dĂ©mographiques – bien que toujours suivies de reflux – et auxmouvements de dĂ©frichages qui leur sont liĂ©s. Les paysans ne s'aventurantqu'exceptionnellement au-delĂ  du bourg voisin qui tient lieu de marchĂ© ou de foire semblentde plus en plus prĂ©pondĂ©rants dans le monde rural. D'autre part, le commerce international sedĂ©veloppe en volume, s'Ă©tend gĂ©ographiquement, mais reste entre les mains d'une caste Ă©troitede grands bourgeois banquiers et nĂ©gociants dans les principales villes marchandes. Enfin, lesdĂ©placements liĂ©s directement au pouvoir politique se multiplient, les nobles qui montent Ă  la

(34) Cette situation n'est bien sûr pas nouvelle. C'est en tout cas ce qu'affirme Fernand BRAUDEL. « [...], lacirculation basse est de loin la plus volumineuse [...]. La circulation haute, malgré ses réussites ou à caused'elles, reste minoritaire [...] » (BRAUDEL, 1986, tome 3, p.259).

(35) Lors de la premiĂšre croisade, la colonne formĂ©e des gens du peuple, arrive – Ă  pied – Ă  Constantinople,puis, peu aprĂšs, sur les lieux de l’embuscade turque qui lui sera fatale, bien avant la colonne deschevaliers qui aurait pu la dĂ©fendre, retardĂ©e au dĂ©part par des problĂšmes
 de logistique dirions-nousaujourd’hui.

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cour du roi, les commis de l'Etat qui se rendent en province. Au cours de ces siĂšcles, lesconditions matĂ©rielles de voyage se diffĂ©rencient elles aussi. L'amĂ©nagement progressif desgrands axes de circulation, qui ne sont jamais conçus pour les dĂ©placements locaux (WEBER,1983), l'organisation de services de postes, la construction de navires plus performants sontautant d'Ă©lĂ©ments qui tendent Ă  chaque fois Ă  distinguer plus nettement les « circulationshautes », celles des classes dominantes, qui bĂ©nĂ©ficient pleinement de ces amĂ©liorations.Evidemment, ce tableau est bien incomplet. Fallait-il oublier – quoi que ressortissant d’unniveau social dĂ©jĂ  Ă©levĂ© – le tour de France des compagnons, les – beaucoup plus humbles –bergers transhumants ou les colportages et les migrations temporaires des alpins quittant leursmontagnes Ă  la mauvaise saison pour en Ă©conomiser les ressources (FONTAINE, 1984) ? Nonsans doute, mais tous ces gens vont Ă  pied. L'important est de souligner que la diffĂ©rence est, Ă l'orĂ©e du XIXe siĂšcle, bien marquĂ©e entre ceux-lĂ  et d'autres, plus privilĂ©giĂ©s et plus rapides.

Vitesse et mobilitĂ© gĂ©nĂ©ralisĂ©es, une valeur dominante de la “RĂ©volution industrielle”La pĂ©riode d'accĂ©lĂ©ration qui va suivre pose justement le problĂšme du maintien de ces

différences puisque toute la société est touchée par cette mise en mouvement. C'est, semble-t-il, ce dernier aspect qui a frappé les contemporains : la vitesse qui pénÚtre les campagnes, lesbourgeois, les ronds-de-cuir et les ouvriers voyageant cÎte-à-cÎte dans l'omnibus, voilà lesprincipales images que retient Christophe STUDENY. Malgré ces témoignages, il semble bienque cette distinction d'usage des moyens de transport les plus rapides selon les catégoriessociales perdure tout au long de ce siÚcle. On peut alors tenter de mettre en lumiÚre les voiespar lesquelles transite cette segmentation.

Il y a bien sĂ»r, au cours de la rĂ©volution industrielle, une diversification considĂ©rable desmotifs de dĂ©placements. Mais l'Ă©mergence d'un espace politique et Ă©conomique de plus enplus intĂ©grĂ© offre aux classes dominantes au moins tout autant de raisons nouvelles de voyagerqu'aux milieux plus modestes (36). Il ne faut pas oublier le dĂ©veloppement Ă  cette Ă©poque dutourisme. Quand les ouvriers parisiens prennent le train Ă  la Bastille pour passer leurs rarestemps libres dans les guinguettes des bords de Marne, d'autres plus fortunĂ©s mais pas tousanglais, se rendent l'Ă©tĂ© dans les Alpes et l'hiver sur la CĂŽte. Au moment oĂč apparaissent leschemins de fer puis, plus tard, l'automobile, les catĂ©gories aisĂ©es ont donc encore des besoinsparticuliers Ă  satisfaire Ă  travers l'utilisation de ces moyens les plus performants (37).

Un autre Ă©lĂ©ment, peut-ĂȘtre plus concret, tient Ă  la tarification pratiquĂ©e dans leschemins de fer. Avec une rhĂ©torique qui n'est pas trĂšs Ă©loignĂ©e de ce que l'on peut entendreaujourd'hui Ă  propos des niveaux de supplĂ©ments dans les TGV, on lit dans l'introduction duguide BAEDEKER dĂ©jĂ  citĂ© : « Les trains rapides et les express n'ont pas de tarifs plus Ă©levĂ©sque les trains omnibus, mais les premiers n'ont qu'une classe et les seconds deux, assezsouvent aussi seulement une [sic, il existait trois classes Ă  l'Ă©poque]. De plus ces trains neprennent pas toujours les voyageurs qui n'ont qu'un petit parcours Ă  effectuer » (BAEDEKER,1901, p. XIV). Le fait est confirmĂ© par François CARON (1997, p. 367) dĂšs les annĂ©es 1850.

(36) Lorsqu’il recense les arguments mis en avant au milieu du XIXe siĂšcle par les villes pour rĂ©clamer d’ĂȘtrereliĂ©es au rĂ©seau ferroviaire, Nicolas VERDIER (1997) note la primautĂ© accordĂ©e au dĂ©veloppement desrelations industrielles, commerciales (il s’agit du gros nĂ©goce) et administratives.

(37) Ce n’est que plus tard, progressivement, Ă  partir du dĂ©but du siĂšcle, lors de l’institution d’un jour de reposhebdomadaire, puis, bien sĂ»r, aprĂšs 1936 et les congĂ©s payĂ©s, que la clientĂšle populaire Ă  motif touristiquedes chemins de fer s’est accrue de maniĂšre massive (DESPLANTES, 1993).

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On ajoutera que les longs parcours bĂ©nĂ©ficieront plus que tout autres de l’accĂ©lĂ©ration descirculations Ă  mesure de l’amĂ©lioration des techniques ferroviaires.

Mais l'essentiel est peut-ĂȘtre dans le passage gĂ©nĂ©ralisĂ© de notre sociĂ©tĂ© Ă  un modeintensif d'exploitation du temps. Avec l'extension du capitalisme aux sphĂšres de l'Ă©conomiequi jusque lĂ  lui Ă©chappaient, le temps devient une valeur Ă©conomique ordinaire – time ismoney – mais aussi une valeur culturelle. SimultanĂ©ment, l'urbanisation rapide ainsi que ledĂ©veloppement de l'industrie permettent Ă  une frange de plus en plus large de la population des’abstraire du rythme des saisons. Valeur toujours plus nĂ©cessaire, valeur de mieux en mieuxreconnue, il est inĂ©vitable que la classe dominante l'ait adoptĂ©e, si toutefois elle ne l'avait paselle-mĂȘme imposĂ©e. Ainsi, la lecture faite de cette pĂ©riode confirme-t-elle l’étroitesse du liensubsistant au XIXe siĂšcle entre la position sociale et la vitesse de dĂ©placement.

De nos jours encore, la vitesse accaparée par les classes dominantesLes données relatives à la période actuelle permettent quant à elles une démonstration

formelle plus rigoureuse. Les approches quantitatives prĂ©sentent en outre l'immense avantaged’offrir une image dimensionnĂ©e du phĂ©nomĂšne de sĂ©lection sociale quant Ă  l'usage desmoyens de dĂ©placements les plus performants. En outre, si ces donnĂ©es n'Ă©taient pasdisponibles concernant notre Ă©poque, on pourrait les produire.

Une enquĂȘte a ainsi Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e en septembre 1989 puis en septembre 1993 par leLaboratoire d'Economie des Transports dans le cadre d'une recherche destinĂ©e Ă  repĂ©rer lesĂ©volutions des motifs de dĂ©placement Ă  l'occasion de la mise en service du TGV-Atlantique(KLEIN et CLAISSE, 1997). Elle renseigne sur plus de 18.000 voyages effectuĂ©s entre la façadeAtlantique de notre pays et la rĂ©gion Île-de-France pendant trois jours pour chacune de cesannĂ©es. A partir de cette base relativement fine, un calcul trĂšs simple a Ă©tĂ© effectuĂ© visant Ă estimer, par grand motif de dĂ©placements (3 items : professionnel, personnel et domicile-travail) et par mode (route, rail, air), la part des dĂ©placements redevables Ă  deux grandescatĂ©gories socio-professionnelles. La classe 1 regroupe les chefs d'entreprise, les professionslibĂ©rales, les professeurs et les cadres. La classe 2 rĂ©unit le reste de la population active. LesrĂ©sultats concernant la part de la classe 1 dans les dĂ©placements sont prĂ©sentĂ©s dans le graphequi suit et les dĂ©tails de calcul dans l'encadrĂ© ci-dessus.

On admet que le classement AIR-ROUTE-RAIL suit, en 1989, un ordre de performancesdĂ©croissantes des modes de transport (voir l'encadrĂ©). De mĂȘme, on admet que parconstruction, la classe 1 tend Ă  regrouper les individus dont la position sociale est privilĂ©giĂ©e.

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Encadré : Part des catégories socio-professionnelles favoriséesdans les déplacements selon le mode de transport

- RĂ©sultats des enquĂȘtes TGV-A -

Le fichier utilisĂ© pour mener ces calculs rĂ©sulte d'une enquĂȘte effectuĂ©e les 17, 18, 19 et 20septembre 1989 et les 19, 20 et 21 septembre 1993. Elle concernait les voyageurs des trois modeseffectuant un dĂ©placement dans le sens province-Paris au dĂ©part des zones qui allait ĂȘtre (en 1989) ouĂ©taient (en 1993) desservies par le TGV-A. En 1989, le service de trains concernĂ© est donc constituĂ© d'unedesserte classique de rapides et express. Compte-tenu des distances parcourues, il s'agit de dĂ©placementss'effectuant en grande partie sur le rĂ©seau autoroutier. Les dĂ©placements routiers ont Ă©tĂ© interceptĂ©s Ă  unebarriĂšre de pĂ©age. Le trafic aĂ©rien a Ă©tĂ© observĂ© en salles d’embarquement des aĂ©roports. CescaractĂ©ristiques autorisent Ă  classer les trois modes en question selon le niveau de performance qu'ilsoffrent dans l'ordre croissant suivant : rail, route, air.

Afin de rendre comparables les donnĂ©es d'enquĂȘtes relatives Ă  chaque mode et de reprĂ©senter latotalitĂ© du trafic observĂ©, les 18.000 individus enquĂȘtĂ©s ont Ă©tĂ© affectĂ©s d'un coefficient de pondĂ©rationfonction de multiples critĂšres (mode utilisĂ©, jour et heure du dĂ©placement repĂ©rĂ©, origine-destination, etc...).L'effectif total pondĂ©rĂ© reprĂ©sente alors 210.000 dĂ©placements environ effectuĂ©s aux dates d'enquĂȘte sur lesitinĂ©raires desservis par le TGV-A dans le sens province-Ile-de-France.

La profession de l'enquĂȘtĂ© a Ă©tĂ© repĂ©rĂ©e sur une grille Ă  vingt items. AprĂšs Ă©limination des classesÉtudiant et RetraitĂ© non significatives du point de vue adoptĂ©, on a regroupĂ© les catĂ©gories subsistantes endeux classes. La classe 1 concerne les chefs d'entreprises, les professions libĂ©rales, les cadres de la fonctionpublique, les professeurs, les journalistes/auteurs/artistes, les cadres administratifs ou commerciauxd'entreprise et les ingĂ©nieurs/cadres techniques. Elle rĂ©unit donc l'essentiel des individus qui, selon lahiĂ©rarchie hĂątive mise en place, ont une position privilĂ©giĂ©e dans notre sociĂ©tĂ© au regard des deux critĂšresrichesse et pouvoir. La classe 2, moins favorisĂ©e est constituĂ©e des agriculteurs, des commerçants/artisans,des instituteurs, des professions de la santĂ©, du clergĂ©, de la maĂźtrise/techniciens, des employĂ©s de lafonction publique, des policiers/militaires, des employĂ©s, des ouvriers et des personnes sans profession. Onremarquera qu'elle risque d'ĂȘtre moins homogĂšne que la prĂ©cĂ©dente au regard des critĂšres retenus, et doncqu'elle tendrait plutĂŽt Ă  gommer l'effet de la hiĂ©rarchie sociale. C'est pourquoi seuls les rĂ©sultats concernantl'usage des diffĂ©rents modes de transport par la classe "favorisĂ©e" (classe 1) seront prĂ©sentĂ©s. Les valeursnumĂ©riques sont les suivantes :

Année Motif Mode Total Classe 1 % Classe 2 %

1989 Professionnel Air 7947 6616 83 1331 17Route 8587 6058 71 2529 29Rail 19523 10646 55 8877 45

Dom-Trav Air 314 256 81 59 19Route 870 533 61 337 39Rail 8284 2784 34 5500 66

Personnel Air 2018 1355 67 663 33Route 16980 9276 55 7703 45Rail 20664 8294 40 12370 60

1993 Professionnel Air 7048 5868 83 1180 17Route 9502 6319 66 3184 34Rail 19253 11829 61 7424 39

Dom-Trav Air 390 265 68 125 32Route 1279 733 57 546 43Rail 8998 3886 43 5112 57

Personnel Air 2093 1355 65 738 35Route 18063 10348 57 7715 43Rail 20350 10076 50 10273 50

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Graphique : Part des catégories socio-professionnelles favoriséesdans les déplacements suivant le mode de transport et le motif

Situation en 1989 avec avion, voiture sur autoroute et train classique

0

20

40

60

80

100

Dom-Trav Personnel Professionnel

Air Route Rail

En %

On constate alors que pour chacun des motifs de dĂ©placements, la part reprĂ©sentĂ©e parles voyageurs rangĂ©s dans la classe socialement dominante s'accroĂźt avec les performances dumode considĂ©rĂ©. Ce rĂ©sultat ne constitue pas vĂ©ritablement une surprise. Au regard del'hypothĂšse que l’on cherche Ă  vĂ©rifier, il convenait nĂ©anmoins de l'Ă©tablir avec un minimumde rigueur. On notera en l’occurrence que l'importance des Ă©carts manifeste bien la soliditĂ© dela diffĂ©renciation relative au choix du mode de transport en dĂ©pit du caractĂšre empirique de laconstruction des deux classes.

Il faut garder Ă  l'esprit que cette hiĂ©rarchie apparaĂźt ici de maniĂšre trĂšs attĂ©nuĂ©e par lanature de l'Ă©chantillon observĂ©. En effet, ces calculs, menĂ©s sur une population de voyageurs,occultent partiellement les diffĂ©rences de niveau de mobilitĂ©. Ainsi, la classe 1 regroupant lescatĂ©gories socio-professionnelles supĂ©rieures gĂ©nĂšre, tout mode confondu, 48% desdĂ©placements Ă  motif personnel et 65% de ceux Ă  motif professionnel sur l’aire d’enquĂȘte en1989. Cette mĂȘme annĂ©e, elle reprĂ©sente tout juste 10% de la population active nationale(INSEE, 1990). Le rapprochement de ces chiffres donne une idĂ©e du diffĂ©rentiel de mobilitĂ© Ă longue distance entre catĂ©gories sociales (38).

En 1993, le TGV-A Ă©tait en service. Aussi est-il possible, dans le mĂȘme esprit, devĂ©rifier si l'amĂ©lioration des performances du mode ferroviaire s’est traduit par uneaugmentation de la part des classes sociales favorisĂ©es dans sa frĂ©quentation. On constate quela mise en service d'un train roulant Ă  300 km/h plutĂŽt qu'Ă  160 ou 200 s'est accompagnĂ© d'unglissement significatif (compris entre 6 et 10%, malgrĂ© les inerties dues au transfert presqueintĂ©gral du trafic des trains classiques vers les TGV) de la clientĂšle de la SNCF vers lesclasses aisĂ©es. Le TGV ne rompt donc pas avec les tendances Ă  l'accaparement des moyens detransport les plus performants par les catĂ©gories sociales dominantes.

(38) Il faudrait nuancer ce constat en indiquant que la population de voyageurs enquĂȘtĂ©e est majoritairementcomposĂ©e de personnes rĂ©sidents en Île-de-France, parmi lesquelles les PCS Ă©levĂ©es sont sur-reprĂ©sentĂ©es.En sens inverse, il conviendrait aussi de mesurer le poids de la « classe 1 » dans la population totale deplus de 16 ans et non plus dans la seule population active. Quoi qu’il en soit, le constat est Ă©difiant.

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Graphique : Part des catégories socio-professionnelles favoriséesdans les déplacements en train, en 1989 (sans TGV) et en 1993 (avec TGV).

0

10

20

30

40

50

60

70

Dom-Trav Personnel Professionnel

Rail 89 Rail 93

Du Moyen-Age jusqu'Ă  aujourd'hui, voici donc une permanence confirmĂ©e. Nul doute,maintenant, que le TGV s'y inscrive sans difficultĂ©. La concurrence qui se joue avec l'avionaurait peut-ĂȘtre permis de le montrer plus simplement. En effet, elle met directement enĂ©vidence qu'un accroissement des performances d’un mode de transport va de pair avec unepĂ©nĂ©tration du segment de marchĂ© des consommateurs socialement privilĂ©giĂ©s. Sur unepĂ©riode longue, il ne semble pas que se dĂ©mente la propension de la partie la plus efficace dusystĂšme de transport Ă  satisfaire ou stimuler en premier lieu les besoins de mobilitĂ© descatĂ©gories sociale dominantes. Mais il n'y a pas de sens pour lire cette relation. Les Ă©lĂ©mentsde rĂ©ponse entrevus ici sont suffisamment diversifiĂ©s et non univoques pour ne pas laisserrepĂ©rer un mĂ©canisme simple de causalitĂ©. On retrouve seulement une dimensionsupplĂ©mentaire des interactions complexes qui relient le systĂšme de transport et sonenvironnement Ă©conomique et social : une hiĂ©rarchisation accentuĂ©e du premier participed’une dynamique des inĂ©galitĂ©s plus globale. L'une et l'autre s'alimentent mutuellement selondes interdĂ©pendances complexes.

Hiérarchie des activités économiques et performances du systÚme detransport

Dans le mĂȘme ordre d’idĂ©es, on peut chercher Ă  illustrer comment les Ă©volutions desperformances du systĂšme de transport rĂ©pondent aux besoins des activitĂ©s Ă©conomiquesdominantes. Au prĂ©alable, il faut rappeler que ces derniĂšres sont dĂ©finies par rĂ©fĂ©rence Ă  deuxcritĂšres : le pouvoir et la capacitĂ© Ă  produire une valeur ajoutĂ©e Ă©levĂ©e.

Les Ă©changes Ă  longue distance qui parcourent le mode musulman et ses franges audĂ©but du Moyen-Age prĂ©sentent dĂ©jĂ  cette caractĂ©ristique d’ĂȘtre intimement liĂ©s au pouvoir etĂ  la richesse. Maurice LOMBARD (1971) situe les nƓuds d’un commerce trĂšs rĂ©munĂ©rateurdans un rĂ©seau urbain alors en pleine expansion. Mais ces villes sont aussi le lieu de l’autoritĂ©politique et militaire. Elles constituent d’autre part les points de fixation de la demande. Enfin,si l’on excepte les approvisionnements alimentaires, parfois massifs lorsqu’ils concernent des

En %

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regroupements de plusieurs centaines de milliers d’habitants, les Ă©changes portent enl’occurrence essentiellement sur des produits fortement attachĂ©s au pouvoir et Ă  la richesse :l’or et l’argent, les Ă©pices, les soieries et les esclaves. Ces derniers sont reprĂ©sentatifs Ă  plusd’un titre de cette situation puisqu’ils sont destinĂ©s tantĂŽt Ă  la production de richesses dans lesplantations ou dans les mines, tantĂŽt au service des structures du pouvoir dans les rangs desarmĂ©es des princes rĂ©gnants ou tantĂŽt Ă  celui des classes dominantes comme domestiques dansles grandes maisons.

Le commerce au loin au croisement du pouvoir et de la richesseOn peut traverser les siĂšcles – et la MĂ©diterranĂ©e – pour revenir en Europe, entre la fin

du Moyen-Age et la RĂ©volution Française. La dĂ©monstration a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© largement amorcĂ©elorsque les motifs de dĂ©placement ont Ă©tĂ© Ă©voquĂ©s. Parmi eux, l'importance du commerceinternational et des activitĂ©s financiĂšres qui lui sont intimement liĂ©es a Ă©tĂ© soulignĂ©e. Or, ils'agit vraisemblablement lĂ  de l'activitĂ© Ă©conomique dominante durant toute cette pĂ©riode parsa capacitĂ© Ă  gĂ©nĂ©rer les bĂ©nĂ©fices. On peut s’appuyer une fois encore sur les Ă©crits de FernandBRAUDEL (1986, tome 3, p. 354 et suivantes) qui mentionne des taux de bĂ©nĂ©fices quis'Ă©tagent de 10% (moyenne des bĂ©nĂ©fices marchands estimĂ©e par Vauban) Ă  300% pour unespĂ©culation particuliĂšre rĂ©alisĂ©e par une importante maison de commerce (39). S’appuyant surles textes d’époque analysant les consĂ©quences du commerce extra-europĂ©en, Anne-MariePIUZ (1997, p. 17) confirme que les profits retirĂ©s de cette activitĂ© paraissaient « illimitĂ©s ».Des rapports importants donc, qui augmentent Ă  mesure que l'on s'approche du cƓur de« l'Ă©conomie-monde » du moment, commerce international et haute finance sont Ă  l’évidenceau cƓur des processus de crĂ©ation de richesse de l’ancien rĂ©gime. Voici satisfait le critĂšre derichesse.

MĂȘme si les particularitĂ©s du pouvoir royal en France attĂ©nuent en partie cet aspect, ilest Ă©tabli que ces activitĂ©s de gros nĂ©goce sont aussi sources de pouvoir. Pouvoir Ă©conomique,pouvoir politique, les deux s’étayent mutuellement Ă  Venise, GĂȘnes ou Amsterdam pendantlongtemps dirigĂ©es par leurs bourgeois. Mais les deux types de pouvoir sont Ă©galementĂ©troitement liĂ©s dans les Ă©changes impliquant les Etats plus centralisĂ©s, l'Espagne, la Franceou l'Angleterre. Dans chaque pays, les activitĂ©s des diverses Compagnies des Indes parexemple, mĂȘlent intimement intĂ©rĂȘts de la couronne et intĂ©rĂȘts commerciaux (Anne-MariePIUZ, 1997, p. 5). Enfin, le pouvoir politique et la haute finance sont, peut-ĂȘtre encore plusfortement que dans les exemples prĂ©cĂ©dents, rendus solidaires non seulement Ă  travers lesmultiples emprunts consentis par les banquiers aux TrĂ©sors royaux pour financer guerres et

(39) Dans Civilisation matĂ©rielle..., le mĂȘme auteur analyse la division du travail entre la multitude dedĂ©taillants et d'artisans d'une part et les gros nĂ©gociants de l'autre. Pour lui, sans hĂ©sitation, c'est bien unehiĂ©rarchisation forte qui apparaĂźt dĂšs le XIIe siĂšcle entre les deux niveaux. Quelques pages plus loin, ildĂ©montre que la haute finance et le « commerce au loin » jouent un rĂŽle considĂ©rable pour toute l'activitĂ©Ă©conomique de l'Europe, sans rapport avec la modestie des quantitĂ©s traitĂ©es (si on les compare auxproductions agricoles par exemple) (BRAUDEL, 1979, tome 2, pp. 331-352, puis pp. 355-359). BartolomĂ©BENASSAR et Pierre CHAUNU dĂ©veloppent, Ă  travers la thĂ©orie des « cercles de communication », la mĂȘmevision trĂšs hiĂ©rarchisĂ©e de l’activitĂ© commerciale. Le premier cercle, de 5 Ă  10 kilomĂštres d’extension,retient environ 90% de la production rurale. Le second cercle, de la taille d’un « pays », peut ĂȘtre parcouruen une bonne journĂ©e de marche environ. Il accapare Ă  nouveau 90% de ce que le cercle prĂ©cĂ©dent laisseĂ©chapper. La part de la production qui atteint le troisiĂšme cercle, « celui de l’économie de marchĂ©, n’estplus on le devine que de 1%. C’est ce 1% qui alimente l’économie nationale et internationale, qui nourritle sommet de la pyramide de la dĂ©cision Ă©conomique, le sommet souvent moteur par ses impulsionsincitatrices, mais combien modeste : 1% seulement » (BENNASSAR, 1977, p. 435-436).

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autres dĂ©penses, mais aussi Ă  travers l’implication essentielle de la haute bourgeoisie dans lagestion des finances publiques (DEYON, 1978, en part. p. 256-257).

Jusqu'Ă  la rĂ©volution industrielle, commerce au loin et haute finance constituent bien lessommets de l'activitĂ© Ă©conomique europĂ©enne. Ainsi qu’il a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© soulignĂ©, ces activitĂ©s quifondent pouvoir et richesse sont les premiĂšres Ă  bĂ©nĂ©ficier des amĂ©liorations que connaĂźt lesystĂšme de transport pendant cette pĂ©riode. De ce point de vue, les progrĂšs de la navigationsont les plus considĂ©rables, qui ouvrent de plus en plus grandes les portes des Indes, de Chineou d'AmĂ©rique. Sur terre, les amĂ©liorations, en comparaison plus modestes, concernentpresque exclusivement les axes de circulation reliant les ports et les principales placesmarchandes aux capitales politiques. DĂšs cette Ă©poque, les sommets des transports et del'Ă©conomie se rejoignent.

La performance au service des activitĂ©s dominantes : de la “RĂ©volutionindustrielle”


Le premier grand Ă©lan d'industrialisation est fondĂ©e sur un renouvellement des activitĂ©sdominantes. Les industries textiles puis sidĂ©rurgiques et mĂ©tallurgiques notamment ont connudes innovations importantes Ă  l'origine de gains de productivitĂ© dĂ©terminants (40).L'accumulation capitaliste ainsi amplifiĂ©e accompagne l’ascension sociale des grands maĂźtresd'industries. Patrick VERLEY Ă©voque par exemple, concernant l’Angleterre du dĂ©but du XIXe

« un clivage social [qui] sĂ©pare le monde du nĂ©goce et de la banque, qui est proche des Ă©litesanciennes, de l’aristocratie, des hommes politiques, des diplomates, de celui des industriels,catĂ©gorie sociale montante qui cherche sa place dans la sociĂ©tĂ© » (VERLAY, 1997, p. 245). Leprocessus dĂ©crit n’est pas celui d’un remplacement pur et simple des nĂ©gociants par lesindustriels aux commandes de la sociĂ©tĂ© mais plutĂŽt celui de la montĂ©e en puissanceprogressive de ces derniers pour aboutir Ă  un autre partage des pouvoirs et, en grande partie, Ă une fusion de ces deux mondes. Concernant la France, François CARON (1997) illustre uneĂ©volution trĂšs similaire. Le chemin de fer s'inscrit bien-sĂ»r dans ce mouvement. Ce ne sont pastant ses origines miniĂšres qui le montrent que son adĂ©quation plus gĂ©nĂ©rale Ă  ces transportslourds dont la nouvelle industrie a besoin. Eugen WEBER va plus loin en montrant que « lesvoies ferroviaires, crĂ©Ă©es par le capital urbain, allaient lĂ  oĂč les intĂ©rĂȘts du capital et desindustries urbaines le commandaient ». Le chemin de fer se dĂ©veloppe ainsi au profit desactivitĂ©s dominantes de son temps, au dĂ©triment, souligne l’historien, des espaces ruraux(WEBER, 1983, pp. 287-288)

On pourrait s'arrĂȘter lĂ  pour cette pĂ©riode courant jusque vers 1880. Maisl’interdĂ©pendance entre les nouvelles activitĂ©s dominantes et les derniers perfectionnementsdu systĂšme de transport prend au cours de cette pĂ©riode une autre forme. Innovation majeure,le chemin de fer prĂ©sente alors lui-mĂȘme – tant sa construction que son exploitation – les traitsd'une activitĂ© dominante. Ainsi, tous les ouvrages d'histoire Ă©conomique comportent unchapitre sur le dĂ©veloppement des chemins de fer pendant la premiĂšre rĂ©volution industrielle,par exemple, Ă  propos de la France, le Dalloz (GARRIGOU-LAGRANGE et PENOUIL, 1986,

(40) 
mĂȘme si, Lewis MUMFORD et, Ă  sa suite, Jacques ATTALI, affirment que “la machine-clef de l’ñgeindustriel moderne, ce n’est pas la machine Ă  vapeur, c’est horloge” (Lewis MUMFORD, 1950, Techniqueet civilisation, Seuil, Paris. CitĂ© par ATTALI, 1982, p. 174). Cela dit, les rĂŽles respectifs prĂȘtĂ©s Ă  l’industriehorlogĂšre d’une part et Ă  l’industrie lourde d’autre part ne sont pas pour autant contradictoires.

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pp. 219-223). Ce caractĂšre dominant se mesure Ă  travers les trois Ă©lĂ©ments mis en avant parFrançois CARON (1997, en particulier pp. 537-588) (41) :− le rĂŽle structurant de l’appel de capitaux sur l’activitĂ© bancaire et l’épargne ;− les « effets amont » liĂ©s Ă  la demande de biens industriels que le dĂ©veloppement du rĂ©seau

ferroviaire a stimulĂ© quantitativement – bien que cet aspect soit discutĂ© par R.W. FOGEL

(1966) et la nouvelle Ă©conomie historique – et qualitativement Ă  travers une forte pression Ă l’innovation ;

− les « effets aval » liĂ©s Ă  l’importance de la baisse des coĂ»ts de transport qui a dĂ©jĂ  Ă©tĂ©Ă©voquĂ©e.

On retrouvera ce cas de figure un peu plus tard, mais au milieu de ce XIXe siÚcle, plusque jamais le haut de la hiérarchie des activités économiques et le haut de la hiérarchie dusystÚme de transport se conjuguent étroitement.

Les manuels d’histoire Ă©conomique situent habituellement le dĂ©but d'une seconderĂ©volution industrielle vers 1880 (Outre le Dalloz, voir LESOURD et GERARD, 1976, tome 1,p. 161 et suiv.). L’Histoire Ă©conomique et sociale de la France Ă©tablit Ă©galement l’annĂ©e 1880comme l’une des 3 dates charniĂšres qui dĂ©coupent l’époque moderne. Enfin, Bertrand GILLE

(1978, p. 772 et suiv.) argumente contre la tradition de l’histoire de l’économie, dit-il, pourque l’on distingue nettement le systĂšme technique vapeur-fer-charbon sur lequel repose lapremiĂšre rĂ©volution industrielle et qui s’est constituĂ© Ă  la charniĂšre des XVIIIe et XIXe siĂšcled’un nouveau systĂšme technique, distinct, qui se met progressivement en place au cours de laseconde moitiĂ© du XIXe. Parmi les innovations marquantes de ce nouveau systĂšme techniquefigurent pĂȘle-mĂȘle la maĂźtrise du moteur Ă  combustion interne, de l’électricitĂ©, les avancĂ©estechnologiques essentielles de la sidĂ©rurgie et la vĂ©ritable naissance de la chimie proprementindustrielle.

On peut par exemple se reporter au « cycle vital » que parcourent les entreprises dans lemodÚle urbain de Jay W. FORRESTER (1979) pour identifier les industries qui vont dominercette période. Dans la préface de l'édition française de Dynamique urbaine, Pierre-HenriDERYCKE décrit ainsi ce cycle vital : « entreprises jeunes, à chiffre d'affaires en rapide progrÚs,à inputs croissants en travail qualifié [...] ; entreprises mûres, à chiffre d'affaires en plateau, àinputs stables en travail qualifié ; entreprises en déclin, à chiffre d'affaires en lente diminution,à forts inputs en travail non qualifié » (p.VI).

Dans ce cadre, les activitĂ©s Ă©conomiques dominantes de cette pĂ©riode incorporent demaniĂšre intensive les innovations identifiĂ©es par Bertrand GILLE. On trouve parmi elle desactivitĂ©s nouvelles, liĂ©es par exemple Ă  la chimie, l’électricitĂ© ou l’automobile. Mais aussi desactivitĂ© plus anciennes, sans doute moins Ă©loignĂ©es de « l’ñge mĂ»r » que les prĂ©cĂ©dentes, maisqui bĂ©nĂ©ficient nĂ©anmoins d’un flux d’innovation Ă©levĂ©. C’est le cas de la production d’acier,mais aussi des chemins de fer, ce que confirme François CARON (1997, p. 449 et suiv.). Ellesne constituent cependant plus, lors de cette pĂ©riode, une innovation majeure en soi.

(41) Bertrand GILLE (1978), dans son Histoire des techniques, construit comme d’autres le « systĂšmetechnique » de la rĂ©volution industrielle sur le triptyque vapeur-fer-charbon. Il Ă©crit Ă  propos du chemin defer : « Peut-ĂȘtre mesure-t-on mieux ici qu’ailleurs l’importance de la notion de systĂšme technique. Lechemin de fer mettait en jeu les techniques les plus diverses, utilisait un matĂ©riel et des matĂ©riauxextrĂšmement variĂ©s. Il Ă©tait donc nĂ©cessaire d’une part que toutes les techniques fussent au mĂȘme niveauet que, d’autre part, des perfectionnement continus puissent abaisser les coĂ»ts de façon sensible. Onconçoit Ă©galement la pression que pouvait exercer le chemin de fer sur les techniques situĂ©es en amont[
] » (p. 746). Il confirme ainsi si besoin Ă©tait le rĂŽle central de cette innovation.

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La maniĂšre dont le dĂ©veloppement du systĂšme de transport s’inscrit dans le cours decette nouvelle Ă©tape est donc un peu plus ambiguĂ«. Ce n'est pas seulement par la rĂ©alisation deperformances physiques inĂ©dites et la crĂ©ation d’activitĂ©s nouvelles que se traduisent lesinteractions avec l’ensemble renouvelĂ© des activitĂ©s Ă©conomiques. La mise en place sur latotalitĂ© du territoire ouest-europĂ©en, Ă  travers les moyens de communication modernes, de ceque l’on appellerait aujourd’hui une capacitĂ© logistique est un fait majeur de cette pĂ©riode.L’établissement Ă  travers le monde de services rĂ©guliers et fiables rĂ©pondant Ă  la forteintensification des politiques coloniales s’est Ă©galement opĂ©rĂ©e Ă  cette Ă©poque. L'Ă©conomie secomplexifie, les approvisionnements en matiĂšres premiĂšres se diversifient, les besoins demain-d’Ɠuvre qualifiĂ©e augmentent. Le rĂŽle dĂ©terminant accordĂ© Ă  la maĂźtrise des voies decommunication durant les deux conflits mondiaux qui clĂŽturent cette Ă©poque confirme encoreque, tout au long de cette pĂ©riode, le systĂšme de transport accompagne ces Ă©volutions etpermet Ă  l'Ă©conomie comme aux pouvoir politiques de se libĂ©rer peu Ă  peu des contraintesliĂ©es aux dĂ©placements des biens et des personnes.


 Ă  nos joursLes annĂ©es de forte croissance de l'aprĂšs guerre, les « trente glorieuses », marquent une

nouvelle Ă©tape. Au cours de cette pĂ©riode, durant laquelle le dynamisme Ă©conomique estd’abord liĂ© aux activitĂ©s de production de biens d'Ă©quipement et de consommation, tous lestypes d'interactions entre le systĂšme de transport et le haut de la sphĂšre Ă©conomique qui ontĂ©tĂ© repĂ©rĂ©s sont Ă  l’Ɠuvre. Rappelant le XVIe siĂšcle, la forte poussĂ©e des Ă©changesinternationaux trouve son corollaire dans le dĂ©veloppement de la marine marchande (pour lesbiens) et de l'aviation (pour les personnes). Comme lors de la premiĂšre rĂ©volution industrielleavec le chemin de fer, l'automobile est Ă  la fois au cƓur des Ă©volutions du secteur destransports, et simultanĂ©ment, l'un des Ă©lĂ©ments essentiels du systĂšme productif. Enfin, face Ă un jeu Ă©conomique qui ne cesse de s'enrichir et de devenir plus complexe, les contraintes detransports continuent Ă  peser de moins en moins (42). Les transformations que connaĂźt lesystĂšme de transport Ă  cette Ă©poque sont redevables en majeure partie Ă  l'avion et surtout Ă  laroute, les deux modes qui s’affirment de plus en plus comme dominants du point de vue deleurs performances techniques comme d’un point de vue Ă©conomique et social. Cestransformations rĂ©pondent, une fois encore, aux mouvements qui touchent les activitĂ©sĂ©conomiques dominantes.

Aujourd'hui, le transport ferroviaire Ă  grande vitesse s'inscrit encore dans ce processushistorique. En effet, les activitĂ©s dominantes que l'on peut repĂ©rer actuellement au regard desdeux critĂšres habituels du pouvoir et de la valeur ajoutĂ©e sont ces « services Ă©voluĂ©s » rendusnĂ©cessaires pour coordonner de multiples points de vue la complexitĂ© de l’économiemondialisĂ©e et qui fondent la puissance des grandes mĂ©tropoles (SASSEN, 1991). Il s’agitprincipalement, aux cotĂ©s des services financiers, du secteur dĂ©nommĂ© « tertiaire supĂ©rieur »(activitĂ©s de services aux entreprises). Ce point sera dĂ©veloppĂ© plus tard, mais on peut prĂ©ciserrapidement qu'elles tirent leurs avantages de la maĂźtrise qu'elles ont des opĂ©rations de gestionet du traitement des informations multiples qui traversent le systĂšme productif. On constatequ'Ă  l'occasion de la mise en service du TGV entre Paris et Lyon les deux motifs de

(42) S'intéressant aux problÚmes de localisation des activités, François PLASSARD (1977) relevait que « tous lesauteurs s'entendent sur le rÎle déclinant des coûts de transport dans la localisation ». Mais cela est vraipour l'organisation industrielle dans son ensemble. La recherche systématique de productivité d'échelle etgénéralisation des grandes unités de production ne fait que traduire cette progressive libération des coûtsde transport.

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dĂ©placements qui ont gĂ©nĂ©rĂ© l'augmentation de trafic la plus importante sont les Ă©changes deservices entre entreprises d'une part, et les Ă©changes d'informations au sein d'une mĂȘmeentreprise d'autre part (43). Une fois encore, ce sont les fonctions et les activitĂ©s dominantesqui ont le plus intĂ©grĂ© la grande vitesse dans leur fonctionnement.

Des valeurs de société se diffusent

ArrivĂ© au terme de ce chapitre, il semble bien qu’à diffĂ©rentes Ă©poques, les groupessociaux et les activitĂ©s Ă©conomiques dominants – succinctement dĂ©finis par la richesse et lepouvoir – puissent toujours ĂȘtre articulĂ©s Ă  la partie la plus performante de l'activitĂ© transport(44). Claude RAFFESTIN (1980) avait dĂ©jĂ  remarquĂ© que « tout rĂ©seau est l’image du pouvoirou des acteurs dominants ». Cette interdĂ©pendance dessinĂ©e au cours du temps entre lesphĂ©nomĂšnes de diffĂ©renciation travaillant la sociĂ©tĂ© dans son entier et la forte hiĂ©rarchisationdu systĂšme de transport illustre la complexitĂ© des relations entre transport et sociĂ©tĂ©. PaulVIRILIO (1996, p. 15), pour qui « Le pouvoir est insĂ©parable de la richesse et la richesse estinsĂ©parable de la vitesse », confirme largement cette relation forte. "Plus haut" semble doncconstituer une partie, sinon du destin, du moins du passĂ© et du prĂ©sent du systĂšme detransport. Plus haut parce que les innovations qui touchent ce dernier tendent en premier lieu Ă creuser des Ă©carts entre ses composantes, Ă  renforcer – quitte Ă  les modifier – des hiĂ©rarchies.Plus haut Ă©galement parce que ces innovations rĂ©pondent d'abord aux besoins, aux valeurs dessphĂšres dominantes de la sociĂ©tĂ© et parce qu’ils sont, selon des modalitĂ©s variĂ©es, partieintĂ©grante de la dynamique de renouvellement des inĂ©galitĂ©s.

On peut alors tenter de reprendre la reprĂ©sentation esquissĂ©e Ă  la fin de la sectionprĂ©cĂ©dente, lorsque l’on cherchait Ă  rendre compte du phĂ©nomĂšne d'accĂ©lĂ©ration Ă  l'aide desuperpositions de portions d'espaces et de nƓuds de rĂ©seaux de transport, rangĂ©s par ordre detaille croissante. L'augmentation des vitesses Ă©tait vue comme une lente percolation depuis lesniveaux les plus Ă©levĂ©s vers les plus modestes, mais une percolation active, qui entre eninteraction avec les espaces qu'elle touche. Sur ce modĂšle, on peut imaginer d’empiler desstrates sociales accĂ©dant progressivement, en dĂ©butant par le sommet de cette hiĂ©rarchie, auxinnovations affectant le systĂšme de transport. Mais cette fois-ci, les interactions entre stratessociales et avec le systĂšme de transport apparaissent beaucoup plus nettement dans la mesureoĂč derriĂšre ces changements, se sont des valeurs sociales qui se diffusent. Celles-ci s'imposentpeu Ă  peu Ă  l'ensemble du tissu social au moyen – entre autres intermĂ©diaires – de l'Ă©volutiondes outils de communication et au prix sans doute de quelques torsions. Mais c'est bien parce

(43) En 1980 et 1985, soit juste avant et quelques annĂ©es aprĂšs la mise en circulation du T.G.V. sud-est, deuxenquĂȘtes ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e par le Laboratoire d'Economie des Transports. Elles Ă©taient destinĂ©es Ă  repĂ©rerl'Ă©volution des motifs de dĂ©placements pour les voyages Ă  caractĂšre professionnel entre Paris et la rĂ©gionRhĂŽne-Alpes. Les principaux rĂ©sultats en sont prĂ©sentĂ©s dans (BONNAFOUS, 1987).

(44) Cette lecture de la hiĂ©rarchisation concommittante du systĂšme de transport et des structures socialesdiffĂšre sensiblement de celle donnĂ©e par Jean OLLIVRO (2000) de l’histoire de la vitesse. En s’appuyantsur l’accroissement de l’écart de vitesse physique permise par les diffĂ©rents moyens de transport, ildistingue “la lenteur homogĂšne” qui prĂ©valait avant l’accĂ©lĂ©ration du dĂ©but du XIXe siĂšcle de “la rapiditĂ©diffĂ©renciĂ©e” qui s’est imposĂ©e ensuite. Que le rapport entre la vitesse du piĂ©ton et celle du cavalier soitfaible (l’auteur Ă©voque un facteur 3), n’implique pas pour autant que les diffĂ©renciations sociales que cetĂ©cart alimente sont insignifiantes. De mĂȘme, que ce rapport entre la vitesse du piĂ©ton et celle du passagerd’un TGV soit dĂ©sormais de 44, n’indique pas non plus que les hiĂ©rarchie sociales se sont creusĂ©es danscette proportion.

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qu'elles rĂ©ussissent Ă  s'imposer que le groupe social ou les activitĂ©s qui les portaient Ă  l'originepeuvent finalement ĂȘtre qualifiĂ©s, au-delĂ  du pouvoir et de la richesse, de dominants.

Ce modĂšle d’inspiration ouvertement mĂ©caniste est bien sĂ»r largement insatisfaisant. Ilconviendrait au minimum de considĂ©rer que les moyens par lesquels se diffusent les valeurssociales dominantes n’ont pas tous la matĂ©rialitĂ© d’un mode de transport. Quoi qu’il en soit, ilconstitue une image commode pour aider Ă  se reprĂ©senter la maniĂšre dont hiĂ©rarchie sociale ethiĂ©rarchie du systĂšme de transport interagissent.

On sent bien que les valeurs de sociĂ©tĂ© dont les transformations du systĂšme de transportfavorisent la diffusion concernent en premier lieu le temps. Avant d’y revenir dans latroisiĂšme partie, on mentionnera seulement la maniĂšre euphĂ©mique qu’ont Pierre LEON etCharles CARRIERES (1970, p. 176) de relever que « le temps n’a manifestement pas, au XVIIe

et au XVIIIe siĂšcles, la valeur que nous lui attribuons aujourd’hui ». On ne s’arrĂȘtera pas sur lanotion de valeur du temps, dont on admettra qu'elle augmente d'une façon gĂ©nĂ©rale depuis leXIXe siĂšcle ; elle n'est que le reflet de choix plus fondamentaux.

Christophe STUDENY montre que le rapport au temps des individus s'est profondĂ©mentmodifiĂ© au cours de la pĂ©riode 1830-1940. On est passĂ©, dit-il, « de la presse au stress »,termes qu'il explicite ainsi : « Le terme de presse exprime l'idĂ©e d'une intensitĂ© temporaire,une zone de coup de feu et un moment de haute pression temporelle ; c'est aussi une contrainteextĂ©rieure, sociale. Nous avons opposĂ© cette notion, typique de la hĂąte du XIXe siĂšcle, Ă  cellede stress, qui symbolise [...] la contrainte intĂ©riorisĂ©e, une attention permanente au temps, uneadaptation Ă  l'urgence dans les sociĂ©tĂ©s occidentales du XXe siĂšcle par des rĂ©actions,biologiques et psychologiques, d'alarme » (STUDENY, 1990, p. 961). Cette analyse sembleindiquer les mĂȘmes perspectives de rĂ©flexion que les commentaires de Michelle PERROT

(1979, p. 463) Ă  propos de la marginalitĂ© sociale au dĂ©but du XXe siĂšcle : « La sociĂ©tĂ©industrielle exige que tous aient un travail suivi, un emploi du temps rĂ©glĂ©, un domicile fixe :une case bien dĂ©finie dans ce damier que dessine de plus en plus, le quadrillage des disciplinesdont Michel FOUCAULT a dĂ©crit la progressive emprise ». Ce double mouvement dedĂ©veloppement des valeurs individuelles et d’encadrement des individus par la sociĂ©tĂ©, c’estaussi cela l’histoire de la vitesse.

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CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE

Parvenu Ă  ce stade, on peut souligner deux enseignements principaux qui serviront depoint d’appui aux analyses Ă  venir. Le premier concerne le caractĂšre d’innovation mineure dela grande vitesse ferroviaire. Le second tient au dĂ©passement du dĂ©terminisme technique quel’approche historique a permis.

Que le TGV fĂ»t une innovation mineure n’a rien de surprenant, en dĂ©pit de la confusionmĂ©diatique soulignĂ©e en introduction de cette partie. On s’en doutait dans la mesure oĂč il sesitue, en termes de trajectoire technologique, quelle que soit sa descendance, plutĂŽt Ă l’aboutissement d’évolutions de savoirs-faire adaptĂ©s au monde ferroviaire qu’à l’origined’une grappe d’innovations appelĂ©es Ă  dĂ©passer largement leur application initiale (45).

Le TGV est aussi une innovation mineure d’un point de vue Ă©conomique. Commel’avance Ă  son propos Jean-François PICARD (BELTRAN et PICARD, 1995), la SNCF peut certesfaire figure d’entrepreneur schumpeterien qui, grĂące Ă  une modification volontaire desconditions technologiques de sa production, dĂ©gage un surplus. En revanche, le train rapide nesaurait sur un plan plus gĂ©nĂ©ral ĂȘtre associĂ© Ă  une rĂ©volution technologique, c’est Ă  dire, selonla dĂ©finition qu’en donne Ernest MANDEL (1980) en termes marxistes, un processus« impliquant un rĂ©examen radical des principales techniques dans toutes les sphĂšres de laproduction et de la distribution capitaliste » et conduisant Ă  une augmentation considĂ©rable dutaux de rotation du capital (46). Au plan sociologique enfin, le TGV est vĂ©cu, quel que soitl’usage qui en est fait, comme une innovation mineure car son incidence sur la vie socialen’est pas telle que l’on puisse distinguer les structures humaines qui y recourent des autres.

Dans ce cadre, l’approche historique s’est rĂ©vĂ©lĂ©e fructueuse. Elle a en premier lieudonnĂ© une mesure de l’accĂ©lĂ©ration permise par le TGV, mesure qui n’a de sens qu’en termesde comparaison diachronique ou spatiale des Ă©changes entre les hommes. Par lĂ -mĂȘme, ellefonde cette analyse de l’évolution concomitante de la vitesse de dĂ©placement et des structuressociales.

En second lieu, l’approche historique a aussi conduit Ă  Ă©largir l’horizon d’analyse.L’accĂ©lĂ©ration physique des moyens de dĂ©placement ne peut ĂȘtre lue que replacĂ©e dans uncontexte sociĂ©tal plus large. Le rapprochement de l’évolution des vitesses et de celle desvolumes Ă©changĂ©s ou des prix de transport reste assez banal. La relecture de l’accĂ©lĂ©ration desdĂ©placements comme un Ă©lĂ©ment de la dynamique de hiĂ©rarchisation de la sociĂ©tĂ© est peut-ĂȘtremoins habituelle. En rapportant l’accroissement des vitesses Ă  un critĂšre Ă©minemment social,

(45) Raisonnant en termes de « systĂšmes techniques », c’est Ă  dire d’un ensemble cohĂ©rents de technologiesmises en Ɠuvre par une sociĂ©tĂ© donnĂ©e Ă  une Ă©poque donnĂ©e, Bertrand GILLE (1978, p. 939) voit dans lesĂ©volutions contemporaines des chemins de fer essentiellement le perfectionnement de principes anciens.

(46) Christopher FREEMAN (1986) dĂ©veloppe une dĂ©finition quasiment identique de la rĂ©volutiontechnologique associĂ©e Ă  l’idĂ©e de totalitĂ© : « [elle] ne conduit pas seulement Ă  l’émergence d’unenouvelle gamme de produits et de services, mais [
] elle a aussi un impact sur tous les autres secteurs del’économie, en modifiant la structure des coĂ»ts ainsi que les conditions de production et de distribution Ă travers tout le systĂšme Ă©conomique » (citĂ© par FLICHY, 1995, p. 172-173).

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70 ❘ Conclusion de la premiùre partie

presque totalement dĂ©pourvu de signification physique, elle facilite du mĂȘme coup le travailde distanciation qu’il est nĂ©cessaire d’opĂ©rer par rapport aux performances techniques.

En dernier lieu, le retour sur le passĂ© permet de construire une reprĂ©sentation quis’éloigne du dĂ©terminisme. L’autonomie de la technique apparaĂźt en effet fortement relativisĂ©epuisqu’elle semble rĂ©pondre Ă  une sorte de nĂ©cessitĂ© historique qui aboutit depuis deux siĂšclesĂ  une permanence de l’accĂ©lĂ©ration des Ă©changes, par delĂ  le renouvellement des systĂšmestechniques. Il ne s’agit pourtant pas de remplacer un dĂ©terminisme – technologique – par unautre – « historique » – en l’occurrence. La dĂ©marche adoptĂ©e a cherchĂ© Ă  inscrire lesĂ©volutions du systĂšme de transport Ă  l’intĂ©rieur d’évolutions plus larges et non Ă  considĂ©rer cedernier en dehors de l’histoire, Ă  l’extĂ©rieur de la sociĂ©tĂ©, avec comme seule mission desatisfaire aux exigences d’une demande sociale posĂ©e comme exogĂšne. Cette orientationconsistant Ă  refuser de dissocier le systĂšme technique de la sociĂ©tĂ© est cohĂ©rente avec lesconceptions contemporaines de l’innovation technique (FLICHY, 1995).

Il reste alors Ă  boucler la boucle et Ă  raccorder le caractĂšre d’innovation mineure duTGV d’une part et sa complĂšte immersion dans un systĂšme social beaucoup plus vaste d’autrepart. Il rĂ©sulte de ce rapprochement que dans une problĂ©matique d’interactions entre lesystĂšme de transport et la sociĂ©tĂ©, les deux termes ne sont pas symĂ©triques. On justifiera ainsique dans la tentative prĂ©sente visant Ă  donner du sens au dĂ©veloppement des transports Ă grande vitesse dans la sociĂ©tĂ© actuelle, l’analyse des Ă©volutions de cette derniĂšre, largementexogĂšnes au systĂšme de transport occupe une place prĂ©pondĂ©rante.

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DeuxiĂšme partie : Les mutations de l’époque de la grande vitesse ❘ 71

DeuxiĂšme Partie

LES MUTATIONS DEL’ÉPOQUE

DE LA GRANDE VITESSE

L’objet de la premiĂšre partie, Ă©tait de tenter de repĂ©rer certaines permanences dans leprocessus d'Ă©volution des moyens de dĂ©placement au fil du temps. Pour ce faire, on a adoptĂ©et cherchĂ© Ă  Ă©tayer une reprĂ©sentation dans laquelle le systĂšme de transport est totalementintĂ©grĂ© Ă  son environnement socio-Ă©conomique : il en est le produit, mais aussi, par sa rĂ©alitĂ©mĂȘme, un facteur de transformation parmi une multitude d'autres.

C’est dans le mĂȘme esprit que, dans les trois chapitres qui suivent, sera abordĂ©e lasociĂ©tĂ© contemporaine du dĂ©veloppement de la grande vitesse ferroviaire. Tout en privilĂ©giantune approche centrĂ©e sur les activitĂ©s Ă©conomiques, il s’agit de caractĂ©riser les grandesdynamiques de notre sociĂ©tĂ© pour envisager comment le TGV vient s’y inscrire. Au sein decette dĂ©marche, la caractĂ©ristique de la seconde partie est de s’en tenir aux Ă©volutions ducontexte Ă©conomique de notre Ă©poque envisagĂ©es de façon trĂšs gĂ©nĂ©rale sous la forme de« changements de paradigme ».

Si l’esprit reste identique d’une partie Ă  l’autre, la maniĂšre de procĂ©der est en revanchediffĂ©rente. En effet, l’inscription de la grande vitesse dans les temps longs de l’Histoire apermis que chacune des dimensions abordĂ©e soit traitĂ©e sur un mode linĂ©aire, respectantgrosso modo la chronologie. Dans la seconde partie, le rapprochement de mutations macro-Ă©conomiques, a priori trĂšs extĂ©rieures au systĂšme de transport, et d’aspects plus spĂ©cifiquesau TGV imposera de suivre une dĂ©marche plutĂŽt binaire : chacun des chapitres suivantsdĂ©bute par l’exposĂ©, plutĂŽt consĂ©quent en proportion du nombre total de pages, du contenuque l’on donne Ă  la tendance macro-Ă©conomique considĂ©rĂ©e. Cet exposĂ©, reposant entiĂšrementsur une analyse bibliographique, en surligne plusieurs points saillants qui, en second lieuseulement, seront rapprochĂ©es de certaines caractĂ©ristiques de la grande vitesse ferroviaire.Ces derniĂšres, c’est en tout cas l’objectif visĂ©, s’en trouveront Ă©clairĂ©es de maniĂšre parfoisoriginale.

Cet aller-retour dĂ©sĂ©quilibrĂ© entre le global et le local n’est pas fortuit. Il rend demaniĂšre explicite son entiĂšre indĂ©pendance aux « tendances lourdes » de sociĂ©tĂ©, qui ne sontdĂ©sormais que peu – ou pas – influencĂ©es par les progrĂšs technologiques du chemin de fer. Enretour, certaines dimensions du TGV sont rĂ©-interprĂ©tĂ©es – elles – Ă  la lumiĂšre des analysesmacro-, illustrant ainsi que, dans un contexte d’innovation mineure, les relations entretransport et sociĂ©tĂ© ne sont pas symĂ©triques. Mais dans le mĂȘme temps, il ne s’agit pas delaisser entendre que le processus d’innovation que constitue la grande vitesse pourrait ĂȘtre reludans sa totalitĂ© Ă  la lumiĂšre de l’épuisement du fordisme ou de la globalisation. Les

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72 ❘ DeuxiĂšme partie : Les mutations de l’époque de la grande vitesse

phĂ©nomĂšnes globaux ne fournissent jamais que des Ă©clairage partiels de la « socio-technique »qui est l’objet de ce travail.

C’est ainsi que le premier chapitre (chapitre 3) de cette partie envisage ce que l’on a pudĂ©nommer « l’épuisement du systĂšme de rĂ©gulation fordiste ». Il permettra de voir que« l’invention » du TGV n’est pas sans rapport avec ce contexte historique. Le chapitre suivant(chapitre 4) demeure Ă©galement sur un plan macro-social pour aborder l’importance croissantede l’information dans l’économie et la sociĂ©tĂ© contemporaine et envisager l’avĂšnementsupposĂ© de « la sociĂ©tĂ© de l’information ». Il dĂ©bouche sur une analyse du rĂŽle du TGV danscette Ă©conomie de l’information. Enfin, le chapitre 5, qui conclut cette partie, donnera unelecture du processus de globalisation et montrera comment le TGV y rĂ©pond Ă  sa maniĂšre.Chacune de ces parties permettra d’illustrer d’une façon particuliĂšre l’inscription de la grandevitesse ferroviaire dans les macro-tendances de notre Ă©poque.

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Chapitre 3 : L'Ă©puisement du fordisme ❘ 73

Chapitre 3

L'ÉPUISEMENT DU FORDISME

RĂ©volution dans les mĂ©thodes de travail, mutation de l'organisation du systĂšmeproductif, rupture dans les habitudes de consommations... l'analyse Ă©conomique n'estĂ©videmment pas en reste lorsqu'il s'agit de faire de notre Ă©poque l'une de ces pĂ©riodescharniĂšres qui laissent une empreinte durable sur la sociĂ©tĂ© qui en Ă©merge. Il n’est pas inutilede se laisser prendre Ă  ce jeu afin de percevoir les dynamiques qui sont aujourd'hui Ă  l’Ɠuvredans l'espace Ă©conomique de l'Europe de l'ouest. Pour le reste, chacun fera ce qu'il voudra decette impression de vivre une Ă©poque formidable.

Par-delĂ  la « crise Ă©conomique » que l'Europe occidentale a connue depuis plus de 20ans, il semblerait aujourd’hui que le mode de structuration de l’activitĂ© Ă©conomique s’estprofondĂ©ment modifiĂ©. Une interprĂ©tation courante de ces Ă©volutions est de poser que le moded’organisation fordiste – ou, pour faire explicitement rĂ©fĂ©rence au courant de pensĂ©e de« l’école de la rĂ©gulation », le mode d'accumulation fordiste – s’est heurtĂ©, Ă  partir des annĂ©e60 Ă  un ensemble de limite qui ont peu Ă  peu brisĂ© ses dynamiques et appelĂ© sonrenouvellement, voire son remplacement. Le prĂ©sent chapitre donne donc une lecture de cestrnasformations. Il en prĂ©cise plusieurs dimensions – le rĂŽle des exigences de flexibilitĂ©notamment – qui aideront, dans les chapitres ultĂ©rieurs, Ă  comprendre le phĂ©nomĂšne deglobalisation (chapitre 5), les mutations des organisations productives (chapitre 6) ou lastructure contemporaine de l’espace Ă©conomique (chapitre 9).

Mais l’épuisement du fordisme, analysĂ© Ă  travers la montĂ©e de la pressionconcurrentielle, Ă  travers les limites des organisations pyramidales ou Ă  travers lerenouvellement de certaines valeurs individuelles permet aussi, et c’est son intĂ©rĂȘt ici, derelire l’histoire de la naissance du TGV. À l’aide de cette clĂ© de lecture globale, on peut doncd’abord dĂ©celer la maniĂšre dont la genĂšse de la grande vitesse ferroviaire rend compte desĂ©volutions plus gĂ©nĂ©rales. Mais cet Ă©clairage diffĂ©rent permet aussi de mieux comprendrel’origine de certains aspects particuliers de l’offre TGV. Des analyses globales aux analysesplus Ă©troites, du passĂ© au prĂ©sent, l’objectif demeure de donner un sens Ă  cette innovationsocio-technique.

3.1 Les limites du développement fordiste

Les Ă©conomistes situent de maniĂšre assez unanime un seuil dans l'Ă©volution de notreĂ©conomie capitaliste avec le dĂ©but de ce que le langage courant dĂ©nomme « la crise », aumilieu des annĂ©es 70. L’Histoire semble retenir les noms de messieurs Ford et Taylor pourdĂ©signer le paradigme qui a structurĂ© le systĂšme productif pendant les « trente glorieuses »,ces annĂ©es de forte croissance qui ont suivi la seconde guerre mondiale. Ses traits principaux– la division technique et sociale du travail, les Ă©conomies d'Ă©chelle et la consommation de

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74 ❘ Chapitre 3 : L'Ă©puisement du fordisme

masse – sont bien connus (1). Autour de 1975 donc, Ă  cinq ou dix ans prĂšs, ce paradigmesemble atteindre plusieurs de ses limites, dont les tentatives de dĂ©passement fondent quelques-unes des principales dynamiques de l'Ă©conomie contemporaine. Pour autant, on verra que lestendances actuelles n'effacent pas les mouvements plus anciens. A ce titre, plutĂŽt que de parlerde la fin d'une Ă©tape, il convient mieux d'Ă©voquer l'Ă©mergence de phĂ©nomĂšnes nouveaux.

Quatre points d’entrĂ©e

L'essoufflement du dĂ©veloppement fordien est un Ă©vĂ©nement qui prend des formesmultiples. Il n'entre pas dans le propos prĂ©sent de prĂ©senter un systĂšme explicatif global de cefait Ă©conomique. Il s'agit simplement d'en donner une lecture qui permette de fonder lesprincipales dynamiques contemporaines qu’il conviendra de retenir. A ce titre, celle-ci doitrester schĂ©matique de maniĂšre Ă  faire apparaĂźtre clairement ces dynamiques. Mais il est parailleurs nĂ©cessaire qu'elle soit suffisamment Ă©toffĂ©e pour qu'elle puisse rendre compte de larichesse et des incertitudes des Ă©volutions actuelles. Cette question des limites du fordismesera donc abordĂ©e Ă  travers trois points d'entrĂ©e successifs qui forment un ensemble cohĂ©rentsans prĂ©tendre Ă  l'exhaustivitĂ© : la mondialisation de l'Ă©conomie, l’intensification de laconcurrence, un relatif Ă©puisement des moteurs de la croissance et la montĂ©e descontradictions liĂ©es aux formes sociales du travail (2).

(1) Le taylorisme désigne les principes qui, au moyen d'une organisation scientifique du travail, vontpermettre de substantiels gains de productivité et déposséder les ouvriers de leur « pouvoir technique » aubénéfice du patronnat. « Inventé » au cours de la « grande dépression » qui a marqué la fin du XIXe siÚcle,il participe à la mise en place de « l'ordre productif nouveau », un capitalisme de type monopoliste, dontcette crise va accoucher. Le fordisme correspond à l'achÚvement de cet « ordre productif nouveau » aucours de la crise des années 30, notamment en le dotant d'un mode de régulation approprié. Les deuxtermes ne sont donc pas synonymes. On retiendra plutÎt le second pour son acception plus globale(ROSIER et DOCKÈS, 1983, notamment les chapitres 4 et 5).

(2) Les analyses sur la crise du fordisme sont surtout le fait des Ă©conomistes rattachĂ©s Ă  l'Ă©cole desrĂ©gulationnistes. Dans un article oĂč il cherche Ă  faire le point des « alternatives aux fordisme » que lesanalystes entrevoient aujourd'hui, Robert BOYER (1992, p. 195) prĂ©sente, Ă  travers quatre interprĂ©tations,un systĂšme trĂšs complet d'explication de la crise du fordisme :

I. ÉPUISEMENT DU SYSTÈME TECHNIQUE

- Ralentissement de la productivité apparente dutravail

- Alourdissement du capital ;- Saturation de la demande finale.

II. MONTÉE DES CONTRADICTIONS SOCIALES

- Hausse du contrÎle du travail ;- GrÚves contre l'organisation du travail ;- Absentéisme et problÚme de qualité des produits.

UNE CRISE

STRUCTURELLE

III. FIN DE LA PRODUCTION DE MASSE DE PRODUITS

STANDARDISÉS

- Demande de produits différenciés ;- Excessive rigidité des combinaisons productives ;- Longueur du temps de réaction à une conjoncture

incertaine.

IV. ÉCLATEMENT DU RÉGIME INTERNATIONAL

- Mise en concurrence des systĂšmes de productionnationaux ;

- Remise en cause des rÚgles héritées de l'aprÚs-Seconde guerre mondiale ;

- L'instabilité internationale délite les bases dufordisme.

Aux origines de la crise du fordisme : présentation générale des quatre interprétationsOn retrouvera, au fil des pages qui suivent, plusieurs des éléments avancés ici, mais combinés de maniÚredifférente.

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Chapitre 3 : L'Ă©puisement du fordisme ❘ 75

Division spatiale du travail et mondialisation de l'économieUne premiÚre entrée pour tenter de mieux se représenter les limites qui seraient atteintes

concerne le mouvement de mondialisation de l'économie. Autre traduction concrÚte del'accélération séculaire que vit notre société, cette extension à la planÚte de notre sphÚred'échange, sur laquelle on reviendra spécifiquement au chapitre 5, a longtemps renforcé lastructuration fordiste de notre systÚme économique. Elle a par exemple été, et elle demeureencore dans une trÚs large mesure, un facteur important de massification de la production etd'économie d'échelle. Son accentuation n'en induit pas moins des conséquences porteuses dedéviances par rapport aux schémas qui ont prévalu pendant la longue période de croissance del'aprÚs-guerre.

Il en va ainsi des dynamiques de localisation des activitĂ©s en Europe, et de maniĂšre plusspĂ©cifique sur le territoire français. La logique fordiste prĂ©sente d'une part des mĂ©thodes destandardisation de la production, de parcellisation du travail et d'organisation cloisonnĂ©e ausein des entreprises. Elle rĂ©ussit d'autre part Ă  garantir la cohĂ©rence de l'ensemble notammentgrĂące Ă  l'intĂ©gration verticale des firmes. De la sorte, elle permet, ou mĂȘme appelle, ladĂ©localisation des tĂąches de simple exĂ©cution vers les zones oĂč la main d'oeuvre est la moinsonĂ©reuse (3). Le dĂ©veloppement des interelations Ă©conomiques au niveau de la planĂšte n'estparvenu que peu Ă  peu Ă  faire s'interpĂ©nĂ©trer les marchĂ© de main d'Ɠuvre des diffĂ©rentesparties du monde. Pendant toute cette pĂ©riode, grossiĂšrement jusqu'aux annĂ©es 70, lesdynamiques spatiales liĂ©es Ă  ce rĂ©gime d'accumulation fordiste ont donc favorisĂ©l'industrialisation de vastes zones encore essentiellement rurales en Europe. En France, c'estl'Ă©poque Ă  laquelle l'ouest du pays en particulier a attirĂ© les usines de montage que les grandesfirmes Ă©vacuaient de Paris. Aujourd'hui, les conditions sont rĂ©unies pour que ces industries demain d'Ɠuvre soient en mesure de mobiliser, en Afrique du nord, en Asie du sud-est, enAmĂ©rique latine, et dĂ©sormais en Europe de l’est, une force de travail d'un niveau de coĂ»t etde productivitĂ© qui les satisfasse davantage. La mĂ©canique de diffusion de l'industrie surl'ensemble du territoire français est alors d'autant plus affaiblie que les inĂ©galitĂ©s rĂ©gionales decoĂ»ts salariaux se sont fortement attĂ©nuĂ©es sur la longue pĂ©riode (MABILE, 1983 ; BRUTEL,1998).

TraitĂ© ainsi, cet exemple illustre une modification importante des consĂ©quencesspatiales de la logique fordiste. Il met en lumiĂšre l'un des aspects par lesquels les annĂ©es 80s'opposent aux annĂ©es 60. Mais il ne s'attaque pas aux fondements mĂȘme de cette logique.Celle-ci semble demeurer intacte. Elle ne voit se modifier que l'Ă©chelle gĂ©ographique de sesimplications. En revanche, on peut poursuivre le raisonnement en indiquant que cetteĂ©volution vers une Ă©conomie planĂ©taire accompagne et renforce la dĂ©croissance del'importance relative du secteur productif dans les Ă©conomies occidentales, accentuantl’orientation de ces derniĂšres vers le secteur tertiaire. La porte est ainsi ouverte qui permetd’apercevoir comme contrepartie Ă  la mondialisation, la croissance des besoins de gestion etde contrĂŽle de circuits d’échanges et de rĂ©seau d’interactions qui se complexifient. SaskiaSASSEN (1991) fait de cette Ă©volution l’un des moteurs essentiels du dĂ©veloppement actuel desactivitĂ©s de services aux entreprises. Cette extension planĂ©taire des Ă©changes contribue dumĂȘme coup fortement Ă  la dynamique de mĂ©tropolisation, comme cela sera dĂ©taillĂ© dans le

(3) Cette division spatiale du travail a Ă©tĂ© analysĂ©e par entre autre Philippe AYDALOT (1976) autour duschĂ©ma classique d'opposition Centre-PĂ©riphĂ©rie. Par rapport au centre, les modes de vie des populationsdes rĂ©gions pĂ©riphĂ©riques induisent des coĂ»ts salariaux moins Ă©levĂ©s, alors mĂȘme que les normes deproductivitĂ© y sont trĂšs proches. La localisation dans ces « pĂ©riphĂ©ries » des unitĂ©s de productionemployant une main d'oeuvre non qualifiĂ©e vise naturellement Ă  rĂ©cupĂ©rer ce diffĂ©rentiel.

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76 ❘ Chapitre 3 : L'Ă©puisement du fordisme

chapitre 9 consacrĂ© Ă  l’analyse spatiale. On mesure alors que l’extension des aires de marchĂ©sne conduit pas seulement Ă  un changement d’échelle gĂ©ographique de l’organisation fordiste,mais aussi Ă  un changement de nature. La mondialisation de l'Ă©conomie lue comme facteurd'accentuation de la concurrence entre producteurs participe Ă©galement Ă  cette remise en causeplus radicale.

Intensification de la concurrence et limites de l'organisation fordiste de la productionL'idée selon laquelle notre implication dans le marché mondial des biens et des services

(et de la main d'Ɠuvre
) s'accompagne d'une intensification de la compĂ©tition entreproducteurs est communĂ©ment admise. Paul KRUGMAN (1996, p. 99) souligne que la guerreĂ©conomique que se livrent les diffĂ©rentes parties du monde est ainsi constamment invoquĂ©epour justifier d'avaler bien des couleuvres. Il remet cependant vigoureusement en cause cetteinterprĂ©tation d’une concurrence qui opposerait les Etats et non les firmes. Firmes et Etats,explique-t-il, sont de nature radicalement diffĂ©rente par le simple fait qu’un Etat ne fait pasfaillite. Mais il dĂ©fend surtout l’idĂ©e d’un intĂ©rĂȘt mutuel Ă  l’échange contre la reprĂ©sentationdu commerce international comme une « compĂ©tition » Ă  somme nulle – les pertes des unsĂ©quilibrant les gains des autres –. Reste que le fait est avĂ©rĂ© selon lequel nos Ă©conomies sontde plus en plus interdĂ©pendantes. Il s'agit peut ĂȘtre lĂ  du sens de l'Histoire, d'une Ă©volutiondommageable ou d'un Ă©vĂ©nement Ă  haute signification morale. On se bornera Ă  constater qu'ils'agit d'un fait en parfaite cohĂ©rence avec le rĂ©gime d'accumulation fordiste dĂ©crit par lesrĂ©gulationistes.

A une Ă©chelle plus locale, l’attĂ©nuation de l’effet protecteur de la distance porte lesmĂȘmes consĂ©quences d’accentuation de la concurrence. Hubert JAYET, Jean-Pierre PUIG etJacques-François THISSE (1996) font de ce phĂ©nomĂšne l’une des prĂ©misses des tendancesactuelles Ă  la polarisation. Ils expliquent ainsi que la baisse des coĂ»ts de transport diminue le« pouvoir de marchĂ© » des entreprises qui sont alors contraintes de rĂ©agir en renforçant lesspĂ©cificitĂ©s de leur production. Cette diffĂ©renciation, outre qu’elle implique le dĂ©veloppementde capacitĂ©s spĂ©cifiques pour ĂȘtre entretenue, induit aussi une forte polarisation puisque seulesles grandes agglomĂ©rations sont en mesure d’offrir les dĂ©bouchĂ©s et les ressources (en main-d’Ɠuvre spĂ©cialisĂ©e par exemple) nĂ©cessaires.

C'est paradoxalement l'approfondissement de ces tendances Ă  l’abaissement descontraintes de distance, Ă  la mondialisation et au durcissement de la concurrence – toutescontenues dans le mode de dĂ©veloppement fordiste – qui, pour certains analystes, va enmontrer les limites. Raisonnant Ă  une Ă©chelle globale, Robert BOYER (1992) parle dedislocation de l'ordre international. Il cite l'interprĂ©tation selon laquelle les tendances auralentissement de la croissance et l'instabilitĂ© qui prĂ©valent depuis les annĂ©es 70 dĂ©riveraientde l'inefficacitĂ© de modes de rĂ©gulation qui continuent Ă  opĂ©rer principalement au niveaunational dans un contexte d'internationalisation des Ă©changes et de la production. CetteinefficacitĂ© et la nĂ©cessitĂ© qui en dĂ©coule d'un mode de rĂ©gulation de niveau planĂ©taire est unepremiĂšre rupture avec le modĂšle fordiste classique.

Une autre lecture de la crise du fordisme, toujours évoquée par Robert BOYER, établit unlien entre ce niveau macro-économique et le niveau de la firme. Elle repose sur le « conflitentre la rigidité des techniques et les incertitudes macro-économiques ». Elle part de laconstatation que l'organisation fordiste de la production nécessite, pour fonctionner, unerelative stabilité de l'environnement. En effet, les structures traditionnelles de gestion desentreprises considÚrent une à une chaque étape ou chaque fonction d'un processus deproduction. L'optimisation globale se ramÚne alors à l'optimisation de chacune des unités ainsi

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Chapitre 3 : L'Ă©puisement du fordisme ❘ 77

découpées. La mise en cohérence des sous-objectifs propres à ces unités s'effectue par allers-retours successifs et ajustements à la marge. L'ensemble est par essence fondé sur la stabilitédes objectifs globaux. Stabilité qui devient nécessité afin donner le temps aux ajustements des'effectuer.

Evidemment, la nĂ©cessaire stabilitĂ© a aujourd'hui disparu, empĂȘchant le bel Ă©difice defonctionner. D'une part, les diffĂ©rents marchĂ©s connaissent d'amples fluctuations, que, selonl'explication dĂ©jĂ  avancĂ©e, la dislocation de l'ordre international ne peut rĂ©guler. Mais d'autrepart, l'accroissement du jeu concurrentiel rend les filiĂšres de production de plus en plusdirectement dĂ©pendantes des marchĂ©s. Elles n'en deviennent alors que plus sensibles Ă  cetteinstabilitĂ©. La compĂ©tition, qui s’accroĂźt sur les marchĂ©s de biens et de services tant en amontqu’en aval de la firme, s’étend aussi au domaine financier et Ă  l’accĂšs aux capitaux. Laglobalisation financiĂšre est un phĂ©nomĂšne plutĂŽt rattachĂ© aux annĂ©es 80-90 qu’à la « crise dufordisme » proprement dite. Pour cette raison, on ne l’évoquera pas dĂšs Ă  prĂ©sent, mais auchapitre 5 seulement. Il n’empĂȘche que dĂšs 1958, le financement du dĂ©ficit public amĂ©ricain(NIVEAU, 1984, p. 519) renforce le pouvoir de marchĂ© des dĂ©tenteurs de capitaux.

Cette remise en cause de ces principes d'organisation par le jeu combiné d'une instabilitéet d'une compétition accrues concerne donc en premier lieu les variables temporelles. Larecherche d'une capacité de réactivité augmentée va peu à peu entamer le mythe del'organisation scientifique du travail mise au point par TAYLOR en mettant en lumiÚre lesinerties dont elle est porteuse. Elle va également relativiser la priorité, jusque là absolue,accordée à la recherche d'économies d'échelle. Ainsi, le découpage du processus de productionen différentes fonctions spécialisées résiste mal aux évolutions actuelles.

Mais cette remise en cause ne bouleverse pas uniquement les rythmes temporels del'organisation industrielle. La tendance au pilotage de la production par les marchĂ©s dans uncontexte concurrentiel implique certes de mieux suivre la variabilitĂ© de la demande, maispousse aussi Ă  la diffĂ©renciation des produits. En effet, la thĂ©orie micro-Ă©conomique enseigneque la valeur ajoutĂ©e se concentre sur les produits dont le degrĂ© de diffĂ©renciation par rapportaux produits concurrents est le plus Ă©levĂ©. Lorsqu'une technique de production se banalise, lemarchĂ© devient plus concurrentiel, et la pression sur les prix s'accentue au dĂ©triment desmarges bĂ©nĂ©ficiaires. Dans le mĂȘme temps, on constate aujourd'hui que les cycles des produitsse raccourcissent, accĂ©lĂ©rant ce phĂ©nomĂšne. Le processus de diffĂ©renciation des produits,devenu vital, emprunte deux chemins distincts : l'innovation d'une part et la recherche dequalitĂ© d'autre part. Dans chacun de ces domaines, les principes de l'organisation fordistesemblent avoir largement Ă©puisĂ© leur potentiel de progression. LĂ  encore, le dĂ©coupage duprocessus de production en diffĂ©rentes fonctions spĂ©cialisĂ©es est apparu inadaptĂ© pour remplirdes fonctions qui devenaient de plus en plus transversales. On aboutit finalement, au nom dela recherche d'une « flexibilitĂ© » accrue – Ă©rigĂ©e en nouvelle rĂšgle d'or – Ă  une pressionappelant au dĂ©passement de toutes les caractĂ©ristiques essentielles du paradigmefordiste/taylorien.

Partant du mouvement de mondialisation de l'Ă©conomie, s’est donc dessinĂ© un premierschĂ©ma explicatif des limites atteintes par le mode de dĂ©veloppement fordiste. Il enchaĂźnecette extension de nos sphĂšres d'Ă©change, l'intensification de la concurrence, la nĂ©cessairerecherche de rĂ©activitĂ© et de diffĂ©renciation des produits, pour aboutir au nouveau paradigmede la flexibilitĂ©. Ce schĂ©ma peut ĂȘtre complĂ©tĂ© en prenant comme nouvelle base de dĂ©part lerelatif Ă©puisement des moteurs de la croissance qui serait apparu dĂšs la fin des annĂ©essoixante.

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78 ❘ Chapitre 3 : L'Ă©puisement du fordisme

Un relatif épuisement des moteurs de la croissanceLe développement de vastes marchés de consommation de masse est historiquement lié

au mode de rĂ©gulation fordiste. C'est la figure emblĂ©matique de la Ford "T" et du five dollarsday dont Ă©taient gratifiĂ©s les ouvriers qui la construisaient. Certes, la rĂ©alitĂ© de cet exemplehistorique est peut ĂȘtre moins simple qu'il n'y paraĂźt (4). Mais il n'en reste pas moins que toutau long de la pĂ©riode de croissance exceptionnelle qui a suivi la seconde guerre mondiale, leschĂ©ma a fonctionnĂ© : des gains de productivitĂ© importants ont permis une hausse gĂ©nĂ©ralisĂ©edu niveau de vie, du moins dans les pays occidentaux, offrant Ă  travers la consommation desmĂ©nages un dĂ©bouchĂ© Ă  la production de masse.

Jacques MAZIER, Maurice BASLE et Jean-François VIDAL (1993, pp. 268-270)distinguent dans ce schĂ©ma deux Ă©lĂ©ments – intimement liĂ©s mais nĂ©anmoins distincts – quiont jouĂ© un rĂŽle crucial dans la croissance de l'aprĂšs-guerre. À cĂŽtĂ© de l'essor de laconsommation de masse, ils mettent ainsi en avant le processus « d'accumulation dans lasection des biens de consommation ». En termes plus explicites, rĂ©pondre Ă  une demande enforte croissance et permettre simultanĂ©ment les gains de productivitĂ© sur lesquels a reposĂ©l'augmentation des niveaux de vie impliquait que le secteur productif des biens deconsommation soit l'objet d'un intense courant d'investissements. Ce mouvementd'accumulation est Ă  l'origine d'une demande multiforme, avant tout en biens d'Ă©quipement,mais aussi en services variĂ©s (5). S'ajoutant au dynamisme de la consommation de masse, il aconstituĂ© l'autre moteur de la croissance jusqu'au dĂ©but des annĂ©es 70.

Concernant la consommation de masse tout d’abord, le renversement de tendance afortement focalisĂ© l'attention. Pour Jean-HervĂ© LORENZI, Olivier PASTRE et JoĂ«lle TOLEDANO

(1980) en particulier, le marchĂ© s'est structurĂ©, dans la pĂ©riode de l'aprĂšs-guerre, autour del'acquisition par les mĂ©nages de quelques biens durables, tels l'automobile, la tĂ©lĂ©vision, lerĂ©frigĂ©rateur ou la machine Ă  laver. Or, concernant ces biens fondamentaux, les tauxd'Ă©quipement des mĂ©nages atteignent, dĂšs le dĂ©but des annĂ©es 70, des niveaux Ă©levĂ©s enEurope occidentale. Ces marchĂ©s entrent alors dans une « phase de maturitĂ© » caractĂ©risĂ©e parun dynamisme moindre. Il ne s'agit pas de faire croire qu'il n'y a plus de besoin Ă  satisfaire.L'apparition de nouveaux produits ou la persistance de fortes inĂ©galitĂ©s sociales sont autantd'Ă©lĂ©ments qui nous assurent que des besoins – ou plutĂŽt des dĂ©bouchĂ©s potentiels –importants demeurent en matiĂšre de consommation de masse. Mais dans le mĂȘme temps, etpar simple effet mĂ©canique, l'importance relative de ces marges dynamiques du marchĂ© nepeut que dĂ©croĂźtre face aux segments de celui-ci arrivĂ©s « Ă  maturitĂ© ». L’essoufflement – relatif, il faut y insister – de la croissance de la consommation de masse est encore renforcĂ©

(4) En effet, il s'agissait Ă  l'Ă©poque (1914) de faire accepter, par ces salaires Ă©levĂ©s, une organisation dutravail particuliĂšrement contraignante et de rĂ©duire le turn-over des ouvriers. Mais Jacques-AndrĂ©CHARTRES (1995, pp. 275-276) indique aussi que le salaire minimisant le coĂ»t total de production pourFord Ă©tait sensiblement infĂ©rieur au taux adoptĂ©. Il en conclut que le motivation de Ford Ă©tait aussi denature civique. Il prĂ©cise encore que les autres industriels ne suivront d’ailleurs pas cette politique. LerĂ©gime de partage des gains de productivitĂ© fondant la consommation de masse s’établira effectivementbeaucoup plus tard et selon des modalitĂ©s diffĂ©rentes de celles adoptĂ©es par le patron visionnaire.

(5) « L'accumulation sous sa forme la plus générale est la création des conditions permettant d'atteindre unaccroissement de la production.Ce n'est donc pas simplement l'élargissement du stock de machines, de bùtiments, mais aussi la formationde nouvelles connaissances scientifiques et techniques, les améliorations apportées à la qualification de lamain d'oeuvre et les transformations dans l'organisation du travail permettant d'obtenir une productionélargie » (BREMONT et GELEDAN, 1981, p. 10).

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par le net infléchissement de la démographie que connaissent les pays occidentaux. Et voiciun premier moteur poussif.

Reprenant ce thĂšme d’une relative atonie de la demande des mĂ©nages, Pascal PETIT

(1998a, p. 24) examine l’hypothĂšse d’un dĂ©ficit en innovations de produits – stimulantimportant de la demande – alors qu’un flux important d’innovation de processus viendrait aucontraire la rĂ©duire en comprimant l’emploi. Il insiste sur un possible « dĂ©ficit qualitĂ© » quiamĂšnerait les individus Ă  sous-estimer la forte augmentation de la qualitĂ© des produit qui leursont proposĂ©s. Il explique cette mauvaise apprĂ©ciation par l’inachĂšvement du processusd’apprentissage par lequel les consommateurs reconstruiraient une Ă©conomie domestique dansun contexte social, culturel et professionnel mouvant. Cette analyse, qui semble s’inscriredans une reprĂ©sentation en termes de cycles, ne fait cependant que mieux fonder l’analyse dutrĂšs relatif essoufflement de la consommation depuis les annĂ©es 70.

Jacques MAZIER, Maurice BASLE et Jean-François VIDAL insistent sur le fait que lesproblĂšmes que connaĂźt le second moteur – le mouvement d’accumulation dans le secteurproductif – sont partiellement dĂ©connectĂ©s de ceux qui affectent le premier – la consommationde masse. À travers leurs propos, ce qu'ils appellent « le flĂ©chissement de l'accumulation dansla section des biens de consommation » ressortit plutĂŽt de ce que d'autres dĂ©nomment« Ă©puisement du systĂšme technique ». En effet, ils expliquent que la pĂ©riode de passage massif« de formes de production encore artisanales Ă  de nouvelles formes plus capitalistiques et pluslourdes » est dĂ©sormais rĂ©volue. La section des biens de consommation connaĂźt encore destransformations importantes, mais « Ă  une rĂ©volution [...] succĂšde progressivement une simpleĂ©volution », un second moteur bridĂ© en quelque sorte. LĂ  encore de multiples analyses surl’irruption des technologies de l’information dans le systĂšme productif laissent entendre quenous sommes au dĂ©but d’un nouveau cycle. Quoi qu’il en soit, elles n’infirment pas le constatdressĂ© sur les deux ou trois derniĂšres dĂ©cennies.

Les consĂ©quences de ce relatif Ă©puisement des moteurs traditionnels de la croissancedans le schĂ©ma fordiste sont Ă©videmment multiples. Elles ne peuvent d'ailleurs guĂšre ĂȘtreenvisagĂ©es indĂ©pendamment des autres facteurs de crise. Il faut avant tout insister ici surl'effet d'accentuation de la concurrence entre les producteurs qu'implique le moindredynamisme des marchĂ©s. Il est de ce point de vue logique de mettre en parallĂšle cette relativeatonie de la demande avec le mouvement d'extension de nos aires d'Ă©change dans la mesure oĂčces deux Ă©lĂ©ments participent au mĂȘme schĂ©ma. CompĂ©tition accrue sur des marchĂ©s Ă  lacroissance amoindrie, et voici renforcĂ©es les tendances au pilotage de la production par lademande, Ă  la recherche d'une capacitĂ© de rĂ©activitĂ© augmentĂ©e et Ă  la diffĂ©renciation desproduits. Autre cause, mĂȘmes effets.

Contradictions sociales de l'organisation fordisteL'organisation taylorienne du travail s'est, semble-t-il, trouvée dÚs l'origine confrontée à

des formes de rĂ©sistance plus ou moins active de la part des ouvriers qui la subissaient.Comme cela a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© notĂ©, c'est un Ă©lĂ©ment explicatif majeur des « hauts » salaires consentispar Henry FORD Ă  sa main d'Ɠuvre. Les rĂ©ticences du corps social exprimĂ©es par CharlesCHAPLIN dans Les temps modernes ne prĂ©sentent pas le mĂȘme point de vue que lesprotestations syndicales contre les cadences infernales, mais elles semblent nĂ©anmoinsprĂ©senter une cohĂ©rence forte. Le dĂ©veloppement fordiste s'est en quelque sorte heurtĂ©, Ă propos de la mobilisation de la main d'Ɠuvre, Ă  une contradiction qu'il s'est efforcĂ© desurmonter de deux maniĂšres : les augmentations salariales permises par les gains deproductivitĂ© d'une part, et le renforcement des procĂ©dures de contrĂŽle du travail ouvrier de

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l'autre. D'un étroit point de vue d'économiste, la rupture est venue d'une part lorsque les gainsde productivité sont devenus trop faibles pour financer les augmentations salariales, et d'autrepart lorsque le coût des procédures de contrÎle est devenu trop élevé par rapport aux effetspositifs que celles-ci produisaient.

Il semble pourtant que la rĂ©sistance du corps social Ă  cette forme d'organisation dutravail ait pris, dans les annĂ©es soixante, des dimensions impossibles Ă  rĂ©duire Ă  desconsidĂ©rations sur l'absentĂ©isme, la dĂ©tĂ©rioration de la qualitĂ© du travail ou l'Ă©troiterevendication corporatiste. Elles ne se rapportent pas non plus Ă  la seule lutte des classes. Lamythologie de mai soixante-huit insiste sur le caractĂšre global de la protestation quis'exprimait alors. Dans le mĂȘme temps, elle amĂšne Ă  occulter les aspects les plus subversifs –mais qui resteront sans lendemain tangible – de ce mouvement en mettant en scĂšne lescontradictions d'aspirations souvent radicales et qui se sont pourtant rĂ©vĂ©lĂ©es parfaitementnĂ©cessaires Ă  la survie du systĂšme qu'elles combattaient (6). Mai 68 et la vague de contestationsociale que, sous des formes variĂ©es, l'ensemble des pays industrialisĂ©s ont peu ou prouconnus Ă  cette Ă©poque sont alors prĂ©sentĂ©s comme le rĂ©sultat d'un dĂ©calage important existantau sein de la sociĂ©tĂ© ; dĂ©calage entre les aspirations engendrĂ©es par les modes de viemodernes, un niveau culturel globalement en Ă©lĂ©vation, une reprĂ©sentation de l'individu plusaffirmĂ©e d'une part, et, d’autre part, des formes d'organisation sociale vĂ©cues comme trophiĂ©rarchiques et sclĂ©rosantes, en particulier concernant le travail.

Une telle vision est sans doute trĂšs caricaturale. Elle fait l'impasse sur les contradictionsd'une Ă©poque pour n'en conserver que les Ă©lĂ©ments qui sont en phase avec les Ă©volutions quidomineront ultĂ©rieurement. C'est aussi son intĂ©rĂȘt. On conservera donc, concernant le mondedu travail, l'idĂ©e de ce dĂ©calage entre les aspirations permises par les conditions d'existencedes individus et des conditions de mobilisation de la main d'oeuvre porteuses d'insatisfactions.

L'organisation fordiste, par son caractĂšre hiĂ©rarchique et centralisateur, par les aspectsouvertement coercitifs du taylorisme, limite l'initiative des individus qu'elle encadre. Elle nepermet donc pas de satisfaire les besoins de rĂ©alisation personnelle que ressent une partgrandissante des salariĂ©s. Elle ne sait pas davantage rĂ©pondre aux aspirations plus collectivesappelant une autre Ă©thique du travail. Mais dans le mĂȘme temps, les entreprises doivent encores'adapter aux dĂ©fis concurrentiels de la sphĂšre dans laquelle elles opĂšrent, dĂ©velopper leurscapacitĂ©s d'innovation ou de rĂ©activitĂ© par exemple. C'est pour satisfaire Ă  ces nĂ©cessitĂ©squ'elles sont amenĂ©es Ă  tenter de mobiliser plus profondĂ©ment les ressources de la maind'Ɠuvre dont elles disposent. Pour rĂ©aliser ces objectifs, la docilitĂ© ne leur suffit plus, les« entreprises du troisiĂšme type » ont besoin d'impliquer plus complĂštement les individus (7).

(6) Parmi la floraison d'ouvrages relatifs au mouvement de mai 68 et Ă  ses implications, on retiendra celui deJean-Pierre LE GOFF (1998) pour son analyse contradictoire des aspirations de cette Ă©poque et de leurdestinĂ©e.Par ailleurs, il convient de souligner, avec Luc BOLTANSKI et Ève CHIAPELLO (1999), l’importance du rĂŽlede la critique sociale du capitalisme pour sa propre Ă©volution. DĂ©taillant, dans le chapitre conclusif, lamaniĂšre dont les aspirations des annĂ©es 60 ont Ă©tĂ© intĂ©grĂ©es dans le discours manageurial des annĂ©es 80-90, ils dĂ©fendent l’idĂ©e que la robustesse du capitalisme s’explique par sa capacitĂ© Ă  entendre les critiquesqui lui sont adressĂ©es.

(7) L'un des best sellers de la littĂ©rature d'entreprise des annĂ©es 80 dĂ©crit ainsi les Ă©volutions actuelles : « Ilfaut mobiliser, chaque jour, les femmes et les hommes de l'entreprise, leur intelligence, leur imagination,leur coeur, leur esprit critique, leur goĂ»t du jeu, du rĂȘve, de la qualitĂ©, leur talent de crĂ©ation, decommunication, d'observation, bref leur richesse et leur diversitĂ© ; cette mobilisation peut seule permettrela vĂ©ritĂ© dans un combat industriel dorĂ©navant de plus en plus Ăąpre » (ARCHIER et SÉRIEYX, 1984, p. 24).

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Entre la montée des aspirations non satisfaites des salariés et la nécessité croissante demieux les impliquer afin de surmonter les obstacles dressés par le jeu concurrentiel, c'est unesorte « d'effet ciseau » qui va tendre à bousculer une fois encore les principes fordistesd'organisation de la production.

On peut apercevoir deux types de solutions parmi la multitude de tentatives faites poursurmonter cette contradiction. Ces deux types ne sont pas alternatifs, mais plutĂŽtcomplĂ©mentaires. Ils ne concernent pas les mĂȘmes mĂ©tiers et ont Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©ssimultanĂ©ment. Enfin, tous les deux s'Ă©loignent du modĂšle fordiste classique. La premiĂšrerĂ©ponse est positive. Les objectifs poursuivis vont alors ĂȘtre de dĂ©concentrer lesresponsabilitĂ©s, de casser les structures trop pyramidales ou trop lourdes. Il s'agit surtout derendre Ă  la main d'Ɠuvre ses qualitĂ©s d'adaptation et d'initiative, mais dans un cadre quipermette bien entendu Ă  l'entreprise d'en tirer profit. La seconde rĂ©ponse, fondĂ©e sur le rapportde force crĂ©Ă© par la montĂ©e du chĂŽmage, sera de bĂątir un large espace d'emplois prĂ©cairespermettant d'utiliser une main d'Ɠuvre moins coĂ»teuse et adaptable qui saura taire sesaspirations. Leur point commun est alors la recherche de capacitĂ© de rĂ©action accrues pour lesentreprises. C'est la double dimension « gestion des ressources humaines » de la flexibilitĂ©.

La flexibilitĂ© au cƓur des enjeux

LiĂ©e aux formes sociales du travail, voici donc qu'une nouvelle limite au dĂ©veloppementfordiste serait atteinte. Prudence ! Cet Ă©lĂ©ment, comme ceux qui ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© avancĂ©s, neconstitue pas une explication en soi de l'Ă©puisement d'un paradigme socio-Ă©conomique. Il nevient que renforcer un faisceau de prĂ©somptions largement entremĂȘlĂ©es. Mais prĂ©somptions dequoi, au juste ? Les diffĂ©rents aspects envisagĂ©s rĂ©vĂšlent tout au plus certaines difficultĂ©s d'unmode d'accumulation particulier du capital. Celui-ci va-t-il Ă©voluer pour se restaurer ou aucontraire pour disparaĂźtre ? Rien n'est encore dit sur ces perspectives.

Il convient cependant de s’arrĂȘter un instant sur la lecture qui a Ă©tĂ© donnĂ©e de cephĂ©nomĂšne d'Ă©puisement du fordisme. Elle peut ĂȘtre schĂ©matisĂ©e par le graphique prĂ©sentĂ© ci-dessous. Trois points d'entrĂ©e sont successivement dĂ©veloppĂ©s. Le mouvement demondialisation de l'Ă©conomie permet d'une part d'apercevoir le changement d'Ă©chelle et denature du processus de division spatiale du travail. D'autre part, il renvoie, tout comme lerelatif Ă©puisement des moteurs de la croissance, Ă  un phĂ©nomĂšne d'intensification de laconcurrence. Enfin, la montĂ©e des contradictions sociales appelle de nouvelles formes demobilisation de la main d'Ɠuvre. L'enchaĂźnement des diffĂ©rents facteurs met en Ă©vidence lerĂŽle fondamental jouĂ© par la recherche de capacitĂ©s d'adaptation, de flexibilitĂ©, dans lesĂ©volutions actuelles.

Placer ainsi la notion de flexibilitĂ© au cƓur des mutations actuelles du systĂšme productifimplique d'en prĂ©ciser, mĂȘme rapidement, la nature. Pierre VELTZ propose ainsi de larapporter aux « principaux modes de compĂ©tition hors-coĂ»t ». CompĂ©tition de variĂ©tĂ©,compĂ©tition par le temps (rĂ©activitĂ©) et compĂ©tition par la nouveautĂ© permettent chacune dedonner un contenu Ă  cette notion (VELTZ, 1993b). De mĂȘme il propose de « sĂ©parer lespropriĂ©tĂ©s de la flexibilitĂ© Ă  court/moyen terme, liĂ©e Ă  la conduite des opĂ©rations, et lespropriĂ©tĂ©s de flexibilitĂ© Ă  long terme, flexibilitĂ© stratĂ©gique et flexibilitĂ© organisationnellecombinĂ©es, exprimant l'aptitude des stratĂ©gies et des organisations Ă  gĂ©rer les incertitudes

Cette vision est caricaturale. Elle désigne néanmoins clairement cette tendance des entreprises à élargirqualitativement la nature de la force de travail qu'elles entendent mobiliser.

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majeures, à maintenir ouvertes les options essentielles sur les produits, les procédés, lesmarchés, à limiter les irréversibilités, et reposant sur la double capacité (interne et externe) àse reconfigurer et à modeler l'environnement » (p. 681).

Schéma : des limites du fordisme à la flexibilité

Mondialisationde l'Ă©conomie

Intensificationde la

concurrence

Changement d'Ă©chellede la division spatiale

du travail

Relatif Ă©puisementdes moteurs

de la croissance

Diminution des tempsde réaction

Montée descontradictions sociales

Flexibilité

Nécessité d'innoverde différencier

les produits

L'intĂ©rĂȘt des distinctions introduites par Pierre VELTZ est aussi de mettre le doigt sur unpoint sensible de l'analyse. L'objectif avouĂ© de mettre en lumiĂšre les limites du dĂ©veloppementfordiste a poussĂ© Ă  Ă©voquer en premier lieu les Ă©volutions qui marquent une rupture parrapport au mode d'accumulation qui a prĂ©valu jusqu'ici. Rapporter ainsi la flexibilitĂ© qui enrĂ©sulte aux « principaux modes de compĂ©tition hors-coĂ»t » donne maintenant l'occasion desouligner en contrepoint l'actualitĂ© de la compĂ©tition par les coĂ»ts dans la pĂ©riodecontemporaine. La concurrence par les prix demeure une rĂ©alitĂ© essentielle du fonctionnementĂ©conomique et il est clair que la « crise du fordisme », loin de l'attĂ©nuer, la renforce. Il fallaitque cette rĂ©alitĂ© soit soulignĂ©e ici, mĂȘme si, par bien des aspects, elle tend Ă  faire perdurer desconcepts aussi symboliquement rattachĂ©s au fordisme que celui d'Ă©conomie d'Ă©chelle parexemple. On notera, pour se convaincre de la cohĂ©rence des Ă©volutions actuelles, que larecherche de flexibilitĂ© repose elle-mĂȘme fondamentalement sur une stratĂ©gie de maĂźtrise descoĂ»ts, au sens oĂč elle n'est rien d'autre que la recherche par les entreprises de souplesse, dequalitĂ©s d'adaptation et d'innovation au moindre coĂ»t.

Tourner la page du fordisme ?

Comme toujours lorsque les fissures de l’ordre ancien provoquent un enthousiasme quiincite peu Ă  la prudence, on peut ĂȘtre tentĂ©, ici, de tourner sans prĂ©caution la page essentielledu fordisme et de se tourner franchement vers l’analyse de « l’aprĂšs fordisme ». On a peut-ĂȘtretrop tendance, dans un souci de clartĂ©, Ă  prĂ©senter l'Ă©puisement du mode d'accumulationancien comme un phĂ©nomĂšne bien net et parfaitement datĂ©. La rĂ©alitĂ©, ou du moins ce que l'onpeut en observer aprĂšs trente ans de « crise du fordisme », est beaucoup moins tranchĂ©e. On ne

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reviendra pas sur la prĂ©cision des dates, il ne s'agit pas de cela. L’important est de soulignerque, d'une part, ni tous les secteurs d'activitĂ©, ni toutes les entreprises n'atteignent les limitesdu dĂ©veloppement fordiste Ă©noncĂ©es plus haut. Il va de soi que cela dĂ©pend de leur mĂ©tier, deleur environnement, de leur cheminement
 D'autre part, l'Ă©mergence de nouveaux modĂšlesd'organisation, et a fortiori d'un nouveau rĂ©gime d'accumulation, ne peut rĂ©sulter que d'unlong processus de maturation. Depuis trente ans, les innovations en matiĂšre de gestion desentreprises se sont succĂ©dĂ©es, les tentatives pour mettre sur pied de nouveaux modes derĂ©gulation du systĂšme Ă©conomique aussi. Quelques directions semblent se dessiner, maispersonne n'entrevoit encore la stabilisation de ces Ă©volutions qui permettra de tournerdĂ©finitivement la page du fordisme. Ainsi, malgrĂ© des signes Ă©vidents d'affaiblissement, celui-ci est encore bien prĂ©sent. Nos structures Ă©conomiques portent encore sa marque, lesdynamiques contemporaines qui les affectent aussi.

Une question de cette importance ne peut pourtant guĂšre ĂȘtre Ă©ludĂ©e de la sorte. Non pasqu'il faille Ă  tout crin voir – ou ne pas voir – dans la pĂ©riode actuelle une rupture – ou unecontinuitĂ©. Les deux coexistent Ă  propos de la crise du fordisme, comme partout, commetoujours. On ne connaĂźt certes pas la destination des Ă©volutions actuelles, mais cela ne sauraitbien sĂ»r signifier qu'il ne se passe rien. La question de savoir si un nouvel ordre productif esten gestation n'est pas qu'une querelle sĂ©mantique entre deux termes, rupture et continuitĂ©.C'est une interrogation sur la profondeur et la nature des transformations en cours. A ce titre,la recherche d'une rĂ©ponse s'inscrit dans un effort visant Ă  accroĂźtre la lisibilitĂ© des Ă©volutionscontemporaines.

Le recours à l’histoireAlors, est-ce la fin du fordisme ? Face à une question de cette sorte, le recours à

l'histoire s'impose comme un rĂ©flexe de prudence. On peut alors se rĂ©fĂ©rer Ă  l'interprĂ©tationque donnent Pierre DOCKES et Bernard ROSIER (1983) des fluctuations longues qui scandent ledĂ©veloppement capitaliste et de leurs liens avec les transformations de « l'ordre productif ».L'analyse qu'ils dĂ©veloppent repose sur une hypothĂšse. Elle consiste Ă  affirmer ce qui devraitn'ĂȘtre qu'un rappel : « un fait Ă©conomique est un fait social ». Les mouvements longs del'Ă©conomie sont ainsi des processus complexes, indissociables des processus du changementtechnique et du changement social. Loin d'une vision mĂ©caniste, les cĂ©lĂšbres cycles deKondratiev acquiĂšrent alors une dimension qui les charge de sens. Les phases de dĂ©pressionen particulier deviennent des moments d'inventions sociales. Elles s'expliquent parl'exacerbation de contradictions dont la pĂ©riode d'expansion qui prĂ©cĂšde est porteuse ettendent Ă  permettre, selon la formule consacrĂ©e, de les dĂ©passer.

Ainsi est analysée la « grande dépression » de la fin du XIXe siÚcle, datée de 1873 à1895. Elle consacre la faillite du mode de régulation prévalant jusque là : le « capitalismeconcurrentiel ». Celui-ci s'appuyait sur des crises « classiques » (des cycles courts) pendantlesquelles une « saignée » était effectuée parmi les producteurs au cours d'une conjonctured'effondrement des prix et des taux de profit. L'équilibre était rétabli par les survivants grùce àune pression à la baisse sur les salaires qui redynamisait le taux de profit (8) et permettait une

(8) « Cela – qui correspond Ă  la rĂ©alitĂ© historique des crises classiques du XIXe siĂšcle – on ne peut lecomprendre que si l'on prend conscience du fait que l'effet dĂ©pressif bien connu aujourd'hui d'une tellerĂ©duction sur la demande effective joue alors relativement peu, et que l'emporte au contraire l'effet destimulation Ă  l'investissement. En effet, la demande ouvriĂšre Ă  la sphĂšre de production capitaliste Ă©taitalors faible [...] » (ROSIER et DOCKÈS, 1983, p. 132).

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nouvelle phase d'expansion. Le fait nouveau qui intervient est la modification du rapport deforce entre le patronat et les ouvriers. D'un cĂŽtĂ©, le mouvement ouvrier s'organise, acquiertune reconnaissance et des droits. Il se prĂ©sente plus uni, reprĂ©sente une catĂ©gorie sociale dontle poids va croissant. Il est donc plus fort alors mĂȘme que de l'autre cĂŽtĂ©, la structureproductive, dominĂ©e par de petites et moyennes entreprises, fait du patronat un grouperelativement affaibli parce que peu solidaire. Aussi, lors des premiĂšres crises « classiques » decette pĂ©riode, la rĂ©sistance Ă  la baisse des salaires ouvriers empĂȘche ce mĂ©canisme rĂ©gulateurde fonctionner pleinement.

L'adaptation du systĂšme Ă  cette nouvelle situation se fera Ă  travers un large mouvementde concentration industrielle aux implications multiples. Les vastes ensembles ainsi constituĂ©soccupent sur leurs marchĂ©s une position dominante, et Ă©chappent de ce fait Ă  une pressionconcurrentielle trop intense, d'autant plus que leur taille permet la rĂ©alisation d'Ă©conomiesd'Ă©chelle ; on parle du passage Ă  un « capitalisme monopoliste ». Ils recherchent plussystĂ©matiquement les possibilitĂ©s d'exploitation des dĂ©couvertes technologiques de cetteĂ©poque ; les secteurs nouveaux, centrĂ©s sur l'Ă©lectricitĂ© ou sur le pĂ©trole seront ainsi leschamps privilĂ©giĂ©s de constitution de ces grands conglomĂ©rats. Sur le marchĂ© du travailsurtout, la concentration industrielle permet de rĂ©Ă©quilibrer le rapport de force en faveur desemployeurs. Ces derniers vont alors pouvoir profiter de cette situation pour d'une partcombattre plus efficacement le mouvement ouvrier. D'autre part, la rĂ©sistance ouvriĂšreamoindrie va permettre l'introduction de mĂ©thodes d'organisation du travail plus productives,mais aussi globalement plus dĂ©favorables aux salariĂ©s (9). Et les auteurs de conclure que « cesont [...] trĂšs largement les effets des luttes de classes elles-mĂȘmes [...] et non pas seulementles "Ă©conomies d'Ă©chelle" traditionnellement avancĂ©es par les Ă©conomistes comme facteurexplicatif de la concentration industrielle, qui sont venus sonner le glas du capitalismeconcurrentiel ».

Cette analyse d'un exemple historique montre comment, pendant ces phases dedépression longue, innovations technologiques, organisationnelles, économiques et socialessont mobilisées ensemble à la faveur d'un blocage du mode productif préexistant. Elle illustrela lente émergence d'un ordre productif nouveau, peu lisible pour les contemporains de cestransformations mais essentielle dans une perspective de longue durée. Pierre DOCKES etBernard ROSIER attribuent ainsi aux crises « une double fonction de remise en ordre dusystÚme productif et de reprise en main du prolétariat ». Pendant les crises classiques descycles courts se joue la réorganisation de la structure du mode de production « autour et aubénéfice des firmes leaders des industries motrices ». En revanche, les dépressions longuessont des périodes de modification de sa structure « autour et au bénéfice des firmes leaders desindustries motrices nouvelles ».

Un processus inachevéA lire la période récente à partir de ce point de vue historique, il est assez aisé d'y

dĂ©celer les caractĂ©ristiques d'une phase de dĂ©pression longue (la phase B d'un Kondratiev),puis, peut-ĂȘtre, l’amorce d’un redĂ©marrage. La remise en ordre du systĂšme productif s'effectueĂ  travers la crise aiguĂ« que connaissent depuis plus de vingt ans les industries lourdes

(9) Selon les deux auteurs, ces deux Ă©lĂ©ments sont intimement liĂ©s puisque c'est dans la mesure oĂč letaylorisme « brisait le pouvoir ouvrier sur la technique » qu'il rendait possible des gains de productivitĂ©importants. Il reprĂ©sentait ainsi une rĂ©ponse au contexte social de l'Ă©poque, et non au contexte technique(ROSIER et DOCKÈS, 1983, p. 144). Cette analyse est dĂ©jĂ  prĂ©sente chez Ernest MANDEL (1980).

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anciennes telles que la sidĂ©rurgie ou l'industrie textile. Elle est complĂ©tĂ©e par le fortdĂ©veloppement de secteurs nouveaux, liĂ©s Ă  l'Ă©lectronique, l'informatique ou encore auxbiotechnologies par exemple. Afin d'illustrer la reprise en main du « prolĂ©tariat » on peut, s'ilfaut des Ă©lĂ©ments quantifiables, observer que le taux de prĂ©lĂšvement du capital sur la valeurajoutĂ©e s'est nettement redressĂ© depuis vingt ans, au dĂ©triment du travail. En France, la partdes salaires dans la valeur ajoutĂ©e est ainsi revenue au dĂ©but des annĂ©es 90 Ă  ce qu’elle Ă©taitau dĂ©but des annĂ©es 60 (PRIGENT, 1999). On notera de toute façon que, chĂŽmage aidant,l'ambiance dans le monde syndical est Ă  considĂ©rer la simple conservation des acquis sociauxcomme une victoire, ce qui est sans doute un bon indicateur du rapport de force ; noussommes loin des accords de Grenelle ! Les blocages auxquels se heurte le rĂ©gimed'accumulation fordiste ont par ailleurs Ă©tĂ© dĂ©jĂ  amplement soulignĂ©s. Le scĂ©nario dedĂ©pression longue est donc parfait, rien n'y manque.

Reste Ă  examiner la question des taux de croissance pour constater avec effroi que cettedĂ©pression longue est globalement Ă  taux de croissance positif. VoilĂ  qui remet singuliĂšrementen cause son statut de dĂ©pression (10) ! On a pu dĂ©velopper l’argument selon lequel la pĂ©riodeimmĂ©diatement antĂ©rieure, celle des « trente glorieuses », prĂ©sentait des caractĂ©ristiquesexceptionnelles par la vigueur et la rĂ©gularitĂ© de sa croissance (D. COHEN, 1994). Cettefameuse « crise du fordisme » ne deviendrait alors, d'un point de vue historique, qu'un simpleretour Ă  la normale. On peut encore avancer l’hypothĂšse selon laquelle les fameux cycles misen Ă©vidence par Kondratiev auraient perdu de leur pertinence aujourd'hui. Pour rĂ©pondre – ouplutĂŽt se permettre de ne pas rĂ©pondre – on s’appuiera Ă  nouveau sur l'hypothĂšse de PierreDOCKES et Bernard ROSIER selon laquelle un fait Ă©conomique est un fait social.

Dans ce cadre, que les taux de croissance soient positifs ou non, on conservera lesĂ©lĂ©ments d'analyse dĂ©jĂ  avancĂ©s. On conservera l'Ă©volution structurelle du systĂšme productifavec la quasi-disparition d'activitĂ©s anciennes et au contraire l'Ă©mergence de secteursnouveaux. On conservera l'Ă©volution du rapport de force entre les employeurs et les salariĂ©sdans un sens globalement dĂ©favorable Ă  ces derniers. On conservera l'ensemble des limitesque rencontre le mode de dĂ©veloppement fordiste. C'est tout l'ensemble de ces faits de sociĂ©tĂ©qui permettent de voir dans la crise du fordisme une pĂ©riode d'innovation sociale. Qu'unindicateur Ă©conomique important soit hĂ©sitant ne suffit pas Ă  plaider la stabilitĂ©. Il semblebien, comme l’affirme Immanuel WALLERSTEIN, qu’« un systĂšme s’écroule aujourd’hui sousnos yeux » (FREMEAUX, 1998).

3.2 L’épuisement du fordisme, c’est aussi la naissance duTGV

Ce disant, les pages qui précÚdent n'éclairent guÚre précisément sur les transformationsconcrÚtes qui affectent aujourd'hui notre environnement économique. Prenant prétexte de la« crise du fordisme », cette lecture linéaire s'est davantage attachée à mettre en exergue lespoints de blocages des modes de fonctionnement ou d'organisation appelés à évoluer qu'àdécrire la nature de leurs transformations. Pourtant, le détour n'est pas inutile. Il permet defonder les évolutions contemporaines, qui seront détaillées dans les prochains chapitres, sur

(10) En vingt ans « de crise » – de 1970 Ă  1990 – le P.I.B. de la France par exemple s'est accru de 74%, soitun taux de croissance annuel moyen de 2,4% proche de celui des phases d'expansion longue des cycles deKondratieff du XIXe et du dĂ©but du XXe siĂšcle (CLERC, 1991).

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des mouvements de plus longue pĂ©riode. Il offre ainsi la possibilitĂ© de mieux en percevoir lapuissance – ou au contraire les faiblesses – en cherchant constamment Ă  prendre du recul parrapport Ă  une actualitĂ© trop aveuglante.

Pour peu que l’on accepte de descendre rapidement du gĂ©nĂ©ral au particulier, l’analysede l’épuisement du fordisme est aussi l’occasion d’éclairer la nature de cet objet techniquequ’est le TGV (11). En effet, il semble bien que l’on puisse dĂ©celer dans la genĂšse de cetteinnovation et dans la traduction concrĂšte qu’il est donnĂ© d’observer aujourd’hui, la marque decette Ă©volution du paradigme dominant de la sphĂšre Ă©conomique. Que « l’invention » du TGVporte les caractĂ©ristiques de son Ă©poque n’apparaĂźt guĂšre Ă©tonnant tant le chapitre prĂ©cĂ©dent aillustrĂ© que l’histoire de la vitesse est profondĂ©ment immergĂ©e dans l’histoire plus large denos sociĂ©tĂ©s.

Le point de dĂ©part du cheminement proposĂ© ici est le caractĂšre d’innovation mineure quis’attache Ă  la grande vitesse ferroviaire. L’émergence du TGV n’est en soi Ă  l’origine d’aucunbouleversement de grande ampleur du systĂšme Ă©conomique. Elle ne constitue en aucun casune « rĂ©volution technologique » au sens oĂč l’entendent Ernest MANDEL (1980) ouChristopher FREEMAN (1986) dans des textes dĂ©jĂ  citĂ©s. Les analyses de François CARON

(1997, en particulier pp. 537-588) et de Bertrand GILLE (1978, p. 746 par exemple) concernantl’apparition du « systĂšme ferroviaire » au XIXe siĂšcle relativisent tout autant, par comparaison,l’importance de l’évĂ©nement-TGV. À l’évidence, l’apparition de la grande vitesse ferroviairen’a absolument pas la mĂȘme portĂ©e que l’irruption du chemin de fer au XIXe.

La consĂ©quence de ce caractĂšre d’innovation mineure est que la relation entre TGV etsociĂ©tĂ© est loin d’ĂȘtre Ă©quilibrĂ©e. En effet, le TGV est d’abord un produit de la sociĂ©tĂ© avantd’ĂȘtre un Ă©lĂ©ment de sa transformation. Dans ce cadre, retracer et analyser l’histoireparticuliĂšre de cette invention devient alors essentiel. Divers travaux ont dĂ©jĂ  largementĂ©clairĂ© la question en prĂ©cisant la connaissance factuelle de ce processus de maturation et enavançant des analyses qui permettent de saisir la cohĂ©rence et l’enchaĂźnement des Ă©vĂ©nements.On mentionnera ceux, pionniers, de Jean-Michel FOURNIAU (1988) et ceux prĂ©sentĂ©s lors ducolloque de 1994 de l’Association pour l’Histoire des Chemins de Fer (Revue d’histoire deschemins de fer, 1995) notamment par les historiens de l’Institut d’histoire du temps prĂ©sent,Jean François PICARD et Alain BELTRAN (1994)

Si elle s’appuie sur ces rĂ©sultats, la dĂ©marche prĂ©sentĂ©e ici est diffĂ©rente. Il s’agit eneffet de rĂ©interprĂ©ter l’histoire de la « genĂšse du TGV » en cherchant les parallĂšles que l’onpeut Ă©tablir entre ce fait et l’évĂ©nement macro-Ă©conomique qui lui est contemporain et queconstitue l’épuisement du fordisme. Evidemment, il n’y a pas Ă©quilibre entre les deux termesainsi rapprochĂ©s. C’est bien l’histoire du TGV que l’on cherchera Ă  Ă©clairer Ă  l’aide de la« crise du fordisme », et non l’inverse. On verra alors que cette histoire permet un retour sur leprĂ©sent, qu’elle permet de mieux comprendre quelques aspects de la rĂ©alitĂ© du TGV Ă  l’aubedu XXIe siĂšcle.

On ne cherchera pas Ă  justifier cette dĂ©marche par l’idĂ©e schumpeterienne de destructioncrĂ©atrice intrinsĂšque Ă  toute crise Ă©conomique. On s’appuiera plutĂŽt sur la conviction

(11) Ces pages concernant la naissance du TGV sont la version remaniĂ©e d’un article paru dans la Innovation –Cahiers d’économie de l’innovation (KLEIN, 2001).

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exprimĂ©e tant par les historiens (12) que par les Ă©conomistes et les sociologues (DOCKES,1990, FLICHY, 1995) selon laquelle la technologie n’est en rien indĂ©pendante de la sociĂ©tĂ© quila produit. La nuance indique que l’on n’insistera pas tant sur le contexte de « crise » quimarquerait le systĂšme fordiste dans les annĂ©es 60-70 que sur les caractĂ©ristiques forcĂ©mentĂ©volutives d’une sociĂ©tĂ© Ă  une Ă©poque donnĂ©e.

Avant de dĂ©buter, enfin, on vĂ©rifiera la concordance des dates pour souligner lasimultanĂ©itĂ© des deux Ă©vĂ©nements envisagĂ©s : l’histoire du TGV dĂ©bute rĂ©ellement dans laseconde moitiĂ© des annĂ©es 60, la dĂ©cision politique de construire la premiĂšre ligne Ă  grandevitesse est emportĂ©e de 1971 Ă  1976, l’exploitation dĂ©bute en 1981, l’extension du rĂ©seau et ladĂ©finition de la politique d’offre, enfin, se poursuit de nos jours. Du point de vue de laconcomitance historique, le rapprochement entre deux faits de nature si diffĂ©rente peut ĂȘtreenvisagĂ©. Reste Ă  voir s’il est pertinent.

La pression concurentielle, pour la SNCF aussi

Le premier, et sans doute le principal argument concernant la pertinence de cerapprochement entre l’épuisement du fordisme et la genĂšse du TGV tient Ă  la montĂ©e de lapression concurrentielle. On vient d’insister sur le caractĂšre particulier et le rĂŽle tout Ă  faitcentral de l’accentuation de la concurrence dans les mutations macro-Ă©conomiques qui sontalors engagĂ©es. Il n’est pas anodin de constater dans ce contexte que pour l’opĂ©rateurferroviaire national, les orientations stratĂ©giques qui ont conduit au TGV sont largementissues de la prise de conscience de cette rĂ©alitĂ© concurrentielle sur le segment des transportsinterurbains de voyageurs.

Une dĂ©marche globale d’ouvertureJean-Michel FOURNIAU (1995, p. 24) insiste sur la rupture qui s’opĂšre Ă  la fin des annĂ©es

60 entre la logique productiviste qui prĂ©valait depuis la guerre chez l’opĂ©rateur et la logiqueconcurrentielle dont la nĂ©cessitĂ© s’imposait de plus en plus fortement (13). En ce qu’elle visaitd’abord les Ă©conomies d’échelle, la croissance de la productivitĂ© unitaire et l’augmentation duvolume total de la production, la logique productiviste semble tout Ă  fait attachĂ©e auxprincipes de l’organisation fordiste. Pour la plupart des observateurs de cette Ă©volution, lesefforts de recherche qui allaient mener au TGV sont le fruit de cette prise de conscience de lasituation concurrentielle des chemins de fer (par exemple RIBEILL, 1995, p. 72).

Pourtant, il convient de souligner que la pression concurrentielle ressentie par la SNCFdans les annĂ©es 60 semble davantage de nature « sociĂ©tale » ou institutionnelle queproprement Ă©conomique. Plusieurs Ă©lĂ©ments peuvent ĂȘtre avancĂ©s pour justifier ce point devue. Cette prise de conscience concerne en premier lieu le marchĂ© des transports de voyageurs

(12) MĂȘme Maurice DAUMAS (1991), que Alain GRAS (1997, p. 9) classe pourtant sans appel parmis lesreprĂ©sentants “de cette histoire conventionnelle qui nĂ©glige le contexte d’oĂč le phĂ©nomĂšne tire son sens”,pose la technologie une composante sociale essentielle (voir par exemple, p. 317).

(13) RapportĂ© par Georges RIBEILL (1995, p. 79 et suiv.), un dĂ©bat oppose les tenants d’un TGV nĂ© d’une« rupture » avec les pratiques anciennes Ă  ceux, gĂ©nĂ©ralement proches des directions techniques del’entreprise, qui estiment qu’il est l’aboutissement d’une Ă©volution continue dont l’objet Ă  toujours Ă©tĂ©d’accroĂźtre les vitesses. On verra que la rupture, manifeste, est cependant demeurĂ©e partielle et qu’elles’articule, lĂ  encore, avec une dose de permanence qui ne gomme pas, au contraire, les tensions entre lesacteurs.

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au sein duquel, compte tenu d’un marchĂ© aĂ©rien encore limitĂ©, la compĂ©tition entre entreprisesest trĂšs attĂ©nuĂ©e. En second lieu, le principal adversaire du chemin de fer est clairement lavoiture particuliĂšre dont l’essor ne s’interprĂšte pas seulement comme un Ă©vĂ©nement marchandd’équipement des mĂ©nages, mais aussi comme un fait sociologique liĂ© Ă  l’évolution desmodes de vie. En troisiĂšme et dernier lieu, l’intervention de la puissance publique joue un rĂŽleessentiel sur ce point, Ă  travers la mobilisation de ressources trĂšs importantes Ă  destination durĂ©seau routier et autoroutier, mais aussi Ă  travers l’engagement symbolique d’une partieimportante de l’appareil d’Etat en faveur de l’AĂ©rotrain, concurrent direct de la technique« roues acier/rails acier » des chemins de fer traditionnels. C’est ce dernier aspect quiprĂ©cipitera la prise de conscience cheminote d’une concurrence non seulement Ă©conomique,mais aussi culturelle. Le parallĂšle entre le contexte gĂ©nĂ©ral d’accentuation de la concurrence etle contexte particulier de la SNCF de ce point de vue n’est donc pas immĂ©diat

Quoi qu’il en soit, l’accent mis dĂšs l’origine du « Service de la recherche » – la structuretransversale Ă  qui reviendra la charge de dĂ©finir le « systĂšme TGV » – sur les aspects socio-Ă©conomiques de modĂ©lisation de la demande est un Ă©lĂ©ment fondamental de la prise encompte du marchĂ© dans le processus d’innovation (FOURNIAU, 1988, p. 100 et suiv.). En effet,ce sont les outils mis au point dans ce cadre qui seuls, permettront de mettre en Ă©vidence leseffets de la vitesse commerciale sur les phĂ©nomĂšnes de report de clientĂšle d’un mode detransport Ă  l’autre (modĂšle prix-temps de partage modal) ainsi que sur la croissance du marchĂ©des dĂ©placements (modĂšle gravitaire de gĂ©nĂ©ration de trafic). Ces effets, correctementmesurĂ©s, justifieront en fin de compte les investissements importants liĂ©s Ă  la constructiond’infrastructures nouvelles. De la mĂȘme maniĂšre, les outils de modĂ©lisation montreront, untemps au moins, la possibilitĂ© de rompre avec la politique traditionnelle de hauts tarifspratiquĂ©s sur l’offre de transport la plus performante en jouant sur les Ă©lasticitĂ©s. Enfin, dansune optique de concurrence avec la voiture particuliĂšre, ils feront apparaĂźtre, avec des lacunescependant, la frĂ©quence parmi les variables Ă  prendre en compte (FLORENCE, 1995).

Il paraĂźt donc clair que la naissance du TGV doive quelque chose Ă  cette Ă©mergenced’une logique de marchĂ© Ă  la SNCF. Pour autant, la mesure dans laquelle le TGVd’aujourd’hui rĂ©pond Ă  cette mĂȘme logique – mais dont le contexte a Ă©voluĂ© – peut apparaĂźtreproblĂ©matique. Certes, le voyage ferroviaire Ă  grande vitesse est un produit complĂštementintĂ©grĂ© au marchĂ© des dĂ©placements interurbains. Il constitue l’une des offres les plusconcurrentielles de la SNCF. Le fait que son financement soit largement assurĂ© par empruntrenforce, malgrĂ© la garantie de l’État dont bĂ©nĂ©ficient la SNCF et RFF, cette logique demarchĂ©.

Des limites encore perceptiblesPourtant, par rapport aux potentialitĂ©s explorĂ©es Ă  l’origine du « projet C03 », sa mise en

Ɠuvre s’est vite traduite sinon par des entorses aux sacro-saintes lois du marchĂ©, du moins,par des concessions Ă  des logiques largement internes Ă  l’entreprise ferroviaire. Jean-FrançoisPICARD a beau jeu de s’interroger pour savoir si « les alĂ©as de la mise en service du systĂšmeSocrate et du systĂšme tarifaire qu’il impose sont [
] pour l’historien le signe des limites de larĂ©volution manageuriale et Ă©conomique lancĂ©e Ă  la SNCF dans les annĂ©es 60 » (BELTRAN etPICARD, 1995, p. 56). La rĂ©ponse est vraisemblablement positive, mĂȘme si cette explication nesuffit pas, tant le dĂ©calage entre l’apprĂ©ciation du marchĂ© et sa rĂ©alitĂ© est apparu manifeste.

Concernant l’entreprise ferroviaire prise dans sa totalitĂ©, on soulignera encore, avec ungroupe de cadres « maison » qui ont prĂ©fĂ©rĂ© n’intervenir dans le dĂ©bat public que sous couvertd’anonymat, que l’incapacitĂ© globale de l’ensemble des composantes de la SNCF Ă  se situer

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dans une logique concurrentielle (dont la logique de marchĂ© n’est qu’un aspect) est sans doutel’une des explications majeures Ă  ses difficultĂ©s rĂ©currentes (XXX, 1997). Son intĂ©gration ausystĂšme ferroviaire gĂ©nĂ©ral, qui rĂ©sulte en partie de cette fameuse compatibilitĂ© du TGV et durĂ©seau classique (14), implique Ă©videmment que la grande vitesse ne saurait Ă©chapper Ă  cetterĂ©alitĂ©. C’est sans doute dans ce cadre Ă©largi qu’il faut comprendre les limites de la« rĂ©volution manageuriale » au sein de laquelle le TGV a Ă©tĂ© conçu. Ces rĂ©flexions Ă©clairentles entorses Ă  la philosophie concurrentielle qui prĂ©sidait Ă  l’origine.

Plus spĂ©cifiques de la grande vitesse, deux aspects du dĂ©calage entre la rĂ©alitĂ© du TGVet les fonctions que l’on attend aujourd’hui qu’il remplisse mĂ©ritent d’ĂȘtre soulignĂ©s au regarddes orientations dĂ©coulant de cette volontĂ© initiale de prise en compte du marchĂ©. Le premierconcerne la frĂ©quence de desserte. A l’origine, le choix des techniciens s’est orientĂ© sur desrames de faible capacitĂ© afin de privilĂ©gier la mise en place de frĂ©quences Ă©levĂ©es. Ce sont lespraticiens en charge de l’exploitation du rĂ©seau qui ont militĂ© pour des rames de plus grandecapacitĂ© et jumelables, de maniĂšre Ă  faciliter la gestion quotidienne des circulations(FLORENCE, 1995). Les rĂ©sultats de cet arbitrage – qu’il ne s’agit pas ici de juger – entreperformances commerciales et contraintes techniques d’exploitation, demeurent tout Ă  faitperceptibles aujourd’hui, en particulier dans les schĂ©mas de desserte des relations de moyenneintensitĂ© (Paris-ChambĂ©ry, Paris-Grenoble, ou encore Lyon-Lille par exemple). Ceux-cidemeurent plus prĂšs de la structure traditionnelle matin-midi-soir remise en cause par lesconcepteurs du TGV que de la grille cadencĂ©e qu’ils prĂŽnaient (15).

En partie indĂ©pendante de la frĂ©quence, la politique de cadencement des dessertes estsans doute l’aspect sur lequel la marque de cet arbitrage a le plus pesĂ©. En effet, Ă©lĂ©mentessentiel du systĂšme d’origine, il a mis presque 30 ans pour ĂȘtre traduit, sur quelques liaisonsseulement, dans la rĂ©alitĂ© de l’offre TGV, suscitant d’ailleurs beaucoup d’étonnement sur sonefficacitĂ© commerciale.

Le concept de « ligne nouvelle » est la seconde distorsion entre l’exigenceconcurrentielle du projet d’origine et la pratique de mise en Ɠuvre du rĂ©seau ferroviaire Ă grande vitesse. L’atout que reprĂ©sentait la compatibilitĂ© du nouveau train rapide avec le rĂ©seauferroviaire classique Ă©tait trĂšs clair dans l’esprit de ses concepteurs. Dans cette logique, ilsprĂ©sentaient les lignes nouvelles, qu’ils jugeaient tout aussi nĂ©cessaires au systĂšme TGV,comme des « shunts » judicieusement placĂ©s dans le maillage du rĂ©seau ordinaire. ExceptĂ© leTGV-Atlantique qui rĂ©pond Ă  cette philosophie, les autres projets – rĂ©alisĂ©s ou non – ontplutĂŽt Ă©tĂ© conçus dans une logique de ligne « de bout en bout », les pĂ©nĂ©trantesd’agglomĂ©ration mises Ă  part. Les nĂ©cessitĂ©s historiques, institutionnelles et symboliques decette dĂ©rive pourraient ĂȘtre dĂ©veloppĂ©es. On s’en tiendra ici Ă  souligner l’impasse Ă  laquelleelle a menĂ© en termes de financement ou d’équilibre du rĂ©seau. On notera Ă©galement

(14) Une caractéristique majeure du TGV est de pouvoir circuler tant sur des lignes spécifiquement conçuespour lui que sur le réseau ferroviaire classique. Cette propriété, trÚs avantageuse pour gagner le centre desagglomérations ou pour prolonger les dessertes au-delà des lignes nouvelles, distingue fortement le TGVdes ses concurrents technologiques Aérotrain et train à sustentation magnétique.

(15) Le « cadencement » d’une grille de desserte consiste Ă  organiser celle-ci de maniĂšre Ă  offrir une possibilitĂ©de voyager Ă  intervalle de temps rĂ©gulier, par exemple toutes les heures. Mis en place depuis longtemps enbanlieue parisienne, ce type d’exploitation trĂšs contraignant a Ă©tĂ© testĂ© sur le TGV en 1997 seulement :d’abord entre Paris et Nantes oĂč les rĂ©sultats commerciaux l’ont validĂ©, avant d’ĂȘtre Ă©tendu aux relationsles plus denses (Paris-Lyon, Paris-Lille). Il convient de souligner que les modĂšles Ă©conomĂ©triques deprĂ©vision de trafic utilisĂ©s classiquement ne prennent absolument pas en compte les gains commerciauxrĂ©sultants d’un Ă©ventuel cadencement de l’offre.

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l’orientation diffĂ©rente des chemins de fer allemands et, rĂ©cemment, de RĂ©seau FerrĂ© deFrance, le nouveau gestionnaire des infrastructures (RĂ©seau FerrĂ© de France, 1999).

L’objectif de ce petit panorama est de montrer que le TGV est aussi le fruit del’ouverture Ă  la concurrence de la SNCF, au moment mĂȘme oĂč la concurrence s’intensifiaitdans l’ensemble de la sphĂšre Ă©conomique. Il s’attache ensuite Ă  dĂ©celer les marques tangiblesde ce contexte de genĂšse pour constater primo, que la grande vitesse demeure le produit leplus commercial de l’entreprise ferroviaire en matiĂšre de transport de voyageur, secundo, quel’ouverture initiale au marché– qui apparaĂźt par bien des aspects comme une ouverture vers lasociĂ©tĂ© – est restĂ©e incomplĂšte dans sa traduction concrĂšte. Cette ouverture incomplĂšte Ă©clairequelques-unes des caractĂ©ristiques de la grande vitesse ferroviaire d’aujourd’hui, quelques-unes de ses difficultĂ©s aussi.

Le TGV, produit d’une sociĂ©tĂ© en Ă©volution

Ouverture au marchĂ© et peut-ĂȘtre plus encore, Ă  la sociĂ©tĂ©. Le TGV s’inscrit en effetdans les Ă©volutions de la sociĂ©tĂ© qui l’a vu naĂźtre de maniĂšre plus riche que la simple adoptionde pratiques concurrentielles de la part de son opĂ©rateur.

On peut par exemple reprendre le schĂ©ma de desserte traditionnel matin-midi-soir quesouhaitaient bousculer les concepteurs du train orange. Michel WALRAVE, l’économiste duService de la recherche, rapporte avec insistance (PICARD et BELTRAN, 1994, pp. 43-44 ;FOURNIAU et JACQ, 1995, p. 130), les fortes rĂ©ticences que suscitait Ă  la fin des annĂ©es 60 Ă l’intĂ©rieur de l’entreprise ferroviaire l’existence mĂȘme d’une demande de dĂ©placement enmilieu d’aprĂšs-midi, donc pendant les heures de travail. Avec ses grandes frĂ©quences dedesserte, voire son cadencement, le systĂšme TGV participait au contraire, dans le domaine descomportements de dĂ©placements, Ă  la remise en cause d’une vision normative de la sociĂ©tĂ© entablant sur l’autonomie des individus. Sur ce point aussi il est donc possible de faire lerapprochement, toute proportion gardĂ©e, avec l’épuisement des valeurs de la sociĂ©tĂ© fordiste.De nos jours, cette orientation initiale en faveur d’une souplesse accrue dans l’organisation deses voyages est encore perçue par la clientĂšle du TGV. On peut par exemple comprendre ainsile fait qu’elle paraisse valoriser fortement, au niveau symbolique, la possibilitĂ© de modifierson billet jusqu’au dernier moment. MĂȘme s’il se dit Ă  l’intĂ©rieur de la SNCF que ce serviceest trĂšs peu utilisĂ© dans la pratique.

La structure de recherche dont l’entreprise s’est dotĂ©e au milieu des annĂ©es 60 estĂ©galement tout Ă  fait caractĂ©ristique de cette Ă©poque de renouvellement des mĂ©thodesfordistes. En effet, le « Service de la recherche » qui a Ă©tĂ© mis en place presque dĂšs l’originedes rĂ©flexions sur la grande vitesse et dont le « systĂšme TGV » aura Ă©tĂ© la grande affaire estune structure plutĂŽt originale pour l’époque. A ce titre, elle focalise l’attention des historiens(RIBEILL, 1995, FOURNIAU et JACQ, 1995). Il s’agit d’une unitĂ© relativement lĂ©gĂšre, incapableen tout cas de mener Ă  bien, seule, les recherches qu’elle entreprend. Elle est placĂ©e sous ladĂ©pendance directe de la Direction GĂ©nĂ©rale de l’entreprise et a pour mission la rĂ©flexionstratĂ©gique. Elle est par nature transversale aux Directions techniques traditionnellementpuissantes Ă  la SNCF. Elle incorpore des ingĂ©nieurs plutĂŽt jeunes, enthousiastes et auxcompĂ©tences parfois totalement inĂ©dites dans le monde ferroviaire. Il s’agit en bref d’unestructure aux contours Ă©tonnamment modernes, aujourd’hui encore, en tout cas en ruptureforte avec le modĂšle pyramidal et hiĂ©rarchique caractĂ©ristique de l’organisation fordiste, etpeut-ĂȘtre plus encore, de l’organisation ferroviaire. Sa disparition en 1975 est un Ă©vĂ©nement

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symptomatique de l’immobilisme d’un « systĂšme TGV » dĂ©sormais Ă©rigĂ© en dogme et quidemeurera figĂ© pendant presque 20 ans.

Pour autant que soit avĂ©rĂ©e la modernitĂ© du Service de la recherche, il convientd’insister aussi sur le poids dĂ©terminant de la tradition ferroviaire dans le processusd’innovation. Toute la dĂ©marche « d’invention » du TGV s’est en effet constamment appuyĂ©esur l’acquis qu’a reprĂ©sentĂ© la culture d’excellence technique de la sociĂ©tĂ© nationale, lescompĂ©tences, les savoir-faire et la somme d’expĂ©rience qu’elle avait permis d’accumuler. LestĂ©moignages recueillis par Jean Michel FOURNIAU et Francis JACQ (1995) en attestentlargement.

Le rĂŽle plutĂŽt en retrait des industriels dans le processus de dĂ©finition du concept puisde mise au point du train rapide est cohĂ©rent avec cette prĂ©gnance de la culture technique del’opĂ©rateur. Ce partage des rĂŽles rĂ©vĂšle la puissance encore rĂ©elle Ă  l’époque de l’entreprisepublique qui domine le processus d’innovation, malgrĂ© l’effritement de ses positions demarchĂ©. Il traduit donc Ă©galement une situation oĂč l’initiative de l’innovation revient sansambiguĂŻtĂ© au secteur public. Sur ce point aussi, le TGV se distingue fortement de sonconcurrent AĂ©rotrain ou encore des recherches allemandes ou japonaises sur les systĂšmesTransrapid ou Maglev Ă  sustentation magnĂ©tique. Sous cet aspect, le modĂšle que constituel’invention du TGV ressortit clairement d’une Ă©poque antĂ©rieure Ă  la vague de libĂ©ralisationpost-fordiste qui submerge aujourd’hui les services publics.

Les rapports du TGV Ă  la politique d’amĂ©nagement du territoire sont eux aussi typiquesdes mutations de la crise du fordisme. On se remĂ©morera tout d’abord le schĂ©ma spatialcentre-pĂ©riphĂ©rie dominant. La politique de dĂ©concentration industrielle mise en Ɠuvre par laDATAR s’inscrit complĂštement dans ce cadre. Cette derniĂšre remarque est loin d’ĂȘtre anodinequand on mesure le poids acquis par cette institution dans la France gaulliste. Par rapport auTGV, la DATAR, et derriĂšre elle l’État, a montrĂ© d’emblĂ©e de fortes rĂ©ticences (PICARD etBELTRAN, 1994, p. 62). Elles peuvent ĂȘtre en partie attribuĂ©es Ă  un rĂ©flexe que l’on peutqualifier de « fordien » tenant au fait que la construction de lignes ferroviaires nouvelles n’estpas, au contraire des autoroutes qui stimulent la diffusion de l’automobile, le support d’uneconsommation de masse (16). Ces rĂ©ticences sont aussi dues Ă  ce que Elie COHEN dĂ©nommeLe colbertisme « high-tech » (Paris, Hachette, 1992), qui conduira Ă  prĂ©fĂ©rer l’AĂ©rotrainproposĂ© par l’ingĂ©nieur BERTIN ou l’avion Ă  dĂ©collage court au chemin de fer qui semble alorsun systĂšme technique sans avenir (BELTRAN et PICARD, 1995, p. 55, KOPECKY, 1996). On peutsurtout insister, pour Ă©clairer ces rĂ©ticences, sur la rupture du schĂ©ma spatial dominantintroduite par le TGV. Le dĂ©veloppement d’un systĂšme technique ayant pour vocation ladesserte des grandes mĂ©tropoles (17) et aboutissant au renforcement de la principale liaisonradiale du pays ne pouvait que heurter fortement la DATAR. En constituant de fait une offrede transport adressĂ©e prioritairement aux grandes mĂ©tropoles, le TGV est dĂšs l’origine, sur cepoint peut-ĂȘtre plus que sur d’autres, « post-fordiste ».

(16) En revanche, le TGV sera l’un des Ă©lĂ©ments structurant de la concentration de l’industrie ferroviairefrançaise dans une logique de constitution de « champions nationaux » (FOURNIAU, 1995, p. 44 ; PICARD

et BELTRAN, 1994, p. 74).

(17) Le chef du « Service de la recherche », Bernard de FONGALLAND, insistera beaucoup sur cet aspect inter-mĂ©tropolitain de l’offre ferroviaire Ă  grande vitesse. Il en arrivera mĂȘme Ă  souhaiter, en 1983, que le sigleTGV ne signifie non plus « Train Ă  Grande Vitesse », mais plutĂŽt « Transport entre Grandes Villes » (lefait est abondamment rapportĂ©, en particulier par RIBEILL, 1995, p. 78).

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92 ❘ Chapitre 3 : L'Ă©puisement du fordisme

Quelle est donc cette innovation ?

On arrĂȘtera ici ce parallĂšle entre l’histoire globale du systĂšme productif et la petitehistoire du « systĂšme TGV ». Plusieurs enseignements peuvent en ĂȘtre retirĂ©s.

La grande vitesse tout d’abord, tĂ©moin de la crise du fordisme, en porte la marque. Ceconstat, ainsi Ă©noncĂ©, porte une part de trivialitĂ©. Pourtant, le fordisme Ă©tait dominant Ă l’époque de « l’invention » du TGV, c’est Ă  dire au moment oĂč les principaux paramĂštres dece systĂšme socio-technique ont Ă©tĂ© fixĂ©s. Les blocages que l’on peut aujourd’hui avancern’étaient pas aussi perceptibles par les acteurs de cette Ă©poque. Rares Ă©taient en tout cas ceuxqui en faisaient les ferments de la crise que l’on a connue depuis. Or, et c’est sans doute sachance, le TGV apportait des rĂ©ponses dont une bonne part allaient se trouver en phase avecles mutations qui Ă©taient encore Ă  venir.

Le TGV ne doit pas cette chance au seul hasard. Sans doute pas non plus Ă  la seuleclairvoyance de ses gĂ©niteurs. La question n’est pas de savoir si un train Ă  grande vitesseaurait pu ne jamais ĂȘtre dĂ©veloppĂ© sous une forme socialement viable. Pourtant, il est clair quel’histoire aurait pu ĂȘtre diffĂ©rente. Pour s’en convaincre, on peut Ă©numĂ©rer quelques-uns desnombreux « grands dĂ©sastres » (BALDUCCI et TESSITORE, 1998) des transports guidĂ©s Ă  grandevitesse : l’AĂ©rotrain, qui a failli ĂȘtre prĂ©fĂ©rĂ© au TGV, apparaĂźt avec le recul une solutioncalamiteuse ; l’Avanced Passengers Train britannique, un train qui voulait beaucoupemprunter Ă  la technologie aĂ©rienne, ne fut jamais au point ; la Direttissima italienne, la lignenouvelle Rome-Florence, qui a attendu 20 ans son Treno de Alta VelocitĂ  , le Transrapid Ă sustentation magnĂ©tique allemand, a englouti des milliards de Deutchmarks sans conduire Ă une solution alternative satisfaisante. Des dĂ©faillances du systĂšme informatisĂ© de rĂ©servation« Socrate » Ă  la division par 2 en 30 ans de la part de marchĂ© en fret, il convient de soulignerque les grands dĂ©sastres ne sont pas l’apanage de nos voisins. En revanche, le TGV aura servide stimulant, sinon de modĂšle, pour la grande vitesse ferroviaire europĂ©enne.

Une caractĂ©ristique importante de la genĂšse du TGV concerne les mĂ©thodes qui ontprĂ©sidĂ© Ă  ce processus d’innovation. La nouveautĂ© du train rapide est inscrite dans lamodernitĂ© du « service de recherche », cela a Ă©tĂ© abondamment soulignĂ©. Une autrecaractĂ©ristique est de s’appuyer sur une forte tradition d’excellence technique propre Ă l’entreprise ferroviaire. On retrouve la « double face » de tout objet technique, Ă  la foistechnologique et organisationnelle (PERRIN, 1991). Cette combinaison entre l’ancien et lenouveau permet de comprendre en partie comment vitesse et pertinence sociale ont pu setrouver articulĂ©es. Elle est aussi, c’est en tout cas le point de vue adoptĂ© ici, Ă©clairĂ©e par lesspĂ©cificitĂ©s macro Ă©conomiques propres Ă  cette Ă©poque. En effet, pour qu’elle se rĂ©alise, ilĂ©tait nĂ©cessaire que la sociĂ©tĂ© soit prĂȘte Ă  accepter la modernitĂ© d’une structure de recherchetout Ă  fait particuliĂšre, il fallait aussi que la tradition ferroviaire ne soit pas encoresuffisamment Ă©branlĂ©e pour pouvoir fonctionner de maniĂšre positive, et pas seulementdĂ©fensive.

Patrice FLICHY (1995, p. 172) emprunte par ailleurs Ă  Christopher FREEMAN ladistinction entre innovation incrĂ©mentale et innovation radicale. La premiĂšre est un processuscontinu Ă  l’intĂ©rieur d’un cadre technique dĂ©jĂ  dĂ©fini et sur lequel le marchĂ© exerce uneinfluence dĂ©cisive. Au contraire, la seconde marque une rupture et apparaĂźt trĂšs dĂ©pendantedes initiatives de R&D. Chacun de ces types de processus d’innovation dĂ©signe donc desmodes bien spĂ©cifiques d’articulation Ă  la sociĂ©tĂ© qui en forme le contexte. En adoptant cepoint de vue, la grande vitesse ferroviaire se rattache globalement au premier type : le TGVemprunte la totalitĂ© de ses principes Ă  la technique ferroviaire classique, on a vu comment le

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Chapitre 3 : L'Ă©puisement du fordisme ❘ 93

processus s’est trouvĂ© en partie « pilotĂ© par l’aval », par le marchĂ©. Cependant, la genĂšse duTGV porte en elle une part indĂ©niable de radicalitĂ©, perceptible en particulier sur les aspectsorganisationnels, qu’il s’agisse de la structure du « service de la recherche », mais aussi d’unmode de commercialisation nouveau pour un service ferroviaire. Cette radicalitĂ© Ă©tait sansdoute nĂ©cessaire, dans une pĂ©riode oĂč se dessinaient des Ă©volutions majeures, afin que l’objettechnique puisse trouver une pertinence sociale.

AprĂšs l’articulation technologie/organisation, on aperçoit donc une secondecombinaison entre continuitĂ© et rupture qui ne recoupe que partiellement la premiĂšre. Mais Ă chaque fois, la dualitĂ© des plans d’analyse interroge les rapports du macro- et du micro-. C’estsans doute ce qui fait la richesse, pour l’analyse de l’innovation technologique qu’il constitue,de la confrontation entre la « petite histoire » de la naissance du TGV et les grandes Ă©volutionsmacro-sociales qui lui sont contemporaines.

Mais cette mise en parallĂšle d’une analyse globale et d’une autre, plus spĂ©cifique, s’estdoublĂ©e d’une articulation entre le passĂ© – les processus d’épuisement du fordisme et degenĂšse du TGV – et le prĂ©sent. Celle-ci reste Ă©videmment trĂšs partielle. Pour envisager demaniĂšre moins Ă©troite comment la grande vitesse ferroviaire s’insĂšre dans les « tendanceslourdes » de la sociĂ©tĂ©, il convient de dĂ©passer ce regard rĂ©trospectif.

Tourner la page du fordisme, donc, mais pour trouver quoi ? Tous les auteurs soulignentl'impossibilitĂ© pour nous, contemporains de ces transformations, de prĂ©dire la forme autour delaquelle se stabilisera un nouvel ordre productif. Personne n'est d'ailleurs en mesure d'affirmerqu'une telle stabilisation doive intervenir. Il ne s'agissait, Ă  travers les lignes qui prĂ©cĂšdent,que de prendre la mesure des Ă©volutions en cours, des potentialitĂ©s de transformations qu'ellesrecĂšlent. Il ne s’agira, dans les chapitres qui suivent, que d’explorer quelques paradigmes donton a pu habiller le « post-fordisme ». On Ă©voquera au chapitre 4 l’éventuel avĂšnement de « lasociĂ©tĂ© d’information » parce qu’elle permet d’éclairer le motif d’usage principal du TGV. Onterminera cette partie en abordant le thĂšme de la globalisation (chapitre 5), parce qu’il reprendles traits les plus affirmĂ©s de l’économie nouvelle et permet d’envisager comment le TGV luirĂ©pond.

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Chapitre 4 : Vers une sociĂ©tĂ© de l’information ? ❘ 95

Chapitre 4

VERS UNE SOCIÉTÉ DE L’INFORMATION ?

Les rĂ©serves, ces limites imposĂ©es Ă  une ambition prospective concernant l’avĂšnementd’un mode de rĂ©gulation post-fordiste n'empĂȘchent pas d'observer les mouvements qui sedĂ©roulent sous nos yeux. En montrant l'ampleur de ce qui se joue peut-ĂȘtre de nos jours, ellespermettent au contraire de relativiser ce qui, par comparaison, peut apparaĂźtre comme unsoubresaut, et donner dans le mĂȘme temps leur vraie dimension Ă  des tendances qui semblentmieux assurĂ©es.

La question des rĂ©ponses apportĂ©es (ou les Ă©volutions impliquĂ©es) par la « crise dufordisme » demeure en effet. Les pages qui suivent sont consacrĂ©es Ă  l’importance croissantede l’information dans notre sociĂ©tĂ©, et en particulier au sein de ses activitĂ©s de production.Evidemment, cette importance de l’information rĂ©pond aussi Ă  la nĂ©cessitĂ© d’innover. Elle estbien sĂ»r alimentĂ©e par l’instabilitĂ© qui caractĂ©rise notre pĂ©riode. En ce sens, elle ne peuts’interprĂ©ter avec pertinence hors de toute rĂ©fĂ©rence au renouvellement actuel du mode deproduction. En revanche, et c’est l’hypothĂšse d’interprĂ©tation adoptĂ©e ici, elle rĂ©pond aussi Ă des dynamiques qui, de loin, ne renvoient pas toutes Ă  la « crise du fordisme ». On pourraitmĂȘme sans trop de difficultĂ© proposer une lecture inverse, qui ferait de la montĂ©e del’information l’élĂ©ment premier de l’analyse des Ă©volutions de sociĂ©tĂ©. C’est donc avec leparti pris de mettre en Ă©vidence, au sein de la rĂ©alitĂ© sociale, des sous-ensembles quipossĂšdent une part d’autonomie que sera abordĂ© un phĂ©nomĂšne qui participe aussi Ă  construireune sortie au fordisme.

Dans ce cadre, on prĂ©cisera dans un premier temps de la place grandissante qu'occupentles activitĂ©s de production et de gestion de l'information au cƓur du systĂšme productif. Dansun second temps, on abordera la question plus idĂ©ologique de l’avĂšnement d’une « sociĂ©tĂ© del’information ». On pourra alors prendre quelques distance avec le mythe d’une sociĂ©tĂ© post-industrielle qui romprait aussi avec les fondements marchands de la structure sociale que l'onconnaĂźt aujourd'hui. Que l'on ne s'attende donc pas Ă  trouver ici ce qu’on n’y a pas mis : ladĂ©finition exhaustive du mode d'accumulation post-fordiste par exemple.

Toujours sur le mode de l’aller-retour entre le global et les observations plusspĂ©cifiques, ce chapitre se poursuivra ensuite par un double examen de la situation de lagrande vitesse ferroviaire dans ce contexte informationnel. Il permettra d’apercevoir d’abordcomment la production des services Ă  grande vitesse incorpore cette Ă©volution. On examineraenfin la traduction de cette « montĂ©e de l’information » dans la demande de dĂ©placementrapide.

4.1 L'information au coeur du systĂšme productif

C'est une tendance courante des économistes et autres « prospectivistes » de prédirel'avÚnement d'une société informationnelle. Néanmoins, devant l'échec essuyé par ceux qui, il

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y a quinze ou vingt ans, promettaient par exemple une diminution de la mobilitĂ© parsubstitution massive des tĂ©lĂ©communications aux dĂ©placements, on devrait aujourd'hui semĂ©fier de mĂ©canismes trop technicistes et prĂ©fĂ©rer accorder la prioritĂ© aux phĂ©nomĂšnes socio-Ă©conomiques dans l'analyse des Ă©volutions futures. Dans ce cadre, et partant de l'analyseproposĂ©e de la crise du fordisme, on peut nĂ©anmoins situer la notion d'information au cƓur desenjeux actuels du systĂšme productif.

Un parcours transversal des diffĂ©rents Ă©lĂ©ments d'analyses de l’épuisement du fordismeĂ©voquĂ©s au chapitre prĂ©cĂ©dent fait en effet apparaĂźtre cette notion avec insistance. De maniĂšrepresque anodine tout d'abord, lorsque l'on Ă©voque la dĂ©croissance relative des activitĂ©sproductives au bĂ©nĂ©fice du secteur tertiaire. De maniĂšre trĂšs globale ensuite, Ă  propos de lanĂ©cessitĂ© d'un mode de rĂ©gulation de dimension planĂ©taire. Puis quand, face Ă  l'intensificationde la concurrence, il est question de dĂ©velopper les capacitĂ©s de rĂ©activitĂ© des entreprises, leschĂ©ma s'enrichit encore de trois niveaux : celui des « informations logistiques » qui partentdu marchĂ© et remontent la chaĂźne de production « en temps rĂ©el », celui des informationsmultiples qui permettent aux entreprises d'anticiper les Ă©volutions de plus long terme de leurenvironnement, et celui de la connaissance et du savoir-faire technologique sur lequelreposent les capacitĂ©s d'innovation. Enfin, la redistribution des responsabilitĂ©s appelĂ©e par lanĂ©cessitĂ© de mieux impliquer les salariĂ©s pour mieux les motiver pose directement leproblĂšme de la circulation de l'information au sein des organisations productives, sans parlerdes questions de pouvoir.

À la suite de cette Ă©numĂ©ration, on se sera convaincu de la place centrale que cettenotion occupe. Pour se rassurer encore, on rappellera dĂšs maintenant, et avant d’y revenir endĂ©tail, que le TGV est sans doute essentiellement un moyen de communication, un moyen decirculation de l'information en quelque sorte. Mais, ce rĂŽle essentiel attribuĂ© Ă  la notiond'information n'a rien pour Ă©tonner ; il n'est que le reflet de l'omniprĂ©sence apparente del'information dans notre sociĂ©tĂ©. VoilĂ  un lieu commun qui oblige Ă  cerner un minimum laplace et le contenu que l’on peut attribuer Ă  cette notion pour interprĂ©ter les Ă©volutions dusystĂšme productif, et plus largement de notre sociĂ©tĂ©.

DĂ©finir l'information ?

Il ne s'agit pas de refaire un long exposĂ© sur les diffĂ©rentes conceptions thĂ©oriques del'information. Non pas qu'une telle dĂ©marche n'ait aucun d'intĂ©rĂȘt. Les apports des approchesquantitatives de la question (« thĂ©orie de l'information » de SHANNON, cybernĂ©tique,...), de labiologie (Henry ATLAN), de la psychologie cognitiviste (Francisco VARELA) ou encore de lasociologie des organisations, permettent de prĂ©ciser utilement un objet passablement « fourre-tout ». Mais, d'une part, de nombreuses prĂ©sentations dĂ©taillĂ©es ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© rĂ©digĂ©es sans qu'ilparaisse nĂ©cessaire d'en ajouter une qui n'apporterait rien. D'autre part et surtout, il apparaĂźtque la dĂ©marche n'est guĂšre transposable Ă  une rĂ©flexion dont l'objet d'investigation n'est pasl'information en tant que telle.

En effet, si l'on se rĂ©fĂšre, par exemple, Ă  l'ouvrage d'Anne MAYERE (1990), on assisteentre la premiĂšre partie – de positionnement thĂ©orique – et la seconde – qui traiteeffectivement de l'« information et [de la] mutation du systĂšme productif » – Ă  un jeu deconceptualisation puis de reconstruction du rĂ©el dont le bilan est ambigu. L'effort d'abstractionmenĂ© au dĂ©but permet effectivement de formaliser diffĂ©rentes dimensions de l'objet enquestion. Il aboutit finalement Ă  une dĂ©finition qui rend bien compte des interrelations entreces diffĂ©rentes dimensions, dĂ©finition thĂ©orique qui semble exhaustive, mais schĂ©matique par

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essence. Le retour aux observations rĂ©elles, par le foisonnement des formes et des situationsqu'il implique de prendre en compte, empĂȘche de fait l'utilisation de cette dĂ©finition. L'objetde cette observation – l'information dans le systĂšme productif – ne semble pas, par sa naturemĂȘme, rĂ©ductible Ă  un nombre fini de dimensions.

Les conclusions obtenues Ă  partir des considĂ©rations thĂ©oriques par lesquelles dĂ©butel’ouvrage constituent alors davantage un fond de culture gĂ©nĂ©rale dans lequel sont puisĂ©esdiffĂ©rentes reprĂ©sentations de l'objet Ă  mesure des besoins plutĂŽt qu'un cadre d'analyse prĂ©cis.Ce constat des difficultĂ©s d’Anne MAYERE Ă  articuler thĂ©orie et observations rejoint en grandepartie la conclusion que tire Pascal PETIT (1998b, p. 381) d’un sĂ©minaire du CommissariatGĂ©nĂ©ral au Plan intitulĂ© « Ă©conomie et information » qui rassemblait pourtant quelques grandsnoms de la question. Il souligne en effet, en synthĂšse des actes du sĂ©minaire, que l’on est loin,en la matiĂšre, de disposer d’un modĂšle, c’est Ă  dire d’une reprĂ©sentation simple et exhaustivedes « spĂ©cificitĂ©s Ă©ventuelles d’une Ă©conomie de l’information ».

Pour Ă©voquer la place de l'information dans les Ă©volutions du systĂšme productif, ons'autorisera nĂ©anmoins le raccourci consistant Ă  aller directement aux conclusions thĂ©oriquesde Anne MAYERE. En dĂ©finissant l'information comme « ce qui forme ou transforme unereprĂ©sentation dans la relation qui lie un systĂšme Ă  son environnement », elle attribue Ă  sonobjet trois caractĂ©ristiques (MAYERE, 1990, p. 57 et suiv.). L'information est tout d'abord unprocessus. « Produite dans une interaction entre le systĂšme Ă©tudiĂ© et son environnement », ellene peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e isolĂ©ment du systĂšme qui l'acquiert. Elle est donc, dans sa significationet dans son usage, relative Ă  ce systĂšme, Ă  son action et Ă  sa temporalitĂ©. Enfin, elle est paressence incertaine. Poursuivant son investigation, l'auteur distingue ensuite « trois naturesfondamentales de l'information mobilisĂ©e dans les organisations ». Les informations-ressources « jouent le rĂŽle d'input, de matiĂšre premiĂšre ou de consommation intermĂ©diaire ».« L'information-mĂ©thode est un ensemble de dĂ©marches raisonnĂ©es pour produire uneinformation ». En dernier lieu, l'information-structure donne un cadre Ă  l'organisationobservĂ©e et dĂ©signe ses finalitĂ©s. Enfin, l'information remplit en particulier et selon desmodalitĂ©s diffĂ©rentes une double fonction : rĂ©gulatrice d'une part, et de mise en forme desprocessus de production de l'autre.

Une telle analyse prĂ©sente l'avantage de couvrir largement le champ concernĂ© par lanotion d'information sans pour autant tout mĂ©langer. Elle permet en particulier d'apercevoir lecontenu « informationnel » des innovations organisationnelles. Dans le mĂȘme mouvement,elle permet surtout de souligner la variĂ©tĂ© des modalitĂ©s de rencontre entre l'information, sesproducteurs et ses utilisateurs. TantĂŽt objet, tantĂŽt produit, tantĂŽt marchandise, tantĂŽt service,c'est selon. La place de l'information dans l'Ă©conomie n'est pas unique, d'oĂč les difficultĂ©s deretour aux observations concrĂštes dĂ©jĂ  signalĂ©es.

Enfin, ni la question du sens, du contenu de l'information, ni celle de sa transmission nesont exclues de cette caractĂ©risation gĂ©nĂ©rale. Elles sont au contraire au centre des rĂ©flexionssur la maniĂšre dont les organisations sont façonnĂ©es par l’information et ses processus detraitement, autant qu’elles les façonnent. De ce point de vue, mais de maniĂšre trĂšs implicite,Anne MAYERE paraĂźt pouvoir suivre Jean-Louis LEMOIGNE (1998) lorsqu’il expose lareprĂ©sentation, de plus en plus classique, de l’information Ă  travers un schĂ©ma ternairearticulant trois dimensions : syntaxique (la forme physique ou le signe), sĂ©mantique (lecontenu, la signification) et contextuelle (l’organisation et la traduction pragmatique de larĂ©ception).

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De la montée des activités « informationnelles »...

Partant donc de ces dĂ©finition prĂ©alable, on peut examiner en quoi l'informationreprĂ©sente un enjeu important dans les Ă©volutions contemporaines du systĂšme productif. LapremiĂšre rĂ©ponse qui peut ĂȘtre apportĂ©e est quantitative. Au cours des annĂ©es 70 unĂ©conomiste amĂ©ricain, Marc Uri PORAT (1977), a tentĂ© de mesurer l'importance croissante desactivitĂ©s de l'information dans l'Ă©conomie de son pays. On pourra sourire de la dĂ©marchenĂ©cessaire pour isoler la composante informationnelle de chaque activitĂ© qui l'amĂšne, parexemple, Ă  sĂ©parer le mĂ©canisme d'un rĂ©veil – destinĂ© Ă  produire une information – de sonenveloppe – Ă  la valeur ornementale ! Il rĂ©sulte de cette approche statistique et dichotomiqueque la part des activitĂ©s informationnelles est en constante augmentation depuis 1860 etqu'elle atteint 53% du revenu national amĂ©ricain en 1974. Sur la lancĂ©e de ces travaux, uneĂ©tude engagĂ©e par la C.E.E. conclut que « prĂšs des deux tiers du P.N.B. des pays europĂ©ens estdirectement ou indirectement influencĂ© par les technologies de l'information » (SOUPIZET,1985, p. 53.).

MĂȘme si l’on verra que l’on ne peut assimiler information et activitĂ©s de service, cesconstats corroborent les observations habituelles concernant le mouvement de« dĂ©matĂ©rialisation » et de tertiarisation de l'Ă©conomie. On peut ainsi mettre en parallĂšle cettecroissance des activitĂ©s d'information et la croissance du secteur tertiaire (PETIT, 1998a, p. 20),mais pas sans prĂ©caution. Il convient en effet de ne pas se laisser abuser par les statistiques. Laforte croissance du secteur tertiaire que l'on constate depuis plusieurs dĂ©cennies est en partieimputable Ă  un mouvement d'externalisation d'activitĂ©s pĂ©riphĂ©riques par le secteursecondaire. De la mĂȘme maniĂšre, les difficultĂ©s que l'on rencontre lorsque l'on veut quantifierla production de service invitent Ă  relativiser les conclusions que l'on pourrait tirer de lalecture d'un tableau de chiffres (18).

De maniĂšre plus fondamentale, Anne MAYERE insiste sur le fait qu'il « n'est pas possibled'Ă©tablir une relation d'Ă©quivalence entre information et services ». En effet, la productiond'information n'est pas le seul fait des activitĂ©s de services, pas plus que les services n'ont dansleur totalitĂ© l'information pour objet et produit. Par contre, le mĂȘme auteur souligne que lesservices nĂ©cessitent une interrelation Ă©troite entre le prestataire et le client. Ils ont donc paressence un contenu informationnel important. Mais surtout, par le « rapport de co-production » qu'ils induisent, « les services ont un rĂŽle important Ă  jouer dansl'accompagnement des Ă©volutions en cours qui mettent en jeu l'information dans sesdiffĂ©rentes fonctions ». La croissance concomitante des activitĂ©s de l'information et d’un largeensemble d’activitĂ©s de service qui sont dans ce rapport de co-production n'est donc pasfortuite.

(18) Tout en mettant clairement en Ă©vidence la montĂ©e des activitĂ©s tertiaires dans les Ă©conomies occidentales,Jean GADREY (1992) souligne la nĂ©cessitĂ© de relativiser cette croissance en considĂ©rant la diversitĂ© desĂ©lĂ©ments Ă  prendre en compte pour analyser cette rĂ©alitĂ© : externalisation d'activitĂ©s pĂ©riphĂ©riques dusecteur secondaire, industrialisation et « ouvriĂ©risation » de certaines activitĂ©s tertiaires, transparence desgains de productivitĂ© pour les prestations de services, existence d'un fort secteur tertiaire non marchand,etc. Ce constat est dĂ©jĂ  ancien puisque Victor FUCHS le dressait dĂ©jĂ  en 1968. La prĂ©caution demeured’actualitĂ© puisque Jack TRIPLETT y insiste Ă  nouveau (1999, p. 17).

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... à l'utopie de « la société d'information »

Ce double constat de croissance a évidemment renforcé la pertinence des analysesentrevoyant l'avÚnement d'une société post-industrielle. DÚs 1973, Daniel BELL relevait lecaractÚre selon lui inéluctable de la progression des services dans l'emploi (d'une part parceque la demande finale évolue, à mesure de l'augmentation du pouvoir d'achat, vers des « bienssupérieurs » qui sont pour l'essentiel des services et en tenant compte d'autre part des gains deproductivité plus élevés dans l'industrie que dans les services). Il décrivait alors une sociétédominée par la consommation de services collectifs (services publics, santé, éducation,loisirs...), reposant sur la maßtrise de connaissances et sur les contacts humains (interactivité)et fondée sur des valeurs moins individualistes et moins productivistes que celles de la sociétéindustrielle (BELL, 1973).

Cette vision résolument optimiste a rencontré un écho d'autant plus large qu'elle sembleconforter dans leur attitude ceux que les technologies de l'information et de la communicationfascinent. Alvin TOFFLER (1984) par exemple s'est fait le chantre de la disparition de la sociétéde masse (production de masse, consommation de masse, mouvement politique de masse,armes de destruction massive, etc.) au profit d'une société de la diversité portée par lesnouvelles technologies, en particulier l'informatique, qui seules permettent de gérer cettediversité (19). Ce type particulier d'analyses, attribuant aux innovations technologiques uneresponsabilité majeure dans les évolutions à venir, s'appuie, au moins au niveau desmentalités, sur une idéologie techniciste encore largement dominante aujourd'hui.

Faire de l'ordinateur le dĂ©terminant de notre avenir procĂšde exactement du mĂȘmeraisonnement que celui qui consiste Ă  faire de la machine Ă  vapeur la cause de la rĂ©volutionindustrielle du XIXĂšme siĂšcle. Dans ce type de dĂ©bat, on ne peut guĂšre faire autrement que des'en tenir aux enseignements de l'histoire. Les Ă©conomistes Pierre DOCKES et Bernard ROSIER

(1988) d’une part, l’historien des techniques Maurice DAUMAS (1996) d’autre part, dans deuxouvrages justement consacrĂ©s Ă  ces questions montrent comment la rĂ©volution industriellebritannique a Ă©tĂ© prĂ©parĂ©e par plusieurs siĂšcles d'Ă©volution. Le remplacement progressif d'uneagriculture de subsistance par une agriculture de rente a permis, dans un mĂȘme mouvementchaotique, un premier phĂ©nomĂšne d'accumulation capitaliste, la structuration d'uneorganisation marchande, l'Ă©mergence d'un marchĂ© intĂ©rieur, le dĂ©veloppement d'une « proto-industrie » et de savoir-faire et enfin, la prĂ©paration des mentalitĂ©s Ă  l'acceptation par de vastesmasses paysannes appauvries, des contraintes particuliĂšres du travail salariĂ© (20). Les auteursdes deux ouvrages soulignent surtout que le dĂ©collage avait dĂ©butĂ© avant l'apparition de lamachine Ă  vapeur. Sur ce point particulier, Bertrand GILLE (1978, pp. 677-771) confirme lamultiplicitĂ© des dimensions technologiques qui composent le « systĂšme technique » de cettepĂ©riode, dont la machine Ă  vapeur n’est qu’un Ă©lĂ©ment.

Pierre DOCKES et Bernard ROSIER envisagent alors cette innovation majeure dans lecadre d'une dialectique innovation/conflit. Dans ce jeu subtil d'actions et de rétroactions entretechnologie et société, ils refusent toute causalité déterministe du premier terme vers le second

(19) On peut évidemment se référer aussi aux best sellers de cet auteur, Le choc du futur notamment.

(20) Edward P. THOMPSON (1979) confirme cette lente Ă©volution de la structure et la gestion du temps –notamment du temps de travail – dans l’Angleterre prĂ©industrielle, qui prĂ©parait l’avĂšnement ducapitalisme industriel.

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(21). Puisqu'elle peut ĂȘtre argumentĂ©e, restons en Ă  cette prĂ©somption, mĂȘme Ă  propos de lamerveilleuse et ultime prothĂšse de l'humanitĂ© : cette petite plaque de silicium qui (avecquelques accessoires) prolongerait indĂ©finiment notre intelligence. On soulignera cependantque ce refus du dĂ©terminisme technique ne signifie pas que la technique ne dispose pas d'unepart d'autonomie dans son dĂ©veloppement. Cette idĂ©e est d'ailleurs reprise par tous lesanalystes contemporains de l'innovation technique (22).

Si le recul historique tend Ă  condamner les approches trop simplement technicistes del'Ă©mergence d'une sociĂ©tĂ© informationnelle, le problĂšme de fond demeure. SociĂ©tĂ© post-industrielle ou pas ? L'air du temps, qui rend plus frileux d'un point de vue idĂ©ologique, inciteplutĂŽt Ă  adopter des positions plus nuancĂ©es, « en terme de complexification et decomplĂ©mentaritĂ© » pour reprendre un argumentaire de l'ouvrage pĂ©dagogique de JeanGADREY. C'est aussi qu'un certain nombre d'Ă©volutions qui paraissaient Ă©videntes il y a dix ouquinze ans ne semble pas s'ĂȘtre totalement confirmĂ©.

Ainsi, le caractĂšre inĂ©luctable de l'orientation de la consommation des mĂ©nages vers unrelatif abandon des biens manufacturĂ©s est remis en cause, non seulement au niveau thĂ©orique(23) mais aussi par le maintien d'une demande importante en biens durables au cours desannĂ©es 80 et 90. Parmi les Ă©lĂ©ments ne confirmant pas tout Ă  fait les analyses dĂ©crivant lepassage vers une sociĂ©tĂ© post-industrielle, il faut en outre mentionner l'apparition, au cours desmĂȘmes annĂ©es, d'une dynamique particuliĂšre relative aux services destinĂ©s principalement auxentreprises. Ce phĂ©nomĂšne, dans lequel on peut voir un indice de la complĂ©mentaritĂ© desservices et de l'industrie, vient en effet perturber les conclusions tirĂ©es sans doute un peurapidement concernant l'Ă©volution des valeurs de la sociĂ©tĂ©. Il s'avĂšre donc que lesperspectives lumineuses tracĂ©es il y a vingt cinq ans ne s'affichent pas avec autant d'Ă©videnceaujourd'hui. Ceci n'a rien pour Ă©tonner. Il convient sans doute d’en retenir la confirmation dece que les Ă©volutions majeures d'une sociĂ©tĂ© sont trĂšs peu lisibles par leurs contemporains.

Pour autant, toutes ces analyses ne sont pas sans intĂ©rĂȘt. Elles ont en particulier le mĂ©ritede souligner le rĂŽle de composantes immatĂ©rielles dans l'Ă©conomie. En cherchant Ă  en donnerune mesure, elles ont mis en Ă©vidence l'inadĂ©quation des outils habituellement utilisĂ©s(TRIPLETT, 1999). C'est par exemple le cas des nomenclatures servant Ă  ventiler la productionentre diffĂ©rents types d'activitĂ©. En cherchant Ă  comprendre le rĂŽle capital rempli parl'information dans la production et les jeux de l'Ă©change, ces mĂȘmes analyses ont Ă©tĂ©contraintes de proposer Ă  l'Ă©conomie de nouvelles reprĂ©sentations de cet objet.

(21) Le thĂšme de l'interaction entre technologie et sociĂ©tĂ© est rĂ©current tout au long de l'ouvrage de PierreDOCKÈS et Bernard ROSIER (1988). À propos de la rĂ©volution industrielle et du rĂŽle de la vapeur, voir enparticulier le chapitre 4, pp. 117-166.

(22) Ce thÚme central chez Bruno LATOUR est joliment illustré dans le champs des transports par Aramis oul'amour de la technique (1992).Pour un panorama complet des analyses de l'innovation technique, on pourra se reporter à (FLICHY, 1995)et, concernant globalement les développements récents des techniques de l'information, à (CASTELLS,1996, en part. p. 75 et suiv.)

(23) D'aprÚs Jean GADREY (1992, p. 31), Jonathan GERSHUNY répond à Daniel BELL en soulignant que« l'analyse de la demande des consommateurs en biens et en services ne doit pas s'appuyer directement surdes familles de biens et de services, mais sur des familles de satisfactions, de besoins ou de fonctions ».En posant le problÚme de cette maniÚre, il s'avÚre que le remplacement des biens industriels par desservices dans la consommation des ménages n'est pas aussi simplement automatique que l'envisageaitDaniel BELL (GERSHUNY, 1978).

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C'est ainsi que, loin du dĂ©bat « marchandise ou service ? », Jacques BONNET et LouisREBOUD (1991), dans une recherche portant sur la place des services dans le dĂ©veloppementĂ©conomique de la rĂ©gion RhĂŽne-Alpes, font un parallĂšle audacieux mais suggestif entrel'information et la monnaie. Ils dĂ©crivent, Ă  l'image de la monĂ©tarisation d'une sociĂ©tĂ©, leprocessus « d'informationalisation » comme fonction de son dĂ©veloppement Ă©conomique etsocial. A chaque situation ses informations spĂ©cifiques et ses moyens de transmission etd'Ă©change (24). Sur un thĂšme moins original, les auteurs font Ă©galement de l'information unbien Ă©conomique aux caractĂ©ristiques particuliĂšres : « elle n'est pas directement un bienproductif, ni de consommation... Comme la monnaie, l'information peut revĂȘtir diffĂ©rentesformes, circuler plus ou moins vite, avoir une durĂ©e de vie plus ou moins longue » (p. 12).Continuant leur raisonnement, ils insistent sur l'importance des circuits de transmission quel'information utilise et mettent en Ă©vidence un « secteur information » au rĂŽle comparable ausecteur « banques et assurances »(25).

Sans pousser plus loin ce dĂ©bat, on notera pour conclure qu'un large consensus sembleaujourd'hui s'Ă©tablir pour mettre en avant le rĂŽle prĂ©pondĂ©rant de l'information dans la sociĂ©tĂ©contemporaine plutĂŽt que le caractĂšre « post-industriel » de cette derniĂšre. De mĂȘme, tout lemonde s'accorde globalement sur la portĂ©e potentiellement importante de la « rĂ©volutioninformationnelle » en termes de transformation sociale, mais chacun mesure Ă©galement lestĂątonnements, les inerties, le poids des autres dynamiques qui font qu'une transformation del'ampleur annoncĂ©e n'est pas perceptible en tous ces aspects Ă  l'Ă©chelle d'une vie humaine.

Le paradoxe de la productivité : une premiÚre limite à la société del'information

PersuadĂ© de leur intĂ©rĂȘt, on pourrait arrĂȘter lĂ  cette Ă©vocation des travaux diversifiĂ©s quidonnent Ă  l'information un rĂŽle fondamental dans le devenir de la sociĂ©tĂ©. Mais il convientd'attirer l'attention sur un point essentiel, qui s'avĂšre commun Ă  toutes ces analyses. En effet,tous ces travaux, tournĂ©s dans leur ensemble et de maniĂšre plus ou moins explicite versl'analyse prospective, prĂ©sentent la caractĂ©ristique de considĂ©rer la « montĂ©e de l'information »comme une donnĂ©e sur laquelle il n'y a finalement pas lieu de revenir. Lorsque l'on fait de cetĂ©vĂ©nement l'un des principaux dĂ©terminants du futur, il est certes rassurant de considĂ©rer cequi constitue la base du raisonnement comme un mouvement inĂ©luctable. Pourtant, cetteĂ©volution, d'ordre social autant que strictement Ă©conomique, n'est pas apparue ex nihilo. Elleprend corps dans la sociĂ©tĂ© dans la mesure oĂč elle permet par exemple Ă  celle-ci de rĂ©pondre Ă des besoins qui s’exprimeraient avec force ou encore de surmonter des blocages importants.

(24) Il n'est peut-ĂȘtre pas abusif voir derriĂšre cette reprĂ©sentation l'esquisse du processus de diffusion del'« informationalisation », ou mĂȘme une nouvelle dimension de la diffusion de l'Ă©conomie-mondecapitaliste Ă  l’ñge de la globalisation. À propos de la monnaie, l'historien Fernand BRAUDEL explique parexemple que jusqu'Ă  la fin du Moyen-Âge, l'islam mĂ©diĂ©val domine (au sens Ă©conomique) l'Europe.« Aucun État ne peut rivaliser avec ses monnaies d'or et d'argent ». La monnaie (l'information ?) est alorsl’instrument de cette domination. « Si l'Europe mĂ©diĂ©vale, ajoute-t-il, perfectionne ses monnaies, c'estqu'elle doit faire "l'escalade" du monde musulman dressĂ© en face d'elle ». La monnaie (l'information ?)dominante est la rĂ©fĂ©rence qui s'impose (BRAUDEL, 1979, Tome 1, p. 386 et suiv.).

(25) Dans le mĂȘme ordre d'idĂ©e, certains auteurs font de l'information « la ressource primordiale, plus encoreque les traditionnels facteurs de production (capital et travail) » (LANVIN, 1986). Cela dit, ces visionsmacro-Ă©conomiques occultent les processus de production et d’acquisition qui, au niveau micro, donnentsa valeur Ă  l’information.

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Ces rĂ©ponses, seules, sont susceptibles de donner un sens Ă  ces transformations. C'est peut-ĂȘtre parce que ces significations Ă©conomiques, sociologiques ou politiques sont souventoubliĂ©es que le thĂšme de la communication est tant de fois abordĂ© de maniĂšre incantatoire.Une premiĂšre brĂšche dans ce dogme de l'irrĂ©sistible ascension de l'information est ouverte parles rĂ©flexions qui mettent en relation cette Ă©volution avec la question de la productivitĂ©.

De nombreux auteurs ont relevĂ© la faiblesse des gains de productivitĂ© que l'on peutobserver dans les activitĂ©s liĂ©es Ă  la production ou au traitement de l'information. Avantd'aborder ce thĂšme, il faut, avec Jean GADREY (1992, pp. 69 et suiv. ; 1996), mettre en gardeface aux difficultĂ©s que pose l'utilisation d'un concept fondĂ© sur la possibilitĂ© de repĂ©rer etd'isoler des produits clairement identifiables et dont on peut suivre les coĂ»ts de production(26). Les services en gĂ©nĂ©ral, et les services Ă  « haute intensitĂ© informationnelle » enparticulier se prĂȘtent mal Ă  cet exercice. Et de citer l'exemple, entre autres, des ingĂ©nieurs-conseils, dont le volume d'honoraires sert, dans les comptes nationaux, Ă  Ă©valuer Ă  la fois levolume de travail et le volume de production, mĂ©thode « conduisant par dĂ©finition Ă  annulertout espoir d'enregistrer des gains de productivitĂ© ».

Il n'en reste pas moins, qu'à un niveau macro-économique, les gains de productivitémesurés des activités d'informations demeurent systématiquement en dessous de ceux dusecteur « de production et de distribution de biens et de services physiques ou matériel », pourreprendre la classification de Jean VOGE (1985). Cet auteur, qui s'appuie sur l'exemple desEtats-Unis, met ainsi en évidence une croissance importante et de long terme de laconsommation d'information par ce secteur, non seulement en volume, mais surtout en coût. Ilsouligne également que « la productivité apparente des travailleurs de l'information ou colsblancs est restée quasi-stagnante, environ 3200 dollars (1972), du début du siÚcle à nos jours,alors que celle des cols bleus et des travailleurs agricoles augmentait dans un rapport voisin desept ». Il résulte de ce double constat que « les frais généraux informationnels d'organisation etde régulation du secteur "matériel" ont crû ainsi entre 1947 et 1983 de 30 à 45% du produitnational, tandis que la valeur ajoutée résiduelle dont ce secteur a disposé pour rémunérer,développer et moderniser la production est tombée de 68 à 53% ».

Une publication rĂ©cente Ă©manant du Department of Commerce amĂ©ricains (HENRY etalii, 1999), confirme pour la pĂ©riode 1990-1997 ce constat en lui apportant quelques nuancesimportantes. Cette Ă©tude distingue deux types d’activitĂ©s pour lesquelles elle fournit le taux decroissance annuel de la valeur ajoutĂ©e par travailleur : celles qui consistent Ă  produire lestechnologies de l’information (qu’il s’agisse de biens ou de services) atteignent la valeurremarquable de 10,4%, celles qui font un usage intensif de ces technologies connaissent untaux lĂ©gĂšrement nĂ©gatif (-0,1%). Ces valeurs sont Ă  comparer Ă  la croissance de la valeurajoutĂ©e par travailleur dans l’ensemble des activitĂ©s (hors services non-marchands etagriculture) : +1,4%. On voit qu’un investissement Ă©levĂ© en technologie de l’information negarantit nullement des gains de productivitĂ© particuliers.

(26) Jean GADREY estime que la mesure de la productivitĂ© reste possible lorsque « les prestations consommĂ©es[du service considĂ©rĂ©] peuvent ĂȘtre qualitativement dĂ©finies selon des normes techniques ou sociales,d’une façon suffisamment codifĂ©e pour autoriser les comparaisons ». Il estime nĂ©anmoins que le « produitdirect » de la prestation de service laisse souvent « apparaĂźtre une pluralitĂ© de formes et de mesurespossibles » qui doivent ĂȘtre envisagĂ©es mĂȘme si la « structure sociale » tend Ă  n’en privilĂ©gier qu’une. Enoutre, il insiste pour que l’on s’efforce de prendre en compte les « rĂ©sultats indirects, c’est Ă  dire [les]effets de la consommations du services par les utilisateurs » (GADREY, 1996, pp. 99-100). À travers cesrecommandations, on distingue la majeure partie des insuffisances qui affectent les mesures habituelles dela productivitĂ©.

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En revanche, le rapport amĂ©ricain met en Ă©vidence un effet spĂ©cifique de croissance dela productivitĂ© concernant les activitĂ©s utilisant les technologies de l’informations de maniĂšreintensive pour produire des biens et non des services (+2,4%/an). Enfin, il constate la placeencore restreinte, mais fortement croissante, des activitĂ©s de production des technologies del’information, auxquelles il attribue finalement un rĂŽle moteur dans la croissance forte etdurable qu’a connue l’économie amĂ©ricaine tout au long des annĂ©es 90 (27). Quoi qu’il ensoit, le paradoxe de la productivitĂ© des ordinateurs reste posĂ©.

Pour Jean VOGE, la « sociĂ©tĂ© d'information » est alors en crise. En crise parce qu'elle« pompe » littĂ©ralement les revenus du « secteur matĂ©riel », freinant le dĂ©veloppement etnotamment la croissance de la productivitĂ© de ce dernier (28). En crise parce que le « secteurde l'information » est lui-mĂȘme dans l'incapacitĂ© de prendre le relais concernant les gains deproductivitĂ©, malgrĂ© les progrĂšs spectaculaires des performances des technologiesd'information et de communication. Jean VOGE met en avant le dĂ©calage que l'on peutconstater entre d'une part ces performances technologiques remarquables, et d'autre part cequ'il appelle les usages. Il note par exemple « qu'il faut en moyenne quatre appels[tĂ©lĂ©phoniques] professionnels pour trouver son interlocuteur », que « 7% de l'informationproduite au Japon en 1982 a Ă©tĂ© rĂ©ellement utilisĂ©e, contre 11% dix ans plus tĂŽt » (29). Ildresse ainsi le constat de la faillite de la technologie Ă  augmenter la productivitĂ© du « secteurd'information », et, Ă  travers lui, de l'Ă©conomie tout entiĂšre. Il conclut que le blocage provientde l'inadaptation des structures usuelles des organisations aux nĂ©cessitĂ©s de circulation del'information. Et d'opposer les structures classiques dans notre sociĂ©tĂ© – organisationshiĂ©rarchiques et pyramidales – qui gĂ©nĂšrent des opacitĂ©s et des goulots d'Ă©tranglement, auxorganisation cellulaires, ou encore « en rĂ©seaux », qui donneraient enfin son efficacitĂ© Ă  uneinformation qui circulerait librement. Le discours prĂ©sentĂ© ici ne rompt donc pas avec unereprĂ©sentation de l'avenir dominĂ©e par la communication. Par contre, il brise la visionidyllique d'un phĂ©nomĂšne de sociĂ©tĂ© qui se dĂ©velopperait naturellement, sans conflit, sans

(27) Le parti-pris systĂ©matique de ce rapport, dont l’objet est sans ambiguĂŻtĂ© de mettre en Ă©vidence l’impactpositif des technologies de l’information, est nĂ©anmoins symptomatique d’un a priori qui mĂšne Ă  la limitede l’imposture. Les auteurs, par exemple, ne remettent en cause la validitĂ© des mesures de productivitĂ©qu’ils utilisent qu’au moment oĂč ils se trouvent confrontĂ©s aux rĂ©sultats, qu’ils jugent aberrants, indiquantune dĂ©croissance de la productivitĂ© dans certaines activitĂ©s de services fortement utilisatrices detechnologies de l’information. C’est Ă  ce propos seulement qu’ils vont poser les questions auxquelles JeanGADREY s’efforce de rĂ©pondre (voir note prĂ©cĂ©dente). En revanche, quelques pages auparavant, ilsavaient acceptĂ© avec enthousiasme la valeur de 23,9% pour la croissance annuelle de la productivitĂ©apparente dans le secteur de la production des biens appartenant aux technologies de l’information.Pourtant, cette mesure concernant une industrie, certes manufacturiĂšre, mais impliquĂ©e dans une Ă©volutiontechnologique exponentielle, pose exactement les mĂȘmes problĂšmes de spĂ©cification, de comparabilitĂ© dela production et de prise en compte des rĂ©sultats de l’utilisation finale que la mesure de la productivitĂ©dans les services (PETIT, 1998b). Il est bien Ă©vident qu’il est plus facile pour une officine gouvernementaleamĂ©ricaine de marquer sa confiance, en 1999, dans les nouvelles technologies que l’inverse. Dans despublications moins officielles, on trouve cependant des regards plus distanciĂ©s. Jack E. TRIPLETT (1999)par exemple, avant de s’attaquer aux problĂšmes de mesure de la productivitĂ©, juge utile de confirmer leralentissement de la productivitĂ©.

(28) Prenant à contre-pied cette analyse, Marc Uri PORAT (1977) avance au contraire l'hypothÚse selon laquellele systÚme de production industriel serait désormais en mesure de libérer des surplus au profit de l'activitéde traitement de l'information. Vision optimiste ou pessimiste, on note cependant que les processus décritsson presque identiques.

(29) Bien sĂ»r, il serait cependant naĂŻf de postuler « que toute information circulant dans une organisation doitnĂ©cessairement y ĂȘtre “consommĂ©e” » (LE MOIGNE et VIDAL, 2000, p. 55).

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blocage et pour notre plus grand bien. Sur le pourquoi de ce phénomÚne, enfin, nulle réponsede ce cÎté.

De la mĂȘme maniĂšre, Manuel CASTELLS dresse assez prĂ©cisĂ©ment le constat d'uneattĂ©nuation de la croissance de la productivitĂ© Ă  partir des annĂ©es 70. La chronologie invitedonc Ă  lier cette Ă©volution Ă  l'apparition et Ă  la diffusion des technologies de lacommunication. Cependant, il analyse longuement ce qui lui paraĂźt ĂȘtre un faux-semblant. Ilsouligne Ă  son tour les difficultĂ©s de mesure de la productivitĂ© des services. A la suite deRobert SOLOW (diverses coupures de presses citĂ©es par HENRY et alii, p. 25), il explique enpartie le « paradoxe de la productivitĂ© » par les dĂ©lais historiquement longs pour qu'uneinnovation majeure provoque une hausse sensible de la productivitĂ© (apparu en 1880, lemoteur Ă©lectrique n'aurait fait sentir ses effets de ce point de vue qu'Ă  partir de 1920). Enfin, ilrelĂšve les Ă©volutions discordantes de la productivitĂ© dans l'industrie et dans les services, lessignes tout rĂ©cents d'un relĂšvement gĂ©nĂ©ral de la productivitĂ© (30)
 Sur ce point pourtant,l'auteur ne conclut pas. Refusant dĂ©libĂ©rĂ©ment tout scepticisme, il laisse cependant le soin Ă l'histoire de dire si la « rĂ©volution informationnelle » est effectivement porteuse deproductivitĂ©. En revanche, il affirme que la course Ă  la profitabilitĂ© et Ă  la compĂ©titivitĂ© est,avant la recherche de la productivitĂ©, le vĂ©ritable moteur de la diffusion des innovationsinformationnelles dans l'Ă©conomie Ă  qui il trouve donc un fondement (CASTELLS, 1996, enpart. pp. 98-121).

4.2 La société de communication : quels fondements ?

Il n'est guĂšre surprenant de trouver les tentatives d'explication, ou plutĂŽt d’explicitationdu dĂ©veloppement d'une sociĂ©tĂ© de communication chez les auteurs qui cherchent le plus Ă prendre du recul par rapport Ă  cette Ă©volution. En suivant certains d'entre eux, c’est uneanalyse en deux temps qui sera prĂ©sentĂ©e ici : un premier temps, que l’on peut qualifier enforçant le trait de rĂ©trospectif, s’attachera plus particuliĂšrement Ă  Ă©clairer les origines de cetteĂ©volution ; le second temps, davantage tournĂ© vers le devenir, tentera de lire cestransformations en termes prospectifs. À dĂ©faut d’annoncer oĂč elles nous conduisent, oncherchera Ă  cerner avec un peu plus d’assurrance oĂč elles ne nous mĂšnent pas.

Un triple fondement

On peut avancer trois séries de nécessités pour comprendre les fondements del'avÚnement de ce phénomÚne dans la société : une nécessité d'ordre idéologique, unenécessité d'ordre politique, et enfin une nécessité d'ordre économique.

(30) Une analyse rĂ©cente concernant la France constate pourtant encore, avec les rĂ©serves d’usage, unediminution de la productivitĂ© globale des facteurs, par comparaison des pĂ©riodes 1975-1990 et 1990-1997. Elle se dĂ©compose ainsi : hausse de la productivitĂ© du capital dans le secteur manufacturier, maisbaisse dans le tertiaire et baisse globale de la productivitĂ© du travail, mais plus marquĂ©e dans les activitĂ©stertiaires. Le titre de l’article pose alors innocemment la question : « Le progrĂšs technique a-t-il ralentidepuis 1990 ? » (ACCARDO, BOUSCHARAIN et JLASSI, 1999)

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Nécessité idéologiqueDans un essai portant sur L'utopie de la communication (1992), un sociologue français,

Philippe BRETON, prĂ©sente une lecture particuliĂšrement limpide de la genĂšse de l'idĂ©ologie dela communication. Il s'agit Ă  son avis d'une rĂ©action face Ă  la barbarie. Il fait ainsi de l'annĂ©e1942 la date charniĂšre. Cette annĂ©e-lĂ , insiste-t-il, voit la mise en oeuvre de maniĂšre dĂ©cisivedes opĂ©rations d'Ă©limination systĂ©matique des populations jugĂ©es impures par les nazis (juifset tziganes, mais aussi homosexuels et malades mentaux). C'est aussi, sans pour autantramener ces deux horreurs au mĂȘme niveau, l'annĂ©e durant laquelle les alliĂ©s ont pris le partide privilĂ©gier les « bombardements stratĂ©giques » des villes allemandes sans beaucoup d'Ă©gardpour les populations civiles. Parmi ces Ă©vĂ©nements, retenus ici pour la nĂ©gation de la valeurhumaine qu'ils symbolisent, l'utilisation, trois ans plus tard, de la bombe atomique contre despopulations civiles japonaises occupe Ă©videmment une place prĂ©pondĂ©rante.

Ainsi sont atteints « les sommets de la barbarie ». Mais cette barbarie est le fruitd'idĂ©ologies et d'utopies dĂ©veloppĂ©es depuis le XIXe siĂšcle et menant forcĂ©ment Ă  l'exclusionsuivant un chemin que l'on peut dĂ©crire en trois temps. Dans un premier temps, le constat estdressĂ© « qu'il s'agisse du libĂ©ralisme comme idĂ©ologie, du communisme ou des prĂ©misses dufascisme et du nazisme, chacun des projets de sociĂ©tĂ© qui sont Ă  l'oeuvre postule un arrĂȘt del'histoire et le dĂ©but d'une nouvelle pĂ©riode, plus que millĂ©naire, de bonheur et de stabilitĂ© »(p.82). Ensuite, « une autre caractĂ©ristique des idĂ©ologies nĂ©es au XIXe siĂšcle est le faitqu'elles postulent toutes, pour parvenir au but, le retranchement de la sociĂ©tĂ© d'une partie deses membres, jugĂ©s soit trop faibles ou indignes, soit historiquement dĂ©passĂ©s, soit d'emblĂ©eĂ©trangers. Dans ce sens, elles sont toutes des idĂ©ologies de la purification » (p.83). LatroisiĂšme Ă©tape naĂźt du dĂ©veloppement de ces idĂ©ologies et provoque un « effondrement desvaleurs » pendant cette « seconde guerre de trente ans » qui correspond aux annĂ©es 1914-1945(deux guerres mondiales, montĂ©e des nationalismes et instauration de rĂ©gimes fascistes enEurope, mise en place du systĂšme stalinien, crise Ă©conomique, renforcement descolonialismes, ...quelle Ă©poque en effet ! quand bien mĂȘme une cynique comparaison avecd'autres pĂ©riodes bĂ©nies – la nĂŽtre par exemple – semble bien tentante).

En 1942, au sommet de la barbarie, Philippe BRETON situe Ă©galement l'acte de naissanced'une idĂ©ologie nouvelle, « post-traumatique », destinĂ©e Ă  remplacer les idĂ©ologies d'exclusionanciennes qui avaient amenĂ© le monde au chaos. Il s'agit d'une rĂ©action des scientifiques –amĂ©ricains Ă  l'origine – pris entre la nĂ©cessitĂ© et la sincĂ©ritĂ© de leur engagement dans la guerred'une part, et la responsabilitĂ© de l'horreur d'Hiroshima de l'autre. Une rĂ©action idĂ©ologique oumorale donc, mais corroborĂ©e par l'Ă©volution de plusieurs champs thĂ©matiques. L'idĂ©ologie dela communication apparaĂźt en effet au moment oĂč la cybernĂ©tique vient fĂ©dĂ©rer lesprĂ©occupations de mathĂ©maticiens, de physiciens, de biologistes et de mĂ©decins, voired'anthropologues qui vont apercevoir dans « l'existence de relations entre des Ă©lĂ©ments sĂ©parĂ©sdans leur apparence » la possibilitĂ© de traiter ensemble un certain nombre des questions qu'ilsse posent chacun dans leur spĂ©cialitĂ©. La nouvelle idĂ©ologie vient donc au monde dans unberceau unificateur.

Il y a bien, au dĂ©part de cette effervescence, apparition d'un nouveau champ scientifiquequi tend Ă  s'Ă©riger en discipline : la cybernĂ©tique. Comme le note Armand MATTELART (1992,p. 161), Ă  ce champ scientifique est immĂ©diatement adjoint par Nobert WIENER, – qui joue lerĂŽle de pĂšre fondateur – un contenu idĂ©ologique fort. Au dĂ©part d'un point de vue scientifique,il s'agit « d'interprĂ©ter le rĂ©el tout entier en terme d'information et de communication », « dereconnaĂźtre la communication comme valeur centrale pour l'homme et la sociĂ©tĂ© ». Mais lesouci premier est la nĂ©cessitĂ© de lutter contre le chaos social qui menace le monde

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d'effondrement. Aussi, la notion de systÚme ouvert, favorisant la circulation de l'informationest-elle mise en avant comme seule susceptible de ralentir l'inexorable montée de l'entropie,de reculer « la mort thermique du monde ».

DĂšs cette Ă©poque souligne Philippe BRETON – il s'agit, rappelons-le, des annĂ©es 40 –« tous les fondements d'une nouvelle idĂ©ologie, Ă  consonance fortement utopique,commencent Ă  ĂȘtre rĂ©unis ». Celle-ci dĂ©crit « un homme nouveau », qui « tire son Ă©nergie et sasubstance vitale non de qualitĂ©s intrinsĂšques [...], mais de sa capacitĂ©, comme individu"branchĂ©", connectĂ© Ă  "de vastes systĂšmes de communication", Ă  collecter, Ă  traiter, Ă  analyserl'information dont il a besoin pour vivre » (p.52). ParallĂšlement, « la nouvelle sociĂ©tĂ© s'articuleautour du thĂšme de la transparence sociale ». « Pour la premiĂšre fois peut-ĂȘtre depuis que leprincipe d'utopie est Ă  l'oeuvre, note alors Philippe BRETON, on imagine une sociĂ©tĂ© nouvelledont la construction ne requiert pas une purification prĂ©alable, puisque son principe defonctionnement est justement, non pas l'antagonisme ou le conflit, mais la communication etle consensus rationnel. Tout le monde, sans exception, fait partie de la sociĂ©tĂ© decommunication [
] » (p.55).

La diffusion de ces valeurs consensuelles empruntera divers canaux au sein de la pensĂ©escientifique et de la littĂ©rature, de science-fiction en particulier. Les futurologues qui mettenten scĂšne un fort dĂ©terminisme des nouvelles technologies de l'information et de lacommunication ont par ailleurs dĂ©jĂ  Ă©tĂ© Ă©voquĂ©s. Evidemment, l'ambiance tout Ă  faitparticuliĂšre qui prĂ©valait au dĂ©but des annĂ©es 70 parmi les individus qui jetaient justement lesbases de l'informatique personnelle confirme cette imbrication entre innovation technique etidĂ©ologie. Manuel CASTELLS, qui a Ă©pluchĂ© la littĂ©rature concernant cette pĂ©riode le confirme :« [
] l'Ă©panouissement technique qui se produisit au dĂ©but des annĂ©es 70 se rattache Ă  laculture de la libertĂ©, de l'innovation individuelle et de l'esprit d'entreprise nĂ©e sur les campusamĂ©ricains au cours de la dĂ©cennie prĂ©cĂ©dente » (CASTELLS, 1996, en part. p. 27, puis pour unhistorique plus documentĂ©, p. 51 et suiv.). Armand MATTELART (1992, p. 150) souligne ceque doit ce courant au « creuset anarchiste » qui a en particulier influencĂ© MCLUHAN.

Plus originale est cette « imprĂ©gnation par les usages » dont Philippe BRETON fait Ă©tat. Ils'agit de souligner que « la communication comme valeur, notamment dans ses aspects lesplus utopiques, ne s'est pas diffusĂ©e dans la sociĂ©tĂ© uniquement par la voie de lacontamination directe des idĂ©es ». Mais que, « malgrĂ© les dĂ©tournements dont les techniquespeuvent ĂȘtre l'objet – et parfois grĂące Ă  eux –, chaque micro-usage d'une machine Ă communiquer provoque un partage implicite des valeurs dont elle est porteuse » (p. 104).Voici l'ordinateur dĂ©crit sous les traits d'un « cheval de Troie de l'utopie de lacommunication » introduit dans notre sociĂ©tĂ© (31).

VoilĂ  envisagĂ©e l’histoire des technologies de la communication sous l’angleidĂ©ologique d’une espĂšce d’anarchisme high-tech qui, jusqu’au dĂ©veloppement rĂ©cent del’usage de l’Internet, l’a fortement marquĂ©. On ne poussera pas davantage dans cette voie. Eneffet, bien d'autres choses en dĂ©jĂ  ont Ă©tĂ© dites, lĂ  encore mieux qu'elles pourraient l'ĂȘtre ici,plus Ă  propos Ă©galement. De nombreuses analyses critiques ont en particulier Ă©tĂ© avancĂ©es.Les plus pertinentes mettent en cause de maniĂšre fondamentale la reprĂ©sentation univoque

(31) On peut rapprocher ces rĂ©flexions d’une remarque de Maurice DAUMAS (1991, p. 173) qui note, Ă  proposde l’industrie Ă©lectronique, un « effet de rĂ©currence technologique » nouveau dans l’histoire. Il s’agit duconstat qu’elle « fait appel Ă  ses propres crĂ©ations pour dĂ©velopper en qualitĂ© et en quantitĂ© sa propreproduction ».

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d'un homme « sans intĂ©rieur » et d'une sociĂ©tĂ© oĂč tout circule par essence. On reviendra surces critiques.

MalgrĂ© sa lisibilitĂ©, cette histoire n’est pas si simple. Si l’on peut les mentionner plusrapidement, il convient nĂ©anmoins de ne pas omettre au moins deux autres sources Ă©galementdĂ©terminantes dans les processus de genĂšse de ces technologies. La premiĂšre est bienreprĂ©sentĂ© par le lobby militaro-industriel amĂ©ricain qui, dĂšs l’origine, a soutenu, financĂ© etorientĂ© les grandes avancĂ©es. On caricaturera la situation en posant qu’il est porteur d’un idĂ©alde sociĂ©tĂ© trĂšs structurĂ©e totalement opposĂ© Ă  l’utopie communicationnelle. Cette rĂ©alitĂ©alimentera Ă  l’évidence la rĂ©action techno-libertaire Ă©voquĂ©e par Manuel CASTELLS.S’appuyant d’abord sur ce lobby, profitant ensuite de la part de rĂȘve que la vision libertairedes technologies de communication porte en elle, l’autre support de ces innovations est, dĂšsl’origine, industriel, marchand, et d’inspiration libĂ©rale. On y reviendra.

A travers ce melting pot idĂ©ologique, on peut d’ores et dĂ©jĂ  apercevoir que, au-delĂ  del'apparence anecdotique que la mise en exergue systĂ©matique de l'annĂ©e 1942 pourrait prendre,l'Ă©mergence de l'utopie communicationnelle est un phĂ©nomĂšne parfaitement inscrit dans sonĂ©poque, qui est encore la nĂŽtre.

Nécessité politiqueUne premiÚre maniÚre d'apercevoir la nécessité politique à laquelle répond le

dĂ©veloppement d'une sociĂ©tĂ© de communication est de s'en tenir aux mots : la communicationest indispensable pour « faire de la politique ». Indispensable pour gouverner tout d'abord, ensuivant ainsi une chronologie historique. Il n'y a pas lieu d'insister ici sur le parallĂšle que l'onpeut tracer, au minimum tout au long des trois derniers siĂšcles en Europe, entre le mouvementd'intĂ©gration politique croissante des diffĂ©rents Etats d'une part, et le dĂ©veloppement desmoyens de communication de l'autre. Il suffit peut-ĂȘtre uniquement de rappeler qu'avantmĂȘme la nĂ©cessitĂ© de s'informer et d'ordonner, c'est la diffusion de ses symboles, et en premierlieu de ses symboles d'autoritĂ©s, qui s'impose Ă  l'Etat. Ce n'est qu'Ă  travers l'acceptation de cessymboles par chaque individu qu'il peut exister (32). La communication est Ă©galementindispensable au combat politique : le rĂŽle capital de la presse et de sa libertĂ© au cours denotre histoire est l'Ă©vidence de ce lieu commun.

Au-delà de ce premier niveau de perception, on peut choisir de placer à la base duraisonnement les enjeux de pouvoir liés à la maßtrise des moyen de production et de diffusiondes informations. Dans son Histoire de la communication moderne (1991), Patrice FLICHY

montre bien comment, depuis la rĂ©volution française, la logique du pouvoir a fait du contrĂŽleĂ©tatique du rĂ©seau de tĂ©lĂ©graphe optique, puis du tĂ©lĂ©graphe Ă©lectrique, une nĂ©cessitĂ©. Ils'agissait bien entendu de renforcer l'emprise du gouvernement sur le territoire (la premiĂšreligne du tĂ©lĂ©graphe optique de Chappe a Ă©tĂ© Ă©tablie pendant la RĂ©volution pour relier laConvention Ă  l'armĂ©e du nord en opĂ©ration aux frontiĂšres). Mais dans le mĂȘme temps, ils'agissait de soustraire cet outil aux ennemis de l'extĂ©rieur et surtout de l'intĂ©rieur. Ainsi, les

(32) Cette dimension symbolique est soulignĂ©e par RĂ©gis DEBRAY Ă  travers le raisonnement suivant :« Personne n'a jamais vu l'État ». « Une collectivitĂ© est rĂ©gie par un État lorsque le lien de soumissiond'homme Ă  homme est remplacĂ© par une subordination de principe. Cette dĂ©personnalisation del'obĂ©issance crĂ©e l'institution, avec son double impĂ©ratif de lĂ©gitimitĂ© et de continuitĂ© ». « [Leconsentement des individus] suppose une domination symbolique, par laquelle les assujettis incorporentles principes de leur propre sujĂ©tion ». « C'est prĂ©cisĂ©ment parce que l'État est lui-mĂȘme invisible etinaudible qu'il doit Ă  tout prix se faire voir et entendre, par mĂ©taphores » (DEBRAY, 1993, pp. 65-66).

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avantages que l'Etat rĂ©volutionnaire relĂšve dans le systĂšme de Chappe tiennent Ă  la facilitĂ© Ă en assurer la surveillance et au caractĂšre inviolable des messages qui y transitent codĂ©s. Plustard, lorsqu'il s'agira de permettre l'usage du tĂ©lĂ©graphe Ă©lectrique par le public, l'Etat rĂ©sisteraen argumentant sur le danger de faire du « fil qui chante » un instrument de complot. Ilimposera finalement un contrĂŽle policier strict. En France, la mĂȘme logique de maĂźtriseĂ©tatique des outils de communication perdurera, Ă  propos de l'audiovisuel, jusqu'au dĂ©but desannĂ©es 80.

La logique de maßtrise étatique a fait long feu. Elle n'est pas morte, mais elle est,aujourd'hui, à l'évidence largement dépassée en matiÚre de communication par des réalisationstechniques, des modes d'organisation et des usages sociaux qui échappent au strict pouvoirpolitique (33). Pourtant, si l'on considÚre le rÎle de l'Etat dans la formation d'un espaceéconomique capitaliste, il est possible d'effacer cette rupture apparente. En effet, tant dans uneperspective marxiste que pour les économistes libéraux, l'Etat assume une fonction essentiellede régulation de la société nécessaire au développement de l'économie capitaliste. Envisagéesous cet aspect, la mainmise étatique sur les moyens de communication ne répond plusseulement à de stricts enjeux de pouvoir, mais aussi, donc, à cette logique de régulationsociale. La continuité que l'on retrouve tient alors dans le fait que, si elle a évolué quant à sesinstruments, sur le fond cette logique perdure jusqu'à l'époque présente.

L'Etat est longtemps apparu ĂȘtre un outil parmi les plus efficaces pour rĂ©guler lefonctionnement de cette activitĂ© sensible et faire en sorte qu'elle participe au mieux audĂ©veloppement de l'Ă©conomie capitaliste. Outil d'autant plus efficace que, Ă  chaque fois quecette sphĂšre capitaliste devenait assez mĂ»re pour prendre en charge elle-mĂȘme tel ou tel usage,tel ou tel rĂ©seau technique, l'Etat a su s'effacer – non sans contradictions – pour lui laisser laplace. Patrice FLICHY donne ainsi plusieurs illustrations de cette Ă©volution. L'ouverture dutĂ©lĂ©graphe aux communications privĂ©es, principalement celles de commerçants et surtoutd'opĂ©rateurs boursiers, est l'un de ces exemples. Lorsque le problĂšme commence Ă  ĂȘtre posĂ©,la premiĂšre rĂ©action des gouvernants, outre l'argutie militaro-policiĂšre dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©e, s'appuiesur une conception pour laquelle l'information est un bien collectif qui ne peut ĂȘtre accaparĂ©epar quelques « spĂ©culateurs » sous peine de graves dĂ©rĂšglements sociaux. De cette position derĂ©sistance, voire de refus, on glisse, selon un processus plus ou moins linĂ©aire suivant lespays, vers une situation oĂč l'ouverture au public de ces moyens modernes de communicationest reconnue nĂ©cessaire Ă  la prospĂ©ritĂ© des affaires, et en ce sens parfaitement conforme Ă l'intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral.

On perçoit bien, Ă  travers cet exemple, les deux versants de cette logique rĂ©gulatrice.D'une part, rĂ©guler a tout d'abord signifiĂ© contrĂŽler le systĂšme de communication. C'est un telrĂŽle coercitif de limitation, voire de confiscation de l'usage qui fut dans un premier tempsdĂ©volu Ă  l'Etat par, ou plutĂŽt avec l'accord tacite d'une sphĂšre marchande et capitaliste encorefragile. Cette derniĂšre cherchait ainsi Ă  se protĂ©ger des ravages qu'un jeu spĂ©culatif tropintense, renforcĂ© par une information trop rapidement accessible Ă  quelques-uns seulement, nemanquerait pas de causer Ă  l'intĂ©rieur mĂȘme de ses rangs. On peut y voir la rĂ©action d'unebourgeoisie capitaliste, considĂ©rĂ©e en tant que collectivitĂ©, que classe sociale si l'on veut,encore trop peu sĂ»re d'elle-mĂȘme et de sa capacitĂ© de survie dans cette premiĂšre moitiĂ© duXIXe siĂšcle. Elle sait, en particulier, ne pas possĂ©der en son sein de capacitĂ© de rĂ©gulation d'unjeu – la spĂ©culation boursiĂšre – qui l'attire et l'effraie en mĂȘme temps. Mais justement parce

(33) Ainsi le dĂ©veloppement du tĂ©lĂ©copieur s’est-il imposĂ© dans les annĂ©es 80 indĂ©pendamment de la volontĂ©de l’État qui, en France, avait optĂ© en faveur du Minitel (NORMAND, 1995).

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qu'un tel outil de spĂ©culation ne pouvait pas rester inutilisĂ©, la logique de rĂ©gulation va setrouver complĂštement renversĂ©e pour passer Ă  l'Ăąge mĂ»r. D'instrument dont on doit s'interdirel'usage, le tĂ©lĂ©graphe va devenir un instrument dont on doit organiser le fonctionnementefficace, car il devient lui-mĂȘme, Ă  travers la transparence de l'information que permet sonusage gĂ©nĂ©ralisĂ©, un instrument d'intensification et de rĂ©gulation du jeu boursier. CetteĂ©volution ne devient possible, donc nĂ©cessaire, qu’à mesure du renforcement de lastructuration sociale de la bourgeoisie capitaliste.

Cette fonction rĂ©gulatrice qu'acquiert le systĂšme de communication Ă  mesure qu'ilpĂ©nĂštre le domaine privĂ© ne concerne pas uniquement l'activitĂ© Ă©conomique. Dans l'ouvragedĂ©jĂ  citĂ©, Patrice FLICHY analyse Ă©galement comment, en ce qui concerne les Etats-Unis,l'usage du tĂ©lĂ©phone par les particuliers au dĂ©but du vingtiĂšme siĂšcle est Ă  mettre en relationavec les nouvelles formes d'urbanisation qui affectent les villes amĂ©ricaines Ă  cette Ă©poque. Ilcommence son raisonnement en dĂ©crivant les caractĂ©ristiques particuliĂšres du dĂ©veloppementde l'habitat individuel en zone suburbaine – phĂ©nomĂšne gĂ©nĂ©ral, touchant l'ensemble desgrandes citĂ©s et qui avait dĂ©butĂ© avant l'apparition du tĂ©lĂ©phone. Il souligne ensuite le risque,consĂ©cutif Ă  une semblable Ă©volution, de dilution des liens de sociabilitĂ© qui, auparavant,s'Ă©tablissaient dans le quartier – dense – de la zone d'habitation prĂ©cĂ©dente. S’appuyant enparticulier sur un ouvrage collectif consacrĂ© Ă  l’histoire sociale du tĂ©lĂ©phone aux Etats-Unis(de SOLA-POOL, 1977), il montre enfin comment l'usage qui est fait du tĂ©lĂ©phone par lesmĂ©nages vise justement Ă  resserrer ces liens malgrĂ© l'Ă©loignement gĂ©ographique.

Cet exemple est Ă©clairant dans la mesure oĂč l'on y voit une logique de rĂ©gulation socialepĂ©nĂ©trer au cƓur de l'usage privĂ© du systĂšme de communication (de tĂ©lĂ©communication enl'occurrence). En effet, Ă  travers la pratique Ă  laquelle il donne lieu, le tĂ©lĂ©phone prend d'unecertaine maniĂšre en charge les consĂ©quences de modifications urbaines qui lui sont largementĂ©trangĂšres. Plus globalement, ces nouveaux moyens de communication, ces nouveauxintermĂ©diaires de communication pourrait-on dire, viennent panser les plaies d'une sociĂ©tĂ© quin'en finit pas de restreindre les opportunitĂ©s d'Ă©changes directs entre les individus ou lesgroupes qui la composent. C'est une fuite en avant, un double jeu, oĂč chaque technologienouvelle approfondit encore ces tendances Ă  l'Ă©clatement, mais oĂč, dans le mĂȘme temps, tousces mĂ©dias nouveaux s'emploient, ou plutĂŽt sont employĂ©s Ă  boucher les trous du tissu social,Ă  rendre vivable ce qui ne pourrait plus l'ĂȘtre sans eux (34). NĂ©cessitĂ© politique d'une sociĂ©tĂ©de communication, nĂ©cessitĂ© sociale tout Ă  la fois.

Nécessité économiqueSuite à l'évocation de la spéculation boursiÚre il y a quelques lignes seulement, on peut

presque considérer la nécessité économique du développement d'une société decommunication comme une évidence tant il est clair qu'à ce jeu, c'est celui qui sait avant lesautres qui gagne. Du réseau privé de courrier mis en place par la maison Rothschild au toutdébut du siÚcle précédent aux « délits d'initiés » contemporains, tout concorde pour prouverque se trouve dans ce monde de la finance une puissante exigence de communication.

De maniĂšre moins schĂ©matique certes, la mĂȘme exigence traverse une bonne part desautres activitĂ©s Ă©conomiques. Qu'il s'agisse de s'informer, de connaĂźtre, de prĂ©voir oud'anticiper – c'est tout un – l'Ă©tat du marchĂ©, son environnement socio-politique, les forces et

(34) C’est en partie ainsi que l’on peut interprĂ©ter le constat de François ASCHER (1995, pp. 57-59) selonlequel le dĂ©veloppement du tĂ©lĂ©phone s’est articulĂ© avec une croissance de la mobilitĂ©.

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faiblesses des concurrents ou les derniĂšres avancĂ©es technologiques dans son domaine, c'esttoujours le mĂȘme moteur concurrentiel qui pousse Ă  consommer et Ă  produire de l'information.Que l'on ajoute un environnement qui se complexifie, une aire d'Ă©change qui se mondialise, onaura dĂ©jĂ  largement compris le phĂ©nomĂšne. La dynamique qui pousse au dĂ©veloppement de lacommunication dans notre sociĂ©tĂ© est en premier lieu Ă©conomique. Elle tient, comme leprĂ©cisait Manuel CASTELLS, Ă  l'exigence de profitabilitĂ© et de compĂ©titivitĂ©.

Bien que l'essentiel tienne dans les paragraphes qui précÚdent immédiatement, on peuttenter d'aller plus loin en envisageant la maniÚre dont cette logique économique fondamentaleréussit à intégrer les autres dimensions déjà évoquées. Le découpage rigide qu'impose la clartéde l'exposé montre bien ses limites lorsqu'il s'agit d'aborder des thÚmes qui, par essence,traversent notre société de part en part. La recherche des racines de l'émergence d'une sociétéde communication n'échappe pas à la rÚgle. Aussi, ne s'étonnera-t-on pas d'avoir déjà entrevude l'économique dans le politique ou de deviner quelque articulation entre l'idéologie utopiquede la communication et les valeurs dominantes du libéralisme.

Du politique Ă  l'Ă©conomique, l'affaire est entendue. Il est acquis que le dĂ©veloppementde la sphĂšre Ă©conomique capitaliste s'appuie aussi sur la capacitĂ© de l'Etat Ă  assumer safonction rĂ©gulatrice. Mais les liens qui apparaissent ainsi entre ces deux domaines de la viesociale sont de nature plus profonde. Pour Pierre ROSANVALLON, au-delĂ  des mots et au-delĂ de la fonction que la sphĂšre capitaliste assignerait Ă  l'Etat, libĂ©ralisme Ă©conomique etlibĂ©ralisme politique sont intimement liĂ©s. En introduction de son Histoire de l'idĂ©e de marchĂ©(1989), il affirme d'emblĂ©e que dĂšs l'origine, au XVIIIe siĂšcle, le concept de marchĂ© s'Ă©rige enrĂ©ponse « sociologique et politique » Ă  celui de contrat. « L'affirmation du libĂ©ralismeĂ©conomique traduit l'aspiration Ă  l'avĂšnement d'une sociĂ©tĂ© civile immĂ©diate Ă  elle-mĂȘme,autorĂ©gulĂ©e. Dans la sociĂ©tĂ© de marchĂ©, c'est le marchĂ© (Ă©conomique) et non pas le contrat(politique) qui est le vrai rĂ©gulateur de la sociĂ©tĂ© (et pas seulement de l'Ă©conomie) ».

Certes, dans le corps de son ouvrage, puis en conclusion, l'auteur met fermement engarde le lecteur contre le danger qu'il y a Ă  confondre « l'utopie libĂ©rale », qui consistejustement Ă  faire du marchĂ© le grand principe de rĂ©gulation de toute la sociĂ©tĂ©, et la pratiqueou l'idĂ©ologie de la bourgeoisie qui, parce qu'Ă  compter du XIXe siĂšcle elle est « en situationde gestion de la sociĂ©tĂ© », voit son programme rĂ©duit « Ă  la direction de la sociĂ©tĂ© en fonctionde ses intĂ©rĂȘts propres ». L'utopie libĂ©rale, confrontĂ©e dĂšs cette Ă©poque Ă  sa propre rĂ©alitĂ©Ă©conomique, est alors contrainte de changer de nature. Elle ne peut qu'abandonner, en tantqu'utopie, le terrain Ă©conomique pour investir explicitement le politique. Ce faisant,« arithmĂ©tique des passions, harmonie des intĂ©rĂȘts, fraternitĂ© universelle : c'est la mĂȘmereprĂ©sentation de l'homme et de la sociĂ©tĂ© qui est Ă  l'oeuvre ».

On voit ainsi comment le mĂȘme idĂ©al de l'information pure et parfaite a depuislongtemps dĂ©bordĂ© du seul cadre de l'Ă©conomie pour se rĂ©pandre dans l'imaginaire politique.Quoique trĂšs couramment admise, cette transposition Ă©claire du mĂȘme coup la dimensionpolitique du dĂ©veloppement d'une sociĂ©tĂ© de communication sous un angle encore diffĂ©rent deceux envisagĂ©s plus haut. Mais le retour Ă  cette reprĂ©sentation libĂ©rale de l'individu et de lasociĂ©tĂ© permet Ă©galement de revenir sur la maniĂšre trĂšs ambivalente dont l'utopiecommunicationnelle dĂ©crite par Philippe BRETON parvient Ă  trouver sa place et Ă  prospĂ©rer ausein du mode d'organisation, trĂšs largement imprĂ©gnĂ© de conceptions libĂ©rales, qui prĂ©vautdans le monde occidental.

D'un cĂŽtĂ©, la maniĂšre dont cette vision d’une sociĂ©tĂ© en rĂ©seau s'inscrit en rĂ©action face Ă l'ensemble des vieilles pensĂ©es – dont le libĂ©ralisme – fondĂ©es sur l'exclusion a Ă©tĂ©suffisamment soulignĂ©e. Mais d'un autre cĂŽtĂ©, il semble que cette idĂ©ologie prĂ©sente toutes les

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caractĂ©ristiques qui lui permettent de s'insĂ©rer dans le systĂšme libĂ©ral, d'ĂȘtre absorbĂ©e par lui.On peut bien sĂ»r rappeler l'Ă©vident rapprochement entre l'information transparente et laconcurrence pure et parfaite des nĂ©o-classiques, dont l'idĂ©al est maintenant Ă©tendu Ă  la sphĂšrepolitique. Plusieurs autres rĂ©flexions peuvent ĂȘtre avancĂ©es Ă  ce propos.

On peut tout d'abord revenir sur le caractĂšre consensuel de cette idĂ©ologie « sansennemi ». Puisqu'elle ne peut le rejeter, elle se retrouve ainsi presque prĂ©disposĂ©e Ă  rencontrerun libĂ©ralisme dominant avec qui elle partage, entre autres valeurs, la confiance en larationalitĂ© et un certain individualisme. On peut s’appuyer sur le discours combatif dePhilippe ENGELHARD (1996) pour mettre en lumiĂšre une collusion forte entre l’idĂ©ologielibĂ©rale et l’idĂ©ologie de la communication. Dans son essai L’homme mondial, cet auteurattaque vigoureusement « le projet universaliste de la raison libĂ©rale » (p. 250 et suiv.). IldĂ©nonce l’optimum paretien en ce qu’il constitue « un optimum interindividuel », et non « unoptimum social ». En effet, ce modĂšle repose sur une hypothĂšse de sĂ©parabilitĂ© desprĂ©fĂ©rences des agents qui signifie, en reprenant une expression de Jean-Pierre DUPUY, que lesindividus sont absolument indiffĂ©rents les uns aux autres. Il s’agit lĂ  pour PhilippeENGELHARD d’une nĂ©gation du principe mĂȘme d’une organisation sociale autre que la sociĂ©tĂ©ouverte universelle. La raison libĂ©rale entre en contradiction avec l’existence de valeurscommunautaires soudant des groupes restreints. Elle rejoint en revanche la reprĂ©sentation del’homme « sans intĂ©rieur » autour de laquelle se construit l’utopie communicationnelle. Onperçoit peut-ĂȘtre mieux ainsi la cohĂ©rence profonde des trois nĂ©cessitĂ©s qui fondent la« sociĂ©tĂ© de communication ». Mais il faut insister dĂšs Ă  prĂ©sent sur le deuxiĂšme aspect – essentiel – que constitue l’extension de la sphĂšre marchande.

L'idĂ©ologie de la communication vient Ă  point nommĂ© pour renforcer un processus dĂ©jĂ ancien d'extension de la sphĂšre marchande. L'apparition de technologies de communications(tĂ©lĂ©graphe, puis tĂ©lĂ©phone... jusqu'aux « Nouvelles Technologies de l'Information et de laCommunication » d'aujourd'hui) et l'instauration de modes de vie et de modes d'organisationpermettent Ă  l'Ă©conomie marchande capitaliste d'investir peu Ă  peu ce domaine de lacommunication. Cette prise en charge progressive devient telle que les activitĂ©s directementliĂ©es Ă  celui-ci occupent aujourd'hui une place importante, peut-ĂȘtre mĂȘme prĂ©pondĂ©rante sil'on considĂšre le dynamisme dont elles sont porteuses. On peut encore dĂ©nicher dans cepropos un autre aspect de la nĂ©cessitĂ© du dĂ©veloppement d'une sociĂ©tĂ© de communication, liĂ©cette fois-ci Ă  la recherche d'un nouveau dynamisme Ă©conomique. On retiendra pour lemoment que l'Ă©mergence, dans ce contexte, d'une reprĂ©sentation du monde qui n'envisagel'existence de chaque entitĂ© et de chaque individu qu'Ă  travers les relations qu'il entretient avecson environnement, entre naturellement en conjonction avec ce mouvement d'extension de lasphĂšre marchande aux Ă©changes d'informations. Elle s'en nourrit. Elle le nourrit.

MontĂ©e de l’information et extension de la sphĂšre marchande

C’est alors en termes plutĂŽt prospectifs que l’on peut dans cette perspective envisagerles fondements d’une sociĂ©tĂ© communicationnelle. On cherchera d’abord Ă  souligner lecaractĂšre auto-entretenu de la montĂ©e de l’information. Partant de cette dynamique, on pourraensuite explorer quelques avenirs qui ont pu paraĂźtre envisageables. Enfin, on insistera sur lepoids de l’extension de la sphĂšre marchande.

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L’information : une tension inĂ©luctableL'information semble tout d’abord devoir continuer, avec sa dynamique propre, Ă 

pĂ©nĂ©trer toujours plus au sein du systĂšme productif. Cette tendance est en effet la traductionlogique de l'extension de la sphĂšre marchande. Mais elle constitue Ă©galement une rĂ©ponsespĂ©cifique des entreprises pour gĂ©rer un environnement qui s'Ă©largit, se complexifie et dont lerythme s'accĂ©lĂšre. Ce caractĂšre irrĂ©sistible de l’information est Ă©galement liĂ© aux spĂ©cificitĂ©sdu dĂ©veloppement des technologies de l’électronique sur lesquelles elle s’appuie. Ainsi que lesouligne Maurice DAUMAS (1991, p. 173), cette branche industrielle, mĂȘme si elle nefonctionne pas en circuit fermĂ©, prĂ©sente la particularitĂ© de faire « appel Ă  ses proprescrĂ©ations pour dĂ©velopper en qualitĂ© et en quantitĂ© sa propre production ». Un fluxd’innovations auto-entretenu en quelque sorte qui sert de socle Ă  la « montĂ©e del’information ».

En retour, ce recours accentuĂ© Ă  la production, la gestion et l'Ă©change d'informationsparticipe lui-mĂȘme Ă  augmenter la dĂ©pendance de chaque unitĂ© de production vis-Ă -vis de sonenvironnement et Ă  rendre celui-ci plus rapide, plus rĂ©actif. On observe Ă  ce propos une sorted'aller-retour du niveau micro au niveau macro, une sorte de boucle de rĂ©troaction qui donne Ă l'irruption de l'information au sein du systĂšme productif le caractĂšre d'un phĂ©nomĂšne auto-entretenu. C'est encore un argument qui tend Ă  le faire apparaĂźtre inĂ©luctable.

Cette spirale, cette course à l'information appelle un commentaire en relation avec lesenjeux de productivité dont elle est chargée pour l'ensemble de l'appareil économique. Onpeut en effet observer d'un cÎté une logique de production d'informations qui exacerbe lesdynamiques qui sont ses propres moteurs. D'un autre point de vue, les analystes économiquesont donné différentes mesures des ressources que « la société d'information » accapare audétriment du secteur productif. Ils ont souligné la croissance de cette ponction et mettent enavant, pour certains, la baisse globale de productivité qu'elle entraßne. Dans ce schéma, onpeut douter que ce mouvement perpétuellement entretenu d'autoconsommation del'information soit de nature à favoriser une utilisation plus productive de ces masses dedonnées.

Il ne s'agit pas de dĂ©crĂ©ter tout gain de productivitĂ© impossible. D'ailleurs, les faitscontrediraient rapidement cette affirmation. Il y a cependant dans ce dĂ©veloppement del'information dans le systĂšme productif un mĂ©canisme intrinsĂšquement contre-productif. Onpeut accepter la thĂšse de Jean VOGE selon laquelle les structures pyramidales et hiĂ©rarchiquesdes organisations gĂ©nĂšrent opacitĂ© et goulots d'Ă©tranglements qui gĂȘnent la circulation, etfinalement l'efficacitĂ© de l'information. De ce point de vue, les organisations cellulaires, ou« en rĂ©seau » qu'il prĂ©conise constituent vraisemblablement une rĂ©ponse. Mais cette rĂ©ponsefondamentale, en terme « d'information-structure » pour reprendre la typologie d'AnneMAYERE, alimentera Ă  son tour cette course sans fin. Elle donnera un nouvel Ă©lan Ă  la fluiditĂ©du monde. Elle portera aussi en elle un nouvel appel Ă  plus, toujours plus d'information.

Cette boucle d'action-rĂ©troaction inscrite dans un mouvement d'aller-retour entre desniveaux d'observation micro et macro est une figure classique. Si elle vient juste d’ĂȘtreĂ©voquĂ©e concernant la place de l'information dans le systĂšme productif, on l’avait dĂ©jĂ rencontrĂ©e Ă  propos de l'usage privĂ© du tĂ©lĂ©phone. L'exemple pris Ă  Patrice FLICHY associait ledĂ©veloppement des zones suburbaines autour des villes amĂ©ricaines et l'extension du rĂ©seautĂ©lĂ©phonique. Il montrait comment le tĂ©lĂ©phone permettait Ă  la fois aux individus de maintenircertaines de leurs relations sociales malgrĂ© la dispersion de l'habitat et dans le mĂȘme temps,participait Ă  ces tendances d'Ă©clatement spatial et de dĂ©chirement du tissu social.

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Chapitre 4 : Vers une sociĂ©tĂ© de l’information ? ❘ 113

La sociĂ©tĂ© d'information semble finalement rĂ©pondre de maniĂšre souvent trĂšs paradoxaleaux enjeux qu'on lui attache gĂ©nĂ©ralement. Elle n'a de solutions que celles qui assurent laprolongation de sa propre dynamique. La concurrence exacerbĂ©e oblige les entreprises Ă consommer toujours plus d'information, et ce surcroĂźt d'informations vient accĂ©lĂ©rer le jeuconcurrentiel. La rĂ©alisation de gains de productivitĂ© appelle la gestion de fluxinformationnels toujours plus denses, mais ces opĂ©rations de gestion de flux pĂšsent elles-mĂȘmes de plus en plus sur la productivitĂ©. Les nouvelles technologies de la communicationpermettent de sauvegarder pour une part un lien social qu'elles rendent dans le mĂȘme tempschaque jour davantage menacĂ©.

On l'aura compris, il ne s'agit pas de conclure en faisant des nouvelles technologies de lacommunication ou encore de la « sociĂ©tĂ© d'information » les facteurs d'une rupture majeuredans le cours de la sociĂ©tĂ©. La dynamique dans laquelle elles s'inscrivent est largement auto-cumulative. Elles apparaissent, quoi que l'on puisse en dire, fondamentalement conservatrices.Leur maniĂšre d'intervention sur le social s'articule en deux volets de ce point de vueparfaitement complĂ©mentaires : d'une part, permettre Ă  certaines tendances de fond de lasociĂ©tĂ© contemporaine de perdurer en rendant vivables, acceptables, et en consĂ©quencepossibles ces Ă©volutions, d'autre part, confirmer et amplifier ces mouvements. C'est unconservatisme loin d'ĂȘtre immobile, le conservatisme d'un Ă©trange objet – la communication –profondĂ©ment inscrit dans un monde qui tourne, qu'il suit et qu'il entraĂźne.

Au regard de la reprĂ©sentation de ce conservatisme, les enjeux communĂ©ment dĂ©volus Ă l'information – retrouver l'efficacitĂ© Ă©conomique et la prospĂ©ritĂ©, donner l'intelligence Ă  lasociĂ©tĂ© des hommes ou permettre le plein Ă©panouissement de chaque individu – paraissentsinguliĂšrement disproportionnĂ©s. On peut alors dĂ©sespĂ©rer Ă  jamais du futur. Peut-ĂȘtre faut-ilplutĂŽt ne pas se montrer trop déçu, qu'une fois de plus, un simplisme ne fonctionne pas enmatiĂšre de transformation sociale. Dans l'individualisme ambiant, la confiance dans le futurest sans doute uniquement affaire de confiance en soi. Voici en tout cas une vision dont l'undes mĂ©rites est qu'elle dissuade de chercher Ă  prĂ©dire l'avenir.

Un salut hors du marché ?Reste alors la démarche prospective, celle qui demeure irrémédiablement enchaßnée au

prĂ©sent, pour prĂ©senter quelques images dirigĂ©es vers le futur. C'est l'exercice auquel se sontlivrĂ©s Pierre-Alain MERCIER, François PLASSARD et Victor SCARDIGLI. Dans La sociĂ©tĂ©digitale, Les nouvelles technologies au futur quotidien (1984), ils distinguent deux niveauxd'analyse prospective largement autonomes : le premier concerne les individus et les mĂ©nages,le second dĂ©veloppe des « scĂ©narios sociĂ©taux ». Cette dichotomie prĂ©sente l'intĂ©rĂȘt de donnerune Ă©paisseur Ă  la reprĂ©sentation que l'on peut se faire de l'avenir. Quel que soit le futur quel'on prĂ©dit Ă  la sociĂ©tĂ© d'information, il reste que les individus qui la composent n'ont pas tousles mĂȘmes aspirations, la mĂȘme culture ni tous la mĂȘme attitude vis-Ă -vis des technologies dela communication. A travers « l'autonomie relative des superstructures par rapport Ă l'infrastructure », Marx abordait un phĂ©nomĂšne proche de celui-ci. Ces diffĂ©rences induisentune variabilitĂ© qu'il faut reconnaĂźtre, accepter et vraisemblablement entretenir.

Trois « modÚles d'interaction » entre les nouvelles technologies et les usages qu'en fontles individus sont donc proposés dans un premier temps. Le modÚle de « l'intégration »correspond à la « maison rose ». Tùches quotidiennes, travail, éducation et loisirs, tout y estfacilité par l'informatique mise en réseau et pour des individus qui consomment de lacommunication digitale sans barriÚre aucune. Mode de vie, usages et progrÚs technologique se

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combinent pour répondre à de vrais besoins sociaux et participer à l'épanouissement dechacun.

A ce paradis, les auteurs opposent deux dérÚglements. « La maison grise, ce sera unesujétion accrue de l'homme à la technique. La demande sociale sera absente, mais denouveaux services s'avÚrent trÚs efficaces pour imposer un mode de vie que l'individu n'aurapas désiré, et dans lequel il perdra son autonomie ». Enfin, la « maison verte » représente le« modÚle de dysfonctionnement ». « Les difficultés d'ajustement vont se multiplier entre lesnouveaux services, qui ne parviennent pas à prendre en compte la demande sociale, et lesindividus, qui s'en détourneront pour construire leur vie en dehors de la technique » (p. 81).

Rose, gris, vert, nous explique-t-on, nos maisons futures seront sans doute desmosaïques. Elles inscriront dans le paysage social leur diversité. Evidemment, elles seront enretour fortement marquées par celui-ci. Les scénarios prospectifs de société que proposentalors Pierre-Alain MERCIER, François PLASSARD et Victor SCARDIGLI résultent du croisementde deux variables. L'environnement économique tout d'abord, est censé rendre compte de lacapacité des ménages, des entreprises et de l'Etat à faire face aux dépenses liées d'une part auxinvestissements nécessités par la diffusion de nouvelles technologies de communication, etd'autre part aux coûts d'usage de ces nouveaux équipements. Donc, deux possibilités :croissance ou crise économique.

Partant du constat selon lequel on ne peut dĂ©duire des objets ou des techniques l'usagesocial qui en sera fait, la seconde variable distingue deux images du changement social auquella communication digitalisĂ©e pourrait amener : « l'un[e] correspond Ă  une conception plusvolontariste du changement social, Ă  une prise en charge par la sociĂ©tĂ© de son propre avenir, etl'autre Ă  une situation de laisser-faire, de laisser-aller, oĂč les changements sociaux sont lesconsĂ©quences d'autres impĂ©ratifs, de nature industrielle ou politique par exemple » (p. 115).

Quatre scénarios sont obtenus en croisant l'axe crise/croissance d'une part à un axeopposant de l'autre la maßtrise, importante ou faible au contraire, du changement social grùceaux nouvelles technologies. On peut les décrire rapidement :

- « Les dominantes [de la crise sans le changement] sont : marchandisation,homogénéisation [des cultures et des modes de vies], dépendance [des individus] etinégalités. Les nouvelles technologies jouent dans le sens d'un renforcement de cestendances » (p. 136)

- Avec le scénario de croissance grùce aux produits de l'information (mais toujours sansle changement), « on a affaire à une logique de développement économique qui étendla sphÚre marchande. La reprise accroßt les inégalités, et la diffusion des techniquesrenforce l'homogénéisation et la centralisation administrative. Le retour à unecroissance "sauvage" se fait au prix d'un accroissement des tensions, tant par laréduction du rÎle de l'Etat-Providence que par les comportements nouveaux desentrepreneurs qui prennent plus de risques » (p. 145).

- Le scénario vivre dans la crise grùce aux nouvelles technologies présente une sociétéqui a su prendre son destin en main. « La crise est rendue supportable par la prise encompte, par l'Etat, des aspirations non-marchandes et égalitaires. Coexistence dumarchand et du non-marchand, de la centralisation et de la décentralisation, del'autonomie et de la dépendance : les technologies nouvelles ne permettent pas desurmonter ces contradictions, mais favorisent l'innovation sociale » (p. 160).

- La société de l'information grùce à la croissance est un scénario dont la marqueprincipale est l'autonomie des individus. Pour le reste, il semble constituer un cadre ou

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tout est possible. Aussi les auteurs s'interrogent-ils sur la sauvegarde, dans un telscénario, de la cohérence sociale.

Dans l'esprit de leurs auteurs, ces quatre scĂ©narios dĂ©crivent non pas des avenirspossibles, mais plutĂŽt des tendances potentielles. Tendances potentielles, parce qu'elles sontd'ores et dĂ©jĂ  lisibles dans les Ă©volutions contemporaines. C'est dans cette optique, afin de nepas restreindre d'emblĂ©e, par d’étroits a priori, le champs des possibles, qu'ils sont repris enintĂ©gralitĂ© ici.

Abandonnant cette prudence, il conviendrait pourtant davantage Ă  la cohĂ©rence despages prĂ©sentes de se dĂ©marquer de cette perspective oĂč, de « la crise sans le changement » à« la sociĂ©tĂ© d'information grĂące Ă  la croissance », tout semble envisageable. En effet, les deuxscĂ©narios de changement prĂ©sentent la caractĂ©ristique d'envisager un dĂ©veloppement de lacommunication digitalisĂ©e hors de la sphĂšre marchande. Un tel dĂ©veloppement rendrait alorspossible la rĂ©alisation d'aspirations diverses liĂ©es Ă  l'autonomie des individus, Ă  la rĂ©sorptiondes disparitĂ©s, Ă  la sauvegarde de diffĂ©renciation culturelle et de modes de vie, etc. CesscĂ©narios dĂ©crivent chacun une situation dans laquelle les besoins sociaux, exprimĂ©s parl’entremise de l’Etat ou directement par les individus, priment sur la technologie.

Puisqu’il semble acquis que l’avenir sera mosaĂŻque, il serait vain de chercher Ă  Ă©liminerl’une des tendances repĂ©rĂ©es par les trois auteurs. En rĂ©alitĂ©, la dĂ©marche prospectiveclassique qu’ils ont suivie a consistĂ© Ă  chercher dans le prĂ©sent la trace des Ă©volutions futures :elle conforte la pertinence des scĂ©narios proposĂ©s. En outre, la roue a tournĂ© depuis que cetexercice a Ă©tĂ© menĂ© et l’horizon de projection qu’il visait est chaque jour plus proche duprĂ©sent. Peut-on alors discerner une voie dans laquelle notre sociĂ©tĂ© se serait engagĂ©e demaniĂšre prĂ©fĂ©rentielle ?

Le premier point Ă  souligner dans cet esprit est la confirmation de la pluralitĂ© destransformations en cours : on peut lire des traits caractĂ©ristiques de chacun des quatrescĂ©narios dans la sociĂ©tĂ© actuelle. Le deuxiĂšme enseignement concerne l’incertitude qui s’estparfois rĂ©duite mais qui parfois demeure quant Ă  l’évolution d’un certain nombre de variablesqui ont servi Ă  construire ou Ă  caractĂ©riser les scĂ©narios. Entre crise et reprise, on ne peut parexemple pas dire que notre sociĂ©tĂ© n’a pas Ă©tĂ© en mesure de supporter la diffusion denouvelles technologies de communication. En revanche, a-t-elle, Ă  travers cet investissement,« pris en charge son propre avenir » ? Il ne semble pas aujourd’hui, que l’on puisse dĂ©ciderobjectivement de la nuance qui l’emporte entre le gris de « la sujĂ©tion accrue Ă  la technique »,le rose de « l’intĂ©gration » ou le vert du « dysfonctionnement ».

Mais au-delĂ  de la reconnaissance de l’accuitĂ© de l’analyse prĂ©sentĂ©e Ă  l’époque, au-delĂ encore du constat d’un ouvrage de propective qu’il faudrait chaque jour remettre sur le mĂ©tier,il apparaĂźt que continue de s’affirmer une tendance lourde. Au regard du mondecontemporain, peut-on vraiment envisager des futurs qui laisseraient une place centrale audĂ©veloppement de la communication hors de la sphĂšre marchande ? Est-ce l’effet d'une cĂ©citĂ©particuliĂšre que ne pas les entrevoir ? Il semble que la sociĂ©tĂ© d'information s'impose Ă  notresociĂ©tĂ© tout entiĂšre, en premier lieu par le biais de la communication qu'elle transforme enmarchandise.En restant dans le domaine de la prospective et en refusant la futurologie, il neparait pas possible d'envisager que cette tendance lourde se renverse. S’il faut ĂȘtre cautionnĂ©sur ce point, on peut par exemple se rĂ©fĂ©rer Ă  Marc GUILLAUME (1989, p. 194) qui, Ă©voquantce qu’il dĂ©nomme lui-mĂȘme « la marchandisation du social », estime « qu’elle apparaĂźtcomme notre destin fatal ».

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Pierre-Alain MERCIER, François PLASSARD et Victor SCARDIGLI nous avaient eux-mĂȘmes mis en garde : « Bref, tout n'est pas possible; a fortiori, tout n'est pas probable !L'oublier, ce serait un peu comme si l'on spĂ©culait longuement sur l'impact potentiel d'unediffusion massive de vidĂ©ocassettes pornographiques dans l'Iran de KHOMEYNI ! » (p. 65).Mais, Philippe BRETON nous l'explique : « La pornographie est ainsi une trĂšs bonne mĂ©taphorede l'illusion, beaucoup plus gĂ©nĂ©rale, de la communication toute-puissante : on y montre toutce qui est visible mais du mĂȘme coup on n'y voit rien, du moins rien de ce qui est essentiel »(BRETON, 1992, p. 137). Dans ces conditions, il convient peut-ĂȘtre de ne pas donner tout Ă voir, comme si le lourd voile de pudeur dont la marchandisation de notre sociĂ©tĂ© habille lesscĂ©narios de changements n’existait pas.

Marchandisation de l'informationL’extension de la sphĂšre marchande, Ă©vidente aujourd’hui, a en effet de profondes

racines. Elle constitue un phĂ©nomĂšne qui a acquis une dimension essentielle parmi lesĂ©volutions de notre sociĂ©tĂ©. L’information, par la place qu’elle occupe dĂ©sormais, mais aussipar l’articulation de ses logiques propres Ă  ce phĂ©nomĂšne, en constitue une cible privilĂ©giĂ©e.Sauf Ă  envisager une rupture majeure qu'il ne s'agirait pas ici de souhaiter ou de rejeter, maisseulement de pouvoir dĂ©celer, la poursuite de l’extension de la sphĂšre marchande au sein de lacommunication entre les hommes apparaĂźt largement inĂ©luctable.

Robert-Louis HEILBRONER (1986), citĂ© par Luc BOLTANSKI et Eve CHIAPELLO (1999),explique ainsi qu’une part importante de la dynamique du capitalisme peut ĂȘtre attribuĂ© Ă  « latransformation d’activitĂ©s qui engendrent des valeurs d’usage ou de plaisir en activitĂ©s quidonnent Ă©galement un profit Ă  leurs auteurs » (p. 51). Les deux sociologues insistent ensuiteeux-mĂȘmes sur l’importance de ce processus qui transforme la critique du systĂšme en unedemande exprimĂ©e audible par les entrepreneurs. Loin de toute naĂŻvetĂ©, les auteurs mettentaussitĂŽt en exergue ses limites : les aspirations Ă  « la libĂ©ration » ou Ă  « l’authenticitĂ© »demeurent pour l’essentiel insatisfaites par l’offre marchande qui tente de s’y adapter. Ils enarrivent Ă  plaider pour une « limitation de la sphĂšre marchande », en reconnaissant que « lalutte contre la marchandisation de nouveaux biens est particuliĂšrement difficile » (p. 574).

Au-delĂ  des seuls biens, le phĂ©nomĂšne de marchandisation concerne plus globalementl’ensemble des relations sociales. Karl POLANYI (1944) Ă©voque le changement radical, la« transformation », qu’a constituĂ© selon lui l’avĂšnement du « marchĂ© autorĂ©gulateur » (35) enEurope pendant un siĂšcle environ Ă  partir de 1830. Pour la premiĂšre fois dans l’histoire,explique-t-il, l’économie se dĂ©gageait du social, le dominant, lui imposant ses principes. LaGrande Transformation des annĂ©es 30 consiste alors en un mouvement inverse, de re-socialisation de l’économie concrĂ©tisĂ© tant par la mise en place de systĂšmes d’encadrementidĂ©ologique de la sociĂ©tĂ© de type fasciste ou socialiste que par le dĂ©veloppement del’interventionnisme keynĂ©sien. Dans ce schĂ©ma, la globalisation actuelle marquerait unenouvelle « transformation » oĂč l’économique reprendrait son indĂ©pendance vis-Ă -vis du social.

Fernand BRAUDEL (1979, tome 2, pp. 194-195) remet sĂšchement en cause cette visionqui distingue l’échange, fondamentalement social, du marchĂ© ressortissant de l’économie,elle-mĂȘme considĂ©rĂ©e comme un sous-ensemble de la vie sociale dont elle pourrait se dĂ©gager.

(35) C’est-Ă -dire “un systĂšme concurrentiel [
] oĂč toute chose tend Ă  se transformer en une marchandise dontle prix rĂ©sulte de la confrontation entre une offre et une demande, qui rĂ©troagissent elles-mĂȘmes auxvariations des prix” (ADDA, 1997, tome 1, p. 10).

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Il souligne que « toutes les formes [d’échange] sont Ă©conomiques, toutes sont sociales », quemĂȘme le marchĂ© autorĂ©gulateur implique dialogue, pression extra-Ă©conomiques. Il s’élĂšveenfin contre la simplification abusive de l’Histoire, implicite dans ce classement abrupt.

Il n’empĂȘche que le dĂ©veloppement du welfare state, puis son relatif effacement dans lapĂ©riode rĂ©cente, peut paraĂźtre traduire les va-et-vient du phĂ©nomĂšne de marchandisation. Laprise en compte de la critique de Fernand BRAUDEL n’exclut certainement pas que l’intensitĂ©d’un tel phĂ©nomĂšne connaisse des variations. L’école de la rĂ©gulation a bien mis en Ă©videncecomment la pĂ©riode fordiste a Ă©tĂ© fortement marquĂ©e par la rĂ©affirmation de l’imbrication desrelations sociales au jeu de l’économie.

Plusieurs rĂ©flexions amĂšnent cependant Ă  amender le schĂ©ma d’un recul de la pression Ă la marchandisation, puis d’un nouveau retour de sa suprĂ©matie. On notera tout d’abord que lamise en place de « l’Etat-Providence » et de ses fondement redistributifs ne s’est passeulement traduit par la prise en charge collective de nombreux aspects de la vie sociale, parla mise en place de mĂ©canismes de rĂ©gulation, rĂ©glementaires ou autre, qui sont venus attĂ©nuerles logiques marchandes (comme par exemple dans le cas du marchĂ© du travail, ou, dans untout autre domaine, du marchĂ© des transports de marchandises). Elle s’est Ă©galementconcrĂ©tisĂ©e de maniĂšre fondamentale par le dĂ©veloppement de prestations nouvelles, quin’avaient pour l’essentiel jamais appartenu Ă  la sphĂšre marchande : il s’agit en particulier deprestation auparavant internalisĂ©es par les mĂ©nages (l’aide sociale par exemple) ou encore deservices qui n’ont pu ĂȘtre dĂ©veloppĂ©s que grĂące Ă  cette prise charge collective(l’enseignement, la santé ). AppuyĂ©es sur ces prestations, des activitĂ©s franchementmarchandes ont connu un dĂ©veloppement sans prĂ©cĂ©dent (l’industrie pharmaceutique, 
).Mais surtout, cette prise en charge par l’Etat a aussi entraĂźnĂ© une monĂ©tarisation de cesdiffĂ©rents services qu’elle a en quelque sorte permis de rĂ©vĂ©ler. De cette maniĂšre, elleprĂ©parait sans doute leur incorporation actuelle Ă  la sphĂšre marchande (36). Enfin, le partagedes gains de productivitĂ© a permis une Ă©lĂ©vation du niveau de vie qui a assurĂ© l’extension dumodĂšle de consommation et la diffusion d’objets et de services marchands mĂ©diatisantfortement les relations sociales (tĂ©lĂ©vision, automobile
).

L’analyse selon laquelle la montĂ©e du rĂŽle de l’Etat se serait effectuĂ©e contre la sphĂšremarchande est donc Ă  relativiser fortement. Comme l’avance Joseph HADJIAN (1998), « Lagrande transformation a, sĂ»rement, Ă©tĂ© moins radicale que ne l’envisageait POLANYI », Ă moins qu’elle n’ait « pas eu lieu » comme l’affirme Guy ROUSTANG dans le mĂȘme ouvrage.De mĂȘme, la rĂ©affirmation actuelle des logiques de marchĂ© n’efface pas forcĂ©ment les autreslogiques sociales. Les pages qui prĂ©cĂšdent ont par exemple insistĂ© sur la diversitĂ© desidĂ©ologies qui sous-tendent la « montĂ©e de l’information ». De mĂȘme, l’extension nouvelle ducredo libĂ©ral correspond-elle d’abord Ă  une conjoncture historique oĂč les relations entrecapital et travail ne sont guĂšre favorables au dernier, mais aussi Ă  la crise puis la quasi-disparition du systĂšme politique concurrent, bref, Ă  un ensemble d’élĂ©ments qui neressortissent pas directement de la sphĂšre Ă©conomique capitaliste. On conservera plutĂŽt unereprĂ©sentation selon laquelle l’économie est indissociable du reste de la sociĂ©tĂ©, mais quipermet aussi de rendre compte des variations des modalitĂ©s du processus de marchandisationet de son accentuation dans la pĂ©riode contemporaine.

(36) MalgrĂ© une ressemblance, cette affirmation n’est cependant pas avancĂ©e dans le cadre dĂ©terministe de lathĂ©orie marxiste du Capitalisme Monopoliste d’État proposĂ©e dans les annĂ©es 60 qui dĂ©crivait leprocessus selon lequel l’État capitaliste prennait en charge les activitĂ©s dont la baisse tendancielle avaittrop Ă©rodĂ© les taux de profit afin d’en dĂ©charger le capital et de le laisser libre de se redĂ©ployer sur lessecteurs encore rentables.

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Par de multiples entrĂ©es, on peut lire l’avenir, avec relativement peu d’incertitude de cepoint de vue, comme un mouvement continu de marchandisation de l'information. C’est lĂ  lesens explicite que donne Philippe BRETON (1998) Ă  « l’explosion de la communication ». Cemouvement plonge ses racines dans notre histoire, dans notre systĂšme Ă©conomique et social.Évidemment, cette lecture peut apparaĂźtre trop radicalement univoque. En insistant sur lecaractĂšre indissociable de l’extension de la sphĂšre marchande et et de la prĂ©pondĂ©rance del’information, on passe peut-ĂȘtre trop rapidement sur les recompositions communautaires ouidentitaires que soulignent, chacun Ă  leur maniĂšre Manuel CASTELLS (1997) ou les analystesdu marketing tribal. Le premier accorde avec optimisme aux acteurs sociaux la capacitĂ© deconstruire des contre-pouvoirs, les seconds identifient, sur des bases qui ne tiennent plusseulement Ă  la position sociale, des niches de marchĂ© Ă  investir.

Les pages qui prĂ©cĂšdent peuvent alors ĂȘtre interprĂ©tĂ©es comme un constatd’impuissance. Il ne reviendra pas Ă  celle qui suivent d’évaluer la mesure dans laquellel’extension de la sphĂšre marchande est un phĂ©nomĂšne « rĂ©sistible ». En revanche, il convenaitsans doute de conclure l’évocation de l’avĂšnement d’une « sociĂ©tĂ© de la communication » pardes analyses, sinon plus optimistes, du moins ouvertement critiques dont peut provenir unrenouvellement des perspectives.

Critique de la communication

Finalement, au-delĂ  de la diversitĂ© des approches, au-delĂ  aussi du phĂ©nomĂšne demarchandisation, la nature de la communication qui investit notre sociĂ©tĂ© apparaĂźt Ă  travers unun ensemble de reprĂ©sentations plutĂŽt bien unifiĂ©. Quelle que soit l'entrĂ©e choisie, c'est eneffet toujours la mĂȘme reprĂ©sentation qui est mise en avant de maniĂšre plus ou moinsexplicite. L'aspect le plus visible tient au caractĂšre indirect, mĂ©diatisĂ© des relations envisagĂ©es.La place essentielle de la technique dans ces Ă©volutions est effectivement importante. Elle en aĂ©bloui plus d'un. On n'y reviendra pas. On rappelera seulement que c’est sur cette rupture de lacommunication directe que, dans ce domaine, peut prendre la greffe de l’extension de lasphĂšre marchande.

Le contenu des messages que cette sociĂ©tĂ© de communication se charge d'Ă©changer n'estpas moins caractĂ©ristique. Il est d'ailleurs en partie liĂ© au rĂŽle d'intermĂ©diairesystĂ©matiquement dĂ©volu aux moyens technologiques, mĂȘme s'il semble moinsimmĂ©diatement apparent. Dans un mouvement paradoxal de prime abord, il s'agit d'une partde tout transmettre, de tout communiquer, alors que d'autre part les systĂšmes mis en place serĂ©vĂšlent incapables, malgrĂ© la masse de donnĂ©es qu'ils peuvent vĂ©hiculer, de traiter la totalitĂ©de ce qui constitue l'Ă©paisseur de la communication entre individus ou entre groupes sociaux.Sous couvert de rationalitĂ© ou par simple effet de massification, entre autres Ă©lĂ©mentslimitatifs, les dimensions sensibles, conviviales ou tout simplement nuancĂ©es et complexesdes relations sont souvent amputĂ©es ou carrĂ©ment Ă©ludĂ©es.

De nombreux auteurs ont ainsi soulignĂ© les illusions dont est porteuse la communicationmoderne. S’il fallait, tant est abondante la littĂ©rature – on peut oser Ă©crire la communication –critique sur la communication, ne retenir de ces discours qu’une seule idĂ©e, cela pourrait ĂȘtreune mise en garde. Il s’agirait de dĂ©noncer la confusion entre ces flux d'informations quitraversent notre monde, toutes ces donnĂ©es qui finalement nous atteignent et lacommunication elle-mĂȘme. Quelques illustrations peuvent Ă©clairer cette idĂ©e.

Lorsque, concernant le domaine de la communication politique, Régis DEBRAY analysela métamorphose de ce qu'il appelle « la graphosphÚre » qui prévalait sous la TroisiÚme

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RĂ©publique en « la vidĂ©osphĂšre » actuelle, il insiste sur la transformation de la nature dumessage ainsi impliquĂ©e. Sous couvert de cette mutation mĂ©diatique, c'est le passage d'unecommunication symbolique Ă  une communication « indicielle » qui s'est opĂ©rĂ©e (37). Certes, ils'agit Ă  travers cette lecture davantage de comprendre que de condamner les transformationsqui affectent la communication politique. Mais cela n'empĂȘche pas le « mĂ©diologue » – ainsil'auteur se dĂ©finit-il lui-mĂȘme – de mettre en garde contre le risque qu'il y a Ă  confondre larĂ©alitĂ© et l'image-Ă©cran qu'il nous est donnĂ© d'en contempler. Cela ne l'empĂȘche pas desouligner la pauvretĂ© du message « indiciel » comparĂ© au message symbolique. Enfin, cela nel'empĂȘche pas non plus de dĂ©noncer la perversion de l'État induite de cette maniĂšre.Perversion du contenu du message, perversion de son objet.

A propos de la communication inter-individuelle et plus largement de la sociabilitĂ©, onretrouve les mĂȘmes rĂ©serves des analystes sur la nature largement pervertie de la convivialitĂ©permise par la tĂ©lĂ©-communication. Pourfendeur des mythes vĂ©hiculĂ©s par les technologues dela communication, GĂ©rard CLAISSE (1997) s'attaque aussi Ă  celui-lĂ . Il le dĂ©compose en troisfigures Ă  travers lesquelles sa critique prend corps : la rĂ©union des sujets, le libre Ă©change desparoles et la communion des sens. « La rĂ©union des sujets grĂące aux techniques del'interconnexion dĂ©grade l'interrelation dans l'irradiation, la reprĂ©sentation et l'expression dansla simulation, la rĂ©alitĂ© dans la virtualitĂ©, la communication dans la communicationnite(communiquer pour communiquer) et le communicationisme (la communication commeidĂ©ologie). Le libre Ă©change des paroles par les techniques de l'interactivitĂ© dĂ©grade lesparoles en informations, l'Ă©metteur et le rĂ©cepteur en producteur et en consommateurd'informations, les informations en marchandises et l'Ă©change de paroles en circulationgĂ©nĂ©ralisĂ©e d'informations marchandes. Enfin, la communion des sens promise par lestechnologues du nouvel Ăąge communicationnel est compromise du fait de l'arraisonnement del'altĂ©ritĂ© par le narcissisme, de l'empathie et de la relation durable par le zap relationnel »(p. 222).

Ce rĂ©quisitoire est la reprĂ©sentation d'un Ă©chec, celui d'une idĂ©ologie dĂ©tournĂ©e par latransformation de l'Ă©change en marchandise. Il fait alors ressortir du mĂȘme coup le succĂšs d'unsystĂšme social capitaliste qui fait ainsi preuve de ses capacitĂ©s d'adaptation et d'extension.Mais il ponctue enfin la faillite d'une idĂ©ologie qui confond le signe – l'information – et lesens, dont l'Ă©change constitue l'essence de la communication. La sociĂ©tĂ© de l’informationapparaĂźt alors comme une sociĂ©tĂ© de la communication tronquĂ©e.

Si l'on reprend les diffĂ©rentes explications avancĂ©es pour Ă©clairer l'Ă©mergence d'unesociĂ©tĂ© de communication, un deuxiĂšme Ă©lĂ©ment de cohĂ©rence tient dans l'apparenceinĂ©luctable de l'Ă©volution ainsi soulignĂ©e. Philippe BRETON met par exemple en avant lecaractĂšre auto-cumulatif d'un phĂ©nomĂšne qui, d'une part, se nourrit de l'usage des machinescommunicantes – qui « provoque un partage implicite des valeurs dont elle[s] [sont]porteuse[s] » – , et d'autre part alimente largement le dĂ©veloppement de cet usage. La fonctionde rĂ©gulation sociale de la communication participe d'une logique identique. Les usages desnouveaux mĂ©dias s'inscrivent en effet dans ce mouvement circulaire, pris dans une tendance Ă l'accompagnement, voire au renforcement, des Ă©volutions conduisant au dĂ©chirement du tissusocial, et, simultanĂ©ment, rĂ©vĂ©lateurs d'une tendance Ă  la compensation des dĂ©sĂ©quilibres quinaissent ainsi. Sur le plan Ă©conomique encore, le moteur concurrentiel qui fonde en partie le

(37) « L'indice, [est l']inscription automatique d'un référent sur une surface sensible, sans intervention d'uncode culturel, [il constitue un] retour du social à la nature, et du langage au "message sans code"... »(DEBRAY, 1993 p.133).

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dĂ©veloppement des besoins d'information conduit assez naturellement Ă  la mĂȘme fuite enavant.

Au-delĂ  du caractĂšre impĂ©rieux qui s'attache au dĂ©veloppement de la communicationmĂ©diatisĂ©e dans la sociĂ©tĂ©, on peut finalement retenir la contrainte que cette nĂ©cessitĂ© induitsur le contenu mĂȘme des Ă©changes. Contrainte insidieuse, puisque bĂątie sur l'accroissementdes possibilitĂ©s d'expression, et surtout d'impression, dont les nouveaux mĂ©dias sont porteurs.Leur diffusion gĂ©nĂ©ralisĂ©e les rend dĂšs lors incontournables pour communiquer. Elle obligepar-lĂ  Ă  soumettre son message, dans sa forme et dans son contenu, aux conditions imposĂ©espar ces vecteurs. De la mĂȘme maniĂšre, elle tend Ă  imposer la rĂ©alitĂ© qu'elle reprĂ©sente, qu'elledonne Ă  voir, comme l'essence de la rĂ©alitĂ©, sans plus de distance vis-Ă -vis de l'image.

On laissera alors le mot de la fin à Lucien SFEZ, qui le définit dans sa Critique de lacommunication (1990), et à propos de la communication qu'il critique. « Tautisme :néologisme formé par contraction de "tautologie" (le "je répÚte donc je prouve" prégnant dansles médias) et "autisme" (le systÚme de communication me rend sourd-muet, isolé des autres,quasi autistique), néologisme qui évoque une visée totalisante, voire totalitaire... ».

4.3 Le TGV : un mĂ©dia de l’information

Il s’agit maintenant d’envisager comment le transport ferroviaire Ă  grande vitesses’inscrit dans les Ă©volutions et les caractĂ©ristiques de la sociĂ©tĂ© contemporaines, telles que cedĂ©tour par l’information permet de les apprĂ©hender. Les relations entre TGV et informationsont abordĂ©es ici sous deux angles successifs. Dans un premier temps, on s’interrogerarapidement sur la nature du service dĂ©livrĂ© Ă  grande vitesse. On tentera d’en souligner uncontenu « informationnel » plus intense que dans les prestations ferroviaires classiques. Dansun deuxiĂšme temps, on s’arrĂȘtera plus longuement sur les pratiques de mobilitĂ© des usagers dela grande vitesse ferroviaire. On apercevra alors que le TGV est un mĂ©dia de l’information,bien qu’il demeure, dans ce domaine aussi, innovation mineure.

La grande vitesse, un service moins « industriel » et plus « informationnel » ?

On l’a vu, le TGV ne saurait ĂȘtre Ă©troitement dĂ©fini comme un objet technique « pur » :un train capable de performances Ă©levĂ©es. Ce vĂ©hicule ne prend de sens qu’articulĂ© avec unconcept d’exploitation pour former ce que l’on a pu dĂ©nommer « le systĂšme TGV ». Ce« systĂšme TGV » se caractĂ©rise principalement, outre la vitesse, par une frĂ©quence de desserteĂ©levĂ©e – au moins sur les relations les plus importantes – et par une approche tarifaire etcommerciale orientĂ©e dĂšs l’origine vers l’adaptation de l’offre aux divers segments dumarchĂ©.

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Chapitre 4 : Vers une sociĂ©tĂ© de l’information ? ❘ 121

Encadré : Le principe du modÚle Prix-temps

Le modĂšle prix-temps dĂ©termine la part de marchĂ© respective de deux modes de transport enconcurrence sur une mĂȘme relation. Cette dĂ©termination dĂ©pend en premier lieu, comme l’indique ladĂ©nomination de cet outil, des caractĂ©ristiques de l’offre de chacun des modes, dĂ©finies en termestarifaires et de temps de parcours. Le rĂ©sultat dĂ©pend en second lieu de la dispersion de la population desvoyageurs suivant leur propension Ă  Ă©changer des gains de temps contre une somme monĂ©taire. Cettepropension est mesurĂ©e pour chaque voyageur par une variable appelĂ©e « valeur du temps ».

L’arbitrage des voyageurs en faveur d’un mode de transport ou de l’autre se rĂ©alise autour d’unegrandeur fictive – dite « coĂ»t gĂ©nĂ©ralisĂ© » – reprĂ©sentant l’équivalent monĂ©taire d’un dĂ©placement. CecoĂ»t gĂ©nĂ©ralisĂ© Cg est donnĂ© pour chaque voyageur de valeur du temps h et chaque mode de transport deprix P et de temps de parcours T par la formule suivante :

Cg= P+hTL’hypothĂšse du modĂšle est que chaque voyageur dĂ©terminera le mode de transport qu’il utilisera demaniĂšre Ă  minimiser le coĂ»t gĂ©nĂ©ralisĂ© de son dĂ©placement Ă  l’exclusion de toute autre considĂ©ration.

Dans le cas gĂ©nĂ©ral, lorsque deux modes de transport sont en concurrence, l’un est plus rapidemais plus onĂ©reux que le second, plus lent et meilleur marchĂ©. Si tel n’est pas le cas et que l’un des modesest Ă  la fois moins cher et plus rapide que son concurrent, alors le modĂšle prix-temps prĂ©voit qu’ilaccaparera la totalitĂ© du trafic.

Soient donc deux modes A et F tels quePA>PF et TA<TF ;

On peut définir les coûts généralisés de A et F en fonction de h :CgA(h)=PA + hTA et CgF(h)=PF + hTF ;

Comme l’illustre le graphique suivant, CgA(h) et CgF(h) prĂ©sentent la caractĂ©ristique qu’il existetoujours une valeur hi, appelĂ©e « valeur du temps d’indiffĂ©rence », telle que :

CgA(h)>CgF(h) lorsque h<hi et CgA(h)<CgF(h) lorsque h>hi ;

En d’autres termes, les voyageursdont la valeur du temps h estinfĂ©rieur Ă  la valeur d’indiffĂ©rencehi choisiront le mode F – plus lent etmoins cher – et ceux dont la valeurdu temps h est supĂ©rieure Ă  hichoisiront le mode A – plus rapideet plus onĂ©reux –.

La rĂ©partition de la populationsuivant la valeur du temps estgĂ©nĂ©ralement obtenue par enquĂȘte.Le report de la valeur hi sur legraphique de la fonction derĂ©partition permet de mesurer lapart de marchĂ© de chacun des deuxmodes.

Densité de la population

Valeur du tempshi

Part des voyageurspréférant le mode F

hi Valeur du temps

Cg CgF(h)=PF + hTF

CgA(h)=PA + hTA

Les voyageurspréfÚrent le mode F

Les voyageurs préfÚrentle mode A

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La teneur des dĂ©bats concernant la frĂ©quence lors du processus de genĂšse du train rapideet les consĂ©quences qui en ont rĂ©sultĂ© ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© Ă©voquĂ©es. En revanche, les aspects tarifairesdemandent sans doute encore Ă  ĂȘtre prĂ©cisĂ©s en se fondant sur les principes gĂ©nĂ©raux desmodĂšles Ă©conomĂ©triques de simulation de trafic – et particuliĂšrement du modĂšle « prix-temps » calculant la rĂ©partition entre le train et l’avion du trafic d’une liaison et succinctementprĂ©sentĂ© dans l’encadrĂ© ci-dessus –. C’est en effet au cƓur de ces outils que l’on peut situerles fondements du marketing de la grande vitesse.

En effet, en distinguant les voyageurs suivant leur valeur du temps, le modĂšle prix-temps pose d’emblĂ©e l’hypothĂšse selon laquelle le marchĂ© des dĂ©placements n’est pasconstituĂ© de deux segments homogĂšnes comme le considĂ©raient classiquement les chemins defer : les voyageurs de premiĂšre classe d’une part et ceux de seconde classe de l’autre. Cessegments ne sont homogĂšnes ni si l’on envisage la demande, puisque au sein de chacun d’euxl’éventail des valeurs du temps des usagers est trĂšs ouvert, ni si l’on s’intĂ©resse Ă  l’offrepuisque celle-ci, reprĂ©sentĂ©e par le coĂ»t gĂ©nĂ©ralisĂ©, dĂ©pend de cette valeur du temps variable.Dans un environnement concurrentiel la prise en compte de cette hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© du marchĂ© estrendue parfaitement nĂ©cessaire pour rĂ©pondre Ă  la tarification dĂšs l’origine plus segmentĂ©epratiquĂ©e par les transports aĂ©riens. Par sa structure mĂȘme, le modĂšle prix-temps – introduit etdĂ©veloppĂ© dans l’univers ferroviaire dans le cadre du dĂ©veloppement du systĂšme-TGV et dontil est en quelque sorte une composante – jette donc les bases d’une politique commercialed’adaptation fine de l’offre Ă  la demande.

Le constat essentiel de ce point de vue est celui, trĂšs habituel, d’une activitĂ© de plus enplus pilotĂ©e par l’aval. L’activitĂ© de production des services ferroviaires ne consiste plusseulement Ă  organiser la circulation des trains, Ă  dimensionner les gares en fonction des fluxde voyageurs, Ă  prĂ©voir les rotations du personnel roulant. Elle incorpore dĂ©sormais unedimension commerciale grandissante, renforcĂ©e par l’augmentation des frĂ©quences de desserteet la fluiditĂ© des Ă©changes que le TGV favorise. Par-lĂ  mĂȘme, le contenu en information decette activitĂ© se trouve transformĂ©.

L’exploitation technique traditionnelle des chemins de fer n’a jamais Ă©tĂ© indiffĂ©renteaux activitĂ©s de gestion de l’information. DĂšs son origine, cet aspect a Ă©tĂ© reconnu commeessentiel, notament pour des questions de sĂ©curitĂ©, et a justifiĂ© que les rĂ©seaux de voies ferrĂ©esse doublent de rĂ©seaux de tĂ©lĂ©communication qui ont toujours Ă©tĂ© performants. La capacitĂ© Ă gĂ©rer les flux qui constituent la base de son activitĂ© (les mouvements de personnes et demarchandises) Ă  travers un contrĂŽle informationnel centralisĂ© est d’ailleurs l’une despropriĂ©tĂ©s fondatrices des Macro-SystĂšmes Techniques (GRAS, p. 16). De ce point de vue, leTGV et les outils qui l’accompagnent marquent seulement un accroissement de cette capacitĂ©.

En revanche, l’exploitation technique ferroviaire traditionnelle tend Ă  produire et Ă manipuler Ă  travers des procĂ©dures trĂšs strictes des informations rationalisĂ©es et codifiĂ©es, euĂ©gard notamment Ă  la prĂ©gnance des prĂ©occupations de sĂ©curitĂ©. La gestion commercialeintroduit davantage d’alĂ©as, donne du poids Ă  des donnĂ©es de nature socio-Ă©conomiques dontl’interprĂ©tation demeure en partie subjective. Elle accroĂźt aussi le caractĂšre stratĂ©gique defonctions telles que l’information aux voyageurs – dont la grande vitesse accentue fortementl’exigence – ou la distribution commerciale, auparavant ignorĂ©es ou traitĂ©es de maniĂšreindiffĂ©renciĂ©e. Elle participe, toute proportion gardĂ©e, Ă  faire du chemin de fer un servicemoins « industriel » et plus informationnel.

La mise en place par la SNCF d’un systĂšme de distribution informatisĂ© – qui a dĂ©frayĂ©la chronique lors de sa mise en service en 1993 sous l’acronyme SOCRATE – s’inscrittotalement dans cette tendance. À ce propos, il convient tout d’abord de noter que le

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Chapitre 4 : Vers une sociĂ©tĂ© de l’information ? ❘ 123

dĂ©veloppement de ce systĂšme est une consĂ©quence directe de l’extension de l’activitĂ© grandevitesse Ă  la SNCF. En effet, les mises en service successives des TGV Atlantique, Nord,RhĂŽne-Alpes et d’interconnexion allaient accroĂźtre considĂ©rablement le nombre derĂ©servations de places Ă©mises, jusqu’à saturer le systĂšme de rĂ©servation prĂ©cĂ©dent (La vie durail, n° 2253, juillet 1990).

Mais plus fondamentalement, il s’agissait Ă  l’époque, selon les promoteurs de cetinvestissement, de rĂ©pondre Ă  la concurrence aĂ©rienne en Ă©largissant d’une part la gamme desservices commercialisĂ©s auprĂšs de la clientĂšle ferroviaire, et en s’insĂ©rant d’autre part dans lescircuits de distribution habituels des voyagistes grĂące Ă  un outil rĂ©pondant, tant en termestechniques qu’en termes de prestations, aux standards de la profession (METZLER et MAITRE,1990). Sans conclure sur la pertinence de cette stratĂ©gie pour un transporteur dont la majeurepartie de l’activitĂ© ne subit pas la concurrence de l’avion et concerne pour l’essentiel unedemande de transport banalisĂ©e (sans prestations annexes), on peut nĂ©anmoins souligner quecette dĂ©marche relĂšve totalement d’une Ă©conomie de services bien Ă©loignĂ©e de la logique deflux matĂ©riels traditionnelle d’un transporteur (JULIEN, 1991).

Mais l’aspect essentiel de SOCRATE rĂ©side indĂ©niablement dans son module THALESd’optimisation commerciale. Celui-ci permet Ă  l’opĂ©rateur ferroviaire de moduler de maniĂšredynamique le prix des billets train par train, par catĂ©gorie tarifaire, voire par canal dedistribution ou par client (METZLER, 1990). Il s’agit donc de la gĂ©nĂ©ralisation et de la mise enpratique systĂ©matique des principes initiaux de prise en compte des spĂ©cificitĂ©s de la demandequi sont au cƓur du modĂšle prix-temps. MĂȘme si la stratĂ©gie commerciale du transporteurferroviaire a largement Ă©voluĂ©e depuis dix ans, SOCRATE reprĂ©sente un outil essentiel depilotage par l’aval, par la demande, de l’activitĂ© ferroviaire. De ce point de vue aussi, il esttout Ă  fait caractĂ©ristique de l’importance croissante des fonctions de gestion de l’informationdans les activitĂ©s Ă©conomiques.

La construction de cet outil a reprĂ©sentĂ© un investissement trĂšs important, estimĂ© – etprobablement sous-estimĂ© compte tenu de la non prise en compte de coĂ»ts de dĂ©veloppementet de formation – Ă  plus de 1,3 milliards de francs en 1993 (La vie du rail, n° 2379, janvier1993, p. 17) (38). Le montant Ă©levĂ© de cet investissement en majeure partie informationnelillustre bien le poids dĂ©sormais acquis par ce type d’activitĂ©. Dans ce cadre, il n’est pasindiffĂ©rent de noter les espoirs conçus par la sociĂ©tĂ© nationale relatifs Ă  l’exportation de sonsystĂšme auprĂšs d’autres opĂ©rateurs en Europe, notamment Ă  la faveur du dĂ©veloppement desdessertes ferroviaires Ă  grande vitesse. Dans cette perspective, aujourd’hui en partie déçue, laSNCF se positionnait en effet comme prestataire de services informatiques, voire fournisseurde biens immatĂ©riels, sur un marchĂ© international (39). De cette maniĂšre aussi, elle entendaitapporter sa contribution Ă  l’économie de l’information. De multiples points de vue, la grandevitesse a bien Ă©tĂ© le moment d’une Ă©volution de l’activitĂ© ferroviaire largement apparentĂ©e Ă l’évolution plus globale de la sociĂ©tĂ© : le moment d’une « industrie de services » devenue unpeu plus informationnelle.

(38) Cette estimation ignore Ă©videmment les surcoĂ»ts – vraisemblablement trĂšs importants – relatifs auxpremiers mois de dysfonctionnement du systĂšme. Elle ignore aussi la perte de clientĂšle durable engendrĂ©epar cette mise en cause trĂšs mĂ©diatisĂ©e de la fiabilitĂ© et de la politique tarifaire de l’opĂ©rateur ferroviaire.

(39) On retrouve aujourd’hui des objectifs semblables autour du dĂ©veloppement par la SNCF d’un “portail”internet d’accĂšs aux services ferroviaires et aux prestations annexes.

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L’économie de l’information prend le train

La mesure dans laquelle l’activitĂ© de production du transport ferroviaire Ă©volue vers uncontenu plus informationnel n’est qu’un aspect, qui resterait anecdotique s’il Ă©tait isolĂ©, de lamaniĂšre dont le TGV est ancrĂ© dans les Ă©volutions socio-Ă©conomiques de son Ă©poque. Unelarge part des activitĂ©s Ă©conomiques, et davantage encore au sein du secteur tertiaire, connaĂźtdes transformations similaires vers une production de plus en plus sophistiquĂ©e appelant letraitement d’informations de plus en plus complexes. Cependant, bien plus qu’à travers lesconditions de production de l’offre de transport, c’est Ă  travers les pratiques de mobilitĂ©auxquelles il donne lieu que le TGV vient s’inscrire dans la tendance globale de montĂ©e del’information qui a Ă©tĂ© analysĂ©e dans les pages prĂ©cĂ©dentes.

À cet Ă©gard, les enquĂȘtes successives menĂ©es par le Laboratoire d’Economie desTransports autour des TGV Sud-Est et Atlantique apportent un Ă©clairage peu accessible pard’autres sources concernant le contenu de la mobilitĂ© ferroviaires et son Ă©volution Ă  la faveurde l’introduction de la grande vitesse. Pour illustrer comment les usages de la grande vitessepeuvent ĂȘtre interprĂ©tĂ©s dans le cadre plus gĂ©nĂ©ral de l’importance croissante de l'informationdans la sociĂ©tĂ© actuelle, on observera d’abord la rĂ©partition de la mobilitĂ© professionnelleselon le secteur d’activitĂ© des voyageurs. Dans un second temps, on analysera lesdĂ©placements selon leur motif.

Un premier constat, trivial, Ă©merge de l’examen de ces observations : il concerne lanĂ©cessaire distinction Ă  Ă©tablir entre information et activitĂ© de services. En effet, la part devoyageurs relevant du secteur tertiaire ne s’élĂšve qu’aux environs des deux tiers du trafic Ă motif professionnel, tant entre Paris et Lyon en 1985 qu’entre la façade Atlantique et laCapitale en 1989 et 1993 (40). Cette valeur ne marque pas de distorsion particuliĂšre parrapport au poids des activitĂ©s tertiaires dans l’économie. Pourtant, les dĂ©placements« d’affaires », pour l’essentiel, consistent Ă  transporter de l’information, que celle-ci soitcontenue dans les attachĂ©s-cases des voyageurs (documents), dans leur cerveau (savoir-faire)ou attachĂ© Ă  leur personne (pouvoir). Ce constat tirĂ© d’observations de trafic corrobore desanalyses prĂ©sentĂ©es plus haut : il confirme que les tĂąches de manipulation de l’information,loin d’ĂȘtre circonscrites par les activitĂ©s de services, concernent en rĂ©alitĂ© la totalitĂ© dessecteurs d’activitĂ©.

En dĂ©taillant les chiffres concernant le secteur d’activitĂ© des voyageurs, il est nĂ©anmoinspossible de mettre en Ă©vidence une sensibilitĂ© particuliĂšre de certaines activitĂ©s Ă  la mise enservice du TGV : il s’agit des services marchands et notamment du « tertiaire supĂ©rieur » (lesactivitĂ©s d’études, conseil et assistance - ECA). Ce rĂ©sultat a Ă©tĂ© mis en avant comme l’un desprincipaux enseignements des observations avant et aprĂšs TGV de la mobilitĂ© professionnelle(BONNAFOUS, 1987 ; KLEIN et CLAISSE, 1997). L’examen du tableau suivant montre que, pouravĂ©rĂ©e qu’elle soit, cette sensibilitĂ© particuliĂšre apparaĂźt pouvoir ĂȘtre reliĂ©e Ă  deuxphĂ©nomĂšnes partiellement distincts : une croissance spĂ©cifique de la mobilitĂ© totale gĂ©nĂ©rĂ©e

(40) Concernant le TGV Sud-Est, les chiffres sont extraits d’un documents ronĂ©otĂ© du Laboratoire d’Économiedes Transports intitulĂ© EnquĂȘte TGV affaires – PrĂ©sentation gĂ©nĂ©rale des tableaux, datĂ© Ă  la main de mars1987 et probablement prĂ©parĂ© par Jean-Louis ROUTHIER. Il semble constituer le recueil chiffrĂ© desrĂ©sultats le plus complet. Pour le TGV-A, voir KLEIN et CLAISSE (1997). Le premier document indiqueune part de 53% seulement pour les activitĂ©s tertiaires en 1980, peut-ĂȘtre due en partie Ă  une surestimationde la part des dĂ©placements aĂ©riens gĂ©nĂ©rĂ©s par les entreprises productrices de biens d’équipement. Autotal, on constate nĂ©anmoins une grande proximitĂ© de la structure selon le secteur d’activitĂ© de lapopulation de chacune des quatre enquĂȘtes.

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par ce secteur d’activitĂ© d’une part, une rĂ©elle capacitĂ© du TGV Ă  capter le traficcorrespondant d’autre part.

Tableau : Évolution de trafic avant et aprĂšs TGVselon le secteur d’activitĂ© des voyageurs

Fer Tous modes* Fer Tous modes*+267% +100% ECA +60% +27%+237% +120% Autres services

marchands+43% +17%

+163% +92% Total tertiaire +27% +14%+129% +15% Industrie +128% -2%+151% +56% Ensemble des

secteurs+44% +9%

TGV Sud-Est TGV-Atlantique* : Air+Fer pour le TGV S-E, Air+Fer+Route pour le TGV-A

En comparant tout d’abord l’évolution des trafics ferroviaire et tous modes, on constateque l’attractivitĂ© du TGV ne semble pas spĂ©cifique d’un secteur d’activitĂ©. Elle se trouveconfirmĂ©e Ă  chaque ligne, avec plutĂŽt moins d’ampleur lorsque l’on considĂšre les activitĂ©stertiaires dans leur ensemble car celles-ci incluent un secteur non-marchand dĂ©jĂ  trĂšs orientĂ©sur le chemin de fer avant la mise en service des lignes nouvelles. L’attractivitĂ© du TGVapparaĂźt au contraire particuliĂšrement marquĂ©e pour le secteur secondaire en raison d’uneforte proportion de voyageurs parisiens sur ce segment, trĂšs prĂ©sents dans les avions avantl’apparition du TGV.

Concernant la mobilitĂ© totale – calculĂ©e sur la somme des trafics de chaque mode –gĂ©nĂ©rĂ©e par les activitĂ©s industrielles, les Ă©volutions constatĂ©es s’apparentent clairement Ă  destransfert nets entre modes de transport. La croissance de la mobilitĂ© apparaĂźt en revanche plusspĂ©cifique du tertiaire supĂ©rieur et des services marchands. La question de l’interprĂ©tation dece rĂ©sultat comme le signe d’une induction de trafic directement provoquĂ©e par l’amĂ©liorationde l’offre de transport ou comme la marque d’une tendance plus gĂ©nĂ©rale de croissanceparticuliĂšre de ces activitĂ©s a Ă©tĂ© discutĂ©e (KLEIN, 1998). Les deux phĂ©nomĂšnes ne sont guĂšredissociables dans la mesure oĂč le dĂ©veloppement des services marchands s’accompagne aussid’évolutions organisationnelles que, pour partie, le TGV rend possible. On soulignera donc icicette articulation Ă©troite que l’on peut repĂ©rer entre la croissance d’activitĂ©s Ă  haute intensitĂ©informationnelle et la mise en place d’un moyen de dĂ©placement rapide tel que le TGV.

Cela Ă©tant, la principale particularitĂ© des questionnaires conçus par le Laboratoired’Economie des Transports pour ces investigations tenait Ă  un repĂ©rage trĂšs prĂ©cis de lamotivation des dĂ©placements observĂ©s. Sur ce point encore, la comparaison des enquĂȘtesrĂ©alisĂ©es avant et aprĂšs les mises en services de lignes nouvelles permet de mesurer desĂ©volutions contemporaines de l’apparition du TGV. À dix ans d’écart, et dans des contextesĂ©conomiques et gĂ©ographiques fort diffĂ©rents, on constatera Ă  nouveau une large convergencedes grandes masses et de leurs Ă©volutions.

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EncadrĂ© : Comparer les enquĂȘtes TGV Sud-Est 1980-1985 et TGV-Atlantique 1989-1993

La comparaison ou la simple juxtaposition de rĂ©sultats d’enquĂȘtes diffĂ©rentes implique que l’onprĂ©cise la mesure dans laquelle les diverses observations peuvent ĂȘtre rapportĂ©es les unes aux autres.Concernant les deux enquĂȘtes rĂ©alisĂ©es par le Laboratoire d’Economie des Transports avant et aprĂšs lamise en services de lignes TGV, le problĂšme est rendu moins ardu du fait d’une grande similitude de cesinvestigations. NĂ©anmoins, il n’est pas inutile de mettre en lumiĂšre les Ă©carts persistants susceptiblesd’alimenter des analyses croisĂ©es des rĂ©sultats (KLEIN, 1998). On Ă©voquera en premier lieu les pointsrelatifs aux univers d’observation avant d’examiner les procĂ©dures d’observation.

Des univers d’observation diffĂ©rents, mais comparables ?

Les rĂ©sultats ne peuvent tout d’abord pas ĂȘtre lus sans faire rĂ©fĂ©rence aux caractĂ©ristiques duchamp spatial d’observation. Ainsi, l’enquĂȘte Sud-Est, qui concerne les relations entre L’Île-de-France etla rĂ©gion RhĂŽne-Alpes (l’agglomĂ©ration Lyonnaise en tout premier lieu), touche un espace relativementhomogĂšne en terme d’offre de transport : des distances comprises entre 450 et 550 km, un temps deparcours TGV de l’ordre de 2-3 heures, 
 L’aire desservie par le TGV-A et couverte par l’enquĂȘte estbeaucoup plus Ă©tendue et hĂ©tĂ©rogĂšne : des distances Ă©chelonnĂ©es entre 200 et 800 km, des temps deparcours Ă©tagĂ©s de 55 mn. Ă  5h30. Juxtaposer des observations de trafics rĂ©alisĂ©es dans des situationsd’offre prĂ©sentant une telle diversitĂ© n’aurait guĂšre de sens. Aussi, dans cette optique de comparaison, neconservera-t-on des donnĂ©es produites dans l’ouest et le sud-ouest que les rĂ©sultats concernant une aireplus dĂ©limitĂ©e, desservie depuis Paris en 2-3 heures de TGV. Cet espace « intermĂ©diaire » inclutnotamment les relations entre Paris d’une par et Rennes, Angers, Nantes, Poitiers et Bordeaux d’autrepart. Les Ă©volutions de la mobilitĂ© Ă  motif professionnel le concernant sont prĂ©sentĂ©es dans KLEIN etCLAISSE, 1997 (pp. 79-89). Sur ce segment de distances, aprĂšs la mise en Ɠuvre d’une offre de transportferroviaire Ă  grande vitesse, on repĂšre effectivement des adaptations de comportements de dĂ©placementproches de celles observĂ©es sur Paris-Lyon. Cette similitude d’évolution des comportements dedĂ©placement autorise Ă  penser que l’on se place dans des situations d’évolution de l’offre – interprĂ©tableen termes de franchissement de seuils d’accessibilitĂ© par exemple – comparables.

Les spĂ©cificitĂ©s du champ d’observation ne concernent Ă©videmment pas uniquement l’offre detransport. Elles touchent aussi aux caractĂ©ristiques des tissus Ă©conomiques de ces espaces. Ainsi, d’unpoint de vue qualitatif, le tissu Ă©conomique lyonnais apparaĂźt remarquable par sa diversitĂ©, sa relativeautonomie et son caractĂšre mĂ©tropolitain alors que ces traits semblent beaucoup moins affirmĂ©s, mĂȘmedans les plus grandes agglomĂ©rations (Nantes et Bordeaux) de la façade Atlantique (DAMETTE, 1994).Ces diffĂ©rences ne remettent pas en cause la comparabilitĂ© des rĂ©sultats. Elles soulignent simplement unediversitĂ© de contextes qui doit ĂȘtre intĂ©grĂ©e Ă  l’analyse.

-2

0

2

4

1980 1985 1989 1993 EnquĂȘte Paris-Lyon EnquĂȘte TGV-A

Taux de croissance aux dates d’enquĂȘte

Les aspects temporels constituent un autre Ă©lĂ©ment importantde l’univers d’observation Ă  prendre en compte. Il en est ainsi desĂ©carts de conjonctures entre les deux pĂ©riodes d’observation. Legraphique ci-contre illustre bien le contraste existant entre les deuxdispositifs d’observation. Si de 1980 Ă  1985 la conjoncture estdemeurĂ©e bien morose, cette derniĂšre annĂ©e marque les prĂ©mices duredĂ©marrage de la pĂ©riode 86-90 et la dynamique est positive. De1989 Ă  1993, la situation est totalement diffĂ©rente. En effet laconjoncture est particuliĂšrement bonne avant la mise en service du

TGV-A, et particuliÚrement dégradée lors du point opéré aprÚs celle-ci.

Cette rĂ©alitĂ© va bien sĂ»r affecter les rĂ©sultats. C’est ainsi qu’à la croissance de +56% de la mobilitĂ©d’affaire constatĂ©e sur le sud-est semble s’opposer une croissance de +9,5% seulement constatĂ©e surl’espace « intermĂ©diaire » du TGV-A. Pourtant, si l’on considĂšre que la mise en service d’une desserteTGV et les transformations qui lui sont contemporaines sont des phĂ©nomĂšnes historiquement datĂ©s, cesĂ©carts de conjoncture n’empĂȘchent pas la comparaison. Ils ne peuvent en revanche absolument pas ĂȘtreignorĂ©s.

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Chapitre 4 : Vers une sociĂ©tĂ© de l’information ? ❘ 127

encadrĂ© : Comparer les enquĂȘtes TGV Sud-Est 1980-1985 et TGV-Atlantique 1989-1993
 (fin)

Le troisiĂšme Ă©lĂ©ment de l’univers d’observation Ă  Ă©voquer ici concerne l’objet mĂȘme del’observation. L’enquĂȘte sud-est Ă©tait uniquement focalisĂ©e sur les dĂ©placements Ă  motif professionnels desemaine. Elle ne portait en outre que sur la mobilitĂ© ferroviaire ou aĂ©rienne. De ce point de vue, l’enquĂȘteAtlantique Ă©tait beaucoup plus large puisqu’elle s’intĂ©ressait Ă  l’ensemble des dĂ©placements, quelles quesoit leur motivation, couvrait Ă©galement une partie du week-end et incluait les dĂ©placements autoroutiers.On ne pourra donc mener de comparaison que sur les dĂ©placements professionnels de semaines. Enrevanche, on conservera dans l’échantillon Atlantique les dĂ©placements effectuĂ©s en voiture particuliĂšrequi reprĂ©sentent un tiers du total sur la zone « intermĂ©diaire », soit probablement beaucoup plus qu’entreParis et Lyon au dĂ©but des annĂ©es 80. Ce choix est Ă©galement motivĂ© par le fait qu’une par importante del’espace « intermĂ©diaire » desservi par le TGV-A ne dispose pas d’une offre aĂ©rienne significative. Ilreste quoi qu’il en soit toujours possible de dissocier les rĂ©sultats par mode de transport.

Des procĂ©dures d’enquĂȘte proches

D’une enquĂȘte Ă  l’autre, les procĂ©dures d’observation mises en Ɠuvre sont globalement trĂšssemblables. Le questionnaire – Ă  chaque fois de type auto-administrĂ© – est largement identique du sud-estĂ  l’Atlantique, au moins en ce qui concerne la partie spĂ©cifique aux motifs professionnels. La diffĂ©rencela plus gĂȘnante en termes de comparabilitĂ© vient de l’utilisation de nomenclatures des professionslargement incompatibles. Sur ce point, on ne pourra guĂšre dĂ©passer les agrĂ©gations trĂšs grossiĂšres. C’estici Ă©galement qu’il faut mentionner la forte variabilitĂ© du taux de rĂ©ponse Ă  certaines questions lors del’enquĂȘte TGV-A, suivant le mode ou la profession de la personne enquĂȘtĂ©e par exemple. Mais c’estsurtout l’importante dĂ©gradation du taux de rĂ©ponse de 1989 Ă  1993 qui empĂȘche pratiquement letraitement des informations correspondantes (KLEIN, CLAISSE et POCHET, 1996). Ces questions, quitentaient d’une part de repĂ©rer « qui rencontre qui » et d’autre part de prĂ©ciser les caractĂ©ristiques del’entreprises de l’interviewĂ©, apparaissent pourtant fondamentales dans la logique propre Ă  cesquestionnaires. Inutilisables en 1993, elles ne peuvent faire l’objet de comparaison avec les rĂ©sultats duTGV Sud-Est.

Les modalitĂ©s concrĂštes de distribution et de ramassage des questionnaires sont grosso modo lesmĂȘmes d’une enquĂȘte Ă  l’autre : parfaitement identiques pour les trains (en dehors des trains de nuit plutĂŽtmarginaux s’agissant du trafic d’affaires) alors que pour les voyageurs aĂ©riens, la distribution Ă l’embarquement avec ramassage au dĂ©barquement opĂ©rĂ©e en 80-85 n’a pas pu ĂȘtre adoptĂ©e en 89-93 oĂčl’ensemble des opĂ©rations a Ă©tĂ© effectuĂ© en salle d’embarquement sans que l’on puisse repĂ©rer dedistorsion notable. La principale Ă©volution est bien sĂ»r intervenue avec le choix d’observer Ă©galement letrafic routier en 1989 et 1993 : l’administration d’un questionnaire trĂšs simplifiĂ© et la distribution desquestionnaires aux barriĂšres de pĂ©age avec retour par courrier s’est avĂ©rĂ©e une procĂ©dure efficace, menantĂ  un taux de retour d’environ 30% et offrant la possibilitĂ© de corriger d’éventuelles distorsions.

Un dernier aspect des procĂ©dures d’enquĂȘte concerne l’échantillonnage, les taux de sondage etfinalement le redressement des donnĂ©es. En 1980-85, il semble que le choix ait Ă©tĂ© fait d’enquĂȘter latotalitĂ© des trains et des avions jugĂ©s susceptibles d’intĂ©resser le trafic d’affaires pendant 2 jours desemaine lors de la premiĂšre vague, et 4 lors de la seconde. Sur les deux modes, les dates d’enquĂȘte necorrespondent pas. Le redressement semble avoir Ă©tĂ© opĂ©rĂ© de maniĂšre Ă  rendre comparables les donnĂ©esde 1980 et celles de 1985 d’une part et Ă  reconstituer un taux de partage modal calculĂ© Ă  travers une« enquĂȘte coordonnĂ©e » menĂ©e par ailleurs par l’OEST et l’INRETS (GUILBAULT, MÜLLER et OLLIVIER-TRIGALO, 1984). Les enquĂȘtes Atlantique ont Ă©tĂ© en 1989 et 1993 sur deux pĂ©riodes exactementidentiques (mĂȘmes semaines dans l’annĂ©e, mĂȘmes jours dans la semaine, mĂȘmes pĂ©riodes dans lajournĂ©e). Elles ont affectĂ© les trois modes avec un taux de sondage variables et concernaient la totalitĂ© dutrafic. C’est donc sur la base du trafic observĂ© par les exploitants pendant la pĂ©riode d’enquĂȘte par train,avion ou tranche horaire qu’a Ă©tĂ© calculĂ© le poids de chaque individu de maniĂšre Ă  recomposer le trafictotal de chaque mode.

MalgrĂ© ces quelques diffĂ©rences, les rĂ©sultats montrent une large convergences. Pour autant quel’on retienne la zone « intermĂ©diaire » du TGV-A, on retrouve une grande similitude de structure etd’évolution sur des variables aussi essentielles que le motif dĂ©taillĂ© ou le secteur d’activitĂ©. Par-delĂ  sonaspect tautologique, cette convergence est le meilleur gage de comparabilitĂ©.

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128 ❘ Chapitre 4 : Vers une sociĂ©tĂ© de l’information ?

C’est ainsi que dans chacune de ces investigations, la motivation des dĂ©placementsd’affaires se rĂ©partit en trois ensembles distincts : les motifs marchands, liĂ©s Ă  l’acquisition ouĂ  la vente de produits ou de services reprĂ©sentent environ 40% du total ; le fonctionnementinterne des entreprises ou administrations (« contacts internes ») gĂ©nĂšre lui aussi uneproportion Ă©quivalente de trajets ; enfin, moins de 20% des dĂ©placements sont associĂ©s Ă  desactivitĂ©s non-marchandes impliquant des contacts « externes », en dehors de l’institutionprofessionnelle habituelle du voyageur.

Si l’on dĂ©taille ces rĂ©sultats et que l’on se focalise sur leur Ă©volution, une largeconvergence apparaĂźt encore. Dans le Sud-Est en 80-85 comme sur l’Atlantique en 89-93 toutd’abord, la croissance des flux est concentrĂ©e sur deux motifs : les contacts « internes » d’unepart, la vente de produits et surtout de services d’autre part. Au contraire, les dĂ©placementsmotivĂ©s par l’acquisition de produits ou de services se rarĂ©fient en nombre absolu, ainsi que,dans une moindre mesure, ceux gĂ©nĂ©rĂ©s par des contacts « externes ». On peut interprĂ©ter cesĂ©volutions comme le rĂ©sultat d’un double phĂ©nomĂšne sur lequel on aura l’occasion de revenirpar la suite : une certaine ouverture des aires de marchĂ© combinĂ©e Ă  une rĂ©organisation spatio-fonctionnelle des organisations productives.

En cherchant Ă  prĂ©ciser encore la nature de ces Ă©volutions concernant les motifs dedĂ©placements, on observe que la croissance des contacts « internes » est trĂšs largementexpliquĂ©e par une croissance des dĂ©placements dont l’objectif est « l’échanged’informations ». De la mĂȘme maniĂšre, la hausse du motif vente est trĂšs liĂ©e Ă  celle desdĂ©placements dont l’objet est directement la rĂ©alisation d’une prestation, alors qu’enrevanche la nĂ©gociation perd de son importance. Cette prĂ©pondĂ©rance de la rĂ©alisation deprestations parmi les motifs marchands illustre parfaitement la place de plus en plusdĂ©terminante occupĂ©e par les Ă©changes de services Ă  valeur ajoutĂ©e, seuls capables desupporter le coĂ»t d’un dĂ©placement de ce type. Elle dĂ©note aussi la complexitĂ© croissante dece type d’activitĂ© qui implique entre le client et son fournisseur une relation interactivedurable (DJELLAL, 1994).

MalgrĂ© sa nettetĂ©, cette croissance en volume comme en structure des dĂ©placements liĂ©saux activitĂ©s de services sophistiquĂ©s ne peut pas ĂȘtre interprĂ©tĂ©e directement comme unemesure de la croissance de ces activitĂ©s elles-mĂȘmes. En effet, la modification de l’offre detransport que constitue l’apparition du TGV se traduit aussi par des modifications importantesdes comportements de dĂ©placement. De ce point de vue, un enseignement essentiel desobservations menĂ©es sur le sud-est concernait un double constat de raccourcissement de ladurĂ©e des dĂ©placements et d’augmentation de leur frĂ©quence (PLASSARD, 1987) : plutĂŽt qued’organiser quelques rares dĂ©placements de plusieurs jours, le TGV permet de multiplier lesallers-retours effectuĂ©s dans la journĂ©e. Les rĂ©sultats obtenus sur la façade Atlantiqueparaissent confirmer cette tendance. Ils ajoutent nĂ©anmoins une dimension en mettant enĂ©vidence un effet corrĂ©latif de remplacement de voyages rĂ©alisĂ©s seuls par des dĂ©placementseffectuĂ©s Ă  plusieurs (KLEIN et CLAISSE, 1997).

Toutes ces Ă©volutions tendent Ă  relativiser les conclusions que l’on peut tirer Ă  partir dela mesure de nombre de dĂ©placement puisque, comme le dit François PLASSARD : « tout sepasse comme si les hommes d’affaires se dĂ©plaçaient plus mais ne faisaient pas davantage »(1987, p. 8). Il convient nĂ©anmoins de considĂ©rer que ces Ă©volutions de comportements dedĂ©placements n’apparaissent guĂšre diffĂ©renciĂ©es suivant le motif ou, pour l’essentiel, lescaractĂ©ristiques des voyageurs. Elles n’infirment donc pas les observations prĂ©cĂ©dentesconcernant les transformations affectant le contenu de plus en plus informationnel desĂ©changes mais permettent de nuancer les rĂ©sultats chiffrĂ©s.

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En revanche, la remarque de François PLASSARD rejoint, Ă  propos de la mobilitĂ©,l’interrogation centrale de l’économie de l’information exprimĂ©e sous la forme du « paradoxede la productivitĂ© ». Il convient bien sĂ»r de rester prudent sur ce domaine puisque rien dans lesenquĂȘtes de mobilitĂ© ne permet de dire si les cadres en dĂ©placements « en font davantage » oupas en multipliant leurs allers-retours. On peut cependant Ă©clairer la question grĂące auxobservations sociologiques effectuĂ©es par Maurice CHEVALLIER (1989) auprĂšs d’usagersfrĂ©quents du TGV. Celui-ci confirme que l’aller-retour effectuĂ© dans la journĂ©e est devenu lanorme, mais aussi un optimum aprĂšs la mise en service du TGV, dĂ©trĂŽnant les voyages deplus longue durĂ©e. À travers les tĂ©moignages recueillis, il dĂ©ploie les diffĂ©rentes dimensionsde cette norme-optimum. Celle-ci disqualifie les sĂ©jours plus longs qui deviennentinsupportables. Mais ce faisant, elle empĂȘche la rationalisation intrinsĂšque Ă  leur planification,gĂ©nĂ©ralement entreprise Ă  l’avance. Elle multiplie aussi les sollicitations de dĂ©placements,plus faciles Ă  lancer, plus difficiles Ă  dĂ©cliner. En revanche, elle permet des articulations plussouples au sein mĂȘme de l’activitĂ© professionnelle ou entre celle-ci et la vie familiale (p. 10 etsuivantes).

Ces rĂ©flexions apparentent l’usage de la grande vitesse Ă  celui des autres moyens decommunication modernes. Elles rappellent les remarques dĂ©jĂ  mentionnĂ©es de Jean VOGE

concernant l’efficacitĂ© dĂ©clinante d’une masse d’information croissante dans le systĂšmeproductif japonais. Il n’est pas anodin de souligner que les diffĂ©rents aspects illustrĂ©s par lestĂ©moignages recueillis Ă  la fin des annĂ©es 80 par Maurice CHEVALLIER seront retrouvĂ©spresque point par point par les chercheurs s’intĂ©ressant l’usage des tĂ©lĂ©phones portables (41).Ils dĂ©crivent des processus dans lesquels les possibilitĂ©s techniques ne sont pas de simplescontenants aux formes desquels les comportements s’adapteraient, mais plutĂŽt des Ă©lĂ©mentsd’un jeu complexe de co-Ă©volution.

Le tableau dressĂ© des Ă©volutions dans les motifs de dĂ©placements tels qu’on a pu lesmesurer Ă  l’occasion de la mise en service de dessertes ferroviaires Ă  grande vitesse rendfinalement bien compte de la prĂ©gnance de l’information dans l’économie concurrentielled’aujourd’hui. Il donne une image partielle mais originale du dynamisme spĂ©cifique desactivitĂ©s de services les plus crĂ©atrices de richesses. Il traduit Ă©galement la complexitĂ© de cephĂ©nomĂšne en ne rĂ©duisant pas la croissance des flux de personnes Ă  une simple croissanceproportionnelle des Ă©changes d’informations. Lu en sens inverse, il permet de mettre enĂ©vidence la rĂ©gularitĂ© des transformations des situations avant et aprĂšs TGV. Enfin, lesdonnĂ©es d’observation de la mobilitĂ© permettent de retrouver Ă  propos de l’usage de la grandevitesse les mĂȘmes interrogations qu’à propos de l’information quant Ă  l’efficacitĂ© globale decette multiplication des Ă©changes permises par le dĂ©veloppement de nouvelles performancestechniques.

L’ensemble de ces Ă©lĂ©ments, par delĂ  les particularitĂ©s de conjoncture de telle ou telleĂ©tude de cas, semble dĂ©signer la grande vitesse comme un Ă©lĂ©ment constitutif d’une Ă©conomieplus informationnelle. C’est cette appartenance qu’il s’est agi de rĂ©introduire dans l’analyse ense gardant bien de la rendre symĂ©trique : les TIC, leur prĂ©pondĂ©rance et leur usage croissant,les normes d’ubiquitĂ© et d’urgence qu’elles portent renforcent les contraintes pesant sur lesystĂšme de transport. De cette sociĂ©tĂ©-lĂ  naissent des exigences de services Ă  grande vitesse.

(41) On retrouve effectivement dans cette littĂ©rature le constat d’une interpĂ©nĂ©tration de plus en plus forte desunivers professionnels et personnels des individus (JAURÉGUIBERRY, 1996), l’idĂ©e d’une norme socialequi s’impose peu Ă  peu (CARRÉ, 1996 ; MƒGLIN, 1996), la perception d’un outils qui facilite la mise encontact mais rend indiffĂ©remment toute sollicitation urgente et impĂ©rative (TAROZZI, 1996 ;JAURÉGUIBERRY, 1998).

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Chapitre 5

VERS UNE SOCIÉTÉ GLOBALE ?

ConfrontĂ© aux incertitudes de la transformation du fordisme et Ă  l’utopie de la sociĂ©tĂ©d’information, il semblerait que l’on ne puisse rien avancer de tangible concernant le devenirde la sociĂ©tĂ©. Pourtant, on repĂšre ça et lĂ  quelques points d’appui plus solides. Ainsi, mĂȘme sila forme prĂ©cise d’un nouveau « mode de rĂ©gulation » est difficile Ă  cerner, les Ă©lĂ©mentsavancĂ©s pour analyser l’épuisement du fordisme – extension des aires de marchĂ©,intensification de la concurrence et les contradictions sociales de l’organisation fordiste enparticulier – participent Ă  l’évidence aux Ă©volutions actuelles dont la recherche de flexibilitĂ©est un trait essentiel. De la mĂȘme maniĂšre, quelle que soit la rĂ©alitĂ© de la « sociĂ©tĂ© post-industrielle », l’importance de l’information – tant dans les processus de production que dansle contenu des « produits » – ne se dĂ©ment pas. L’apparence presque inĂ©luctable de l’extensionde la sphĂšre marchande, enfin, a aussi Ă©tĂ© soulignĂ©e. La question se pose alors de la cohĂ©rencede ces tendances repĂ©rĂ©es jusqu’ici isolĂ©ment. On cherchera celle-ci dans la notion deglobalisation qui semble pouvoir rendre compte des principales Ă©volutions mentionnĂ©es.

Il convient tout d’abord de prĂ©ciser ce que recouvre ce terme. Le prĂ©sent chapitres’attachera donc en premier lieu Ă  distinguer mondialisation et globalisation, Ă  donner unesignification en termes d’organisation productive Ă  cette derniĂšre et enfin Ă  la situer parrapport Ă  l’intensification concurrentielle. Ensuite, trois dimensions particuliĂšres duphĂ©nomĂšne de globalisation seront dĂ©veloppĂ©es : la premiĂšre permettra de revenir sur leprocessus d’extension de la sphĂšre marchande ; suivant la seconde, on s’interrogera sur lesdynamiques d’homogĂ©nĂ©isation/diffĂ©renciation Ă  l’Ɠuvre et la troisiĂšme abordera la questiondu renouvellement contemporains des inĂ©galitĂ©s sociales.

C’est donc sous ces trois aspects, qu’en dernier lieu, la grande vitesse sera interprĂ©tĂ©eaux prisme de la globalisation. Le renouvellement contemporains des inĂ©galitĂ©s sociales feraalors Ă©cho Ă  une lecture nouvelle de l’usage socialement sĂ©lectif du TGV. À travers laprĂ©sentation de la notion de travail mĂ©tropolitain, on illustrera une Ă©volution des phĂ©nomĂšnesde diffĂ©rentiation intimement liĂ©e au mouvement de globalisation. On retrouvera lesdynamiques d’homogĂ©nĂ©isation/diffĂ©renciation avec l’analyse du « standard » spatial Ă  traverslequel les villes d’affaires tendent Ă  uniformiser leur offre de prestations. La grande vitesse estĂ©videmment reconnue comme l’un de ces Ă©quipements indispensables. Mais on verra aussique cette reprĂ©sentation normative empĂȘche la reconnaissance des spĂ©cificitĂ©s qui fondent lesressources de chaque lieu. Enfin, on avancera que le TGV, Ă  travers ses performancesphysiques en termes de vitesse et le prix de celles-ci, participe de maniĂšre complĂ©mentaire Ă d’autres moyens d’échange Ă  distance d’une socialisation et d’une marchandisation del’espace.

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5.1 Une cohérence globale

L’évocation de la notion de globalisation nĂ©cessite que l’on en prĂ©cise au prĂ©alable lecontenu, car ce terme, « trĂšs tendance », est passablement fourre-tout. Ce caractĂšre fourre-toutest largement alimentĂ© par la complexitĂ© des mutations dont la notion de globalisation estcensĂ©e rendre compte, la multiplicitĂ© des dimensions selon lesquelles ces mutations sedĂ©ploient, ainsi que par leur ambivalence (MONGIN, 1996). Le contenu de la globalisation esten effet trĂšs Ă©volutif. La dangerositĂ© de l’expression est encore accentuĂ©e par le contenuidĂ©ologique important qu’elle a acquis auprĂšs de ceux qui y voient « l’expression mĂȘme de la« modernitĂ© » [
] en ce qu’elle marquerait la victoire des « forces du marchĂ© » (CHESNAIS,1998). InstabilitĂ© du contenu, confusion du sens, « globalisation » ne saurait dĂ©signer cet Ă©tatstable du monde auquel il aspire peut-ĂȘtre depuis que les limites du fordisme paraissentirrĂ©mĂ©diablement dĂ©passĂ©es.

De la mondialisation Ă  la globalisation

MalgrĂ© ces rĂ©serves, il est possible de trouver un ensemble de traits Ă  peu prĂšs cohĂ©rentsmis en avant par les diffĂ©rents analystes s’intĂ©ressant Ă  la globalisation, quand bien mĂȘme lesinterprĂ©tations qu’ils en donnent ensuite resteraient multiples. L’extension gĂ©ographique duphĂ©nomĂšne est ainsi tellement communĂ©ment avancĂ©e que le terme de mondialisation est biendavantage usitĂ©. C’est alors l’image d’une extension Ă  la planĂšte entiĂšre des jeuxconcurrentiels des entreprises et des espaces qui s’impose. Les faits divers de l’économie,Ă©voquant le transfert en Ecosse de telle activitĂ© de construction d’électromĂ©nager, ladĂ©localisation en Inde de la sous-traitance de saisie informatique ou l’éviction des europĂ©ensdu marchĂ© de la construction navale par les faibles coĂ»ts des chantiers corĂ©ens accrĂ©ditentfortement cette image. Dans les ouvrages pĂ©dagogiques, on qualifie de globales les seulesfirmes dont l’aire de production est mondiale et qui opĂšrent sur un marchĂ© lui aussi mondial.Les configurations plus Ă©troites, mĂȘme si elles chevauchent de nombreuses frontiĂšres et quelque soit leur mode d’organisation interne, n’auront pas droit Ă  ce qualificatif (CROZET et alii,1997, p. 110). L’équation globalisation=mondialisation, qui permet en outre d’éviter l’emploidu premier terme – nĂ©ologisme directement issu de la traduction de l’amĂ©ricainglobalization – est donc, en premiĂšre approche, largement admise.

La mondialisation, parfaitement avĂ©rĂ©e, n’est cependant pas Ă  considĂ©rer sans nuance.On passera aussi rapidement qu’il est gĂ©nĂ©ralement suggĂ©rĂ© sur la situation de l’Afrique (voirCASTELLS, 1998, pp. 102-152) et d’une large part de l’Asie qui paraissent dĂ©tachĂ©es de cemonde-lĂ . Un autre point important est la prĂ©sence de trois sous-ensembles particuliers – la« Triade » Europe, Etats-Unis, Japon (KEISER et KENIGSWALD, 1996) – qui structurent laplanĂšte Ă©conomique de deux maniĂšres. D’une part, chacun d’eux tend Ă  constituer une« rĂ©gion » Ă©conomique propre (Ă  l’échelle de la Terre), avec sa monnaie de rĂ©fĂ©rence, sa zoned’influence, son autonomie politique (par exemple E. COHEN, 1996, p. 156 et suiv. ;KRUGMAN, 1996, p. 24, souligne quant Ă  lui que les Ă©changes extĂ©rieurs ne reprĂ©sentent que10% du PIB des Etats-Unis). D’autre part, ces pĂŽles concentrent entre eux la plus grande partdu phĂ©nomĂšne de mondialisation (flux financiers, flux d’investissements, flux demarchandises, flux de connaissances, il n’y a guĂšre que les mouvements de personnes quiimpliquent largement, au moins Ă  l’une de leurs extrĂ©mitĂ©s, le reste du monde, dans le cadrede circuits touristiques ou de migrations plus longues toujours largement dĂ©sĂ©quilibrĂ©s).

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Cette rĂ©alitĂ© permet Ă  Elie COHEN (1996, p. 59) de donner de l’entreprise globale unedĂ©finition gĂ©ographiquement plus restreinte puisque limitĂ©e Ă  une prĂ©sence dans chacun destrois sous-ensembles de la « Triade ». Olivier MONGIN (1996, p. 161) laisse apparaĂźtre leconsensus, sur ce point, des analystes « sĂ©rieux ». Il souligne avec Philippe ENGELHARD

(1996, p. 97) que le mouvement de mondialisation se heurte Ă  une tendance appuyĂ©e Ă  larĂ©gionalisation. Ces nuances permettent alors d’introduire l’idĂ©e que la globalisation, quel quesoit le nom dont on l’affuble, n’est pas d’abord affaire d’extension territoriale.

On s’en doutait. Paul KRUGMAN, en affirmant que La mondialisation n’est pas coupable(1996) incline Ă  voir ailleurs que dans le commerce international les clĂ©s de l’économiecontemporaine. Pierre VELTZ le confirme en affirmant que « la globalisation etl’internationalisation sont deux notions analytiquement indĂ©pendantes » (1996, p. 111).François CHESNAIS le prĂ©cise : « en anglais, le mot global se rĂ©fĂšre aussi bien Ă  desphĂ©nomĂšnes intĂ©ressant la (ou les) sociĂ©tĂ©(s) humaine(s) au niveau du globe comme tel (c’estle cas de l’expression global warming dĂ©signant "l’effet de serre") qu’à des processus dont lepropre est d’ĂȘtre "global" uniquement dans la perspective stratĂ©gique d’un « agentĂ©conomique » ou d’un "acteur social" prĂ©cis. En l’occurrence, dĂšs qu’il s’agit de processusĂ©conomiques, le terme doit ĂȘtre compris exclusivement dans cette seconde acception » (1997,p. 29).

Une stratĂ©gie d’intĂ©gration de l’activitĂ© des firmes

A la suite de Michael PORTER (1982), Charles-Albert MICHALET (1990) distingued’ailleurs nettement les stratĂ©gies de mondialisation des stratĂ©gies de globalisation des firmes.Les premiĂšres dĂ©signent un processus d’élargissement de la sphĂšre d’activitĂ© des firmes sur labase de rapports asymĂ©triques entre le centre – le pays d’origine de la firme – et la pĂ©riphĂ©rie.Les diffĂ©rents espaces de cette derniĂšre sont alors considĂ©rĂ©s comme porteurs de ressourcesgĂ©nĂ©riques dont il s’agit de profiter. Ils constituent soit un nouveau marchĂ©, soit une source dematiĂšre premiĂšre ou de main d’Ɠuvre bon marchĂ©, soit une source de liquiditĂ© financiĂšre.Ainsi construite, la mondialisation est donc bien la forme fordiste de hiĂ©rarchisation del’espace des firmes.

La globalisation est un « concept stratĂ©gique » d’organisation des firmes (VELTZ, 1996 ;MATTELARD, 1998, p. 86). EnvisagĂ©e du point de vue de l’inscription spatiale del’organisation productive, elle se traduit par un processus de structuration polycentrique. Ilconsiste Ă  intĂ©grer dans l’organisation de la firme les ressources spĂ©cifiques dĂ©veloppĂ©es parchacun des centres. Pour Michael PORTER (1993), la firme globale est celle qui raisonne sonorganisation, de la R&D aux ventes finales, en fonction de sa rentabilitĂ© envisagĂ©e Ă  l’échelleplanĂ©taire. Concernant le secteur automobile, une activitĂ© aux stratĂ©gies nĂ©anmoins trĂšsĂ©volutives, Marie-Claude BELIS-BERGOUIGNAN, Gilles BORDENAVE et Yannick LUNG (1994)montrent comment, pour une firme donnĂ©e, la globalisation menĂ©e Ă  l’échelle planĂ©taireapparaĂźt comme une forme d’approfondissement de la mondialisation, mais pas comme lavoie obligĂ©e des Ă©volutions actuelles. D’autres stratĂ©gies, conduisant Ă  une globalisation plutĂŽt« rĂ©gionale » (centrĂ©e sur les diffĂ©rents pĂŽles de la « Triade »), sont mise en Ɠuvre par certainsacteurs majeurs.

Un point important de ces analyses tient dans l’idĂ©e d’une intĂ©gration par les firmes desdiffĂ©rents marchĂ©s sur lesquels elles opĂšrent. En effet, dans ces descriptions de la firmeglobale, l’intĂ©gration n’est pas seulement gĂ©ographique (considĂ©rer ses dĂ©bouchĂ©s dispersĂ©scomme un marchĂ© devant faire l’objet d’une offre globale), mais elle concerne plus

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fondamentalement la totalitĂ© du processus de production, dont l’efficacitĂ© est dĂ©sormaisapprĂ©ciĂ©e globalement. Il s’agit bien d’un dĂ©passement radical du paradigme fordiste-tayloriende l’organisation de la production.

Une rĂ©ponse Ă  l’accentuation de la concurrence

La globalisation est interprĂ©tĂ©e dans ce cadre comme une rĂ©ponse Ă  l’accentuation de laconcurrence (E. COHEN, 1996, p. 54). Il s’agit d’une part de systĂ©matiser la recherched’économie d’échelle en opĂ©rant chaque Ă©tape de la production, de la R&D Ă  lacommercialisation, sur de plus grands volumes. Mais il s’agit aussi de systĂ©matiser larecherche de l’avantage absolu : produire oĂč cela revient le moins chers, innover oĂč l’on est leplus crĂ©atif, s’informer oĂč l’on est le mieux branchĂ©, etc. Dans ce contexte, l’engagementterritorial des firmes est extrĂȘmement mouvant, trĂšs faible pour certaines activitĂ©s dont le prixde revient sera la variable primordiale, plus intense pour d’autres fonctions pour lesquels lesprocessus de valorisation de ressources spĂ©cifiques seront plus importants (MUCCHIELLI,1998, p. 159).

Enfin, la globalisation rĂ©sulte d’un effort des plus grandes firmes pour maĂźtriser lacomplexitĂ© de leur activitĂ©. En effet, le marchĂ© global n’est pas un marchĂ© unique. Jean-LouisMUCCHIELLI souligne encore l’émergence d’habitudes de consommation homogĂšnes dansl’ensemble des pays dĂ©veloppĂ©s de « la Triade », mais aussi le fait que perdurent denombreuses spĂ©cificitĂ©s nationales qui obligent les firmes Ă  adapter leurs produits (1998,p. 99). Il serait suicidaire de rĂ©pondre Ă  la demande par une offre, fut-elle globale, quin’articulerait pas une grande variĂ©tĂ© et une forte capacitĂ© Ă  Ă©voluer rapidement (VELTZ, 1996).Du point de vue de la firme, la rĂ©ponse Ă  ces exigences contradictoires est passĂ©e parl’adoption de formes d’organisation renouvelĂ©es, articulant souplesse et intĂ©gration renforcĂ©e.L’image de « l’entreprise-rĂ©seau », reprise tant, entre autres, par Elie COHEN que par GĂ©rardLAFAY (1999), en est l’archĂ©type. On aura l’occasion de revenir en dĂ©tail sur ces aspects microde l’analyse dans le chapitre suivant.

On retiendra ici que la gestion de cette complexitĂ© s’opĂšre Ă©galement Ă  un niveaumacro-social. D’une part, les analystes (par exemple CROZET et alii, 1997, p. 197 et suiv.,ADDA, 1997, tome 2, p. 78 et suiv.) soulignent abondamment la rĂ©surgence de tentatives,politiques (les rĂ©unions du G7, la crĂ©ation de l’Organisation Mondiale du Commerce pouraccompagner le « dĂ©sarmement douanier ») ou techniques (le rĂŽle renforcĂ© des autoritĂ©sboursiĂšres), de contrĂŽle du fonctionnement de l’économie aprĂšs une pĂ©riode oĂč la faillite de larĂ©gulation fordiste semblait vouer de telles initiatives Ă  l’échec. D’autre part, la globalisationpasse aussi par le dĂ©veloppement d’un large secteur d’activitĂ©s de services trĂšs spĂ©cialisĂ©sconcernant la finance, les outils de communication ou la gestion, dont la finalitĂ© est justementde surmonter cette complexitĂ© (CHESNAIS, 1997, p. 213). Ces activitĂ© sont Ă  la base dudynamisme actuel des grandes mĂ©tropoles, les « villes globales » de Saskia SASSEN (1991).On voit alors que l’accentuation de la concurrence entre les firmes, aprĂšs avoir Ă©tĂ© un Ă©lĂ©mentde dĂ©stabilisation du modĂšle fordiste, contribue encore fortement Ă  structurer la globalisationĂ©conomique.

L’intensification de la concurrence Ă  propos de l’accĂšs aux capitaux ne peut querenforcer cette affirmation. La libĂ©ralisation des marchĂ©s financiers, souvent dĂ©composĂ©eautour de la « rĂšgle des 3D » (dĂ©cloisonnement, dĂ©sintermĂ©diation, dĂ©rĂ©gulation), tient lieu defigure emblĂ©matique du phĂ©nomĂšne de globalisation pour deux raisons : d’une part, le marchĂ©des capitaux apparaĂźt comme le plus intĂ©grĂ©, fonctionnant de maniĂšre quasi-continue entre les

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bourses du monde suivant les heures d’ouverture de Tokyo, New-York et Londres ; d’autrepart, Ă  travers la pression croissante de rentabilitĂ© rapide qu’il impose aux entreprises, il estvraisemblablement Ă  la source de l’une des dynamiques essentielles de la globalisation.

5.2 Des dynamiques globales

Le contenu que l’on attache ici au terme globalisation est dĂ©sormais plus prĂ©cis. Il s’agitdans ce qui suit de prĂ©senter l’analyse de trois tendances d’évolution de la sociĂ©tĂ© qui lui sontintimement attachĂ©es. L’élargissement de la sphĂšre marchande, quoique dĂ©jĂ  Ă©voquĂ© auchapitre prĂ©cĂ©dent, ne pouvait ĂȘtre passĂ© sous silence ici. Il est devenu commun d’associerl’uniformisation des valeurs culturelles au dĂ©veloppement de la globalisation. On s’appuieraici sur le dĂ©veloppement des activitĂ©s de service pour prĂ©ciser cette rĂ©alitĂ© et pour donner unelecture moins univoque des rapports du local au global. Enfin, la remontĂ©e rĂ©cente desinĂ©galitĂ©s sociales est souvent perçue comme un paradoxe de la globalisation. On tentera demontrer quelles dynamiques de renouvellement des inĂ©galitĂ©s elle abrite.

L’élargissement de la sphĂšre marchande

La suprĂ©matie actuelle des critĂšres financiers est largement soulignĂ©e par les analystes.Michel ALBERT (1997) insiste pour sa part sur ce phĂ©nomĂšne en en dĂ©cortiquant lemĂ©canisme. La dĂ©sintermĂ©diation (qui consiste pour les dĂ©tenteurs de capitaux et lesemprunteurs Ă  traiter directement sur le marchĂ© sans passer par l’intermĂ©diaire d’une banque),explique-t-il, a supprimĂ© la mutualisation des risques que porte en lui le financement bancaire.Dans ce contexte, chaque projet est apprĂ©ciĂ© au cas par cas, suivant une Ă©valuation qui faitressortir sans attĂ©nuation les meilleurs d’entre eux au dĂ©triment des autres. La « sĂ©lectivitĂ©Ă©levĂ©e des opĂ©rations du capital » est Ă©galement soulignĂ©e par François CHESNAIS (1997,p. 31). La concurrence entre les emprunteurs est donc avivĂ©e pour obtenir les conditionsd’emprunt les plus avantageuses.

Il en rĂ©sulte, poursuit Michel ALBERT, une extension de la logique financiĂšre concernantles firmes, les individus et la puissance publique. Les firmes se trouvent contraintes de passerd’une logique « articulant une sĂ©rie d’objectifs complexes mĂȘlant le financier, l’économiqueet le social » Ă  une logique de satisfaction des intĂ©rĂȘts immĂ©diats des actionnaires. Les salariĂ©sdes pays occidentaux se trouvent, Ă  travers le jeu des fonds de pension, pris dans la mĂȘmelogique pour assurer leur retraite. Plus largement, ces « nouvelles formes d’investissement »(outre les fonds de pensions, il faut considĂ©rer aussi les investissements des sociĂ©tĂ©sd’assurance et ceux des sociĂ©tĂ©s de placements collectifs), oĂč la participation au capital desfirmes ne s’accompagne d’aucune contrepartie « immatĂ©rielle » (technologie, aide aumanagement), ont, pour François CHESNAIS (1997, p. 39 et 51), pour consĂ©quence de mettredirectement en concurrence les salariĂ©s (42). Les Etats enfin, qui ont Ă©tĂ© les premiers semble-t-il Ă  s’adresser directement au marchĂ© pour financer les dĂ©ficits publics, ont perdu une largepart de leur souverainetĂ© en matiĂšre financiĂšre. Ils se soumettent alors Ă  une logique identique,non seulement pour obtenir l’argent frais indispensable pour boucler le budget, mais aussi envue d’attirer les capitaux Ă  « rĂ©sider » chez eux, sous forme mobiliĂšre, mais aussi immobiliĂšre

(42) Ce processus est renforcĂ© par l’affaiblissement des cadres collectifs de relations sociales (CHAYKOWSKI etGILES, 1998).

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Ă  travers un jeu de concurrence territoriale visant Ă  attirer de nouvelles localisations d’activitĂ©s(MUCCHIELLI, 1998, p. 326 et suiv.).

Cette « financiarisation » des relations Ă©conomiques est fondamentalement interprĂ©tĂ©epar François CHESNAIS (1996) comme l’établissement de la suprĂ©matie du « capital-argent »face aux deux autres formes qu’il distingue : le « capital productif » et le « capitalcommercial ». Il croit alors pouvoir distinguer la mise en place d’un nouveau moded’accumulation, « financiarisĂ© et mondial ». Quoi qu’il en soit, Ă  travers ces phĂ©nomĂšnesd’extension de la logique financiĂšre, on retrouve, sous une autre forme, le phĂ©nomĂšne dĂ©jĂ Ă©voquĂ© d’extension de la sphĂšre marchande.

Jacques ADDA, dans la premiĂšre partie de La mondialisation de l’économie (1997),replace cette Ă©volution dans une perspective historique de long terme. S’appuyant surl’analyse de Karl POLANYI (1944), il s’oppose Ă  la vision classique d’une extensionprogressive de la sociĂ©tĂ© marchande qui se serait dĂ©veloppĂ©e d’abord au niveau local avantd’aborder les Ă©chelons rĂ©gionaux, puis nationaux et aujourd’hui planĂ©taires. Il propose aucontraire une description selon laquelle la sociĂ©tĂ© est envahie par les principes marchands « Ă partir d’en haut », Ă  partir du commerce international. Sa thĂšse, fondĂ©e sur de nombreuxarguments, fait remonter au milieu du Moyen-Âge la prise d’autonomie, en Occident, d’uncapitalisme urbain, marchand et trĂšs rapidement financier, par rapport au pouvoir politiquefondĂ© sur la domination territoriale (43). Ensuite, l’histoire peut se lire comme la pĂ©nĂ©trationet la subordination, lentes mais toujours plus profondes, des sociĂ©tĂ© locales par la logiquemarchande et financiĂšre. On acceptera volontiers cette interprĂ©tation qui recoupe en bien despoints la lecture qui a Ă©tĂ© donnĂ©e de l’accĂ©lĂ©ration des dĂ©placements.

Marché global, identité globale ?

Dans cette perspective historique, la globalisation apparaĂźt donc dans la continuitĂ©d’évolutions sĂ©culaires. Dans le mĂȘme temps, les Ă©volutions actuelles recĂšlent deux Ă©lĂ©mentsde rupture particuliĂšrement visibles. Le premier tient Ă  l’explosion des marchĂ©s financiers.MĂȘme si on peut en percevoir les prĂ©misses dĂšs les annĂ©es 50-60 dans la politique definancement du dĂ©ficit public amĂ©ricain et dans la stratĂ©gie des firmes multinationales, lacroissance vertigineuse des mouvements de capitaux est un phĂ©nomĂšne sans prĂ©cĂ©dent etrĂ©cent. Son rĂŽle essentiel dans l’extension de la sphĂšre marchande a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© soulignĂ©e.

Le second Ă©lĂ©ment de rupture est liĂ© Ă  la diffusion de l’usage des tĂ©lĂ©communications, etplus gĂ©nĂ©ralement Ă  la place de l’information dans le jeu Ă©conomique contemporain. On ne vapas reprendre ce sujet dĂ©jĂ  abordĂ© il y a seulement quelques pages. On se contentera desouligner le lien fort toujours Ă©tabli par les analystes entre cet Ă©vĂ©nement et la globalisation.On ne reviendra pas ici sur la rĂ©alitĂ© du poids des activitĂ©s de services dans les Ă©conomies despays dĂ©veloppĂ©s. De mĂȘme, la nĂ©cessitĂ© de moyens de communication performants pourmettre en Ɠuvre les principales dimensions de la globalisation est une Ă©vidence, mĂȘme si pourl’apprĂ©cier, il convient d’articuler technique et sociĂ©tĂ© d’une façon non-univoque. Ladynamique particuliĂšre des Ă©changes de services et de produits Ă  haute teneur en matiĂšre griseest en revanche un aspect de la question qui n’a pas encore Ă©tĂ© abordĂ© dans ces pages.

(43) La description que donne Maurice LOMBARD (1971, chap IX, pp. 223-235) des circuits marchands dansL’islam au temps de sa premiĂšre grandeur indique que, dans un autre contexte et sous une forme trĂšsdiffĂ©rente, le mĂȘme phĂ©nomĂšne d’autonomie par rapport au pouvoir politique avait dĂ©jĂ  jouĂ© en Oriententre les VIIIe et Xe siĂšcles.

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Concernant les services considĂ©rĂ©s dans leur ensemble tout d’abord, la croissance desĂ©changes internationaux est avĂ©rĂ©e en volume (44). CROZET et alii montrent ainsi que lacroissance des Ă©changes de services semble plus Ă©levĂ©e, dans la pĂ©riode rĂ©cente, que celle desĂ©changes de marchandises (1996, p. 59), quand bien mĂȘme les premiers ne constituent pas, etde loin, la majoritĂ© des Ă©changes. Cela dit, l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© de l’ensemble des activitĂ©s quiconstitue le tertiaire rend difficile l’interprĂ©tation directe de ces Ă©volutions. GĂ©rard LAFAY,afin de prĂ©senter le commerce international, prĂ©sente une grille de dĂ©composition dessituations de service dĂ©localisĂ© (1999, p. 45). On notera que ce classement n’est absolumentpas spĂ©cifique aux Ă©changes internationaux. Il distingue quatre cas :

« - dĂ©placement occasionnel du consommateur (tourisme) ;- dĂ©placement du producteur par mission (ingĂ©nierie) ou par fonction (transport) [
]- enregistrement du service sur un support matĂ©riel qui permet ensuite de le reproduire

à volonté et à faible coût (produits audiovisuels, logiciels)- fourniture à distance (télécommunication et prestations utilisant ce canal) ».

On aperçoit nettement, Ă  travers cette classification, le poids des tĂ©lĂ©communications etdes technologies associĂ©es dans cet ensemble. Les taux de croissances atteints rĂ©cemment parcertaines de ces activitĂ©s, ainsi que les perspectives souvent enthousiastes qui en sont tracĂ©es(HENRY et alii, 1999, concernant le commerce Ă©lectronique) donnent une mesure del’importance de ce secteur dans les dynamiques actuelles. Pourtant cette image minorefortement le poids de la matiĂšre grise, puisque s’en tenant aux services, elle masque lesĂ©changes de produits Ă  haute valeur ajoutĂ©e. Mais comme, malgrĂ© ces ambiguĂŻtĂ©s et cesimprĂ©cisions, chacun s’accorde Ă  reconnaĂźtre l’orientation des Ă©conomies occidentales versdes activitĂ©s incorporant une part croissante de matiĂšre grise, la seule question qui demeure iciest de savoir interprĂ©ter ces dynamiques.

Robert REICH (1991), et Ă  sa suite Daniel COHEN (1997), attribuent aux « producteurs desymboles », par opposition aux « producteurs d’objets », un rĂŽle tout Ă  fait spĂ©cifique dans lesĂ©volutions contemporaines. Ce rĂŽle repose sur le fait que la diffusion d’une « idĂ©e » – DanielCOHEN prend l’exemple du logiciel Windows (p. 61) – non seulement ne coĂ»te rien, mais enaccroĂźt au contraire souvent la valeur initiale Ă  travers ce que quelques Ă©conomistes ontdĂ©nommĂ© « effet-club ». Les « manipulateurs de symboles » pour reprendre l’exacte traductionde la terminologie de Robert REICH ont donc une propension naturelle Ă  opĂ©rer sur un marchĂ©mondial.

GĂ©rard LAFAY, Colette HERZOG et alii (1989, citĂ©s par Jacques ADDA, 1997) soulignentpourtant que dans de nombreux cas, le caractĂšre non-stockable du service n’offre pas d’autrealternative Ă  la firme qui souhaite valoriser un avantage propre sur une activitĂ© particuliĂšreque l’implantation directe sur les marchĂ©s locaux. Cette situation prĂ©vaut en particulier pourles services publics (eau, Ă©lectricitĂ©, transport, tĂ©lĂ©phone, etc.), et plus largement pour lesactivitĂ©s qui ont pu bĂ©nĂ©ficier d’un monopole protĂ©gĂ© (banque, assurance). LibĂ©ralisationaidant, « la part des services dans le stock d’IDE [Investissements Directs Ă  l’Etranger] estpassĂ©e Ă  50% au dĂ©but des annĂ©es 90 ».

Mais au-delĂ  des considĂ©rations sur les effets de rĂšglements limitant l’accĂšs Ă  telle outelle activitĂ©, la remarque prĂ©cĂ©dente met en exergue l’un des dilemmes important de la

(44) Les services ont, par rapport aux biens matĂ©riels, la caractĂ©ristique de ne pas ĂȘtre stockable. Tout serviceproduit est donc Ă©galement Ă©changĂ©. La part croissante des activitĂ©s de services dans les Ă©conomiesoccidentales a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© Ă©voquĂ©e, d’oĂč cette brĂšve parenthĂšse ne concernant que les Ă©changesinternationaux.

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globalisation. En effet, elle traduit aussi le fait que les symboles et les idĂ©es sont souventdĂ©pendants de la langue dans laquelle ils sont exprimĂ©s et de la culture propres auxcommunautĂ©s qui les produisent ou les adoptent. Ces caractĂ©ristiques les rendent difficilementtransfĂ©rables et constituent donc un frein Ă  l’intĂ©gration sans limite des marchĂ©s comme desprocess de production.

La croissance des IDE est une premiĂšre maniĂšre de concevoir la façon dont cette rĂ©alitĂ©est contournĂ©e par les dynamiques Ă  l’Ɠuvre. Jacques ADDA (1997, p. 82) insiste surl’homogĂ©nĂ©isation des modes de consommation, des normes techniques et la fluiditĂ© desmouvements de capitaux que traduit l’importance des investissements croisĂ©s entre lesdiffĂ©rentes aires de la « Triade ». Les processus, parfois dĂ©crits en termes de « glocalisation »,qui consistent Ă  mobiliser des ressources locales dans un cadre global constituent une autremaniĂšre d’envisager la rĂ©ponse Ă  cette tension. Ils visent d’abord Ă  mieux gĂ©rer lescontraintes, c’est Ă  dire Ă  mieux articuler nĂ©cessitĂ©s globales et spĂ©cificitĂ©s locales. Il s’agit lĂ d’une vision plutĂŽt Ă©troite de ces phĂ©nomĂšnes.

Ainsi, le constat de l’importance des Ă©carts de valeur entre les cultures dĂ©jĂ  dressĂ© dansLa logique de l’honneur semble constituer le point de dĂ©part de la rĂ©flexion des co-auteurs deCultures et mondialisation (D’IRIBARNE et alii, 1998). Celui-ci plaide pour que la diversitĂ© descultures soit acceptĂ©e et intĂ©grĂ©e dans les pratiques de gestion des entreprises. Pourtant, cesdiffĂ©rences sont souvent considĂ©rĂ©es comme des particularitĂ©s, des bizarreries, voire desobstacles, que la mondialisation est contrainte de reconnaĂźtre pour s’y adapter. La conclusiondes expĂ©riences de rapprochement entre la Française Renault et la SuĂ©doise Volvo ou decoopĂ©ration entre EdF et son homologue Camerounais semble dĂ©jĂ  intĂ©grĂ©e par les Ă©tats-majors des multinationales lors de la dĂ©finition de leur politique de communication interne(BOURNOIS et VOYNNET-FOURBOUL, 2000) : les Ă©carts culturels entre nations sont une rĂ©alitĂ©avec laquelle il est nĂ©cessaire de composer. Des sciences de gestion Ă©manent dĂ©jĂ  desouvrages Ă  visĂ©e instrumentale pour mettre en Ɠuvre un « management interculturel »(DUPRIEZ et SIMONS, 2000).

Contrairement Ă  ce que semblent montrer la pratique des multinationales, Ă  proposdesquelles plusieurs auteurs Ă©voquent encore les quelques efforts rĂ©alisĂ©s pour associer la« sensibilitĂ© » latine Ă  la « rigueur » protestante, Philippe D’IRIBARNE n’envisage pas cesspĂ©cificitĂ©s comme des ressources potentielles qui pourraient ĂȘtre dĂ©veloppĂ©es localementdans le cadre d’une intĂ©gration globale. C’est pourtant cet espoir qui, de maniĂšre paradoxalede prime abord, conduit sur le devant de la scĂšne des valeurs communautaires ou de terroirque la standardisation fordiste et le village global paraissaient avoir dĂ©finitivement enterrĂ©es.Enfin, Philippe D’IRIBARNE envisage encore moins qu’à travers cette adaptation des pratiquesde gestion, les spĂ©cificitĂ©s locales puissent influer sur les objectifs poursuivis par les firmes

MĂȘme si l’on ne reviendra que plus tard sur les illusions du localisme, il convientcependant dĂšs Ă  prĂ©sent de ne pas se laisser abuser. La « glocalisation » n’est pas l’harmonieretrouvĂ©e d’une Ă©conomie globale, mais Ă  dimension humaine. La mobilisation et ledĂ©veloppement des ressources locales est un phĂ©nomĂšne perceptible, mais Ă  nuancer. Pour unespace qui aura pu concilier son histoire, ses savoir-faire et son insertion dans l’économiemondiale, on pourrait en citer cent qui, de restructurations en dĂ©veloppements anarchiquesd’activitĂ©s flexibles, ont vu leur culture spĂ©cifique laminĂ©e. L’image des « ressources locales »qu’il s’agit de faire prospĂ©rer au sein de l’économie mondiale est Ă©galement trĂšsfonctionnaliste. Rares sont les valeurs, parmi celles qui fondent la cohĂ©sion des communautĂ©slocales, Ă  ĂȘtre impliquĂ©es dans ces processus.

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On retrouve alors la critique radicale portĂ©e par Philippe ENGELHARD (1996) du « projetuniversaliste de la raison libĂ©rale » ou celle, plus interrogative, de son presque homonymeRonald INGELHART (1999) qui dĂ©plore « la tendance inhĂ©rente [de l’approche du choixrationnel] Ă  exclure les facteurs culturels » (p. 54). Pour le premier, il s’agit d’une nĂ©gation du« fait tribal », c’est Ă  dire du fait que les ĂȘtres humains construisent aussi leur identitĂ© enrelation avec les individus qu’ils cĂŽtoient, en rĂ©fĂ©rence Ă  une histoire et une culture collective.NĂ©gation thĂ©orique Ă  travers l’hypothĂšse de sĂ©parabilitĂ© des prĂ©fĂ©rences des agents,constitutive du modĂšle de concurrence pure et parfaite ; nĂ©gation concrĂšte Ă  travers ladestruction des cultures communautaires et la promotion de modes de vie laissant lesindividus isolĂ©s.

Dans ce contexte, la multiplication de revendications identitaires prenant des formes trĂšsvariĂ©es est souvent analysĂ©e comme un retour de bĂąton, comme une rĂ©action dĂ©fensive desociĂ©tĂ©s dont la diversitĂ© est niĂ©e et d’individus dont la construction identitaire est entravĂ©epar la disparition de ses principaux rĂ©fĂ©rents. Manuel CASTELLS (1997) insiste bien sur lesmutations qui affectent les institutions fondamentales : la crise du « modĂšle patriarcal de lafamille » et la dilution de l’Etat-nation. Il est rejoint sur ce dernier point, au moins quant Ă  lathĂ©matique, par la quasi-totalitĂ© des auteurs. Mais son discours n’est ni celui d’un effacementdes structures sociales traditionnelles au profit d’une violence gĂ©nĂ©ralisĂ©e, ni celui d’un retourĂ  la situation d’antan. Il voit dans les Ă©volutions contemporaines une redistribution – sousforme de multiplication – des sources de pouvoir, mais aussi des supports identitaires capablesde produire de nouveaux codes culturels.

Au final, il n’apparaĂźt pas que globalisation signifie de maniĂšre univoque uniformisationculturelle. Cette tendance s’affirme effectivement au plan Ă©conomique comme d’un point devue culturel. Pourtant, elle semble devoir s’articuler selon des modalitĂ©s complexes Ă  uneautre tendance qui voit les dimensions micro-sociales, communautaires ou individuellesreprendre de l’importance (MATTELART, 1992, p. 282).

Information et globalisation inégalitaires

Un large accord existe dans la littĂ©rature sur le constat d’une remontĂ©e des inĂ©galitĂ©ssociales entre individus dans la pĂ©riode actuelle, donc de maniĂšre synchrone Ă l’approfondissement de la globalisation. La question se pose donc de savoir si ce dernierprocessus est Ă  la base d’une dynamique sĂ©grĂ©gative. Dans cet esprit, on peut faire dĂ©buter leraisonnement par le discours de Robert REICH sur la portĂ©e de la « rĂ©volution informatique »pour l’économie mondialisĂ©e (1991) (45). On y retrouve tous les argument classiquementĂ©voquĂ©s Ă  ce propos. Son intĂ©rĂȘt ici est qu’il conduit Ă  dĂ©crire une sociĂ©tĂ© dont les fortes

(45) Cet ouvrage est surtout cĂ©lĂšbre pour la thĂšse selon laquelle les entreprises globales n’ont plus d’autrepatrie que le monde entier. À travers la perspective historique qu’il trace, Jacques ADDA (1997) montrequant Ă  lui comment dĂšs l’origine, le capitalisme financier et marchand a construit son autonomie parrapport au pouvoir politique territorial. Il analyse ensuite la maniĂšre dont ce capitalisme a souvent pus’appuyer sur le cadre des Ă©tats-nations pour se dĂ©velopper. Ce processus a Ă©tĂ© marquĂ© par la successionde trois situations hĂ©gĂ©moniques, au profit des Pays-Bas au XVIIIe siĂšcle, de l’Angleterre au XIXe et desÉtats-Unis au XXe (pp. 46-48). Cette analyse permet d’une part de comprendre le discours de RobertREICH dans la mesure oĂč le lien entre la classe financiĂšre et marchande et les États apparaĂźthistoriquement contingent. Elle permet aussi de le relativiser car cette imbrication est ancienne et resteprofonde. Elle permet peut-ĂȘtre enfin de le dĂ©passer si l’on accepte l’hypothĂšse qu’une nouvellehĂ©gĂ©monie mondiale se met en place au profit de la « Triade », Ă  travers, entre autres, les entreprisesglobales.

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140 ❘ Chapitre 5 : Vers une sociĂ©tĂ© globale ?

inĂ©galitĂ©s se trouvent en partie renouvelĂ©es. C’est en effet l’accĂšs des individus auxcompĂ©tences nĂ©cessaires pour exercer des fonctions de « manipulateurs de symboles » quidevient la variable-clĂ© de la position sociale. C’est aussi la maĂźtrise de ces fonctions quipermettra aux pays riches, et en premier lieu aux Etats-Unis, de conserver leur avance. Or cescompĂ©tences se dĂ©veloppent sur une base qui semble faire voler en Ă©clat l’homogĂ©nĂ©itĂ© de laclasse moyenne et instaurer des inĂ©galitĂ©s fortes non plus aux marges de la sociĂ©tĂ©, mais enson centre.

Concernant les seules « villes globales », Saskia SASSEN (1991) dĂ©crit ainsi unebipolarisation croissante de la structure sociale. Mais cette tendance ne se traduit passeulement Ă  travers un accroissement des Ă©carts entre les situations d’extrĂȘme pauvretĂ© etd’immense richesse, mais aussi par un Ă©clatement des situations « normales » entre le mondedes « petits boulots » et celui des cadres des services supĂ©rieurs. Cependant, exposĂ©e demaniĂšre aussi brutale, cette thĂšse paraĂźt trop tranchĂ©e pour correspondre Ă  la situation desvilles europĂ©ennes. Elle semble d’ailleurs ne pas rĂ©sister aux vĂ©rifications empiriques(PETSIMERIS et BALL, 2000). Son intĂ©rĂȘt est de relier deux tendances a priori contradictoiresd’enrichissement d’une part de la population et d’appauvrissement d’une autre.

Sur un plan plus gĂ©nĂ©ral, le jugement que Robert REICH porte sur le systĂšme Ă©ducatifamĂ©ricain est rĂ©vĂ©lateur de ces nouvelles inĂ©galitĂ©s : le systĂšme Ă©ducatif amĂ©ricain, explique-t-il, est « le meilleur du monde » non pas parce qu’il amĂšne une large part de la population Ă un niveau culturel et de compĂ©tences Ă©levĂ©s – ce que de son propre aveu les pays europĂ©ens etle Japon rĂ©ussissent mieux que les Etats-Unis – mais parce qu’il prĂ©pare de maniĂšre optimale« 15 Ă  20% » de ses enfants Ă  occuper des fonctions de « manipulateurs de signes » (1991,p. 208 et suiv.). Plus simplement, Paul KRUGMAN (1996, p. 185) Ă©nonce que « depuis 1970, leprogrĂšs technique a augmentĂ© la prime que le marchĂ© donne aux travailleurs hautementqualifiĂ©s ».

Dans cette lignĂ©e, Daniel COHEN (1997, p. 78) corrobore ce constat « d’un Ă©clatementdes inĂ©galitĂ©s au sein de chaque groupe socioculturel ». Il explique aussi que cette nouvelledynamique des structures sociales ne doit rien au dĂ©veloppement du commerce internationalqui ne vient que « se couler dans le moule des sociĂ©tĂ©s inĂ©galitaires : comme si le mouvementinĂ©galitaire Ă©tait en fait premier [
] » (1997, p. 65). Le phĂ©nomĂšne serait alors dĂ©terminĂ© parla « troisiĂšme rĂ©volution industrielle » et son cortĂšge de mutations technologiques etorganisationnelles qui en rĂ©sultent. Pour expliciter cette affirmation, Daniel COHEN emprunteĂ  Michael KREMER la « thĂ©orie « O’Ring » » (Quaterly Journal of Economics, aoĂ»t 1993).Cette image du joint torique (O’ring) qui, dĂ©faillant, a provoquĂ© la perte de la navette spatialeChallenger et de son Ă©quipage veut exprimer l’idĂ©e selon laquelle la moindre incohĂ©renceprovoque aujourd’hui des coĂ»ts faramineux pour les organisations productives. Le dĂ©faut dequalitĂ© le plus minime du plus petit composant d’un produit complexe, la dĂ©faillance la plusinsignifiante d’un simple assistant au sein d’une Ă©quipe de spĂ©cialistes de haut niveau peutentraĂźner des risques catastrophiques. Les organisations productives, de plus en plus souventconfrontĂ©es Ă  ce type de risque, deviennent alors fortement sĂ©grĂ©gatives : « les meilleurs vontensemble, les mĂ©diocres aussi ». En consĂ©quence, les Ă©carts de standards de qualitĂ© entreactivitĂ©s se traduisent par des Ă©carts de revenus qui Ă©voluent de maniĂšre exponentielle Ă mesure que le niveau exigĂ© augmente. C’est ainsi qu’apparaissent des inĂ©galitĂ©s importantes Ă compĂ©tences pourtant a priori Ă©quivalentes (1997, p. 76 et suiv.).

Ce raisonnement semble cohĂ©rent. Il paraĂźt plus convaincant que la thĂ©orie plutĂŽtcomplĂ©mentaire « des Superstars » que Paul KRUGMAN (1996, p. 191) emprunte Ă  SherwinROSEN : les technologies de l’information et de la communication Ă©largissent la sphĂšre

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d’influence des individus ; lĂ  oĂč, par exemple, des acteurs de thĂ©Ăątre ne se produisaient quedevant quelques centaines de spectateurs, certains d’entre eux font aujourd’hui des showstĂ©lĂ©visĂ©s suivis par des millions de personnes ; ce phĂ©nomĂšne, que l’on retrouve de maniĂšrecertes moins caricaturale dans de nombreux domaines, vient creuser les hiĂ©rarchies de revenuĂ  l’intĂ©rieur d’une mĂȘme profession. La conclusion est donc identique.

Quoi qu’il en soit, il convient sans doute de relativiser ces raisonnements en soulignantque la variabilitĂ© des niveaux de revenus Ă  l’intĂ©rieur d’une catĂ©gorie socioprofessionnellesupposĂ©e homogĂšne n’est sans doute pas un phĂ©nomĂšne entiĂšrement nouveau. Ces effets sonten partie liĂ©s aux systĂšmes d’observation qui supposent l’homogĂ©nĂ©itĂ© de groupes sociaux surdes critĂšres qui peuvent ne pas se rĂ©vĂ©ler toujours pertinents. C’est donc davantage autour dela dynamique de ces diffĂ©renciations que se concentrerait la nouveautĂ©. Il devient doncnĂ©cessaire de s’interroger sur les causes de l’émergence de ces activitĂ©s Ă  haute exigence dequalitĂ© ou Ă  large rayonnement.

En premier lieu, Daniel COHEN avance l’explication de la « troisiĂšme rĂ©volutionindustrielle » qui apparaĂźt ĂȘtre le deus ex machina de ses Ă©crits. Suivant la traditionĂ©conomique qui fait du progrĂšs technique le rĂ©sidu des modĂšles de croissance, il expliquequ’aprĂšs la premiĂšre rĂ©volution industrielle, qui nous a menĂ©s Ă  un taux de croissance, calculĂ©sur le long terme, de 1% l’an, la deuxiĂšme est intervenue qui a permis 2%. Aujourd’hui arrivela troisiĂšme qui « permettra de faire mieux encore » (1997, p. 75). Sauf Ă  admettre une sortede dĂ©terminisme de l’évolution technique, ces considĂ©rations ne font que dĂ©placer le problĂšmevers les racines la rĂ©volution informatique.

En second lieu, le mĂȘme auteur avait dans son prĂ©cĂ©dent ouvrage (1994) analysĂ© enprofondeur la sortie du fordisme. On trouve sur ce point une explication plus convaincante. Ilsuffit par exemple de se remĂ©morer la pression Ă  l’innovation qu’induit l’accentuation de laconcurrence et la tendance au pilotage du marchĂ© « par la demande » pour comprendrel’importance nouvelle de ce qui apparaĂźt comme une « prime Ă  la qualitĂ© ». On peut entroisiĂšme lieu s’appuyer sur l’analyse de Saskia SASSEN (1991) pour montrer que lasophistication des produits, et surtout des services, est une exigence du phĂ©nomĂšne deglobalisation.

L’argument principal de Saskia SASSEN est que le jeu Ă©conomique, en se complexifiant,porte en lui de nouvelles exigences de coordination auxquelles rĂ©pond le phĂ©nomĂšne deglobalisation. Elle insiste sur le fait que la dispersion gĂ©ographique croissante des activitĂ©s etla mobilitĂ© accrue du capital, alors que la propriĂ©tĂ© demeure concentrĂ©e, « impliquent la misesur pied d’un systĂšme de fourniture d’inputs tels que planification, gestion au plus haut niveauet services d’affaires spĂ©cialisĂ©s » (p. 69). D’autres Ă©lĂ©ments peuvent ĂȘtre mis en avant commela nĂ©cessitĂ© de gĂ©rer les instabilitĂ©s temporelles de toutes natures. Enfin, un rĂŽleparticuliĂšrement important est dĂ©volu au dĂ©veloppement des marchĂ©s financiers dansl’émergence des services sophistiquĂ©s aux entreprises. L’ensemble de ces activitĂ©s est en outreĂ  l’origine d’un flux tout Ă  fait essentiel d’innovations, qui alimente de maniĂšre notable leurcroissance. LĂ  encore, les services financiers font figure d’archĂ©type.

Ces outils de la globalisation Ă©conomique se mettent en place au sein des grandesmĂ©tropoles Ă  travers l’activitĂ© de personnels de haute compĂ©tence et bĂ©nĂ©ficiant de revenusĂ©levĂ©s, les « postes professionnels » selon la terminologie de Saskia SASSEN (1991, p. 335),les yuppies de la finance dans l’imaginaire collectif. Ce processus semble donc rĂ©pondre auxthĂ©ories « O’Ring » ou des « Superstars » reprises par Daniel COHEN et Paul KRUGMAN : c’estĂ  travers son exigence intense de coordination dans un contexte de forte complexitĂ© desorganisations Ă©conomiques que la globalisation est Ă  la base d’une nouvelle dynamique –

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inĂ©galitaire – de mĂ©tropolisation autour du dĂ©veloppement des activitĂ©s de servicessophistiquĂ©s aux entreprises. On notera pour terminer le rĂŽle essentiel finalement dĂ©volu auxoutils et aux pratiques de gestion de l’information dans ces analyses. Information etglobalisation apparaissent dĂ©cidĂ©ment indissociables.

Cela dit, il convient de ne pas faire du phĂ©nomĂšne de globalisation une lunette Ă©troited’observation de ces dynamiques inĂ©galitaires renouvelĂ©es. Si le dĂ©veloppement des servicessophistiquĂ©s alimente de nouvelles analyses, des facteurs plus traditionnels de sĂ©grĂ©gationsociale n’en disparaissent pas pour autant. Manuel CASTELLS (1998, p. 159-60) avance« quatre processus solidaires » pour expliquer le creusement des inĂ©galitĂ©s dans la sociĂ©tĂ© enrĂ©seau qu’il dĂ©crit. La dĂ©sindustrialisation, avec pour corollaire la perte d’influence dessyndicats, est le premier. Il se combine avec un second processus d’individualisation dutravail pour laisser les salariĂ©s peu protĂ©gĂ©s au niveau collectif. C’est alors la capacitĂ©individuelle Ă  s’insĂ©rer dans « l’économie informationnelle » qui va dĂ©terminer, avec desĂ©carts considĂ©rables, les revenus de chacun. L’arrivĂ©e massives des femmes dans cetteĂ©conomie alors que la sociĂ©tĂ© – en crise sur ce plan lĂ  – reste organisĂ©e sur le principe de ladomination masculine est le troisiĂšme processus. Le quatriĂšme tient Ă  la forte croissance desmĂ©nages mono-parentaux Ă  la fragilitĂ© accrue. Cet ensemble est effectivement plus vaste queles conclusions que l’on peut tirer de la thĂ©orie « O’Ring ». Il en constitue en quelque sorte lecontexte gĂ©nĂ©ral et, notamment sur ses deux premiers aspects, le fondement.

5.3 La grande vitesse : une vitesse globale ?

Autour de la notion de globalisation se dĂ©gage ainsi une image plutĂŽt cohĂ©rente desĂ©volutions contemporaines de notre sociĂ©tĂ© qui n’avaient Ă©tĂ© abordĂ©es jusqu’ici que demaniĂšre isolĂ©e. Elle permet en particulier d’établir un lien entre des aspects proprementĂ©conomiques touchant Ă  l’organisation du systĂšme productif, des prĂ©occupations davantagesociales tenant Ă  la montĂ©e des inĂ©galitĂ©s et des questions identitaires de nature plus« sociĂ©tales ». Cette mise en cohĂ©rence prĂ©sente l’intĂ©rĂȘt d’éclairer Ă  son tour – aprĂšs lesaspects plus spĂ©cifiques de « l’épuisement du fordisme » et de la « montĂ©e del’information » – quelques dimensions de la grande vitesse ferroviaire. Il s’agit toujours depermettre la rĂ©interprĂ©tation de certaines analyses avancĂ©es autour du TGV dans le cadred’évolutions de beaucoup plus grande portĂ©e. C’est donc en rĂ©fĂ©rence Ă  la globalisation tellequ’elle vient d’ĂȘtre envisagĂ©e que seront successivement abordĂ©s l’usage socialement sĂ©lectifde la vitesse, l’affirmation des dessertes Ă  grande vitesse parmi les standards des « villesd’affaires », et enfin l’approfondissement de la socialisation de la distance Ă  travers la gestionmarchande du temps qui demeure nĂ©cessaire Ă  son franchissement.

Usage socialement sélectif

Lors de la mise en service du TGV Sud-Est, la SNCF avait abondamment communiquĂ©sur le thĂšme de la « dĂ©mocratisation » de la vitesse induite par un tarif presque inchangĂ© parrapport Ă  celui pratiquĂ© auparavant sur la ligne classique. Cette modĂ©ration tarifaire a Ă©tĂ©rendue possible pour partie par les gains de productivitĂ© qui dĂ©coulaient des choix techniquescontenus dans le concept initial, pour partie encore par les Ă©conomies avĂ©rĂ©es que reprĂ©sentel’adoption d’un tracĂ© plus « tendu » entre Paris et Lyon et donc de presque 15% plus court(438 km contre 512). On peut aussi parier que la nĂ©cessitĂ© d’imposer dans le public un moyende transport nouveau a conduit la sociĂ©tĂ© nationale Ă  adopter une grande prudence

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commerciale. La stabilitĂ© des prix, aprĂšs plus de dix ans de combat pour convaincre le corpssocial des bienfaits de la rĂ©alisation du projet, apparaĂźt comme un ultime argument mis enƓuvre par ses promoteurs propre Ă  dĂ©sarmer les oppositions.

Concernant les dĂ©placements d’affaires, la comparaison des deux enquĂȘtes de mobilitĂ©menĂ©es autour du TGV sud-est en 1980 et 1985 permet d’observer cette relative« dĂ©mocratisation ». Le tableau suivant est construit selon la profession des individus endistinguant les positions sociales les plus Ă©levĂ©es (PCS+ : PropriĂ©taires non salariĂ©s d’uneentreprise, Professions libĂ©rales, Cadres supĂ©rieurs, Cadres, Professeurs) et les moins Ă©levĂ©es(PCS- : Ouvriers, EmployĂ©s, Techniciens, MaĂźtrise, Instituteurs). La catĂ©gorie « autres »rassemble principalement les commerçants et artisans. Il indique la part relative de chaquecatĂ©gorie dans le trafic total (avion+train). Les Ă©volutions constatĂ©es entre les deux enquĂȘtesmenĂ©es autour du TGV-Atlantique ont Ă©galement Ă©tĂ© rappelĂ©es.

Tableau : Structure et Ă©volution de la composition socio-professionnelledu trafic d’affaires tout mode* sur les axes desservis par le TGV.

RĂ©sultats d’enquĂȘtes avant-aprĂšs

1980 1985 85/80 93/89PCS+ 80 % 75 % +26 % +15 %PCS- 13 % 18 % +92 % +3 %autres 7 % 7 % +33 % -37 %

TGV Sud-Est TGV-A* : Air+Fer pour le TGV S-E, Air+Fer+Route pour le TGV-A

Les chiffres concernant le sud-est confirment en premier lieu le poids dĂ©terminant descatĂ©gories socioprofessionnelles Ă©levĂ©es dans la mobilitĂ© d’affaires. Ils indiquent en secondlieu un dynamisme indĂ©niable de la mobilitĂ© des catĂ©gories sociales les moins favorisĂ©es quiparaĂźt justifier l’évocation d’une « dĂ©mocratisation » de la vitesse. En l’absence de chiffrescomparables concernant le trafic autoroutier, il convient cependant d’ĂȘtre mesurĂ© quant Ă  laportĂ©e de ces observations. On peut toutefois souligner qu’à l’occasion de la mise en servicedu TGV Sud-Est, la rĂ©gularitĂ© historiquement vĂ©rifiĂ©e (et dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©e dans la premiĂšrepartie) d’un accaparement par les classes sociales les plus privilĂ©giĂ©es des moyens de transportles plus performants ne s’est pas trouvĂ©e confirmĂ©e.

Ces rĂ©sultats semblent contredire le constat dressĂ© sur le TGV-A d’une diffĂ©renciationsociale accentuĂ©e Ă  la suite de l’introduction de la grande vitesse (KLEIN et CLAISSE, 1997).Pour interprĂ©ter ces Ă©carts, il convient de souligner que, tant pour le TGV Sud-Est que pourl’Atlantique, la pĂ©riode sur laquelle ont pu ĂȘtre observĂ©es les modifications de l’offre detransport est courte relativement Ă  la rĂ©gularitĂ© historique Ă©voquĂ©e ci-dessus. Elle ne permetpas de s’abstraire des Ă©lĂ©ments conjoncturels participant Ă  dĂ©finir la politique tarifaire retenueĂ  chaque Ă©poque. Or, les Ă©lĂ©ments tarifaires restent d’autant plus dĂ©terminants que lescatĂ©gories de voyageurs dont on compare la mobilitĂ© se distinguent en premier lieu par leurrevenu (apprĂ©ciĂ© ici Ă  travers la PCS). Dans ces conditions, ces rĂ©sultats sont d’abord marquĂ©spar l’évolution des choix de politique tarifaire de la SNCF.

Afin de vĂ©rifier si l’usage de la grande vitesse ferroviaire traduit le renforcement, etsurtout le renouvellement, des inĂ©galitĂ©s que les analystes rattachent Ă  la globalisation, on peuttenter d’emprunter une autre voie. Les travaux d’analyse des phĂ©nomĂšnes de mĂ©tropolisationmenĂ©s par l’équipe de GĂ©ographie du SystĂšme Productif du laboratoire STRATES permettent

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en effet d’envisager de segmenter la population active autour de la notion de « travailmĂ©tropolitain », selon des critĂšres qui ne sont pas directement liĂ©s au revenu, mais plutĂŽt aucontenu informationnel des emplois. La dĂ©finition de la notion, le principe du dĂ©coupage etson application aux donnĂ©es rassemblĂ©es lors des enquĂȘtes-TGV sont exposĂ©s dans l’encadrĂ©ci-contre.

Tableau : Évolution du trafic d’affaires tout mode*selon le caractĂšre mĂ©tropolitain de l’activitĂ© des voyageurs

croissance 1980-1985 1989-1993Travail métropolitain +33 % +25 %Travail non-métropolitain +34 % -14 %

TGV Sud-Est TGV-A* : Air+Fer pour le TGV S-E, Air+Fer+Route pour le TGV-A

Le travail mĂ©tropolitain Ă©tant isolĂ© au sein de la population de voyageurs observĂ©e, ons’intĂ©resse Ă  la croissance du trafic total (tout mode) de chacun des deux groupes ainsiconstituĂ©s entre l’enquĂȘte avant TGV et l’enquĂȘte aprĂšs TGV. L’objectif est de vĂ©rifier si lagrande vitesse ferroviaire participe de maniĂšre spĂ©cifique au dĂ©veloppement des activitĂ©sproprement mĂ©tropolitaines en induisant une croissance particuliĂšre de la mobilitĂ© qu’ellesgĂ©nĂšrent. Entre l’enquĂȘte sud-est menĂ©e en 1980-1985 et l’enquĂȘte Atlantique de 1989-1993,les rĂ©sultats sont plutĂŽt contrastĂ©s de ce point de vue. Tout se passe comme si, le phĂ©nomĂšnede mĂ©tropolisation, encore fragile et contrariĂ© au dĂ©but des annĂ©es 80, s’était affirmĂ© depuis.

Concernant le TGV-A tout d’abord, les rĂ©sultats prĂ©sentĂ©s ci-dessus semblent confirmerl’hypothĂšse d’une diffĂ©renciation sociale spĂ©cifique, attachĂ©e au dĂ©veloppement des activitĂ©smĂ©tropolitaines. Entre la dynamique des deux groupes distinguĂ©s, le contraste esteffectivement important. Il est plus important que celui mis en Ă©vidence avec unesegmentation plus traditionnelle selon la PCS. La diffĂ©rence d’évolution constatĂ©e sur le trafictout mode est encore renforcĂ©e si l’on examine le seul trafic ferroviaire. Les chiffres dĂ©taillĂ©spar mode tendraient mĂȘme Ă  rĂ©vĂ©ler une capacitĂ© du TGV Ă  induire du trafic sur le seulsegment du travail mĂ©tropolitain. À travers cette image, l’usage de la grande vitesseferroviaire apparaĂźt bien traduire le renouvellement des inĂ©galitĂ©s sociales consĂ©cutif auphĂ©nomĂšne de globalisation.

En regard de la nettetĂ© des Ă©volutions affectant le TGV-A, le critĂšre de « mĂ©tropolitĂ© »n’apparaĂźt absolument pas discriminant sur les rĂ©sultats concernant le TGV Sud-Est puisque lacroissance de chacun des deux segments est identique. Pour mieux comprendre, il estnĂ©anmoins nĂ©cessaire de pousser davantage l‘analyse. On peut tout d’abord comparer cesrĂ©sultats avec ceux du tableau prĂ©cĂ©dent, issus d’une segmentation sur la PCS. On remarqueainsi que l’écart entre les niveaux de mobilitĂ© du travail mĂ©tropolitain et du travail non-mĂ©tropolitain perdure (puisque les taux de croissance sont identiques) alors que lesdiffĂ©rences plus traditionnelles constatĂ©es entre classes de PCS, observĂ©es sur le mĂȘmeĂ©chantillon, semblaient s’estomper. En ce sens, ces rĂ©sultats sont cohĂ©rents avec ceux duTGV-A qui indiquent une accentuation des diffĂ©rences lorsque l’on passe du critĂšre de la PCSĂ  celui de la « mĂ©tropolitĂ© ».

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Chapitre 5 : Vers une sociĂ©tĂ© globale ? ❘ 145

EncadrĂ© : RepĂ©rer le « travail mĂ©tropolitain » dans les enquĂȘtes de mobilitĂ©s

La démarche de définition du « travail métropolitain » est exposée par Jeannine COHEN et Félix DAMETTE

(Laboratoire STRATES, 1989, pp. 3-23 puis 27-32). Elle consiste en un double dĂ©coupage fonctionnel etsectoriel qui aboutit Ă  distinguer d’une part les « fonctions abstraites » (administration-gestion,commerce, conception) des « fonctions concrĂštes » (fabrication, manutention-transport, services) etd’autre part la « sphĂšre productive » de la « reproduction sociale ». Le dĂ©coupage est encore affinĂ© enisolant au sein de la sphĂšre productive le « pĂ©ri-productif » tout d’abord, constituĂ© des « servicesdirectement nĂ©cessaires Ă  l’activitĂ© Ă©conomique », et les activitĂ©s prĂ©sentant un taux d’encadrementimportant ensuite, rĂ©vĂ©lant l’importance de la part des opĂ©rations de conception en leur sein. Le poids del’agglomĂ©ration parisienne, prise comme « rĂ©fĂ©rent de la mĂ©tropole » est enfin apprĂ©ciĂ© dans cesdiffĂ©rents segments. Il permet de dĂ©finir « le travail mĂ©tropolitain [comme Ă©tant] constituĂ© par lesfonctions abstraites du pĂ©ri-productif et des industries conceptionnelles » (p. 31).

Ce dĂ©coupage est appuyĂ© sur un appareil statistique consĂ©quent qui rĂ©unit des donnĂ©es de recensementconcernant les individus et des donnĂ©es d’entreprise provenant en particulier des enquĂȘtes « structure desemplois » de l’INSÉÉ. L’application de ce dĂ©coupage aux donnĂ©es rassemblĂ©es Ă  travers les enquĂȘtes demobilitĂ© rĂ©alisĂ©es autour des TGV sud-est et Atlantique se rĂ©vĂšle dĂ©licat pour deux raisons : il est clair,d’une part, qu’une enquĂȘte embarquĂ©e dont l’unitĂ© d’observation est un dĂ©placement ne permet derecueillir que des informations trĂšs gĂ©nĂ©rales sur l’emploi et a fortiori sur l’entreprise de la personneinterrogĂ©e ; d’autre part, les enquĂȘtes TGV n’ont en aucune maniĂšre Ă©tĂ© conçues pour repĂ©rer de façonprĂ©cise le « travail mĂ©tropolitain » dont le concept n’était pas apparu au moment de la rĂ©daction desquestionnaires. Dans ces conditions, il n’est pas possible de respecter toute la rigueur de la dĂ©finition dutravail mĂ©tropolitain avancĂ©e par FĂ©lix DAMETTE pour mesurer son poids et son Ă©volution dans lamobilitĂ© d’affaire.

Toutefois, le matĂ©riau disponible, qui contient l’indication du secteur d’activitĂ© du voyageur observĂ©,permet cependant d’approcher cette notion de maniĂšre relativement satisfaisante, en croisant simplementcette variable avec la PCS. Selon les indications de l’équipe du laboratoire STRATES, on peut enparticulier distinguer sans difficultĂ© le secteur « pĂ©ri-productif et les industries conceptionnelles ».Suivant l’atlas La France en villes (DAMETTE, 1994), il semble ensuite prĂ©fĂ©rable d’agrĂ©ger Ă  cetensemble quelques activitĂ©s de « reproduction sociale Ă©largie » qui apparaissent typiquementmĂ©tropolitaines comme la recherche, les services culturels et d’administration centrale. Afin d’approcherles « fonctions abstraites » de ces activitĂ©s, on exclut simplement du travail mĂ©tropolitain les artisans-commerçants, les employĂ©s, les ouvriers, les policiers-militaires, les instituteurs, les membres du clergĂ©,les Ă©tudiants, les retraitĂ©s et les personnes sans profession. Cet Ă©largissement de la notion de travailmĂ©tropolitain rapproche la dĂ©finition de celui-ci de la notion « d’activitĂ©s transactionnelles » que JeanGOTTMANN propose dĂšs 1961 d’isoler dans un « secteur quaternaire » (GOTTMANN, 1961, pp. 576-580 ;GOTTMANN, 1970, pp. 324-325).

Dans ces conditions, on segmente la population des voyageurs observĂ©s lors des deux enquĂȘtes TGV endeux groupes rassemblant respectivement environ deux tiers de l’effectif sur le travail mĂ©tropolitain et untiers sur le travail non-mĂ©tropolitain. Le critĂšre du revenu reste prĂ©sent, mais attĂ©nuĂ©, dans cettesegmentation puisque les PCS les plus Ă©levĂ©es se retrouvent majoritairement au sein du travailmĂ©tropolitain mais qu’un tiers d’entre elles environ sont rangĂ©es parmi le travail non-mĂ©tropolitain. Laproportion est renversĂ©e concernant les PCS les moins favorisĂ©es dont une part Ă©quivalente accĂšdecependant au travail mĂ©tropolitain.

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En observant de maniĂšre plus prĂ©cise les donnĂ©es, on mesure aussi le poids de la crisede restructuration industrielle qui pĂšse sur les donnĂ©es du dĂ©but des annĂ©es 80. En effet, alorsque l’ensemble du trafic liĂ© aux activitĂ©s du secteur « pĂ©ri-productif » (mĂ©tropolitain ou non)et Ă  la « reproduction sociale » croissent respectivement de 61 % et de 48 %, l’évolution dutrafic liĂ© aux activitĂ©s productives est de +5 % seulement entre 1980 et 1985, tant au sein dutravail mĂ©tropolitain qu’au sein du travail non-mĂ©tropolitain. Une dĂ©cennie aprĂšs, sur lafaçade atlantique, la hausse de trafic due au travail productif mĂ©tropolitain sera de +22 % de1989 Ă  1993 alors que le travail productif non-mĂ©tropolitain sera en baisse de prĂšs de 20 %.Cette dissociation des deux composantes des activitĂ©s productives au cours des annĂ©es 80traduit l’approfondissement de la globalisation dont la crise de restructuration industrielle aconstituĂ© une Ă©tape importante.

Ainsi, les rĂ©sultats obtenus sur le TGV Sud-Est n’infirment-ils pas ceux de l’Atlantique.Ils les « situent » d’un point de vue historique, permettant peut-ĂȘtre encore mieux de rattacherle dynamisme spĂ©cifique du trafic « mĂ©tropolitain » aux tendances contemporaines del’économie globale. On constate alors de nouveau que le contexte macro-Ă©conomique de cesobservations de la mobilitĂ© Ă  grande vitesse joue Ă  nouveau un rĂŽle dĂ©terminant dans leurinterprĂ©tation. Il paraĂźt renforcer le schĂ©ma d’une mise en place progressive, au cours desannĂ©es 80, d’une Ă©conomie mĂ©tropolitaine fondĂ©e sur la manipulation de l’information. Àtravers cette dynamique, il permet de mieux comprendre le sens des fluctuations de traficconstatĂ©es. Il permet surtout de mieux comprendre la mesure dans laquelle la grande vitesseferroviaire est un moyen de circulation de l’information de l’économie globalisĂ©e.

Un standard des « villes d’affaires »

On a souvent comparĂ© le TGV Ă  « un avion sur rails ». En affirmant par exemple que« le TGV [se] rapproche plus d’un avion bon marchĂ© que d’un train », François PLASSARD

(1988) cherche Ă  prĂ©ciser les caractĂ©ristiques de l’offre ferroviaire Ă  grande vitesse : rapiditĂ© etrarĂ©faction des arrĂȘts intermĂ©diaires. Mais l’image vise aussi trĂšs souvent Ă  insister sur larupture que reprĂ©sente le TGV par rapport au train classique. Force est pourtant de constaterque cette rupture est demeurĂ©e trĂšs partielle. On a dĂ©jĂ  vu que les performances du TGV lesituent dans la lignĂ©e d’une Ă©volution continue depuis deux siĂšcles. L’histoire de la genĂšse dela grande vitesse ferroviaire montre Ă©galement l’influence dĂ©terminante des savoir-faireaccumulĂ©s dans le monde ferroviaire sur ce processus. Institutionnellement enfin, le TGVdemeure un produit parmi d’autres d’une entreprise ferroviaire encore unifiĂ©e.

Dans le mĂȘme temps, le TGV se distingue fortement de l’offre ferroviaire classique, enparticulier par les usages qu’il suscite. Le principal Ă©lĂ©ment explicatif de cette rĂ©alitĂ© est lefranchissement d’un seuil d’accessibilitĂ© : c’est en rendant possible, sur des trajets Ă  longuedistance, la rĂ©alisation d’un aller-retour dans la journĂ©e en laissant six Ă  huit heuresdisponibles Ă  destination que le TGV inscrit le chemin de fer sur le segment des dĂ©placementsĂ  grande vitesse. Ce principe se dĂ©cline nĂ©anmoins dans la diversitĂ©. En effet, cescomportements de mobilitĂ© Ă  la journĂ©e apparaissent pour des temps de parcours supĂ©rieurs Ă trois heures, se banalisent vers deux heures et s’assouplissent – avec une extension despossibilitĂ©s d’aller-retour dans la demi-journĂ©e – lorsque le trajet peut ĂȘtre effectuĂ© en uneheure (KLEIN et CLAISSE, 1997). En outre, la situation de chaque relation est diffĂ©rente,suivant que l’avion ou la voiture permet des performances Ă©quivalentes, suivant aussil’amĂ©lioration apportĂ©e par le TGV : sur Paris-Tours ou Paris-Lille, l’aller-retour dans lajournĂ©e Ă©tait dĂ©jĂ  possible en train classique.

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Ce n’est donc pas tant en termes d’opposition entre l’offre ferroviaire conventionnelle etl’offre Ă  grande vitesse que s’analysent les modifications qui interviennent Ă  la faveur de lamise en service d’une ligne nouvelle, mais plutĂŽt en termes d’accession Ă  un certain standardde niveau de service. Outre l’aller-retour dans la journĂ©e, ce standard combine Ă©galement descritĂšres de fiabilitĂ©, de disponibilitĂ© et de prestations mises Ă  disposition sur lesquels sepositionnent les diffĂ©rents modes concurrents. Ce standard de niveau de service est enfinĂ©troitement articulĂ© avec le dĂ©veloppement d’une norme comportementale, qui a dĂ©jĂ  Ă©tĂ©Ă©voquĂ©e, en matiĂšre de dĂ©placement professionnel (CHEVALLIER, 1989).

C’est en partie en gardant ce standard Ă  l’esprit qu’il faut apprĂ©cier la prĂ©sence presquesystĂ©matique de critĂšres d’accessibilitĂ© parmi les facteurs importants de localisation(JOUVAUD, 1996) ou de compĂ©titivitĂ© d’une agglomĂ©ration. D’ailleurs, et conformĂ©ment Ă  cetaspect normatif, c’est plutĂŽt le dĂ©faut de desserte autoroutiĂšre, aĂ©rienne ou par TGV qui estperçu comme un handicap au dĂ©veloppement Ă©conomique. On soulignera enfin que cesprĂ©occupations sont de long terme prĂ©sentes Ă  l’esprit des urbanistes. Ainsi, Jean GOTTMANN

affirme-t-il dans le courant des annĂ©es 60 que « l’accessibilitĂ© est le premier prĂ©requis del’affirmation d’une centralitĂ© » avant de dĂ©velopper le rĂŽle des diffĂ©rents modes de transport –dont les Trans Europ Express et le – Ă  l’époque tout rĂ©cent – Tokaido japonais pour la partieferroviaire (GOTTMANN, 1970, p. 329, trad. libre).

Dans ce cadre explicatif, les efforts politiques et financiers des collectivitĂ©s locales enfaveur de la desserte de leur territoire peuvent s’envisager comme des opĂ©rations de standingdont l’objet n’est pas directement d’amĂ©liorer les conditions d’accĂšs, mais plutĂŽt d’enconstruire une perception positive. Dans les faits, le meilleur moyen de combattre une imaged’enclavement est souvent d’augmenter les performances des dessertes dont on dispose. Ilreste un certain nombre d’initiatives dans ce domaine dont la logique technique, mesurĂ©e entemps de parcours ou en frĂ©quence, est difficile Ă  saisir

Ainsi, l’arrivĂ©e du TGV jusqu’à La-Roche-sur-Yon, en VendĂ©e, au moyen d’unelocomotive diesel qui tracte Ă  petite vitesse les rames Ă  grande vitesse sur les 50 dernierskilomĂštres non Ă©lectrifiĂ©s du parcours constitue la figure emblĂ©matique de ce type d’initiativesqui heurtent profondĂ©ment la culture technicienne. L’objectif est dans ce cas d’établir unerelation directe avec Paris en TGV, mĂȘme si cette option est plus onĂ©reuse et moins rapidequ’une correspondance Ă  Nantes par exemple. Mais le financement du TGV-Est par lescollectivitĂ©s territoriales ou celui d’une liaison aĂ©rienne directe entre Lyon et New-YorkrelĂšvent de la mĂȘme logique
 En revanche, posĂ©e en termes de perception, l’arrivĂ©e desrames TGV ou l’établissement d’une liaison aĂ©rienne directe vers telle ou telle capitale relĂšved’une rationalitĂ© plus facilement accessible.

Le Laboratoire d’Economie des Transports a menĂ© en 1990 une investigation parconsultation d’experts pour rĂ©pondre, dans un contexte ouest-europĂ©en, Ă  la question « Ă  quoireconnaĂźt-on une ville internationale ? » (BONNAFOUS et BUISSON, 1991) (46). Le panel des 50rĂ©pondants initiaux a Ă©tĂ© recrutĂ© dans trois domaines d’activitĂ© principaux : « la recherche etl’enseignement supĂ©rieur, la gestion et l’expertise dans des institutions bancaires etfinanciĂšres nationales et internationales, et la gestion et les Ă©tudes auprĂšs des collectivitĂ©s »

(46) Cette consultation d’experts a Ă©tĂ© menĂ©e selon la mĂ©thode DELPHI qui consiste, aprĂšs une phase initiale dequestionnement d’un panel d’experts, en un processus interactif pendant lequel les mĂȘmes experts sontamenĂ©s Ă  corriger les rĂ©ponses de l’ensemble du panel. AprĂšs quelques itĂ©rations, le processus convergevers un ensemble de rĂ©ponses stables (MASER et FOLEY, 1987, citĂ© par BONNAFOUS et BUISSON, 1991).

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(p. 12). Il se rĂ©partit pour l’essentiel entre la France (24 experts) et les autres pays europĂ©ens(23 experts).

Les rĂ©sultats confirment tout d’abord l’importance attribuĂ©e aux critĂšres d’accessibilitĂ©puisqu’ils conduisent Ă  classer comme « dĂ©cisive la prĂ©sence de bonnes liaisons autoroutiĂšres,aĂ©roportuaires et ferroviaires » (p. 18). Mais cette Ă©tude est intĂ©ressante dans la mesure oĂč ellereplace ce critĂšre parmi tous les autres retenus par les experts et fait apparaĂźtre unereprĂ©sentation cohĂ©rente de ces villes situĂ©es au sommet de la hiĂ©rarchie urbaine.

De fait, les experts dĂ©crivent la ville internationale comme une ville d’affaires etdĂ©qualifient les autres critĂšres, liĂ©s Ă  la vie quotidienne des habitants ou au tourisme de massepar exemple. Il ne s’agit Ă©videmment que d’un stĂ©rĂ©otype Ă©litiste (BONNEVILLE, 1994) (47),mais cette limitation permet, en matiĂšre de transport, de ne pas dĂ©border du champ desdĂ©placements Ă  motif professionnel observĂ© jusqu’à prĂ©sent. Ces villes d’affaires sont aussides nƓuds de rĂ©seaux. Il s’agit Ă©videmment des rĂ©seaux de communication – facilitĂ©s detransport dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©es et moyens de tĂ©lĂ©communication ou d’échange de donnĂ©es – maisaussi de rĂ©seaux organisationnels ou fonctionnels que rendent visibles la prĂ©sence de centresde dĂ©cisions de firmes et l’accueil de nombreux congrĂšs internationaux. Enfin, ces villesdisposent d’une gamme Ă©tendue de services Ă©voluĂ©s dĂ©diĂ©s Ă  la rĂ©alisation des affaires. Onretrouve sous cette rubrique les fonctions mĂ©tropolitaines Ă©voquĂ©es par Saskia SASSEN (1991)d’intermĂ©diation, de rĂ©gulation et d’innovation.

Mais les opinions des experts permettaient de complĂ©ter cette image sans originalitĂ©d’une exigence particuliĂšre : la ville internationale doit ressembler Ă  ses consƓurs. Cetteexigence de similitude dĂ©clinĂ©e sur de nombreux items dans les rĂ©ponses des experts a Ă©tĂ©soulignĂ©e par les auteurs de l’étude (p. 23). La ville d’affaires doit disposer partout des mĂȘmesservices, offrant partout des prestations Ă©quivalentes. Elle utilise partout la mĂȘme langue,s’organise selon les mĂȘmes principes d’urbanisme fonctionnel (PINÇON et PINÇON-CHARLOT,1992, p. 298) et marchands (CELIS, 1992) pour abriter les centres de direction des grandesentreprises et s’habille de la mĂȘme architecture. Tout ce qui viendrait rompre cette monotonieviendrait du mĂȘme coup faire obstacle Ă  la fluiditĂ© des Ă©changes. Il s’agit donc, selon la normetrĂšs utilitariste qui transparaĂźt de ces avis d’experts, d’éviter de perturber l’homme d’affairesen activitĂ©.

Cette volontĂ© de gommer tout dĂ©paysement rejoint parfaitement les efforts rĂ©alisĂ©s parles diverses autoritĂ©s d’amĂ©nagement pour permettre aux agglomĂ©rations dont elles ont lacharge d’accĂ©der Ă  un niveau d’accessibilitĂ© considĂ©rĂ© comme un standard indispensable.L’usage du TGV – ou de l’avion – pour la rĂ©alisation de dĂ©placements en aller-retour sur lajournĂ©e rĂ©pond Ă©videmment Ă  la mĂȘme logique. Inscrire les trajets aux marges de la pĂ©riodejournaliĂšre d’activitĂ© tend Ă  effacer les temps de dĂ©placement, vise en quelque sorte Ă supprimer la distance de maniĂšre Ă  pouvoir travailler indiffĂ©remment Ă  Paris, Bruxelles ouLyon par exemple.

Cela dit, cette vision univoque et uniforme de la ville d’affaires est incomplĂšte. LafluiditĂ© parfaite qu’elle vise se combine Ă©galement avec une recherche de la diffĂ©rence. Lesressources et les opportunitĂ©s qu’une ville d’affaires peut offrir de maniĂšre spĂ©cifique

(47) Cette optique est finalement proche de celle adoptĂ©e par Jean LABASSE (1989, citĂ© par BONNEVILLE) quiĂ©nonçait que ce ne sont pas les immigrĂ©s qui font une ville internationale. Alain TARRIUS (1992), Ă  partirde l’exemple des activitĂ©s commerçantes du quartier marseillais de Belsunce, dĂ©nonce cette Ă©troitesse devue et montre que l’internationalitĂ© « du sud » est aussi porteuse de richesses, Ă  conditions de ne pasconsidĂ©rer d’emblĂ©e ce commerce-lĂ  comme un « trafic » malsain Ă  Ă©radiquer.

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constituent pour elle des atouts importants, qui deviennent vraisemblablement dĂ©terminantspour entretenir un rayonnement international. Ces ressources et opportunitĂ©s peuvent dĂ©coulerd’une position gĂ©ographique favorable et/ou d’une accessibilitĂ© avantageuse, mais elles ne serĂ©duisent pas aux aspects strictement fonctionnels : les compĂ©tences Ă©lectroniques qui fondentune partie du dynamisme de Grenoble, par exemple, ne sont pas nĂ©es de la proximitĂ© de laSilicon Valley et ne prospĂšrent pas uniquement grĂące Ă  des conversations d’affaires aseptisĂ©es.De mĂȘme, le savoir-faire accumulĂ© Ă  Paris dans les industries du luxe est Ă  la fois essentiel auplan Ă©conomique et porteur d’une forte charge symbolique (PINÇON et PINÇON-CHARLOT,1992, chap. III). La reprĂ©sentation Ă©troitement utilitaire de l’internationalitĂ© dĂ©veloppĂ©e plushaut apparaĂźt fondamentalement incomplĂšte.

On aura l’occasion de revenir plus loin (au chapitre 8) sur l’analyse des facteursspatiaux ou territoriaux de dĂ©veloppement Ă©conomique. Il importe nĂ©anmoins de souligner icique ces dynamiques d’homogĂ©nĂ©isation/diffĂ©renciation des espaces sont de mĂȘme nature quela problĂ©matique d’uniformisation abordĂ©e Ă  partir de la globalisation des marchĂ©s. Elles ensont en quelques sortes la traduction gĂ©ographique. Dans ce cadre, on a alors tentĂ© de montrercomment la grande vitesse, en permettant de nouvelles normes d’accessibilitĂ©, participe Ă  cesmouvements de fond.

Un vecteur d’élargissement Ă  l’espace de la sphĂšre marchande

L’intĂ©gration par les firmes des marchĂ©s sur lesquels elles opĂšrent et de leurs activitĂ©sde production est un des fondements du phĂ©nomĂšne de globalisation. De ce point de vueĂ©galement, le transport ferroviaire Ă  grande vitesse semble parfaitement s’inscrire dans lesĂ©volutions macro-Ă©conomiques qui lui sont contemporaines. En effet, on se souvient(Chapitre 4) que l’analyse de l’évolution des motifs de dĂ©placements menĂ©e d’aprĂšs lesenquĂȘtes de mobilitĂ© du TGV Sud-Est a mis en Ă©vidence une croissance spĂ©cifique de deuxmotifs particuliers : la vente de produits ou services d’une part, la rencontre d’agents de lamĂȘme institution professionnelle (entreprise, groupe, administration) que le voyageur enquĂȘtĂ©d’autre part.

L’hypothĂšse alors avancĂ©e Ă©tait que ces Ă©volutions pouvaient ĂȘtre interprĂ©tĂ©es commeune modification du rapport Ă  l’espace des firmes concernĂ©es. La vĂ©rification de cettehypothĂšse impliquait d’abandonner la seule observation de la mobilitĂ© pour s’intĂ©resser à« l’économie de la firme ». C’est la dĂ©marche qui fut entreprise par le Laboratoire d’Economiedes Transports dĂšs le dĂ©but des annĂ©es 80 (GOUEDARD-COMTE, 1983 ; GAMON, 1984 ;HEBERT, 1984) autour des activitĂ©s du tertiaire supĂ©rieur dont on a dĂ©jĂ  pu mesurer lasensibilitĂ© Ă  la nouvelle offre de transport. C’est nĂ©anmoins sous la signature de Marie-AndrĂ©eBUISSON (1986) qu’a Ă©tĂ© Ă©tablit le bilan de la mise en place de la relation Ă  grande vitesse avecParis pour les activitĂ©s de services aux entreprises de la rĂ©gion RhĂŽne-Alpes.

Cette enquĂȘte a Ă©tĂ© menĂ©e par interview auprĂšs de 39 entreprises (48). Elle est marquĂ©epar une conjoncture gĂ©nĂ©rale plutĂŽt morose et par une instabilitĂ© – ou un dynamisme –supĂ©rieure Ă  la moyenne dans les activitĂ©s visĂ©es. Il en rĂ©sulte d’abord que les Ă©volutionsintervenues depuis la mise en service du TGV et que l’on peut constater 3 Ă  5 ans aprĂšs, sont

(48) Dans le but de ne « retenir [que] des activitĂ©s qui constituent a priori des enjeux importants pour ledĂ©veloppement rĂ©gional », les observations ont Ă©tĂ© limitĂ©es aux activitĂ©s d’études et conseils eninformatique (15), de crĂ©ation publicitaires (15) et aux experts-comptables et analystes financiers « dehaut niveau » (9).

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marginales. L’autre Ă©lĂ©ment important est que ces Ă©volutions sont largement spĂ©cifiques auxstratĂ©gies et Ă  la situation particuliĂšre de chaque entreprise.

Dans ce cadre gĂ©nĂ©ral, l’évolution la plus marquante du rapport Ă  l’espace desentreprises concerne celles qui, restĂ©es indĂ©pendantes d’un groupe d’implantation nationale,opĂšrent nĂ©anmoins sur un marchĂ© peu protĂ©gĂ© localement. L’abaissement du coĂ»t dedĂ©placement vers Paris semble avoir reprĂ©sentĂ© pour elles une opportunitĂ© importante d’accĂšsau marchĂ© de la Capitale. Il se traduit aussi comme un aiguillon concurrentiel incitant Ă adopter des stratĂ©gies plus agressives. Ces entreprises ont alors tentĂ© de valoriser sur lemarchĂ© parisien leurs atouts spĂ©cifiques, celui, par exemple dans la publicitĂ©, procurĂ© par larelative faiblesse des frais de structures mieux adaptĂ©es Ă  la gestion de budgets d’envergurerĂ©gionale. On retrouve lĂ  un phĂ©nomĂšne classique d’extension des aires de marchĂ©consĂ©cutive Ă  un abaissement des coĂ»ts de transport.

Mais l’extension des aires de marchĂ© n’est pas la seule modalitĂ© Ă  travers laquelle semodifie le rapport Ă  l’espace des entreprises observĂ©es. On constate en effet unetransformation de l’organisation spatiale des firmes (BUISSON, 1989). L’accĂšs Ă  de nouveauxmarchĂ©s se traduit tout d’abord par une tendance Ă  l’implantation directe d’une antenne localedont le dĂ©marrage est facilitĂ© par la nouvelle proximitĂ© que permet le TGV. Mais Ă  cettepremiĂšre tendance s’en ajoute une autre, marquĂ©e par une certaine redistribution gĂ©ographiquedes activitĂ©s. Elle concerne un groupe plus diversifiĂ© d’entreprises, non plus limitĂ© Ă  cellesayant acquis un nouvel accĂšs au marchĂ© parisien, mais Ă©tendu Ă  toutes les firmes prĂ©sentes Ă  lafois en RhĂŽne-Alpes et en Île-de-France. Cette redistribution prend des formes diversifiĂ©es, dela spĂ©cialisation fonctionnelle de diffĂ©rentes implantations gĂ©ographiques Ă  l’association ouau partenariat avec d’autres firmes (49). Le rĂ©sultat est nĂ©anmoins toujours l’établissement deliens fonctionnels entre les diverses localisations qui impliquent la circulation intensived’informations et de personnes. C’est Ă©galement le constat dressĂ© par Jean OLLIVRO Ă  traversune enquĂȘte menĂ©e en 1996 auprĂšs de professionnels occupant des « fonctions stratĂ©giques »circulant en TGV entre la Bretagne, les Pays-de-la-Loire et l’Île-de-France (OLLIVRO, 1999par exemple).

Ces rĂ©sultats corroborent largement ceux issus des enquĂȘtes de mobilitĂ©. Mais en sefocalisant sur le fonctionnement des entreprises, ils permettent de mettre en Ă©vidence lamaniĂšre dont le TGV, en dĂ©veloppant la flexibilitĂ© spatiale, s’inscrit dans un mouvement detransformation de l’échelle gĂ©ographique sur laquelle fonctionnent les organisationsĂ©conomiques. En ce sens, il rejoint Ă  nouveau l’ensemble des moyens de communication quiparticipent de la transformation des rapports de la sociĂ©tĂ© Ă  l’espace.

L’élargissement des aires de marchĂ© constatĂ© dans les annĂ©es 80 dans le sud-est de laFrance, tout comme l’intĂ©gration fonctionnelle des entreprises Ă©galement repĂ©rĂ©e, renvoie Ă  latransformation de structures Ă©conomiques qui, de locales ou rĂ©gionales, deviennent nationales.Dans ces nouvelles configurations, le TGV devient, en complĂ©ment d’autres moyens decommunication, un intermĂ©diaire obligĂ© de la gestion de l’espace tant pour accĂ©der auxmarchĂ©s qu’à l’intĂ©rieur mĂȘme du processus de production. LĂ  oĂč le contact direct pouvaittrouver une place dans un cadre gĂ©ographique restreint, c’est une communication un peu plusmĂ©diatisĂ©e qui s’impose avec le surcroĂźt de flexibilitĂ© spatiale que permet la grande vitesse. Le

(49) Farida DJELLAL (1994), prĂ©sente une analyse trĂšs dĂ©taillĂ©e des stratĂ©gies spatiales et fonctionnellesadoptĂ©es dans le secteur du conseil en technologie de l’information. Elle met en Ă©vidence que cesstratĂ©gies dĂ©pendent tout Ă  la fois des caractĂ©ristiques de chaque entreprises et de leurs marchĂ©s et sediffĂ©rencient suivant les activitĂ©s que l’on considĂšre Ă  l’intĂ©rieur du processus de production.

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TGV incarne alors Ă  son tour l’artefact qui s’immisce au sein du lien social, le rend indirectmais du mĂȘme coup contribue Ă  ce qu’il soit encore possible. Comme dans l’exemple Ă©voquĂ©par Patrice FLICHY du tĂ©lĂ©phone au dĂ©but du siĂšcle par rapport au dĂ©veloppement des suburbsamĂ©ricaines, le TGV participe Ă  rendre gĂ©rable, sur son segment de pertinence, ledĂ©cloisonnement gĂ©ographique des activitĂ©s Ă©conomiques et dans le mĂȘme temps contribue Ă l’accentuation de cette Ă©volution. En ce sens aussi, il s’inscrit dans le mouvement deglobalisation.

Mais Ă  travers ses performances qui permettent le dĂ©cloisonnement, la grande vitesseferroviaire constitue Ă  l’instar d’autres modes et comme l’illustre le modĂšle prix-temps, unmoyen de transaction entre la distance du trajet, le temps de parcours et le prix dudĂ©placement. Au-delĂ  de la simple extension des aires de marchĂ©, on peut avancer que ledĂ©veloppement de tels moyens de transport socialise l’espace. A travers le renforcement d’unecertaine marchandisation du franchissement de la distance, la grande vitesse ferroviairen’apparaĂźt Ă  nouveau pas Ă©trangĂšre Ă  la globalisation.

Cet aperçu vient complĂ©ter ceux concernant le renouvellement des inĂ©galitĂ©s d’une partet les dynamiques d’homogĂ©nĂ©isation/diffĂ©renciation des espaces d’autre part. Ces troisaspects mettent Ă  nouveau en Ă©vidence une articulation Ă©troite entre le dĂ©veloppement de latechnologie des transports ferroviaires Ă  grande vitesse et une tendance tout Ă  fait primordialed’évolution de la sociĂ©tĂ©. Lues Ă  travers la globalisation, les observations et les analysesmenĂ©es prĂ©cĂ©demment autour du TGV se trouvent partiellement renouvelĂ©es. Elles illustrentles modalitĂ©s selon lesquelles la grande vitesse ferroviaire vient s’insĂ©rer dans les mutationscontemporaines. Par-lĂ , elles permettent de mieux comprendre les fondements du succĂšs, deslimites et des Ă©checs du TGV.

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Troisiùme partie : De l’organisation productive à l’usage de la grande vitesse ❘ 153

TroisiĂšme partie

DE L’ORGANISATION PRODUCTIVE ÀL’USAGE DE LA GRANDE VITESSE

AprĂšs avoir envisagĂ© quelques-unes des Ă©volutions majeures de la sociĂ©tĂ© avec l’objectifde prĂ©ciser le contexte du dĂ©veloppement de la grande vitesse ferroviaire en Europe, ilconvient sĂ»rement d’adopter un point de vue moins global. En effet, tertiarisation ouglobalisation ne suffisent pas Ă  elles seules Ă  dĂ©crire la totalitĂ© des transformationscontemporaines des structures Ă©conomiques. L’actualitĂ© fait aussi apparaĂźtre les termes derestructuration, dĂ©localisation voire rĂ©-engeneering qui dĂ©signent tous des mutations dansl’organisation mĂȘme des opĂ©rations de production des biens et des services.

Il ne s'agit pas de traiter ici de tous les aspects concrets de ce qui constitue le systĂšmeproductif. Une telle approche -micro – et plus souvent -mĂ©so – des structures Ă©conomiques nese justifie que dans la mesure oĂč elle est susceptible d'Ă©clairer les fondements de la demandede transport Ă  grande vitesse. Dans ce cadre, on se focalisera sur l'analyse des relations entreagents ou unitĂ©s Ă©conomiques par lesquelles le systĂšme productif fonctionne. L’hypothĂšsesous-jacente est que les relations inter-entreprises, les relations internes aux entreprises et lesmodes d'organisation qui structurent aujourd'hui le monde Ă©conomique sont porteurs desprincipales dynamiques de la demande professionnelle de dĂ©placements Ă  grande vitesse. Ilrestera Ă  vĂ©rifier dans quelle mesure une analyse prĂ©cise des mutations organisationnelles desstructures productives peut permettre de mieux comprendre la mobilitĂ© Ă  motif professionnel.

Dans toute sociĂ©tĂ©, les diffĂ©rentes unitĂ©s Ă©conomiques, de l’acteur le plus humble Ă l'organisation la plus complexe, participent, Ă  travers notamment les liens qu'ils tissent entreeux, Ă  la formation d'un ensemble de relations Ă©conomique. Le systĂšme de transport prĂ©valantdans cette sociĂ©tĂ© fonctionne forcĂ©ment pour partie au sein de cet ensemble. Il y tient un rĂŽlespĂ©cifique, et n’en couvre que partiellement les diffĂ©rentes dimensions. L’espace de relationsau sein duquel se dĂ©ploie la grande vitesse ferroviaire est donc un espace Ă©conomiqueconstituĂ© en premier lieu de liens sociaux plutĂŽt que distances gĂ©ographiques.

Le contenu de ces relations qui vont capter l'attention se prĂ©cise alors : on choisira deprivilĂ©gier celles qui se caractĂ©risent par le contenu en information dont elles sontpotentiellement le support. Elles se distinguent Ă©galement par leur contenu social et humain. Ils'agit de prendre en considĂ©ration le fait que le TGV est un moyen de dĂ©placement depersonnes, et non un systĂšme d'Ă©change de marchandises ou de donnĂ©es. C’est Ă  travers cepoint de vue que seront analysĂ©es dans un premier temps les transformations contemporainesdes organisations productives. C’est encore Ă  travers ce point de vue que sera envisagĂ© lepassage de ces structures productives, aux structures sociales de temps puis Ă  l’usage de lagrande vitesse.

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154 ❘ Troisiùme partie : De l’organisation productive à l’usage de la grande vitesse

Faire tout d'abord abstraction de la géographie

Il est courant, dans la littĂ©rature consacrĂ©e aux Ă©volutions actuelles de l'organisation dela production, de voir traiter simultanĂ©ment les aspects proprement organisationnels et lesaspects gĂ©ographiques ou territoriaux. Le concept de « district », repris de Alfred MARSHALL,est la parfaite illustration de cette tendance : il dĂ©signe une forme particuliĂšre de territoireorganisĂ© (ou mieux, d'organisation territorialisĂ©e) dont beaucoup ont fait l'archĂ©type desmutations contemporaines (1). On traitera sĂ©parĂ©ment ces deux aspects en se rĂ©servant den’aborder l’analyse spatiale qu’en quatriĂšme partie, non seulement par souci de clartĂ©, maisĂ©galement par choix de ne pas mĂȘler a priori des dimensions qui demeurent distinctes.

En effet, la dynamique de l'Ă©volution des modes d'organisation de la production est Ă situer dans la crise du fordisme. Elle transite principalement Ă  travers l'exigence nouvelle deflexibilitĂ© dĂ©jĂ  largement Ă©voquĂ©e. La recherche de cette flexibilitĂ© est l'objet des mutationsorganisationnelles actuelles du systĂšme productif. Dans ce squelette de schĂ©ma explicatif, lesphĂ©nomĂšnes de concentration ou d'Ă©clatement spatial semblent plutĂŽt seconds ; ilsapparaissent davantage comme des consĂ©quences de ces dĂ©terminants lourds que comme descauses. La gĂ©ographie n'est pas la source de ses propres dynamiques. Les moteurs destransformations qui la façonnent lui sont exogĂšnes. En outre, il paraĂźt aujourd'hui avĂ©rĂ© queles liens entre ce niveau gĂ©ographique et celui des organisations ne sont pas de type mĂ©canisteet linĂ©aire : de la poursuite d'objectifs similaires en termes de flexibilitĂ© ne rĂ©sulte passystĂ©matiquement la mĂȘme inscription territoriale.

Cette maniĂšre de considĂ©rer un espace Ă©conomique en dehors de sa gĂ©ographie physiquen'est Ă©videmment pas nouvelle. François PERROUX visait explicitement cet objectif enproposant les dĂ©finitions de trois reprĂ©sentations de l'espace Ă©conomique : « l'espaceĂ©conomique comme contenu de plan », constituĂ© des relations tissĂ©es par chaque unitĂ©Ă©conomique avec ses fournisseurs et ses clients, « l'espace Ă©conomique comme champ deforce » rendant compte de l’asymĂ©trie de ces relations et « l'espace Ă©conomique commeensemble homogĂšne » dĂ©crivant les convergences de structures de prix des diffĂ©rentes unitĂ©s(PERROUX, 1991, pp. 159-175). La dĂ©marche thĂ©orique et quantitative de l'Ă©conomiste françaisne sera pas suivie ici. Sa dĂ©nonciation de l'obsession de l'espace banal encourage nĂ©anmoins Ă considĂ©rer sĂ©parĂ©ment un espace de relations entre agents ou unitĂ©s Ă©conomiques.

De la mĂȘme maniĂšre, dans un article trĂšs dense, Nicole MAY invite Ă  dissocier l'espacegĂ©ographique de l'espace social en ce qui concerne les relations interpersonnelles liĂ©es Ă l'activitĂ© professionnelle (MAY, 1990). Elle souligne que la proximitĂ© physique n'est pas Ă  labase de la constitution d'un « milieu » ou d'un district. Une telle communautĂ© est fondĂ©e parles appartenances sociales qui lient l'ensemble de ses agents. Pour confirmer son propos, elleindique l'existence de rĂ©seaux de relations « informelles » ou « personnelles » spatialementĂ©clatĂ©s. Le raccourci qui consiste Ă  associer trop rapidement proximitĂ© sociale et localisationgĂ©ographique commune apparaĂźt alors rĂ©ducteur et porteur d'incohĂ©rences. On y reviendraplus longuement dans la partie suivante.

(1) Parmi l'abondante production portant sur la « troisiÚme Italie », les districts technologiques, etc., l'ouvragecollectif dirigé par Georges BENKO et Alain LIPIETZ (1992a), Les régions qui gagnent, présente uneintéressante synthÚse des débats sur ce thÚme : quatre articles pour présenter, selon l'intitulé de la premiÚrepartie, « l'hypothÚse des districts industriels », trois autres pour affirmer que « les districts ne sont passeuls au monde », et enfin cinq contributions pour « élargir la problématique ».

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Troisiùme partie : De l’organisation productive à l’usage de la grande vitesse ❘ 155

Cette partie-ci demeurera volontairement a-spatiale pour Ă©viter de rester trop a-sociale.Elle est constituĂ©e de deux chapitres. Le chapitre 6 donnera tout d’abord une lecture desĂ©volutions du systĂšme productif en termes organisationnels. Il n’y sera donc pas question deTGV. C’est au chapitre 7 que reviendra la charge d’établir une liaison entre la structureproductive mise Ă  jour et l’usage de la grande vitesse dans le cadre de dĂ©placements Ă  motifprofessionnel. On y parviendra en prĂ©cisant les « temps sociaux » qui structurent la sociĂ©tĂ©contemporaine.

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Chapitre 6 : Les organisations productives en mutation
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Chapitre 6

LES ORGANISATIONS PRODUCTIVES ENMUTATION :

ENTRE INTÉGRATION/AUTONOMIEET TAYLORISME FLEXIBLE

Une reprĂ©sentation cohĂ©rente des mutations du systĂšme productif peut ĂȘtre construite Ă travers l’articulation de deux types de compĂ©tition – sur les coĂ»ts et hors-coĂ»ts –. Pour dĂ©buterce chapitre, recherches de flexibilitĂ©, d’économie d’échelle et de variĂ©tĂ© seront rapidementdĂ©clinĂ©es autour de cette distinction fondamentale. On s’attachera surtout Ă  montrer ladiversitĂ© des combinaisons possibles pour mettre en Ă©vidence l’importance des relations entreunitĂ©s productives dans l’analyse des Ă©volutions actuelles.

Partant de ce constat, la section 6.2 insistera sur l’émergence et l’extension d’un schĂ©maorganisationnel, fondĂ© sur un double mouvement d'intĂ©gration et d'autonomie. Ce schĂ©masera alors illustrĂ©, tant au niveau de l’organisation du travail qu’à propos des relations departenariat entre entreprises. Pourtant, cette forme d’organisation productive ne semble pasconcerner la totalitĂ© des activitĂ©s, ni la totalitĂ© des fonctions. La section 6.3 mettra en avant lemaintien d’une forme renouvelĂ©e des schĂ©mas plus traditionnels, qui a Ă©tĂ© dĂ©nommĂ©e« taylorisme flexible ». Cette analyse dĂ©bouche sur une figure dĂ©doublĂ©e, duale, du systĂšmeproductif. Cette dualitĂ© repose sur deux articulations distinctes de la concurrence sur les coĂ»tset de la concurrence hors-coĂ»t. Elle met en Ă©vidence la complĂ©mentaritĂ© qui rĂ©uni les deuxformes organisationnelles dĂ©crites.

6.1 Des dynamiques organisationnelles multiples

Les dynamiques organisationnelles qui travaillent le systĂšme productif sont multiples.Cette premiĂšre section va tenter d’ordonner cette complexitĂ©. elle dĂ©bute donc par quelquesprĂ©cisions terminologiques autour des notions de flexibilitĂ© et d’économie d’échelle ou devariĂ©tĂ©. Mais de nombreux auteurs montrent dans leurs travaux que la structure productive desfirmes ne s’analyse pas uniquement Ă  partir des relations de marchĂ© qu’elles rĂ©ussissent Ă Ă©tablir avec leur environnement. De multiples relations de pouvoir, de confiance ou derapports sociaux expliquent aussi la diversitĂ© des configurations que l’on rencontre. C’estautour de la notion de gouvernance qu’un ordonnancement apparaĂźtra qui permettra de fonderla suite de l’analyse.

Flexibilité et économie d'échelle ou de variété

L'existence simultanĂ©e de deux types de concurrence entre les entreprises (VELTZ,1993b) a dĂ©jĂ  pu ĂȘtre soulignĂ©e au chapitre 4, lors de l’évocation de l’épuisement du fordisme.

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La premiÚre, la compétition par les coûts, donne l'avantage aux firmes qui réussissent àproduire à moindre frais. La seconde, la compétition hors-coûts, fonctionne sur une logique dedifférenciation de la production et de segmentation du marché. Dans l'Europe capitaliste issuede la révolution industrielle, les deux processus de concurrence ont à chaque époquefonctionné de paire. L'importance relative de l'un et de l'autre est par contre sujette à variation.C'est ainsi par exemple, que le mode d'accumulation fordiste se caractérise plutÎt par lafabrication massive de produits peu variés et par une intense compétition par les coûts.

Les Ă©volutions contemporaines se distinguent alors de la pĂ©riode prĂ©cĂ©dente par uneremontĂ©e en force des mĂ©canismes de compĂ©tition hors-coĂ»ts. Selon la logique dediffĂ©renciation de la production sur laquelle elle repose, on peut distinguer en son sein quatredimensions : compĂ©tition par la qualitĂ©, par la variĂ©tĂ©, par les dĂ©lais de rĂ©action et enfin parl'innovation (2). C'est par ce biais que la recherche de flexibilitĂ© a pu ĂȘtre placĂ©e au cƓur desĂ©volutions du systĂšme productif. Pourtant, en raison principalement de la diminution destemps de rĂ©action de la concurrence, on ne constate guĂšre, aujourd'hui, d'attĂ©nuation de cettecourse au prix de revient le plus faible. Plus que jamais, compĂ©tition par les coĂ»ts etcompĂ©tition hors-coĂ»t sont les deux processus qui structurent aujourd'hui le systĂšme productif.Dans ces conditions, il serait sans doute erronĂ© de ne pas lire les transformations concrĂštes quiaffectent aujourd'hui l'organisation Ă©conomique Ă  travers deux dynamiques partiellementindĂ©pendantes : la recherche de flexibilitĂ© d'une part, la recherche d'Ă©conomie d'Ă©chelle et devariĂ©tĂ© d'autre part. Pour progresser, il convient maintenant de donner un contenu plus concretĂ  ces notions.

Par-delĂ  leur diffĂ©rence, les entreprises cherchent toutes Ă  rĂ©duire leurs coĂ»ts deproduction. Depuis Alfred MARSHALL, on distingue dans cet effort la recherche d'Ă©conomiesinternes Ă  l'entreprise d'une part et les Ă©conomies externes de l'autre. Ces derniĂšres, moinsintuitives, dĂ©signent les gains que l'entreprise tire de son environnement. Plus prĂ©cisĂ©ment,Mark BLAUG indique que « les Ă©conomies ou dĂ©sĂ©conomies externes apparaissent chaque foisque la fonction de production d'une firme contient des variables qui ne sont pas des entrĂ©es(inputs) physiques mais plutĂŽt les effets des activitĂ©s d'autres firmes » (BLAUG, 1986, p. 450).Ces externalitĂ©s sont qualifiĂ©es de technologiques si elles ne transitent pas par un systĂšme deprix. L'exemple le plus simple de ce type d'externalitĂ©s technologiques, nĂ©gatives dans ce cas,est constituĂ© par la gĂȘne occasionnĂ©e Ă  tous les autres agents par l'utilisateur d'une route librede pĂ©age. On doit la notion d'Ă©conomies externes pĂ©cuniaires Ă  Jacob VINER. Elle dĂ©signe aucontraire les externalitĂ©s qui apparaissent par le jeu du marchĂ©. Tibor SCITOVSKY a soulignĂ© laplace prĂ©pondĂ©rante de cette derniĂšre catĂ©gorie d'externalitĂ©s, bien devant les Ă©conomies ditestechnologiques (JESSUA, 1968, p. 131 et suiv.).

La notion d'économie d'échelle bénéficie quant à elle incontestablement de la plusgrande ancienneté dans la littérature économique. La définition la plus étendue les définitainsi : « les économies d'échelle sont les diminutions de coûts de production unitaire obtenuesgrùce à une augmentation des dimensions de l'unité de production » (BREMONT et GELEDAN,1981, p. 142). Il est aujourd'hui classique de distinguer économies d'échelle, liée à unaccroissement quantitatif de la production et économie d'envergure, ou de variété, liées à unediversification de celle-ci (GREFFE, MAIRESSE et REIFFERS, 1990, chapitre 42 : Industrie,pp. 1535-1566). Les deux caractÚres - interne/externe et d'échelle/d'envergure - précisés ici

(2) Pierre VELTZ, qui opĂšre cette distinction, prĂ©cise que les exigences de ces quatre dimensions, notammenten termes de flexibilitĂ© peuvent ĂȘtre antinomiques (VELTZ, 1993a).

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Chapitre 6 : Les organisations productives en mutation
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peuvent ĂȘtre croisĂ©s. Le tableau suivant prĂ©cise le mode de rĂ©alisation des diversescombinaisons possibles :

Tableau : L'origine des économies internes et externesd'échelle et d'envergure (et de variété)

Echelle Envergure (variété)Interne niveau de production variété des différentes tùches

exécutéesExterne nombre de producteurs dans le

complexe ou dans l'agglomérationvariété des producteurs dans lecomplexe ou dans l'agglomération

Source : Allen SCOTT et Michael STORPER (1991, p. 13) (3)

Plus rĂ©cente, plus floue, plus « fourre-tout » Ă©galement – ce qui a permis de la placersans difficultĂ© au cƓur des Ă©volutions contemporaine – la notion de flexibilitĂ© est une notionmultiforme (TARONDEAU, 1999) et plus difficile Ă  prĂ©ciser. Dans un article dĂ©taillĂ©, GeorgesBENKO et Mick DUNFORD (1992) prĂ©cisent ses diffĂ©rentes dimensions. Ils distinguent toutd'abord la flexibilitĂ© technique, celle apportĂ©e par la possibilitĂ© de moduler et d'adapter laproduction d'une machine aux fluctuations des volumes et de la composition de la demande.Ils rendent compte ensuite de l'aspect organisationnel du phĂ©nomĂšne en soulignant l'apparitionde structures industrielles flexibles. Le propos est encore Ă©tendu Ă  la structure du capital, d'unepart pour insister sur la flexibilitĂ© plus importante qu'apportent aux entreprises la dĂ©tentiond'actifs financiers plutĂŽt que d'actifs corporels et d'autre part pour rappeler l'accroissement dela fluiditĂ© du marchĂ© des capitaux.

Concernant la sphĂšre du travail, les deux auteurs mettent tout d'abord en avant uneflexibilitĂ© fonctionnelle « qui caractĂ©rise la capacitĂ© d'une entreprise Ă  moduler les tĂącheseffectuĂ©es par ses employĂ©s en fonction de changements dans la demande, la technologie ou lapolitique de marketing » (p.227). Cette capacitĂ© est en premier lieu cultivĂ©e parmi la maind'Ɠuvre stable de l'entreprise. Elle se rapporte surtout Ă  l'organisation du travail Ă  l'intĂ©rieur dela firme. La flexibilitĂ© numĂ©rique dĂ©signe quant Ă  elle la possibilitĂ© d'ajuster les effectifs. Ence sens, elle touche surtout Ă  l'organisation gĂ©nĂ©rale du marchĂ© du travail. Dans un contextebeaucoup plus large, deux autres facettes de la flexibilitĂ© sont enfin abordĂ©es. L'une concernela rĂ©duction de l'intervention Ă©tatique, l'autre une sorte de flexibilitĂ© des modes de vie et de laconsommation.

Une fois établit le caractÚre multi-dimensionnel de la flexibilité, Georges BENKO etMick DUNFORD reviennent sur les ambiguïtés de ce concept. Ils indiquent tout d'abord quetoutes ces formes de flexibilité ne constituent pas un ensemble cohérent, que de multiplescombinaisons peuvent exister. Ils rappellent ensuite que la recherche de flexibilité n'est pasune fin en soi mais une réponse à un ensemble de déséquilibres et d'instabilités. Les cheminsconcrets par lesquels elle peut transiter sont donc relatifs à ce contexte général.

Par rapport à cette derniÚre interrogation, la définition que donnent les auteurs de laflexibilité reste insuffisante. Ils s'en tiennent en effet à une définition par les moyens et se

(3) On notera au passage que Allen SCOTT et Michael STORPER ne spatialisent pas a priori l'environnementdans lequel peuvent se produire des économies externes. La notion de « complexe » laisse en effet lapossibilité d'un environnement organique plutÎt que géographique.

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contentent de citer Robert BOYER (1988) pour prĂ©ciser « que l'on peut considĂ©rer [laflexibilitĂ©] comme la vitesse de rĂ©ponse d'un systĂšme Ă©conomique Ă  des perturbations ou Ă  deschocs venant de l'extĂ©rieur ». Pierre VELTZ, dans un article dĂ©jĂ  citĂ©, dĂ©veloppe une dĂ©finitionĂ  partir des objectifs poursuivis. Cette dĂ©marche l'amĂšne Ă  proposer un double dĂ©coupage,fonctionnel et temporel, de la flexibilitĂ© (VELTZ, 1993b) (4). Il dĂ©signe ainsi sur le planfonctionnel trois dimensions de la flexibilitĂ© : la flexibilitĂ© de variĂ©tĂ©, la flexibilitĂ© derĂ©activitĂ© et la flexibilitĂ© d'anticipation et d'innovation. Mais il insiste sur la nĂ©cessitĂ© dedistinguer les horizons temporels de la flexibilitĂ©. Il isole ainsi une flexibilitĂ© stratĂ©gique,rĂ©pondant Ă  des objectifs de long terme, et une flexibilitĂ© liĂ©e Ă  la conduite des opĂ©rations –flexibilitĂ© organisationnelle – de court ou moyen terme. D'autres auteurs distinguent encore laflexibilitĂ© statique dĂ©signant une simple capacitĂ© d'adaptation (il s'agirait plutĂŽt, en reprenantle dĂ©coupage prĂ©cĂ©dent, d'une flexibilitĂ© rĂ©active de court terme) et la flexibilitĂ© dynamique,stratĂ©gie plus active visant Ă  maintenir ouvertes plusieurs opportunitĂ©s (5).

Unité et diversité des mondes possibles

Ce foisonnement de définition n'est pas seulement la conséquence de la jeunesse duconcept. Il traduit également la multiplicité des voies suivies actuellement en matiÚred'organisation de la production. Dans leur ouvrage commun, Robert SALLAIS et MichaelSTORPER (1993) définissent, pour la période contemporaine, quatre « mondes possibles deproduction » au sein desquels les firmes peuvent évoluer. Ces quatre « mondes possibles »sont des épures théoriques par rapport auxquelles les firmes se positionnent avec uneaccessibilité plus ou moins forte. Chacun d'eux correspond « à une combinaison, deux à deux,des deux conventions qui construisent la qualité du produit : celle qui construit le marché(consolidation des demandes individuelles versus irréductibilité des demandes entre elles) ;celle qui élabore le travail (spécialisation des personnes versus standardisation) » (p. 40) (6).

(4) Pierre VELTZ rapproche dĂ©libĂ©rĂ©ment ces diverses figures de flexibilitĂ© des « grands enjeux correspondantaux principaux modes de compĂ©tition hors-coĂ»t ». La recherche de flexibilitĂ© semble bien s'attacherd'abord Ă  cet aspect de la concurrence entre les firmes. Il n'en reste pas moins qu'elle rĂ©pond aussi demaniĂšre Ă©vidente Ă  des prĂ©occupation de maĂźtrise des coĂ»t tant il est vrai que ces deux modes deconcurrence sont, on l’a dĂ©jĂ  indiquĂ©, indissociables.

(5) Voir par exemple Alban RICHARD et Franck BANCEL (1995) qui dans leur analyse des décisionsd'entreprises définissent encore trois composantes de la flexibilité dynamique : la flexibilité décisionnellepure est relative à la capacité d'éviter les situations d'irréversibilité, la flexibilité informationnelle pure,liée à la recherche d'une meilleure anticipation des évolutions de l'environnement et la flexibilitéstratégique.

(6) « Les conventions [dont il est question ici], sont en premier lieu, des hypothÚses formulées par chacundans l'action et qui accompagnent, tout en la permettant, l'accession d'un monde possible à réalité dans unproduit. Elles autorisent et guident l'action vers une fin. Elles en repÚrent progressivement la viséecommune. Cette fin et ces conventions n'ont à ce stade qu'un statut provisoire pour chacun. Lareproduction à l'identique des situations d'action et la réussite par le produit de ces épreuves successivesde réalité vont tendre à modifier la nature de cette fin et de ces conventions. Elles vont tendre à leurdonner un caractÚre définitif, une nature objective. D'hypothÚses, elles vont transformer pour chacun lesconventions en routines au point d'en faire oublier, dans l'action quotidienne, le caractÚre initialementhypothétique. La convention, devenue routine, circonscrit donc l'accessibilité aux mondes possibles à ceux(ou celui) dont elle relÚve. » (p. 91)Le concept de convention est une tentative de construction d'un cadre théorique cohérent et pluri-disciplinaire aux comportements de coordination des actions individuelles qui s'inscrivent en dehors deslogiques de concurrence tout en participant activement au fonctionnement de l'économie. Pour un aperçu

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Cette construction permet d'isoler tout d'abord un « monde de production industriel ».Celui-ci est fondĂ© sur une convention de standardisation connue de tous, producteurs etconsommateurs, qui s'Ă©tend des actes de travail Ă  la technologie et au produit (p.44). Laconcurrence se joue sur les prix Ă  travers en particulier la rĂ©alisation d'Ă©conomies d'Ă©chelle. Laproduction s'adresse Ă  un marchĂ© trĂšs large dont les incertitudes sont probabilisables. LaflexibilitĂ© nĂ©cessaire concerne les ajustements quantitatifs. Les tĂąches standardisĂ©ess'adressent Ă  une main d'Ɠuvre parfaitement interchangeable. On pourra reconnaĂźtre dans cemodĂšle l'idĂ©al de la production de masse fordiste.

Le « monde de production marchand » correspond Ă  la production sur des normesstandard de biens (ou de service) aux caractĂ©ristiques adaptĂ©es Ă  un demandeur particulier ouun segment de marchĂ© limitĂ©. Les auteurs donnent l'exemple d'une filature qui se propose deproduire des fils fantaisie Ă  la demande pour la fabrication de tissus de mode. Dans ce mondede production, la concurrence se joue encore principalement sur les prix. Des critĂšres dequalitĂ© apparaissent nĂ©anmoins, touchant aux capacitĂ©s d'adaptation Ă  la demande d'une part etaux dĂ©lais de rĂ©ponse d'autre part. La rĂ©ponse en termes de flexibilitĂ© est donc de deux ordres.Le premier point appelle une souplesse technologique vraisemblablement obtenue paranticipation Ă  moyen ou long terme, mais aussi, afin de concilier les standards usuels deproduction et l'adaptation fine Ă  la demande, la recherche d'Ă©conomies externes de variĂ©tĂ©. Lesecond point fait directement rĂ©fĂ©rence Ă  une capacitĂ© de rĂ©activitĂ© quantitative. Maisl'ajustement Ă  ces alĂ©as ne peut pas ĂȘtre, comme dans le cas prĂ©cĂ©dent, le simple licenciementdes travailleurs en excĂ©dent. En effet, ce mode de production et sa flexibilitĂ© reposent aussisur la disponibilitĂ© et l'autonomie de la main d'Ɠuvre . C'est dans ce cadre, en faisant varier levolume de travail, qu'est plutĂŽt recherchĂ© l'ajustement quantitatif.

Autour d'un producteur spécialisé qui s'adresse à un demandeur unique (ou un segmentde marché trÚs étroit), on peut construire le « monde de production interpersonnel ». L'offreest différenciée sur des critÚres de qualité, de réponse spécifique à la demande. Les produitsfabriqués sont donc nombreux, ils évoluent rapidement. Le prix, à la limite, n'est plus que lerévélateur de la satisfaction du client, la concurrence se jouant sur la qualité. Sur le principedu district marshallien auquel correspond ce modÚle, le fonctionnement de ce monde reposesur l'appartenance à une communauté structurée. Celle-ci est la source d'importanteséconomies externes de variété et de flexibilité tant à court qu'à long terme. Ce caractÚre estentretenu par le processus de « spécialisation flexible » dans lequel la plupart des entreprisessont engagées. Au sein de la communauté se détermine aussi la convention de travail de cemonde. Elle sera fondée sur les principes de responsabilité personnelle et de respect des rÚglescollectives.

Le dernier « monde possible de production » prĂ©sentĂ© par Robert SALAIS et MichaelSTORPER est obtenu au croisement d'une demande gĂ©nĂ©rique (c'est Ă  dire oĂč toute individualitĂ©se perd et oĂč les risques sont probabilisables) et d'une production spĂ©cialisĂ©e. Il s'agittypiquement d'activitĂ©s pour lesquelles le « ticket d'entrĂ©e », l'investissement initial Ă  rĂ©aliseravant de produire effectivement, est trĂšs onĂ©reux. Il inclut mĂȘme souvent une importantecomposante non monĂ©taire, d'apprentissage. Afin de maintenir ce « ticket d'entrĂ©e » Ă l'encontre d'Ă©ventuels nouveaux concurrents ou simplement d'entretenir la diffĂ©renciation deses produits, la firme est contrainte d'innover. Mais cette innovation ne peut se limiter Ă  uneĂ©volution pĂ©riodique du produit initial. Elle doit aussi ĂȘtre globale et systĂ©matique. La

exhaustif de ce courant de la pensĂ©e Ă©conomique, on se reportera Ă  (ORLÉAN, 1994) et (RevueEconomique, 1989).

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recherche de souplesse vise en interne comme en externe au maintien de cet avantagequalitatif. On peut alors souligner le caractÚre dynamique de cette démarche. Par contre, lesaléas quantitatifs sont, dans ce modÚle, toujours gérés en externe, par sous-traitance. Constituéd'experts connaissant et respectant les rÚgles déontologiques ou scientifiques de leur domainede compétence, c'est le « monde de production immatériel ».

L'intĂ©rĂȘt de cette typologie est multiple. Elle pose tout d'abord les diffĂ©rentes formes derecherche d'Ă©conomies d'Ă©chelle, de variĂ©tĂ© et de flexibilitĂ© au cƓur de l'analyse du systĂšmeproductif. Elle permet Ă©galement de ne pas enfermer le raisonnement dans une visionunivoque des Ă©volutions actuelles. Ce faisant, la multiplicitĂ© des « mondes possibles » prĂ©ciselargement la recherche d'un sens Ă  ces Ă©volutions. Au regard de cette diversitĂ©, il estvraisemblable que l'on ne s'oriente pas vers un type unique d'organisation de la production. SirĂ©gularitĂ©s il y a, celles-ci ne sont pas de nature statique, telle la convergence vers un Ă©tatd'homogĂ©nĂ©itĂ©, d'unification du systĂšme productif, mais plutĂŽt de nature dynamique, autourd’un mouvement d'ensemble, de trajectoires parallĂšles (7).

Enfin, l'ouvrage de Robert SALAIS et Michael STORPER dĂ©crit un univers oĂč tout n'estpas possible. ConcrĂštement, la communautĂ© de producteurs ne fournit par exemple pas lemonde en biens standardisĂ©s. De mĂȘme, la capacitĂ© de diffĂ©renciation par l'innovation sembleattachĂ©e Ă  certaines combinaisons spĂ©cifiques de facteurs. Les modes de fonctionnements,dĂ©crits ici sous forme de conventions, sont contraints par une obligation de cohĂ©rence entre laforme de mobilisation de la main d'Ɠuvre, le type de production, de marchĂ©, etc. CettecohĂ©rence dĂ©limite les « mondes possibles ». Elle permet Ă©galement d'esquisser destrajectoires d'Ă©volution privilĂ©giĂ©es, du monde industriel au monde marchand par exemple, etd'en exclure d'autres comme moins probables, du monde industriel au monde interpersonnel.

Pourtant, Robert SALAIS et Michael STORPER restent trÚs prudents quant auxperspectives d'avenir qu'ils tracent. Décryptant l'identité économique de la France à travers leprisme à quatre faces qu'ils ont construit, ils relÚvent quelques évolutions dessinées au coursdes années 80. Ils notent qu'au regard de l'évolution du commerce mondial, « l'avenirappartient aux produits autres que strictement "industriels" »(p. 117). Plus loin, ils mettent enévidence « un réagencement en faveur des mondes possibles marchand et immatériel » (p.189). Ce sont les seules tendances générales qu'ils identifient. Leur démarche est ensuite defocaliser leur regard d'abord sur les différentes composantes d'un « monde possible », puis surquelques « mondes réels » de la France contemporaine.

Cette approche à travers le concept de convention situe clairement l'origine de ladiversité constatée du systÚme productif à un niveau intermédiaire : entre le niveau macro-,celui du « mode de régulation » et le niveau micro-, celui des individus. Les rÚgles implicitesou explicites formalisées par quelques économistes sous forme de conventions constituent uneproduction sociale tout à la fois collective et spécifique d'une communauté. C'est par le biaisde telles analyses « méso- », centrée sur les « structures intermédiaires d'apprentissage

(7) Un ouvrage plus rĂ©cent, issu des travaux du GERPISA (Groupe d’Études et de Recherches Permanent surl’Industrie et les SalariĂ©s de l’Automobile), conclut Ă©galement Ă  la diversitĂ© des modĂšles industriels suivispar les principaux constructeurs dans le monde (FREYSSENET et alii, 2000). Les diffĂ©rentes Ă©tudes de casprĂ©sentĂ©es montrent, dans une perspective rĂ©gulationniste, l’importance de la situation des diffĂ©rentsmarchĂ©s de l’automobile auxquels une firme a accĂšs pour comprendre l’évolution de son modĂšleproductif, sa trajectoire. Les spĂ©cificitĂ©s des cadres nationaux de gestion des relations sociales sontĂ©galement soulignĂ©es. Mais, Ă  cĂŽtĂ© des ces Ă©lĂ©ments gĂ©nĂ©raux, l’accent est mis sur les caractĂ©ristiquesparticuliĂšres Ă  chaque firmes : apprĂ©ciation de l’indĂ©pendance financiĂšre, nature du “compromis salarialâ€Ă©tabli et choix stratĂ©giques (coĂ»ts, qualitĂ© ou innovation
) en sont les principales dimensions.

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collectif », que peut ĂȘtre introduit, « dans un monde de structures sans agent le fermentd'instabilitĂ© et de changement que reprĂ©sente la possible dĂ©viance des individus et des sous-groupes sociaux sans pour autant tomber dans un monde d'agents sans structure » , selon uneformule d'Alain LIPIETZ reprise par Jean-Pierre GILLY et Bernard PECQUEUR (1995).

Des tendances à la « désintégration verticale » et à la « spécialisationflexible », mais...

La voie d'unitĂ© et de diversitĂ© ainsi esquissĂ©e est maintenant parcourue par de nombreuxauteurs. En fait, jusqu'Ă  la fin des annĂ©es 80, les mutations du systĂšme productif ont Ă©tĂ©analysĂ©es de maniĂšre essentiellement monolithique par une large frange d'Ă©conomistes. Sansnier que d'autres formes d'organisation puissent exister – mais sans beaucoup s'y intĂ©ressernon plus – ces chercheurs ont placĂ© le dĂ©veloppement de la « spĂ©cialisation flexible » aucentre du renouvellement accompagnant la crise du fordisme. De concept thĂ©orique, le districtindustriel Ă©tait implicitement devenu le (seul) lieu d'innovation Ă©conomique et sociale, la clĂ©pour sortir de la crise (8). Le dĂ©bat s'est Ă©largi aujourd'hui Ă  de multiples autres formesd'organisation productive. Il est dĂ©sormais avĂ©rĂ© que les tendances contemporaines du systĂšmeproductif ne peuvent pas ĂȘtre repĂ©rĂ©es en fermant les yeux sur tout ce qui n'est pas structurĂ© enmilieu territorialisĂ© spĂ©cifique d'innovation et de spĂ©cialisation flexible, en fermant les yeuxsur l'essentiel des activitĂ©s Ă©conomiques.

Cette dĂ©marche univoque est fondĂ©e sur un jeu d'apparences trompeuses rĂ©sultant de lacrise du modĂšle productif dominant. Une caractĂ©ristique essentielle du fordisme est d'avoirfonctionnĂ© autour de firmes gĂ©antes, en position d'oligopole et trĂšs fortement intĂ©grĂ©esverticalement. DĂšs lors que cette organisation semblait devoir disparaĂźtre, il Ă©tait d'autant plusnaturel de la voir remplacĂ©e par une structure de petites entreprises en rĂ©seau que lesmultinationales paraissaient mal armĂ©es pour surmonter la crise. L'Ă©rosion de leur profitabilitĂ©se conjuguait Ă  quelques exemples particuliĂšrement dĂ©monstratifs de David-Macintoshterrassant Goliath-IBM. Il a fallu du temps pour affiner ce jugement. Peut-ĂȘtre moinssouverain, IBM est toujours lĂ , la production de masse, bien que transformĂ©e, aussi.

Les évolutions sont assurément moins simples que Allen SCOTT (1992) veut bien nous ledire quand il continue à ne considérer la taille d'une entreprise que comme un handicap. Il y apourtant une part de vérité dans cette représentation. La désintégration verticale ouhorizontale, et plus généralement l'accentuation de la division sociale du travail est unetendance de fond des évolutions actuelles (9). De nombreux éléments y concourent parmilesquels la différenciation intensive des produits, le développement de l'usage de technologiesde production au potentiel de flexibilité élevé ou encore la recherche d'un partage des risquesliés à l'innovation. Les moteurs de ce mouvement sont donc puissants. Personne ne songeaujourd'hui à les remettre en cause. On constate simplement qu'ils ne se traduisent pas par une

(8) L'ouvrage collectif de Claude COURLET et Bernard SOULAGE (1994) est reprĂ©sentatif de cette visionimplicitement univoque. Sous le titre Industrie, territoires et politiques publiques, il ne traite que deSystĂšmes Productifs LocalisĂ©s – la derniĂšre Ă©volution des districts – comme si industrie, territoires etpolitiques publiques ne se rencontraient pas quelque soit le type d'organisation productive que l'onconsidĂšre.

(9) « Par division sociale du travail [il faut entendre] le fractionnement des enchaßnements de l'activitééconomique en des unités spécialisées indépendantes... » (SCOTT, 1992, p.105).

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disparition des grandes entreprises au profit de plus petites, mais semble-t-il plutĂŽt, par uneredistribution des rĂŽles.

On retrouve dans cette religion de la petite entreprise flexible opĂ©rant au sein d'unrĂ©seau de solidaritĂ©s fortes certains traits de la « sociĂ©tĂ© d'information » dont l'utopie a Ă©tĂ©dĂ©noncĂ©e. Michael PIORE et Charles SABEL (1984) en particulier, les chantres de la« dĂ©sintĂ©gration verticale », ont exprimĂ© l'idĂ©e qu'il y avait lĂ  les prĂ©misses de formes deproduction nouvelles, Ă©loignĂ©es de la production de masse et fondĂ©es sur un rapport Ă©troit aulocal et aux communautĂ©s d'individus. Sous une entrĂ©e moins directement techniciste, onretrouve clairement, chez ces deux auteurs, la vision d'Alvin TOFFLER par exemple. Lefuturologue oubliait l'Ă©conomique et le social pour faire des nouvelles technologies le moteurde l'histoire. Michael PIORE et Charles SABEL nĂ©gligent quelques tendances lourdes del'Ă©conomie contemporaine – son mouvement de globalisation notamment – pour mieuxentraĂźner le monde oĂč ils le souhaitent.

... les oligopoles se portent bien, merci !

Dans un article au titre provoquant, Flavia MARTINELLI et Erica SCHOENBERGER (1992)dĂ©veloppent ainsi le point de vue selon lequel il n'y a pas rupture entre districts et grandesentreprises. Dans les deux cas expliquent-elles, les technologies flexibles de productiondoivent aussi concilier la recherche d'Ă©conomies d'Ă©chelle. Les deux types d'organisationindustrielle n'excluent pas les relations hiĂ©rarchiques ou concurrentielles. Enfin, ledĂ©veloppement de capacitĂ©s de flexibilitĂ©s quantitatives et qualitatives Ă  travers l'organisationdu travail est toujours recherchĂ©. Pour les deux auteurs, la tendance de fond est commune auxdeux types de structure. Elle est marquĂ©e par ce qu'elles appellent la prĂ©caritĂ© de la maind'Ɠuvre d'une part et par un double mouvement de fragmentation de la production etd'intĂ©gration de son contrĂŽle de l'autre. Nous reviendrons sur ce double mouvement. Il sembleen effet ĂȘtre le trait principal des Ă©volutions actuelles. Mais il permet aussi de dĂ©passer lesvisions trop manichĂ©ennes, dont par exemple celle que prĂ©sentent Flavia MARTINELLI et EricaSCHOENBERGER Ă  propos du travail.

Quoiqu'il en soit, cet article prĂ©sente le mĂ©rite de prĂ©venir d'une application tropsystĂ©matique du small is beautifull. Les auteurs nous mettent en garde contre le raccourci tropfacile selon lequel la contrainte de souplesse et d'innovation condamne les structuresimportantes, trop lourdes et trop remplies d'inertie (PIORE et SABEL, 1984). Elles indiquentqu'aprĂšs une pĂ©riode de rĂ©elles difficultĂ©s, les « oligopoles » ont trouvĂ© les moyens des'adapter aux exigences de l'Ă©conomie moderne. On peut effectivement avancer plusieursarguments en ce sens. D'une part, l'assouplissement de l'environnement gĂ©nĂ©ral dans lequel ilsopĂšrent leur a permis de trouver et de mettre en Ɠuvre les moyens de renforcer leur flexibilitĂ©sur de nombreux points. D'autre part, leur taille et leur structure intĂ©grĂ©e constituent toujoursun atout dans une compĂ©tition qui porte aussi, il convient d’y insister, sur les coĂ»ts. Enfin,l'importance prise par les relations non directement marchandes entre les firmes laissent unnouvel espace au sein duquel les grandes structures peuvent rĂ©ussir Ă  faire valoir leurs atouts.À ces arguments mentionnĂ©s par les auteurs, on peut encore ajouter celui selon lequel la taille,loin d'ĂȘtre systĂ©matiquement un obstacle Ă  la recherche de flexibilitĂ©, constitue Ă©galement unatout dans ce processus, en particulier dans ses dimensions stratĂ©giques et dynamiquesdĂ©finies plus haut.

Dans le mĂȘme ouvrage, DaniĂšle LEBORGNE et Alain LIPIETZ (1992) s'attachent Ă prĂ©ciser, Ă  un niveau macro-Ă©conomique, diffĂ©rentes stratĂ©gies de rĂ©ponse Ă  la crise. Ils en

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distinguent deux principales dans les pays les plus dĂ©veloppĂ©s qu'ils dĂ©nomment flexibilitĂ©offensive d'une part et flexibilitĂ© dĂ©fensive de l'autre. Leur analyse est d'abord fondĂ©e sur lamaniĂšre dont la flexibilitĂ© est introduite dans l'organisation du travail. Au caractĂšre offensifest associĂ© une vĂ©ritable nĂ©gociation entre les employeurs et leurs salariĂ©s. Elle porte non pastant sur une question de principe que sur la mise en place de conditions permettant unevĂ©ritable implication de la main d'Ɠuvre dans le processus productif. Il s'agit d'Ă©changer unhaut potentiel de flexibilitĂ© qualitative contre une protection des effets sur l'emploi et lesrevenus de la flexibilitĂ© quantitative. Cette nĂ©gociation est soit individuelle, c'est le modĂšle« californien », soit collective – par branche, par entreprise ou au niveau national – c'est lemodĂšle Toyotiste ou « Kalmarien » (du nom de l'usine Volvo oĂč il aurait Ă©tĂ© « inventĂ© »). LadĂ©fensive est une stratĂ©gie oĂč le patronat rĂ©ussi Ă  imposer Ă  la main d'Ɠuvre une flexibilitĂ©sans garantie, moins coĂ»teuse Ă  court terme, mais empĂȘchant l'implication collective dans letravail.

Cette dichotomie se retrouve dans l'organisation industrielle. Partant de l'accentuation dela division sociale du travail, les auteurs identifient un phĂ©nomĂšne de quasi-intĂ©gration. Dansun autre article, ils expliquent ce phĂ©nomĂšne par le soucis de la firme externalisant une part desa production de continuer Ă  s'approprier une part de la valeur ajoutĂ©e de cette production(LEBORGNE et LIPIETZ, 1991). Cette appropriation ne s'effectue plus par la maĂźtrise directe dela production. Elle transite maintenant par l'Ă©tablissement de relations denses et stables entreles deux entreprises. Celle-ci peuvent concerner la totalitĂ© des activitĂ©s liĂ©es au « procĂšs deproduction et au procĂšs de valorisation du capital ». Elles impliquent des formes de relationsnon-marchandes allant de la subordination au partenariat. La flexibilitĂ© offensive est alorsassociĂ©e Ă  un mouvement de quasi-intĂ©gration horizontale, c'est Ă  dire qu’il repose sur lacoopĂ©ration et le partenariat. Dans les univers de flexibilitĂ© dĂ©fensive, les relations entre lesentreprises sont fortement dissymĂ©triques, le donneur d'ordre rĂ©cupĂ©rant l'essentiel de lavaleur ajoutĂ©e liĂ©e Ă  la production de ses sous-traitants. C'est la quasi-intĂ©gration verticale.

Au total, la flexibilitĂ© offensive apparaĂźt comme une stratĂ©gie de diffĂ©renciation. EllecrĂ©e en effet les moyens de dĂ©velopper l'innovation, la recherche de qualitĂ©. Elle tend alors Ă orienter les activitĂ©s d'une nation sur des productions Ă  haute valeur ajoutĂ©e, pour lesquelles lacompĂ©tition est en premier lieu situĂ©e sur des critĂšres autres que les coĂ»ts. À l'inverse, laflexibilitĂ© dĂ©fensive semble de nature Ă  conforter les positions compĂ©titive d'une nation sur lesmarchĂ©s dĂ©terminĂ©s par les prix. Dans cette mesure, flexibilitĂ© offensive ou dĂ©fensive peuventapparaĂźtre comme l'une des composantes d'un processus de spĂ©cialisation au sens oĂč l'entendGĂ©rard LAFAY (1981).

Entre ces deux extrĂȘmes, les auteurs dĂ©finissent une sorte de voie moyenne dosant lescaractĂ©ristiques de l'un et de l'autre. Concernant l'organisation industrielle, ils dĂ©finissent laquasi-intĂ©gration oblique, panachage de verticalitĂ© et d'horizontalitĂ©. L'arbitrage entre les deuxformes pures est explicitĂ© comme il suit : « Plus horizontal est le lien, meilleur est le pouvoirde nĂ©gociation du fournisseur, mais aussi plus grande peut-ĂȘtre la part de recherche et dedĂ©veloppement dans son produit (ceci Ă©tant Ă  la fois la cause et l'effet de cela), et donc plusgrande la quasi-rente revenant au rĂ©seau complet » (LEBORGNE et LIPIETZ, 1991, p.55). LecaractĂšre oblique des arbitrages concernant la flexibilitĂ© du travail rĂ©sulte de l'addition dedeux comportements : un noyau dur de travailleurs prendrait en charge les capacitĂ©sd'adaptation qualitative et d'innovation de l'entreprise Ă  travers leur potentiel de flexibilitĂ©fonctionnelle en Ă©change de garanties sur l'emplois et les revenus, un volant de travailleurspĂ©riphĂ©riques, chez les sous-traitants ou sous contrats prĂ©caires, subiraient la flexibilitĂ©numĂ©rique nĂ©cessaires aux adaptations quantitatives.

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Sur ces Ă©volutions, les deux auteurs ont une position arrĂȘtĂ©e : les mĂ©chants choisissentplutĂŽt d'exploiter les travailleurs, se retranchent derriĂšre des positions dĂ©fensives. Ils sont lesperdants de la compĂ©tition Ă©conomique mondiale. Les bons choisissent d'une certaine maniĂšrede partager les fruits de la prospĂ©ritĂ©, ils misent gĂ©nĂ©ralement sur le capital humain et gagnent.CaricaturĂ© ici Ă  outrance, l'engagement de DaniĂšle LEBORGNE et Alain LIPIETZ demeure leuraffaire. Leurs analyses n'en restent pas moins suggestives. Elles se situent au point deconvergences de nombreux travaux. Elles confirment par exemple la diversitĂ© des cheminssuivis. Mais surtout, Ă  travers la volontĂ© d'appropriation de la valeur ajoutĂ©e, elles donnent unfondement Ă  cette diversitĂ©. Elles laissent entrevoir comment des rapports de pouvoir entreacteurs Ă©conomiques permettent de gĂ©rer, en marge du marchĂ©, les tensions que la doubleexigence, de flexibilitĂ© d'une part et de maximisation de la profitabilitĂ© de l'autre, faitsupporter aux structures importantes. On retrouve, expliquĂ© Ă  travers des rapports sociaux,l'arbitrage entre marchĂ© et organisation que WILLIAMSON modĂ©lise Ă  l'aide de la notion decoĂ»ts de transaction.

Gouvernance

Avant d'envisager naĂŻvement diverses formes de collaboration entre firmes, il convientde s'arrĂȘter un instant sur la nature des relations non-marchandes qui s'Ă©tablissent entre celles-ci. Candide, qui se sera facilement imprĂ©gnĂ© d'une idĂ©ologie prĂ©sentant la communicationtransparente comme un idĂ©al social, pourrait imaginer que ces relations, parce que non-marchandes, sont par essence symĂ©triques et harmonieuses. Bien sĂ»r, il n'en est rien. Cesaccords, ces connivences, ces conventions sont effectivement en marge du marchĂ©. Elles luisont extĂ©rieures, mais elles en sont voisines. En ce sens, elles n'Ă©chappent en aucune maniĂšreaux rapports de force et aux jeux de pouvoir qui le structurent. Les relations entre firmes tellesqu’elles sont envisagĂ©es sont extĂ©rieures au marchĂ©. Elles ne sont pas extĂ©rieures Ă l'Ă©conomie.

Partant de ce constat, il s'agit maintenant de comprendre sous quelles formes lessituations de domination, ou au contraire d'Ă©galitĂ©, dĂ©terminent aussi les relations entre lesfirmes. Michael STORPER et Bennett HARRISON (1992), prolongeant les travaux de AllenSCOTT et Michael STORPER dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©s, apportent d'intĂ©ressants dĂ©veloppements. Leurraisonnement se fonde tout d'abord sur la dĂ©finition de ce qu'ils dĂ©nomment « systĂšme input-output ». Il s'agit de « l'ensemble des activitĂ©s conduisant Ă  la production d'un biencommercialisable. Les systĂšmes input-output constituent le noyaux fonctionnel de l'Ă©conomie.Ils sont souvent caractĂ©risĂ©s par le nombre d'unitĂ©s de production qu'ils mettent en oeuvre etpar une division sociale du travail qui leur est propre » (p. 267). Chaque « systĂšme input-output » Ă©tant attachĂ© au processus de production d'un bien particulier, une unitĂ© deproduction, et plus encore une entreprise, peut ĂȘtre impliquĂ©e dans plusieurs « systĂšmes input-output ».

Les « systÚmes input-output » sont ensuite caractérisés suivant deux critÚrescomplémentaires : la nature interne ou externe à l'unité de production des économies d'échelleet de variété qu'ils mettent en oeuvre d'une part, et l'intensité de celles-ci d'autre part. Lesdifférentes combinaisons sont représentées par les auteurs dans le tableau suivant :

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Tableau : Différents types de systÚme input-output

Le systĂšme productif Économies d'Ă©chelle et de variĂ©tĂ©internes aux unitĂ©s

Faibles ImportantesÉconomies externes

d'échelle et de variétéFaibles Ateliers isolés Industries de process

(Division sociale dutravail dans le processus

productif)

Importantes Réseaux de production,unités essentiellementde petite taille

Réseaux de production,quelques grosses unités

Sources : Michael STORPER et Bennett HARRISON (1992, p.270)

Afin de poursuivre leur construction, Michael STORPER et Bennett HARRISON

immergent le « systÚme input-ouput » dans une « structure de gouvernance ». Le terme de« gouvernance » est un néologisme issu de l'anglais défini en introduction de l'ouvrage Lesrégions qui gagnent. « Il s'agit des formes de conduite d'une organisation humaine ». Il « viseplus particuliÚrement la régulation de relations de pouvoir et de coordination plutÎt non-marchandes » (BENKO et LIPIETZ, 1992b, note 17, p. 31). « La structure de gouvernance[renvoie donc pour Michael STORPER et Bennett HARRISON] au degré de hiérarchie et dedirection (ou au contraire de collaboration et de coopération) dans la coordination et la prisede décision au sein du systÚme input-output » (p. 273). Elle se définit à partir des notions de« noyau » et de « halo ». « Par noyau nous entendons une situation de pouvoir asymétrique, oubien à l'intérieur de laquelle quelques entreprises noyau conditionnent à elles seules l'existencede plusieurs autres. Par halo, nous entendons le contraire ; c'est-à-dire une situation depouvoir symétrique ou bien à l'intérieur de laquelle l'existence d'un ensemble d'entreprises oud'unités de production n'est pas - à proprement parler - déterminée par des décisions venuesd'une seule autre entreprise ou unité » (p. 273). L'articulation d'un « systÚme input-output » etd'une « structure de gouvernance » permet de définir ce que les auteurs appellent un « systÚmeproductif ». L'acception de ce terme mis entre guillemets est alors plus précise, mais moinsétendue que celle dans laquelle il a été utilisé jusqu'à présent. Un « systÚme productif »désigne en effet ici les activités et le contexte de production d'un bien donné. Le systÚmeproductif est en quelque sorte la somme de l'ensemble des « systÚmes productifs ».

L'origine du pouvoir d'une entreprise sur une autre s'explique en grande partie par deuxtypes de considĂ©rations. L'une est quantitative. Classiquement, il s'agit de constater que plusun client dispose de fournisseurs nombreux (et symĂ©triquement un fournisseur de clientsnombreux), plus son pouvoir s’accroĂźt. L'autre est qualitative. Elle est illustrĂ©e par unesituation dans laquelle un client et un fournisseur unique sont rendus solidaires parl'implication d'un capital technologique ou humain spĂ©cifique. C'est le cas du « verrouillagesymĂ©trique » envisagĂ© par Oliver WILLIAMSON (1985), un Ă©quilibre rĂ©sultant de la conjonctionde deux situations de monopole. La combinaison de ces deux mĂ©canismes dĂ©finissent ainsi lesprincipes de constitution des « halos » et des « noyaux ».

Michael STORPER et Bennett HARRISON décrivent alors quatre types de structure degouvernance. Ils sont présentés dans le tableau suivant en commençant par le moinshiérarchisé :

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Tableau : Types de structures de gouvernance

1. HALO SANS NOYAU : Absence d'entreprise assurant le leadership en permanence, ou direction à tour de rÎle(selon les projets). Absence de hiérarchie.

2. HALO-NOYAU, AVEC ENTREPRISE COORDINATRICE : Cette derniÚre exerce une position dominante. Elle estl'agent moteur du systÚme input-output, mais ne peut survivre seule, ni conditionner l'existence d'autresentreprises au sein du systÚme. Une certaine forme de hiérarchie existe.

3. HALO-NOYAU, AVEC ENTREPRISE LEADER : Cette derniÚre est trÚs largement indépendante de ses fournisseurset sous-traitants périphériques, ce qui signifie qu'elle a la possibilité de redéfinir une partie au moins de sapériphérie. Elle conditionne donc l'existence d'un certain nombre de ses partenaires. Le pouvoir y estasymétrique, la hiérarchie considérable.

4. NOYAU SANS HALO : C'est l'entreprise à intégration verticale totale.Sources : Michael STORPER et Bennett HARRISON (p. 276)

L'Ă©tape suivante du raisonnement de Michael STORPER et Bennett HARRISON consiste Ă croiser les quatre types de structures de gouvernance qui viennent juste d'ĂȘtre prĂ©sentĂ©s et lesquatre types de « systĂšmes input-output » distinguĂ©s plus haut suivant l'intensitĂ© desĂ©conomies internes ou externes qu'ils mettent en oeuvre (on repĂšre ainsi les ateliers isolĂ©s, lesindustries de process, les rĂ©seaux de production constituĂ©s d'unitĂ©s de petite taille et enfin lesrĂ©seaux de production impliquant quelques grosses unitĂ©s). Les auteurs remarquent alors quetype de systĂšme productif et type de structure de gouvernance sont loin d'ĂȘtre dĂ©terminĂ©s l'unpar l'autre. Ils constatent en particulier que les rĂ©seaux de petites ou de grosses unitĂ©s peuventparfaitement se trouver associĂ©s Ă  des modes de gouvernance trĂšs hiĂ©rarchisĂ©s, ou aucontraire, trĂšs peu hiĂ©rarchisĂ©s.

L'intĂ©rĂȘt de cette approche trĂšs analytique est d’abord de laisser une place, entre la firmeet le marchĂ©, Ă  une forme de structure, le « systĂšme input-output », qui peut impliquerplusieurs firmes sans forcĂ©ment ne reposer que sur des relations de marchĂ©. Il tient ensuite aucontenu qu'elle donne Ă  ces relations hors marchĂ© qui structurent l'organisation de laproduction. Ce sont des relations de pouvoir dont le fondement est explicitĂ© Ă  travers despositions dissymĂ©triques de nĂ©gociation. Sur cet aspect, Michael STORPER et BennettHARRISON se distinguent nettement de la typologie plus classiquement retenue de K. IMAI etH. ITAMI (1984) qui assimilent dans une large mesure hiĂ©rarchie et appartenance Ă  une firme.En troisiĂšme lieu, la typologie des « systĂšmes input-output » d'une part et celle des structuresde gouvernance de l'autre permettent de rendre compte de maniĂšre organisĂ©e d'une grandediversitĂ© dans les « systĂšmes productifs » rĂ©els. Enfin, l'articulation de ces deux dimensionsdĂ©crit un cadre concret dans lequel les entreprises peuvent surmonter des tendancesd'apparence contradictoire Ă  l'Ă©clatement et Ă  la coordination.

6.2 Un double mouvement d'intégration et d'autonomie

L’épuisement du modĂšle taylorien d’organisation productive rĂ©sulte de tensions dĂ©jĂ explicitĂ©es. Les rigiditĂ©s dont il est porteur empĂȘchent dĂ©sormais les entreprises de mobiliserplus en profondeur les ressources dont elles entendent disposer pour rĂ©sister Ă  la pressionconcurrentielle. C’est l’enjeu d’un modĂšle d’organisation de plus en plus apparent qued’articuler une Ă©lĂ©vation du niveau qualitatif de rĂ©alisation des capacitĂ©s de chaque unitĂ©productive qui passe par davantage d’autonomie, Ă  une orientation de cette Ă©nergie tenduevers la concrĂ©tisation des objectifs de l’entreprises qui implique une intĂ©gration renforcĂ©e. Les

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fondements et la logique de ces principes organisationnels sont dĂ©taillĂ©s ci-dessous, avant qued’illustrer la diversitĂ© de leur mise en application au sein du systĂšme productif.

Une rĂ©ponse organisationnelle Ă  l’épuisement du modĂšle taylorien

À partir d'un niveau d'observation beaucoup plus fin, limitĂ© aux aspects micro de« l'Ă©conomie domestique de la manufacture », Pierre VELTZ, dans une sĂ©rie de publications,aboutit Ă  des conclusions Ă©tonnamment proches et complĂ©mentaires de celles des auteursprĂ©cĂ©dents. Se fondant sur des constructions qui, au dĂ©part, tiennent davantage de la gestiondes entreprises que de l'Ă©conomie, il note tout d'abord que les Ă©volutions de l'Ă©conomiemoderne font rĂ©apparaĂźtre ce qu'il dĂ©nomme les « dilemmes coriaces » de l'organisationproductive. Il s'agit par exemple de l'opposition rendement Ă  court terme /fiabilitĂ© Ă  moyenterme (VELTZ, 1991). Il affirme alors qu'Ă  une pĂ©riode donnĂ©e, ces contradictions sont gĂ©rĂ©esdans le cadre d'un « modĂšle d'organisation », en partie implicite, qui articule les aspectsĂ©conomiques techniques et sociaux d'une Ă©poque. Dans un autre article, Pierre VELTZ, avecPhilippe ZARIFIAN, prĂ©cise que « modĂšle, Ă  nos yeux, ne dĂ©signe pas une sorte de prĂȘt-Ă -porter, au sens oĂč on parle souvent de "modĂšle de management", ou de "modĂšle japonais".Nous utilisons le terme dans un sens plus large, plus proche du concept de paradigme, tel quel'utilise KUHN dans sa thĂ©orie de la science. Un modĂšle est bien sĂ»r produit et reproduit pardes acteurs sociaux, mais il est aussi ce qui s'impose aux acteurs comme un cadre,gĂ©nĂ©ralement implicite autant et plus qu'explicite, de dĂ©finition et d'Ă©valuation des rationalitĂ©sd'action » (VELTZ et ZARIFIAN, 1993, en particulier p. 4). ConformĂ©ment Ă  cette rĂ©fĂ©rence, onchange de « modĂšle d'organisation » de maniĂšre relativement brutale, Ă  la faveur de crisesprofondes. Pierre VELTZ constate alors que la pĂ©riode actuelle remet profondĂ©ment en cause le« modĂšle productif » taylorien puisque c'est la mesure mĂȘme de son efficacitĂ©, la productivitĂ©,qui est Ă  redĂ©finir (10).

L'Ă©valuation de la productivitĂ© ne peut plus ĂȘtre fondĂ©e sur un calcul simple faisant lerapport direct d'une quantitĂ© produite et de la quantitĂ© de travail ou de capital qu'il a fallumobiliser pour ce rĂ©sultat. La consommation d'autres ressources (formation, rĂ©seau departenaires, etc.), qui n'est plus systĂ©matiquement corrĂ©lĂ©e au travail direct, doit ĂȘtre intĂ©grĂ©es.La combinaison de ces ressources doit ĂȘtre prise en compte. Par ailleurs, face Ă  lacomplexification des objectifs de la production, un indicateur volumĂ©trique de productivitĂ© serĂ©vĂšle de plus en plus inadaptĂ©. Il ne peut en particulier pas rendre compte des exigencesqualitatives de flexibilitĂ©. On note encore que la mesure de la productivitĂ© ne prend son sens,dans l'organisation taylorienne classique, que sur un temps relativement long et stable. Leraccourcissement du cycles des produits et la multiplication des rythmes au sein d'une mĂȘmeunitĂ© viennent saper sa pertinence. En outre, la productivitĂ© taylorienne s'appliquaitexclusivement aux activitĂ©s de production. Elle reposait de ce point de vue sur une sĂ©parationnaturelle entre production et marchĂ©. Celle-ci tend Ă  s'estomper. Enfin, la productionincorpore de plus en plus de contenu immatĂ©riel, de services. On n'insistera pas davantage surces aspects, l'inadaptation de ce concept pour mesurer l'efficacitĂ© de ces activitĂ©s ayant dĂ©jĂ Ă©tĂ© Ă©voquĂ© (GADREY, 1992, pp. 69 et suiv., GADREY, 1996,).

Ce constat de crise met clairement en avant la construction d'un nouveau modÚleproductif. Malgré des hésitations et des incertitudes, celui-ci semble décelable lorsque l'onobserve précisément les transformations des organisations productives. Pierre VELTZ y perçoit

(10) Sur ce point, Pierre VELTZ s'appuie en particulier sur les travaux de Philippe ZARIFIAN (1990).

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alors un double mouvement d'intégration et d'autonomie. Concernant tout d'abordl'organisation du travail, le modÚle taylorien repose sur une forte parcellisation des tùches.Celles-ci sont organisées de maniÚre séquentielle et additive. En revanche, elles ne sont enrien autonomes. Ce modÚle correspond à un idéal de communication minimale. Il repose surla soumission à une structure hiérarchisée rigide.

Selon les Ă©volutions contemporaines, la dĂ©finition des tĂąches est davantage transversale.Elle s'effectue Ă  travers des fonctions et des objectifs communs. Les processus cognitifs et lacommunication horizontale acquiĂšrent alors un caractĂšre central. C'est Ă  ce niveau decoordination que se situe une trĂšs forte dynamique d'intĂ©gration des sous-unitĂ©s Ă l'organisation. Cela est bien connu. Mais Pierre VELTZ souligne que, « le corrĂ©lat nĂ©cessaired'une "intĂ©gration" horizontale rĂ©ussie sur une large Ă©chelle, [...] est l'existence d'un degrĂ©suffisant de modularitĂ© et d'autonomie des unitĂ©s Ă©lĂ©mentaires, Ă  la fois quant Ă  leurorganisation interne et quant Ă  la gestion des relations avec les autres unitĂ©s » (1991, p.101). Ils'agit, Ă  travers cette autonomie au niveau le plus fin, de crĂ©er les conditions d'unemobilisation optimale des ressources de la main d'Ɠuvre.

Dans un article critique, Norbert ALTER (1993) met en cause l'émergence d'un nouveau« modÚle » productif. Il note qu'il y a fondamentalement une contradiction entre deux logiquesqui coexistent dans les organisations productives : une logique d'organisation d'une part,visant à atteindre des objectifs en planifiant, en standardisant et en réduisant les incertitudes,une logique d'innovation d'autre part, qui se nourrit au contraire des incertitudes et desopportunités que ces derniÚres présentent. Il ne peut résulter de cette contradictionfondamentale qu'une instabilité permanente. Celle-ci est le signe d'une « crise structurelle ».Ainsi, autour de la double nécessité de centralisation et de décentralisation ne s'établit qu'un« compromis permanent » en constante évolution. Rien d'une convergence qui laisseraitapercevoir un modÚle.

On retrouve ici Ă  un autre niveau la question de l'Ă©mergence d'un nouveau rĂ©gimed'accumulation post-fordiste. Il ne s'agit pas d'y rĂ©pondre de maniĂšre dĂ©finitive. On se borneraĂ  constater que, d'aprĂšs la prĂ©sentation qui vient d'ĂȘtre faite des dynamiques du systĂšmeproductif, on ne peut guĂšre accepterle caractĂšre aussi dĂ©cisif de la fracture que croit dĂ©celerNorbert ALTER. En premier lieu, parce que la logique d'innovation dans une entreprise estconstitutive de la logique d'organisation et de ses objectifs. Elle en est l’une des dimension,l'un des mode d'action. Elle constitue de ce point de vue l’un des moyens d'une logique dediffĂ©renciation imposĂ©e – elle – par une compĂ©tition hors-coĂ»t accentuĂ©e. Pour l’essentiel, ellen'a d'autonomie propre que dans ce cadre restreint. Pour le reste, c’est bien une part des enjeuxqui se posent pour les firmes en termes de flexibilitĂ© stratĂ©gique autour de l’organisation desactivitĂ©s d’innovation que de se mettre en situation de saisir les opportunitĂ©s offertes parl'autonomie de la technique et d’en Ă©viter les inerties et les impasses.

En second lieu, et plus simplement, la vision d’une fracture aussi nette que l’exprimeNorbert ALTER entre innovation et organisation peut ĂȘtre repoussĂ©e parce que l’on a pu Ă maintes reprises constater que les tendances actuelles ne sont pas univoques. Que l’innovationsoit porteuse d’instabilitĂ© est Ă  la fois vrai et faux. Le dĂ©veloppement d’un nouveau produit oud’un nouveau procĂ©dĂ© est effectivement porteur d’incertitude. On peut aussi noter quel’affirmation rĂ©ciproque peut lĂ©gitimement ĂȘtre avancĂ©e : l’association, a priori improbable,de ressources trĂšs diffĂ©rentes, souvent fortement porteuse d’innovation, nĂ©cessite sans douteune dose d’incertitude de l’environnement pour pouvoir advenir.

Selon cette lecture, l’instabilitĂ© devient aussi une contrainte que s’impose la structure, cequi ne va effectivement pas sans tension. En ce sens, de vĂ©ritables stratĂ©gies durables sont

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mises en Ɠuvre par les firmes tournĂ©es vers l’innovation pour dĂ©velopper des structuresadaptĂ©es Ă  ces Ă -coups. Il peut par exemple s’agir d’incitations Ă  l’essaimage d’inventeurspotentiels qui seront couplĂ©es Ă  une politique actives de rachat de start-up. L’industrieautomobile offre d’autres exemples d’adaptations plus fondamentales des outils de productionaux contraintes d’innovation (11). Dans ce cadre, le double mouvement d'intĂ©gration etd'autonomie est une Ă©volution qui n'est pas triviale. En revanche, on peut l’interprĂ©ter, plutĂŽtqu’une impossibilitĂ©, comme une voie pour rĂ©soudre les tensions – effectivementfondementales et rĂ©elles – que souligne Norbert ALTER (12). En mettant en avant soncaractĂšre trĂšs Ă©volutif, il reste prudent d’admettre qu'il participe Ă  dessiner l'avenir.

Initialement Ă©tabli Ă  propos de l'organisation du travail, ce double mouvementd'intĂ©gration et d'autonomie est ensuite Ă©tendu par Pierre VELTZ Ă  la structuration des relationsentre unitĂ©s de production. Le constat est toujours que les structures verticales du fordismesont inadaptĂ©es Ă  la gestion des enjeux transversaux aux flux de production. On sait que,parmi ceux-ci, les enjeux liĂ©s Ă  la qualitĂ© et Ă  l'innovation ont dĂ©sormais une importancecruciale. Les Ă©volutions contemporaines portent donc en elles une nĂ©cessitĂ© de transversalitĂ©et d'intĂ©gration. Les rĂ©ponses concrĂštes Ă  cette nĂ©cessitĂ© prennent concurremment ou demaniĂšre complĂ©mentaire la forme d'une organisation autour des flux de production – c'est lalogistique –, la forme d'une « intĂ©gration informationnelle » – par dĂ©coupage de la firme enniveaux correspondant Ă  des horizons temporels de dĂ©cision et intĂ©gration informatisĂ©e –, ouencore la forme d'une organisation par projet – transversale Ă  un dĂ©coupage fonctionnel – (13).

Ces diffĂ©rentes logiques assurant transversalitĂ© et intĂ©gration sont implicitementprĂ©sentĂ©s ici comme relevant de l'organisation interne Ă  une firme. Elles impliquent pourtanttoutes une cohĂ©rence d'ensemble des modes d'organisation propres Ă  chacune des firmes quiparticiperaient Ă  un processus de production. Pierre VELTZ donne ainsi l'exemple de laproduction en flux tendu dont l'objet est, entre autre, de rĂ©duire au maximum lesimmobilisations financiĂšres que constituent stocks et encourts. Techniquement, l'adoptiond'un tel schĂ©ma de production par une firme donnĂ©e implique au minimum que l'ensemble deses sous-traitants rĂ©ponde en temps rĂ©el Ă  ses besoins. Ils doivent alors non seulement adapterleur propre outil de production Ă  cette contrainte, mais aussi ĂȘtre informĂ©s sans dĂ©lais de lanature de ces besoins. On voit alors qu'une telle transformation s'applique par nature Ă  latotalitĂ© d'un circuit de production, transcendant les frontiĂšre juridiques des firmes. On pourraitĂ©videmment multiplier les illustrations de cette tendance Ă  l'intĂ©gration d'entreprisesdiffĂ©rentes dans un mĂȘme systĂšme de production. On retiendra pour l'instant qu'Ă  l'intĂ©rieur dela firme ou entre plusieurs entreprises, le mouvement d'intĂ©gration est de mĂȘme nature.

Pierre VELTZ insiste alors sur le fait que ce mouvement d'intégration coexiste avec uneforte tendance à la « décentralisation ». Cette tendance répond à « la difficulté croissante

(11) C’est ce que constate Michel FREYSSENET (2000) qui dĂ©crit parmi les stratĂ©gies adoptĂ©es par les diffĂ©rentsconstructeurs de par le monde une “stratĂ©gie de profit” dite « innovation et flexibilitĂ© » dont un voletimportant consiste Ă  concevoir les chaĂźnes de fabrication de maniĂšre Ă  rĂ©duire le seuil de rentabilitĂ© (le“point mort”) de chaque modĂšle. À rebourd des stratĂ©gies de standardisation fondĂ©es sur la recherched’économie d’échelle, il s’agit de permettre le lancement de modĂšles multiples et trĂšs diffĂ©rents tout ensupportant plus facilement les Ă©checs inĂ©vitables.

(12) Dans un ouvrage rĂ©cent, Nobert ALTER (2000) revient sur cette opposition entre l’organisationplanificatrice et standardisatrice et l’innovation. Il souligne Ă  nouveau les tensions qui en rĂ©sultent, maisindiquent aussi la complĂ©mentaritĂ© qui fait qu’elles ont besoins l’une de l’autre.

(13) Sur les enjeux de ces Ă©volutions, voir par exemple (ZARIFIAN, 1995) et (LEROY, 1996).

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rencontrée pour obtenir ces comportements "systémiques" et "intégrés" dans le cadre desstructures pyramidales et hiérarchisées traditionnelles » (p. 103). On retrouve derriÚre cevocabulaire attaché aux sciences de gestion des entreprises des préoccupations trÚs voisines decelles des économistes lorsqu'ils soulignent les avantages de la division sociale du travail enmatiÚre de flexibilité ou de partage des risques. Intégration et autonomie sont les maßtres-motsde la restructuration du systÚme productif.

Les praticiens de la gestion d'entreprise font Ă©galement ce constat. Dans un article devulgarisation, un consultant explique se heurter souvent, aujourd'hui, Ă  une situation oĂč ladĂ©finition des politiques globales de l'entreprise souffre d'un vĂ©ritable dĂ©ficit, alors mĂȘme queles modalitĂ©s d'application en sont excessivement dĂ©taillĂ©es. Il situe l'un des enjeuxfondamentaux du moment dans le renversement de ce schĂ©ma. Il estime alors que les choixpolitiques de l'entreprise doivent ĂȘtre de vĂ©ritables « figures imposĂ©es » par la hiĂ©rarchie alorsque les modalitĂ©s d'application deviendraient des « figures libres », laissĂ©es Ă  l'apprĂ©ciation deceux qui ont Ă  les mettre en Ɠuvre (DERT, 1994). Il s'agit bien encore du mĂȘme doublemouvement d'intĂ©gration et d'autonomie.

Intégration organisationnelle et autonomie des structures

Il est important de dĂ©passer le paradoxe que porte en lui le simple accouplement de cesdeux notions. L'exemple prĂ©cĂ©dent le permet aisĂ©ment. Il illustre en effet parfaitement le faitque intĂ©gration et autonomie rendent compte des deux faces d'un mĂȘme mouvement, tout encorrespondant chacune Ă  un niveau spĂ©cifique. L'intĂ©gration dĂ©signe la recherche d'unecohĂ©rence globale, la mise en commun d'objectifs. Elle constitue, pour chaque unitĂ© que l'onconsidĂšre (de l'employĂ© dans son Ă©quipe de travail Ă  la firme dans son rĂ©seau de partenaires),une contrainte exogĂšne et elle implique une dĂ©marche d'extraversion. Elle renvoie donc, danschaque cas, au niveau supĂ©rieur de l'organisation. C'est en ce sens qu'il convient de parlerd'intĂ©gration organisationnelle.

L'autre face du diptyque – l'autonomie – est au contraire tournĂ©e vers l'intĂ©rieur de lastructure. La finalitĂ© premiĂšre n'est pas de diffĂ©rencier ses Ă©lĂ©ments constitutifs. Il s'agitd'obtenir la mobilisation optimale des ressources de l'ensemble en permettant Ă  chaque niveaul’adaptation de chaque unitĂ© Ă  un environnement, Ă  une combinaison de contraintes et depotentialitĂ©s qui lui sont propres, ce qui peut effectivement conduire Ă  une diversification deses ressources. Ce sont donc les structures internes Ă  une organisation qu'il s'agit de rendreautonomes dans le cadre, il convient d'y insister, d'un strict respect des exigences d'intĂ©gration.

Il apparaĂźt alors qu'intĂ©gration organisationnelle et autonomie des structures ne sont pasdans une situation parfaitement symĂ©trique l'une par rapport Ă  l'autre. Cette rĂ©alitĂ© estclairement illustrĂ©e par le discours du consultant mentionnĂ© ci-dessus. En effet, l'autonomien'a de sens, au sein d'une Ă©quipe, d'une entreprise ou d'un rĂ©seau d'entreprises, que dans leslimites marquĂ©es par la nĂ©cessitĂ© d'intĂ©gration. Le mouvement actuel est alors celui d'unrenforcement qualitatif de cette intĂ©gration. Celui-ci rĂ©sulte de contraintes extĂ©rieures deconcurrence impliquant une meilleure adĂ©quation des actions menĂ©es aux objectifs globauxpoursuivis. Il permet en retour un Ă©largissement, dans un cadre renforcĂ©, des margesd'autonomie des sous-unitĂ©s. C'est enfin Ă  travers ce processus que les ressources localespeuvent ĂȘtre davantage mobilisĂ©es pour la poursuite des objectifs communs.

Pourtant, on peut également lire ce mécanisme dans l'autre sens. C'est le trajet de tousceux qui, plutÎt à l'inverse de la démarche de Pierre VELTZ, sont partis du constat desouplesse, d'adaptabilité et de performance des petites structures ou mieux encore, de la

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nécessité de ces caractéristiques pour dépasser les blocages de l'organisations taylorienne. Lescontraintes de concurrence, d'innovation et de flexibilité sont alors les stimulus quiintroduisent la nécessité de mieux mobiliser les ressources propres aux sous-unités. Leprincipe d'autonomie s'impose rapidement comme le moyen de cette mobilisation enprofondeur. Mais cette mobilisation de ressources acquises par l'autonomie n'a pas de sens sielle ne participe pas à la réalisation d'objectifs communs. Cohérence d'ensemble del'organisation et autonomie de ses structures ne peuvent alors s'articuler que dans un cadreglobal rénové dans lequel, grosso modo, les rapports hiérarchiques ne se concrétisent pasuniquement sous la forme de rapports d'autorité.

Du global au local, l'intĂ©gration organisationnelle et l'autonomie des structures sont doncdans une relation de complĂ©mentaritĂ©, voire de symbiose. Chacune de ces deux tendancesrend l'autre tout Ă  la fois possible et nĂ©cessaire. Dans le mĂȘme temps, cette articulation estĂ©galement source de tensions dont la maĂźtrise devient d’autant plus cruciale (VELTZ, 1993a)que ce double mouvement se dĂ©cline en cascade, Ă  chaque niveau d'organisation du systĂšmeproductif que l'on considĂšre, du rĂ©seau de firmes partenaires Ă  l'Ă©quipe de production.

Une lecture que l'on peut conduire à différents niveaux du systÚme productif

Ces deux termes, d'intĂ©gration et d'autonomie, malgrĂ© leurs vertus, demandent encore Ă ĂȘtre prĂ©cisĂ©s. Il ne s'agit pas ici de les Ă©riger en nouveaux concepts, mais plutĂŽt de leur donnerde l'Ă©paisseur. AprĂšs une analyse quelque peu abstraite des Ă©volutions du systĂšme productif,on propose de revenir maintenant plus prĂšs du rĂ©el de maniĂšre Ă  examiner comment sedĂ©clinent concrĂštement ces deux notions dans le monde Ă©conomique. Ce double mouvementd'intĂ©gration et d'autonomie est suffisamment global pour pouvoir ĂȘtre repĂ©rĂ© Ă  propos del'organisation du travail comme Ă  propos de l'organisation des entreprises. Par de brefsĂ©clairages plutĂŽt monographiques, il s'agit maintenant de lui donner un contenu plus concreten analysant d'abord quelques exemples d'organisation productive, envisagĂ©s au niveau del'entreprise et des relations inter-firmes. On s'intĂ©ressera ensuite aux relationsinterpersonnelles de travail.

Les illustrations de ce double mouvement d'intĂ©gration et d'autonomie ne manquent pas.On peut par exemple Ă©voquer les dĂ©marches de certification-qualitĂ©. À l'origine de cettedĂ©marche, on trouve les mĂȘmes Ă©lĂ©ments dĂ©jĂ  mis en avant pour analyser de maniĂšres pluslarge les mutations actuelles : objectif de diffĂ©renciation, recherche de flexibilitĂ©, etc. Elles'appuie sur une vision systĂ©mique et globalisante de l’ensemble formĂ© par l'entreprise et sespartenaires et de la production de cet ensemble. Elle est mise en Ɠuvre Ă  partir d'outilsassujettissant l'ensemble des unitĂ©s, tant internes qu'externes Ă  l'entreprise, d'un point de vuetechnique et fonctionnel (il peut s'agir de normes techniques particuliĂšres, Ă  nouveau del'organisation en juste-Ă -temps ou encore de la gĂ©nĂ©ralisation de relations client-fournisseurentre les unitĂ©s) (BORONAT et CANARD, 1995 ; BAUDRY, 1994 ; GORGEU et MATHIEU, 1996).En revanche, elle implique leur mobilisation en profondeur et donc leur autonomie au sein deces contraintes fortes. On passe en quelque sorte d'un contrĂŽle a posteriori des actes de l'unitĂ©ou de l'entreprise sous-traitante Ă  un contrĂŽle a priori des capacitĂ©s de celle-ci.

Les évolutions en matiÚre de Recherche et Développement s'inscrivent également dansce mouvement d'intégration-autonomie. Le classique arbitrage entre internalisation etexternalisation des activités sur les coûts de transactions (Ronald COASE - OliverWILLIAMSON) se trouve atténué dans ce cas par les spécificités des processus d'apprentissage.La nécessité de diluer les risques liés à l'innovation, de partager les investissements, de

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maintenir ouvert l'éventail des possibilités, de capter des compétences diversifiées sont depuissants moteurs. Ils tendent à donner à l'organisation de la R&D une structure cellulaire. Ilspoussent à l'autonomie. La difficulté à s'approprier l'innovation à travers les processusd'apprentissage, la nécessité de conserver la maßtrise stratégique du processus d'innovationviennent à l'inverse rappeler aux firmes l'impératif d'intégration des activités de R&D auxautres composantes de l'entreprise. De fait, comme pour d'autres activités de services auxentreprises, les firmes qui mobilisent le plus la recherche externe sont aussi celles qui font leplus de recherche en interne (BLANC, 1993 ; FORAY et MOWERY, 1990).

Plus gĂ©nĂ©ralement, les relations de partenariat entre entreprises Ă©voluent pour denombreux auteurs dans un sens largement identique. Tous, en premier lieu, soulignentl'importance croissante de ces pratiques, en particulier dans les secteurs de la hautetechnologie et du traitement de l'information (DULBECCO, 1990), mĂȘme si ce constat reposegĂ©nĂ©ralement, pour l’aspect quantitatif, sur des sources d’informations peu fiables (mentionsdans la presse Ă©conomique le plus souvent) (RULLIERE et TORRE, 1995). En second lieu, lesconstats qu'ils font peuvent sans difficultĂ© ĂȘtre lus en termes d'intĂ©gration/autonomie. MichelDELAPIERRE prend par exemple Ă  contre-pied des analyses menĂ©es en termes de coĂ»ts detransaction (Oliver WILLIAMSON) ou en termes de jeu de nĂ©gociation (Masahiko AOKI et Jean-Luc GAFFARD en particulier) car elles nient la fonction productrice de valeur de la firme. C'estdonc au cƓur de la production que les accords de partenariats sont mis en place suivant unelogique de dĂ©centralisation – en particulier des activitĂ©s les moins porteuses de plus-value – etde recentrage sur les activitĂ©s stratĂ©giques dont fait partie, c'est une constante, la maĂźtrised'ensemble du procĂšs de production (DELAPIERRE, 1991). Poussant plus loin l’articulationthĂ©orique des deux mouvements d'intĂ©gration organisationnelle et d'autonomie des structures,Philippe DULBECCO (1994) propose de voir la coopĂ©ration inter-firmes comme un mĂ©canismede coordination entre unitĂ©s Ă©conomiques.

Un exemple parmi les plus aboutis de ces Ă©volutions est celui de l'organisation adoptĂ©epar AĂ©rospatiale pour la production des familles rĂ©centes d'Airbus : intĂ©gration technologiquedes sous-traitant Ă  travers un effort systĂ©matique de standardisation et bien-sĂ»r Ă  travers lesnormes de production (qualitĂ©-dĂ©lais), hiĂ©rarchisation de ces sous-traitants en distinguant la« sous-traitance globale » qui implique une coopĂ©ration technologique et financiĂšre dĂšs laconception du produit mais aussi un partage des risques commerciaux et la « sous-traitanceclassique », de capacitĂ© ou de spĂ©cialitĂ© hors mĂ©tier de base. La mise en Ɠuvre de cetteorganisation traduit Ă©galement le souci de conserver, voire de dĂ©velopper, les savoir-faire del'entreprise dans les domaines jugĂ©s stratĂ©giques, d'accroĂźtre sa flexibilitĂ© d'ensemble et degĂ©rer les incertitudes, etc. Elle repose sur une intĂ©gration organisationnelle renforcĂ©e dechacune des unitĂ©s de production, tant internes qu'externes Ă  l'entreprise (KECHIDI, 1996). Lestentatives rĂ©centes de certains constructeurs automobile pour intĂ©grer techniquement,financiĂšrement et physiquement les sous-traitants Ă  l’intĂ©rieur mĂȘme du site de montage (auBrĂ©sil pour VW, en Lorraine pour la Swatch de MercĂ©dĂšs) procĂšdent d’une tendanceidentique.

Enfin, étudiant les relations d'emplois découlant des processus de sous-traitance plusclassique (c'est à dire plus directement asymétrique), Marie-Laure MORIN (1994) note uneévolution en faveur d'une « dimension partenariale certaine » entre le donneur d'ordre et sessous-traitants. Mais, en réalité, se sont alors des « relations d'autonomie contrÎlée » quis'établissent à mesure que le sous-traitant s'intÚgre de maniÚre plus ou moins stable à l'outil deproduction de son client.

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Les analyses centrĂ©es sur le travail des individus mettent Ă  nouveau en Ă©videncel'actualitĂ© du double mouvement Ă  travers lequel sont envisagĂ©es ici les mutations du systĂšmeproductif. Il est impossible de rĂ©sumer en quelques lignes la richesse des travaux dessociologues du travail. Tous s'accordent en premier lieu sur la vivacitĂ© des phĂ©nomĂšnesd'individualisation, interprĂ©tĂ©s ici en termes d'autonomie. Les principales formes de cetteĂ©volution, outre les aspects salariaux et contractuels qui sont Ă©videmment essentiels,consistent en un Ă©largissement du rĂŽle des opĂ©rateurs (14), une mobilisation de leur« personnalitĂ© » Ă  travers une implication et une responsabilisation accrue, une gestion par lacompĂ©tence plutĂŽt que par la qualification (dĂ©valorisation du savoir abstrait socialementreconnu au profit de l'efficacitĂ© concrĂšte des individus). En regard, bien sĂ»r, la montĂ©e dutravail collectif sous toutes ses formes (accomplissement synchronique d'opĂ©rations encommun, poursuite d'objectifs transversaux – par exemple en matiĂšre de qualitĂ© –,apprentissage et dĂ©veloppement de savoir-faire collectifs) est la marque de l'exigenceintĂ©grative (DUGUE, 1994 ; BACHET, 1995 ; TROUSIER, 1990 ; CHABAUD, 1990 ; CAPELLI etROGOVSKY, 1994). On notera enfin avec intĂ©rĂȘt que le dĂ©veloppement de l’usage des moyensmodernes de communication dans le cadre, de plus en plus flou, de l’activitĂ© professionnelles’inscrit tout Ă  fait dans ce double processus d’autonomie et d’intĂ©gration (15).

Au-delĂ  de ces observations de terrain, plusieurs auteurs s'interrogent sur la maniĂšredont l'identitĂ© des salariĂ©s Ă©volue Ă  la faveur des mutations du systĂšme productif. Ils montrentalors que les modes de socialisation professionnel participent Ă  construire des formesidentitaires (DUBAR, 1992). Poussant un peu plus loin, Jean-Louis LAVILLE (1993) Ă©tablit unparallĂšle entre les exigences de l'entreprise et celles des salariĂ©s. L'implication individuelleaccrue rĂ©pond effectivement Ă  une nĂ©cessitĂ© ressentie des deux cĂŽtĂ©s de rompre avec lefordisme, mĂȘme si la traduction concrĂšte de cette aspiration n'est pas forcĂ©ment consensuelle(l'aspiration Ă  « changer le travail » n'a pas le mĂȘme contenu chez les salariĂ©s et dans lepatronat).

En revanche, la mise en commun, l'intĂ©gration des individualitĂ©s, est une nĂ©cessitĂ© pourl'entreprise, la condition sine qua non de l'appropriation des savoirs dĂ©veloppĂ©s. MĂȘme si laconstruction de collectifs de travail, le travail d’équipe, ressort souvent des enquĂȘtes menĂ©esauprĂšs des salariĂ©s comme un Ă©lĂ©ment important (MORIN et CHERRE, 1999, par exempleauprĂšs d’une population de cadres), il n'y a pas symĂ©trie. Cette coopĂ©ration, cette mise encommun, qui ne peut pas ĂȘtre directement imposĂ©e, est alors atteinte Ă  travers la constructiond'une nouvelle appartenance productive. Sur ces bases, Christian THUDEROZ (1995) est alorsfondĂ© Ă  percevoir, dans le « nouvel agir en commun » qui Ă©merge sur le lieu de travail, unerecomposition du lien social autour de la notion d'individualisme coopĂ©ratif. On retrouve doncparfaitement Ă  ce niveau aussi le diptyque intĂ©gration/autonomie Ă  travers lequel on interprĂšteici les mutations du systĂšme productif.

Qu'il soit permis à ce point de s'interroger quelques instants sur le sens de cetteévolution. On peut traduire la mutation qui s'opÚre en matiÚre de travail en reprenant uneimage déjà utilisée à propos de la structuration des relations entre les différentes unitésparticipant au procÚs de production de la firme élargie. On retrouve dans la relation d'emploi

(14) Dans Nos temps modernes, Daniel COHEN (1999) insiste sur cette polyvalence exigĂ©e aujourd’hui dessalariĂ©s et que l’ordinateur , par exemple en effaçant les tĂąches de secrĂ©tariat, induit autant qu’il rĂ©vĂšle

(15) Concernant par exemple le tĂ©lĂ©phone mobile, Pierre MƒGLIN (1996) rapproche explicitement lerenforcement de « l’autonomie personnelle » des individus qui disposent de cet outil et l’accentuation du« contrĂŽle collectif » qu’il permet.

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quelque chose comme le passage progressif d'un systÚme social fondé sur le contrÎle aposteriori des actes à un systÚme reposant sur le contrÎle a priori des hommes et des femmes.

Ce passage du contrĂŽle des actes au contrĂŽle des individus est, semble-t-il, unedimension oubliĂ©e par Bernard BAUDRY (1998) lorsqu’il analyse l’évolution des modalitĂ©s decontrĂŽle des salariĂ©s. Distinguant, suivant la littĂ©rature classique sur le sujet, le contrĂŽle desrĂ©sultats et le contrĂŽle des comportements, il montre comment les mutations actuellesrenforcent dans les deux cas Ă  la fois la soumission des individus aux objectifs et aux normesde la hiĂ©rarchie et le dĂ©veloppement de marges d’autonomie importantes. Il reprend Ă  soncompte le concept d’« autonomie contrĂŽlĂ©e » avancĂ© par DaniĂšle LINHART (1994).

Pourtant, son analyse pourrait ĂȘtre prolongĂ©e. Elle mettrait en Ă©vidence que le contrĂŽledes salariĂ©s par l’entreprise change de nature et pas seulement de modalitĂ©. En effet,s’éloignant, afin de rĂ©pondre Ă  la complexitĂ© du procĂšs de production et Ă  la nĂ©cessitĂ©d’autonomie des opĂ©rateurs, des tĂąches effectives rĂ©alisĂ©es par le salariĂ©, le contrĂŽle tend Ă devenir plus global. Il change alors d’objet. Comme l’explique Daniel COHEN (2000, p. 66) :« ce n’est plus l’effort physique, ou l’attention portĂ©e Ă  une tĂąche qui est en jeu ; c’estdĂ©sormais la subjectivitĂ© mĂȘme du travailleur qui est en cause ». Le contrĂŽle vise Ă  assureravant leur accomplissement, que les actes commis rĂ©pondront aux exigences de l’organisation.C’est alors la capacitĂ© de l’individus Ă  rĂ©pondre Ă  ces exigences et donc l’individu lui-mĂȘmequi devient l’objet du contrĂŽle (16). Sur cette aspect, le point de vue des sociologues estvraisemblablement plus large que celui des Ă©conomistes.

D’ailleurs, cette idĂ©e de passage du contrĂŽle des actes Ă  celui des hommes se retrouve,quoique exprimĂ©e diffĂ©remment, dans un ouvrage – Les mondes sociaux de l'entreprise –relatant les rĂ©sultats d'une importante recherche sur les rapports sociaux en entreprise. Lesauteurs distinguent de ce point de vue cinq « mondes sociaux » (les entreprises « duales », « encrise », « modernisĂ©es », « -communautĂ© » et « bureaucratiques »). Ils analysent ensuite lepremier comme ressortissant du « compromis taylorien » oĂč l'Ă©troitesse des opportunitĂ©s derĂ©alisation personnelle dans la vie professionnelle est en partie amortie par un certain partagede la prospĂ©ritĂ© et des ouvertures liĂ©es Ă  la mobilitĂ© sociale de long terme. Sa doublecaractĂ©ristique est donc un contrĂŽle Ă  court terme important des activitĂ©s individuelles alorsque l’autonomie individuelle de long terme apparaĂźt relativement sauvegardĂ©e. Le second« monde social » constitue une transition. Les trois derniers sont alors typiques des« mutations post-tayloriennes ». Ils sont chacun caractĂ©risĂ©s par une sujĂ©tion de long terme dela trajectoire des individus alors que ceux-ci bĂ©nĂ©ficient, dans leur activitĂ© courante, d’uneplus grande autonomie. On retrouve donc tout Ă  fait, non seulement la figure du passage d'uncontrĂŽle a posteriori des actes Ă  un contrĂŽle a priori des hommes et des femmes, mais aussicelle du double mouvement d'intĂ©gration-autonomie avancĂ©e de la maniĂšre la plus insistantedans les pages prĂ©sentes (FRANCFORT et alii, 1995, en particulier pp. 571-578).

Le contexte actuel se caractérise par le déclin des valeurs ouvriÚres traditionnelles. Lestravailleurs (ceux qui, sous une forme ou sous une autre, vendent leur force de travail) ne

(16) Dans ce contexte, la proposition – avancĂ©e plutĂŽt prudemment par Robert-Vincent JOULE (2000) –d’utiliser dans le champs de la science des organisations le paradigme de psychologie socialeexpĂ©rimentale de soumission librement consentie n’est peut-ĂȘtre pas fortuite. Elle peut paraĂźtre pertinentedans une optique de comprĂ©hension du fondement des comportements de travail et non comme techniqueinstrumentale de manipulation des individus. Il s’agit en deux mots d’observer que l’accomplissementd’actes a priori anodins a parfois comme consĂ©quence “d’engager celles ou ceux qui les auront commis Ă penser et Ă  se comporter par la suite diffĂ©remment” (p. 281).

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trouvent plus guĂšre, aujourd'hui, de reconnaissance sociale de leur rĂ©alitĂ© collective. C'estaussi sur ce vide que se bĂątissent « de nouvelles appartenances productives ». Mais l'entreprisepeut-elle, sans risque pour l'individu ni pour la dĂ©mocratie, devenir le lieu central deconstruction du lien social, ainsi que l'analysent encore les auteurs des mondes sociaux del'entreprise ? Concernant l’individu, des travaux sont de plus en plus nombreux soulignent leseffets dĂ©structurant, parfois gravissimes, de la sujĂ©tion directe des diverses facettes del’identitĂ© personnelles aux exigences de performance de l’entreprise. Symptomatique dessouffrances liĂ©es au travail contemporain, Alain EHRENBERG (1998) montre ainsi la forteaugmentation de la frĂ©quence des dĂ©pressions liĂ©es Ă  la peur de ne pas rĂ©ussir Ă  satisfaire auxexigences de la vie professionnelle.

Concernant la dĂ©mocratie, Jean-Pierre LE GOFF (1994) pose ouvertement la question. Ilnote que la mobilisation sans prĂ©cĂ©dent de la personnalitĂ© dans le procĂšs productif s’effectueaussi au dĂ©triment de l’espace public des reprĂ©sentations collectives : intelligence, rĂ©alisationde soi, Ă©thique, morale, identitĂ©, rĂ©fĂ©rence, autant d'Ă©lĂ©ments qui transitent de plus en plus paret pour l'entreprise. Il y a lieu, conclut-il dĂšs lors, de rĂ©sister Ă  la montĂ©e de « l'entreprisecitoyenne » qui tente de monopoliser la lĂ©gitimitĂ© de la reprĂ©sentation collective consensuelledans notre sociĂ©tĂ©. L’analyse de la Souffrance en France menĂ©e par Christophe DEJOURS

(2000) reprend ces points de vue de l’individus et de la sociĂ©tĂ© pour montrer comment cessouffrances et ces dangers sont tolĂ©rĂ©s et banalisent, en fin de compte, l’injustice sociale.

On laissera lĂ  ces dĂ©bats fondamentaux. L'essentiel ici est d'avoir trouver un Ă©cho Ă  lareprĂ©sentation des Ă©volutions du systĂšme productif qui a pu ĂȘtre construite, Ă  diffĂ©rentsniveaux de celui-ci. Ce balayage rapide de plusieurs dimensions de l’organisation productivepermet de vĂ©rifier la pertinence de cette construction. Il permet du mĂȘme coup, par lesobservations concrĂštes sur lesquelles il s'appuie, de lui donner un peu plus d'Ă©paisseur que nelui en procurent les seuls Ă©chafaudages intellectuels. Analyser le fonctionnement d'uneorganisation et des divers Ă©lĂ©ments qui la composent en termes d'intĂ©gration et d'autonomiepeut cependant apparaĂźtre trivial. Il est clair en effet que, sous peine de disparaĂźtre, tout corpsplongĂ© dans une structure tend Ă  la fois Ă  s'y fondre, et Ă  y conserver, voire y cultiver, sonidentitĂ©. On retrouve dans le cas prĂ©sent le mĂȘme phĂ©nomĂšne. L'intĂ©rĂȘt de la lecture qui a Ă©tĂ©faite des transformations contemporaines du systĂšme productif tient Ă  ce qu'elle permet deprĂ©ciser la nature de chacune des composantes du double mouvement identifiĂ©. Il tient aussi Ă la possibilitĂ© de leur donner un fondement parmi les contraintes et les nĂ©cessitĂ©s qui rĂ©gissentle monde de la production.

6.3 Intégration organisationnelle et autonomie desstructures ne sont pas seules au monde

Ce double mouvement d'intĂ©gration et d'autonomie permet de rĂ©pondre Ă  l'un desobjectifs assignĂ©s Ă  ces quelques pages. Les dynamiques du systĂšmes productif ont Ă©tĂ©envisagĂ©es dans le but de comprendre la dynamique des relations entre agents ou unitĂ©sĂ©conomiques, l'hypothĂšse sous-jacente Ă©tant que ces relations constituent le fondement de lamobilitĂ© des personnes qui s'exprime dans le cadre de l'activitĂ© professionnelle. IntĂ©grationorganisationnelle et autonomie des structures semblent donc largement dĂ©terminer cettedynamique. Cette forme d’organisation rĂ©sulte d’une combinaison de compĂ©tition par lescoĂ»ts et de compĂ©tition hors-coĂ»ts. Elle semble constituer, par delĂ  et Ă  travers la diversitĂ©sdes chemins suivis, la rĂ©ponse globale du systĂšme productif aux exigences de performances de

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ce jeu Ă©conomique. Globale, cette rĂ©ponse peut l'ĂȘtre du fait mĂȘme de son ambivalence. Eneffet, grĂące Ă  l'articulation des deux composantes d'intĂ©gration et d'autonomie, elle permetl'adaptation du mĂȘme schĂ©ma de principe Ă  des contextes diversifiĂ©s.

Cette lecture des mutations contemporaines du systĂšme productif paraĂźt donc rendrecompte des tendances Ă  l'Ɠuvre actuellement. Mais la souplesse qu'elle prĂ©sente, notammentquant Ă  l'articulation des deux principes qui la composent, permet aussi de ne pas proposerune interprĂ©tation selon laquelle l'organisation productive aurait aujourd'hui trouvĂ© ses formesdĂ©finitives. Le cadre finalement trĂšs lĂąche au sein duquel intĂ©gration et autonomie secombinent offre l'intĂ©rĂȘt d'englober les multiples « essai-erreurs » que soulignait Pierre VELTZ.Elle ne conclut en particulier en rien quant Ă  l'Ă©mergence Ă©ventuelle d'un mode de rĂ©gulationpost-fordiste.

En fait, bien en deçà des rĂ©flexions sur un nouveau mode de rĂ©gulation, il estsymptomatique de constater que la seule question de l'Ă©mergence d'un nouveau modĂšled'organisation de la production qui viendrait succĂ©der au modĂšle taylorien n'est pas tranchĂ©e.Au regard de la nettetĂ© des Ă©volutions envisagĂ©es dans les pages qui prĂ©cĂšdent, on pourraits'attendre Ă  ce qu'un consensus soit dĂ©sormais Ă©tabli parmi les chercheurs sur ce thĂšme. Ledossier-dĂ©bat de la revue Sociologie du travail (1993) intitulĂ© "SystĂšmes productifs : lesmodĂšles en questions" permet d'identifier les deux facteurs majeurs qui empĂȘchent ceconsensus de voir le jour. Le premier est d'ordre thĂ©orique puisqu'il tient Ă  la difficultĂ©, dans lecas prĂ©sent, de dĂ©finir le concept de « modĂšle », ainsi que le soulignent plusieurs descontributeurs. Le second est de nature empirique puisqu'il est liĂ© au constat de la persistance,voire du renforcement, de la logique taylorienne d'organisation du travail dans certainssecteurs et pour certains types d'emploi. C'est ce dernier sillon que l’on va tenter de suivrequelques instants.

Le « taylorisme flexible »

On peut, en premiĂšre analyse, assimiler la permanence de l'empreinte de Taylor dans lesorganisations productives Ă  un simple phĂ©nomĂšne d'inertie : dans un systĂšme productif enmutation, demeureraient ainsi quelques Ăźlots de rĂ©sistance oĂč seraient encore mises en Ɠuvredes conceptions et des mĂ©thodes rĂ©solument dĂ©passĂ©es. Les sociologues, qui pour l'essentielinstruisent ce dĂ©bat en raison de la prĂ©gnance des observations de terrain auxquelles lesconduisent les exigences de leur discipline, notent que ces Ăźlots de rĂ©sistance seraient plutĂŽt lanorme du paysage Ă©conomique français, comme l’avancent DaniĂšle et Robert LINHART avecAnna MALAN (1998). DĂšs lors, il devient difficile de n'Ă©voquer qu'une simple inertie pourexpliquer un phĂ©nomĂšne qui serait quantitativement dominant.

C'est qu'Ă  cet immobilisme, qui se traduit par la persistance de pratiques anciennes, vientse superposer une autre tendance, qui semble correspondre Ă  un durcissement des pratiquestayloriennes. De nombreux auteurs soulignent effectivement une sorte de dĂ©viance desmutations thĂ©oriques du systĂšme productif qui sous prĂ©texte de flexibilitĂ©, accentuent laprĂ©caritĂ© de l'emploi, sous couvert de modernisation, appauvrissent le contenu du travail. Lesillustrations de ce phĂ©nomĂšne sont nombreuses : on peut par exemple mentionner DaniĂšleLINHART (1993) qui prend des exemples dans le textile, l'habillement, ou le bĂątiment, ouMichel FREYSSENET (1992) sur le thĂšme plus gĂ©nĂ©ral de l'automatisation. De l’observation del’exemple emblĂ©matique de la lean production dans l’usine d’un transplant japonais auxEtats-Unis, James RINEHART, Christopher HUXLEY et David ROBERTSON (1997) tirent lamĂȘme conclusion : le dĂ©senchantement induit aprĂšs quelques annĂ©es par l’intensification du

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travail qui en rĂ©sulte suscite chez les ouvriers la rĂ©partie qui donne son titre Ă  cet ouvrage :« une usine d’automobiles comme les autres » (Just Another Car Factory). En France, MichelGOLLAC et Serge VOLKOFF (1996) dĂ©veloppent une approche de l’intensification du travail Ă partir des enquĂȘtes INSEE sur les conditions de travail et l’organisation du travail de 1984 et1991. Ils dressent un constat similaire d’alourdissement des charges et de « dĂ©gradation desconditions de travail perçue par les salariĂ©s » (17). À cĂŽtĂ© du double mouvement d'intĂ©grationet d'autonomie, qui ne sont donc pas seules au monde, de fortes pressions Ă  l'exclusion socialese dĂ©veloppent Ă©galement au sein du systĂšme productif. Quelles en sont les dynamiques ?

Jean-Pierre DURAND (1991, particuliĂšrement p. 67 et suiv.) Ă©tablit un parallĂšle trĂšssuggestif entre la mise en Ɠuvre de l'organisation scientifique du travail sous l'impulsion, il ya une centaine d'annĂ©e, de Charles TAYLOR et les modernisations actuelles, fondĂ©es sur uneutilisation intensive des technologies de l'information. Dans les deux cas, explique-t-il, leprocessus de rationalisation vise Ă  objectiver les savoirs et les savoir-faire ouvriers pourpermettre Ă  l'entreprise de se les approprier. « Le phĂ©nomĂšne de formalisation desconnaissances et d'accumulation des connaissances ouvriĂšres du cĂŽtĂ© des directions estsemblable Ă  celui prĂŽnĂ© par TAYLOR ». On se souviendra en effet que, comme le soulignentBernard ROSIER et Pierre DOCKES (1983, en particulier p. 144), cette appropriation des savoir-faire ouvriers par le patronat lors de la crise de la fin du XIXe siĂšcle participait d'une vasterecomposition des rapports de force entre ces deux classes sociales.

Ce faisant, le travail complexe, ainsi concentrĂ© dans les divers « bureaux des mĂ©thodes »et dans les mĂ©moires des automates programmables, se trouve encore davantage exclu « ducƓur du procĂšs de travail ». Le travail vivant rĂ©siduel devient donc trĂšs fortementinterchangeable. Cette analyse amĂšne l'auteur Ă  interprĂ©ter les transformations actuelles dusystĂšme productif en termes univoque de « taylorisme flexible ». Cette conclusion se situealors Ă  l'opposĂ© des positions de Pierre VELTZ pour qui, dans les Ă©volutions actuelles, larupture avec la logique taylorienne est complĂšte. Ce dernier reconnaĂźt pourtant la persistancede « poches de taylorisme classique », correspondant mĂȘme Ă  une « rĂ©alitĂ© statistiquedominante ». Mais il explique que « nous sommes dans une phase de transition etcontradictions fortes » et qu'il n'en demeure pas moins que le modĂšle taylorien est« objectivement minĂ© dans ses fondements » (VELTZ, 1993a, pp. 144 et 158 et suiv.).

L'opposition, rĂ©elle, entre les deux approches concerne en fait plutĂŽt le devenir dusystĂšme productif. Le constat que l'on peut dresser de la situation actuelle montre desconvergences plus nombreuses. Cette opposition repose Ă©galement sur un malentendu.L’émergence d’un modĂšle productif post-taylorien est en effet souvent ressentie par lestenants du taylorisme flexible comme une vision angĂ©lique de l’avenir. Il y a, semble-t-il,confusion implicite entre un discours managerial qui vante les nouvelles mĂ©thodesd’organisation du travail en gommant ses aspects coercitifs et un discours scientifique qui,pour mettre en relief l’originalitĂ© des Ă©volutions contemporaines, a beaucoup insistĂ© surl’autonomie gagnĂ©e par les agents. DĂšs lors, la dimension contraignante d’un post-taylorismedĂ©jĂ  suspect a pu ne pas apparaĂźtre de maniĂšre satisfaisante. En rĂ©action, les analystes desconditions de travail, sociologues ou ergonomes qui constituent un milieu historiquementengagĂ© dans le mouvement syndical (GOLLAC, 1995), ont assez largement assimilĂ© la

(17) Pour autant, ce constat ne fait pas l’unanimitĂ©. Manuel CASTELLS (1996) par exemple, tout Ă  son parti-prisen faveur de la sociĂ©tĂ© en rĂ©seau, juge que « la chaĂźne de montage tayloriste [
] devient une relique ». IldĂ©veloppe nĂ©anmoins ensuite une « nouvelle division du travail » plus nuancĂ©e mais l’illustre par desexemples dont il ne laisse percevoir que l’augmentation de la qualification et de l’autonomie des salariĂ©s.

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persistance, voire le dĂ©veloppement des contraintes dans le travail Ă  la continuitĂ© d’un modĂšletaylorien rĂ©novĂ© – c’est Ă  dire aggravĂ© – par la flexibilitĂ©. Une reprĂ©sentation des mutationscontemporaines du systĂšme productif qui fait coexister une tendance Ă  l’intĂ©grationorganisationnelle et Ă  l’autonomie des structures avec un dĂ©veloppement du taylorismeflexible permet de ce point de vue de porter une apprĂ©ciation plus cohĂ©rente des Ă©volutionsactuelles du travail.

En effet, présentée ainsi de maniÚre contradictoire, l'entreprise moderne apparaßt plutÎten réalité fortement dualisée. On y distingue deux composantes. La premiÚre est la partieconstitutive de l'entreprise, sa structure pérenne. Elle concentre, entre autre, la partie complexedu procÚs de production. C'est en son sein que se produit le double mouvement d'intégrationorganisationnelle et d'autonomie des structures. La seconde composante ne vient donc quecompléter la premiÚre. Elle est constituée des intrants les moins élaborés à mobiliser au coursdu processus de production (travail interchangeable et peu qualifié, approvisionnement enmatiÚres premiÚres ou en produits à faible valeur ajoutée). La principale pression qu'elle subitest liée à la recherche systématique d'un abaissement des coûts de production.

Dualité du systÚme productif

Cette dualitĂ© de l'entreprise n'est pas un constat nouveau. DĂ©jĂ  dans les annĂ©es 70, alorsque les structures fordiste Ă©taient loin d’ĂȘtre effacĂ©es, Michael PIORE distinguait, au sein dumarchĂ© du travail, les emplois stables et plutĂŽt qualifiĂ©s et bien rĂ©munĂ©rĂ©s d'une part – « lemarchĂ© primaire du travail » - et les emplois plus instables, moins qualifiĂ©s, moins payĂ©s etdavantage sujets Ă  concurrence d'autre part – « le marchĂ© secondaire » (PIORE, 1975).J. ATKINSON (1984), au sein d'un dĂ©coupage du mĂȘme type, mais plus rĂ©cent et largementenrichi, distingue toujours les emplois ressortissant du marchĂ© primaire du travail quiconstitue le noyau central de l'entreprise. Autour de celui-ci s'articulent deux « groupespĂ©riphĂ©riques » : celui des emplois banalisĂ©s mais appartenant au marchĂ© secondaire du travailet celui des emplois Ă  statut spĂ©cifique (apprentissage, contrats Ă  court terme, etc.). Enfin, untroisiĂšme ensemble est formĂ© de la force de travail mobilisĂ©e par l'entreprise, mais sansembauche directe de sa part (intĂ©rim, sous-traitance, etc.). Georges BENKO et Mick DUNFORD

(1992, p. 228), qui utilisent cette analyse, attachent la flexibilitĂ© fonctionnelle – celle qui serapporte Ă  l'organisation du travail – au noyau central alors que la flexibilitĂ© numĂ©riquefaçonne, selon des modalitĂ©s diverses, l'ensemble des groupes pĂ©riphĂ©riques.

Concernant les relations de sous-traitance entre entreprises, le mĂȘme type de dualitĂ© peutĂȘtre mis en Ă©vidence. Une enquĂȘte rĂ©alisĂ©e en 1983 auprĂšs d'entreprises fournisseurs desconstructeurs automobiles et des grandes entreprises de l'armement-aĂ©ronautique a permis declasser la quasi-totalitĂ© des fournisseurs dans deux groupes extrĂȘmes : ceux qui mettaient enƓuvre une « stratĂ©gie de spĂ©cialisation dans des produits de qualitĂ© » (type 1) d'une part etceux que l'on pouvait caractĂ©riser par « l'absence de prospection commerciale et d'Ă©volutiontechnique » (type 5) de l'autre (GORGEU, MATHIEU et GOMEL, 1986).

Une nouvelle enquĂȘte, menĂ©e cinq ans plus tard sur le mĂȘme Ă©chantillon, permet derepĂ©rer les trajectoires suivies pendant cette pĂ©riode marquĂ©e par la mise en place desprocĂ©dures de certification-qualitĂ© qui structurent dĂ©sormais largement les relations clients-fournisseurs dans les deux secteurs Ă©tudiĂ©s (GORGEU et MATHIEU, 1990). Le « type 1 » adonnĂ© lieu Ă  deux directions d'Ă©volution distinctes Ă  relier Ă  la positions des entreprises sous-traitantes par rapport Ă  leurs donneurs d'ordre principaux. Les entreprises dĂ©jĂ  partenaires deleurs donneurs d'ordre ou ayant vocation Ă  le devenir ont inflĂ©chit leur stratĂ©gie dans le sens

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« d'une spécialisation sectorielle de la clientÚle pour bénéficier des avantages du partenariat »(18). C'est la voie de l'intégration dans le complexe productif du client. Cette évolutioncorrespond trÚs généralement, du point de vue du client, à une stratégie d'externalisation decertaines de ses activités. Il s'agit donc d'une figure déjà aperçue du double mouvementd'intégration organisationnelle et d'autonomie des structures.

Les entreprises dĂ©jĂ  positionnĂ©es sur le crĂ©neau de la qualitĂ©, mais qui, du fait de lanature de leur production ou des caractĂ©ristiques de leurs clients principaux, ne sont pas enmesure de devenir partenaires, suivent un chemin diffĂ©rent. Elles dĂ©veloppent des stratĂ©gies« de diversification sectorielle de la clientĂšle, basĂ©e sur l'image de marque de qualitĂ© ». Ils'agit alors d'une stratĂ©gie d'indĂ©pendance qui est susceptible d'amener peu Ă  peu cesentreprises, Ă  l'origine spĂ©cialisĂ©es dans la sous-traitance, Ă  dĂ©velopper leurs propres produits.Selon les observations des auteurs, les mutations qu'elles connaissent alors – intĂ©gration deleurs propres fournisseurs et externalisation de certaines activitĂ©s, tendance Ă  l'horizontalitĂ© oula transversalitĂ© de l'organisation interne, dĂ©veloppement de la prise de responsabilitĂ© par lessalariĂ©s et adhĂ©sion Ă  un projet d'entreprise commun – s'analysent Ă  nouveau sans difficultĂ©scomme un double processus d'intĂ©gration et d'autonomie.

Les entreprises classées en « type 5 » quelques années auparavant ont connu uneimportante mortalité. Mais le résultat essentiel pour le présent propos est que les survivantesn'ont pas vu leur situation modifiée. Elles sont toujours caractérisées par une absence destratégie commerciale ou technologique et demeurent cantonnées à des relations de sous-traitance strictes et sur des productions à faible valeur ajoutée. Leur fonctionnement est restétrÚs hiérarchique et relativement rigide.

Les conclusions auxquelles aboutissent les auteurs de ces enquĂȘtes corroborent tout Ă fait celles dĂ©duites de l'analyse du marchĂ© du travail. Elles mettent en Ă©vidence une profondedualitĂ© du systĂšme productif. Celle-ci acquiert mĂȘme une double dimension, Ă  la fois statiqueet dynamique puisqu'elle distingue non seulement des situations diffĂ©rentes, mais aussi desĂ©volutions divergentes. Pour comprendre cette situation, il convient de remonter Ă  la sourceprincipale des dynamiques qui modĂšlent le systĂšme productif : l'accentuation de laconcurrence.

Maßtrise des coût et différenciation : deux évolutions parallÚles

Rappelant la coexistence de deux grands modes de concurrence – concurrence par lesprix, fondĂ©e sur une logique de rĂ©duction des coĂ»ts, et concurrence hors-coĂ»t, qui repose surune logique de diffĂ©renciation de la production – il a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© indiquĂ© que la pĂ©riodecontemporaine se distinguait sur ce point de la prĂ©cĂ©dente par l'importance croissante dusecond mĂ©canisme de compĂ©tition (hors-coĂ»t) alors mĂȘme que le premier, bien loin des'attĂ©nuer, s'exacerbe. Cette double tension est Ă  l'origine des mutations du systĂšme productif

(18) « [...] il est bon de caractériser le partenariat comme un état d'esprit rendant possible la création entre lespartenaires de relations privilégiées, fondée sur une recherche en commun d'objectifs à moyen ou longterme menée dans des conditions permettant d'assurer la réciprocité des avantages. [...] Dans sonapplication, le partenariat se traduit par un climat de confiance entre client et fournisseur, basé sur desengagements mutuels, formalisés ou non [...] » (p. 5). Dans les secteurs étudiés, il se concrétise par lasoumission du fournisseur aux exigences, aux normes et au procédures du client en matiÚre de qualité. Ilpeut amener le fournisseur à participer directement et de maniÚre intégrée aux activités de recherche-développement du client ou bien à certaines phases spécifiques du processus de transformation ultérieuredu produit livré.

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dont une lecture en termes d'intégration organisationnelle et d'autonomie des structures a étéproposé.

Il reste maintenant que cette articulation de concurrence par les coĂ»ts et hors-coĂ»ts necombine pas les deux dimensions de maniĂšre identique en tous les lieux du systĂšme productif.Il est Ă©vident que certaines entreprises par exemple, de par leur activitĂ©, sont principalementsoumises Ă  une compĂ©tition portant sur les prix alors que d'autres ont au contraire l'obligation,ou seulement la possibilitĂ©, de dĂ©velopper des stratĂ©gies de diffĂ©renciation intensive. D'unextrĂȘme Ă  l'autre, toutes les situations semblent devoir ĂȘtre observĂ©es.

La compétition par la différenciation est porteuse, on l'a vu, d'exigences particuliÚres,notamment en termes de flexibilité. Capacité d'innovation, de réaction sans délai auxvariations du marché, d'anticipation, sont autant d'implications de ce type de concurrence. Lesmutations qui, aujourd'hui, s'opÚrent effectivement au sein du systÚme productif résultentpourtant également d'une exigence de réduction des coûts. Le potentiel de rupture d'avec lastructuration fordiste-taylorienne qu'elles portent en elles apparaßt alors, pour l'essentiel,imputable aux phénomÚnes de différenciation de l'offre sous contrainte de prix et, finalement,aux mécanismes, contraints par les coûts, de compétition hors-coûts.

Le corollaire de cette analyse est alors que, dans les situations oĂč les exigences dediffĂ©renciation sont moins prĂ©gnantes, aucun facteur ne poussent vraiment Ă  rompre avec lalogique taylorienne. Les Ă©volutions sont dans une large mesure dĂ©terminĂ©es par les nĂ©cessitĂ©sde la concurrence sur les prix. C'est dans ce contexte, donc en vue de rĂ©duire les coĂ»ts, quesera recherchĂ©e une certaine flexibilitĂ©. FlexibilitĂ© pauvre quant Ă  son contenu, quand bienmĂȘme il serait erronĂ© de ne la rĂ©duire qu'aux seuls aspects de l'ajustement quantitatif de laproduction. On peut, dans ce cas, adopter l'analyse proposĂ©e par Jean-Pierre DURAND (1993)et Ă©voquer avec lui le « taylorisme flexible ». Il convient toutefois de souligner que l'auteur nefait pas de l’équilibre entre compĂ©tition par les coĂ»ts et compĂ©tition hors-coĂ»ts le dĂ©terminantde l’extension du « taylorisme flexible ». A propos du tissus industriel français en particulier,il conclut Ă  une extension quasi gĂ©nĂ©rale de cette aliĂ©nation moderne. Les faits, et denombreux auteurs, semblent pourtant conclure Ă  une vision moins univoque.

Cette lecture duale du rÎle de l'accentuation de la concurrence est par exemple encoreconfirmée par les résultats d'une large comparaison internationale des relations de travaildirigée par des chercheurs du M.I.T. et qui a porté sur onze pays de l'OCDE, en Europe del'ouest, Amérique du nord et Asie-Pacifique. Les auteurs distinguent en effet deux situations :« Dans certaines entreprises, les nouvelles stratégies de concurrence se sont fondées sur toutessortes de relations professionnelles et de pratiques en matiÚre de ressources humaines qui ontaccru les qualifications et la flexibilité des conditions de travail et ont favorisé lacommunication, la confiance et la coordination entre les intéressés. D'autres entreprises ontcherché à s'adapter à une concurrence accrue par divers moyens : sous-traitance de certainesopérations à des travailleurs moins bien payés et à des entreprises plus modestes ; réductiondes capacités ; compression traditionnelle des coûts et des prix ».(LOCKE, KOCHAN et PIORE,1995, p. 157).

S'appuyant sur des données de l'INSEE, Frédéric de CONINCK (1991) met également enévidence ce clivage entre les salariés à qui leur entreprise laisse de l'autonomie et ceux qu'elleenferme dans des rapports de travail strictement hiérarchiques. Il met en évidence des facteurstels que le secteur d'activité, la taille de l'entreprise (les petites fonctionnant de maniÚreinformelle, les trÚs grosses mettant en place des structures sophistiquées de communicationhorizontale et celles de taille intermédiaire étant régies par les normes taylorienne), mais aussides facteurs plus proprement sociologiques liés à la division sexuelle du travail ou encore un

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effet de génération qui se traduit, chez les moins de 40 ans par une représentation moinsrestrictive de leurs tùches (19).

On en vient finalement à proposer une lecture des mutations du systÚme productif qui, àpartir de l'accentuation de la concurrence, s'organise en deux volets. Dans le premier, le jeuexclusif de la concurrence sur les prix détermine le développement d'un « taylorismeflexible », prolongement de la période antérieure. Le second volet est structuré par le jeucombiné d'une logique de réduction des coûts de production (concurrence par les prix) etd'une logique de différenciation (concurrence hors-coût). Il peut s'interpréter comme undouble mouvement d'intégration organisationnelle et d'autonomie des structures.

Schéma : les deux évolutions du systÚme productif

Ces deux voies d'Ă©volution du systĂšme productif ne sont pas concurrentes au sens oĂčelles constituent chacune une rĂ©ponse Ă  des contextes Ă©conomiques particuliers. Elles sont enfait consubstantielles en ce que leur co-existence permet seule de rĂ©pondre aux contradictionsque porte en elle l’accentuation de la concurrence qui caractĂ©rise la « crise du fordisme ». Dece fait, elles apparaissent trĂšs complĂ©mentaires dans leur inscription concrĂšte au sein de larĂ©alitĂ©, trĂšs imbriquĂ©es aussi. Le dĂ©veloppement du taylorisme flexible et le doublemouvement d'intĂ©gration et d'autonomie coexistent Ă  tous les niveaux du systĂšme productif. Ilne s'agit donc pas de deux mondes Ă©trangers.

A l'intĂ©rieur des entreprises, des firmes ou du systĂšme productif dans son ensemble, cesdeux dynamiques se croisent et se combinent sans cesse. C’est le cas par exemple tout au long

(19) Manuel CASTELL (1996, p. 284) propose Ă©galement une « nouvelle division du travail ». Celle-ci s’articulesuivant trois dimensions : la crĂ©ation de la valeur, la crĂ©ation de la relation et la prise de dĂ©cision. Latypologie croisĂ©e qu’il Ă©tablit alors selon ces trois axes laisse apparaĂźtre :- concernant la crĂ©ation de la valeur, des capitaines, chercheurs, concepteurs ou intĂ©grateurs, des

opĂ©rateurs, et des manoeuvrĂ©s ;- concernant la crĂ©ation de la relation, des connecteurs, des connectĂ©s, et des dĂ©connectĂ©s ;- concernant la prise de dĂ©cision, des dĂ©cideurs, des participants, et des exĂ©cutants.Il s’agit donc peu ou prou d’une typologie Ă  trois niveaux qui distingue les individus qui maĂźtrisent lanouvelle organisation productive, ceux qui y sont associĂ©s mais avec une autonomie rĂ©duite et enfin ceuxqui la subissent. Elle prĂ©cise, plutĂŽt qu’elle ne contredit, la figure du dualisation.

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du processus de conception, de production puis de distribution d'un produit ou d'un servicequelconque qui va tantĂŽt mobiliser des compĂ©tences techniques, une capacitĂ© de gestion etune maĂźtrise du marchĂ© dĂ©veloppĂ©es sur le long terme, tantĂŽt puiser de maniĂšre opportunistedans des ressources moins spĂ©cifiques. De la mĂȘme maniĂšre, les actifs qui arrivent dĂ©sormaissur le marchĂ© du travail sont appelĂ©s Ă  combiner eux aussi les situations de prĂ©caritĂ© oĂč onleur demandera d'abord de se soumettre Ă  la logique taylorienne et de n'ĂȘtre point trop onĂ©reuxpuis les situations oĂč une meilleure stabilitĂ© et de plus grandes responsabilitĂ©s sont les moyensd'une mobilisation en profondeur de leurs capacitĂ©s. C’est ce que mettent en Ă©vidence YvesDUPUY et Françoise LARRE (1998) dans une recherche qui analyse les formes de mobilisationdu travail selon deux dimensions indĂ©pendantes : l’organisation du travail d’une part et lesmodalitĂ©s de prises en charge du risque liĂ© Ă  l’activitĂ© d’autre part.

Entre le travail salariĂ© pour lequel les deux dimensions sont prises en charge dans lecadre collectif de l’entreprise et le travail indĂ©pendant reposant uniquement sur des basesindividuelles, les auteurs distinguent une multitude de « situations hybrides ». Ils observent enparticulier deux « parcours professionnels » bien diffĂ©rents (p. 11) : le premier correspond Ă une logique de compĂ©tence Ă  travers laquelle le travailleur devient plus autonome dansl’organisation de son travail et maĂźtrise les risques qu’il assume en propre, le second est unprocessus subi de prĂ©carisation transfĂ©rant le risque de l’activitĂ© sur le travailleur sans qu’ilmaĂźtrise son activitĂ©.

En dĂ©finitive, les deux archĂ©types organisationnels du systĂšme productif contemporain,mis en Ă©vidence Ă  travers le taylorisme flexible d’une part et le mouvementd’intĂ©gration/autonomie de l’autre, semblent ne pas pouvoir ĂȘtre considĂ©rĂ©s isolĂ©ment tant ilssont imbriquĂ©s. La dualitĂ© du systĂšme productif qui a pu ĂȘtre Ă©voquĂ©e Ă  ce propos n’est sansdoute pas d’abord Ă  concevoir comme opposition, voire contradiction, quand bien mĂȘme elleconstitue une source de tension sociale potentielle ou avĂ©rĂ©e de plus en plus perceptible. Elleparticipe d’une Ă©conomie plus gĂ©nĂ©rale au sein de laquelle elle permet la diffĂ©renciation desressources disponibles pour les activitĂ©s de production, les compĂ©tences hautementspĂ©cialisĂ©es de quelques-uns et le travail banal de quelques autres par exemple. On sent bien,et l’on s’en tiendra Ă  cette intuition, que ces diffĂ©renciations ne sont pas Ă©trangĂšres Ă  cellesĂ©voquĂ©es Ă  propos de la globalisation.

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Chapitre 7

GRANDE VITESSE ET TEMPS SOCIAUX

Il serait bien naĂŻf d’espĂ©rer que la description des mutations du systĂšme productif et lamise en Ă©vidence de leurs deux figures organisationnelles majeures donnent d’emblĂ©e une clĂ©de lecture de la mobilitĂ© Ă  motif professionnel. Plusieurs arguments s’y opposent. D’un pointde vue concret tout d’abord, la massification induite par les moyens de transport modernestend plutĂŽt Ă  gommer les diffĂ©rences potentielles de comportement de dĂ©placement : le tempsde trajet entre Paris et Lyon est de deux heures pour tous les voyageurs ferroviaires. L’offren’est donc discriminante qu’autour du choix de se dĂ©placer ou non.

Sur un plan mĂ©thodologique ensuite, les donnĂ©es rĂ©sultant de l’observation de lamobilitĂ© sont toujours trĂšs succinctes sur les aspects touchant Ă  l’organisation des activitĂ©sprofessionnelles des personnes enquĂȘtĂ©es, que ces derniĂšres soient recrutĂ©es au cours d’un deleurs dĂ©placements ou par panel. Elles ne permettent de replacer les dĂ©placements observĂ©s nidans la sociabilitĂ© globale des individus enquĂȘtĂ©s, ni dans l’économie gĂ©nĂ©rale des firmespour lesquelles, le cas Ă©chĂ©ant, ils voyagent (KLEIN, 1998). On peut admettre qu’en cherchantĂ  la relier aux caractĂ©ristiques des structures productives, on tend Ă  traiter la mobilitĂ© desindividus comme un « fait social total ». Willi DIETRICH (1989) reformule alors d’un point devue plus thĂ©orique les limites des mĂ©thodes d’observation des dĂ©placements en soulignant que« traiter chaque incident de mobilitĂ© comme un fait social total implique nĂ©cessairement uneapproche qui fait apparaĂźtre l’ancrage des comportements particuliers dans des rapportssociaux plus globaux et qui montre en quoi ces comportements individuels sont rĂ©vĂ©lateursd’un processus collectif » (p. 19).

Plus fondamentalement, la dichotomie « intĂ©gration/autonomie » – « taylorismeflexible » n’est pas directement opĂ©ratoire. La multiplicitĂ© des dimensions oĂč lefonctionnement des structures productives peuvent se lire Ă  travers l’une ou l’autre de cesfigures (de la structuration des relations inter-firmes au niveau mondial Ă  la micro-organisation d’une Ă©quipe de travail) fait que la rĂ©alitĂ© de chaque cas observĂ© mĂȘlera les deux.Cette multiplicitĂ© des dimensions se conjugue Ă  la forte imbrication de ces deux figures Ă chaque niveau pour rendre illusoire toute tentative de ventilation simple : on ne sait pasclasser les « autonomes intĂ©grĂ©s » d’un cĂŽtĂ©s et les « tayloriens flexibles » de l’autres !

Quoi qu’il en soit, une telle construction ne serait pas satisfaisante. Elle entretiendraitune image trĂšs mĂ©caniste du fonctionnement de la sociĂ©tĂ© contemporaine, comme si chaquedomaine sur lequel l’analyse s’exerce – les organisations productives ou la mobilitĂ© – neportait pas en lui une complexitĂ© propre Ă  brouiller les constructions les mieux Ă©tablies dudomaine voisin. On proposera ici une analyse de la mobilitĂ© professionnelle attachant uncaractĂšre de nĂ©cessitĂ© ou d’opportunitĂ© Ă  la vitesse. Cette construction se fondera surl'Ă©volution des structuration du temps dans les sociĂ©tĂ©s capitalistes industrielles etcontemporaines. C’est ainsi, Ă  travers ce dĂ©tour par le temps, qu’elle sera reliĂ©e de maniĂšresouple Ă  la dichotomie organisationnelle prĂ©cĂ©dente.

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7.1 Le temps industriel

L’activitĂ© de transport consiste habituellement Ă  dĂ©placer des personnes ou des biensdans un espace concret, gĂ©ographique pour s’en tenir aux transports terrestres. Puisquel’ubiquitĂ© est pour l’instant exclue, cette activitĂ© s’inscrit aussi dans une dimension temporelleque traduisent justement les temps et les vitesses d’acheminement. Mais, si l’on s’intĂ©resseaux activitĂ©s des hommes et Ă  leur organisation, le temps n’est pas une grandeur mesurable etuniverselle. Au contraire, dĂšs l’origine de la sociologie, Emile DURKHEIM pose dans Lesformes Ă©lĂ©mentaires de la vie religieuse le temps comme une construction collective, « unecatĂ©gorie de pensĂ©e », rĂ©sultant de la vie en sociĂ©tĂ© (SUE, 1992). Depuis, le concept de « tempssocial » a Ă©tĂ© enrichi, notamment par la reconnaissance de la multiplicitĂ© des rythmes et desstructures temporelles au sein des sociĂ©tĂ©s (PRONOVOST, 1996).

Le temps du capitalisme industriel

Cette conception sociale du temps a permis aux historiens d’analyser les processus destructuration et de diffĂ©renciation du temps Ă  travers les Ăąges. Jacques LE GOFF (1960)distingue ainsi l’émergence, dĂšs le Moyen-Âge, dans les villes d’un « temps du marchand »qui gagne progressivement son autonomie par rapport au « temps de l’Eglise », pour rĂ©pondreaux nĂ©cessitĂ©s de l’activitĂ© des bourgeois. Jacques ATTALI (1982, p. 132) scande Ă  cetteĂ©poque l’histoire du temps par l’apparition d’un « temps des corps », temps des villes et desmarchands, mieux adaptĂ© Ă  la mesure du travail que le « temps des dieux » primitifs auquel ilse superpose. Cette dichotomie semble largement confirmĂ©e par l’ensemble des historiensmĂ©diĂ©vistes (LEDUC, 1999, p. 140 et suiv.).

Dans un article important, paru en 1967 en anglais et en 1979 en français, EdwardTHOMPSON donne une analyse dĂ©taillĂ©e de la progressive adaptation de l’apprĂ©hension dutemps aux nĂ©cessitĂ©s du capitalisme industriel. Il oppose le temps « orientĂ© par la tĂąche »plutĂŽt caractĂ©ristique de la sociĂ©tĂ© prĂ©-industrielle, au temps continu qui peu Ă  peu vas’imposer. Il explique alors le processus Ă  travers une trĂšs large Ă©volution de la sociĂ©tĂ© dont lepoint principal est le dĂ©veloppement d’une forte demande de force de travail indiffĂ©renciĂ©destinĂ©e Ă  l’industrie.

L’indispensable synchronisation des tĂąches au sein de processus de production devenantplus complexes amĂšne peu Ă  peu les entrepreneurs Ă  prĂ©fĂ©rer acheter du temps de travail,celui-ci Ă©tant de surcroĂźt trĂšs peu qualifiĂ©, plutĂŽt que payer pour la rĂ©alisation de chaque tĂącheconsidĂ©rĂ©e de maniĂšre indĂ©pendante. Ils cherchent de cette façon Ă  s’assurer la maĂźtrisetemporelle de la rĂ©alisation et de l’ordonnancement des diffĂ©rentes opĂ©rations de laproduction. Cette exigence implique alors que le temps soit mesurable en une unitĂ©universelle et que cette mesure soit facile. La diffusion de l’horloge et de la montre devientalors un Ă©vĂ©nement technologique important complĂštement immergĂ© dans son Ă©poque : « biensĂ»r, comme on peut s’y attendre, c’est au moment mĂȘme oĂč la rĂ©volution industrielle exigeaitune plus grande synchronisation du travail que l’usage des montres et des pendules segĂ©nĂ©ralise » (THOMPSON, 1979, p. 17).

L’achat de la force de travail Ă  l’heure implique aussi l’acceptation par les travailleursd’une discipline temporelle forte dont l’exigence est renforcĂ©e par la complexification destĂąches productives et par la nĂ©cessitĂ© de coordination des opĂ©rations qui en rĂ©sulte. Mais cettediscipline n’a rien de naturelle pour une population qui structure son temps autour de logiquesfort diffĂ©rentes. L’histoire des rĂ©sistances et des adaptations qui marquent ce processus

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d’assimilation met globalement en jeu les modes de vie des individus, et bien sĂ»rl’organisation sociale qui encadre ce bouleversement. Marianne DEBOUZY (1979) analysecomment aux dĂ©buts de l’industrialisation aux Etats-Unis, la vie familiale, religieuse etl’ensemble des activitĂ©s hors travail ont vu leur ordonnancement et parfois leur contenu semodifier pour s’adapter aux contraintes des rythmes du travail.

Cette Ă©volution de la structure du temps de travail porte en elle un paradoxe fort. Elleimplique en effet une adaptation « de l’ensemble des rythmes de la vie en sociĂ©tĂ© »(PRONOVOST, 1996, p. 32) aux exigences de la production industrielle. Mais, simultanĂ©ment,elle conduit Ă  une rupture nette entre le temps de travail, vendu aux entrepreneurs, et le temps« libre », bien que longtemps limitĂ© aux strictes nĂ©cessitĂ©s de la reproduction de la force detravail. Ainsi, au moment oĂč « le travail dĂ©finit le temps-pivot des sociĂ©tĂ©s industrielles, celuiautour duquel l’ensemble des autres temps sociaux a Ă©tĂ© redĂ©ployĂ© » (idem), il perd aussi cecaractĂšre absolu que lui confĂšre le cycle immuable des travaux agricoles pour devenir lesupport d’un Ă©change marchand et l’objet de conflits d’intĂ©rĂȘts (20).

Pour autant, le travail ne se banalise pas. Au contraire, il devient l’une des valeursessentielles de la sociĂ©tĂ© industrielle. Edward THOMSON s’attarde Ă  dĂ©crire les artificesemployĂ©s par les classes dominantes en Angleterre pour persuader ou pour contraindre les« pauvres » et les « fainĂ©ants » Ă  ne plus passer leur temps « Ă  ne rien faire » : il fallait lesmettre au travail. Il est vrai que dans ces efforts, l’idĂ©ologie puritaine alors en vogue rejoignaitl’intĂ©rĂȘt bien compris des entrepreneurs (voir aussi ATTALI, 1982, p. 188). Plus tard, lorsque lepli sera pris, la classe ouvriĂšre valorisera Ă©galement trĂšs fortement le travail qui constitue unĂ©lĂ©ment fondamental de sa construction identitaire : « l’oisif ira loger ailleurs » menaced’ailleurs l’Internationale.

Pourtant, s’appuyant sur cette dissociation entre le temps de travail et le temps « de lavie », apparaĂźt une forte pression Ă  la diminution du premier face au second. DĂšs avant la findu XIXe siĂšcle, la journĂ©e de huit heures devient l’une des revendications essentielles dumouvement syndical. Par la suite, la pression ouvriĂšre visera successivement la longueur de lasemaine (semaine de cinq jours), les congĂ©s payĂ©s (donc la durĂ©e de l’annĂ©e ouvrĂ©e) et enfinla longueur de la carriĂšre (l’ñge de la retraite) (TONNEAU, 1998). Sur l’ensemble de ces points,les progrĂšs ont Ă©tĂ© considĂ©rables depuis un siĂšcle, mĂȘme si des diffĂ©rences importantesexistent entre les pays dĂ©veloppĂ©s. Gerhard BOSCH (1999) met en Ă©vidence combien cesprogrĂšs, obtenus par des luttes parfois sĂ©vĂšres, sont fortement corrĂ©lĂ©s aux gains deproductivitĂ© rĂ©alisĂ©s durant un siĂšcle qui ont aussi permis l’accroissement du niveau de vie.Dans le mĂȘme article de la revue de l’Organisation Internationale du Travail, l’auteur souligne

(20) Cette dissociation du travail d’une part et du reste de la vie sociale de l’autre ne se traduit pas au seul plantemporel. Luc BOLTANSKI et Ève CHIAPELLO (1999, p. 563) font remonter au droit romain l’origine de ladistinction “artificielle” entre le travailleur dont la personne est inaliĂ©nable et sa force de travail qui peutĂȘtre vendue. Ce fondement juridique qui oppose le salariat au travail domestique a permis que se constitueentre les XVIIIe et le XIXe siĂšcle un marchĂ© du travail libre. De mĂȘme, la relation d’affaire et la relationamicale n’ont pas toujours Ă©tĂ© considĂ©rĂ©e diffĂ©remment l’une de l’autre. A. SILVER (1989, citĂ© par LucBOLTANSKI et Ève CHIAPELLO, p. 564) montre que ce n’est que lorsque “la formation d’une philosophiepolitique de l’économique a [permis de] penser un domaine propre, entiĂšrement rĂ©gi par le concours desintĂ©rĂȘts” que des codes comportementaux distincts ont pu apparaĂźtre.

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aussi que la rĂ©duction du temps de travail a elle-mĂȘme alimentĂ© la hausse de la productivitĂ©.Les dynamiques du temps « libres » et du temps de travail sont donc Ă©troitement liĂ©es (21).

L’ensemble de ces considĂ©rations donne une description assez prĂ©cise du tempsindustriel. Le temps industriel est d’abord une marchandise, du travail qui s’échange contre unprix. Parce qu’il fait l’objet d’un marchĂ©, ce temps se structure peu Ă  peu de maniĂšre Ă  ĂȘtrecontinu, indiffĂ©renciĂ©, afin d’ĂȘtre mesurĂ©. Il s’agit donc d’un temps exclusivement dĂ©volu autravail dans le cadre du contrat salarial. Les autres activitĂ©s sont repoussĂ©es Ă  ses marges et lesrythmes de la vie sociale s’ordonnent en consĂ©quence, autour du travail. Valeurs centrales dela sociĂ©tĂ©, le travail et sa durĂ©e sont aussi au cƓur du conflit d’intĂ©rĂȘt entre ceux qui vendentleur force de travail et ceux qui l’achĂštent. La forte diminution du temps de travail etl’augmentation de son prix depuis un siĂšcle ont ainsi accompagnĂ© la croissance de laproductivitĂ©.

Le temps industriel demeure d’actualitĂ©

Ce modĂšle du temps industriel, tel qu’il Ă©merge des analyses historiques, demande biensĂ»r Ă  ĂȘtre actualisĂ©. En premier lieu, le travail s’est diversifiĂ©. La complexitĂ© croissante desprocessus de production, le dĂ©veloppement des activitĂ©s tertiaires ont Ă©tĂ© accompagnĂ©s par ledĂ©veloppement – par acquisition d’expĂ©rience ou par formation initiale – de multiplescompĂ©tences au sein de la main d’Ɠuvre. Le marchĂ© du travail est depuis longtemps largementsegmentĂ©.

La représentation du travail a également largement évolué sous le coup de la croissancegénérale du temps libre, des revenus et du niveau de connaissance. Rudoph REZSOHAZY

(1986) avance que le bouleversement culturel des annĂ©es 60 marque aussi « le passage de lavision puritaine Ă  une vision instrumentale du travail » (p. 44). Il faut entendre par-lĂ  que letravail devient un outil d’accomplissement de soi et non plus seulement un devoir moral etune nĂ©cessitĂ© matĂ©rielle. Il convient enfin de noter que cette adaptation Ă  un contexteidĂ©ologique plus individualiste marque davantage un renouvellement de la valeur sociale dutravail que son affaiblissement, comme le confirment Ă  partir d’enquĂȘtes Estelle MORIN etBenoĂźt CHERRE (1999).

Cette transformation du travail comme outil d’accomplissement de soi porte en elle,entre autres consĂ©quences, une forte aspiration Ă  la « maĂźtrise de son ouvrage ». L’adoption demodes d’organisation de la production laissant une large autonomie aux individus peut enpartie s’appuyer, on l’a vu, sur cette aspiration. En termes temporels, celle-ci se dĂ©cline Ă travers une exigence de souplesse, de maĂźtrise de ses rythmes et de son emploi du temps. CetteprĂ©occupation rencontre Ă  l’évidence l’exigence de flexibilitĂ© des gestionnaires d’entreprises,mĂȘme si les divergences de vue – et d’intĂ©rĂȘts – sur ce thĂšme sont particuliĂšrement prĂ©gnantesĂ  l’heure actuelle (THƒMMES et DE TERSSAC, 1997). On retrouve alors la problĂ©matique deflexibilitĂ© offensive (avec nĂ©gociation des arrangements productifs entre salariĂ©s etemployeurs) ou dĂ©fensive (oĂč le patronat impose ses choix Ă  la main d’Ɠuvre) dĂ©veloppĂ©e parDaniĂšle LEBORGNE et Alain LIPIETZ (1992).

(21) Dans un autre ordre d’idĂ©es, en faisant du temps libre (fin de journĂ©e et fin de semaine) l’exutoire lĂ©gal dela violence nĂ©cessaire Ă  la rĂ©gulation de la sociĂ©tĂ©, Jacques ATTALI (1982, p. 190) marque aussi ce lienprofond qui unit temps de travail et temps hors travail.

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Dans un cadre de taylorisme flexible, les stratĂ©gies dĂ©fensives dominantes empĂȘchentgĂ©nĂ©ralement les relations entre temps de travail et temps libre de changer de nature. Dans cesconditions, la maĂźtrise de leur travail par les salariĂ©s demeure restreinte. Les Ă©volutions en cesens prennent le plus souvent des formes fortement instrumentalisĂ©es. Elles gĂ©nĂšrentfinalement davantage de frustrations que d’épanouissement (22) et dĂ©bouchent sur unevĂ©ritable souffrance sociale (DEJOURS, DE BANDT et DUBAR, 1995). L’accomplissement desindividus est alors d’autant mieux repoussĂ© en dehors du travail que le temps de travail estdifficilement celui de la construction d’identitĂ©s sociales fortes.

Dans ce contexte, le temps libre reste disposĂ© autour du temps de travail. LesinterfĂ©rences entre les deux restent limitĂ©es aux dĂ©terminants sociaux du contenu des loisirs(23). Elles s’accroissent nĂ©anmoins sur la question des rythmes et des horaires sous le coupdes contraintes de flexibilitĂ© de la sphĂšre productive (TREMBLAY et VILLENEUVE, 1997). Ilfaut encore souligner que le simple accroissement quantitatif du temps hors travail tend Ă  luiconfĂ©rer par rapport Ă  l’organisation du travail une autonomie plus large aujourd’hui que cequ’elle pouvait ĂȘtre il y a un siĂšcle (24). Dans ces conditions, Paul YONNET (1999) peutconstater que, de fait, la construction d’identitĂ©s collectives passe aujourd’hui souvent par cestemps de loisir. Le taylorisme flexible est donc porteur d’élĂ©ments d’évolution de ladissociation entre travail et vie sociale. Pourtant, en nĂ©gociant les contraintes de maniĂšreunilatĂ©rale, du premier terme vers le second, il ne permet pas qu’elle soit remise en cause demaniĂšre fondamentale.

Le modĂšle du temps industriel, mĂȘme partiellement actualisĂ©, demeure Ă  la fois cohĂ©rentet pertinent par rapport Ă  la sociĂ©tĂ© contemporaine. Dans la sphĂšre Ă©conomique notamment, ilstructure nombre d’activitĂ©s et de stratĂ©gies. Il rĂ©pond en particulier de maniĂšre directe Ă  laprĂ©occupation des entrepreneurs de contracter les coĂ»ts de production afin de rĂ©pondre Ă  lapression concurrentielle s’exerçant sur les prix. Le temps d’immobilisation des capitaux et desproduits reprĂ©sente l’archĂ©type de ces coĂ»ts qu’il s’agit de rĂ©duire. Il rĂ©pond aussiparfaitement Ă  la dĂ©finition du temps industriel, continu, largement indiffĂ©renciĂ© et dĂ©positaired’une valeur marchande souvent exprimĂ©e en termes de taux d’intĂ©rĂȘt. La pression sur lescoĂ»ts de main d’Ɠuvre repose en large partie sur la mĂȘme reprĂ©sentation du temps : laproblĂ©matique habituelle est de rĂ©ussir Ă  faire accomplir plus de tĂąches aux salariĂ©s dans lemĂȘme temps. MĂȘme la flexibilitĂ© des horaires est souvent interprĂ©tĂ©e par le patronat comme lasimple possibilitĂ© de pouvoir adapter sans contrainte la quantitĂ© de temps de travail auxfluctuations des besoins de la production.

Si donc, le temps industriel connaĂźt aujourd’hui des Ă©volutions importantes, sesprincipes fondamentaux n’en demeurent pas moins pertinents pour comprendre certains traits

(22) L’analyse des mĂ©thodes de lean production introduites chez les « transplants » japonais de l’industrieautomobile amĂ©ricaine illustre l’insatisfaction profonde que le management participatif fait naĂźtre lorsqu’iln’est conçu que comme un moyen d’optimiser la production (James RINEHART, Christopher HUXLEY etDavid ROBERTSON, 1997).

(23) Jonathan GERSHUNY (1992) met en Ă©vidence, Ă  travers la comparaison de chiffres obtenus dans huit paysindustrialisĂ©s, un relatif effacement des diffĂ©rences entre classes sociales par rapport au volume du tempshors travail au cours des derniĂšres dĂ©cennies. Il fait de ce constat l’une des caractĂ©ristiques des “sociĂ©tĂ©spost-industrielles”. En revanche, d’aprĂšs les mĂȘmes donnĂ©es, les caractĂ©ristiques sociales des individusdemeurent fortement discriminantes relativement Ă  l’usage qui est fait de ce temps libre.

(24) Il convient nĂ©anmoins de tempĂ©rer l’enthousiasme de ceux qui annoncent, chacun Ă  leur maniĂšre maisdepuis prĂšs de 50 ans (MARCUSE, Eros et civilisation : 1955), l’avĂšnement d’une sociĂ©tĂ© structurĂ©e autourdes loisirs.

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essentiels de la sociĂ©tĂ© contemporaine. Au niveau Ă©conomique, on voit bien comment ilpermet d’abord de lire les Ă©volutions induites par la concurrence portant sur les coĂ»ts. C’est ens’appuyant sur cette filiation que l’on peut avancer que le « temps industriel » est le temps du« taylorisme flexible » dĂ©crit au chapitre prĂ©cĂ©dent.

7.2 Au-delà du temps industriel, d’autres rythmescontemporains

On distingue donc facilement la marque du temps industriel dans la sociĂ©tĂ©contemporaine. Il semble pourtant que ce modĂšle ne suffise pas Ă  comprendre la totalitĂ© desrythmes qui scandent aujourd’hui la vie Ă©conomique et sociale. La pression estparticuliĂšrement sensible si l’on considĂšre les avancĂ©es technologiques dans le domaine del’informatique et leurs prolongements vers les tĂ©lĂ©communications. La bombe informatiqueest dĂ©noncĂ©e par Paul VIRILIO (1998) parce qu’elle inscrit nos actions dans un temps rĂ©elgĂ©nĂ©ralisĂ© qui annule le passĂ©, le prĂ©sent et l’avenir. D’un point de vue plus large, maisĂ©galement plus optimiste, Manuel CASTELLS dresse le mĂȘme constat (1996, p. 424) et annoncel’avĂšnement de La sociĂ©tĂ© en rĂ©seau, fondĂ©e sur une « nouvelle structure sociale [dont] lalogique naissante vise Ă  l’annulation du temps comme suite ordonnĂ©e d’évĂ©nements »(p. 522). Incontestablement, il se passe quelque chose autour du temps. C’est en particulierautour du caractĂšre continu du temps industriel que se produisent les Ă©volutions quipermettent d’avancer l’hypothĂšse de l’émergence d’un nouveau modĂšle temporel.

Il faut souligner avec Edward THOMPSON que ces modĂšles de reprĂ©sentation ne sontjamais hĂ©gĂ©moniques Ă  une Ă©poque et dans une sociĂ©tĂ© donnĂ©e. L’historien anglais dĂ©crit leprocessus selon lequel le temps du capitalisme industriel est devenu non seulement le tempsdu travail, mais aussi celui autour duquel s’organise les autres activitĂ©s. Il insiste cependantsur les dĂ©lais de cette transformation – plus d’un siĂšcle pour la seule pĂ©riode la plus intense – .Il a Ă©galement pu montrer que le temps « orientĂ© par la tĂąche », selon sa dĂ©signation duschĂ©ma temporel qui dominait la sociĂ©tĂ© avant le dĂ©veloppement du capitalisme industriel,continue de structurer nombre d’activitĂ©s de la vie sociale tout au long du XIXe siĂšcle etencore aprĂšs.

Les Histoires du temps racontĂ©es par Jacques ATTALI (1982) procĂšdent du mĂȘmeschĂ©ma de recouvrement, d’empilement – et bien sĂ»r de concurrence – des diffĂ©rentesstructures temporelles. Les rythmes d’évolution des divers Ă©lĂ©ments qui composent cesstructures temporelles (technique de mesure du temps, organisation productive, organisationsociale, entre autres) sont toujours discordants. Si la succession du « Temps des dieux », puis« des corps », « des machines » et enfin « des codes » marque l’évolution historique, lepassage de l’un Ă  l’autre n’est jamais prĂ©cisĂ©ment datĂ©. Les repĂšres chronologiques mis enavant restent lĂąches. Ils tiennent au constat selon lequel la mise en place « d’une nouvellereprĂ©sentation du temps [
] est toujours prĂ©cĂ©dĂ©e de l’invention des instruments de samesure, et suivie de l’apparition d’un nouveau maĂźtre de l’ordre social. [
] À l’inverse, lathĂ©orie de chaque Temps semble n’ĂȘtre totalement connue qu’à la fin de sa domination »(p. 247). Dans ces conditions, on comprend « [qu’]un Temps n’en a jamais Ă©liminĂ© un autre ;tout Temps nouveau s’est superposĂ© Ă  celui qui dominait avant lui » (p. 247-8). L’histoiresemble donc enseigner qu’il n’y a pas exclusion d’un modĂšle par un autre. Elle permet

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d’envisager que s’affirme, Ă  cĂŽtĂ© du temps industriel, une autre structure temporelle, encore endevenir, mais dĂ©jĂ  distincte (25).

Les nouvelles temporalités du systÚme productif

La pression Ă  l’intensification de l’usage du temps est une dimension constitutive ducapitalisme. Elle ne semble pas moins vive aujourd’hui qu’au XIXe siĂšcle. De nombreuxauteurs soulignent mĂȘme que cette tendance aboutit dans la pĂ©riode rĂ©cente Ă  une« radicalisation » du phĂ©nomĂšne. Dans la sphĂšre Ă©conomique, par exemple, la combinaisond’une concurrence hors coĂ»t, par la rĂ©activitĂ© et l’innovation, et d’une concurrence par lescoĂ»ts n’a pas seulement comme effet d’accroĂźtre la pression Ă  rĂ©duire les dĂ©lais. Elle tendaussi Ă  structurer le temps de maniĂšre binaire oĂč l’important n’est pas uniquement d’arriver leplus vite possible, mais surtout d’arriver « juste-Ă -temps », c’est-Ă -dire souvent le premier, surla niche de marchĂ© que l’on souhaite occuper par exemple.

La « nouvelle Ă©conomie », centrĂ©e sur les rĂ©seaux Ă©lectroniques, offre chaque jour sonlot d’illustrations de ce principe : des sommes colossales sont actuellement investies pourdĂ©velopper des services nouveaux souvent lourdement dĂ©ficitaires dans un premier temps(26). L’important est alors de rĂ©ussir Ă  repĂ©rer et Ă  verrouiller le marchĂ© potentiel avant lesautres afin d’établir une situation de rente sur le rendement de laquelle est fondĂ©l’investissement. Mais l’économie moins virtuelle permet aussi l’épanouissement de cetteflexibilitĂ© rĂ©active. C’est en partie la pression Ă  l’innovation qui bouscule les rythmestemporels (MERCURE, 1995). Dans les industries pharmaceutiques ou Ă©lectroniques, la courseaux brevets est de plus en plus Ăąpre (27). Dans l’automobile, Michel FREYSSENET (2000)dĂ©nomme « stratĂ©gie de profit innovation et flexibilitĂ© » le modĂšle productif visant Ă  rĂ©vĂ©ler –puis surtout occuper et verrouiller avant les autres – de nouveaux segments de marchĂ© Ă  l’aidede « concept cars » de plus en plus originaux. Les succĂšs industriels de Honda, Renault ouChrysler attestent de sa pertinence actuelle. L’innovation financiĂšre rĂ©pond Ă©galement Ă  lamĂȘme logique qui donne un avantage considĂ©rable Ă  la premiĂšre institution qui saura repĂ©rerla moindre Ă©volution rĂ©glementaire et commercialiser un produit Ă  la fois nouveau et bien

(25) Ce passage “dans la durĂ©e” d’une structure temporelle Ă  l’autre avec un large recouvrement est largementconfirmĂ© par les historiens. Jean LEDUC, dans Les historiens et le temps (1999, pp. 150-151), montre leuraccord gĂ©nĂ©ral sur le constat de la persistance d’une reprĂ©sentation du temps et d’une maniĂšre de lemesurer scandĂ©es par le rythme des saisons et l’enchaĂźnement des travaux agricoles directement hĂ©ritĂ©esdu Moyen-Âge, jusqu’à la fin du XIXe siĂšcle (l’école et le chemin de fer) dans les campagnes françaises.Le sociologue Roger SUE (1995, pp. 136-140) propose quant Ă  lui une pĂ©riodisation thĂ©orique duremplacement d’un temps dominant par un autre qui implique un processus de longue durĂ©e et unchevauchement important du temps ancien et du temps nouveau.

(26) Cette logique diffÚre finalement trÚs peu de celle qui prévalait lors de la phase de constitution du réseauferroviaire lorsque la course aux concessions de lignes visait la spéculation sur les titres et/ou laconstitution de monopoles avant le rendement propre des investissements. François CARON (1997) décritces épisodes, notament au chapitre IV de son Histoire des chemins de fer en France.

(27) Cette course ne vise Ă©videmment que les marchĂ©s solvables. Les efforts concernant les pathologiesn’affectant que des populations dĂ©munies telles la bilharziose ou le paludisme sont beaucoup plus faibles,comme en tĂ©moigne par exemple l’aide-mĂ©moire de l’Organisation Mondiale de la SantĂ© PrĂ©sentation del’opĂ©ration “mĂ©dicaments antipaludiques” (OMA) concernant au contraire la mise en place d’uneincitation Ă  la recherche de nouveaux mĂ©dicaments anti-paludĂ©ens rendue nĂ©cessaire par la faiblesse del’initiative privĂ©e sur ce segment oĂč les espĂ©rances de gains sont peu Ă©levĂ©es. (Document consultĂ© le23/08/00 Ă  l’adresse suivante : http://www.who.int/inf-fs/fr/amXXX.html.)

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ciblĂ©. Plus globalement, le temps zĂ©ro et l’absence de temps mort est la loi qu’impose lepouvoir de la finance au monde Ă©conomique (MONGIN, 2000, reprenant le titre d’un ouvraged’AndrĂ© ORLEANS).

Les conditions dans lesquelles la main d’Ɠuvre peut ĂȘtre mobilisĂ©e ne sont Ă©videmmentpas indĂ©pendantes de cette structure temporelle plus fractionnĂ©e. Les carriĂšresprofessionnelles par exemple ne sont dĂ©sormais plus calquĂ©es sur le modĂšle de la durĂ©e.L’apprenti apprenait son mĂ©tier sur le tas en mĂȘme temps que les rĂšgles de conduite du milieuau contact des plus anciens. Il acquĂ©rait une identitĂ© sociale reconnue et passait l’essentiel desa vie active dans la mĂȘme usine, gravissant les Ă©chelons (souvent quelques-uns seulement)d’une hiĂ©rarchie largement stabilisĂ©e (DE CONINCK, 1994). Aujourd’hui, de restructurations ensaisies d’opportunitĂ©, la carriĂšre-type se construit souvent par sĂ©quences de quelques annĂ©es,voire quelques mois. Mieux adaptĂ©e Ă  ce rythme, la formation au coup par coup dĂ©veloppe descompĂ©tences que la transmission d’expĂ©rience ne peut plus satisfaire. FrĂ©dĂ©ric DE CONINCK

évoque à ce propos « une gestion dans le présent » (1995, p. 241).

Cette fragmentation concerne aussi les rythmes quotidiens d’activitĂ© au sein mĂȘme d’uncontexte gĂ©nĂ©ral de chasse aux temps morts (COHEN, 1999). FrĂ©dĂ©ric DE CONINCK (p. 267)analyse comment l’exacerbation des exigences de synchronisation Ă  l’intĂ©rieur d’un processusde production amĂšne les opĂ©rateurs et leurs responsables immĂ©diats Ă  se heurter Ă  unenchevĂȘtrement de temporalitĂ©s de court, moyen et long terme. Philippe MOSSE et JamesARROWSMITH (1998) illustrent par exemple cette rĂ©alitĂ© dans une comparaison franco-anglaisedes temporalitĂ©s des personnels hospitaliers. Les interviews de cadres d’entreprise rapportĂ©espar Paul BOUFFARTIGUE et MĂ©lanie BOCCHINO (1998) enfin, rĂ©vĂšlent aussi, dans un contextegĂ©nĂ©ral de surcharge de travail, l’irrĂ©gularitĂ© des tĂąches que traduisent les « coups de bourre »et autres « charrettes ». La fragmentation du temps est donc une autre maniĂšre de lire ladiversification des rythmes sociaux dont la rĂ©gulation collective est de plus en plus difficile(28).

La littĂ©rature concernant les expĂ©riences de rĂ©duction du temps de travail dans diverspays occidentaux rend bien compte des tensions qui apparaissent alors. Hormis laproblĂ©matique de partage du travail, la diminution du nombre d’heures ouvrĂ©es semble assezgĂ©nĂ©ralement la contrepartie d’une flexibilitĂ© horaire accrue (TONNEAU, 1998). Plusieursauteurs soulignent alors la tendance assez nette des salariĂ©s Ă  prĂ©fĂ©rer allonger leurs week-endou leurs congĂ©s plutĂŽt que de rĂ©duire la durĂ©e moyenne travaillĂ©e chaque jour (ANXO et alii,1998 ; TREMBLAY et VILLENEUVE, 1998 par exemple). Cette aspiration est souvent analysĂ©ecomme le rĂ©sultat d’une prĂ©occupation liĂ©e Ă  la protection de son temps personnel face Ă  lafragilitĂ© des horaires normaux d’un jour de travail habituel. Elle marque aussi unrenouvellement des valeurs associĂ©es au « temps libre » (DUMAZEDIER, 1988).

D’autres stratĂ©gies d’adaptation Ă  la flexibilitĂ© des horaires sont Ă©galement dĂ©crites quiconcernent des catĂ©gories professionnelles contraintes Ă  une disponibilitĂ© importante. AinsiPaul BOUFFARTIGUE et MĂ©lanie BOCCHINO (1998, p. 45) insistent-ils sur le lien Ă©troit entre ladisponibilitĂ© qui est demandĂ©e aux cadres et la part d’autonomie personnelle dans la gestionde leur temps qui leur est accordĂ©e en soulignant que ces deux dimensions « font partie del’identitĂ© sociale du cadre, de ses distinctions statutaires ». On peut en outre facilementinterprĂ©ter l’exigence de disponibilitĂ© comme l’intĂ©gration des contraintes temporelles del’organisation au sein des emplois du temps personnels. On retrouve alors de maniĂšre assez

(28) Voir par exemple le dĂ©bat concernant l’ouverture dominicale des commerces (LANDIER, 1991).

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transparente le double processus d’autonomie/intĂ©gration largement Ă©voquĂ© au chapitreprĂ©cĂ©dent.

Au-delĂ  des particularitĂ©s de telle ou telle situation, une recomposition profonde desrelations entre le temps travaillĂ© et le temps libre apparaĂźt. LĂ  oĂč le temps industriel Ă©tablissaitune distinction nette, les rythmes contemporains semblent permettre de larges recouvrementset interdĂ©pendances (29). L’interpĂ©nĂ©tration de plus en plus forte des univers professionnels etpersonnels des individus avait d’ailleurs pu ĂȘtre relevĂ©e dans les observations relatives auxusages des moyens modernes de communication (JAUREGUIBERRY, 1996 pour le tĂ©lĂ©phoneportable) et de transport (CHEVALLIER, 1989 pour le TGV). Elle trouve Ă©cho dans lesaspirations Ă  la maĂźtrise de l’organisation de son temps de travail et de son contenu.

Le temps fragmentĂ© de l’autonomie/intĂ©gration

On peut alors tenter de lister les thĂšmes Ă  propos desquels les reprĂ©sentationscontemporaines du temps s’écartent du modĂšle du temps industriel. On retiendra en premierlieu la dilution de la cĂ©sure Ă©tablie entre temps du travail et temps de la vie sociale dĂšsl’origine du capitalisme industriel.

Une seconde remise en cause du modĂšle du temps industriel concerne la continuitĂ© quilui est attachĂ©e. La fragmentation du temps, l’enchevĂȘtrement des rythmes sont des images quireviennent souvent lorsqu’il s’agit de dĂ©crire le dĂ©roulement des activitĂ©s des individus. Ellesrenvoient Ă©galement directement aux reprĂ©sentations « multiscalaires » des espaces de vie(OLLIVRO, 2000). FrĂ©dĂ©ric DE CONINCK soulignait le phĂ©nomĂšne, concernant les dimensionstemporelles, Ă  propos des activitĂ©s productives, mais celui-ci est encore accentuĂ© par lamultiplication des interactions entre le travail et les activitĂ©s personnelles. Dans certainessituations encore bien spĂ©cifiques, relatives en particulier aux emplois hautement qualifiĂ©s, lacombinaison de diffĂ©rents facteurs renforce ces Ă©volutions au point de paraĂźtre revenir autravail « orientĂ© par la tĂąche » qu’Edward THOMPSON rattache aux sociĂ©tĂ©s prĂ©-industrielles.En rĂ©alitĂ© cette figure, qui constitue peut-ĂȘtre l’aboutissement des tendances actuelles, diffĂšresensiblement de celle qui prĂ©valait dans les sociĂ©tĂ©s traditionnelles en particulier parce qu’ellese conjugue Ă  une rationalisation systĂ©matique de l’usage du temps.

Enfin, la montĂ©e des incertitudes est le troisiĂšme Ă©lĂ©ment de diffĂ©renciation de lastructure contemporaine du temps par rapport au temps du capitalisme industriel. Le rĂŽle, dansce phĂ©nomĂšne de dĂ©stabilisation, de la crise de la rĂ©gulation fordiste et celui de la pressionconcurrentielle qui lui est consĂ©cutive ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©s, notamment au chapitre 3. Dece point de vue, la recherche systĂ©matique de la flexibilitĂ© du systĂšme productif est autant unerĂ©ponse Ă  cette incertitude qu’un Ă©lĂ©ment de son approfondissement. Mais il est intĂ©ressant denoter de ce point de vue la convergence d’analyses portant sur d’autres champs de la sociĂ©tĂ©.C’est ainsi que Javier SANTISOT (1994, p. 1083) affirme que « la plupart [des politistesavancent], Ă  la suite de PRZEWORSKI, que la dĂ©mocratie n’est rien d’autre que"l’institutionnalisation de l’incertitude" ». L’auteur s’interroge, d’aprĂšs une rĂ©flexion de

(29) Le constat de l’attĂ©nuation de la dichotomie traditionnelle entre travail et loisir est dĂ©sormais largementpartagĂ© (PRONOVOST, 1996, p. 42). Il est cependant souvent dressĂ© d’une maniĂšre univoque qui rattachecette dichotomie Ă  un passĂ© fordiste et rĂ©volu (BREEDVELD, 1996, par exemple). Il convient nĂ©anmoins denuancer cette Ă©volution, ce qui est tentĂ© ici en distinguant de ce point vue aussi les deux figurescontemporaines du systĂšme productif : le « taylorisme flexible » – qui entretient plutĂŽt le clivagetravail/loisir – et le processus d’« autonomie intĂ©gration » qui rend davantage compte de son attĂ©nuation.

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TOCQUEVILLE, sur l’incapacitĂ© du systĂšme dĂ©mocratique, qui fonde essentiellement sonhorizon temporel sur les prochaines Ă©chĂ©ances Ă©lectorales, Ă  mener des projets de sociĂ©tĂ© delong terme.

Afin d’élargir le propos Ă  d’autres aspects de la vie sociale, Bertrand MONTULET (1998,p. 127) reprend les analyses d’Anthony GIDDENS tirĂ©es des consĂ©quences de la modernitĂ©(L’Harmattan, 1994). Ce dernier explique que « la vie sociale moderne [se caractĂ©rise par]l’examen et la rĂ©vision constante des pratiques sociales Ă  la lumiĂšre des informationsnouvelles concernant ces pratiques mĂȘme
 ». Dans ce cadre, la rĂ©fĂ©rence au passĂ© et lacontinuitĂ© que concrĂ©tise l’appel aux traditions sont fragilisĂ©es alors que la construction dufutur devient contingente. Il convient de rappeler Ă  ce point les mises en garde de Paul VIRILIO

envers les dangers de la perte de mĂ©moire gĂ©nĂ©ralisĂ©e de l’instantanĂ©itĂ© du « cybermonde »(VIRILIO, 1998) (30).

L’analyse d’Anthony GIDDENS rend compte de la maniĂšre dont la sociĂ©tĂ© moderne perdses rĂ©gularitĂ©s et devient plus incertaine. Mais elle explique du mĂȘme coup comment sastructure de reprĂ©sentation du temps abandonne la figure de la continuitĂ© pour celles de lafragmentation et de la multiplication des rythmes sociaux. En revanche, c’est Pierre VELTZ

(1996, p. 224) qui souligne la contradiction profonde que porte en elle cette (dĂ©)structurationdu temps : d’une part, elle plonge les individus et les organisations dans la contingence etl’immĂ©diatetĂ©, mais d’autre part elle valorise fortement des ressources qui ne se dĂ©veloppentque dans la durĂ©e.

Deux exemples peuvent aider Ă  se reprĂ©senter cette tension car ils concernent desressources immatĂ©rielles – la confiance d’abord et la capacitĂ© d’innovation ensuite – que lesanalystes placent habituellement au cƓur des Ă©volutions du systĂšme productif. LucBOLTANSKY et Eve CHIAPELLO (1999, p. 193) soulignent donc le caractĂšre essentiel de larelation de confiance pour que fonctionnent les rĂ©seaux de collaborations ou d’échanges de la« CitĂ© par projets » qu’habite le nouvel esprit du capitalisme. Ils insistent aussi sur lanĂ©cessaire durĂ©e sans laquelle les rĂ©putations et les connivences ne sauraient ĂȘtre construitesde maniĂšre fiable. Les processus d’accumulation et d’appropriation des compĂ©tences qui sous-tendent les stratĂ©gies des entreprises actives en matiĂšre de R&D doivent quant Ă  euxĂ©galement s’inscrire dans le long terme (BLANC, 1993) alors mĂȘme que les exigences dumarchĂ© ou celles des financeurs sont de plus en plus orientĂ©es sur des dĂ©lais trĂšs brefs. LeproblĂšme est identique pour les salariĂ©s Ă  qui il revient de donner une cohĂ©rence pĂ©renne(DUMAZEDIER, 1997), au sein de rĂ©fĂ©rentiels mouvants, Ă  un ensemble de savoir-faire qu’ilfaudrait construire en naviguant d’une opportunitĂ© Ă  l’autre.

On peut avancer ici que c’est en partie Ă  travers le modĂšle organisationneld’autonomie/intĂ©gration que cette contradiction rĂ©ussit Ă  ĂȘtre gĂ©rĂ©e au sein du systĂšmeproductif. En effet, les capacitĂ©s « de long terme » que les organisations et les individusdoivent assumer (la construction d’une rĂ©putation, de rĂ©seaux de connivences ou decompĂ©tences selon les exemples prĂ©cĂ©dents) impliquent nĂ©cessairement qu’une part

(30) La convergence sur ce point d’auteurs trĂšs divers est remarquable. L’historien François HARTOG, parexemple, dĂ©crit trois “rĂ©gimes d’historicitĂ©â€ qui se sont succĂ©dĂ©s. Il entend par “rĂ©gime d’historicitĂ©â€ lerapport culturel qu’une sociĂ©tĂ© entretient avec son passĂ©. Le premier, qui dominera jusqu’en 1789, pose lepassĂ© comme indĂ©passable, comme source “d’exemplaritĂ©â€. Le second, qui correspond aux XIXe et XXe

siĂšcles, construit au contraire le passĂ© en fonction d’un futur souhaitĂ©. Nous entrerions aujourd’hui dansun rĂ©gime “prĂ©sentiste”, oĂč le passĂ© et l’avenir sont convoquĂ©s pour juguler nos angoisses du prĂ©sent(HARTOG, 1995)

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d’autonomie leur soit laissĂ©e car elles rĂ©clament la mise en Ɠuvre de ressources spĂ©cifiques Ă chacune de ces unitĂ©s. Il convient en outre de rappeler que la mobilisation de ces capacitĂ©s (etpas seulement leur dĂ©veloppement) au profit des niveaux supĂ©rieurs est la justificationpremiĂšre de la double figure organisationnelle.

Les reprĂ©sentations contemporaines du temps ne sont donc pas exemptes decontradictions. En revanche, elles apparaissent s’écarter assez significativement du modĂšle dutemps industriel. En cela, l’hypothĂšse d’un nouveau modĂšle temporel paraĂźt plutĂŽt confirmĂ©e(31). L’hypothĂšse implicite d’une filiation entre le modĂšle organisationneld’autonomie/intĂ©gration et les nouvelles structures du temps social est Ă©galement validĂ©e. Demultiples points de rencontre entre les deux logiques ont pu ĂȘtre Ă©tablis. Ils permettent decomplĂ©ter le schĂ©ma proposĂ© au terme du chapitre prĂ©cĂ©dent. On s’interdira nĂ©anmoinsd’évoquer le moindre lien de causalitĂ© entre les Ă©lĂ©ments de la structure productive et ceux dela structure temporelle en les reliant par un simple trait non-orientĂ©.

Schéma : des structures productives aux structures temporelles

Intégration/Autonomie

Le temps fragmenté

Compétition hors-coûts

Le temps industriel

Compétition par les coûts

Taylorisme flexible

(31) On trouve Ă©videmment toujours des auteurs qui analysent les transformations actuelles comme le simpleprolongement des tendances Ă  l’origine de la structuration du temps industriel (MERCURE, 1995). Ils nedĂ©cĂšlent alors ni rupture, ni nouveau modĂšle temporel.En revanche, l’analyse largement reconnue de Jacques ATTALI pose Ă©galement l’émergence d’un Tempsdes codes qui succĂ©derait au Temps des machines. Il est sans doute prĂ©maturĂ© – et prĂ©somptueux – desupposer l’identitĂ© de ce Temps des codes et du temps fragmentĂ© dĂ©crit ci-dessus. Des rapprochementsheuristiques paraissent nĂ©anmoins possibles. C’est en particulier le cas autour de la notion de “tempspropre” dĂ©veloppĂ©e par Jacques ATTALI. Observant la physique et la biologie contemporaine, il pose eneffet comme fondement possible du Temps des codes, la reconnaissance, Ă  cĂŽtĂ© du “temps universelobjectif et abstrait” Ă©tablit par le Temps des machines, d’un “temps propre Ă  chaque systĂšme” (ATTALI,1982, p. 260). Sans pousser trop rapidement l’analogie, il faut bien convenir que cette dualitĂ© de lastructure temporelle Ă©mergente pourrait peut-ĂȘtre constituer l’un des fondements profonds du modĂšleorganisationnel d’autonomie/intĂ©gration.

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7.3 Temps sociaux et mobilité

Les structures temporelles de la sociĂ©tĂ© contemporaine sont Ă©videmment en rapportĂ©troit avec les comportements de mobilitĂ© que l’on peut observer en son sein. En effet, lamobilitĂ© est une pratique du temps comme de l’espace. A ce titre, elle est une partieconstitutive des reprĂ©sentations sociales du temps qui prĂ©valent Ă  une Ă©poque donnĂ©e. Il s’agitlĂ  d’une autre face de l’idĂ©e que Bertrand MONTULET prĂȘte Ă  Anthony GIDDENS, selon laquelle« toute sociĂ©tĂ© se doit d’organiser la co-prĂ©sence spatiale et temporelle de ses membres pourexister en tant que telle » (MONTULET, 1998, p. 9). Dans ces conditions, il est parfaitementenvisageable d’examiner dans quelle mesure la mobilitĂ© interurbaine Ă  motif professionnel estfaçonnĂ©e par les reprĂ©sentations dominantes aujourd’hui.

La pression Ă  l’intensification de l’usage du temps est sans doute la premiĂšre descaractĂ©ristiques Ă  retenir pour ses implications sur la mobilitĂ©. L’usage privilĂ©giĂ© des moyensde transport les plus rapides en est la traduction concrĂšte. Son histoire a Ă©tĂ© longuementĂ©voquĂ©e en premiĂšre partie. Elle illustre entre autres que cette accĂ©lĂ©ration embrasse de trĂšslarges pans, voire la totalitĂ©, de la sociĂ©tĂ©. De fait, la pression Ă  l’intensification de l’usage dutemps rĂ©pond aux deux structures contemporaines du temps qui viennent d’ĂȘtre prĂ©sentĂ©es : le« temps industriel » et le « temps fragmentĂ© ».

Par ailleurs, la vitesse demeure la premiĂšre justification sociale du TGV. Elle est aussisa caractĂ©ristique fondamentale mĂȘme si le chapitre 5 a permis d’évoquer un standard del’offre de transport entre mĂ©tropole qui repose aussi sur d’autres dimensions. C’est donc enspĂ©cifiant l’usage de la vitesse dans le cadre de chacun des deux types de temps sociauxidentifiĂ©s que l’on Ă©tablira un nouveau lien entre les analyses prĂ©cĂ©dentes et la mobilitĂ©.

Il convient cependant de prĂ©ciser qu’il s’agit lĂ  d’une dĂ©marche exploratoire reposantessentiellement sur des spĂ©culations intellectuelles. La permanence de la diffĂ©renciationsociale attachĂ©e Ă  l’usage des moyens de transports rapides a pu ĂȘtre confirmĂ©e par desdonnĂ©es d’enquĂȘte prĂ©cisant la catĂ©gorie socio-professionnelle des usagers du TGV (chapitre2). Ces mĂȘmes donnĂ©es ont Ă©galement pu ĂȘtre utilisĂ©es pour vĂ©rifier la prĂ©pondĂ©rance desactivitĂ©s de manipulation de l’information parmi les motivations de dĂ©placement (chapitre 4)ou encore la pertinence du concept de « travail mĂ©tropolitain » pour l’analyse de la mobilitĂ©(chapitre 5). MĂȘme les discours sur la « GenĂšse du TGV » (chapitre 3) sont fondĂ©s sur denombreux tĂ©moignages. Ici, aucune observation qui pourrait confirmer le bien-fondĂ© deshypothĂšses avancĂ©es ne sera prĂ©sentĂ©e.

La logique industrielle de « la vitesse comme opportunité »

« TGV. Gagnez du temps sur le temps » ont proclamĂ© entre 1981 et 1986 les campagnespublicitaires menĂ©e par la SNCF autour de la nouvelle offre ferroviaire (32). Ce slogans’inscrit d’abord dans une reprĂ©sentation trĂšs classique du temps. « Gagner du temps » signifie

(32) La confirmation des dates de la campagne de communication et de la syntaxe exacte du slogan ont Ă©tĂ©trouvĂ©es dans un article sur la derniĂšre “signature” du TGV (Prenez le temps d’aller vite) paru dans lemagazine gratuit distribuĂ© par la SNCF aux voyageurs des lignes Ă  grande vitesse France TGV, n° 28,octobre 2000, p. 18.

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que le temps est une ressource, qu’il peut ĂȘtre Ă©pargnĂ©. L’expression sous-entend aussi quechaque instant « gagnĂ© » peut ĂȘtre valorisĂ©. Enfin, elle oriente l’imaginaire vers un universlargement fonctionnaliste qui, peut-ĂȘtre, fait davantage appel aux rĂ©fĂ©rences de la vieprofessionnelle qu’à celles de la vie privĂ©e.

« Gagner du temps » semble donc plutĂŽt renvoyer Ă  la figure du temps industriel, celled’un temps continu et Ă©changeable, celle d’un univers qui tend Ă  isoler le travail du reste de lavie. Dans ce cadre temporel continu, la grande vitesse est immĂ©diatement valorisable. ElleapparaĂźt comme une opportunitĂ© propre Ă  rĂ©duire les temps de trajet, alors considĂ©rĂ©s commedes coĂ»ts associĂ©s aux dĂ©placements. Dans une telle logique et concernant les dĂ©placements Ă motif professionnel, les coĂ»ts de dĂ©placements peuvent ĂȘtre assimilĂ©s Ă  des coĂ»ts deproduction. RĂ©duire les temps de trajet revient donc Ă  gagner en compĂ©titivitĂ©. En ce sens, lavitesse comme opportunitĂ© rĂ©pond en premier lieu aux exigences des activitĂ©s Ă©conomiquespour lesquelles la concurrence porte principalement sur les coĂ»ts. On peut donc aussi la relierau « taylorisme flexible ».

On retrouve vraisemblablement cette logique de rĂ©duction des coĂ»ts dans le transfertmassif de l’avion vers le train opĂ©rĂ© Ă  la faveur de la mise en service du TGV par lesvoyageurs Ă  motif professionnel appartenant Ă  une entreprise industrielle. Ce constat, rĂ©sultantdes enquĂȘtes de dĂ©placements rĂ©alisĂ©es tant en 80-85 sur le TGV sud-est qu’en 89-93 sur leTGV-A a Ă©tĂ© Ă©tabli au chapitre 4 en observant que sur ce segment, la forte croissance du traficTGV est apparue au sein d’un nombre total de dĂ©placements (tous modes confondus) presqueinchangĂ©. Suite Ă  l’accroissement des vitesses du chemin de fer, l’arbitrage entre les tarifs et letemps de parcours s’est trouvĂ© dĂ©placĂ© suivant une logique dont le modĂšle prix-temps dĂ©jĂ prĂ©sentĂ© rend parfaitement compte en termes de coĂ»t gĂ©nĂ©ralisĂ© du dĂ©placement. Sanscommettre l’erreur d’assimiler taylorisme flexible et activitĂ©s industrielles, il n’est cependantpas Ă©tonnant de voir ces derniĂšres rĂ©agir fortement Ă  une incitation sur les coĂ»ts.

Outre l’orientation du trafic vers le mode le moins onĂ©reux, la consĂ©quence habituelled’une rĂ©duction des coĂ»ts de transport est une extension des aires de marchĂ©. La grandevitesse ferroviaire ne faillit pas Ă  la rĂšgle et le phĂ©nomĂšne, dĂ©jĂ  Ă©voquĂ© au chapitre 5, a pu ĂȘtreobservĂ© et analysĂ© Ă  propos de certaines activitĂ©s de services sophistiquĂ©s Ă  la faveur de lamise en service du TGV entre Paris et Lyon (BUISSON 1986). Mais, la conclusion de cetteĂ©tude montrait que certaines entreprises lyonnaises, qui avaient saisi l’opportunitĂ© du TGVpour offrir leurs services sur le marchĂ© parisien, s’interrogeaient dĂ©sormais sur la situationoptimale de leur implantation. Les moyens de transport rapides permettant de gĂ©rer l’une oul’autre des deux configurations, ce questionnement souligne bien que le dĂ©cloisonnement desmarchĂ©s se traduit Ă©galement par une souplesse accrue en matiĂšre de localisation des activitĂ©s.

L’usage de la vitesse comme opportunitĂ© s’inscrit dans une logique de valorisation(KLEIN, 1995). Elle intĂšgre la distance comme une contrainte de fonctionnement parmid’autres, qui fait alors l’objet d’arbitrages en partie dĂ©terminĂ©s par les coĂ»ts de franchissementdont la vitesse est une composante. Cet arbitrage possible implique donc que l’activitĂ© qui lemotive n’est pas fondamentalement dĂ©pendante des performances maximales du systĂšme detransport : il signifie que d’autres configurations sont envisageables, avec des temps detransports plus longs, qui ne remettent pourtant pas en cause l’existence, ni les principalescaractĂ©ristiques de l’activitĂ© considĂ©rĂ©e.

Quelques exemples-types, plus imagĂ©s, peuvent permettre de mieux saisir ce dernieraspects. C’est la vitesse comme opportunitĂ© qui opĂšre lorsque la circulation des personnesentre les Ă©tablissements d’une mĂȘme firme est redĂ©finie suite Ă  l’arrivĂ©e du TGV sansmodifier ni les attributions de chaque site, ni le schĂ©ma organisationnel gĂ©nĂ©ral de la firme.

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C’est encore une logique d’opportunitĂ© qui amĂšne un reprĂ©sentant commercial ou unprestataire d’assistance technique Ă  Ă©largir sa zone d’opĂ©ration sans changer les relations qu’ilĂ©tablit avec ses clients. C’est toujours une opportunitĂ© que saisit l’entrepreneur parisien quichoisit une prestation de service mieux adaptĂ©e ou meilleur marchĂ© dans une mĂ©tropole deprovince dĂ©sormais reliĂ©e Ă  grande vitesse plutĂŽt que l’offre de son sous-traitant habituel, plusproche, mais moins performant.

Il faut davantage comprendre ces exemples rapidement Ă©voquĂ©s comme des archĂ©typesaidant Ă  rĂ©vĂ©ler l’une des logiques d’usage de la grande vitesse que comme des photographiesde la rĂ©alitĂ©. En effet, ces situations dans lesquelles la vitesse n’est porteuse d’aucunchangement organisationnel concernant la production et la rĂ©alisation de l’activitĂ© qui motivele dĂ©placement ne peuvent ĂȘtre que des fictions tant organisation, usage du temps et del’espace sont indissociables. De maniĂšre Ă  rendre compte de cette globalitĂ©, on peut alorsproposer de considĂ©rer la vitesse comme opportunitĂ© comme une caractĂ©ristique desorganisations capables d’intĂ©grer les coĂ»ts de franchissement de la distance parmi leursparamĂštres.

En prĂ©sentant des situations trĂšs dĂ©pouillĂ©es, les quelques exemples Ă©voquĂ©s mettent enĂ©vidence que la vitesse comme opportunitĂ© n’est qu’une figure thĂ©orique de l’usage de lagrande vitesse, tout comme le « temps industriel » et le « taylorisme flexible » ne sont que desfigures thĂ©oriques des temps sociaux contemporains et des configurations organisationnellesdu systĂšme productif. C’est bien sur ce plan abstrait qu’il convenait d’établir un premier lienentre ces diffĂ©rents champs.

Le temps fragmenté de la vitesse comme nécessité

« Gagnez du temps sur le temps » disait la publicitĂ©. L’accroche finale du slogan,soulignĂ©e ici, a bien sĂ»r comme fonction de capter l’attention. Elle transforme la banaleinjonction en une surprenante priĂšre. Il suffit de ces quelques mots supplĂ©mentaires pour quele message ne dĂ©voile pas son sens au premier regard. Il en devient attirant car il portedĂ©sormais une part de mystĂšre. Il stimule l’imaginaire. A travers cette opposition entre uncommandement on ne peut plus direct et une touche finale qui reste obscure, il s’agit de crĂ©erle sentiment que le service vantĂ© par ce message n’est pas seulement froidement efficace, maisqu’il appelle aussi un regard plus intimiste. Ainsi s’établit, Ă  travers le TGV, un lien entre ununivers fonctionnel oĂč la technologie ferroviaire symbolise l’efficacitĂ© professionnelle duclient potentiel et l’univers personnel de ce mĂȘme individu.

Mais donner une interprĂ©tation rationnelle de ce message, sibyllin de prime abord, neprĂ©sente guĂšre de difficultĂ©. « Gagnez du temps sur le temps » : la redondance de ce mĂȘmeterme dans une phrase aussi courte exprime l’idĂ©e que non seulement la durĂ©e du dĂ©placementse rĂ©duit, mais aussi, de maniĂšre plus radicale, l’échelle de mesure de cette durĂ©e. Il s’agitdonc d’un appel Ă  l’ubiquitĂ© (33) ou du moins d’une invite Ă  franchir une nouvelle Ă©tape dans

(33) Toute Ă  sa logique d’accĂ©lĂ©ration des dĂ©placements, la SNCF a ainsi produit un discours, paradoxal de sapart, de non-valorisation du temps de parcours, assimilĂ© Ă  un temps perdu. La conception, plutĂŽt spartiate,de l’amĂ©nagement intĂ©rieur des premiĂšres rames TGV (les rames oranges), traduit cette reprĂ©sentationd’un temps de trajet tellement rĂ©duit que le confort offert Ă  bord devient secondaire.La SNCF a rapidement fait Ă©voluer son point de vue sur cet aspect, d’abord Ă  cause de la multiplicationdes trajets longs (les dessertes de Toulon Ă  partir de 1985 et de Nice Ă  partir de 1987 impliquaient, audĂ©part de Paris, des durĂ©es de trajets de 6 ou 7 heures). Mais surtout, l’entreprise ferroviaire s’est renducompte du danger commercial qu’il y avait Ă  nĂ©gliger ainsi le temps que ses propres clients passent en sa

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le processus d’intensification temporelle. La structure temporelle sous-jacente n’est plus cellede la continuitĂ©, mais au contraire celle de la fragmentation oĂč les activitĂ©s se succĂšdent sanstransition, sans temps de trajet.

Ainsi, les publicistes dĂ©crivent-ils, dĂšs son apparition, un TGV qui n’est pas seulementcelui du temps industriel. Pour donner corps Ă  ce produit nouveau face Ă  son public, ils ont Ă©tĂ©contraints de complĂ©ter cette structure temporelle classique par un ensemble de traitsnouveaux. On ne s’étonnera pas d’y retrouver les principales caractĂ©ristiques du « tempsfragmentĂ© » tel qu’il est dĂ©crit dans les pages qui prĂ©cĂšdent. La seconde partie de l’hypothĂšseavancĂ©e ici est que cette nouvelle structure temporelle se retrouve Ă©galement dans lespratiques de dĂ©placement et qu’elle fait de la vitesse une nĂ©cessitĂ©.

L’importance de cette caractĂ©ristique de l’offre ferroviaire Ă  grande vitesse qui consisteĂ  rendre possible, sur les principales relations desservies, les voyages aller-retour dans lajournĂ©e tout en laissant Ă  destination un temps disponible apprĂ©ciable, a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© soulignĂ©e.Cette possibilitĂ© tend Ă  s’ériger comme l’un des standards de l’offre de service qu’une grandeville peut mettre Ă  disposition de ces usagers (chapitre 4). En tant que pratique dedĂ©placement, elle s’impose aussi Ă  la fois comme norme et comme optimum chez les usagersfrĂ©quents du TGV (CHEVALLIER, 1989). Les observations menĂ©es par le Laboratoired’Economie des Transports autour des TGV sud-est (BONNAFOUS, 1987) puis Atlantique(KLEIN et CLAISSE, 1997) confirment la tendance au raccourcissement de la durĂ©e desvoyages, les sĂ©jours plus longs laissant la place aux allers-retours inscrits dans la journĂ©e.

En termes d’usage du temps, ces comportements de dĂ©placement rĂ©pondent d’abord Ă une volontĂ© d’effacement du temps de trajet puisqu’il s’agit de se dĂ©placer sans empiĂ©ter surle temps dĂ©volu aux activitĂ©s adjacentes. En ce sens, ils s’inscrivent dans un processusradicalisĂ© d’intensification temporelle qui dĂ©sormais, vise l’ubiquitĂ©. Mais, cet effacementdemeure partiel si l’on considĂšre la durĂ©e. C’est donc Ă  travers l’ordonnancement des activitĂ©sque l’on va chercher Ă  le parfaire. Maurice CHEVALLIER (1989) dĂ©crit comment les usagersfrĂ©quents du TGV gĂšrent comme un tout la totalitĂ© de leur emploi du temps, articulant aumieux obligations professionnelles, contraintes de dĂ©placement et vie familiale. Ce constat estlargement corroborĂ© par les tĂ©moignages des premiers utilisateurs de la tĂ©lĂ©phonie mobilerecueillis par Francis JAUREGUIBERRY (1996). Ces arrangements, qui visent Ă  sauvegarder toutĂ  la fois les plages de travail nĂ©cessaires et les temps de la vie personnelle renforcent ladĂ©pendance des deux univers que le « temps industriel » avait si nettement distinguĂ©.

Avec le raccourcissement de la durĂ©e de trajet et la possibilitĂ© d’organiser des voyagesdans la journĂ©e, les usagers interviewĂ©s par Maurice CHEVALLIER soulignent bien qu’ils negagnent pas seulement du temps. Le voyage devenant beaucoup plus simple, il nĂ©cessiteĂ©galement moins de prĂ©paration et peut s’envisager au dernier moment. Le TGV apporte doncune souplesse accrue dans la gestion de l’éloignement qui permet par exemple de rĂ©pondre

compagnie. Les gĂ©nĂ©rations suivantes de matĂ©riel roulant, les TGV-A (dont la campagne de lancementvantait “la croisiĂšre Ă  300 km/h”) et les rames “duplex” notamment, ont bĂ©nĂ©ficiĂ© de cet apprentissage. LarĂ©cente campagne de la SNCF sur le thĂšme “Prenez le temps de gagner du temps” traduit ce renversementde philosophie en cherchant au contraire Ă  valoriser le temps de trajet.Sur ce point encore, on constate Ă  nouveau comment les conceptions françaises et allemandes de la grandevitesse se rapprochent peu Ă  peu : l’intĂ©rieur trĂšs cossu de la premiĂšre version de l’ICE allemand s’estinscrit dans une logique de dĂ©veloppement selon laquelle la vitesse du service ferroviaire rapide pouvaitĂȘtre parfois mise au second plan par rapport Ă  d’autres impĂ©ratifs ; tout en demeurant Ă©levĂ©, le niveau deconfort offert s’est banalisĂ© dans les versions ultĂ©rieures.

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plus aisément à une demande urgente impliquant un déplacement ou de suivre de plus prÚsune activité se déroulant à distance.

Ces nouvelles facilitĂ©s sont alors intĂ©grĂ©es dans les organisations productives qui semettent en place : plutĂŽt que de programmer Ă  l’avance l’intervention d’un expert Ă©loignĂ©, onl’envisagera « Ă  la demande », en temps rĂ©el ; plutĂŽt que de confier les mĂȘmes activitĂ©s Ă  desĂ©tablissements rĂ©partis dans plusieurs villes et opĂ©rant sur des champs gĂ©ographiquesdiffĂ©rents, on recherchera des Ă©conomies d’échelle en spĂ©cialisant chacun d’eux sur unefonction particuliĂšre pour l’ensemble de la zone tout en assurant une coordination forte desactivitĂ©s qui nĂ©cessitera des rencontres frĂ©quentes (on retrouve le principed’autonomie/intĂ©gration). On peut ainsi imaginer de multiples exemples d’arrangementsorganisationnels fondĂ©s sur cette capacitĂ© du TGV Ă  effacer le temps de trajet, et donc ladistance. Ils constituent aussi pour les firmes un moyen de s’adapter Ă  l’incertitude de leurenvironnement. On insistera sur le fait que l’adoption de tels schĂ©mas rend alors la grandevitesse parfaitement nĂ©cessaire pour qu’ils puissent fonctionner. En ce sens, la vitesse commenĂ©cessitĂ© est caractĂ©ristique des organisations fondĂ©es sur une nĂ©gation de la distance.

Mais cette souplesse nouvelle qu’apporte la grande vitesse n’est pas sans contrepartie.Comme les usagers du tĂ©lĂ©phone portable, ceux du TGV soulignent la pression accrue que faitpeser sur eux la possibilitĂ© de se dĂ©placer facilement. Les diverses observations rĂ©vĂšlent devĂ©ritables situations de stress, voire d’angoisse, face Ă  l’incertitude non maĂźtrisĂ©e des rythmestemporels. La fonction protectrice que jouait la distance ayant disparue, il devient difficile dedĂ©cliner une sollicitation. Mais c’est surtout la montĂ©e de l’urgence que mentionnent lespersonnes confrontĂ©es aux outils modernes de communication (JAUREGUIBERRY, 1998). Nonseulement, lĂ  encore, la distance ne protĂšge plus, mais les performances de ces outilspermettent de mettre en place des organisations dont le mode de fonctionnement habituel estle court terme. La vitesse s’impose alors comme une nĂ©cessitĂ© du « temps fragmentĂ© ».

À cet usage de la grande vitesse qui nie la distance, on peut donc associer l’ensembledes traits qui dessinaient la figure du « temps fragmentĂ© ». La vitesse comme nĂ©cessitĂ©apparaĂźt, au cĂŽtĂ© de la vitesse comme opportunitĂ© pour complĂ©ter la grille de lecture des tempssociaux contemporains.

Il convient de souligner ce que cette structure duale de l’usage de la grande vitesse doit Ă l’analyse de Maurice CHEVALLIER (1989). Celui-ci distinguait en effet dans le premierchapitre de son rapport (p. 5) « deux type d’effet-TGV » :

« - Le TGV (vitesse + frĂ©quence) en tant que dĂ©clencheur d’une mobilitĂ© diffĂ©rente nonseulement par la frĂ©quence (plus de dĂ©placements), mais surtout, par ses modalitĂ©s (ex :voyages de la demi-journĂ©e, voyages Ă  l’improviste) et ses fonctions (ce qu’il permet defaire et qui n’était pas possible avant) ;

- Une simple aubaine (gain de temps essentiellement), sans changement qualitatif notabledes modalitĂ©s et des fonctions des dĂ©placements, ni rĂ©organisation de l’emploi du temps(travail et hors-travail) ».

À la lecture de ces dĂ©finitions, la filiation entre le « TGV-dĂ©clencheur » et la vitessecomme nĂ©cessitĂ© d’une part, et celle entre le « TGV-aubaine » et la vitesse comme opportunitĂ©d’autre part, apparaissent clairement. La principale diffĂ©rence vient de ce que cette distinctionest, dans le prĂ©sent travail, rapprochĂ©e de systĂšmes d’analyse plus larges. Les temps sociaux« industriel » ou « fragmentĂ© », et plus encore le « taylorisme flexible » et le principed’« autonomie/intĂ©gration », ont Ă©tĂ© dĂ©finis de maniĂšre totalement indĂ©pendante de la sphĂšredes transports. Ils sont mobilisĂ©s afin de donner un sens Ă  une lecture de l’usage de la grandevitesse en termes d’opportunitĂ© et de nĂ©cessitĂ©. Ainsi, la mobilitĂ© est-elle re-situĂ©e parmi ses

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dĂ©terminants sociaux. En revanche, c’est Ă  l’objet technique TGV et Ă  ses performances queMaurice CHEVALLIER attribue, « de façon quelque peu simplificatrice » comme il le prĂ©cise,les transformations des pratiques de mobilitĂ©.

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QuatriĂšme partie : MĂ©tropolisation de l’espace productif
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QuatriĂšme partie

MÉTROPOLISATIONDE L’ESPACE PRODUCTIF :

CONCENTRATION ET DIFFUSION

La troisiĂšme partie Ă©tait celle du temps. Elle abordait les Ă©volutions du systĂšmeproductif sous l’angle organisationnel avant d’évoquer explicitement la dimension temporellede l’organisation sociale. Or, le transport est fondamentalement l'activitĂ© consistant Ă  dĂ©placerun bien ou une personne dans l'espace gĂ©ographique. Toute tentative visant Ă  donner unfondement, Ă  travers l'analyse des dynamiques de la sociĂ©tĂ©, Ă  un moyen de transport et Ă  sesusages se doit donc de prendre en compte l'inscription spatiale – puisqu'elles en ont une – deces dynamiques. La quatriĂšme partie est donc celle de l’espace.

Pourtant, il serait vain d'attendre que, selon le mot de Fernand BRAUDEL, l'Ă©paisseur duterritoire s'efface. On ne peut pas dĂ©duire de maniĂšre simple Ă  partir des deux Ă©volutions dusystĂšme productif qui ont pu ĂȘtre mises en Ă©vidence – taylorisme flexible d'une part,intĂ©gration organisationnelle/autonomie des structures de l'autre – une structuration spatialequi pourrait se lire directement sur les deux dimensions de la surface terrestre, ou mieuxencore, se reprĂ©senter sur celles de la feuille de papier sur laquelle est imprimĂ©e une carte.Faut-il rappeler que le territoire est une construction sociale ? Que, de la mĂȘme maniĂšre, laproduction est une activitĂ© sociale, et que leur rencontre ne peut pas ĂȘtre rĂ©duite Ă  de simplescoordonnĂ©es gĂ©ographiques ?

Pour dĂ©buter cette derniĂšre partie, l’introduction du chapitre 8 insistera donc sur lamultiplicitĂ© des dynamiques qui structurent l’espace. On abordera ensuite quelques approchesthĂ©oriques, qui, au plan Ă©conomique, permettent de donner une reprĂ©sentation de cesphĂ©nomĂšnes diversifiĂ©s qui agitent la rĂ©partition des activitĂ©s Ă  la surface du sol. De ladescription des mĂ©canismes de marchĂ© Ă  la comprĂ©hension des processus sociaux decoordination des activitĂ©s, les apports pertinents pour l’analyse spatiale sont nombreux.

Sur ces bases, le chapitre 9 pourra alors entreprendre de donner un sens Ă  cesphĂ©nomĂšnes en reliant Ă  un niveau trĂšs global les Ă©volutions du systĂšme productif Ă  unetendance essentielle et repĂ©rable spatialement : le processus de mĂ©tropolisation. Cetterecherche conduira Ă  donner une lecture duale de la structuration spatiale de l’espace productifcontemporain. C’est dans ce cadre, enfin, que l’on pourra illustrer la maniĂšre dont le systĂšmede transport s’inscrit dans cette structure spatiale.

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Chapitre 8 : Les dynamiques multiples de l’espace productif ❘ 205

Chapitre 8

LES DYNAMIQUES MULTIPLESDE L’ESPACE PRODUCTIF

Si l’on admet la diversitĂ© des dynamiques Ă  l’Ɠuvre, la figure spatiale qui se dessine faitapparaĂźtre plusieurs traits saillants qui correspondent Ă  des dynamiques partiellementdistinctes. Chacune d’elles peut ĂȘtre utilement prĂ©cisĂ©e Ă  partir des analyses thĂ©oriques quicherchent Ă  l’expliquer. On retiendra donc tout d’abord la dialectique concentration/diffusion.À travers l’évocation des modĂšles spatiaux rĂ©cents issus de l’économie industrielle de PaulKRUGMAN et Brian ARTHUR, puis, Ă  l’encontre de la chronologie, celle de la thĂ©orie del’espace Ă©conomique et des pĂŽles de croissance de François PERROUX, on verra que les deuxtermes, loin de s’opposer systĂ©matiquement, peuvent aussi correspondre Ă  des tendancessimultanĂ©es, voire complĂ©mentaires. La logique de spĂ©cialisation est par nature trĂšs liĂ©e auxphĂ©nomĂšnes de concentration. Les approches classiques et nĂ©o-classiques de la question, puis,Ă  nouveau, celle dĂ©veloppĂ©e par Paul KRUGMAN autour des rendements croissants permettentd’en comprendre les ressorts, mais aussi les limites.

Concentration, diffusion et spĂ©cialisation trouvent finalement l’essentiel de leurdynamique dans le jeu du marchĂ©. Mais, des travaux sur les phĂ©nomĂšnes deconcentration/diffusion – de Paul KRUGMAN Ă  François PERROUX – Ă  ceux sur laspĂ©cialisation, on verra que s’affirme peu Ă  peu la nĂ©cessitĂ© de ne pas s’en tenir qu’aux seulesprocessus d’échange pour comprendre l’organisation spatiale des activitĂ©s Ă©conomiques. Uneanalyse Ă©conomique pertinente de ces tendances implique Ă©galement d’y intĂ©grer desphĂ©nomĂšnes hors marchĂ© et dĂ©bouche assez naturellement sur la prise en compte de ladimension locale. Dans cette optique, les processus de territorialisation seront enfin abordĂ©s,tout d’abord Ă  travers les travaux rĂ©cents de « l’économie de la proximitĂ© », puis Ă  traversceux dĂ©veloppĂ©s plus directement dans la lignĂ©e des districts marschalliens, en termes de« systĂšmes productifs locaux ». Les dimensions sociales, culturelles, historiques desorganisations productives retrouveront, pas toujours sans contradiction, leur place dans desanalyses dont on soulignera nĂ©anmoins les limites.

Des dynamiques spatiales multiples

Michael STORPER et Bennet HARRISON, dans un article dĂ©jĂ  mentionnĂ©, aboutissent Ă constater l'impossibilitĂ© de passer de maniĂšre simple des structures productives aux formesspatiales de la production. Il convient peut-ĂȘtre de rappeler qu'ils commencent par dĂ©finirdiffĂ©rents types de « systĂšmes input-output » en fonction de l'importance des Ă©conomiesd'Ă©chelle ou de variĂ©tĂ© internes aux unitĂ©s de production d'une part, et externes d'autre part :aux Ă©conomies internes importantes correspondent des unitĂ©s de grande taille, de mĂȘme, desĂ©conomies externes Ă©levĂ©es sont liĂ©es Ă  une structuration des unitĂ©s en rĂ©seau de production.Michael STORPER et Bennet HARRISON prĂ©cisent encore ces types thĂ©oriques en indiquant queces rĂ©seaux peuvent a priori ĂȘtre spatialement agglomĂ©rĂ©s ou au contraire Ă©clatĂ©s. Les auteurs

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utilisent ensuite la notion de « gouvernance ». Il s'agit alors de caractĂ©riser le « degrĂ© dehiĂ©rarchie et de direction (ou au contraire de collaboration et de coopĂ©ration) dans lacoordination et la prise de dĂ©cision au sein du systĂšme input-output ». Le noyau, oĂč lahiĂ©rarchie est maximale, s'oppose au halo. Deux formes intermĂ©diaires de halo-noyau avecentreprise leader ou seulement coordinatrice complĂštent encore cette grille de lecture(STORPER et HARRISON, 1992. Voir plus haut, chapitre 6).

Bien sûr, l'aboutissement de cette construction consiste à tenter de mettre en relation lesdifférents types de réseaux et les structures de gouvernance identifiées. Les auteurs effectuentcette démarche en classant plusieurs systÚmes productifs observés de maniÚre empirique ausein d'une grille de lecture constituée par un tableau à double entrée reprenant ces deuxdimensions. Ils soulignent alors « qu'il n'existe pas de rapport direct entre les différents typesde réseaux et de structures de gouvernance, ni entre la taille des unités et les types degouvernance » (p. 278). Le détail du tableau semble néanmoins indiquer que les organisationsspatiales en réseaux dispersés impliquent plutÎt une structure de gouvernance à fortehiérarchie. Ce résultat parait cependant pouvoir s'expliquer en partie par les caractéristiquesdes « systÚmes productifs » (au sens de STORPER et HARRISON) retenus ici : unéchantillonnage moins industriel, au sens classique du terme, viendrait vraisemblablementatténuer sa netteté. Par contre, les réseaux agglomérés ne sont l'apanage d'aucune forme degouvernance.

On pourrait multiplier les exemples montrant qu’une typologie des organisationsproductives, aussi prĂ©cise soit-elle, ne concorde pas avec les structures gĂ©ographiques de laproduction. L’analyse de STORPER et HARRISON laisse Ă©galement entrevoir que les deuxdimensions ne sont pas sans relations, mais que ces relations sont vraisemblablement pluscomplexes Ă  apprĂ©hender qu’on l’imaginerait de prime abord. Un autre intĂ©rĂȘt de cetteapproche est d’établir, Ă  travers la notion de « systĂšme productif », un lien entre la localisationdes entreprises, envisagĂ©e Ă  un niveau micro-Ă©conomique, et la structure spatiale des activitĂ©sd’une rĂ©gion.

Enfin, ces travaux mettent l’accent sur la caractĂ©ristique la plus immĂ©diate desconfigurations territoriales : sont-elles Ă©clatĂ©es ou agglomĂ©rĂ©es ? Cette problĂ©matique deconcentration ou de diffusion des activitĂ©s est Ă©videmment centrale ici. En effet, elle constituepar nature le fondement principal d’une interrogation sur les dynamiques spatiales. Mais dansle cas prĂ©sent, elle renvoie en outre directement Ă  la question de l’adĂ©quation entre une offrede transport collectif (dont les services, par nature se diffusent mal sur les espaces Ă  faibledensitĂ©) et le territoire. En ce sens, cette problĂ©matique de concentration ou de diffusion voitencore se renforcer le rĂŽle primordial qu’on lui laissera.

NĂ©anmoins, il convient d’ajouter que le degrĂ© de concentration n’est pas le seul Ă©lĂ©mentde diffĂ©renciation de l’inscription dans l’espace des organisations productives. Pour donnerune reprĂ©sentation Ă  peu prĂšs cohĂ©rente du phĂ©nomĂšne, il faut aussi considĂ©rer que les« systĂšmes productifs » ne sont pas totalement indĂ©pendants les uns des autres du point de vuede leur localisation. Cette dĂ©pendance joue en particulier Ă  travers les processus despĂ©cialisation des espaces tels que David RICARDO, en particulier, a pu trĂšs tĂŽt les analyser.Cette spĂ©cialisation joue d’un point de vue quantitatif et dans cette mesure, elle renvoie auxphĂ©nomĂšnes de concentration. Mais elle diffĂ©rencie Ă©galement les espaces d’un point de vuequalitatif tant il est clair que toutes les activitĂ©s ne se valent pas. AprĂšs concentration etdiffusion des activitĂ©s, la spĂ©cialisation des espaces sera donc le troisiĂšme point de vue Ă partir duquel nous tenterons de dĂ©chiffrer les dynamiques spatiales.

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À la suite des analystes des « systĂšmes productifs localisĂ©s », on peut enfin distinguerles organisations suivant l’intensitĂ© de leur ancrage dans le territoire. On isolerait ainsi d’unepart les « systĂšmes productifs » dont l’organisation est largement dĂ©terminĂ©e par des structuresĂ©conomiques, sociales et politiques spĂ©cifiques d’un espace ou d’un milieu local identifiableet d’autre part, ceux qui ne sont constituĂ©s qu’en rĂ©fĂ©rence aux caractĂ©ristiques d’unenvironnement gĂ©nĂ©ral, national, voire plus large. Pour les premiers, la localisation est unedimension constitutive. Les seconds sont par nature plus indiffĂ©rents Ă  cet aspect. CesrĂ©flexions laissent apparaĂźtre qu’il n’est pas inutile de prĂ©ciser, d’un point de vue thĂ©orique,les dynamiques qui structurent l’espace productif.

8.1 Concentration et diffusion

L’analyse des modalitĂ©s de concentration et de diffusion des activitĂ©s sur un territoire adonnĂ© lieu Ă  plusieurs schĂ©mas explicatifs. Depuis le XIXe siĂšcle, la question a Ă©tĂ© abordĂ©esuivant des points de vue trĂšs diffĂ©rents. Certains sont fondĂ©s plus ou moins explicitement surla notion de rente fonciĂšre (VON THÜNEN ou HOTTELING par exemple), d’autres constituentune tentative d’explication des stratĂ©gies de localisation des entrepreneurs (c’est le cas deWEBER, mais aussi de « l’atmosphĂšre industrielle » marschallienne). Au delĂ , enfin, duconstat gĂ©ographique que constitue le schĂ©ma christallerien, celui-ci fonde la hiĂ©rarchie desvilles sur l’étendue des aires de marchĂ© qu’elles peuvent capter au profit des activitĂ©sĂ©conomiques les moins bien rĂ©parties. À travers les hĂ©sitations propres Ă  tout domaine deconnaissance qui se construit, cette diversitĂ© est aussi la marque d’un objet qui ne laisse passaisir de maniĂšre univoque. Elle ne se dĂ©ment pas dans la pĂ©riode rĂ©cente.

Les approches thĂ©oriques qui ont Ă©tĂ© retenues ici prĂ©sentent le point commun de poserune interrogation sur la limite entre ce qui est interprĂ©table en termes de jeux de marchĂ© et cequi appelle d’autres considĂ©rations. C’est avec le double soucis de montrer leur pertinence etd’ouvrir ces questionnements que sont abordĂ©s les modĂšles de localisation de Paul KRUGMAN

et de Brian ARTHUR, la thĂ©orie de la polarisation de François PERROUX et les approchesmenĂ©es en termes de spĂ©cialisation des espaces, de David RICARDO jusqu’à, de nouveau, PaulKRUGMAN.

Les modĂšles de Paul KRUGMAN et Brian ARTHUR : le poids de l’histoire et dumarchĂ©

Le modĂšle « Core-Periphery » proposĂ© par Paul KRUGMAN tout d’abord, est un modĂšlede localisation des activitĂ©s dont l’intĂ©rĂȘt tient Ă  ce qu’il suggĂšre plutĂŽt qu’à sa capacitĂ©prĂ©dictive. Dans cet esprit, l’une de ses qualitĂ©s est de faire Ă©merger un nombre limitĂ© devariables simples Ă  travers lesquelles ont peut reprĂ©senter les processus de concentration, ouau contraire de diffusion, des activitĂ©s dans l’espace. On s’en tiendra ici Ă  ces suggestions. Lelecteur intĂ©ressĂ© par les fondements du modĂšle pourra se reporter aux Ă©crits de PaulKRUGMAN lui-mĂȘme, ainsi qu’à la prĂ©sentation pĂ©dagogique, et en français, qu’en a donnĂ©eMarie-Françoise CALMETTE (KRUGMAN, 1991a, en particulier annexe A, pp. 101-113 ;KRUGMAN, 1991b ; CALMETTE, 1994). Il faut nĂ©anmoins insister ici sur le fait que ce sont cesfondements thĂ©oriques rigoureux qui donnent son intĂ©rĂȘt au modĂšle et leur pertinence auxvariables qu’il permet d’exhiber.

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C’est plutĂŽt Ă  GĂ©rard SANTI (1995, en part. chap. 3, pp. 161-248.), qui s’est attachĂ©davantage Ă  dĂ©crypter la signification du modĂšle que ses Ă©quations, qu’est empruntĂ©e laprĂ©sentation qui suit. Le modĂšle de base repose sur l’exemple d’un pays au sein duquel ondistingue deux rĂ©gions – Ouest et Est – dont les activitĂ©s, et donc la population active, sontrĂ©parties en deux catĂ©gories selon qu’elles sont attachĂ©es au sol (agriculture, extractionminiĂšre) ou non (industrie) – d’oĂč sa dĂ©nomination : « industrial core and agriculturalperiphery ». Une premiĂšre illustration proposĂ©e par Paul KRUGMAN fait intervenir unesituation dans laquelle 60% de la main d’Ɠuvre est employĂ©e dans l’agriculture. Cettepopulation est donc rĂ©partie de maniĂšre homogĂšne entre les deux rĂ©gions Ă  raison de 30% dechaque cĂŽtĂ©, les 40% restant Ă©tant attachĂ©s Ă  l’industrie. On suppose ensuite que la demandede biens manufacturĂ©s est constante quel que soit le segment de population que l’on considĂšreet qu’elle s’élĂšve au total Ă  10 unitĂ©s. Si une rĂ©gion concentre la totalitĂ© de la productionindustrielle, la demande qui en Ă©manera sera alors de 7 unitĂ©s contre 3 issues de la rĂ©gionrestĂ©e exclusivement agricole. Si, au contraire, l’industrie est rĂ©partie de maniĂšre Ă©gale entreles deux rĂ©gions, la demande sera de 5 unitĂ©s de chaque cĂŽtĂ©.

Cette configuration simple est enfin complĂ©tĂ©e par des coĂ»ts de deux types : des coĂ»tsfixes liĂ©s Ă  l’implantation d’un Ă©tablissement industriel et des coĂ»ts de transport engendrĂ©s parle transfert de biens manufacturĂ©s d’une rĂ©gion Ă  l’autre. La question est maintenant deprĂ©ciser la localisation que va choisir une entreprise-type dans ce contexte. Le tableau suivantprĂ©cise ce choix dans le cas oĂč les coĂ»ts de transport d’une unitĂ© de produit s’élĂšvent Ă  uneunitĂ© de coĂ»t tandis que les coĂ»ts fixes d’une usine se montent Ă  quatre unitĂ©s.

Ce tableau illustre une situation dans laquelle la tendance dominante s’auto-entretient :la concentration de l’industrie dans une seule des deux rĂ©gions conduit Ă  empĂȘcher touteimplantation dans l’autre ; a contrario, l’équi-rĂ©partition des industries dans les deux rĂ©gionsamĂšnent les entreprises Ă  adopter ce choix pour elles-mĂȘmes. Mais on remarque surtout queles rĂ©sultats de cette simulation dĂ©pendent de 2 variables : la proportion de travailleursemployĂ©s dans l’agriculture d’une part et le rapport entre les coĂ»ts fixes et les coĂ»ts detransport d’autre part.

Tableau 1 : Ensemble des coûts d'une entreprise en fonction de sa localisation et de ladistribution de l'emploi industriel

Distribution del'emploi industriel

Coûts d'une firme type, si elle produit

à l'Est à l'Est et à l'Ouest à l'OuestCoûts fixes 4 8 4

à l'est en totalité Coûts de transport 3 0 7total 7 8 11

Coûts fixes 4 8 4Est-Ouest à 50-50 Coûts de transport 5 0 5

Total 9 8 9

Coûts fixes 4 8 4à l'Ouest en totalité Coûts de transport 7 0 3

Total 11 8 7Source : P. Krugman, "Geography and trade", p 17.

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Chapitre 8 : Les dynamiques multiples de l’espace productif ❘ 209

Que l’augmentation de la proportion de travailleurs agricoles, donc uniformĂ©mentrĂ©partis dans l’espace, favorise la diffusion des activitĂ©s industrielles est finalement assezintuitif pour qu’il ne soit pas nĂ©cessaire d’y insister. En revanche, la maniĂšre dont ladiminution des coĂ»ts de transport vient accompagner la croissance des rendements d’échellepour accentuer la tendance Ă  la concentration est remarquable. Elle met en Ă©vidence deuxfacteurs qui donnent un premier fondement aux dynamiques de polarisation. À travers cesdeux facteurs, Paul KRUGMAN situe sans ambiguĂŻtĂ© une origine essentielle de la concentrationdans les mĂ©canismes touchant l’économie de la firme dans ce qu’elle a de plus fondamental.

Continuant cet effort, Paul KRUGMAN raisonne ensuite en parallĂšle la question de lalocalisation des activitĂ©s et celle de la main d’Ɠuvre. Suivant une conclusion de AlfredMARSHALL, il montre alors formellement que les entrepreneurs comme les travailleurs ontintĂ©rĂȘt Ă  la concentration pour des raisons parfaitement symĂ©triques d’accĂšs Ă  un marchĂ© dutravail ou de l’emploi plus large, qui amortira Ă  moindre coĂ»t les hausses ou les baissesd’activitĂ©. LĂ  encore, ce sont les mĂ©canismes du marchĂ© qui jouent pour expliquer lapolarisation. Mais l’apport de Paul KRUGMAN Ă  la science Ă©conomique est justement de situercette logique marchande dans un contexte oĂč les rendements sont croissants. Il insiste lui-mĂȘme sur la capacitĂ© du modĂšle « Core-Periphery » Ă  expliquer la concentration sans faire« appel Ă  des concepts de nature allusive, tels que les externalitĂ©s technologiques pures ; lesĂ©conomies externes sont pĂ©cuniaires et naissent de la volontĂ© d’acheter et de vendre Ă  unerĂ©gion oĂč sont concentrĂ©s d’autres producteurs » (KRUGMAN, 1991b, p. 333). L’existence derendements croissants autour desquels les entrepreneurs dĂ©ploient leurs stratĂ©gies est doncl’une des origines essentielles de la polarisation.

Tout en Ă©tant moins restrictif que son compatriote puisqu’il prend en compted’éventuelles externalitĂ©s technologiques, W. Brian ARTHUR (1990) aboutit Ă  des conclusionstrĂšs proches. Le modĂšle qu’il propose se prĂ©sente sous une forme tout Ă  fait diffĂ©rente dumodĂšle « Core-Periphery » : il s’agit de reprĂ©senter de façon sĂ©quentielle et dynamique lalocalisation de firmes tirĂ©es alĂ©atoirement. Chaque firme est d’abord dĂ©finie par sa prĂ©fĂ©rencegĂ©ographique pour chacun des sites possibles en fonction de ses caractĂ©ristiques productivespropres, indĂ©pendamment des autres firmes. Chaque firme, au moment de choisir salocalisation, bĂ©nĂ©ficie en outre de la prĂ©sence Ă©ventuelle d’autres firmes sur tel ou tel site. Ils’agit d’une fonction dite « de concentration » reprĂ©sentant les Ă©conomies (ou dĂ©sĂ©conomies)d’agglomĂ©ration qui vient s’ajouter Ă  celle reprĂ©sentant le bĂ©nĂ©fice gĂ©ographique. Chaquefirme choisit enfin le site oĂč la somme de sa fonction de prĂ©fĂ©rence propre et de la fonction deconcentration est la plus Ă©levĂ©e.

Les conclusions du modĂšle dĂ©pendent Ă©videmment des caractĂ©ristiques que l’on attribueaux Ă©conomies d’agglomĂ©ration. Lorsque celles-ci ne rencontrent aucune limite supĂ©rieure,Brian ARTHUR montre que « une localisation capture presque tout l’ensemble fini des firmes,avec une probabilitĂ© Ă©gale Ă  un ». Si, au contraire, les Ă©conomies d’agglomĂ©rations sontbornĂ©es, on observe un processus pendant lequel risque d’émerger un ensemble delocalisations qui monopolisera l’industrie. On retrouve ici la possibilitĂ© d’apparition de pĂŽlesmultiples dĂ©jĂ  prĂ©vue par Paul KRUGMAN. Ce second modĂšle rĂ©ussit donc Ă©galement Ă  rendrecompte des phĂ©nomĂšnes de concentration Ă  partir du jeu de variables qui peuvent reprĂ©senterles mĂ©canismes du marchĂ©. Mais dans cette formalisation Ă  nouveau, ce sont d’abord lesrendements croissants qui sont Ă  la source des phĂ©nomĂšnes de concentration.

Brian ARTHUR, comme Paul KRUGMAN, s’interroge sur la nature des dĂ©terminants quifont que tel ou tel site Ă©mergera comme pĂŽle attracteur Ă  l’exclusion d’autres qui demeurerontdĂ©serts. KRUGMAN Ă©voque alors les conditions initiales. Le modĂšle d’ARTHUR est plus prĂ©cis

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dans la mesure oĂč il fait intervenir des « accidents historiques » tout au long du processussĂ©quentiel (Ă  travers le choix alĂ©atoire des caractĂ©ristiques de la firme Ă  localiser Ă  chaqueĂ©tape). NĂ©anmoins, l’influence de ces accidents est dĂ©croissante Ă  mesure que se figent lessituations par suite du renforcement des effets d’agglomĂ©ration. Cette reprĂ©sentation vientdonc enrichir la notion de conditions initiales, sans l’infirmer. Les deux auteurs se retrouventdonc pour attribuer Ă  l’histoire un poids essentiel dans les phĂ©nomĂšnes de concentration.

Bien que les auteurs ne le fassent pas explicitement eux-mĂȘmes, on peut considĂ©rer queles mĂȘmes Ă©lĂ©ments qui sont Ă  l’origine des dynamiques de concentration – forces du marchĂ©et alĂ©as de l’histoire – expliquent Ă©galement pour une part la diffusion des activitĂ©s sur leterritoire. Ainsi, les accidents historiques et les conditions initiales sont-ils des Ă©lĂ©mentsĂ©vidents de perturbation. On peut ainsi comparer la situation de l’Europe et celle del’AmĂ©rique du Nord tout au long du XIXe siĂšcle. L’occupation complĂšte et dense du territoirepar une population agricole est caractĂ©ristique de la premiĂšre. La hauteur des coĂ»ts detransport y a favorisĂ© une relative dispersion des activitĂ©s industrielle naissante, en mĂȘmetemps que leur diminution a permis un mouvement de concentration. L’AmĂ©rique s’est quantĂ  elle peuplĂ©e peu Ă  peu d’émigrants, dĂ©barquant pour l’essentiel dans les grands ports duNord-Est, lĂ  oĂč s’est dĂ©veloppĂ©e l’industrie. Le jeu du marchĂ© peut quant Ă  lui parfaitementconduire Ă  l’évitement des concentrations trop importantes dans le cadre du modĂšled’ARTHUR : il suffit d’y introduire des dĂ©sĂ©conomies d’agglomĂ©ration ainsi qu’il est d’ailleursenvisagĂ© Ă  la fin de l’article mentionnĂ©.

En fait, pour les Ă©conomistes, les relations entre les forces de marchĂ© et les processus deconcentration ou de diffusion sont plus complexes qu’il pourrait paraĂźtre de prime abord.GĂ©rard SANTI souligne ainsi que les nĂ©o-classiques, a priori favorables aux thĂšses deconvergence des niveaux de dĂ©veloppements rĂ©gionaux, ont peu Ă  peu introduit dans leursmodĂšles des Ă©lĂ©ments qui font finalement apparaĂźtre celle-ci comme un cas particulier. Acontrario, les approches en termes de dĂ©veloppement dĂ©sĂ©quilibrĂ© proposĂ©es par GunnarMYRDAL puis Nicholas KALDOR intĂšgrent Ă  leur tour des considĂ©rations sur la diffusion. DemĂȘme, l’analyse de la division spatiale du travail, avancĂ©e en France par Philippe AYDALOT,met en Ă©vidence des processus de diffusion sĂ©lective des activitĂ©s qui militent tout Ă  la foispour une forme de convergence et pour un maintien, voire un renforcement, des hiĂ©rarchies.

La théorie de la polarisation ou les relations asymétriques

InitiĂ©e par François PERROUX au dĂ©but des annĂ©es 50, la thĂ©orie des pĂŽles de croissancea Ă©tĂ© un moment important de la rĂ©flexion des Ă©conomistes sur le dĂ©veloppement et l’espace.En tant que pratique, elle s’est trouvĂ©e largement infirmĂ©e Ă  travers le bilan des mises enƓuvre concrĂštes dont elle a pu faire l’objet. À un niveau moins empirique, elle continuenĂ©anmoins de rendre compte d’une certaine rĂ©alitĂ© exprimĂ©e d’abord ainsi par son auteur :« Le fait grossier, mais solide, est celui-ci : la croissance n’apparaĂźt pas partout Ă  la fois ; ellese manifeste en des points ou pĂŽles de croissance, avec des intensitĂ©s variables ; elle se rĂ©pandpar divers canaux et avec des effets terminaux variables pour l’ensemble de l’économie »(PERROUX, 1991, p. 178).

Cette thĂ©orie n’a, au dĂ©part, pas de contenu proprement spatial. Elle considĂšre desacteurs (des firmes) Ă©tablissant entre eux des relations qui, par nature, sont dĂ©sĂ©quilibrĂ©es.Certaines entreprises, par leur taille, par leur position au sein du systĂšme productif, se trouventen effet en situation de jouer un rĂŽle dominant. Les impulsions qu’elles pourront Ă©mettre versl’extĂ©rieur vont alors imposer aux unitĂ©s indĂ©pendantes des rĂ©actions qui amplifieront

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l’impulsion initiale. Selon la reprĂ©sentation de François PERROUX, l’économie est doncprofondĂ©ment hiĂ©rarchisĂ©e. Philippe AYDALOT, dans la prĂ©sentation qu’il fait de cette thĂ©orie,insiste avec raison sur les notions de « pouvoir Ă©conomique » ou « d’effet de domination » quifondent l’univers perrousien (AYDALOT, 1985, p.127 et suiv.).

C’est par le biais des Ă©conomies externes, pĂ©cuniaires et surtout technologiques, ques’opĂšre la diffusion de la croissance Ă  partir d’une innovation introduite par « l’unitĂ©motrice ». C’est Ă©galement par ce biais que la thĂ©orie des pĂŽles de croissances acquiert unedimension spatiale dans la mesure oĂč les Ă©conomies externes envisagĂ©es sont avant tout desĂ©conomies d’agglomĂ©ration. En rĂ©alitĂ©, la thĂ©orie des pĂŽles de croissance semble pouvoir selire tant du point de vue de la concentration des activitĂ©s que du point de vue de la diffusiondu dĂ©veloppement. Alain RALLET rapporte ainsi l’opposition apparue entre deux conceptionsparmi les dĂ©veloppements issus de cette thĂ©orie : une lecture anglo-saxonne a principalementinsistĂ© sur la polarisation en montrant comment les activitĂ©s rĂ©parties entre deux pĂŽles setrouvaient aspirĂ©es par l’un ou l’autre ; la lecture française a surtout retenu l’utilisationvolontariste de la thĂ©orie comme outil de dynamisation des zones sous-dĂ©veloppĂ©es (RALLET,1988, particuliĂšrement pp.574-586).

Cette reprĂ©sentation confirme donc le caractĂšre indĂ©mĂȘlable des dynamiques deconcentration et de diffusion. Toutes les Ă©coles se rejoignent pour mettre en Ă©vidence lestensions contradictoires, qui de ce point de vue, travaillent le territoire. Par rapport Ă  ceux dĂ©jĂ envisagĂ©s, les travaux de François PERROUX prĂ©sentent l’intĂ©rĂȘt d’insister sur les relations depouvoir et de domination. On retrouve par exemple aujourd’hui des prĂ©occupations pour unepart semblables dans la notion plus contemporaine de gouvernance dĂ©jĂ  utilisĂ©e. On retiendradonc que les processus de concentration ou de diffusion des activitĂ©s ne rĂ©sultent passeulement des mĂ©canismes de marchĂ©. Ils trouvent aussi leur vigueur dans les relations – inĂ©gales – qui s’établissent en marge de celui-ci.

Un autre point de convergence entre les diffĂ©rentes approches concerne le rĂŽle importantdĂ©volu aux Ă©conomies externes dans les processus de concentration. Le schĂ©ma initial de PaulKRUGMAN, qui rĂ©ussit Ă  rendre compte du phĂ©nomĂšne Ă  l’aide des seules externalitĂ©spĂ©cuniaires, est en effet davantage complĂ©tĂ© que contredit par l’intĂ©gration des externalitĂ©stechnologiques dans les travaux de Brian ARTHUR et François PERROUX. Cet Ă©largissementdes facteurs susceptibles d’intervenir marque cependant un Ă©cart dans l’apprĂ©ciation duphĂ©nomĂšne. En effet, Ă  travers les externalitĂ©s pĂ©cuniaires (renvoyant Ă  un mĂ©canisme demarchĂ©), c’est de la ressemblance des acteurs que naĂźt la dynamique de concentration : elleapparaĂźt parce qu’ils opĂšrent sur le mĂȘme marchĂ© (rendement d’échelle) ou interviennent dansle mĂȘme cycle de production (rĂ©percussion vers l’aval des baisses de coĂ»t de production desintrants).

Les externalitĂ©s technologiques peuvent aussi intervenir sur la base de similitudes entreproducteurs. C’est en partie le cas, par exemple, lorsqu’elles prennent la forme dudĂ©veloppement d’une base de connaissances commune localement partagĂ©e. Mais cet exemplemet Ă©galement en Ă©vidence l’apport des diffĂ©rences entre producteurs, de leurcomplĂ©mentaritĂ©. Ce jeu des externalitĂ©s amĂšne finalement Paul KRUGMAN (1996, p. 109) Ă Ă©voquer Ă  la suite de Brian ARTHUR, un processus d’auto-consolidation des avantagescomparatifs dont peut disposer un espace pour une activitĂ© donnĂ©e.

A ce tableau qui privilĂ©gie Ă  l’évidence les dynamiques de concentration, il convientnĂ©anmoins d’ajouter que les diffĂ©rences, et en particulier les inĂ©galitĂ©s en matiĂšre de coĂ»t quiapparaissent fatalement puisque les facteurs de production ne sont pas parfaitement mobiles,

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sont a contrario de trĂšs puissants moteurs de diffusion. Ces remarques conduisent alors Ă aborder quelques enseignements des thĂ©ories s’attachant au commerce international.

Spécialisation

L’évocation des phĂ©nomĂšnes de spĂ©cialisation des espaces pour Ă©clairer les dynamiquesspatiales du systĂšme productif ne va pas de soi. L’affirmation selon laquelle toutes lesactivitĂ©s ne se valent pas mĂ©rite tout d’abord d’ĂȘtre explicitĂ©e. Jean-Louis REIFFERS (1990, enparticulier p. 1018) mentionne diffĂ©rentes façons d’aborder la question de la hiĂ©rarchie desactivitĂ©s. Une premiĂšre fait rĂ©fĂ©rence Ă  la demande potentielle et Ă  son Ă©volution : mieux vautĂȘtre spĂ©cialisĂ© sur un produit dont le marchĂ© est en forte croissance que sur un produit atone.Une seconde prend en compte les aspects liĂ©s Ă  la technologie : crĂ©ation de produits nouveauxĂ  fort potentiel, induction de gains de productivitĂ©, etc. Une troisiĂšme approche concerne lacapacitĂ© Ă  investir des « niches » oĂč la demande est peu sensible au prix, garantie de revenusĂ©levĂ©s. Une quatriĂšme enfin rend compte de la maniĂšre dont l’appareil productif est plus oumoins mobilisĂ© par diffĂ©rentes productions ; une spĂ©cialisation sur une activitĂ© impliquantlargement le tissu productif « rendra, selon Jean-Louis REIFFERS, l’ajustement dynamique dusystĂšme plus harmonieux et Ă©vitera les transferts de facteurs trop brutaux entre les secteurs ».Chacune Ă  sa maniĂšre, ces quatre faces du mĂȘme problĂšme renvoient l’image d’une hiĂ©rarchiedes activitĂ©s. En revanche, les multiples combinaisons possibles en fonctions des choix et desrĂ©alitĂ©s de chaque espace Ă©liminent l’hypothĂšse d’un ordre immuable et universel.

Les processus de spĂ©cialisation des espaces ont Ă©tĂ© envisagĂ©s par les Ă©conomistes enconsidĂ©rant les nations. L’essentiel des thĂ©ories du commerce international, qui traitent cettequestion, reposent sur la notion d’avantage comparatif avancĂ©e en son temps par DavidRICARDO. L’idĂ©e de dĂ©part est de dĂ©passer la notion d’avantage absolu de Adam SMITH selonlaquelle une nation peut se spĂ©cialiser sur une production donnĂ©e lorsque ses coĂ»ts y sontmoins importants que ceux des autres pays. Elle va pouvoir exporter et Ă©vincer les nationsconcurrentes. RICARDO montre lui qu’il peut y avoir intĂ©rĂȘt mutuel Ă  la spĂ©cialisation, mĂȘmedans les cas oĂč un couple produit/nation ne prĂ©sente pas d’avantage absolu. L’exempleprĂ©sentĂ© par l’auteur est celui du vin et des draps au Portugal et en Angleterre (GUERRIEN,1996, article : Commerce international (thĂ©orie du), pp. 72-79). Le point de dĂ©part est que,mĂȘme s’il produit Ă  meilleur compte et les draps et le vin, le Portugal ne peut alimenter Ă  luiseul les marchĂ©s anglais et portugais pour les deux produits : il est limitĂ© dans la disponibilitĂ©d’au moins l’un de ses facteurs de production, par exemple le travail. L’activitĂ© est doncpartagĂ©e entre les deux pays. Supposons alors que les coĂ»ts en unitĂ©s de travail de laproduction d’une unitĂ© de produits s’établissent comme il suit :

Vin DrapPortugal 1 1Angleterre 3 2

Si l’Angleterre rĂ©duit sa production de vin de 2 unitĂ©s, elle libĂšre 6 unitĂ©s de travail quipourront ĂȘtre employĂ©es Ă  produire 3 unitĂ©s de drap. L’exportation de ces 3 unitĂ©s de drap auPortugal libĂ©rera alors 3 unitĂ©s de travail dans ce pays. 2 d’entre elles seront utilisĂ©es Ă produire le vin importĂ© par l’Angleterre, la derniĂšre unitĂ© de travail Ă©tant le gain net de latransaction. Cet exemple simplissime illustre le mĂ©canisme de l’avantage comparatif quipermet l’échange et pousse Ă  la spĂ©cialisation sur une base plus large que l’avantage absolu.

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Les prolongements du raisonnement de RICARDO par le courant nĂ©o-classique ont enparticulier permis de spĂ©cifier le mode de fixation des prix nationaux et internationaux. LemodĂšle HECKSHER-OHLIN-SAMUELSON met en Ă©vidence le dĂ©placement de l’équilibreprovoquĂ© par l’échange. Sous certaines conditions, il montre le gain enregistrĂ© par lesconsommateurs des deux pays ainsi que la convergence de la rĂ©munĂ©ration des facteurs deproduction (capital et travail). Sous des formes plus ou moins sophistiquĂ©es, mais enconservant toujours les principes initiaux, ces formalisations Ă©tablissent comment la mobilitĂ©des biens (Ă  travers le commerce) vient pallier l’immobilitĂ© des facteurs de production(assurĂ©e par les frontiĂšres des nations) et comment l’inĂ©gale rĂ©partition de ces derniers estfinalement la source de la spĂ©cialisation (1).

Evidemment, la confrontation de la thĂ©orie Ă  la rĂ©alitĂ© observĂ©e est venue malmener cesbeaux Ă©difices. Jean-Louis REIFFERS (1990) note que les rĂ©sultats des tests empiriques menĂ©sĂ  partir des annĂ©es 50 ont Ă©tĂ© trĂšs contrastĂ©s. Une des principales difficultĂ©s a Ă©tĂ© de dĂ©finirplus finement les facteurs de production (travail de qualification variĂ©e, technologie...). Cesapprofondissements, Ă  partir du constat d’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© des facteurs, ouvrent alors un dĂ©batqui renvoie directement Ă  la question des dynamiques territoriales telles qu’elle est abordĂ©eplus loin. Le problĂšme se pose en effet trĂšs rapidement de considĂ©rer qualification ettechnologie comme des ressources qui peuvent ĂȘtre en partie propres aux diffĂ©rents espaces etde s’intĂ©resser Ă  la façon dont elles peuvent apparaĂźtre (2).

Le principal renouvellement dans l’approche thĂ©orique de la question de laspĂ©cialisation vient de l’introduction dans le raisonnement de l’existence de rendementscroissants. Si l’on ne s’arrĂȘte pas Ă  la dĂ©monstration micro-Ă©conomique, le principe desrĂ©sultats de Elhanan HELPMAN et Paul KRUGMAN (1985) est simple ; il suffit d’imaginer audĂ©part une situation oĂč deux nations, produisant deux biens, ne se distinguent ni par ladotation en facteurs, ni par leurs fonctions de production. Elles se trouvent alors dans un casde non-pertinence de l’approche ricardienne comme de l’approche nĂ©o-classique : dans unpareil cas, ni l’une ni l’autre ne prĂ©voient d’échange et de processus de spĂ©cialisation.Pourtant l’introduction de l’hypothĂšse d’existence de rendements croissants – largementvĂ©rifiĂ©e dans la rĂ©alitĂ© – implique que, partant d’une situation parfaitement uniforme, lamoindre perturbation affectant les volumes de production d’une nation ou de l’autre va setraduire par une modification de la fonction de coĂ»t et par un avantage au producteur le plusimportant. A partir de ce moment, on retrouve les mĂȘmes mĂ©canismes que prĂ©cĂ©demment.

L’introduction de l’hypothĂšse des rendements croissants se rĂ©vĂšle donc extrĂȘmementfructueuse. On admettra qu’il importe peu pour le propos prĂ©sent que ces rendementscroissants dĂ©coulent d’économies externes entre agents et ne remettent pas en cause leshypothĂšses de concurrence pure et parfaite, ou reposent sur un processus de diffĂ©renciationdes biens conduisant Ă  des situations de concurrence imparfaite. On retiendra que l’hypothĂšsedes rendements croissants permet d’abord d’élargir encore le champ des configurations pour

(1) Sur ce point, il convient nĂ©anmoins de prĂ©ciser une divergence d’approches entre les classiques quiconsidĂšrent que les diffĂ©rences entre pays ont surtout comme origine des technologies de production plusou moins performantes et les nĂ©o-classiques qui fondent ces diffĂ©rences uniquement Ă  partir de dotationsen facteurs de production inĂ©gales.

(2) La mĂȘme question est posĂ©e sous une forme un peu diffĂ©rente par Peter LINDERT et Thomas PUGEL (1997,p. 154) lorsqu’ils s’interrogent sur la possibilitĂ© de dĂ©nommer « dotation en facteur » les conceptions dupatron de Toyota en matiĂšre d’organisation de la production et conserver ainsi le modĂšle standart pourexpliquer les performances Ă  l’exportation de cette entreprise.

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lesquels les phĂ©nomĂšnes de spĂ©cialisation sont possibles : non seulement, ces derniersdeviennent envisageables dans les cas oĂč il n’y a pas d’avantage comparatif au dĂ©part, mais,pour peu que la perturbation initiale soit suffisante, on peut Ă©galement imaginer despossibilitĂ©s de retournement oĂč un effet de volume viendrait plus que compenser undĂ©savantage initial. Les rendements croissants permettent ensuite de rompre en partie avec ledĂ©terminisme des thĂ©ories prĂ©cĂ©dentes qui, Ă  partir d’une situation donnĂ©e, fournissent uneprĂ©diction unique. Dans les Ă©crits de ces dix derniĂšres annĂ©es, Paul KRUGMAN (1996, parexemple) insiste fortement sur l’influence d’évĂ©nements exogĂšnes par rapport au jeu dumarchĂ© : les « accidents historiques » dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©s mais surtout la possibilitĂ© d’une actionvolontariste des autoritĂ©s politiques.

Enfin, en permettant de contourner les conditions liĂ©es aux facteurs de production (qu’ils’agisse de leur dotation initiale ou de leurs combinaisons au sein de fonctions de production),l’hypothĂšse des rendements croissants modifie la reprĂ©sentation de l’espace impliquĂ©e par lathĂ©orie Ă©conomique du commerce international. Les frontiĂšres nationales qui garantissent lalibre circulation des facteurs au sein de chaque pays mais empĂȘchent leur passage de l’un Ă l’autre perdent de leur nĂ©cessitĂ©. Finalement, l’introduction des rendements croissants fait dela thĂ©orie de la spĂ©cialisation des nations une thĂ©orie de la spĂ©cialisation des espaces dont lapertinence peut ĂȘtre Ă©tendue Ă  l’analyse de phĂ©nomĂšne interne Ă  un espace Ă©conomique unifiĂ©(3). Les faits confirment cette analyse. Ainsi, dans Geography and Trade, Paul KRUGMAN

(1991a, pp. 75-82) insiste sur la non-correspondance des rĂ©gions telles que l’on peut lesdĂ©finir sur des bases Ă©conomiques et des espaces nationaux. A partir d’une comparaison entreles grands pays de l’Union EuropĂ©enne et des zones de poids comparable aux Etats-Unis, ilmontre aussi que la spĂ©cialisation est plus intense Ă  l’intĂ©rieur des frontiĂšres nationales (entreles rĂ©gions amĂ©ricaines) qu’entre les pays d’Europe.

En fait, concernant la spĂ©cialisation, Paul KRUGMAN prĂ©sente une constructionthĂ©orique trĂšs voisine de celle qu’il a avancĂ©e par la suite Ă  propos des phĂ©nomĂšnes deconcentrations spatiales. Il est d’ailleurs assez clair que les deux tendances sont de mĂȘmenature, pourvu que l’on se reprĂ©sente la spĂ©cialisation d’un espace comme la concentrationd’activitĂ©s semblables en un mĂȘme lieu. Tout au plus faudrait-il ajouter, pour rendre comptedu phĂ©nomĂšne de spĂ©cialisation, un effet – plus ou moins marquĂ© – d’éviction d’activitĂ©s quideviendraient concurrentes dans l’utilisation des facteurs de production d’une mĂȘme zonegĂ©ographique. Les mĂ©canismes de marchĂ© qui prĂ©sident Ă  ce type d’évolution sont donc trĂšssemblables. On retrouve Ă©galement une reprĂ©sentation dĂ©terministe troublĂ©e par la possibilitĂ©laissĂ©e aux influences extĂ©rieures Ă  la stricte sphĂšre Ă©conomique. Mais par rapport Ă  laquestion de la concentration, celle de la spĂ©cialisation apporte deux complĂ©ments non-nĂ©gligeables. D’une part, elle permet de faire apparaĂźtre les enjeux qualitatifs liĂ©s auxdĂ©veloppements cumulatifs d’activitĂ©s sur un espace donnĂ© : toutes les activitĂ©s ne se valentpas. D’autre part, elle pose avec force, la question des ressources territoriales.

(3) Alain RALLET, dans sa thĂšse, s’interrogeait longuement sur la faible utilisation de la thĂ©orie du commerceinternational en analyse rĂ©gionale. AprĂšs en avoir notĂ© l’aspect sĂ©duisant, il identifiait deux obstacles. Lepremier, « sociologique » tient Ă  la raretĂ© des problĂ©matiques communes aux deux champs. Le second,thĂ©orique, est justement l’inadĂ©quation de l’hypothĂšse de l’impermĂ©abilitĂ© des frontiĂšres aux facteurs deproduction dans un contexte national. Aujourd’hui, notamment avec les dĂ©bats concernant la mise enplace d’espaces Ă©conomiques supra-nationaux (U.E., ALENA) et la diffusion des travaux sur laconcurrence imparfaite, il est clair que la situation a bien Ă©voluĂ©e (RALLET, 1988, particuliĂšrementpp.481-505).

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En effet, toutes les analyses qui intĂšgrent, mĂȘme de maniĂšre nuancĂ©e, des considĂ©rationsconcernant les facteurs de production sont aujourd’hui contraintes de mieux spĂ©cifier cesderniers. La fertilitĂ© des terres agricoles et le climat sont bien sĂ»r des critĂšres non-pertinentspour la quasi-totalitĂ© des activitĂ©s. MalgrĂ© des diffĂ©rences, le marchĂ© mondial des capitauxrend ceux-ci accessibles dans des conditions comparables dans tous les pays dĂ©veloppĂ©s.Quant au travail, il est dĂ©sormais clair qu’il ne peut ĂȘtre approchĂ© avec pour seule variablediscriminante son coĂ»t. Par ailleurs, Ă  la suite de Philippe ZARIFIAN (1990) ou de JeanGADREY (1996), il a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© soulignĂ© que la productivitĂ© est une notion largement insuffisantepour mesurer son efficacitĂ©. A l’aune des exigences du systĂšme productif contemporain, il fauttenir compte de ses capacitĂ©s de rĂ©action, de sa crĂ©ativitĂ© ou de sa qualitĂ©. Or ces dimensionssont complexes et, par lĂ , souvent spĂ©cifiques Ă  certains types d’activitĂ©s, d’organisations,voire Ă  certaines situations culturelles ou historiques. En outre, elles reposent gĂ©nĂ©ralement enbonne partie sur des « arrangements productifs » tout Ă  fait particuliers, propres, encore unefois, Ă  l’activitĂ©, mais aussi au contexte local.

Les « accidents historiques » et les « politiques volontaristes » ont une existencedĂ©sormais reconnue par les thĂ©ories formalisĂ©es. Mais la nature mĂȘme de ses accidentsdemeure traitĂ©e de façon caricaturale. L’analyse des phĂ©nomĂšnes de spĂ©cialisation des espacesbutte aussi, en dernier ressort, sur un obstacle du mĂȘme ordre : la question est bien de saisir lanature des Ă©lĂ©ments qui fondent la capacitĂ© des territoires Ă  mobiliser, voire Ă  gĂ©nĂ©rer, desressources susceptibles d’ĂȘtre activĂ©es dans un processus de production (COLLETIS,PECQUEUR, 1993). Les approches territoriales sont nĂ©es de cette volontĂ© de mieux comprendredes phĂ©nomĂšnes qui sont loin d’ĂȘtre structurĂ©s par le seul jeu du marchĂ©.

8.2 Les analyses territoriales : l’espace au-delĂ  des jeux demarchĂ©

L’histoire de la science rĂ©gionale est souvent interprĂ©tĂ©e comme un effort pourrĂ©introduire l’espace dans la pensĂ©e Ă©conomique (4). La clĂ© de lecture que l’on adoptera ici estun peu diffĂ©rente puisqu’elle cherche Ă  inscrire les Ă©volutions contemporaines de la rĂ©flexionsur l’espace dans un mouvement visant Ă  mieux prendre en compte la rĂ©alitĂ© sociale desphĂ©nomĂšnes de coordination des activitĂ©s Ă©conomiques. Dans ce cadre, il n’est donc pasinutile, pour dĂ©passer le seul jeu du marchĂ©, de retracer les Ă©volutions rĂ©centes de branche. Ondistinguera alors deux moments d’évolution de la pensĂ©e qui interfĂšrent largement l’un surl’autre.

Le premier correspond, au dĂ©part au moins, Ă  la double revendication d’une plus forteaffirmation du fait territorial et de la nature socioculturelle des processus qui prĂ©sident Ă  saformation. Le second a rĂ©pondu au constat de l’importance accrue qu’ont acquis aujourd’huiles phĂ©nomĂšnes d’économie d’agglomĂ©ration dans les dynamiques spatiales. Ce constatconstitue l’une des occasions de rencontre de l’économie rĂ©gionale et de l’économieindustrielle.

Suivant cet ordre, on tentera en premier lieu de comprendre en quoi les « districtsindustriels » et autres « systĂšmes localisĂ©s de production ou d’innovation » mettent en

(4) Ces pages concernant les analyses territoriales sont une version remaniĂ©e d’un article paru dans la Revued’Économie RĂ©gionale et Urbaine (KLEIN, 2000).

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Ă©vidence des phĂ©nomĂšnes d’ancrage territorial des activitĂ©s productives dont la portĂ©e dĂ©passele simple cas particulier. Cet exercice sera l’occasion d’observer comment s’est opĂ©rĂ©el’adaptation de ces concepts au contexte français. On verra alors que, de maniĂšre paradoxale,cette gĂ©nĂ©ralisation n’a pu ĂȘtre conduite qu’au prix d’une perte de substance de la notion deterritoire. En Ă©largissant son champ d’application, c’est une vision normative du territoirecomme forme exclusive de construction sociale qui montre ses limites.

Dans un second temps, les approches posĂ©es en termes de proximitĂ© seront envisagĂ©es.Elles marquent un progrĂšs afin de dĂ©passer la vision normative mentionnĂ©e ci-dessous. Enrevanche, parce qu’il n’est guĂšre possible de donner Ă  la notion de proximitĂ© un autre statutque celui d’une mĂ©taphore, ces approches n’échappent finalement que partiellement audĂ©terminisme territorial contre lequel elles rĂ©agissent.

Toute approche thĂ©orique a ses limites. Les deux qui seront Ă©voquĂ©es ci-dessousn’échappent pas Ă  cette rĂšgle. NĂ©anmoins, elles reprĂ©sentent un moment important del’élargissement des problĂ©matiques spatiales du systĂšme productif. Leur principal acquis, et ilest essentiel, est sans doute de reconnaĂźtre la multiplicitĂ© des dimensions en jeu dans lastructuration de l’espace par les activitĂ©s Ă©conomiques. C’est en s’appuyant sur ces prĂ©cĂ©dentsque certaines analyses peuvent aujourd’hui abandonner toute mĂ©taphore spatiale pourconsidĂ©rer la nature psycho-sociale des phĂ©nomĂšnes de coordination Ă©conomique. OnĂ©voquera briĂšvement les perspectives qu’elles ouvrent pour comprendre des mutations dont laseule analyse des jeux de marchĂ© ne peut rendre compte dans sa totalitĂ©.

Les SystÚmes Productifs Locaux : territoire cherche société

La rĂ©flexion sur les systĂšmes locaux de production ou d’innovation est antĂ©rieure auxtravaux portant sur la proximitĂ©. Elle est plus large, se nourrit de nombreux courants depensĂ©e de l’économie, de la sociologie et de la gĂ©ographie. Elle a marquĂ©, Ă  travers laredĂ©couverte du concept de district, l’apparition de prĂ©occupations spatiales chez lesĂ©conomistes industriels et, Ă  travers la notion de milieu innovateur, « la prise de conscience dela dimension productive dans les facteurs de localisation spatiale » (BELLET et alii, 1992,introduction de AndrĂ© TORRE, p. 112).

Dans un essai bibliographique, Bernard GANNE (1990) remonte quelques filiations. Ilsouligne par exemple que ce retour du local dans l’étude des systĂšmes industriels renoued’une certaine façon avec la grande tradition rĂ©gionaliste de la gĂ©ographie française. Mais, engĂ©ographie comme en Ă©conomie ou en sociologie, la pĂ©riode fordiste a Ă©tĂ© marquĂ©e par uneffacement de ces prĂ©occupations attachĂ©es Ă  comprendre les spĂ©cificitĂ©s de tel ou tel« terroir », de telle ou telle communautĂ© : soit ces spĂ©cificitĂ©s Ă©taient jugĂ©es comme dessurvivances archaĂŻques et sans avenir, soit encore l’intĂ©rĂȘt que l’on pouvait y porter venait audĂ©triment de la comprĂ©hension des grands dĂ©terminismes historiques et sociaux quistructuraient, entre autres, l’espace. Que l’on soit tenant du modernisme, structuraliste, ou lesdeux, le local Ă©tait largement ignorĂ© (5).

(5) La difficultĂ©, pour l’économie et la sociologie, Ă  prendre en compte la rĂ©alitĂ© matĂ©rielle – dont l’espace estune composante essentielle – est plus profonde et dĂ©passe le cadre historique ou idĂ©ologique de la pĂ©riodefordiste. Elle tient en partie au dessein largement universel que se sont donnĂ© ces deux disciplines.Concernant la sociologie, on peut par exemple se reporter Ă  POCHE (1996), et pour l’économie, Ă  DOCKÈS,(1969).

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Peu Ă  peu, « l’épuisement du fordisme », puis la crise elle-mĂȘme allaient amener lesproblĂ©matiques vers des terrains plus concrets et plus prĂ©cis. Dans le mĂȘme temps, un certainĂ©parpillement des grandes idĂ©ologies globalisantes permettait davantage aux chercheursd’investir les Ă©chelles « micro- ». C’est dans ce contexte qu’à la fin des annĂ©es 70 les analysesĂ  caractĂšre monographique se sont Ă  nouveau multipliĂ©es, concernant des espaces dont onretenait les attributs spĂ©cifiques, concernant des types d’entreprises naguĂšre moins dominantstelles les PME, concernant des communautĂ©s dont on retenait la culture propre commeĂ©lĂ©ment de leur efficacitĂ© productive.

Au carrefour de ces tendances, le concept de « district industriel » avancĂ© en son tempspar Alfred MARSHALL s’est trouvĂ© revitalisĂ©, dans une premiĂšre Ă©tape Ă  propos d’observationsitaliennes. Selon Giacomo BECATTINI (1992, p. 37), « le district industriel est une entitĂ© socio-territoriale caractĂ©risĂ©e par la prĂ©sence active d’une communautĂ© de personnes et d’unepopulation d’entreprises dans un espace gĂ©ographique et historique donnĂ© ». Il prĂ©cise encore,concernant la communautĂ© locale, que « son trait le plus marquant est son systĂšme de valeur etde pensĂ©e relativement homogĂšne, expression d’une certaine Ă©thique du travail et de l’activitĂ©,de la famille, de la rĂ©ciprocitĂ©, du changement, qui conditionne en quelque sorte lesprincipaux aspects de la vie ». La population d’entreprises est quant Ă  elle constituĂ©e de PMEqui tendent chacune Ă  se spĂ©cialiser sur un nombre rĂ©duit de fonctions au sein d’un processusde production propre au district. Les relations qui prĂ©valent entre elles sont faites d’un« mĂ©lange de concurrence-Ă©mulation-coopĂ©ration » reposant fondamentalement sur le modede rĂ©gulation sociale spĂ©cifique Ă  la communautĂ©.

Le concept de district industriel met donc en avant un type d’organisation dont lamultiplicitĂ© des modes de coordination s’impose pour en saisir l’efficacitĂ© Ă©conomique. Atravers les exemples repĂ©rĂ©s dans la « troisiĂšme Italie » (celle du centre et du nord-est parrapport Ă  la classique opposition entre la plaine du PĂŽ et le Mezzogiorno), les dĂ©terminantssociaux, culturels et historiques sont trĂšs puissants. Les groupes sociaux observĂ©s constituentdes communautĂ©s de longue tradition dont la cohĂ©sion est vivace et repĂ©rable. Lors destentatives menĂ©es pour mettre en Ă©vidence des organisations semblables hors de la pĂ©ninsule,les archĂ©types d’Émilie ou de Toscane sont cependant apparus spĂ©cifiques d’un contexte danslequel les sociĂ©tĂ©s locales ont toujours bĂ©nĂ©ficiĂ© d’une relative autonomie par rapport aupouvoir Ă©conomique ou politique central. La transposition par-delĂ  les Alpes du concept anĂ©cessitĂ© son adaptation et son assouplissement.

En France en particulier, on a bien sĂ»r commencĂ© par chercher les cas de figure serapprochant le plus des exemples italiens. Le Choletais, ses traditions conservatrices etl’industrie de la chaussure, Oyonnax, sa culture socialiste-libertaire et la plasturgie, la vallĂ©ede l’Arve, son ambiance besogneuse et l’activitĂ© de dĂ©colletage, 
 la liste des « vrais »districts industriels qui a pu ĂȘtre dressĂ©e est restĂ©e limitĂ©e. Bernard GANNE, dans sabibliographie, insiste nettement sur le brouillage qu’introduit la traduction en français desdistricts italiens. Il note que les systĂšmes d’industrialisation diffuse les plus anciensprĂ©sentaient dĂ©jĂ  une forte diversitĂ© dans notre pays. Ils remettent en particulier en causel’hypothĂšse – prĂ©sente dans le modĂšle thĂ©orique initial – d’une homogĂ©nĂ©itĂ© des tissusĂ©conomiques et sociaux locaux. Et de conclure pour l’exemple français que « quoi qu’il ensoit, on remarque combien [...] les phĂ©nomĂšnes d’industrialisation diffuse se rĂ©vĂšlent sommetoute limitĂ©s et restreints... » (p. 30).

Partant de ce constat, les recherches ont Ă©voluĂ© pour tenter de repĂ©rer d’autres formesd’industrialisation reposant toujours sur des modes de coordination articulant concurrence etcoopĂ©ration, mais plus reprĂ©sentatives des rĂ©alitĂ©s Ă©conomiques de la France. Le glissement

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s’est opĂ©rĂ© suivant deux directions. On s’est d’une part intĂ©ressĂ© davantage aux activitĂ©s dehaute technologie qu’aux industries plus traditionnelles de la chaussure, la confection ou lacĂ©ramique qui constituent l’essentiel de l’archĂ©type italien. D’autre part, l’exigence d’uneforte relation entre le systĂšme d’entreprise et une communautĂ© trĂšs homogĂšne et porteused’une culture et de rĂšgles de sociabilitĂ© particuliĂšres portĂ©e par le modĂšle initial a Ă©tĂ©considĂ©rablement assouplie.

Les systĂšmes productifs localisĂ©s (SPL) – mais on parle aussi de systĂšmes locauxd’innovation par exemple – sont les constructions thĂ©oriques venues prolonger le concept dedistrict. Ils en conservent un certain nombre des caractĂ©ristiques. Claude COURLET (1994) noteainsi que perdurent l’importance du « rĂŽle des PME et de leur coopĂ©ration dans un cadreterritorial donnĂ©, l’importance des effets de proximitĂ© et du contexte socioculturel local ».Cela dit, les Ă©tudes de cas rĂ©alisĂ©es concernent trĂšs souvent des ensembles nettement dominĂ©spar de grands groupes et de grandes institutions de recherches publiques ou para-publiques ausein d’agglomĂ©rations importantes. Les exemples toulousains (aĂ©ronautique) et grenoblois(nuclĂ©aire, Ă©lectromĂ©canique, Ă©lectronique, informatique), qui sont les plus citĂ©s, sont de cepoint de vue Ă©loquents. L’importance du rĂŽle des PME, bien qu’encore affirmĂ©e, est donc trĂšsnuancĂ©e.

De mĂȘme, la reprĂ©sentation du contexte socioculturel local sur laquelle s’appuie laconstruction des SPL est largement allĂ©gĂ©e. La culture Ă  laquelle on peut faire rĂ©fĂ©rence estune culture de cadres, d’ingĂ©nieurs, Ă©ventuellement une culture scientifique. Elle ne prĂ©sentepas de caractĂšre spĂ©cifique notable qui permette de distinguer nettement les populations detelle ou telle zone. Michel GROSSETTI, dans une analyse de l’insertion locale des chercheursou d’ingĂ©nieurs des principaux pĂŽles scientifiques français (reposant essentiellement sur le casde Toulouse) note ainsi que cette « population [...] ne prĂ©sente pas de grande surprise parrapport Ă  ce que l’on sait de ces populations en gĂ©nĂ©ral » (GROSSETTI, 1995, en particulier leschapitres V et VI.). On retrouve, sans particularitĂ©, les modes de vie caractĂ©ristiques desindividus Ă  haut niveau socioculturel, ainsi que des itinĂ©raires professionnels assez classiques(formation en grande Ă©cole ou universitaire, tendance Ă  changer d’emploi, voire d’employeur,plus marquĂ©e dans le secteur privĂ©). La seule spĂ©cificitĂ© est, parmi les cadres de niveau bac+4minimum, une proportion de locaux (originaires de la rĂ©gion Midi-PyrĂ©nĂ©es) relativementimportante : 28% si l’on se rĂ©fĂšre au lieu de naissance, 48% si l’on se rĂ©fĂšre au lieu principaldes Ă©tudes supĂ©rieures (6). Ces derniers chiffres, pris comme une mesure de l’ancrage localindividuel, mettent bien en lumiĂšre un Ă©cart significatif avec d’autres technopoles. L’intensitĂ©de cet ancrage apparaĂźt nĂ©anmoins trĂšs partiel en volume. Il n’est Ă©galement pas exemptd’ambiguĂŻtĂ© d’interprĂ©tation par rapport par exemple Ă  l’insertion dans un milieuprofessionnel auquel les Ă©tudes supĂ©rieures donnent accĂšs et dont la dimension territorialen’est peut-ĂȘtre pas premiĂšre.

L’histoire dans laquelle s’enracinerait la culture productive locale apparaĂźt quant Ă  ellerelativement rĂ©cente et repose sur des dynamiques en grande partie extĂ©rieures aux territoiresconsidĂ©rĂ©s. La prĂ©histoire du pĂŽle aĂ©ronautique toulousain remonte par exemple Ă  la premiĂšreguerre mondiale, lorsqu’un industriel spĂ©cialisĂ© dans la construction ferroviaire a dĂ©crochĂ©une importante commande d’avion, principalement, semble-t-il, en raison de l’éloignement deses usines du front. La concentration d’activitĂ©s s’est principalement constituĂ©e Ă  partir des

(6) Michel DE BERNARDY (1997, p. 158) avance des chiffres de mĂȘme nature sur la provenance et lalocalisation des dĂ©bouchĂ©s des Ă©tudiants des Ă©coles d’ingĂ©nieurs grenobloises : grosso modo, un quartvient de la rĂ©gion RhĂŽne-Alpes, un quart y trouve son premier emploi.

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annĂ©es 60, sous l’influence exogĂšne du mouvement de dĂ©concentration parisienne (7). LedĂ©collage industriel est quant Ă  lui datĂ© du dĂ©but de la dĂ©cennie 80 par Michel GROSSETTI

(1995, pp. 134-135). La constitution du pĂŽle industriel et scientifique grenoblois, dans uneville jusque lĂ  spĂ©cialisĂ©e dans la confection et le commerce du gant (FONTAINE, 1984) et lesfonctions officielles, est un peu plus ancienne puisqu’elle remonte Ă  l’exploitation de lahouille blanche, Ă  partir de 1870 environ (8). MalgrĂ© quelques aventures industrielles privĂ©esimportantes dans la papeterie ou l’électromĂ©canique, elle fait Ă©galement une trĂšs large placeaux implantations ex nihilo maĂźtrisĂ©es par l’Etat, liĂ©es au nuclĂ©aire ou Ă  la recherche (9).Jacques CHAMP et Nicole ROUSIER (1997, pp. 39-40) confirment d’ailleurs que perdurel’importance particuliĂšre de la part des emplois publics de l’enseignement supĂ©rieur et de larecherche dans l’agglomĂ©ration.

Il demeure essentiellement du modĂšle initial un systĂšme de coordination des activitĂ©s Ă la fois Ă©conomique et politique, reposant pour partie sur un ensemble de relations informelles,pour une autre partie sur des processus d’apprentissage de longue durĂ©e (10). LescommunautĂ©s sociales et territoriales cohĂ©rentes observĂ©es en Italie apparaissent doncpartiellement vidĂ©es de leur contenu dans d’autres contextes. En consĂ©quence, on a cherchĂ© Ă redĂ©finir ce tissu social plus lĂąche qui constitue les SPL. On a ainsi avancĂ©, Ă  partir d'unefiliation moins directement issue de celle du district marschallien, la notion de milieu, enparticulier de milieu innovateur, ainsi que celle de rĂ©seau. Ces appellations diffĂ©rentes et lesreprĂ©sentations distinctes qu’elles peuvent porter tĂ©moignent de cet effort visant Ă  rendrecompte de constructions sociales moins englobantes que les archĂ©types italiens. Il demeure deces avancĂ©es l’idĂ©e d’une communautĂ© moins spĂ©cifique, moins omniprĂ©sente dans l’activitĂ©humaine d’un espace donnĂ© (11).

Des districts italiens aux SPL Ă  la française, on retrouve donc grosso modo les mĂȘmesĂ©lĂ©ments constitutifs, mais toujours assouplis et allĂ©gĂ©s quant Ă  leur contenu. A l’issue de ceprocessus systĂ©matique d’adaptation du concept initial aux rĂ©alitĂ©s de notre pays, il est logiqueque la notion de territoire se trouve elle-mĂȘme affectĂ©e. On conserve en effet l’idĂ©e d’un

(7) Entre autres histoires de l’industrie aĂ©ronautique toulousaine, on pourra se reporter Ă  (SFEZ, CAUQUELIN etBAILLEUX, 1976). Cette analyse a par ailleurs Ă©tĂ© reprise en annexes de Critique de la dĂ©cision afind’illustrer la « mĂ©thode du surcode » proposĂ©e par Lucien SFEZ (1981).

(8) Michel DE BERNARDY (1997, p. 156-7) invoque plus que ne dĂ©montre une historicitĂ© plus profonde de laspĂ©cialisation grenobloise dans les production Ă  haute valeur ajoutĂ©e. Il la fonde sur le relief, sourced’opiniĂątretĂ© et de gestion parcimonieuse des ressources, sur une philosophie “plus perfectionnistequ’expansionniste” et sur la proximitĂ© entre une Ă©lite intellectuelle, que n’est pas venue concurrencer unebourgeoisie commerçante ou financiĂšre, et le milieu de entrepreneurs. Comme le note l’auteur lui-mĂȘme,le premier Ă©lĂ©ment n’est en rien spĂ©cifique du Chef-lieu de l’IsĂšre. Les deux derniers, pour avĂ©rĂ©s qu’ilssoient, ne concernent que l’histoire industrielle, donc plutĂŽt rĂ©cente de l’agglomĂ©ration.

(9) Concernant les centres d'innovation essentiels de l'industrie Ă©lectronique et informatique – Silicon Valleyen Californie, la "route 128" prĂšs de Boston, etc. – Manuel CASTELLS (1996, pp. 440-441) souligneĂ©galement l'impulsion Ă  chaque fois dĂ©terminante de la puissance publique Ă  travers les universitĂ©s et lescontrats de dĂ©fense notamment.

(10) Cette multiplicitĂ© des modes de coordination est pour partie soulignĂ©e par Jean-Pierre GILLY et MichelGROSSETTI (1993) lorsqu’ils fondent les « systĂšmes locaux d’innovation » Ă  la fois sur des relations inter-individuelles et des relations entre organisations.

(11) Pour une prĂ©sentation des principales conclusions issues des travaux du GREMI (Groupe de RechercheEuropĂ©en sur les Milieux Innovateurs) et des perspectives rĂ©centes, voir MAILLAT ( 1995), LECOQ (1995)et le numĂ©ro rĂ©cent de la Revue d’Économie RĂ©gionale et Urbaine (1999).

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territoire Ă  la fois ressource pour le systĂšme productif Ă©tudiĂ© et Ă©galement construit par lesacteurs de ce systĂšme productif (12). En revanche, ce territoire est limitĂ©, mitĂ©. Il ne concerne,par exemple, que les Ă©lĂ©ments liĂ©s Ă  l’activitĂ© Ă©conomique, mĂȘme si celle-ci doit ĂȘtre comprisedans une large acception et inclure l’entretien des rĂ©seaux de relations plus ou moins formelsqui peuvent ĂȘtre mobilisĂ©s le cas Ă©chĂ©ant, ou le fonctionnement de certaines institutions. Ceterritoire des SPL laisse dans l’ombre de larges pans de la vie sociale. C’est un territoire qui,pour le moins, ne recouvre complĂštement ni l’espace, ni la sociĂ©tĂ© qui le constituent.

Le territoire dĂ©fini en observant les SPL est donc incomplet. Ces lacunes sont pourtantporteuses de significations. Elles montrent en particulier le caractĂšre partiel de l’ancrageterritorial des firmes qui constituent un SPL. Les nombreuses Ă©tudes de cas de la littĂ©rature nerendent en effet jamais compte de situations de parfaite autarcie, ni Ă©conomique, nirelationnelle ou sociale. En articulant des logiques industrielles, territoriales et de groupe(DUPUY et GILLY, 1995), les stratĂ©gies d’entreprises mĂȘlent au contraire des processus situĂ©ssans ambiguĂŻtĂ© au sein de l’espace gĂ©ographique du SPL considĂ©rĂ© et d’autres qui ne sont pasconstruits sur des relations de proximitĂ© et ont une inscription gĂ©ographique plus large. Il y adonc vraisemblablement lieu de distinguer des degrĂ©s concernant la spatialisation, et partant laterritorialisation, de systĂšmes productifs qui sont donc plus ou moins localisĂ©s.

Dans cet esprit, plusieurs tentatives peuvent d’ailleurs ĂȘtre mentionnĂ©es. DenisMAILLAT, par exemple, propose de distinguer un « indicateur d’apprentissage » relevant lacapacitĂ© d’innovation d’un tissu industriel d’une part et un « indicateur d’organisation »rapportant le degrĂ© de constitution en milieu (on pourrait dire de territorialisation) du tissuconsidĂ©rĂ© d’autre part (MAILLAT, 1995, p. 226). D’une maniĂšre diffĂ©rente, Jacques PERRAT

(1993) met clairement en Ă©vidence des comportements trĂšs diffĂ©renciĂ©s dans le rapport desentreprises au territoire et Ă  ses ressources : du « prĂ©dateur » qui puise dans sonenvironnement sans participer Ă  la crĂ©ation d’externalitĂ©s localisĂ©es Ă  l’entreprise Ă  fortancrage local, impliquĂ©e dans une sorte de « mise en culture » Ă  travers un processus de« production-reproduction », tout est possible.

Ces mesures statiques du « degré d'ancrage territorial » présentent l'inconvénient deparaßtre opposer l'ancrage local et l'ouverture vers l'extérieur. Cette apparence résulte en partiede l'absence d'un point de vue dynamique, qui intégrerait un processus de structuration inscritdans la durée. Roberto CAMAGNI, (1991) dans une telle tentative, souligne ainsil'interdépendance croissante des milieux innovateurs par-delà les différences de localisation.Mais plus fondamentalement, cette opposition du local et du global est une contradictioncongénitale d'approches finalement trÚs normatives du territoire qui tendent à chercher lesdynamiques essentielles des organisations productives qu'elles observent au sein de leurespace de proximité immédiate (AMIN et THRIFT, 1993 ; BENKO, 1996). Les travaux menésautour des notions de milieux d'innovation et plus encore de réseaux innovateurs ont su lespremiers apporter des éléments de réponse à cette critique en décrivant ces formesd'organisation non pas comme une réponse à la dispersion des localisations, mais plutÎtcomme une modalité d'insertion dans des réseaux globaux. Ce faisant, ils produisent ànouveau une représentation nuancée du fait local (CASTELLS, 1996, p. 443). En revanche,comme le note RALLET (1993), ils continuent de poser comme un a priori le fondement

(12) Cette idĂ©e d’un territoire construit est dĂ©jĂ  fortement Ă©noncĂ©e par Alfred MARSHALL (GAFFARD etROMANI, 1990). Elle trouve aujourd’hui des prolongements, notamment Ă  travers la distinction opĂ©rĂ©eparmi les facteurs territoriaux entre ressources et actifs d’une part et leur caractĂšre gĂ©nĂ©rique ouspĂ©cifique d’autre part (COLLETIS et PECQUEUR, 1993).

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spatial des synergies à l’Ɠuvre dans les processus d’innovation, et plus largement, deproduction.

L’ensemble de ces travaux, ayant comme finalitĂ© de rĂ©vĂ©ler le rĂŽle essentiel du territoiredans les processus de coordination Ă©conomique, conduit paradoxalement Ă  nuancer une visionpar trop exclusive selon laquelle le territoire local serait le systĂšme social porteur de la totalitĂ©des processus producteurs de l’innovation. En ce sens, il mĂšne Ă  une conclusion plutĂŽtcontraire Ă  l’objectif que s’étaient initialement assignĂ© leurs auteurs. La perte de substance quis’opĂšre lorsque l’on passe des districts italiens aux SPL français traduit justement lapertinence d’une rĂ©alitĂ© sociale des organisations productives, mĂȘme innovantes, qui dĂ©passede maniĂšre significative le cadre du territoire local.

Les approches territoriales envisagĂ©es ici prĂ©sentent quoi qu’il en soit l’avantage demettre en Ă©vidence le rĂŽle essentiel des structures et des relations sociales pour saisir lefonctionnement des organisations productives. La coordination de l’activitĂ© des diffĂ©rentsacteurs qui y participent mobilise, pour que se rĂ©alisent les transferts d’informations qu’elleimplique, des modes variĂ©s d’interactions entre individus ou organisations. L’inscription deces interactions dans un territoire identifiable n’est que l’une modalitĂ© possible de leurintervention. Ce n’est pas la seule mĂȘme si elle est essentielle.

Il faut une telle vision nuancĂ©e du fait territorial afin de donner vraiment au social toutel’importance qui lui revient. Elle permet de rĂ©intĂ©grer Ă  l’analyse les multiples rĂ©seauxsociaux qui ne fonctionnent pas sur la base d’une proximitĂ© gĂ©ographique toujours prĂ©gnantedans la notion de territoire. Chacun connaĂźt l’importance des milieux professionnels, desrĂ©seaux d’anciens de telle ou telle institution (il peut s’agir d’anciens Ă©lĂšves d’une grandeĂ©cole, mais tout aussi bien des anciens de la France Libre par exemple comme en tĂ©moigneentre autres François JACOB dans son autobiographie (13) ). Les situations prĂ©sentĂ©es parAlain TARRIUS (1992) des diasporas juives, italiennes ou nord-africaines en Europeoccidentale sont Ă  la fois moins souvent Ă©voquĂ©es et plus radicales. Elles constituent pourtantl’illustration parfaite de milieux innovants (14) dont la territorialitĂ© est par nature diffuse,ambiguĂ«, « circulatoire, et [
] Ă©chappe aux pouvoirs instituĂ©s ». Que l’on ne s’y trompe pas,en levant l’impĂ©ratif spatial qu’imposent les analyses territoriales, on sauvegarde nĂ©anmoinsl’essentiel de leurs conclusions : la rĂ©gulation des systĂšmes productifs est plus que jamais unprocessus social.

Il reste alors Ă  s’interroger sur la signification de cet intĂ©rĂȘt persistant pour le territoire etle fait local puisqu’il paraĂźt aujourd’hui gĂȘner la complĂšte reconnaissance de formes decoordination non-Ă©conomiques dans le processus productif. En fait, le renouveau du conceptde district a Ă©tĂ©, dans la pĂ©riode rĂ©cente, l’un des moments importants de l’ouverture del’économie vers les faits sociaux. Ce qu’il demeure de mĂ©canique dans la prise en compte del’espace – et qui vient peut-ĂȘtre actuellement freiner cette Ă©volution – ne doit tout d’abord pasocculter cette rĂ©alitĂ©.

(13) François JACOB, 1990, La statue intérieure, Le seuil.

(14) Innovants d’un point de vue social d’abord, mais aussi dans leurs pratiques professionnelles. Si besoinĂ©tait de se convaincre que de l’aĂ©ronautique toulousaine aux commerçants de Belsunce, le quartier« exotique » de Marseille, en passant par les financiers juifs, il s’agit toujours du mĂȘme objet, on pourraitse rĂ©fĂ©rer Ă  Richard GORDON (1989) qui souligne fortement le caractĂšre indissociable de l’innovationtechnologique et de l’innovation sociale.

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Cependant, comme y insiste Xavier PIOLLE (1991), la science rĂ©gionale ne s’élabore pasen dehors des mouvements de la sociĂ©tĂ©. Il avance que les difficultĂ©s de ces derniĂšresdĂ©cennies – la crise –, concurremment Ă  l’essoufflement des grandes idĂ©ologies, ontindĂ©niablement fait Ă©voluer les reprĂ©sentations collectives de l’espace. Il met alors en exergueune vision idĂ©alisĂ©e du territoire comme creuset de fortes solidaritĂ©s sociales. Cette vision,largement partagĂ©e par les chercheurs en sciences sociales, imprĂšgne beaucoup de discours etconduit peut-ĂȘtre Ă  « localiser le social, Ă  enraciner dans des lieux relation et identitĂ© plus qu’àcomprendre, dans leur vraisemblable complexitĂ©, les multiples dimensions spatiales du liensocial » (p. 351).

On peut articuler cette tendance avec une autre, complĂ©mentaire, qui procĂšde d’unphĂ©nomĂšne d’instrumentalisation de l’espace. A travers la prise en compte du local, il s’agiraitalors de rĂ©pondre aux difficultĂ©s Ă©conomiques et de mettre de nouvelles ressources Ă disposition des entreprises, du dĂ©veloppement ou de la crĂ©ation d’emplois. Il s’agirait aussid’offrir aux Ă©lus l’espace de jeux, au plan de l’action Ă©conomique et territoriale notamment, Ă la mesure des stratĂ©gies – parfois analysĂ©es en termes « d’entrepreneuriat politique » (JOUVE

et LEFEVRE, 1999) – que l’affirmation des gouvernances locales et la dĂ©centralisation leurpermettent. Il s’agirait enfin d’ĂȘtre en mesure de mieux rĂ©pondre aux rĂ©alitĂ©s d’unenvironnement plus concurrentiel, dont la concurrence des territoires est dĂ©sormais partieintĂ©grante.

Proximités : la métaphore spatiale

Les travaux relatifs Ă  la proximitĂ© s’inscrivent dans la continuitĂ© des approchesterritoriales qui prĂ©cĂšdent. Pourtant, ils marquent aussi par rapport Ă  ceux-ci une volontĂ© derupture concernant « l’a priori spatial » qui consiste Ă  considĂ©rer les organisations productivescomme inscrites par nature dans un territoire dont on suppose un certain degrĂ© d’homogĂ©nĂ©itĂ©aux niveaux Ă©conomique, social, institutionnel, voire culturel. Le point de dĂ©part restenĂ©anmoins le constat d’une tendance Ă  l’agglomĂ©ration des activitĂ©s.

Pour Allen J. SCOTT (1992) par exemple, qui analyse la croissance urbaine, le faitmajeur qui marque de ce point de vue la fin du fordisme est le renforcement de la « divisionsociale du travail ». Il faut entendre « par division sociale du travail le fractionnement desenchaĂźnements de l’activitĂ© Ă©conomique en des unitĂ©s spĂ©cialisĂ©es indĂ©pendantes, ou,autrement dit, la dĂ©sintĂ©gration verticale de la production ». Il rĂ©sulte de cette situation uneforte augmentation des Ă©conomies externes, mobilisables en particulier par les procĂšs deproduction complexes et par les activitĂ©s soumises aux exigences de diffĂ©renciation etd’adaptation Ă  l’incertitude de leur environnement induite par l’intensification de laconcurrence. Or, si l’on suit encore Allen SCOTT, la rĂ©alisation de ces Ă©conomies externesappelle de maniĂšre assez mĂ©canique « que, dans n’importe quelle filiĂšre, existent toujours despressions pour qu’au moins une partie des producteurs se localisent Ă  proximitĂ© Ă©troite les unsdes autres en vue d’économiser sur leurs coĂ»ts de transaction ». LĂ  encore, la tendance est plusmarquĂ©e lorsque les interactions entre partenaires sont variables quant Ă  leur contenu etinstables dans le temps.

On retrouve dans ce processus les mĂ©canismes de concentration modĂ©lisĂ©s par PaulKRUGMAN (1991b) et surtout Brian ARTHUR (1990). Pourtant, le caractĂšre automatique del’agglomĂ©ration pour mettre en Ɠuvre des Ă©conomies externes au sein du systĂšme productifcontemporain est Ă  nuancer fortement. Yannick LUNG et AndrĂ© MAIR (1993), par exemple,essaient de mettre en Ă©vidence les implications spatiales de l’organisation en juste Ă  temps

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(J.A.T.) dans l’industrie automobile. Les prĂ©misses sont donc identiques : il s’agit d’unprocessus industriel complexe et fragmentĂ© au sein duquel l’organisation en J.A.T. doit nonseulement permettre la rĂ©duction des stocks, mais doit aussi favoriser les innovations croisĂ©esentre partenaires. Il s’agit bien de faire apparaĂźtre, sous une forme particuliĂšrement intĂ©grĂ©e,des externalitĂ©s. Pourtant, les auteurs constatent que l’expĂ©rience de « Toyota-city » au Japonsemble « l’exception et non la rĂšgle », oĂč le regroupement physique des fournisseurs duconstructeur autour d’une usine-mĂšre a semblĂ© aller de paire avec le dĂ©veloppement d’unmode de coordination tellement performant. La diffusion de l’organisation en J.A.T. n’a pas,loin de lĂ , conduit Ă  des regroupements systĂ©matiques des sous-traitants.

Pour autant, Yannick LUNG et AndrĂ© MAIR ne concluent pas Ă  l’inopĂ©rance desexigences d’agglomĂ©ration. Ils montrent d’abord que la proximitĂ© physique des diffĂ©rentsprotagonistes a sans doute favorisĂ© l’émergence de l’innovation organisationnelle qu’aconstituĂ© le J.A.T. Ils mettent ensuite en Ă©vidence la maniĂšre dont un contexte de bonneaccessibilitĂ© gĂ©nĂ©ralisĂ©e peut, c’est en particulier le cas en Europe, rapprocher autant que debesoin diffĂ©rentes unitĂ©s productives et offrir ainsi une alternative Ă  leur dĂ©mĂ©nagement. Ilsdistinguent aussi diffĂ©rentes natures de l’exigence d’accessibilitĂ© suivant qu’il s’agit parexemple de coordonner de maniĂšre synchrone la production de biens qui peuvent parfois ĂȘtrevolumineux, ou encore d’échanger des informations suivant des modalitĂ©s temporelles moinscontraignantes. Enfin, ils font apparaĂźtre que ce sont en premier lieu des contraintes d’autresnatures que proprement spatiales qui vont peser sur la configuration physique de tel ou telrĂ©seau productif. En mettant en avant les aspects organisationnels d’une part, et ceux liĂ©s Ă  ladisponibilitĂ© des ressources territoriales d’autre part, ils illustrent bien comment, Ă  la croisĂ©ede l’économie spatiale et de l’économie industrielle, une conception passablement Ă©largie dela notion de proximitĂ© a pu Ă©merger.

En effet, plusieurs auteurs Ă©voquent aujourd’hui « l’envergure multidimensionnelle » dela proximitĂ© (ZIMMERMANN, 1995a). Dans un espace thĂ©orique encore trĂšs incertain, il semblecependant que s’imposent peu Ă  peu les deux directions privilĂ©giĂ©es d’une proximitĂ©organisationnelle et d’une proximitĂ© institutionnelle. La premiĂšre renvoie plutĂŽt aux aspectsindustriels : Ă  l’organisation propre Ă  chaque firme, Ă  ses techniques productives, mais aussi Ă l’organisation du secteur d’activitĂ© Ă  laquelle elles participent. La seconde s’attache davantageau cadre explicite (cadre juridique et formel) ou implicite (cadre socioculturel, rĂšgles tacites)au sein duquel se dĂ©roule le processus de communication (Revue d’Économie RĂ©gionale etUrbaine, 1993 ; QUERE et RAVIX, 1998, prĂ©sentent en outre une proximitĂ© technologiquesouvent associĂ©e, ailleurs, aux aspects organisationnels). Ces aspects, ajoutĂ©s Ă  la proximitĂ©gĂ©ographique (il faut entendre topologique ou gĂ©omĂ©trique), dĂ©termineraient la capacitĂ© dediffĂ©rents acteurs Ă  Ă©changer et Ă  voir s’instaurer entre eux des processus synergiquesd’apprentissage notamment. C’est de cette capacitĂ© Ă  Ă©changer, essentiellement apprĂ©hendĂ©een termes de circulation d’informations, que naĂźtraient des externalitĂ©s dont bĂ©nĂ©ficieraient lesdiffĂ©rents partenaires.

Les travaux qui s’inscrivent dans ce sillon ont avant tout cherchĂ© Ă  comprendre lescheminements de l’innovation. Ils partent gĂ©nĂ©ralement du constat que les activitĂ©s Ă  potentield’innovation, tant technologique qu’organisationnelle, semblent avoir une propension tout Ă fait particuliĂšre Ă  s’agglomĂ©rer dans l’espace. Mais les observations empiriques rĂ©alisĂ©es onttrĂšs vite montrĂ© que les bĂ©nĂ©fices retirĂ©s par les diffĂ©rents protagonistes ne pouvaient pass’interprĂ©ter uniquement en termes de rĂ©duction de coĂ»ts de transport, ou mĂȘme de coĂ»ts detransaction. Les activitĂ©s d’innovation reposent pour partie sur les possibilitĂ©s de circulationde l’information et des connaissances. Or, « informations et connaissances » forment unensemble passablement hĂ©tĂ©rogĂšne. Un premier classement minimum est habituellement

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rĂ©alisĂ© par les Ă©conomistes suivant le degrĂ© de formalisation, et partant de transfĂ©rabilitĂ©, de laconnaissance (15). Anne MAYERE (1990, p. 67 et suiv.), dans sa tentative de dĂ©finitionthĂ©orique, distingue et analyse ainsi trois niveaux – standardisĂ©, professionnalisĂ© et empirique.Plus classiquement, dans la lignĂ©e des travaux de Kenneth ARROW (1974 ; 1994), on en retientsouvent deux seulement : codifiĂ© et tacite.

Si la connaissance codifiĂ©e voyage facilement, il est implicitement admis que ce n’estpas le cas de la connaissance tacite (par exemple RALLET, 1993). Sa transmission implique eneffet de mobiliser d’autres moyens que le simple transfert d’un message. Elle met en Ɠuvredes processus d’apprentissage collectif qui ne se dĂ©veloppent qu’au sein d’environnementsinstitutionnels (KIRAT, 1993) et organisationnels favorables qui, eux-mĂȘmes, seraient plusfacilement, voire exclusivement, le fait d’un cadre gĂ©ographique restreint. A ce point, lesanalyses se focalisent essentiellement sur la notion de territoire censĂ©e contenir les troisdimensions de cet environnement. Ce territoire, qui permet aux externalitĂ©s de se rĂ©vĂ©ler,n’est plus seulement une donnĂ©e de la gĂ©ographie, fut-elle humaine. Il est Ă©galement produitpar les agents, voire spĂ©cifique Ă  chacun d’eux.

C’est bien l’intĂ©rĂȘt de ce type d’approches que de proposer, Ă  travers l’analyse demĂ©canismes de coordination entre acteurs, une construction du territoire qui rende compte deson Ă©paisseur historique et sociale. Cette reprĂ©sentation permet de dĂ©passer celle qui fait del’espace le simple contenant d’activitĂ©s Ă©conomiques se concentrant ou se diffusant sousl’influence de leurs seules dynamiques internes. Elle Ă©largit du mĂȘme coup la signification dela vieille notion marshallienne d’atmosphĂšre industrielle en la fondant aussi sur d’autresĂ©lĂ©ments que les seules caractĂ©ristiques des producteurs. Enfin, elle rĂ©tablit un tempshistorique et une continuitĂ© avec le prĂ©sent lĂ  oĂč les modĂ©lisations rĂ©centes de Paul KRUGMAN

et Brian ARTHUR n’invoquent encore qu’« accidents » et hasard.

Ces avancĂ©es Ă©taient dĂ©jĂ  largement acquises Ă  travers les approches territoriales issuesdu renouvellement de la thĂ©orie des districts industriels. « L’économie de la proximitĂ© » lesconforte et les dĂ©passe en proposant d’élaborer une reprĂ©sentation du territoire Ă  partir desprocessus Ă  l’Ɠuvre dans les systĂšmes productifs alors que traditionnellement c’est ladĂ©marche inverse, selon laquelle le territoire dĂ©termine les processus productifs, qui a Ă©tĂ©suivi. Cet aspect est important puisqu’il correspond Ă  une reconnaissance du primat del’économique et du social sur le fait local. Il aboutit aussi Ă  ne considĂ©rer les formesterritorialisĂ©es d’organisation productive que comme des cas particuliers, comme le constatentRALLET d’une part, et AMIN et THRIFT d’autre part, dans le mĂȘme numĂ©ro de la Revued’Economie RĂ©gionale et Urbaine (1993).

MalgrĂ© ce bilan plutĂŽt flatteur, on peut se demander si l’agitation du monde del’économie spatiale et industrielle autour de la notion de proximitĂ© n’est pas en partie vaine.L’ensemble constituĂ© – en demeurant dans le seul champ de l’économie – par les thĂ©ories desexternalitĂ©s, des conventions, les approches institutionnalistes et quelques autres au premierrang desquelles les approches en termes de district d’inspiration marshallienne, a largementĂ©tĂ© exploitĂ© pour fonder une conception Ă©conomique de la coordination entre agent et dufonctionnement territorial qui ne se limite pas aux Ă©changes marchands entre les firmes. DesprogrĂšs et des avancĂ©es restent Ă©videmment Ă  rĂ©aliser au regard desquelles ces constructionsthĂ©oriques sont loin d’ĂȘtre Ă©puisĂ©es. Ces outils sont d’ailleurs largement utilisĂ©s dans lestravaux sur la proximitĂ©. En quoi ces derniers nĂ©cessitent-ils d’étendre cette notion aux

(15) Marie-Pierre BES et Jean-Luc LEBOULCH (1991) fondent la “transportabilitĂ©â€ de l’informationtechnologique dans l’espace sur deux critĂšres : le degrĂ© de formalisation et le rĂ©gime “d’appropriabilitĂ©â€.

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aspects non spatiaux des organisations et des institutions ? Par-delĂ  la facilitĂ© de langage etl’affichage mobilisateur qu’elle permet il faut alors croire que la nouveautĂ© rĂ©side justementsur ce point : analyser, par analogie avec la perception commune de l’espace, des phĂ©nomĂšnesa priori non-spatiaux.

En rĂ©alitĂ©, « l’économie de la proximitĂ© » demeure trĂšs ambiguĂ« sur ce point. L’effortthĂ©orique pour distinguer les aspects organisationnels et institutionnels d’une part, de laproximitĂ© gĂ©ographique d’autre part, est rĂ©el (16). Mais dans le mĂȘme temps, au nom de lanon-sĂ©parabilitĂ© des phĂ©nomĂšnes, les Ă©tudes de cas rĂ©ussissent rarement Ă  mettre en Ă©videncedes rapprochements qui ne soient pas aussi – ou d’abord, tout est question d’optique –spatiaux. La principale difficultĂ© vient de ce que les espaces des organisations ou desinstitutions, sur lesquels devraient s’inscrire les « proximitĂ©s » de diffĂ©rents agents ne sontjamais dĂ©finis en tant que tels. Sans doute faut-il voir dans cette lacune la volontĂ© de sedĂ©marquer du formalisme de l’économie plus traditionnelle et de ne pas donner l’impressionde revenir Ă  un raisonnement en termes de distance (17).

« ProximitĂ© : Situation d’une chose qui est Ă  peu de distance d’une autre » indiquepourtant le Petit Robert. Peut-on vraiment Ă©voquer la proximitĂ© sans faire rĂ©fĂ©rence Ă  ladistance ? « L’économie de la proximitĂ© » ne semble pas chercher Ă  briser le lien qui, au senscommun comme sur le plan conceptuel, unit les deux notions : deux objets sont proches parcequ’une faible distance les sĂ©pare. On peut certes Ă©laborer des constructions mathĂ©matiques quipermettent de dĂ©finir un concept de proximitĂ© qui ne soit pas attachĂ© Ă  celui de distance. Onobtient alors des objets dont les propriĂ©tĂ©s peuvent ĂȘtre trĂšs diffĂ©rentes (18). Quoi qu’il ensoit, le problĂšme tient pour une part Ă  ce que les notions de proximitĂ©s organisationnelles ouinstitutionnelles ne sont jamais fondĂ©es sur de telles constructions.

Et il ne semble pas que les tentatives de thĂ©orisation remettent en cause cette rĂ©alitĂ©.C’est par exemple le cas d’un essai par ailleurs heuristique de Claude DUPUY d’utiliser lathĂ©orie des jeux Ă©volutifs pour modĂ©liser des dynamiques collectives de diffusion deconventions de comportement (DUPUY, 1995). Cette formalisation repose sur une proximitĂ©dont il est prĂ©cisĂ© qu’elle est « plurielle, et pas seulement gĂ©ographique », reprĂ©sentĂ©e par unvoisinage (une distance incrĂ©mentale) mono-dimensionnel. Qu’elle soit gĂ©ographique,organisationnelle ou institutionnelle, la proximitĂ© demeure trĂšs gĂ©nĂ©ralement reprĂ©sentĂ©e de lamĂȘme façon.

(16) Pour un exposĂ© de la trajectoire thĂ©orique de « l’économie de la proximitĂ© », voir (BELLET et KIRAT,1998).

(17) La distinction nettement opĂ©rĂ©e par François PERROUX entre « l’espace gĂ©onomique » d’une part et unespace Ă©conomique parfaitement abstrait de l’autre est souvent Ă©voquĂ©e en introduction du concept deproximitĂ© (BELLET, COLLETIS et LUNG dans Revue d’Économie RĂ©gionale et Urbaine, 1993, p. 358 parexemple) - On notera alors, qu’en dĂ©pit de ses qualitĂ©s, cette idĂ©e trĂšs stimulante n’a pourtant jamais pudĂ©boucher sur une formalisation pertinente et opĂ©ratoire de cet espace Ă©conomique. Ce rappel peut donnerune indication sur la difficultĂ© Ă  formaliser un espace organisationnel ou institutionnel.

(18) Les articles mathĂ©matisants de l’ouvrage coordonnĂ© par Michel BELLET, Thierry KIRAT et ChristianeLARGERON (1998), Ă  travers les mĂ©thodes prĂ©sentĂ©es, laissent effectivement entendre que des approchesformalisĂ©es amĂšneraient Ă  mesurer plutĂŽt des similaritĂ©s que des distances (LARGERON ET AURAY, pp. 41-63 ou BRISSAUD, pp. 125-147 ; voir aussi Z. BELMANDT, 1993). Ce glissement conceptuel pose avec plusd’intensitĂ© encore la question de l’usage du terme proximitĂ© dans ce cadre. En outre, il vĂ©hicule denouvelles interrogations sur les reprĂ©sentations implicites des phĂ©nomĂšnes Ă©conomiques et sociaux mis enƓuvre Ă  travers les processus de coordination.

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En consĂ©quence, plutĂŽt qu’un concept, la proximitĂ© reste alors une image, unemĂ©taphore. A dĂ©faut de construction thĂ©orique alternative, elle vĂ©hicule donc unereprĂ©sentation largement fondĂ©e sur l’apprĂ©hension usuelle de la notion de distance. Elle porteen elle quelques-unes unes des caractĂ©ristiques essentielles de notre perception quotidienne.La mĂ©taphore spatiale de la proximitĂ©, ainsi utilisĂ©e, relĂšve en particulier d’un universeuclidien (19).

A ce titre, elle dĂ©crit par exemple un systĂšme qui respecte l’inĂ©galitĂ© triangulaire (ladistance de A Ă  C est infĂ©rieure Ă  la somme de la distance de A Ă  B et de la distance de B Ă  C).De mĂȘme, la proximitĂ© est une relation par nature symĂ©trique (si A est proche de B, alors Best proche de A). AppliquĂ©es aux domaines organisationnels ou institutionnels, ces propriĂ©tĂ©s,rarement remises en cause de maniĂšre explicite, ne vont pas sans poser de graves problĂšmes.Elles tendent en particulier Ă  gommer les dimensions hiĂ©rarchiques, d’appartenance oud’identitĂ© des systĂšmes de relations.

Certes, l’hypothĂšse de base de la plupart des travaux de « l’économie de la proximitĂ© »est justement que l’insertion des diffĂ©rents partenaires dans un ensemble de relationsĂ©conomiques, sociales et humaines au sein d’un espace gĂ©ographique dĂ©fini permet de prendreen compte ces aspects en rendant les trajectoires des firmes moins indĂ©pendantes les unes desautres. MĂȘme si l’on considĂšre un espace restreint, il convient de relativiser la force de cetancrage territorial. Une Ă©tude pour le Commissariat au Plan prĂ©sente l’évolution de quelquesentreprises-phares de l’industrie spatiale et de la place toulousaine. Elle montre justement unetendance appuyĂ©e au renforcement de l’ancrage territorial de la part des firmes qui s’engagentdans des processus localisĂ©s de « construction de ressources ». Mais cette Ă©tude met Ă©galementen Ă©vidence d’autres tendances qui, le cas Ă©chĂ©ant, peuvent parfaitement jouer dans le sensd’une dĂ©s-implication locale. Ce serait par exemple en partie le cas de Matra-Marconi Space Ă mesure que le groupe s’internationalise, que des standards technologiques s’imposent et que laconcurrence se dĂ©veloppe (ZIMMERMAN, 1995b).

L’ancrage territorial est donc un processus ni absolu, ni immuable. Il doit ĂȘtre envisagĂ©dans une perspective dynamique intĂ©grant la durĂ©e « entre deux moments de nomaditĂ© »(ZIMMERMAN, 1998, p. 218). La mise en Ă©vidence de « trajectoire de dĂ©construction » montreque les rapports de pouvoir qui rĂ©gissent normalement les relations entre firmes ne sauraientĂȘtre gommĂ©s. De la mĂȘme maniĂšre, il serait bien imprudent d’affirmer que les relations denature sociale ou humaine qui se tissent au sein d’un territoire ne sont pas, elles aussi,structurĂ©es par des rapports de pouvoir qui recoupent complĂštement, partiellement ou pas dutout ceux de la sphĂšre Ă©conomique. Pour ces raisons essentielles, la notion de proximitĂ©Ă©tendue aux aspects organisationnels et institutionnels paraĂźt ĂȘtre un outil porteur denombreuses ambiguĂŻtĂ©s.

Il apparaĂźt en fin de compte que le recours Ă  la mĂ©taphore de la proximitĂ© pour proposerune reprĂ©sentation qui Ă©chappe au dĂ©terminisme spatial des approches en termes de systĂšmeproductifs territorialisĂ©s n’est qu’une rĂ©miniscence de ce mĂȘme dĂ©terminisme. Les approchesen termes de systĂšmes productifs locaux ont rĂ©ussi Ă  rĂ©introduire les dimensionsorganisationnelles ou institutionnelles Ă  la condition que ces derniĂšres aient un fondement

(19) Plusieurs gĂ©ographes et Ă©conomistes ont cherchĂ© Ă  s’affranchir de la distance euclidienne pour reprĂ©senterl’espace. NĂ©anmoins, il s’agit-lĂ  d’explorations Ă  l’intĂ©rieur du champs dĂ©fini par les propriĂ©tĂ©sfondamentales de toute fonction de distance : symĂ©trie et inĂ©galitĂ© triangulaire. Sur le concept de distanceet la reprĂ©sentation de l’espace, on peut consulter (MULLER, 1979 ; BAILLY, 1985 ; PERREUR, 1989 ;Revue d’Économie RĂ©gionale et Urbaine, 1990).

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territorial. Les approches en termes de proximitĂ© parviennent Ă  lever cette condition – et doncĂ  gĂ©nĂ©raliser la prise en compte de dimensions non-Ă©conomiques – dans la mesure oĂč lesdimensions organisationnelles ou institutionnelles sont assimilables Ă  des dimensionsspatiales. MĂȘme si des rĂ©sultats apprĂ©ciables ont Ă©tĂ© obtenus, cette restriction est encore tropforte pour permettre d’apprĂ©hender de maniĂšre pertinente la nature des relations sociales quistructurent le systĂšme productif. Ces relations sociales doivent ĂȘtre envisagĂ©es en tant quetelles, sans rĂ©fĂ©rence a priori ou implicite Ă  l’espace.

S’affranchir de l’espace pour mieux le saisir

La trajectoire le long de laquelle on cherche ici Ă  inscrire l’évolution rĂ©cente del’économie « spatio-industrielle » est celle de la rĂ©introduction du fait social dans l’analysedes processus de coordination Ă©conomique. De ce point de vue, les approches territorialisĂ©esissues de la redĂ©couverte de la notion de district ont marquĂ© une Ă©tape importante. Elles ontplacĂ© au cƓur de ces processus des dimensions sociologiques – communautaires, historiquesou identitaires – d’autant plus solidement affirmĂ©es qu’elles s’inscrivaient, Ă  travers les casobservĂ©s, dans des rĂ©alitĂ©s territoriales trĂšs cohĂ©rentes. On comprend d’ailleurs volontiers quepour mettre en Ă©vidence l’apport de ces dimensions dans l’analyse, on se soit appuyĂ©e sur detels archĂ©types.

Ce faisant, cette dĂ©marche a parfois Ă©tĂ© interprĂ©tĂ©e de maniĂšre normative, en prĂ©sentantde fait le territoire comme la seule construction sociale capable d’abriter des organisationsproductives performantes, qu’il s’agisse d’innovation ou de capacitĂ© d’adaptation. Cettevision normative a montrĂ© ses limites lorsqu’il s’est agi de gĂ©nĂ©raliser les analyses en termesde district. L’extension de l’archĂ©type italien Ă  l’exemple français n’a pu ĂȘtre menĂ©e qu’auprix d’un appauvrissement considĂ©rable de la notion de territoire elle-mĂȘme. C’est le rĂ©sultatparadoxal de ces analyses que d’aboutir finalement Ă  une conception trĂšs instrumentalisĂ©e duconcept qu’elles entendaient promouvoir.

« L’école de la proximitĂ© » est pour partie nĂ©e d’une rĂ©action Ă  ce dĂ©terminismeterritorial. En posant, Ă  cĂŽtĂ© de la dimension gĂ©ographique, des proximitĂ©s organisationnellesou institutionnelles, ce mouvement cherche Ă  rĂ©tablir dans les analyses un certain Ă©quilibre audĂ©triment des approches en termes de territoire, lequel ne devient plus que l’une des formesd’organisation sociale possibles.

La forme de ce renouvellement pose nĂ©anmoins le problĂšme du statut et du contenu dela notion de proximitĂ© ainsi mise en avant. Au sens commun, celle-ci renvoie directement Ă  unrĂ©fĂ©rent spatial sous-tendu par la reprĂ©sentation commune de la distance euclidienne. Lestentatives de formalisation plus poussĂ©e semblent, elles aussi, ne pas se dĂ©partir du fondementspatial de la reprĂ©sentation qu’elles construisent des proximitĂ©s dĂ©finies commeorganisationnelles ou institutionnelles. On en reste donc Ă  la mĂ©taphore spatiale, porteuse debien des ambiguĂŻtĂ©s lorsqu’il s’agit de reprĂ©senter des phĂ©nomĂšnes sociaux. Ce constat estaussi celui du paradoxe d’une tentative qui vise Ă  Ă©chapper au localisme mais aboutit aussi Ă en restaurer, sous une forme plus abstraite mais Ă©galement plus implicite, l’illusion originelle :celle d’un espace – fut-il organisationnel ou institutionnel – porteur d’un ordre social en soi. Àcet a priori, on prĂ©fĂ©rera l’approche mesurĂ©e qu’adopte Michael STORPER (2000) enexpliquant que « la proximitĂ© [gĂ©ographique, il l’a prĂ©cisĂ© quelques phrases plus haut] peutaussi constituer la base d’atouts spĂ©cifiques prĂ©cieux
 ». Tout est dans cette affirmation de laproximitĂ© gĂ©ographique comme l’un des supports seulement potentiels des systĂšmes derelations sociales qui structurent les diffĂ©rentes combinaisons productives.

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228 ❘ Chapitre 8 : Les dynamiques multiples de l’espace productif

On observe aujourd’hui que de nombreux travaux parviennent Ă  dĂ©passer l’illusionlocaliste en s’abstenant de faire usage de la mĂ©taphore spatiale. En effet, de multiplesrĂ©flexions approchent les diffĂ©rents aspects de la coordination des activitĂ©s Ă©conomiquesd’une maniĂšre non « spatio-dĂ©terministe ». C’est par exemple le cas de la littĂ©rature traitant del’évolution technologique, qui apporte des Ă©clairages essentiels sur les phĂ©nomĂšnesd’interdĂ©pendance des acteurs ainsi que sur le rĂŽle du temps et de l’histoire dans les processusd’innovation (FORAY et FREEMAN, 1992). La capacitĂ© de l’idĂ©e Ă©volutionniste de« trajectoire » technologique Ă  suggĂ©rer des images spatiales n’a d’ailleurs guĂšre Ă©tĂ© cultivĂ©edans cette littĂ©rature. Elle a trĂšs vite Ă©tĂ© largement dĂ©passĂ©e par l’introduction desproblĂ©matiques d’irrĂ©versibilitĂ© et de dĂ©pendance vis-Ă -vis du chemin.

Les processus conduisant Ă  l’établissement de relations de confiance entre acteursdonnent Ă©galement lieu Ă  des analyses dĂ©taillĂ©es. Classiquement, on pose l’existence, oumieux la construction, de valeurs communes indispensables Ă  l’adoption partagĂ©e decomportements « informels » et qui, accessoirement, fondent la proximitĂ©. Les approches lesplus riches dĂ©passent cette vision trop simple des relations sociales en montrant entre autresque la confiance se construit aussi autour de conflits et Ă  travers le comportement opportunistedes agents (NEUVILLE, 1997 ; ORLEAN, 1994 ; SABEL, 1992). Elles produisent ainsi desconclusions difficilement interprĂ©tables en termes de proximitĂ©.

Sans accumuler ces exemples de travaux novateurs, on peut dĂ©jĂ  apercevoir que, pardelĂ  leur diversitĂ©, la prise en compte systĂ©matique de ces avancĂ©es appelle un dĂ©passementradical de la mĂ©taphore spatiale de la proximitĂ© pour aborder d’emblĂ©e les processus decoordination Ă©conomique comme des processus sociaux. Ce dĂ©passement semble se dĂ©ployerdans deux directions complĂ©mentaires. La premiĂšre paraĂźt en grande partie acquise etconcerne l’abandon d’un idĂ©al de circulation. La seconde consiste Ă  prendre le contre-pied desapproches par la proximitĂ© pour considĂ©rer que les phĂ©nomĂšnes de coordination Ă©conomiquetiennent aussi, et peut-ĂȘtre avant tout, de processus de crĂ©ation de spĂ©cificitĂ©s, c’est Ă  dired’altĂ©ritĂ©s.

On retrouve dans la notion de circulation la marque d’un rĂ©ductionnisme technico-Ă©conomique qui fait de la fluiditĂ© un idĂ©al, de la diffĂ©rence (de localisation, de techniquelogistique ou de langage) une friction, un obstacle. Les approches par la proximitĂ© sedĂ©marquent souvent de cet idĂ©al, notamment en considĂ©rant les phĂ©nomĂšnes d’apprentissagecomme des processus de construction de compĂ©tences (KIRAT, 1993 ; MIDLER, 1994). Dans lemĂȘme temps, une certaine ambiguĂŻtĂ© demeure par exemple lorsque sont examinĂ©es lesinstitutions qui encadrent ces phĂ©nomĂšnes. GĂ©nĂ©ralement envisagĂ©es comme des modĂšlesnormatifs, certes Ă©volutifs, qui facilitent les interactions entre agents, celles-ci sont rapidementabordĂ©es sous l’angle fonctionnel des prĂ©conisations en matiĂšre de politiques publiques dansun idĂ©al de fluiditĂ© (MAILLAT et KEBIR, 1999 ; ZIMMERMANN, 1998 par exemple).

L’importance de la crĂ©ation de spĂ©cificitĂ©s dans l’économie contemporaine est un sujetabondamment traitĂ©. Elle est cruciale pour la comprĂ©hension des dynamiques productiveslocalisĂ©es. Mais l’analyse de ces dynamiques posĂ©es en termes de proximitĂ©s tend plutĂŽt Ă mettre l’accent sur ce qui distingue le systĂšme localisĂ© de son environnement global eninsistant a contrario sur ce qui rapproche les composantes de ce systĂšme les unes des autres.Les travaux mentionnĂ©s sur l’innovation technologique ou la relation de confiance illustrentcomment, pour saisir le fonctionnement interne du systĂšme, il est nĂ©cessaire d’apprĂ©hender lesĂ©carts, les diffĂ©rences entre ses parties ainsi que leurs dynamiques. En dĂ©veloppant leurscompĂ©tences, en dĂ©ployant leurs stratĂ©gies dans des cadres souvent collectifs, les acteurslocaux ne font pas que renforcer leur similaritĂ© avec leurs partenaires. À travers la

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Chapitre 8 : Les dynamiques multiples de l’espace productif ❘ 229

confrontation de leurs caractéristiques à celles des autres, ils se construisent également uneidentité propre, distincte, une altérité.

Le nĂ©cessaire abandon de l’idĂ©al de la circulation comme la reconnaissance duprocessus dynamique de construction d’altĂ©ritĂ© peut amener Ă  proposer de renvoyer laproblĂ©matique de la coordination Ă©conomique Ă  une problĂ©matique plus large, decommunication (KLEIN, 2000 ; mais l’idĂ©e avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© avancĂ©e, notamment par RENAULT,1999). Quelle que soit la voie choisie, il s’agit surtout de considĂ©rer pleinement les processusde coordination Ă©conomique qui fondent en partie la diffĂ©renciation des espaces comme desprocessus sociaux. Les mĂ©canismes de marchĂ© en constituent l’une des modalitĂ©s. Cettesection concernant les approches territoriales visait Ă  mettre en Ă©vidence la diversitĂ© des autresmodalitĂ©s en jeu : les temps longs de l’histoire de telle communautĂ©, l’autonomie de latechnique dans telle trajectoire d’innovation, les dynamiques de relations interpersonnelles ausein de tel rĂ©seau de relations, etc. Le bilan tirĂ© des analyses posĂ©es en termes de SPL ou deproximitĂ© enseigne que la distance n’est pas une variable que l’on peut poser a priori pourdĂ©crire les diverses modalitĂ©s de diffĂ©renciation spatiale. C’est au contraire Ă  travers lacomprĂ©hension fine de chacune de ces modalitĂ©s que la distance pourra, Ă©ventuellement, secharger en retour d’une signification Ă  chaque fois nouvelle.

Ce chapitre prĂ©sente les processus de diffĂ©renciation spatiale comme rĂ©sultant de lacombinaison de jeux de marchĂ© et de ce que l’on peut dĂ©nommer des jeux sociaux.Cependant, il situe la presque totalitĂ© de ces Ă©lĂ©ments au niveau micro des interactions entreacteurs. Quelques autres ressortissent d’un niveau intermĂ©diaire – mĂ©so – qui concerne telleou telle communautĂ© particuliĂšre. Il manque Ă  cette grille d’analyse une entrĂ©e plus englobantecar il est clair que ce n’est pas avec celles qui ont Ă©tĂ© avancĂ©es jusqu’ici que l’on peut saisir,par exemple, le rĂŽle contemporain des grandes mĂ©tropoles. L’objet du chapitre suivant(Chapitre 9) est alors, Ă  travers une lecture du phĂ©nomĂšne de mĂ©tropolisation, de donner unsens Ă  ces constructions spatiales avant d’envisager comment les transports Ă  grande vitesses’y insĂšrent.

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Chapitre 9

MÉTROPOLISATION ET GRANDE VITESSE

Les prĂ©misses thĂ©oriques qui prĂ©cĂšdent, pour longues qu’elles aient pu paraĂźtre,s’imposaient nĂ©anmoins pour aborder le phĂ©nomĂšne de mĂ©tropolisation comme l’un des traitsdominants de la structure contemporaine de l’espace productif. En effet, ce jeu des grandescitĂ©s qui s'Ă©tend Ă  la planĂšte entiĂšre n’est pas seulement dĂ©terminĂ© par une architecture globaledu systĂšme urbain. Il articule aussi, et peut-ĂȘtre d’abord, de maniĂšre intime dynamiques demarchĂ©s, dynamiques sociales et dynamiques territoriales. Il faut avoir examinĂ© la nature deces dynamiques pour entreprendre d’un pas plus assurĂ© de rendre compte d’une figurecohĂ©rente de la mĂ©tropolisation. On verra quel contenu on peut donner Ă  cette derniĂšre, puison cherchera Ă  quelle autre figure elle fait contrepoint, dans quelle dualitĂ© elle s’inscrit Ă  sontour. Tel est l’objectif de la premiĂšre section du prĂ©sent chapitre.

Ensuite, il sera temps d’envisager le rĂŽle que tient la grande vitesse dans cette structurespatiale. On entreprendra cet examen, tout d’abord Ă  partir des deux entrĂ©es traditionnellesque sont l’offre et la demande de dĂ©placement, puis Ă  travers une lecture de la fonctionsymbolique dĂ©sormais dĂ©volue au « quartier de la gare » que dessert le TGV. Ces analysespermettront en premier lieu de montrer la hiĂ©rarchisation spatiale que porte en lui le systĂšmede transport rapide. Mais, Ă  l’intĂ©rieur de ce cadre, elle permettra aussi de montrer que cetterĂ©alitĂ© n’est pas uniforme et de prĂ©ciser les modalitĂ©s Ă  travers lesquelles le Train entreGrande Ville, comme on aurait voulu dĂ©nommer le TGV, s’insĂšre dans les processus dediffĂ©rentiations spatiales, et au-delĂ , dans les grandes Ă©volutions socio-productivescontemporaines.

9.1 La ville globale

En se fondant sur une analyse dĂ©taillĂ©e des trois « villes globales » que sont New-York,Londres et Tokyo, Saskia SASSEN (1991) dĂ©veloppe une reprĂ©sentation trĂšs systĂ©mique duphĂ©nomĂšne de mĂ©tropolisation. Elle distingue ainsi quatre fonctions assumĂ©es de maniĂšrepresque hĂ©gĂ©monique par les capitales Ă©conomiques amĂ©ricaine, britannique et japonaise auniveau du monde. Mais au-delĂ  de ce dĂ©coupage, l’auteur met en Ă©vidence une dynamiqued’ensemble qui permet de comprendre comment ces diverses fonctions s’articulent l’une Ă l’autre pour se complĂ©ter. Elle permet surtout de percevoir comment le phĂ©nomĂšnemĂ©tropolitain que dĂ©finissent ces fonctions, loin d’ĂȘtre isolĂ©, s’articule Ă  son environnementplanĂ©taire.

La premiĂšre des fonctions d’une mĂ©tropole est donc une fonction de commandement etde coordination de l’activitĂ© productive. Elle s’inscrit par lĂ  dans les tendances sĂ©culairesdĂ©crites par Fernand BRAUDEL lorsqu’il Ă©voque les « Ă©conomies-monde » que construisent etdominent successivement Venise, GĂȘnes, Amsterdam, puis Londres dĂ©jĂ , au dĂ©but del’époque moderne (BRAUDEL, 1979). La concentration du pouvoir Ă©conomique renvoie

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Ă©galement en partie aux analyses « centre-pĂ©riphĂ©rie » bien utiles pour comprendrel’organisation du monde fordiste. Pour autant, le schĂ©ma proposĂ© par Saskia SASSEN prĂ©senteĂ©galement des spĂ©cificitĂ©s qui distinguent clairement le modĂšle mĂ©tropolitain de sesprĂ©dĂ©cesseurs. C’est le cas de la dissociation, toute relative cependant, du pouvoirĂ©conomique, qui semble fonder Ă  lui seul les dynamiques de hiĂ©rarchisation, et du pouvoirpolitique, qui dans un monde presque entiĂšrement capitaliste et libĂ©ral serait devenu moinsstructurant (20). On peut Ă  nouveau Ă©voquer sur ce point les analyses prĂ©sentĂ©es par JacquesADDA (1997) et dĂ©jĂ  mentionnĂ©es dans la deuxiĂšme partie.

Cependant, cette dissociation du politique et de l’économique est aussi Ă  relier Ă  unautre Ă©lĂ©ment caractĂ©ristique des tendances mĂ©tropolitaines : il apparaĂźt en effet une certaine« dĂ©-spatialisation », ou plutĂŽt une « dĂ©s-imbrication » spatiale, des relations de domination.Les trois mĂ©tropoles envisagĂ©es sont, chacune, mondiales, en partie dĂ©connectĂ©es, SaskiaSASSEN y insiste, de leur environnement national (voir par exemple p. 450). Manuel CASTELLS

dĂ©veloppe longuement l’idĂ©e selon laquelle le rĂ©seau devient la configuration autour delaquelle elles structurent leurs relations (CASTELLS, 1996, notamment le chapitre VI, pp. 425-480). Or, la forme rĂ©siliaire rĂ©vĂšle un effort menĂ© en termes structurels visant Ă  repousser lescontraintes organisationnelles induites par la distance gĂ©ographique. Enfin, couplĂ©e Ă  la forceavec laquelle s’impose dĂ©sormais le rĂŽle de coordination Ă©conomique dĂ©volu aux mĂ©tropoles,la rapiditĂ©, voire souvent l’instantanĂ©itĂ©, de leur capacitĂ© d’intervention est un dernier aspecttout Ă  fait dĂ©terminant pour dĂ©passer les contraintes spatiales. C’est aussi un aspectrelativement spĂ©cifique aux mĂ©tropoles tant les rĂ©seaux techniques et organisationnelspermettant ces interventions quasi-immĂ©diates sont centrĂ©s sur ces centres de dĂ©cisions.

La seconde fonction attribuĂ©e aux mĂ©tropoles par Saskia SASSEN est d’ĂȘtre le lieu deproduction des services de pointe, il s’agit en particulier de la finance, mais plus largement del’ensemble des services de haut niveau (par les revenus qu’ils gĂ©nĂšrent en particulier) quipermettent l’exercice effectif de la fonction de commandement et de coordination. Avec forceillustrations et statistiques, l’auteur met en effet Ă©vidence Ă  toutes les Ă©chelles gĂ©ographiquespossibles, la concentration de ces activitĂ©s dans les mĂ©tropoles, dans leurs quartiers centrauxprincipalement. Cette seconde fonction est donc parfaitement complĂ©mentaire de la premiĂšre,mais elle est spĂ©cifique dans la mesure oĂč elle implique la prĂ©sence, Ă  l’intĂ©rieur des villesglobales, d’activitĂ©s qui possĂšdent aussi leur part de dynamiques et de logiques propres. Cetteautonomie se manifeste entre autres exemples par la prĂ©sence d’importants contingents decadres qui, mĂȘme s’ils profitent largement de leur proximitĂ© du pouvoir, n’en sont pas lesdĂ©tenteurs. Cette population est alors porteuse de ses propres valeurs et aspirations quiparticipent fortement Ă  la structuration sociale des agglomĂ©rations. L’incertitude destrajectoires technologiques (en Ă©tendant ici le terme aux techniques de services) de cesdiffĂ©rentes activitĂ©s est un autre exemple de leur autonomie qui renvoie directement Ă  latroisiĂšme fonction que Saskia SASSEN assigne aux mĂ©tropoles.

La production de l’innovation, et particuliĂšrement de celle qui concerne les services dehaut niveau dont il est question juste au-dessus, est en effet la troisiĂšme attribution essentielledes villes globales. Elle dĂ©coule logiquement du rĂŽle de production de ces services, mais dansle mĂȘme temps, elle vient renforcer en retour cette fonction ainsi que celle de commandementet de coordination. Les chapitres 3 et 4 en particulier de La ville globale, illustrent fort bien

(20) Il convient de nuancer cette dissociation en prenant en compte la montĂ©e des phĂ©nomĂšnes de concurrenceterritoriale dont la gestion donne de plus en plus d’autonomie – mouvements de dĂ©centralisation aidant – Ă des institutions et des acteurs politiques locaux.

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comment la maĂźtrise globale des circuits financiers de la part de ces trois mĂ©tropoles s’estconstruite et renforcĂ©e au cours des annĂ©es 80 Ă  travers un flux continu d’innovations misessur le marchĂ©. Ils montrent aussi en retour comment ces innovations ont Ă©tĂ© suscitĂ©es par lesmarchĂ©s financiers de ces mĂȘmes villes, selon un cercle tout Ă  fait cumulatif – sinon vertueux(Voir aussi TABARIES, 1997).

Enfin, la quatriĂšme fonction des villes globales est une fonction de marchĂ©. LĂ  encore,les synergies sont importantes puisque, outre la taille – toujours Ă©levĂ©e – des villes globales,leur marchĂ© est renforcĂ© et diversifiĂ© par les hauts revenus qui y sont distribuĂ©s et par ladiversitĂ© de leur population. En sens inverse, ce poids propre des mĂ©tropoles tend Ă  renforcerleur domination en Ă©tendant encore la palette de leurs activitĂ©s. On peut donner quelquesillustrations trĂšs contrastĂ©es de ce phĂ©nomĂšne.

La premiĂšre concerne le poids des activitĂ©s du secteur transport-logistique-distribution.Il s’agit lĂ  d’un ensemble d’activitĂ©s qui est Ă  la limite des fonctions d’intermĂ©diation de« haut niveau » sur laquelle les mĂ©tropoles pĂšsent d’autant plus que l’on considĂšre lesfonctions les plus Ă©voluĂ©es. Cependant, la prĂ©sence de ces activitĂ©s dans les hauts lieux del’économie mondiale est dĂ©terminĂ©e par l’importance du marchĂ© local. Le constat est ainsidressĂ© par Saskia SASSEN (au chapitre 5 de son ouvrage notamment) et, concernant l’espacefrançais, par FĂ©lix DAMETTE (1994).

Une autre illustration de cet « effet de marchĂ© » est constituĂ© par le marchĂ© artistique.Celui-ci prĂ©sente tous les traits de l’économie mĂ©tropolitaine (MENGER, 1995) : prĂ©sencequasi-exclusive dans les mĂ©tropoles, activitĂ© impliquant la production de services de hautniveau (restauration, expertise, financement, etc.), lien fort entre le marchĂ© et l’innovation (oula crĂ©ation pour adopter un vocabulaire moins cynique). Il est vrai que l’on peut attribuer Ă l’art une fonction d’intermĂ©diation entre les hommes qui fait le pendant de l’intermĂ©diationentre les firmes assurĂ©e par les services financiers et autres expertises.

L’industrie du prĂȘt-Ă -porter est un dernier exemple plus souvent mentionnĂ© parce qu’enapparence paradoxal. En effet, il conduit Ă  la prĂ©sence massive, en plein cƓur de cesagglomĂ©rations, d’activitĂ©s sous-qualifiĂ©es et peu rĂ©munĂ©ratrices. C’est le cas du quartier duSentier Ă  Paris et l’on trouve l’équivalent Ă  New-York. La clĂ© de cette situation est la nĂ©cessitĂ©d’une articulation fine entre la production (en tout cas une partie de celle-ci), la conception(stylistes, haute couture, etc.) et la demande (le marchĂ©) dont la mĂ©tropole devient le seul lieupossible.

L’intĂ©rĂȘt de l’analyse de Saskia SASSEN est de contextualiser les enseignements de toutun ensemble de travaux qui depuis plus de quarante ans cherchent Ă  cerner les spĂ©cificitĂ©s desgrandes agglomĂ©rations du monde occidental. Depuis 1961 au moins et son Megalopolis, lamĂ©tropolisation est pour Jean GOTTMANN un phĂ©nomĂšne qui ne se rĂ©sume pas Ă l’agglomĂ©ration d’une population nombreuse sur un espace rĂ©duit. Son fondement tient Ă  laconcentration et au dĂ©veloppement en son centre de ces « activitĂ©s transactionnelles » quiconsistent en la manipulation de « l’information abstraite » dĂ©diĂ©e au « contrĂŽle et Ă l’élaboration de dĂ©cision » (GOTTMANN, 1970, p. 324 ; COREY, 1982, p. 416). Cette dĂ©finitionest Ă  entendre de maniĂšre plutĂŽt extensive car elle tend Ă  englober tout ou partie « desfonctions administratives (y compris la justice, politiques, de gestion des affaires, detraitement de l’information – donc des mass-mĂ©dias mais aussi de recherche scientifique,d’enseignement supĂ©rieur, artistiques et de commerce spĂ©cialisĂ© [
] ».

Mais ces auteurs insistent sur la permanence historique – elle est dĂ©jĂ  repĂ©rable dans laGrĂšce antique – que fonde la tendance des activitĂ©s liĂ©es au pouvoir ou au commerce Ă  se

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regrouper. Or, elles constituent, jusqu’à une pĂ©riode rĂ©cente, l’essentiel des activitĂ©stransactionnelles. Ainsi, l’industrialisation des grandes villes au cours du XIXe siĂšcle et de lapremiĂšre moitiĂ© du XXe n’apparaĂźt-elle dĂ©jĂ  plus que comme une simple parenthĂšse Ă  cetteĂ©poque-charniĂšre des annĂ©es 60 pendant laquelle la dĂ©centralisation industrielle estparticuliĂšrement intense des deux cĂŽtĂ©s de l’Atlantique. NĂ©anmoins, plusieurs Ă©lĂ©mentssemblent nouveaux – ou du moins notables – Ă  Jean GOTTMANN. Ainsi observe-t-il que le« secteur quaternaire » accroĂźt son importance et son poids par le jeu de l’approfondissementde la division du travail et par le dĂ©veloppement des activitĂ©s d’innovation. Il insiste aussi surl’étroite imbrication de l’ensemble de ces activitĂ©s qui forment autant de « districtsspĂ©cialisĂ©s » au sein du Central Business District mais qui paraissent se renforcer les uns lesautres en entretenant d’intenses interrelations, comme en atteste son analyse des Ă©changestĂ©lĂ©phoniques (GOTTMANN, 1961, chap. X). Il souligne encore l’importance des conditions demobilisation d’une main-d’Ɠuvre hautement qualifiĂ©e en insistant sur le cadre d’emploi et lecadre de vie stimulant qu’elle implique (COREY, 1982).

L’essentiel du contenu de la mĂ©tropole est donc cernĂ© dĂšs cette Ă©poque. Saskia SASSEN

l’actualise en insistant sur le rĂŽle de la finance qui n’était pas aussi dĂ©terminant dans lesannĂ©es 60. Elle prĂ©cise Ă©galement le rĂŽle et l’importance des processus d’innovationconcernant les activitĂ©s de services destinĂ©es aux entreprises. On verra ci-dessous qu’elledĂ©taille encore la « gĂ©ographie sociale » que dessine le jeu mĂ©tropolitain. C’est en s’appuyantsur ces diverses remises en contexte qu’elle pourra donner un sens plus gĂ©nĂ©ral Ă  la place quetient ce phĂ©nomĂšne dans la sociĂ©tĂ© contemporaine. On le reprendra alors Ă  travers la lectured’un espace dualisĂ© qui, donc, Ă©tait en germe dĂšs la fin de la pĂ©riode fordiste.

Différenciation sociale renforcée

Le recensement des quatre fonctions mĂ©tropolitaines a permis de mettre en placequelques aspects du fonctionnement de ces citĂ©s. Il est nĂ©anmoins un aspect sur lequel ilconvient de s’arrĂȘter quelques instants, non seulement parce qu’il n’apparaĂźt pas directementlorsque l’on dĂ©crit les fonctions, mais aussi parce que de trĂšs nombreux auteurs s’accordentsur son constat. À l’analyse de Saskia SASSEN en termes de bipolarisation sociale, rĂ©pond eneffet le constat de Pierre VELTZ (1996, p. 36 et suiv.) d’une remontĂ©e des inĂ©galitĂ©s ou celuide Manuel CASTELLS d’une polarisation de la main d’Ɠuvre.

Si l’on reprend le raisonnement de l’auteur de La ville globale, l’évolution de lacomposition sociale de la population mĂ©tropolitaine est en effet double. D’un cĂŽtĂ©, laproduction des services de haut niveau suppose l’emploi d’une quantitĂ© importante depersonnels hautement qualifiĂ©s, souvent bien, voire trĂšs bien rĂ©munĂ©rĂ©s. Les caricatures decette tendance sont les golden boys de la finance londonienne ou new-yorkaise des annĂ©es 80.Cette population, elle-mĂȘme stratifiĂ©e, est porteuse de standards de vie et d’aspirationspropres (MCDOWELL, 1997) qui se traduisent par exemple en matiĂšre de peuplementdiffĂ©renciĂ© des diffĂ©rents quartiers (PETSIMERIS et BALL, 2000) : dĂ©veloppement de quartiersrĂ©sidentiels trĂšs aisĂ©s et surtout « gentrification » de quartiers centraux denses auparavantdĂ©classĂ©s (BEAUREGARD, 1990). Ce phĂ©nomĂšne a aussi Ă©tĂ© dĂ©crit, concernant le quartier desDocklands Ă  Londres, par Alain TARRIUS (1992, pp. 25-84). En matiĂšre de consommation,

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Saskia SASSEN met aussi en Ă©vidence l’augmentation de la demande de services auxparticuliers (restauration, services Ă  domicile par exemple) (21).

À l’opposĂ©, le dĂ©veloppement mĂ©tropolitain implique Ă©galement la croissance desgroupes sociaux dĂ©favorisĂ©s. Le constat est non seulement dressĂ© d’un point de vue statistiquemais aussi reliĂ© Ă  la tendance prĂ©cĂ©dente. C’est en effet pour rĂ©pondre Ă  la demande croissantede services aux particuliers, mais aussi pour assurer certains services banals Ă  destination desfirmes (coursiers, nettoyage, etc.) que se dĂ©veloppe l’emploi mĂ©tropolitain bas de gamme. Ils’agit d’emplois dĂ©qualifiĂ©s, prĂ©caires et s’adressant gĂ©nĂ©ralement aux groupes sociaux lesplus fragiles : minoritĂ©s ethniques, femmes
 De la mĂȘme maniĂšre, la « gentrification » dequartiers centraux, loin de favoriser la mixitĂ© sociale, accentue en rĂ©alitĂ© et les difficultĂ©s delogement pour les moins aisĂ©s et la sĂ©grĂ©gation spatiale (22). Dans le mĂȘme temps, il convientĂ©galement de souligner que ces nouvelles populations urbaines sont Ă  leur tour porteuses decultures, d’aspirations et de sociabilitĂ©s. Dans ce schĂ©ma gĂ©nĂ©ral, et malgrĂ© les rĂ©serves dĂ©jĂ Ă©voquĂ©es (au chapitre 5) Ă  propos d’une lecture trop simpliste de ce phĂ©nomĂšne, lapaupĂ©risation – au moins relative – d’une part de la population est donc une composanteconstitutive des processus de mĂ©tropolisation (voir aussi SASSEN, 1997).

Un réseau hiérarchisé de métropoles

Il convient enfin de s’interroger pour dĂ©terminer dans quelle mesure l’analyse queSaskia SASSEN a menĂ©e sur New-York, Londres et Tokyo peut-ĂȘtre Ă©tendue au-delĂ  de cestrois agglomĂ©rations dominantes. Dans un premier temps, la rĂ©ponse de l’auteur sembledĂ©finitive : les trois citĂ©s sont les seules villes qui peuvent sans ambiguĂŻtĂ© ĂȘtre qualifiĂ©es deglobales, notamment grĂące Ă  la position dominante qu’elles occupent sur les marchĂ©sfinanciers. De nombreux exemples sont mis en avant pour appuyer cette prĂ©dominance.Pourtant, dans un autre article, oĂč elle Ă©tait spĂ©cifiquement interpellĂ©e sur la position del’agglomĂ©ration parisienne par rapport Ă  ce trio, elle exprime ainsi son opinion : « À notresens, si Paris ne peut en aucun cas, Ă©viter d’ĂȘtre le site des fonctions d’une ville ‘globale’, ellene peut pas non plus prĂ©tendre au niveau de concentration de grands marchĂ©s financiers,d’échange de services, d’investissements Ă©trangers et d’agglomĂ©ration de quartiers gĂ©nĂ©rauxd’entreprises, qui caractĂ©risent New-York, Londres et Tokyo » (SASSEN, 1994b, p. 155.). Dece point de vue, « la ville globale » demeure donc tout Ă  la fois une construction bienspĂ©cifique aux trois places boursiĂšres majeures et une construction dont on retrouve certainescaractĂ©ristiques ailleurs.

Ainsi l’auteur repĂšre-t-elle au cours de son analyse des tendances similaires sur denombreux points Ă  celles qui affectent les villes globales dans de nombreuses autres grandesagglomĂ©rations du monde. Elle affirme simplement, et comme l’exemple parisien l’indiquait,que nulle part, les phĂ©nomĂšnes Ă  l’Ɠuvre ne sont aussi exhaustifs et achevĂ©s. La porte est doncgrande ouverte pour dĂ©passer les frontiĂšres de ces trois Ăźlots mĂ©tropolitains « purs » etretrouver des dynamiques et des processus semblables ailleurs. Ainsi, « on constate [
] que

(21) Le rĂŽle des femmes dans les processus de “gentrification” est particuliĂšrement dĂ©battu. Certains auteursaffirment en effet que leurs stratĂ©gies propres d’adaptation au nouveau contexte de l’emploi et de servicesdans les mĂ©tropoles constituent le fondement principal de cette nouvelle gĂ©ographie sociale (WARDE,1991 ; BUTLER et HAMNETT, 1994 ; BONDI, 1999).

(22) On peut rappeler ici les analyses proposĂ©es par Pierre BECKOUCHE et FĂ©lix DAMETTE (1991) concernant,Ă  propos de la rĂ©gion parisienne, le passage d’une « sĂ©grĂ©gation associĂ©e » Ă  une « sĂ©grĂ©gation dissociĂ©e ».

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des tendances similaires Ă  celles que connaissent New-York, Londres et Tokyo apparaissentaussi dans d’autres grandes villes, sur une Ă©chelle naturellement moins importante et quiimplique des processus rĂ©gionaux ou nationaux plutĂŽt que planĂ©taires » (La ville globale,p. 447). Le constat est identique pour Susan FANSTEIN et Michael HARLƒ (1996, en particulierp. 175). La figure de la mĂ©tropole serait donc largement transposable Ă  des niveaux infĂ©rieursde la hiĂ©rarchie urbaine, moyennant une translation que l’on pourrait en premiĂšre approchequalifier d’homothĂ©tique. C’est d’ailleurs cette image d’un rĂ©seau mondial et hiĂ©rarchisĂ© demĂ©tropoles que compose Manuel CASTELLS (1996, notamment chapitre VI, pp. 425-480).

C’est en partie, Ă  condition que l’on accepte de descendre la marche qui mĂšne deLondres Ă  Paris, ce que suggĂšrent gĂ©nĂ©ralement aussi les analyses de la hiĂ©rarchie urbainefrançaise. Ainsi, dans La France en villes, FĂ©lix DAMETTE (1994) s’autorise Ă  qualifier 7agglomĂ©rations de Province de « mĂ©tropoles ». À leur niveau, et avec leurs faiblesses, ellesconcentrent les activitĂ©s qui fondent la hiĂ©rarchie urbaine, celles d’intermĂ©diation et de« reproduction Ă©largie » (cette derniĂšre concernant essentiellement les grands Ă©quipementsuniversitaires et hospitaliers). Mais au-delĂ , le gĂ©ographe met en Ă©vidence le fait que lesfonctions mĂ©tropolitaines ne sont pas non plus circonscrites Ă  ce noyau restreint de citĂ©s. Denombreuses autres agglomĂ©rations assurent un rĂŽle d’encadrement, de coordination ou encorede crĂ©ation de ressources rares. Ces fonctions sont bien sĂ»r plus ou moins dĂ©veloppĂ©es,souvent spĂ©cialisĂ©es et donc lacunaires. Elles cĂšdent aussi le pas dans bien des cas Ă  desfonctions d’exĂ©cution ou encore de « reproduction simple » (les services de proximitĂ©).L’analyse des flux interurbains, en particulier celle assez Ă©difiante des Ă©changestĂ©lĂ©phoniques, permet ensuite Ă  FĂ©lix DAMETTE de rĂ©vĂ©ler l’organisation hiĂ©rarchisĂ©e de cechapelet de villes.

En rĂ©alitĂ©, la figure d’homothĂ©tie ne semble pas rĂ©sister Ă  une analyse plus dĂ©taillĂ©e. Eneffet, on constate que certaines fonctions de coordination ou d’intermĂ©diation peuventessaimer dans un chapelet de “petites” mĂ©tropoles. Mais on repĂšre simultanĂ©ment de fortestendances inverses, affectant surtout les fonctions parmi les plus stratĂ©giques qui paraissent aucontraire se concentrer encore davantage sur les quelques villes globales. Tel Ă©tait enparticulier le constat dĂ©jĂ  dressĂ© par Saskia SASSEN (1994a, p. 66) concernant le rĂŽle demarchĂ© financier, que des villes comme Chicago ou Osaka ont en grande partie laissĂ©Ă©chapper au profit de New-York et Tokyo. Cela n’est pas sans Ă©voquer les difficultĂ©s de laplace boursiĂšre parisienne Ă  s’affirmer face Ă  Londres.

Concernant l’espace français, FĂ©lix DAMETTE (1994) met en Ă©vidence une Ă©volutiondivergente des diffĂ©rentes activitĂ©s : « Les fonctions Ă  finalitĂ© sociale Ă©voluent dans le sens del’équitĂ© territoriale alors que les fonctions Ă  finalitĂ© Ă©conomique concentrent leurs niveauxsupĂ©rieurs Ă  Paris » (p. 31) indique-t-il en introduction de son chapitre 2. Ces Ă©volutions sontcomplexes. Elles allient des processus de concentration Ă  certains mouvements tangibles dediffusion. Mais au bilan, les Ă©carts semblent se creuser. Ils se creusent d’abord entre laCapitale et la Province. Cependant, ils permettent aussi l’affirmation de mĂ©tropoles dites « deProvince » dont l’activitĂ© se distingue de plus en plus nettement de celle de leurenvironnement immĂ©diat.

Il semble donc que la figure du rĂ©seau mĂ©tropolitain puisse ĂȘtre enrichie et dĂ©clinĂ©e Ă diffĂ©rentes Ă©chelles. Ce rĂ©seau est dominĂ© par une poignĂ©e de villes d’envergure mondiale,mais il dĂ©borde ce cadre Ă©troit pour toucher des agglomĂ©rations plus modestes. Il acquiertĂ©galement une dimension dynamique au sens ou les processus de ramification et dehiĂ©rarchisation sont non seulement en cours, mais aussi Ă©troitement liĂ©s. Cette reprĂ©sentationde l’inscription spatiale du phĂ©nomĂšne mĂ©tropolitain reprend certains traits des rĂ©seaux

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hiĂ©rarchisĂ©s de villes proposĂ©s par Roberto CAMAGNI (1992). Cependant, la grille declassement en trois niveaux (« villes mondiales », « villes nationales spĂ©cialisĂ©es » et « villesrĂ©gionales spĂ©cialisĂ©es ») avancĂ©e par l’auteur italien repose en fin de compte essentiellementsur l’étendue gĂ©ographique de l’aire d’influence de chaque agglomĂ©ration. Elle rappelle ainsila trame urbaine que dessinait CHRISTALLER dans une plaine agricole homogĂšne. L’usage de lanotion d’activitĂ© mĂ©tropolitaine permet de donner un autre contenu, avant tout fonctionnel,aux diffĂ©rents degrĂ©s.

Concentration et diffusion des activités métropolitaines

La mise en Ă©vidence d’un rĂ©seau mĂ©tropolitain qui s’insinue assez profond dans la trameurbaine s’appuie sur une certaine diffusion des activitĂ©s qui ont pu ĂȘtre qualifiĂ©es demĂ©tropolitaines. Pourtant, le fait le plus caractĂ©ristique du phĂ©nomĂšne de mĂ©tropolisationreste Ă©videmment que la concentration des activitĂ©s transactionnelles en quelques lieux estdemeurĂ©e trĂšs forte depuis l’époque des analyses de Jean GOTTMANN. On retrouve derriĂšre cestendances l’ensemble des mĂ©canismes Ă©conomiques qui ont Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©s dans les pagesprĂ©cĂ©dentes.

Cette diversitĂ© de l’inscription spatiale des activitĂ©s d’intermĂ©diation peut en effet fortbien s’envisager Ă  l’aide des outils thĂ©oriques prĂ©sentĂ©s pour rendre compte des phĂ©nomĂšnesde concentration/diffusion, de spĂ©cialisation ou d’ancrage territorial. Parmi les Ă©lĂ©mentsexplicatifs souvent retenus, les coĂ»ts de transports de l’information ne sont par exemple pasles mĂȘmes dans l’industrie financiĂšre forte consommatrice de tĂ©lĂ©matique et dans le secteur dudroit des affaires viscĂ©ralement attachĂ© Ă  la rencontre en face Ă  face. Les modes demobilisations des rĂ©seaux de connivence sont totalement diffĂ©rents suivant que l’ons’intĂ©resse au commerce diamantaire largement dominĂ© par une communautĂ© ethnique ou Ă  larecherche technologique sur les composants Ă©lectroniques.

Plus prĂ©cisĂ©ment, les modĂšles de Paul KRUGMAN et de Brian ARTHUR semblent pouvoirrendre compte de la forte concentration des services de pointes. Les rendements croissants surlesquels ils reposent sont vraisemblables dans un contexte d’hyper-spĂ©cialisation des firmes.Les externalitĂ©s pĂ©cuniaires nĂ©cessaires Ă  la reprĂ©sentation de Paul KRUGMAN proviennentpour une part de l’accessibilitĂ© Ă  une clientĂšle potentielle suffisante pour permettre Ă  desfirmes au marchĂ© trĂšs Ă©troit de fonctionner. Elles dĂ©coulent aussi de la trĂšs fortecomplĂ©mentaritĂ©, que souligne par exemple Saskia SASSEN (1991, p. 170), des diffĂ©rentesactivitĂ©s de services. En outre, la description que donne Paul KRUGMAN de la rencontre entreoffre et demande de travail s’avĂšre d’autant plus pertinente dans le cas oĂč les compĂ©tencesĂ©changĂ©es sont trĂšs spĂ©cifiques. Elle permet aussi d’expliquer la spĂ©cialisation dans lesservices de haut niveau par Ă©viction des activitĂ©s incapable de supporter les coĂ»ts induits parle voisinage de salaires Ă©levĂ©s. Enfin, conformĂ©ment au modĂšle d’ARTHUR, la spĂ©cialisationpassĂ©es des grandes mĂ©tropoles contemporaines dans les activitĂ©s transactionnelles expliqueen bonne partie qu’elles continuent aujourd’hui Ă  les attirer et rend compte de situations deverrouillage que l’on peut observer.

Pour autant, il semble clair que l’agglomĂ©ration des activitĂ©s de services de haut niveaun’est pas affaires que d’externalitĂ©s pĂ©cuniaires. DĂ©jĂ , la complĂ©mentaritĂ©, Ă©voquĂ©e juste au-dessus, des diffĂ©rentes spĂ©cialitĂ©s met aussi et peut-ĂȘtre d’abord en jeu des interactions denature technologiques. On peut alors noter avec intĂ©rĂȘt que les politiques des responsablesterritoriaux semblent de plus en plus souvent donner foi Ă  la thĂ©orie des pĂŽles de croissance deFrançois PERROUX. Les services de pointe constitueraient alors les « unitĂ©s motrices » que,

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dans un cadre de concurrence territoriale marquĂ©e, il deviendrait stratĂ©gique d’attirer pour leurcapacitĂ© Ă  rĂ©pandre la croissance autour d’elle. Le dynamisme Ă©conomique – largement fondĂ©sur des activitĂ©s de type mĂ©tropolitain – que connaĂźt l’agglomĂ©ration montpelliĂ©raine au cƓurd’une rĂ©gion qui semble durablement rester Ă©trangĂšre Ă  cette croissance incite pourtant Ă nuancer cette analyse. Elle n’est cependant pas dĂ©pourvue de tout fondement.

Quoi qu’il en soit, les phĂ©nomĂšnes de marchĂ© permettent de donner une premiĂšre lecturede la concentration des activitĂ©s mĂ©tropolitaines. Évidemment, concernant des activitĂ©s dontl’essence mĂȘme est de manipuler des informations non-standardisĂ©es, une analyse quiexclurait les interactions sociales et territoriales resterait incomplĂšte. L’accessibilitĂ© desmarchĂ©s, par exemple, n’est pas qu’une question de coĂ»t d’accĂšs. Sentir les tendances pour uncrĂ©ateur de mode ou ĂȘtre insĂ©rĂ© dans un rĂ©seau de confiance mutuelle pour un trader sont desaspects souvent dĂ©terminants dans les activitĂ©s de services de pointe.

On perçoit Ă  travers ces exemples que les relations sociales qui peuvent ĂȘtre mises enƓuvre ne s’envisagent pas comme des ressources passives que l’on mobilise en fonction desbesoins. Ces rĂ©seaux de connivence, ces viviers de compĂ©tences ou autres ressources raressont d’abord des constructions sociales dont la disposition par un acteur implique qu’ilparticipe lui-mĂȘme de maniĂšre active Ă  leur dĂ©veloppement. C’est en ce sens, oĂč ces rĂ©seauxhyper-spĂ©cialisĂ©s ne peuvent ĂȘtre mis Ă  profit que par les hyper-spĂ©cialistes qui le forment,que Gabriel COLLETIS et Bernard PECQUEUR avancent la notion de « ressources spĂ©cifiques »(1993). Or, ces ressources spĂ©cifiques deviennent dĂ©terminantes lorsqu’il s’agit de produireles services de haut niveau et les innovations sur lesquels repose l’activitĂ© des mĂ©tropoles.

Cette rĂ©alitĂ© explique que la comprĂ©hension des activitĂ©s mĂ©tropolitaines a souvent faitappel aux outils de l’analyse territoriale tels les « milieux innovateurs » ou les SystĂšmesProductifs Locaux. Pourtant, les processus de construction de ressources territorialisĂ©es nesont pas l’apanage des seules mĂ©tropoles. Pierre VELTZ (1996, p. 242 et suiv.) rappelle quedes rĂ©gions industrieuses semi-rurales possĂšdent aussi des atouts pour engager avec succĂšs desprocessus de crĂ©ation de ressources spĂ©cifiques rares.

AgnĂšs ARABEYRE-PETIOT a ainsi Ă©tudiĂ© la rĂ©alitĂ© d’un SPL spĂ©cialisĂ© dans la sous-traitance aĂ©ronautique qui s’est constituĂ© dans le « pays de l’Adour », en BĂ©arn. Ce SPL estaussi soumis aux forces d’attraction de l’agglomĂ©ration toulousaine oĂč sont situĂ©s lesprincipaux donneurs d’ordres. L’équilibre qui se crĂ©e ainsi est fragile et pourrait ĂȘtresensiblement modifiĂ© par la mise en service d’une autoroute amĂ©liorant fortementl’accessibilitĂ© entre les deux zones (ARABEYRE-PETIOT, 1999). Par-delĂ  la tentative demodĂ©lisation de cet Ă©quilibre et de ces modifications, cette Ă©tude de cas, parmi d’autres,illustre la complexitĂ© intrinsĂšque aux processus de concentration-diffusion. C’est bienl’analyse dĂ©taillĂ©e du fonctionnement relationnel des ces activitĂ©s qui permet d’envisager et decomprendre la rĂ©alitĂ© de ces phĂ©nomĂšnes.

Les métropoles ne sont pas seules au monde

Bien que ces quelques pages se soient dĂ©jĂ  beaucoup appuyĂ©es sur l’Ɠuvre de SaskiaSASSEN, il convient de souligner que l’articulation majeure qui forme le cƓur de son proposn’a pas encore Ă©tĂ© abordĂ©e. Car pour l’analyste amĂ©ricaine, la ville globale demeurerait unphĂ©nomĂšne parfaitement vide de sens si l’on devait le considĂ©rer de maniĂšre isolĂ©e du reste dumonde. C’est dans les relations qui se tissent entre les deux parties que naĂźt la dynamiquemĂ©tropolitaine : le dĂ©veloppement et la concentration de la fonction de commandement et

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d’intermĂ©diation que matĂ©rialisent les activitĂ©s de services de haut niveau rĂ©pondent Ă  unenĂ©cessitĂ© portĂ©e par la totalitĂ© du systĂšme productif de la sphĂšre capitaliste.

En effet, de multiples tensions agitent les organisations productives. Aux Ă©lĂ©ments dĂ©jĂ Ă©voquĂ©s Ă  propos de l’épuisement du fordisme (chapitre 3) – l’éclatement gĂ©ographique desmarchĂ©s, mais Ă©galement des rĂ©seaux de production, l’intensification de la concurrence,l’accĂ©lĂ©ration des rythmes d’innovation et d’échange – Saskia SASSEN (1991, p. 157 etsuivantes) ajoute quelques Ă©volutions plus internes aux firmes : diversification des inputs,croissance de la taille des grands groupe, spĂ©cialisation fonctionnelle des unitĂ©s de production.Toutes ces tendances rendent plus complexe et dĂ©licate la coordination des activitĂ©s. Celle-cidevient d’autant plus nĂ©cessaire que les modes fordistes de rĂ©gulation ont en majeure partiedisparu. C’est donc un vĂ©ritable dĂ©fi organisationnel qui est posĂ© Ă  l’économie dĂ©sormaismondiale. C’est dans ce contexte, pour rĂ©pondre Ă  une nĂ©cessitĂ© de coordination que les siĂšgescentraux des firmes ne peuvent plus assurer par leurs seuls moyens, que se dĂ©veloppe uneoffre toujours plus Ă©tendue et spĂ©cialisĂ©e de services de haut niveau. La mĂ©tropole s’imposealors comme le site de production de ces services de coordination qui saura ĂȘtre suffisammentefficace pour gĂ©rer cette complexitĂ©.

Les analyses de Pierre VELTZ, qui Ă©voque une « gĂ©ographie de l’organisation », ou cellesde Manuel CASTELLS, qui dĂ©cortique « la sociĂ©tĂ© en rĂ©seau » et fait des mĂ©tropoles les nƓudsd’un « espace des flux », se placent dans la mĂȘme perspective organisationnelle que le schĂ©maprĂ©cĂ©dent. Il y a donc Ă  nouveau une large convergence d’auteurs qui ne sont certes pastotalement Ă©trangers les uns aux autres. Mais l’intĂ©rĂȘt de cette articulation du processusmĂ©tropolitain sur des Ă©volutions plus gĂ©nĂ©rale est aussi de rĂ©introduire de maniĂšre cohĂ©rentele reste du territoire, celui qui n’est pas directement sous les feux de la ville globale.

De ce point de vue, et malgrĂ© ces convergences, on peut dĂ©celer des diffĂ©rencesd’approches. Ainsi, Saskia SASSEN prĂ©sente-t-elle la ville globale comme une formation tout Ă fait spĂ©cifique. MĂȘme si le rĂ©seau des mĂ©tropoles s’étend au-delĂ  de New-York, Londres etTokyo, il demeure pour cet auteur limitĂ© aux Ă©tages supĂ©rieurs de la hiĂ©rarchie urbaine. Parailleurs, toujours selon la mĂȘme analyse, les fonctions assurĂ©es par les mĂ©tropoles, ainsi queleur fonctionnement interne, les distinguent nettement du reste de l’espace Ă©conomique, crĂ©antune « discontinuitĂ© dans la hiĂ©rarchie » (SASSEN, 1991, chapitre 7).

La « logique assurancielle » qui constitue le principal atout de la mĂ©tropole selon PierreVELTZ (1996, p. 237 et suivantes) semble au contraire beaucoup plus universelle. Elle incitetant les firmes que les mĂ©nages Ă  venir « en mĂ©tropole » chercher la diversitĂ© qui leurpermettra de s’adapter plus facilement aux Ă©volutions. Cette conception « universaliste » desatouts de la mĂ©tropole dĂ©coule logiquement de la lecture plutĂŽt tranchĂ©e que Pierre VELTZ

donne des Ă©volutions du systĂšme productif : on a vu au chapitre 6 comment il considĂšre lapersistance de « poches de taylorisme classique » comme le simple rĂ©sidu d’évolutions encoreinachevĂ©es. Dans ce cadre d’analyse, la totalitĂ© des firmes, des activitĂ©s et des salariĂ©s sontimpliquĂ©s par le dĂ©veloppement des organisations productives selon le principe d’autonomie-intĂ©gration. Cette mĂȘme totalitĂ© vient s’insĂ©rer au sein de « territoires-rĂ©seaux », dont lamĂ©tropole est l’un des archĂ©types, plutĂŽt que de « territoires-zones » (VELTZ, 1996, pp. 61-66).

En cohĂ©rence avec les chapitres prĂ©cĂ©dents, on choisira une voie mĂ©diane. Elle consisted’abord Ă  retenir – plutĂŽt de Saskia SASSEN – la reprĂ©sentation d’un espace productif dualisĂ©.D’un cĂŽtĂ©, les mĂ©tropoles, nƓuds de rĂ©seaux, sont en situation de maĂźtriser les Ă©changes Ă l’intĂ©rieur de cet espace, de l’autre, l’espace banal Ă©met et reçoit, mais ne contrĂŽle pas les fluxqui le parcourent.

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Pour autant, il convient d’introduire davantage de souplesse dans le propos de l’auteuramĂ©ricain concernant cette distinction. MĂȘme si elles sont trĂšs concentrĂ©es sur les sommets dela hiĂ©rarchie urbaine, les fonctions mĂ©tropolitaines ne sont pas circonscrites Ă  ces seuls lieux :New-York ne maĂźtrise pas la totalitĂ© des flux qui la concerne alors qu’Oyonnax (23) n’est passans une part d’autonomie. On a vu, notamment Ă  travers les analyses de FĂ©lix DAMETTE surla trame urbaine française, que l’on peut construire une « hiĂ©rarchie mĂ©tropolitaine » quis’insinue trĂšs profondĂ©ment dans le territoire.

Espace mĂ©tropolitain et espace banal apparaissent alors Ă©troitement imbriquĂ©s. Onretrouve sur ce point les analyses de Manuel CASTELLS. Celui-ci pose en effet, Ă  cĂŽtĂ© d’un« espace des flux » largement attachĂ© aux fonctions mĂ©tropolitaines, un « espace des lieux »plus banal. Mais dans l’esprit du sociologue, les deux sont indissociables. Ils rĂ©sultentconjointement d’une construction sociale commune de l’espace. Cette interpĂ©nĂ©tration desdeux Ă©lĂ©ments de la dualitĂ© spatiale permet aussi de mieux comprendre la position de PierreVELTZ dans la mesure oĂč elle propose un schĂ©ma selon lequel l’économie en rĂ©seau n’ignoreaucun lieu, mĂȘme si elle n’en recouvre pas toutes les activitĂ©s ni tous les modes defonctionnement.

On en restera donc Ă  cette reprĂ©sentation Ă  double face d’un espace mĂ©tropolitain quidomine une espace banal. Elle n’est Ă©videmment pas sans point commun avec celle qui, ausein des dynamiques du systĂšme productif, distingue le taylorisme flexible du doublemouvement d’autonomie intĂ©gration.

9.2 La grande vitesse, métropolitaine ?

On se souvient du souhait de Bernard de FONGALLAND, bien aprĂšs avoir quittĂ© ladirection du Service de la Recherche qui a mis au point le systĂšme de desserte Ă  grandevitesse, de voir le sigle TGV signifier non plus « Train Ă  Grande Vitesse », mais plutĂŽt« Transport entre Grandes Villes » (RIBEILL, 1995, p. 78). L’examen de la maniĂšre dont leTGV s’inscrit aujourd’hui dans la structure spatiale duale qui vient d’ĂȘtre proposĂ©e permetd’éclairer un peu le problĂšme posĂ© par le rĂȘve du cheminot. Les transports Ă  grande vitesse nesont-ils dĂ©diĂ©s qu’aux relations entre mĂ©tropoles ? Dans quelle mesure sont-ils dĂ©volus Ă  ĂȘtreun Ă©lĂ©ment – un outil – de ce rĂ©seau qui domine l’espace banal ?

Ces questions seront abordĂ©es ici Ă  travers trois approches distinctes. La premiĂšreconsiste en une analyse gĂ©ographique de la rĂ©partition spatiale de l’offre de transport Ă  grandevitesse en France. Elle permet d’établir que sa disponibilitĂ© suit pour l’essentiel la structure dela hiĂ©rarchie urbaine. La seconde approche s’intĂ©resse Ă  la demande. À travers la distinctiondes flux gĂ©nĂ©rĂ©s par le travail mĂ©tropolitain et le travail non-mĂ©tropolitain (tels qu’ils ont Ă©tĂ©dĂ©finis au chapitre 6) dans les trafics entre Paris et plusieurs villes de Province, elle permetd’éclairer la maniĂšre dont la demande de dĂ©placement Ă  grande vitesse s’inscrit dans lastructure spatiale duale que forment le rĂ©seau des mĂ©tropoles et l’espace banal. La troisiĂšmeapproche menĂ©e ici envisage la maniĂšre dont la desserte TGV s’insĂšre dans l’urbanisme de

(23) Oyonnax est une ville de l’Ain, spĂ©cialisĂ©e dans la plasturgie. Elle y rĂ©ussit d’ailleurs plutĂŽt bien (+22%d’emplois entre 1982 et 1990) (INSÉÉ, 1995, en part. p. 57 et suivantes). À partir de la grille d’analyse dela population active Ă©laborĂ©e par Pierre BECKOUCHE et FĂ©lix DAMETTE (1993), elle a pu ĂȘtre classĂ©eparmis les villes Ă  production hyper-industrielle dont l’emploi est principalement concentrĂ© dans lesfonctions de fabrication. L’espace productif banal profond en quelque sorte.

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ces métropoles par une relecture de la littérature portant sur la conception des gares et surtoutsur les « quartiers de la gare ».

Une rĂ©partition spatiale hiĂ©rarchisĂ©e de l’offre de transport

Depuis la fameuse « Ă©toile Legrand », il est parfaitement Ă©tabli que l’offre de transportferroviaire est en France largement centrĂ©e sur la Capitale. L’analyse que Jean VARLET donnedans sa GĂ©ographie des relations ferroviaires en France (1987) en fait une Ă©vidence. Depuisla rĂ©daction de ce travail, le rĂ©seau TGV s’est certes Ă©toffĂ©. On a mĂȘme pu mettre en place desTGV d’interconnexion qui mettent directement en relation des villes de province. CettederniĂšre avancĂ©e est importante, mais trĂšs partielle. En outre, elle renforce aussi la dessertefrancilienne via les arrĂȘts systĂ©matiques Ă  Massy, Roissy-CdG ou Chessy. Elle ne remet pas encause la domination que Paris exerce sur le reste de la France du point de vue del’accessibilitĂ©. La question de la hiĂ©rarchie spatiale dessinĂ©e par l’offre de transport ne se posedonc encore que concernant les villes de Province.

Les mesures et analyses d’accessibilitĂ© conduites sur la trame urbaine en France ou enEurope mettent toutes en Ă©vidence de fortes disparitĂ©s. L’ouvrage co-Ă©ditĂ© par la DATAR en1993 sous le titre Circuler demain en rassemble plusieurs assez significatives de ce point devue (CAUVIN, MARTIN et REYMOND, 1993 ; L’HOSTIS, MATHIS et POLOMBO, 1993 ; AUPHAN

et alii, 1993). La vitesse de desserte, comme dans la GĂ©ographie de Jean VARLET, est toujoursl’un des critĂšres importants retenus et l’impact des rĂ©seaux Ă  grande vitesse une prĂ©occupationgĂ©nĂ©rale. Pourtant, aucune limite dans la durĂ©e des parcours pris en compte n’est fixĂ©e dansles Ă©tudes de ce type (voir aussi GUTIERREZ et URBANO, 1996 ; GUTIERREZ, GONZALES etGOMEZ, 1996) (24).

Il semble alors qu’en procĂ©dant ainsi, l’on ne mesure que de maniĂšre peu satisfaisante larĂ©alitĂ© de l’offre Ă  grande vitesse. On introduit tout d’abord un effet de dilution des relationsparcourues Ă  grande vitesse dans un ensemble de liaisons thĂ©oriquement possibles, mais quipeuvent bĂ©nĂ©ficier d’une faible efficacitĂ© du rĂ©seau et/ou supporter un temps de parcours trĂšsĂ©levĂ©. Cet effet de dilution devient vite non nĂ©gligeable dĂšs que le nombre de villes prises encompte est important.

L’accessibilitĂ© moyenne d’un point (ou plutĂŽt « l’inaccessibilitĂ© » comme le soulignentNadine CATTAN et Claude GRASLAND, 1997, p. 15) est ainsi classiquement dĂ©finie comme lasomme des distances (distance-temps, distance-coĂ»t, etc.) d’accĂšs Ă  un Ă©chantillon de villes(CAUVIN, MARTIN et REYMOND, 1993 ; CATTAN et alii, 1994). Chaque distance estĂ©ventuellement pondĂ©rĂ©e par le poids relatif de la ville atteinte (GUTIERREZ et URBANO, 1996 ;GUTIERREZ, GONZALES et GOMEZ, 1996 ; CATTAN et GRASLAND, 1997), mais seulement demaniĂšre exceptionnelle selon le temps de trajet (VICKERMAN, SPIEKERMANN et WEGENER,1999). Il en rĂ©sulte concrĂštement que l’accessibilitĂ© ferroviaire de Lyon, par exemple est ainsien partie dĂ©terminĂ©e non seulement par les 6h nĂ©cessaires pour rejoindre Bordeaux en train

(24) Un article de Gabriel DUPUY et Vaclav STRANSKY (1996) prĂ©sente les rĂ©sultats d’une Ă©tudes del’accessibilitĂ© routiĂšre de 190 villes europĂ©ennes Ă  travers un tableau indiquant le nombre de nƓuds quel’on peut atteindre au dĂ©part de chaque villes en un temps donnĂ©. La limite choisie (8 heures),nĂ©cessairement longue si l’on souhaite obtenir des rĂ©sultats non triviaux Ă  cette Ă©chelle, indique que l’onne se situe pas dans la gamme des grandes vitesses.Cette tentative reprend en partie – sans le mentionner d’ailleurs – la proposition Ă©voquĂ©e ci-dessous,avancĂ©e dĂšs 1970 par Gunnar TÖRNQVIST et l’école de GĂ©ographie de l’UniversitĂ© de Lund.

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242 ❘ Chapitre 9 : MĂ©tropolisation et grande vitesse

depuis les bords du RhĂŽne, mais aussi les 5h pour Reims, les 5h30 pour Aurillac, etc. L’imageainsi produite n’est pas fausse. Elle traduit une rĂ©alitĂ© de l’offre ferroviaire, mais elle vientminorer l’impact de la disponibilitĂ© ou non d’une offre de transport Ă  grande vitesse.

On peut rappeler rapidement que la grande vitesse a Ă©tĂ© dĂ©finie ici, en rĂ©fĂ©rence auxdĂ©placements Ă  motif professionnel, Ă  partir de la possibilitĂ© offerte aux voyageurs de rĂ©aliserun voyage aller-retour dans la journĂ©e tout en mĂ©nageant une plage de temps apprĂ©ciable Ă destination. Le seuil d’accessibilitĂ© que constitue le fait d’offrir cette possibilitĂ© a Ă©tĂ© soulignĂ©.Des marques tangibles de sa traduction dans les comportements de dĂ©placements ont pu ĂȘtreobservĂ©es. Selon cette logique de seuil, il semble alors plus pertinent de considĂ©rer de maniĂšreplus radicale qu’une liaison Ă  grande vitesse existe ou n’existe pas, plutĂŽt que de considĂ©rerque, toutes choses Ă©gales par ailleurs, une liaison desservie en 6h vaut la moitiĂ© d’une liaisonparcourue en 3.

ReprĂ©senter l’offre de transport Ă  grande vitesse Ă  partir des frĂ©quencesAfin de produire une image de la hiĂ©rarchisation de l’offre de transport Ă  grande vitesse

en France, il est donc envisageable d’appliquer de façon systĂ©matique ce principe binaire et dene prendre en considĂ©rations que les seules dessertes suffisamment rapides et frĂ©quentes pourpermettre ces pratiques d’aller-retour dans la journĂ©e. Cette proposition est cohĂ©rente aveccelle avancĂ©e il y a 30 ans par le gĂ©ographe suĂ©dois de l’UniversitĂ© de Lund, GunnarTÖRNQVIST (1970). À travers la notion de systĂšme de contacts, celui-ci a en effet Ă©misl’hypothĂšse selon laquelle la position d’une ville au sein de la hiĂ©rarchie urbaine pouvait ĂȘtretraduite par le nombre d’interactions quotidiennes qu’elle entretient avec d’autres. Il en adĂ©duit une mesure d’accessibilitĂ© fondĂ©e sur le dĂ©compte de la population qu’il est possibled’atteindre en aller-retour sur une journĂ©e de travail, au dĂ©part d’un point donnĂ©. On fixeradans ce qui suit la valeur-limite du temps de parcours au-delĂ  duquel les dessertes ne serontpas prises en compte Ă  3h15.

3h15 peut sembler un temps de trajet dĂ©jĂ  fort long aux habituĂ©s du TGV entre Paris etLyon ou aux abonnĂ©s des lignes aĂ©riennes intĂ©rieures. Pourtant, il marque bien le temps deparcours en deçà duquel commencent Ă  apparaĂźtre des comportements de dĂ©placementtypiques de la grande vitesse. Pour justifier ce choix, on peut considĂ©rer par exemple les deuxliaisons TGV Paris-Bordeaux d’une part et Lyon-Lille d’autre part. Voici deux relations qui,malgrĂ© une certaine fragilitĂ© – dĂ©jĂ  soulignĂ©e ailleurs pour la premiĂšre (KLEIN et CLAISSE,1997) –, semblent devoir ĂȘtre incluses dans le club de la grande vitesse ferroviaire. Un tempsde parcours limite fixĂ© Ă  3h15 permet de retenir 15 trains sur les 20 proposĂ©s par la SNCF unjour banal de semaine de l’automne 2000 entre Paris et Bordeaux et 7 sur 10 entre Lyon etLille. En ne retenant pas l’intĂ©gralitĂ© de la grille de desserte mise en place, il rend compte dela fragilitĂ© mentionnĂ©e. En conservant un nombre significatif de trains, il traduit nĂ©anmoins lasubstance de l’offre. Par comparaison, un seuil fixĂ© Ă  3h ne conserverait que 3 trainsquotidiens entre Paris et Bordeaux et un seul entre Lyon et Lille.

En revanche, 3h15 semble une limite trĂšs Ă©levĂ©e pour les relations courtes. Un tel tempsde parcours entre Amiens et Rouen par exemple (124 km par la route) ne correspondeffectivement pas Ă  une offre Ă  grande vitesse (25). Sur de telles distances, c’est sans doute la

(25) À titre d’illustration de ce phĂ©nomĂšne, sur les 5 trains quotidiens relevĂ©s entre Amiens et Rouen, 4 ont destemps de parcours compris entre 1h20 et 1h35, correspondant Ă  une vitesse variant de 93 Ă  78 km/h. Ledernier est beaucoup plus long (2h10) et lent (57 km/h). La durĂ©e du trajet routier entre les deux villes

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Chapitre 9 : MĂ©tropolisation et grande vitesse ❘ 243

voiture qu’il aurait fallu considĂ©rer plutĂŽt qu’un mode collectif. NĂ©anmoins, le mĂȘme seuil aĂ©tĂ© conservĂ© pour l’ensemble des relations, quelle que soit leur longueur, de maniĂšre Ă sauvegarder l’homogĂ©nĂ©itĂ© des critĂšres de sĂ©lection.

Nombreuses sont les analyses de l’accessibilitĂ© procurĂ©e par un mode qui ont Ă©tĂ©proposĂ©es concernant la France ou le territoire de l’Union EuropĂ©enne. Les approches pluri-modales ne sont pas rares, mais elles combinent essentiellement des accessibilitĂ©s routiĂšres etferroviaires (DUMARTIN, 1994 ; CATTAN et GRASLAND, 1998). Les combinaisons impliquantl’offre aĂ©rienne sont moins frĂ©quentes. On peut nĂ©anmoins citer celle prĂ©sentĂ©e dans la thĂšsede Nadine CATTAN (1992a, la partie sur l’accessibilitĂ© Ă©tant reprise dans CATTAN, 1992b),mais qui sur ce thĂšme, en reste Ă  la simple juxtaposition de mesures d’accessibilitĂ© spĂ©cifiquesĂ  chaque mode. Le travail le plus intĂ©ressant de ce point de vue reste celui de PhilippeMENERAULT et Vaclav STRANSKY (1999) concernant l’amĂ©lioration de la desserte de Lille enprenant non seulement en considĂ©ration l’accessibilitĂ© purement ferroviaire ou purementaĂ©rienne, mais aussi les possibilitĂ©s offertes par un rabattement TGV de Lille vers Roissy-CdG et une correspondance avec l’avion. Cette tentative enseigne Ă©galement que le simpledĂ©compte du nombre de frĂ©quences de dessertes ainsi disponibles dans plusieursconfigurations vers les autres grandes villes françaises permet de prĂ©ciser l’ampleur desenjeux d’une coordination de l’offre des 2 modes.

Quelques aspects méthodologiques concernant la construction des cartesEn choisissant de représenter les fréquences de desserte (sous la condition de temps de

parcours-limite dĂ©jĂ  indiquĂ©e), plutĂŽt que les temps de parcours gĂ©nĂ©ralement retenus, ilsemble donc possible, suivant cet exemple, de proposer une image pluri-modale – et moinshabituelle – de la rĂ©partition spatiale de l’offre de transport Ă  grande vitesse. Les cartes quisuivent ont Ă©tĂ© construites sur ce principe. Elles sont fondĂ©es sur les informations qui ont puĂȘtre collectĂ©es par interrogation systĂ©matique des serveurs Internet des grands opĂ©rateursaĂ©riens (Air France, Air LibertĂ© et Swissair) et ferroviaires (SNCF). Les frĂ©quences de chaquerelation ont toutes Ă©tĂ© relevĂ©es pour un jour de semaine considĂ©rĂ© comme banal, le mardi 21novembre 2000. L’encadrĂ© ci-dessous garde la mĂ©moire des dĂ©tails de cette collecte et dutraitement que les informations recueillies ont subi.

Une question rĂ©currente des calculs d’accessibilitĂ© est de rĂ©ussir Ă  distinguer ce qu’unedesserte doit aux contraintes propres Ă  l’offre de transport de ce qu’elle doit Ă  des grandeursaussi dĂ©terminantes pour la demande que sont la distance et le poids dĂ©mographique des deuxpoints reliĂ©s. Impossible quĂȘte en vĂ©ritĂ© qui supposerait que l’une puisse Ă©voluerindĂ©pendamment des autres. Les deux aspects sont indissociables, pourtant la prĂ©occupationest d’autant plus pertinente que l’on reprĂ©sente ici directement des frĂ©quences de desserte : lenombre de liaisons quotidiennes offertes sur une relation n’est sĂ©parĂ© du trafic, si l’on supposeun taux de remplissage constant de chaque vĂ©hicule, que par la capacitĂ© variable de cesderniers.

Il convenait donc de donner au lecteur d’une carte le moyen d’apprĂ©cier la distorsionque subit l’offre par rapport Ă  ce qu’imposerait le simple jeu des masses et des distances. Lecode de couleurs proposĂ© ici vise cet objectif en indiquant la valeur du ratio K Ă©gal au rapportde la frĂ©quence observĂ©e et d’une frĂ©quence thĂ©orique calculĂ©e par l’intermĂ©diaire d’une

annoncĂ©e sur le serveur mappy (www.mappy.fr) est parfaitement similaire (1h30). Ce n’est donc pas tantla valeur-limite retenue qui pose problĂšme que la comparaison des performance du rail et de la route.

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244 ❘ Chapitre 9 : MĂ©tropolisation et grande vitesse

formule gravitaire. Les coefficients de cette formule gravitaire ont Ă©tĂ© dĂ©terminĂ©s parrĂ©gression linĂ©aire multiple de maniĂšre a reproduire du mieux qu’il est possible l’ensembledes valeurs observĂ©es, compte tenu de la variation des populations et des distances (voirencadrĂ©). Une valeur du ratio K supĂ©rieure Ă  1 indique une offre plus dense, relativement aupoids et Ă  la distance des villes considĂ©rĂ©es, que la moyenne des relations. Une valeurinfĂ©rieure Ă  1 rĂ©vĂšle au contraire une offre plus lĂąche que la moyenne.

Cette solution est identique, au calage par rĂ©gression prĂšs, Ă  celle mise en Ɠuvre parFĂ©lix DAMETTE pour reprĂ©senter les flux de trafic ferroviaire, puis tĂ©lĂ©phonique, dans sonouvrage La France en ville (DAMETTE, 1994). Elle paraĂźt Ă  l’usage moins satisfaisante dans lecas prĂ©sent car les stratĂ©gies d’offre de chacun des modes – ferroviaire et aĂ©rien – diffĂšrentsensiblement sur l’aspect de la frĂ©quence. Sur les liaisons les plus denses, en longue distance,les frĂ©quences ferroviaires les plus Ă©levĂ©es sont de l’ordre de la vingtaine d’allers-retoursjournaliers. En comparaison, les frĂ©quences aĂ©riennes dĂ©passent dans plusieurs cas latrentaine, voire approchent la cinquantaine sur Paris-Toulouse. On constate, Ă  travers cesquelques chiffres, que les relations qui, du fait de leur longueur, sont prĂ©fĂ©rentiellementdesservies par l’avion risquent aussi d’ĂȘtre celles qui, tendanciellement, bĂ©nĂ©ficient desfrĂ©quences les plus Ă©levĂ©es. On a choisi ici de pondĂ©rer les frĂ©quences aĂ©riennes par uncoefficient Âœ. Il aurait sans doute Ă©tĂ© plus justifiĂ©, mais peut-ĂȘtre moins lisible, d’adopter unepondĂ©ration variable suivant le nombre de vols effectivement offerts : proche de 1 pour lesfrĂ©quences peu Ă©levĂ©es et trĂšs faible Ă  partir d’une certaine densitĂ© de desserte.

La hiĂ©rarchie de l’offre de transport Ă  grande vitesseLes 12 cartes prĂ©sentĂ©es mettent en Ă©vidence des situations plutĂŽt contrastĂ©es. Elles

illustrent que l’offre de transport Ă  grande vitesse est trĂšs inĂ©galement rĂ©partie. Bien sĂ»r, ellesfont ressortir la situation trĂšs avantageuse de Paris de ce point de vue (Carte 1). La Capitaleest la seule citĂ© qui dispose d’une relation Ă  grande vitesse avec la quasi-totalitĂ© des autresvilles de l’échantillon. Seules lui manquent des liaisons performantes et directes avec Avignonet Toulon. Outre la prĂ©sence de l’aĂ©roport de Marseille-Marignane qui permet de comblercette lacune en moins de 3h15, la mise en service rĂ©cente du tronçon MĂ©diterranĂ©e du TGVamĂ©liore encore, depuis le recueil des donnĂ©es, les conditions de dĂ©placement vers le sud-est.

En termes d’intensitĂ©, il semble se dessiner un contraste nord-sud au dĂ©part de Paris.PlutĂŽt qu’une simple opposition de lattitude, il s’agit en rĂ©alitĂ© des stratĂ©gies de frĂ©quencediffĂ©renciĂ©es des deux modes de transport en prĂ©sence : les arcs les plus intenses (quiapparaissent en marron ou rouge sur la carte) correspondent tous Ă  des relations desservies parl’avion seul (Marseille ou Toulouse aux conditions de grande vitesse) ou concurremment autrain (Nantes ou Lyon par exemple). Le cas de Lille est symptomatique de cette rĂ©alitĂ© oĂč lavingtaine d’allers-retours quotidiens proposĂ©e par la SNCF fait finalement bien pĂąle figure.Un traitement diffĂ©rent de la pondĂ©ration des frĂ©quences observĂ©es devrait nĂ©anmoinsconduire Ă  des rĂ©sultats disqualifiant un peu moins l’offre ferroviaire.

Page 246: Les horizons de la grande vitesse: Le TGV, une innovation

Chapitre 9 : MĂ©tropolisation et grande vitesse ❘ 245

Encadré : La construction des cartes de fréquence de desserte à grande vitesse

La construction des cartes de fréquence de desserte aérienne et ferroviaire à grande vitesseprocÚde de plusieurs étapes successives : le recueil des données, leur traitement et enfin leurreprésentation graphique.

Le recueil des données

La recherche a portĂ© sur les relations entre les principales agglomĂ©rations françaises. Dans unpremier temps, la totalitĂ© des agglomĂ©rations de plus de 120.000 habitants ont Ă©tĂ© retenues, soit 38. Dansun second temps, pour Ă©viter les effets de proximitĂ© trop manifestes, les agglomĂ©rations situĂ©es Ă  moinsde 70 km d’une autre agglomĂ©ration plus importante ont Ă©tĂ© Ă©liminĂ©es. C’est le cas de Douai, Lens etValenciennes par rapport Ă  Lille, Le Havre par rapport Ă  Rouen, Metz par rapport Ă  Nancy, Cannes-Antibes par rapport Ă  Nice et Saint-Etienne par rapport Ă  Lyon. 31 agglomĂ©rations demeurent dans lasĂ©lection.

Le recueil des donnĂ©es a ensuite intĂ©gralement Ă©tĂ© effectuĂ© par interrogation des sites Internet desgrands opĂ©rateurs prĂ©sents en France : Air France (www.airfrance.fr), Air LibertĂ© (www.air-liberte.fr) etSNCF (www.sncf.com). Le site de la compagnie Air Littoral (www.airlittoral.fr) n’affichait pas, aumoment de la recherche, les horaires des vols qu’elle propose. C’est sur le site de Swissair(www.swissair.com) que ceux-ci ont Ă©tĂ© rĂ©cupĂ©rĂ©s. Des ajouts ont encore Ă©tĂ© effectuĂ©s Ă  partir du site dela compagnie Regional Airlines (www.regionalairlines.com), dont une partie des vols est dĂ©jĂ  proposĂ©sdans les pages d’Air France. Enfin, des vĂ©rifications ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es Ă  partir du site des aĂ©roportsfrançais (www.aeroport.fr).

Les horaires relevĂ©s sont ceux proposĂ©s pour le mardi 21 novembre 2000, un jour a prioriparfaitement banal. Ils impliquent un dĂ©part aprĂšs 5h30 et une arrivĂ©e avant 22h30. Pour chaque coupleorigine-destination considĂ©rĂ©, seuls les trajets impliquant une correspondance au plus ont pu ĂȘtre pris encompte. Parmi ceux-ci, seuls ceux proposĂ©s directement par les opĂ©rateurs ont Ă©tĂ© retenus. En particulier,aucune possibilitĂ© de correspondance entre opĂ©rateurs (TGV+avion par exemple) n’a Ă©tĂ© envisagĂ©e, Ă l’exception de celle proposĂ©e sur son site par Air France au dĂ©part de Lille vers Mulhouse-BĂąle.

Sur la base des horaires affichĂ©s par les opĂ©rateurs, la durĂ©e-limite retenue pour les trajets de gareĂ  gare ou d’aĂ©roport Ă  aĂ©roport est de 3h15. Cette durĂ©e n’inclut donc pas les trajets initiaux et terminaux.Lorsque l’offre mise Ă  disposition par un opĂ©rateur sur une O-D est diversifiĂ©e, il peut arriver que leshoraires d’un trajet proposĂ© (A) « recouvrent » les horaires d’un autre trajet plus court (B) (le dĂ©part de Aest alors antĂ©rieur au dĂ©part de B et l’arrivĂ©e de A est postĂ©rieure Ă  l’arrivĂ©e de B). Dans ce casuniquement, le trajet A n’est pas sĂ©lectionnĂ©. Le schĂ©ma suivant prĂ©cise les conditions de sĂ©lection :

En revanche, les horaires des diffĂ©rents opĂ©rateurs n’ont pas Ă©tĂ© comparĂ©s et aucune redondancedes offres de la SNCF, d’Air France et d’Air LibertĂ© n’a Ă©tĂ© supprimĂ©e.

Les deux aĂ©roports parisiens ont Ă©tĂ© considĂ©rĂ©s sans diffĂ©rence. De mĂȘme, concernant les dessertesferroviaires, l’ensemble des gares situĂ©es dans la ville-centre a Ă©tĂ© pris en compte pour chaqueagglomĂ©ration comme s’il s’agissait d’un seul et mĂȘme point de desserte. La desserte des gares depĂ©riphĂ©rie a par contre Ă©tĂ© ignorĂ© sauf pour OrlĂ©ans (Les Aubrais), Tours (Saint-Pierre-des-C.) et Amiens(Longueau). Les arrĂȘts dans les gares-TGV « bis » de rĂ©gion parisienne et lyonnaise (Massy, Roissy,Chessy et Saint-ExupĂ©ry), en particulier, n’ont pas Ă©tĂ© pris en compte. Il y a sur ce point une distorsionmanifeste entre les deux modes. Celle-ci peut ĂȘtre attĂ©nuĂ©e en intĂ©grant des temps de trajet initiaux etterminaux moyens qui rendent compte de la position excentrĂ©e des aĂ©roports par rapport auxagglomĂ©rations qu’ils desservent.

Enfin, aucune condition de sĂ©lection ne porte sur le tarif des diffĂ©rents trajets proposĂ©s (malgrĂ© desĂ©carts parfois importants entre diffĂ©rentes relations et pour une mĂȘme relation, entre modes de transportcomme au sein de chaque mode), ni sur les itinĂ©raires empruntĂ©s (que le jeu des correspondance rendparfois peu intuitifs).

oui

ouioui

nonnon

9h 10h 11h 12h 13h 14h 15h 16h 17h 18h

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246 ❘ Chapitre 9 : MĂ©tropolisation et grande vitesse

encadré : La construction des cartes de fréquence de desserte à grande vitesse
(suite)


Une pondération différenciée des fréquences observées ?

Une fois enregistrĂ©es les frĂ©quences de desserte de chaque relation pour chaque opĂ©rateur, lesvaleurs ont Ă©tĂ© agrĂ©gĂ©es par mode par simple addition. L’agrĂ©gation des valeurs des deux modes aĂ©rien etferroviaire a Ă©tĂ© plus dĂ©licate en raison de l’incidence de stratĂ©gies de desserte contrastĂ©es de la part desopĂ©rateurs. Sur les grandes lignes au trafic le plus intense, la SNCF limite en effet la desserte Ă  une bonnevingtaine d’allers-retours quotidiens (par exemple, sur les trois dessertes TGV cadencĂ©es depuis Paris :23 vers Lille, 22 vers Lyon et 21 vers Nantes). En regard, les « Navettes » d’Air France offrent 32possibilitĂ©s chaque jour vers Toulouse et 33 vers Marseille, auxquelles il faut ajouter 16 vols Paris-Toulouse d’Air LibertĂ©. Dans ces conditions, la simple sommation des frĂ©quences des deux modes traduitune rĂ©alitĂ© qui, Ă  ces niveaux d’offre, rĂ©vĂšle aussi un biais : les relations qui, du fait de leur longueur, sontprĂ©fĂ©rentiellement desservies par l’avion risquent aussi d’ĂȘtre celles qui, tendanciellement, bĂ©nĂ©ficient desfrĂ©quences les plus Ă©levĂ©es. Le nombre de dessertes quotidiennes constitue-t-il encore, Ă  partir d’unecertaine densitĂ©, un Ă©lĂ©ment tangible de qualitĂ© de service ?On a choisi ici de pondĂ©rer les frĂ©quences aĂ©riennes par un coefficient Âœ. Cette solution est encoreinsatisfaisante. Elle conserve nĂ©anmoins le mĂ©rite de rester simple, et donc plus facilement lisible qued’autres solutions envisageables. On peut par exemple imaginer d’adopter une pondĂ©ration variablesuivant le nombre de vols effectivement offerts : proche de 1 pour les frĂ©quences peu Ă©levĂ©es et trĂšs faibleĂ  partir d’une certaine densitĂ© de desserte. L’idĂ©e qu’un seuil existe au delĂ  duquel une possibilitĂ© horairesupplĂ©mentaire n’apporte plus que peu d’amĂ©lioration de la qualitĂ© de service est plausible. On peut parexemple utiliser une fonction logistique calculant le poids de la frĂ©quence supplĂ©mentaire pf en fonctiondu nombre x de frĂ©quences dĂ©jĂ  observĂ©es sur la mĂȘme liaison d’aprĂšs la formule suivante :p(x) = 1/(1+exp(K(x-M2/x))) oĂč M est telle que p(M) = 0,5 et K/2 est la pente en p(M). M dĂ©termine doncla position du seuil et K sa progressivitĂ©. La courbe ci-dessous est tracĂ©e pour M = 21 et K = 1/3.

La frĂ©quence pondĂ©rĂ©e totale d’une relation, fp(f)s’obtient en fonction de la frĂ©quence observĂ©e f ensommant les valeurs discrĂštes de p(x), x variant de1 Ă  f. Le tableau prĂ©cise ces valeurs.

f 1 16 17 18 19 20 21fp 1 16 16,9 17,8 18,6 19,3 19,8

f 22 23 24 25 27 28 41fp 20,1 20,3 20,5 20,6 20,6 20,7 20,7

0

0,5

1

1 5 9 13 17 21 25 29 33 37 41

On observe que pour l’essentiel, cette pondĂ©ration consiste Ă  limiter le niveau de frĂ©quencemaximum, ici Ă  20,7. On peut alors envisager plus simplement d’utiliser une simple fonction en escalierplutĂŽt qu’une fonction logistique pour obtenir un rĂ©sultat finalement trĂšs similaire.

Quoi qu’il en soit, la question est rĂ©elle de savoir s’il est possible de dĂ©terminer la valeur de ceseuil en excluant tout choix arbitraire. De mĂȘme, on peut se demander si l’on peut raisonner cettequestion en faisant abstraction de la rĂ©partition horaire des diffĂ©rentes dessertes proposĂ©es. On voit Ă travers cette derniĂšre interrogation que l’investigation change de nature, qu’elle s’oriente alors vers lamise au point d’un indicateur d’accessibilitĂ© lourd, impliquant une masse de donnĂ©e importante. Tout ensoulignant l’intĂ©rĂȘt de cette dĂ©marche, on fait le pari ici que les conditions de desserte Ă  grande vitessedes principales agglomĂ©rations françaises peuvent ĂȘtre utilement Ă©clairĂ©es par le simple examen desfrĂ©quences.

Page 248: Les horizons de la grande vitesse: Le TGV, une innovation

Chapitre 9 : MĂ©tropolisation et grande vitesse ❘ 247

encadré : La construction des cartes de fréquence de desserte à grande vitesse
 (fin)

Calcul d’un coefficient d’intensitĂ© de l’offre

Comme les trafics, il est logique que la frĂ©quence de desserte entre les villes diminue avec ladistance et augmente avec le poids dĂ©mographique des points reliĂ©s. Cette variation est un Ă©lĂ©mentimportant de la rĂ©alitĂ© Ă  reprĂ©senter et il convient de ne pas l’occulter. C’est dans cet esprit que les cartessont construites, sur la base des donnĂ©es brutes de frĂ©quence, figurĂ©es par l’épaisseur des arcs (voirlĂ©gende). On peut cependant complĂ©ter l’information ainsi mise Ă  disposition en indiquant pour chaqueliaison, l’intensitĂ© de l’offre hors effet de distance et de population. Cette information complĂ©mentairecorrespond Ă  la couleur de chaque arc suivant un code d’intensitĂ© dĂ©croissante du marron au rouge, Ă l’orange, au jaune et au bleu (voir lĂ©gende). Ce code est issu d’un ratio K Ă©gal au rapport de la frĂ©quenceobservĂ©e (ici frĂ©q fer+ frĂ©q air/2) et d’une frĂ©quence thĂ©orique dont la prĂ©sentation suit.

La frĂ©quence thĂ©orique (f) est calculĂ©e sur la base d’une formule gravitaire sensĂ©e rendre comptede l’effet distance et de l’effet masse : f = B.(m.m’)a/dc, soit ln(f) = ln(B) + a.ln(m.m’) – c.ln(d)Par rĂ©gression linĂ©aire multiple, cette fonction est alors calĂ©e sur l’ensemble des frĂ©quences observĂ©esnon nulles, soit un Ă©chantillon de 220 valeurs. Les rĂ©sultats de rĂ©gression obtenus sont les suivants :

coefficients Probabilitéscritiques

R2 = 0,58

B -1,87 0,04a 0,36 1,41E-21c 1,01 2,35E-35

On constate donc une valeur des rĂ©sidus (R2) relativement Ă©levĂ©e qui indique la rĂ©alitĂ© del’influence des deux paramĂštres retenus (mm’ et d). En revanche, elle demeure Ă©loignĂ©e de 1 ce quisignifie que la rĂ©partition de l’offre de transport entre les grandes villes ne suit pas parfaitement une loigravitaire. On ne s’étonnera pas de l’influence d’autres paramĂštres. L’examen des chiffres indique parexemple que les relations bĂ©nĂ©ficiant d’une offre aĂ©rienne sont tendanciellement plutĂŽt mieux desserviesque ne le prĂ©voit le modĂšle thĂ©orique, malgrĂ© le coefficient Âœ qui affecte les frĂ©quences aĂ©riennes. C’estbien cet Ă©cart entre valeurs observĂ©es et valeurs thĂ©oriques qui donne son intĂ©rĂȘt Ă  l’exercice.

On notera la valeur des coefficients obtenus. a, le coefficient appliquĂ© aux masses, est trĂšsinfĂ©rieure Ă  1, valeur souvent retenue par analogie aux lois de la mĂ©canique. De mĂȘme, c, qui affecte ladistance, est trĂšs proche de 1 et non de 2. Ce dernier rĂ©sultat paraĂźt confirmer ce que retient FĂ©lixDAMETTE (1994, p. 106) d’un exercice identique menĂ© sur le trafic ferroviaire.

Construction des cartes

Le traitement graphique des donnĂ©es a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© Ă  l’aide du logiciel GĂ©oconcept, spĂ©cialisĂ© dansla gestion des donnĂ©es spatialisĂ©es. Seuls ont Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ©s les arcs correspondant Ă  une frĂ©quence rĂ©ellepondĂ©rĂ©e supĂ©rieure Ă  2. L’épaisseur des arcs a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ©e de façon proportionnelle Ă  la valeur de lafrĂ©quence observĂ©e (pondĂ©rĂ©e d’un coef. Âœ pour la desserte aĂ©rienne). Le ratio K d’intensitĂ© de l’offre,rĂ©sultat du quotient frĂ©quence rĂ©elle sur frĂ©quence thĂ©orique, a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ© par un code de couleur. Lescartes devenant rapidement difficiles Ă  lire, le nombre de villes dont le systĂšme de desserte est figurĂ© surune mĂȘme carte a Ă©tĂ© limitĂ© Ă  2 dans le cas des agglomĂ©rations les plus importantes. En revanche, lesvilles au systĂšme de desserte moins Ă©toffĂ© peuvent figurer Ă  3 ou 4 sur un mĂȘme fond.

Page 249: Les horizons de la grande vitesse: Le TGV, une innovation

PerpignanToulonMarseille

Toulouse Montpellier

NiceAvignon

Bordeaux

Grenoble

Limoges Clermont-FdLyon

Nantes BesançonAngers Tours Dijon

Orléans Mulhouse

Rennes Le Mans

BrestParis Nancy Strasbourg

CaenRouen Reims

Amiens

LilleDunkerque

Nantes

Strasbourg

PerpignanToulonMarseille

Toulouse Montpellier

NiceAvignon

Bordeaux

Grenoble

Limoges Clermont-FdLyon

Nantes BesançonAngers Tours Dijon

Orléans Mulhouse

Rennes Le Mans

BrestParis Nancy Strasbourg

CaenRouen Reims

Amiens

LilleDunkerque

Rennes

Mulhouse

PerpignanToulonMarseille

Toulouse Montpellier

NiceAvignon

Bordeaux

Grenoble

Limoges Clermont-FdLyon

Nantes BesançonAngers Tours Dijon

Orléans Mulhouse

Rennes Le Mans

BrestParis Nancy Strasbourg

CaenRouen Reims

Amiens

LilleDunkerque

Clermont-Fd

Paris

PerpignanToulonMarseille

Toulouse Montpellier

NiceAvignon

Bordeaux

Grenoble

Limoges Clermont-FdLyon

Nantes BesançonAngers Tours Dijon

Orléans Mulhouse

Rennes Le Mans

BrestParis Nancy Strasbourg

CaenRouen Reims

Amiens

LilleDunkerque

Toulouse

Lille

PerpignanToulonMarseille

Toulouse Montpellier

NiceAvignon

Bordeaux

Grenoble

Limoges Clermont-FdLyon

Nantes BesançonAngers Tours Dijon

Orléans Mulhouse

Rennes Le Mans

BrestParis Nancy Strasbourg

CaenRouen Reims

Amiens

LilleDunkerque

Bordeaux

Lyon

freq_f+a/2

41014182228323641

PerpignanToulonMarseille

Toulouse Montpellier

NiceAvignon

Bordeaux

Grenoble

Limoges Clermont-FdLyon

Nantes BesançonAngers Tours Dijon

Orléans Mulhouse

Rennes Le Mans

BrestParis Nancy Strasbourg

CaenRouen Reims

Amiens

LilleDunkerque

Nice

Marseille

0 100 200 300 400 km

K=fréq. obs./fréq. théo

K>=22> K >=1,51,5> K >=11> K >=0,70,7> K

Fréquence de dessertes aérienne et ferroviaire à grande vitesse

au départ des métropoles françaises

Carte 1 : Paris et Clermont, grand hub et petit hub

Carte 4 : Marseille et Nice, les 2 aéroports du sud-estCarte 3 : Toulouse loin au sud, et Lille trop prÚs au nord

Carte 6 : Rennes et Mulhouse, les challengersCarte 5 : Nantes et Strasbourg, vraiment capitales

Carte 2 : Lyon et Bordeaux, diversité de l'offre grùce au train et à l'avion

de l'ouest et de l'est ?

Les relations parcourues en moins de 3h15

Lille

AngersVille de destination des relationsreprésentées sur la carte

Ville d'origine des relationsreprésentées sur la carte

Page 250: Les horizons de la grande vitesse: Le TGV, une innovation

PerpignanToulonMarseille

Toulouse Montpellier

NiceAvignon

Bordeaux

Grenoble

Limoges Clermont-FdLyon

Nantes BesançonAngers Tours Dijon

Orléans Mulhouse

Rennes Le Mans

BrestParis Nancy Strasbourg

CaenRouen Reims

Amiens

LilleDunkerque

Brest

Montpellier

PerpignanToulonMarseille

Toulouse Montpellier

NiceAvignon

Bordeaux

Grenoble

Limoges Clermont-FdLyon

Nantes BesançonAngers Tours Dijon

Orléans Mulhouse

Rennes Le Mans

BrestParis Nancy Strasbourg

CaenRouen Reims

Amiens

LilleDunkerque

Reims

Amiens

Avignon

PerpignanToulonMarseille

Toulouse Montpellier

NiceAvignon

Bordeaux

Grenoble

Limoges Clermont-FdLyon

Nantes BesançonAngers Tours Dijon

Orléans Mulhouse

Rennes Le Mans

BrestParis Nancy Strasbourg

CaenRouen Reims

Amiens

LilleDunkerque

Caen

Besançon

Dunkerque

Perpignan

PerpignanToulonMarseille

Toulouse Montpellier

NiceAvignon

Bordeaux

Grenoble

Limoges Clermont-FdLyon

Nantes BesançonAngers Tours Dijon

Orléans Mulhouse

Rennes Le Mans

BrestParis Nancy Strasbourg

CaenRouen Reims

Amiens

LilleDunkerque

DijonAngers

Nancy

Limoges

PerpignanToulonMarseille

Toulouse Montpellier

NiceAvignon

Bordeaux

Grenoble

Limoges Clermont-FdLyon

Nantes BesançonAngers Tours Dijon

Orléans Mulhouse

Rennes Le Mans

BrestParis Nancy Strasbourg

CaenRouen Reims

Amiens

LilleDunkerque

Tours

Orléans

Le Mans

freq_f+a/2

41014182228323641

PerpignanToulonMarseille

Toulouse Montpellier

NiceAvignon

Bordeaux

Grenoble

Limoges Clermont-FdLyon

Nantes BesançonAngers Tours Dijon

Orléans Mulhouse

Rennes Le Mans

BrestParis Nancy Strasbourg

CaenRouen Reims

Amiens

LilleDunkerque

Grenoble

Rouen

Toulon

0 100 200 300 400 km

K=fréq. obs./fréq. théo

K>=22> K >=1,51,5> K >=11> K >=0,70,7> K

Carte 7 : le cas général, une offre vers la région proche

Carte 10 : Rouen, Grenoble ou Toulon,Carte 9 : une offre régionale et en direction de Paris,

Carte 12 : Amiens et Reims, prĂšs de Paris,Carte 11 : Brest et Montpellier, la distance comme avantage

Carte 8 : depuis les franges du bassin parisien,et vers Paris le TGV permet de dépasser Paris

quelques possibilités supplémentaires en avion trop prÚs d'un grand aéroport pour développer le leur

Avignon, prĂšs de MarseillegrĂące Ă  l'avion

Fréquence de dessertes aérienne et ferroviaire à grande vitesse

au départ d'agglomérations moyennesLes relations parcourues en moins de 3h15

Angers

LilleVille de destination des relationsreprésentées sur la carte

Ville d'origine des relationsreprésentées sur la carte

Page 251: Les horizons de la grande vitesse: Le TGV, une innovation

250 ❘ Chapitre 9 : MĂ©tropolisation et grande vitesse

Clermont-Ferrand a Ă©galement Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ©e sur cette mĂȘme Carte 1. Il s’agit d’unepart d’un clin d’Ɠil visant la rĂ©putation d’enclavement dont elle pĂątit. Mais il s’agit aussi derelativiser les discours tenus sur les hubs, ces plate-formes de correspondance autourdesquelles le transport aĂ©rien tend Ă  s'organiser. La logique en a rapidement Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©e auchapitre deux. Selon la thĂ©orie, les aĂ©roports choisis pour ce rĂŽle bĂ©nĂ©ficient d’une offre detransport largement augmentĂ©e par rapport Ă  celle que pourrait justifier leur aire de chalandisenaturelle. L’exemple de Clermont-Ferrand amĂšne Ă  tirer une conclusion mitigĂ©e de ce point devue : hub de Regional Airlines, la Capitale auvergnate est loin d’ĂȘtre accessible Ă  grandevitesse depuis l’ensemble du territoire français. Elle ne bĂ©nĂ©ficie pas d’une offre aussidiversifiĂ©e que les grandes agglomĂ©rations de Province dont la desserte est illustrĂ©e sur lesCartes 2 Ă  6. On peut avancer que, grosso modo, son statut de hub ne permet pas Ă  Clermontde changer de catĂ©gorie (26).

Concernant les plus grandes villes de Province (Cartes 2 Ă  6), les systĂšmes de desserteprĂ©sentent une forte rĂ©gularitĂ©. Il n’est donc pas nĂ©cessaire de dĂ©tailler la situation de chacunedes agglomĂ©rations dont l’offre de transport Ă  grande vitesse est figurĂ©e sur les cartes. Il suffitd’évoquer les principes gĂ©nĂ©raux. Les systĂšmes de desserte sont en effet systĂ©matiquementcomposĂ©s de trois Ă©lĂ©ments :- un sous-ensemble rĂ©gional tout d’abord, pris en charge par le chemin de fer ;- une liaison avec Paris ensuite, toujours importante qu’elle soit exclusivement aĂ©rienne

(Marseille ou Toulouse), ferroviaire (Lille) ou mixte (Lyon, Nantes) ;- enfin un sous-ensemble de relations à longue distance, aériennes dans la plupart des cas, qui

relie prioritairement chacune de ces grandes agglomérations à la totalité ses homologues.

Dans une optique de repĂ©rage de la hiĂ©rarchisation de l’offre de transport Ă  grandevitesse, ce dernier point est important. Parmi les 31 villes de l’échantillon prĂ©sentĂ©, ondistingue effectivement un sous-ensemble particulier, dont tous les Ă©lĂ©ments sont reliĂ©s lesuns aux autres dans des conditions suffisamment performantes pour satisfaire aux critĂšres desĂ©lection retenus ici et pouvoir afficher les arcs correspondant. Ce sous-ensemble regroupe les8 principales agglomĂ©rations françaises que FĂ©lix DAMETTE (1994) accepte de qualifier demĂ©tropole, Ă  savoir Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Nantes, Paris, Strasbourg et Toulouse(27). On peut Ă©galement ajouter Nice Ă  cet ensemble. Cette rĂ©alitĂ© met bien en Ă©vidence lecaractĂšre fortement mĂ©tropolitain du rĂ©seau d’offre de transport Ă  grande vitesse.

(26) Il conviendrait de relativiser ce jugement en soulignant que Regional est une compagnie spĂ©cialisĂ©e dansla desserte des agglomĂ©rations de taille moyenne. Son hub est organisĂ© autour de deux plages decorrespondance, le matin et le soir. Dans ce cadre, des services nombreux existent, mais moyennant desfrĂ©quences souvent faibles (2 A/R quotidiens vers Avignon, Caen ou Dijon par exemple). Les conditionsde sĂ©lection retenues pour construire les cartes sont alors particuliĂšrement dĂ©favorable Ă  la configurationclermontoise. Cela Ă©tant, on visualise le peu d’effet d’amplification de ce dispositif sur les liaisons avecles grandes mĂ©tropoles et l’on peut s’interroger sur le bĂ©nĂ©fice rĂ©el que tire l’agglomĂ©ration de cespossibilitĂ©s de liaisons avec d’autres villes moyennes.

(27) La seule liaison dĂ©faillante est celle qui joint Lille Ă  Strasbourg pour laquelle Air France ne propose que 3A/R quotidiens. On notera que si l’on suit Philippe MÉNERAULT et Vaclav STRANSKY (1999) et que l’ontente de complĂ©ter cette grille des desserte en combinant les horaires du TGV Lille-Roissy et de l’avionRoissy-Strasbourg (avec Ÿ d’heure minimum de battement Ă  Roissy), 3 possibilitĂ©s supplĂ©mentairesapparaissent alors, parfaitement distinctes et complĂ©mentaires des vols directs proposĂ©s par Air France.D’autres sous-ensembles prĂ©sentant les mĂȘmes caractĂ©ristiques de connectivitĂ© pourraient ĂȘtre isolĂ©s. Leplus remarquable est peut-ĂȘtre celui qui rassemble autour de Paris, Lille, Rouen, Le Mans, Tours etOrlĂ©ans (situation qu’illustre presque complĂštement la carte 8). En revanche, aucun ne prĂ©sente un teleffectif, ni une extension gĂ©ographique couvrant l’ensemble du territoire français.

Page 252: Les horizons de la grande vitesse: Le TGV, une innovation

Chapitre 9 : MĂ©tropolisation et grande vitesse ❘ 251

À un niveau un peu infĂ©rieur, un petit groupe de trois citĂ©s semble en mesure de recollerĂ  ce peloton de tĂȘte. Il rassemble Rennes et Mulhouse d’une part, qui paraissent disputer leleadership de (respectivement) l’ouest et l’est Ă  Nantes et Strasbourg (Carte 6), et Montpellierd’autre part (Carte 11). Ces agglomĂ©rations bĂ©nĂ©ficient en effet d’un systĂšme de desserte quiles connecte Ă  la plupart des mĂ©tropoles, mais plutĂŽt mal entre elles. Ce groupe intermĂ©diaireest un peu celui des particularitĂ©s locales, auquel on aurait peut-ĂȘtre pu adjoindre Nice d’uncĂŽtĂ© et Brest de l’autre. Rennes et Montpellier s’y retrouvent en raison de la diversitĂ© des« fonctions d’Etat » dans lesquelles elles sont plutĂŽt spĂ©cialisĂ©es (DAMETTE, 1994, p. 101).Mulhouse y doit certainement sa place au fait qu’elle partage son aĂ©roport avecl’agglomĂ©ration helvĂ©tique de BĂąle. La particularitĂ© de Nice (deuxiĂšme aĂ©roport internationaldu pays) dans le paysage aĂ©rien français n’est plus Ă  souligner. Enfin, l’éloignement de Brestoriente la presque totalitĂ© de l’offre de transport la concernant sur l’avion, lui permettantparadoxalement de tenir une bonne place dans le systĂšme de desserte Ă  grande vitesse.

Le contraste est en tout cas trĂšs net avec les autres villes de l’échantillon. Alors que lesystĂšme de desserte mĂ©tropolitain est composĂ© de trois Ă©lĂ©ments – rĂ©gional, parisien et longuedistance – le systĂšme de desserte dont disposent habituellement les villes moyennes n’estcomposĂ©, comme l’illustre la Carte 7, que des deux premiers. L’élĂ©ment rĂ©gional dĂ©pendbeaucoup de la position sur le rĂ©seau ferroviaire (on notera la situation avantageuse dontbĂ©nĂ©ficient par exemple Angers ou Avignon) alors qu’un nombre rĂ©duit de liaisons aĂ©riennesĂ  longue distance peuvent aussi apparaĂźtre comme dans les cas de Limoges et Nancy (Carte 9).

Quelques spĂ©cificitĂ©s peuvent ĂȘtre soulignĂ©es. La premiĂšre concerne l’effet de laproximitĂ© d’un aĂ©roport mĂ©tropolitain. On remarque en effet que ni Grenoble, ni Rouen, niToulon ne rĂ©ussissent Ă  afficher de liaisons Ă  longue distance malgrĂ© leur poids. Il est vrai quela reprĂ©sentation choisie ne rend pas compte des possibilitĂ©s pour un Grenoblois, par exemple,d’aller jusqu’à Lyon-Saint-ExupĂ©ry chercher l’offre dont il a besoin. Compte tenu descontraintes de dĂ©lais imposĂ©es pour sĂ©lectionner l’offre Ă  grande vitesse, il est de toute façonfort probable que l’acheminement initial serait trĂšs handicapant. Le cas de ces agglomĂ©rationsrepose en rĂ©alitĂ© avec force la problĂ©matique de Philippe MENERAULT et Vaclav STRANSKY

(1999) d’une combinaison intermodale.

L’autre particularitĂ© concerne le Bassin Parisien. Le caractĂšre remarquable del’ensemble connexe formĂ© de Paris, Lille, Rouen, Le Mans, Tours et OrlĂ©ans a dĂ©jĂ  Ă©tĂ©soulignĂ© en note. Il apparaĂźt assez nettement sur la Carte 8. Ces villes situĂ©es aux franges del’Île-de-France sont en effet reliĂ©es Ă  Paris en une heure de trajet environ. Si, Ă  l’instar duserveur Internet de la SNCF, on ajoute une heure supplĂ©mentaire nĂ©cessaire pour la traversĂ©ede Paris, on comprend que des relations puissent s’établir de part et d’autre de la Capitale enmoins de 3h15. Comme les horaires des diffĂ©rentes lignes convergeant vers Paris ne sont pascoordonnĂ©s, il est nĂ©cessaire de disposer d’une frĂ©quence suffisante pour qu’unecorrespondance puisse s’établir dans des dĂ©lais raisonnables. La Carte 12, illustre ainsiqu’Amiens, et surtout Reims, ne disposent pas de cette liaison frĂ©quente et donc ne rĂ©ussissentguĂšre Ă  franchir la Seine.

Sur ce type de liaison, le TGV peut fonctionner de deux maniĂšres complĂ©mentaires.L’exemple des relations entre Le Mans, Tours et Lille montre comment les frĂ©quences Ă©levĂ©eset les gains de temps qu’il procure peuvent ĂȘtre mis Ă  profit Ă  travers un jeu decorrespondances entre gares parisiennes. Les liaisons TGV directes de Lyon vers Le Mans ouLille qui ont pu ĂȘtre prises en compte dans cet exercice illustrent le changement d’échelle quepermet l’interconnexion des lignes nouvelles convergeant vers Paris en supprimant l’obstaclede la correspondance intra muros.

Page 253: Les horizons de la grande vitesse: Le TGV, une innovation

252 ❘ Chapitre 9 : MĂ©tropolisation et grande vitesse

Il convient cependant de souligner que cette offre de transport de rĂ©gion Ă  rĂ©gion neconsiste pas seulement Ă  Ă©viter Paris, mais aussi Ă  desservir sa banlieue : sans un ou deuxarrĂȘts – systĂ©matiques – Ă  Roissy, Chessy ou Massy pour augmenter le remplissage des trains,les TGV d’interconnexion ne circuleraient pas. En outre, il faut bien considĂ©rer que c’est enprioritĂ© au dĂ©part des mĂ©tropoles de Province qu’elle se met en place Ă  mesure de l’extensiondu rĂ©seau TGV. Elle s’inscrit donc Ă©galement dans une structure hiĂ©rarchisĂ©e de l’offre detransport Ă  grande vitesse.

La conclusion gĂ©nĂ©rale que l’on peut tirer de l’analyse des cartes prĂ©sentĂ©e est laconfirmation de ce que l’offre de transport Ă  grande vitesse, observĂ©e Ă  travers les frĂ©quencesde desserte est spatialement trĂšs diffĂ©renciĂ©e. La structure qu’elle met en Ă©vidence suit assezfidĂšlement les grands traits de la hiĂ©rarchie urbaine française. Le fait de ne retrouver dans legroupe de tĂȘte que Paris, puis les 7 agglomĂ©rations de Province que Damette qualifie demĂ©tropole confirme la soliditĂ© de ce rĂ©sultat. Bien sĂ»r, il n’étonnera guĂšre, encore convenait-ilde l’établir avec suffisamment de nettetĂ©.

Le rĂŽle spĂ©cifique du TGV dans ce schĂ©ma est plus tĂ©nu. Le rĂ©seau de lignes nouvellesest certes essentiellement radial. L’offre, quand on la mesure en frĂ©quence, renforce encorecette prĂ©dominance de Paris. Mais les dessertes ferroviaires Ă  grande vitesse n’ont pas(encore ?) l’extension gĂ©ographique nĂ©cessaire pour laisser apparaĂźtre un rĂ©seau de mĂ©tropolesfaisant systĂšme. De mĂȘme, les performances du mode ferroviaire sont, de ce point de vue,insuffisantes par rapport Ă  la taille du territoire français et aux vitesses commerciales permisespar le mode aĂ©rien. C’est en majeure partie grĂące Ă  l’avion que ce rĂ©seau fonctionne en termesde dĂ©placement de personne, le TGV ne jouant un rĂŽle d’appoint, de concurrent ou desubstitut, que dans un nombre limitĂ© de cas, bien qu’il s’agisse souvent des relations les plusfrĂ©quentĂ©es.

Demande de déplacements à grande vitesse, espace métropolitain et espacebanal

Le chapitre cinq, a dĂ©jĂ  permis de mettre Ă  jour quelques uns des liens qui insĂšrent lagrande vitesse ferroviaire dans le processus plus gĂ©nĂ©ral de globalisation. Il a Ă©tĂ© l’occasion deprĂ©senter et d’utiliser la notion de travail mĂ©tropolitain proposĂ©e par les gĂ©ographes del’équipe STRATES (1989). Cette notion, qui est une sorte de dĂ©clinaison opĂ©rationnelle de cellede secteur quaternaire (GOTTMANN, 1961), a servi Ă  illustrer, au sein de la demande dedĂ©placement Ă  grande vitesse, le renouvellement des inĂ©galitĂ©s sociales inhĂ©rent Ă  laglobalisation.

Mais pour FĂ©lix DAMETTE et ses collĂšgues, cette notion a par essence une dimensionspatiale affirmĂ©e puisqu’elle est dĂ©finie sur la base du rĂ©fĂ©rent spatial parisien. C’est sur cefondement que, dans son Atlas La France en villes, il a choisi de qualifier de mĂ©tropoles septagglomĂ©rations de Province. Aussi est-il intĂ©ressant d’observer si le poids du travailmĂ©tropolitain dans les flux de voyageurs circulant Ă  grande vitesse est spatialement diffĂ©renciĂ©et si ces diffĂ©rences sont cohĂ©rentes avec la structure urbaine analyser par FĂ©lix DAMETTE.

Pour l’occasion, il est encore une fois possible de s’appuyer sur l’enquĂȘte TGV-Atlantique que le Laboratoire d’Economie des Transports a rĂ©alisĂ©e en 1989 et 1993 surl’ensemble des liaisons concernĂ©es par cette nouvelle desserte. Cette enquĂȘte a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© l’objetd’un encadrĂ© de prĂ©sentation dans le chapitre deux et d’un encadrĂ© spĂ©cifique, consacrĂ© Ă  lapossibilitĂ© de repĂ©rer le « travail mĂ©tropolitain » au sein de l’échantillon observĂ© dans lechapitre quatre. On peut nĂ©anmoins rappeler qu’il s’agit d’une enquĂȘte menĂ©e auprĂšs de

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Chapitre 9 : MĂ©tropolisation et grande vitesse ❘ 253

voyageurs au cours de leur dĂ©placement dans l’un des trois modes en prĂ©sence : voiture surautoroute, avion ou train (principalement TGV en 1993). On se focalise ici sur les individusvoyageant en semaine pour motif professionnel uniquement. Les caractĂ©ristiques relevĂ©espermettent de dĂ©terminer pour l’essentiel des voyageurs si leur activitĂ© professionnelleressortit du travail mĂ©tropolitain ou non.

Trafic mĂ©tropolitain entre mĂ©tropoles ?Dans un premier temps, il s’agit de vĂ©rifier si la rĂ©partition du travail mĂ©tropolitain dans

les trafics est spatialement diffĂ©renciĂ©e. Cette recherche de diffĂ©renciations spatiales, nes’appuiera que sur les seuls rĂ©sultats de l’enquĂȘte de 1993, obtenus aprĂšs la mise en service duTGV-A. La principale motivation de ce choix, outre la simplification des rĂ©sultats, est lavolontĂ© de concentrer l’analyse sur la demande qui s’exprime sur les moyens de dĂ©placementĂ  grande vitesse. Il est clair que la situation de l’offre ferroviaire en 1989, donc avant la miseen service de la ligne nouvelle, ne permettait pas de rĂ©pondre Ă  ce souhait.

Afin de rĂ©pondre Ă  la question posĂ©e, on observe le pourcentage reprĂ©sentĂ© par les« travailleurs mĂ©tropolitains » dans l’ensemble du trafic d’affaires observĂ© pour plusieursrelations joignant la façade ouest de la France Ă  Paris. Les liaisons reprĂ©sentants les distancesles plus longues, concernant les trois dĂ©partements de la pĂ©ninsule bretonne d’une part et ceuxsituĂ©s au sud-ouest au-delĂ  de Bordeaux d’autre part ne figurent pas dans ces rĂ©sultats. Ils’agit d’abord de ne conserver que des trajets effectuĂ©s pour l’essentiel en moins de 3h15, etensuite de sauvegarder des zones relativement homogĂšnes (la diminution des flux avec ladistance et la nĂ©cessitĂ© de ne travailler qu’avec des sous-ensembles conservant un effectifraisonnable impliqueraient en effet la constitution de zones trĂšs disparates pour reprĂ©senter lesdĂ©partements les plus Ă©loignĂ©s de Paris). Toulouse, qui est un gros Ă©metteur de trafic et dontles relations d’affaires sont assurĂ©es Ă  90% par avion, peut en revanche continuer Ă  figurer. Letableau suivant distingue d’un cĂŽtĂ© les plus grandes agglomĂ©rations auxquelles FĂ©lixDAMETTE a attribuĂ© un caractĂšre mĂ©tropolitain, et de l’autre les espaces a priori plusordinaires. Il faut encore prĂ©ciser que les informations spatiales ont Ă©tĂ© recueillies Ă  l’échelledĂ©partementale. Chaque dĂ©partement est ensuite assimilĂ© Ă  sa prĂ©fecture.

Tableau : Part du travail mĂ©tropolitain dans le trafic d’affaires tout modeselon la liaison avec Paris dans l’enquĂȘte TGV-A de 1993

Bordeaux 74 % Le Mans 56 %Nantes 64 % Tours 67 %Rennes 80 % Poitiers 63 %

Toulouse 73 % Angers et Laval 54 %AngoulĂȘme et La Rochelle 55 %

Niort et La Roche-s/Yon 75 %

Sur toutes les relations, les activitĂ©s mĂ©tropolitaines gĂ©nĂšrent plus de la moitiĂ©, et mĂȘmesouvent plus de 60 %, du trafic d’affaires. Cette part Ă©levĂ©e, qui avait Ă©tĂ© mesurĂ©e sur lestrafics globaux (chapitre cinq), se trouve ici confirmĂ©e sans souffrir d’exception spatiale. PlusprĂ©cisĂ©ment, il apparaĂźt que les trafics concernant les agglomĂ©rations les plus importantesmontrent plutĂŽt des taux de travail mĂ©tropolitain plus importants que ceux touchant les zonesdĂ©pourvues de trĂšs grandes villes. Deux chiffres semblent contredire cette observation : letaux plutĂŽt faible obtenu par Nantes, celui, trĂšs Ă©levĂ©, affichĂ© par Niort et La Roche-s/Yon. Il

Page 255: Les horizons de la grande vitesse: Le TGV, une innovation

254 ❘ Chapitre 9 : MĂ©tropolisation et grande vitesse

semble qu’ils puissent s’expliquer par des particularitĂ©s locales sans pour autant remettre encause la conclusion gĂ©nĂ©rale.

Les donnĂ©es disponibles permettent en effet de dĂ©composer les chiffres prĂ©sentĂ©s demaniĂšre Ă  ventiler travail mĂ©tropolitain et travail non- mĂ©tropolitain par secteur d’activitĂ©.Cette dĂ©composition est rapidement dĂ©licate en raison d’effectifs qui deviennent insuffisants.NĂ©anmoins, elle permet de mieux comprendre les deux rĂ©sultats particuliers qui fontexception ici.

Le score de Nantes par exemple, s’explique ainsi par la faible reprĂ©sentation (parrapport aux trois autres mĂ©tropoles observĂ©es) des branches industrielles techniciennes selonla terminologie du laboratoire STRATES, c’est-Ă -dire essentiellement les industries de pointe.Ces branches, qui contribuent Ă  hauteur d’environ 20% au travail mĂ©tropolitain Ă  Bordeaux,Toulouse ou Rennes, pĂšsent prĂšs de deux fois moins Ă  Nantes. En revanche, les branches dutravail non-mĂ©tropolitain des industries qualifiĂ©es ou spĂ©cialisĂ©es, qui regroupent lesindustries traditionnelles, ainsi que la branche agro-alimentaire, apparaissent plus prĂ©sentesdans les trafics nantais.

Cette image de Nantes comme ville d’industrie traditionnelle n’est pas totalementcorroborĂ©e par les donnĂ©es que prĂ©sente l’analyse exhaustive de FĂ©lix DAMETTE (1994).Pourtant, elle correspond Ă  une part de rĂ©alitĂ© : Toulouse, mais aussi Bordeaux sont davantageconnue pour leurs activitĂ©s aĂ©ronautiques que l’estuaire de la Loire qui bĂ©nĂ©ficie dans cesecteur d’implantations moins importantes et moins diversifiĂ©es (28) ; Rennes peut seprĂ©valoir de la prĂ©sence d’une activitĂ© orientĂ©e vers les tĂ©lĂ©coms et l’informatique repĂ©rabledans les statistiques et le marketing de l’agglomĂ©ration ne s’en prive pas ; toujours selon lesdonnĂ©es de l’INSEE en revanche, les industries dominantes en Loire-Atlantique sont, outre laconstruction navale, l’agro-alimentaire et la pĂ©trochimie (29).

Cela dit, cette petite discussion met surtout en exergue le caractĂšre forcĂ©ment arbitraireet discutable de tout classement sur base statistique, qui ici, aboutit Ă  chercher du travailmĂ©tropolitain dans certaines branches et pas dans d’autres. Deux faits essentiels sont Ă souligner concernant le trafic nantais. Le plus important tient Ă  la vigueur des flux gĂ©nĂ©rĂ©s parles activitĂ©s d’intermĂ©diation. Le second est la diversitĂ© du tissu Ă©conomique. Ce constatrejoint cette fois celui de FĂ©lix DAMETTE (1994, p. 48) et montre que, malgrĂ© ses spĂ©cificitĂ©sindustrielles, l’agglomĂ©ration nantaise ne dĂ©roge pas Ă  son rang de mĂ©tropole de Province.

L’autre chiffre « gĂȘnant » est encore plus simple Ă  interprĂ©ter. Le taux important detravail mĂ©tropolitain de l’ensemble Niort + La-Roche-s/Yon est entiĂšrement dĂ» Ă  la prĂ©fecturedes Deux-SĂšvres. ObservĂ©e Ă  travers les trafics de et vers Paris, l’activitĂ© de Niort possĂšde eneffet toutes les apparences d’une mono-activitĂ© dans le secteur des assurances. La circulationdes cadres des sociĂ©tĂ©s d’assurance gĂ©nĂšre Ă  elle seule prĂšs de 80 % des flux. Elle rĂ©sulte de la

(28) Les tableaux Ă©conomiques rĂ©gionaux de L’INSÉÉ indiquent des volumes d’emplois comparables dans lesecteur “construction navale, aĂ©ronautique, armement” (poste 17 de la NAP 40) : 11800 emplois en 1993en Loire-Atlantique, 8300 en Gironde et 12900 en Haute-Garonne (INSÉÉ Pays-de-la-Loire, 1993 ; INSÉÉ

Aquitaine, 1994, INSÉÉ Midi-PyrĂ©nĂ©es, 1993). Mais l’activitĂ© de construction navale, qui ne donne paslieu Ă  du travail mĂ©tropolitain, pĂšse d’un poids important dans le seul le dĂ©partement de la Loire-Atlantique

(29) Le premier secteur d’activitĂ© industrielle de l’agglomĂ©ration nantaise stricto sensu est, en termesd’emploi, celui de la construction Ă©lectrique et Ă©lectronique qui pĂšse pour 19 % dans l’emploi industrieltotal (CETE de l’Ouest, 1997)

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nĂ©cessitĂ© de gĂ©rer et de coordonner des fonctions intensives en emplois qui ont Ă©tĂ©dĂ©concentrĂ©es dans une zone oĂč les salaires sont moins Ă©levĂ©s qu’en Île-de-France.

Au total, il semble bien que l’on puisse considĂ©rer les rĂ©sultats constatĂ©s sur Nantes etNiort comme des cas particuliers qui ne remettent pas en cause le schĂ©ma gĂ©nĂ©ral d’unediffĂ©renciation spatiale lĂ©gĂšre mais rĂ©elle (de l’ordre de 10%) de la rĂ©partition du travailmĂ©tropolitain dans les trafics. Cette image obtenue Ă  partir des flux de voyageurs apparaĂźtalors cohĂ©rente avec celle reflĂ©tant la concentration spĂ©cifique du travail mĂ©tropolitain dansles grandes agglomĂ©rations.

Des trafics rĂ©vĂ©lateurs des hiĂ©rarchies de l’espace productifPour aller plus loin dans la comprĂ©hension de ces mouvements de personnes, on peut

croiser ces rĂ©sultats avec quelques caractĂ©ristiques des voyageurs. On cherchera alors Ă vĂ©rifier la mesure dans laquelle ces flux rĂ©vĂšlent une hiĂ©rarchisation de l’espace. Dans cetesprit, on retiendra deux variables dont les diverses analyses menĂ©es sur ces rĂ©sultatsd’enquĂȘte ont dĂ©jĂ  montrĂ© l’importance (KLEIN et CLAISSE, 1997). La premiĂšre estnaturellement la PCS. La seconde est le lieu d’habitation du voyageur en distinguantsimplement les Parisiens qui se rendent en Province des provinciaux qui montent Ă  Paris.

Compte tenu de la taille de l’échantillon observĂ© qui ne permet pas de conserver deseffectifs suffisants pour garantir la fiabilitĂ© des rĂ©sultats dĂšs que l’on distingue trop de sous-catĂ©gories, on utilise ici un jeu de 4 variables simplifiĂ©es, construites selon 2 modalitĂ©schacune :‱ La premiĂšre porte sur la PCS du voyageur et distingue, comme au chapitre cinq, les PCS

supĂ©rieures (PCS+) des PCS infĂ©rieures (PCS-) ;‱ La seconde distingue le travail mĂ©tropolitain (WMET) du travail non-mĂ©tropolitain, que

l’on peut proposer de dĂ©nommer aussi travail banal (WBAN) ;‱ La troisiĂšme classe les voyageurs en fonction de leur lieu d’habitation, mais de fait, elle

renseigne aussi sur le sens du voyage : la visite d’un provincial à Paris (PROV) ou la visited’un Parisien en Province (PARI) ;

‱ La derniĂšre porte sur le type d’espace qui gĂ©nĂšre ou reçoit le l’échange avec Paris ; elleregroupe les 4 agglomĂ©rations les plus importantes de la zone d’un cĂŽtĂ© (Rennes, Nantes,Bordeaux et Toulouse) (AGGL) et l’ensemble des villes de moindre importance de l’autre(VILL).

Dans cet ensemble, la variable de PCS joue un rĂŽle tout Ă  fait particulier au regard de laquestion posĂ©e. En effet, l’hypothĂšse sous-jacente est que plus un flux de voyages de A vers BrĂ©vĂšle un taux de voyageurs de PCS Ă©levĂ©e, plus ce flux est porteur d’informations, decapacitĂ©s de commandement ou de compĂ©tences de haut niveau. Si le flux inverse, orientĂ© deB vers A est composĂ© de voyageurs de PCS infĂ©rieure plus nombreux, alors on peut induireque les Ă©changes de personnes entre A et B traduisent une relation dissymĂ©trique dedomination des activitĂ©s de l’espace A sur les activitĂ©s de l’espace B.

Les résultats de la décomposition sont présentés dans les deux tableaux suivants. Pourplus de clarté, le premier est relatifs aux flux de trafic uniquement composés de ressortissantsdu travail non-métropolitain (WBAN) et le second, aux flux de trafic uniquement composés deressortissants du travail métropolitain (WMET).

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Tableau : Parts respectives des PCS supérieures et inférieuresparmi les voyageurs ressortissants du travail non-métropolitainselon le type de ville de Province origine ou destination des flux,

et le lieu de rĂ©sidence du voyageur,dans trafic d’affaires tout mode de l’enquĂȘte TGV-A de 1993

WBAN AGGL PROV PCS- 35 %WBAN AGGL PROV PCS+ 65 %WBAN VILL PROV PCS- 27 %WBAN VILL PROV PCS+ 73 %WBAN AGGL PARI PCS- 12 %WBAN AGGL PARI PCS+ 88 %WBAN VILL PARI PCS- 9 %WBAN VILL PARI PCS+ 91 %

La variable discriminante de larĂ©partition du trafic selon la PCS est,si l’on considĂšre les flux du travailbanal, le lieu de rĂ©sidence desvoyageurs (PROV/PARI).La nette prĂ©pondĂ©rance des PCS+chez les Parisiens est le signe d’unedomination des espaces non-mĂ©tropolitains de Province par lesstructures de coordination parisiennes

Au sein de chacun des deux tableaux s’opposent deux configurations distinctes derĂ©partition sociale des voyageurs. Concernant le travail non-mĂ©tropolitain, ou banal, onconstate que les flux gĂ©nĂ©rĂ©s par les Parisiens sont d’un niveau hiĂ©rarchique sensiblementsupĂ©rieur Ă  ceux issus du dĂ©placement des provinciaux Ă  Paris. Que les flux observĂ©s iciconcernent de grandes agglomĂ©rations ou des villes plus modestes est de ce point de vueindiffĂ©rent. Cette dissymĂ©trie est en outre confortĂ©e par un net dĂ©sĂ©quilibre des volumes deflux : sur ce segment, le nombre de provinciaux montant Ă  Paris est entre 3 et 4 fois supĂ©rieurĂ  celui des Parisiens qui descendent en Province. On peut alors interprĂ©ter ces rĂ©sultatscomme le signe d’une domination des structures de coordination Ă©conomique parisiennes surles activitĂ©s non-mĂ©tropolitaines de Province.

Ce schĂ©ma de domination de l’espace banal par un espace mĂ©tropolitain est largementcohĂ©rent avec celui proposĂ© par Saskia SASSEN. La lecture parisienne de l’espace non-mĂ©tropolitain n’est cependant pas Ă  prendre au pied de la lettre : rien n’indique que cettedomination ne transite pas Ă©galement par d’autres relais, en Province, situĂ©s notamment dansles plus grandes agglomĂ©rations. Les donnĂ©es utilisĂ©es ici ne permettent pas de le vĂ©rifier, nide l’infirmer. Quoi qu’il en soit, dans cet espace banal, largement structurĂ© sur le modehiĂ©rarchique, la grande vitesse joue son rĂŽle de vecteur des Ă©changes, en particulier enimpliquant une baisse des coĂ»ts de dĂ©placement Ă  laquelle sont par nature sensibles desactivitĂ©s trĂšs influencĂ©es par le modĂšle organisationnel du Taylorisme flexible. C’estvraisemblablement sur ce crĂ©neau-lĂ  que l’usage de la grande vitesse comme opportunitĂ© selira le mieux.

Le tableau concernant le travail mĂ©tropolitain de la page suivante donne Ă  voir unestructure identique de contraste entre deux configurations de la rĂ©partition sociale desvoyageurs. Mais dans ce cas, le lieu de rĂ©sidence des voyageurs n’est plus la variable quidĂ©termine le niveau hiĂ©rarchique des flux. En outre, les flux apparaissent quantitativementmoins dĂ©sĂ©quilibrĂ©s : les provinciaux qui montent Ă  Paris ne sont « que » 1,8 Ă  2 fois plus queles Parisiens qui descendent en Province.

Au sein du travail mĂ©tropolitain, les flux de Parisiens et de provinciaux ne prĂ©sententpas de particularitĂ© du point de vue de leur composition. Le clivage s’opĂšre cette fois autourdu type d’espace de Province dont on observe les Ă©changes avec Paris. Entre Paris et lesgrandes agglomĂ©rations, les flux apparaissent socialement Ă©quilibrĂ©s. Ils sont composĂ©s enpresque totalitĂ© de voyageurs appartenant aux catĂ©gories les plus Ă©levĂ©es. Peut-ĂȘtre, si les

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donnĂ©es utilisĂ©es le permettaient, une distinction serait-elle repĂ©rable entre les deux sens deflux en dĂ©composant plus finement ces catĂ©gories, elle n’est en tout cas pas visible ici.

Tableau : Parts respectives des PCS supérieures et inférieuresparmi les voyageurs ressortissants du travail métropolitain

selon le type de ville de Province origine ou destination des flux,et le lieu de résidence du voyageur,

dans trafic d’affaires tout mode de l’enquĂȘte TGV-A de 1993

WMET AGGL PROV PCS- 5 %WMET AGGL PROV PCS+ 95 %WMET AGGL PARI PCS- 4 %WMET AGGL PARI PCS+ 96 %WMET VILL PROV PCS- 16 %WMET VILL PROV PCS+ 84 %WMET VILL PARI PCS- 15 %WMET VILL PARI PCS+ 85 %

Concernant le travail mĂ©tropolitain,c’est la taille des villes de Province(AGGL/VILL) qui dĂ©termine larĂ©partition des flux selon la PCS. Lelieu de rĂ©sidence apparaĂźt indiffĂ©rent.PlutĂŽt qu’une interprĂ©tation en termesde domination d’un espace sur unautre, ces rĂ©sultats renvoient l’imaged’un rĂ©seau mĂ©tropolitain hiĂ©rarchisĂ©.

Entre Paris et les villes plus modestes, en revanche, les flux sont d’un niveauhiĂ©rarchique significativement moindre, mais toujours sans contraste entre Parisiens etprovinciaux. Ces rĂ©sultats n’appellent donc pas d’interprĂ©tation directe en termes desubordination des activitĂ©s mĂ©tropolitaines d’un espace par un autre. Le phĂ©nomĂšne dediffĂ©renciation spatiale rĂ©vĂ©lĂ© ici distingue les grandes agglomĂ©rations de Province des pluspetites villes. L’image produite reprend celle d’un rĂ©seau mĂ©tropolitain hiĂ©rarchisĂ©, mais lesmodalitĂ©s selon lesquelles s’organisent les diffĂ©rences sont trĂšs diffĂ©rentes de celles quiprĂ©valaient pour les activitĂ©s banales.

C’est l’insertion dans des systĂšmes d’échange d’un niveau supĂ©rieur qui paraĂźtdistinguer les grandes agglomĂ©rations et Paris d’une part, des plus petites villes d’autre part.S’il fallait continuer intuitivement la figure qui se dessine, on pourrait sans aucun doute relierParis Ă  quelques autres capitales mondiales par des flux liĂ©s au travail mĂ©tropolitain d’unniveau qui n’est pas atteint entre Paris et les grandes agglomĂ©rations françaises. De mĂȘme, lesĂ©changes, que l’on n’observe pas ici, entre grandes agglomĂ©rations et plus petites villesdevraient se situer au niveau de ceux repĂ©rĂ©s entre Paris et ces plus petites villes.

En revanche, Ă  chacun des niveaux, les flux ne semblent pas trahir de dissymĂ©triefonctionnelle, de relation de commandement dans un sens et de subordination dans l’autre.Bien sĂ»r, il convient de prendre cette derniĂšre assertion avec prudence car il faut bienenvisager que des Ă©changes se produisent entre les diffĂ©rents niveaux du rĂ©seau mĂ©tropolitainet que ces Ă©changes soient orientĂ©s. Les donnĂ©es utilisĂ©es ici ne permettent guĂšre que deshypothĂšses.

La structure du rĂ©seau mĂ©tropolitain telle qu’elle se dessine Ă  travers ces donnĂ©esĂ©voque enfin deux figures dĂ©jĂ  dĂ©crites dans les chapitres prĂ©cĂ©dents. L’apparent Ă©quilibrehiĂ©rarchique des flux d’échanges au sein des activitĂ©s mĂ©tropolitaines renvoie tout d’abordassez clairement aux modes d’organisation analysĂ©s en termes de dualitĂ©autonomie/intĂ©gration. En prĂ©sentant une image oĂč chaque cellule d’un mĂȘme niveau durĂ©seau mĂ©tropolitain Ă©change avec ces Ă©quivalents, sans relations de subordination, les flux depersonnes donnent Ă  voir la part d’autonomie. La question de la transcription au sein des flux

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de déplacements de la nécessaire intégration demeure posée. La seconde figure rappelée parces données est celle de la grande vitesse comme nécessité car ces échanges qui se réalisent endehors des structures hiérarchiques formelles impliquent une souplesse et une adaptabilité quele relatif effacement de la distance rend seul possibles.

En conclusion, les flux de dĂ©placements Ă  grande vitesse du travail mĂ©tropolitain etceux des activitĂ©s banales apparaissent nettement diffĂ©renciĂ©s, notamment par leur inscriptiondans l’espace productif. Ils permettent non seulement d’observer des structures spatiales bienparticuliĂšres, mais offrent aussi une interprĂ©tation de ces phĂ©nomĂšnes. Ces analyses visent Ă enrichir la comprĂ©hension de la demande de transport en dĂ©passant le simple constat dediffĂ©rences entre les lieux ou d’évolutions dans le temps. Dans cette perspective, la possibilitĂ©de relier certaines caractĂ©ristiques de la demande de dĂ©placements Ă  grande vitesse Ă  desstructures sociales plus globales est essentielle. Le chapitre cinq avait dĂ©jĂ  permit d’envisagerl’usage de la grande vitesse comme une composante de la globalisation. À travers leurarticulation aux deux dualitĂ©s – organisationnelle et spatiale – du systĂšme productif, les fluxde passagers du TGV ou de l’avion se chargent encore davantage de sens.

Le TGV comme Ă©lĂ©ment symbolique de l’espace mĂ©tropolitain

C’est sans doute autour des gares que se dessine le mieux la reprĂ©sentation que se donnela sociĂ©tĂ© de la grande vitesse ferroviaire. C’est lĂ , si l’on excepte les problĂšmes d’insertiondes lignes nouvelles, que se concentrent les enjeux de cette nouvelle offre de transport. C’estd’ailleurs l’une des consĂ©quences les plus sensibles du train rapide que d’avoir remis au centredes prĂ©occupations d’amĂ©nagement la question des gares ferroviaires. En effet, aprĂšs avoir Ă©tĂ©un Ă©lĂ©ment majeur de structuration de l’espace urbain au XIXe siĂšcle (voir par exemplel’analyse du cas strasbourgeois menĂ©e par Annelise et Roger GERARD, 1999), les quartiers degares semblaient progressivement s’assoupir, se marginaliser. Ils n’ont Ă©tĂ© l’objet que de peud’attention de la part des autoritĂ©s publiques jusqu’aux annĂ©es 70. L’opĂ©ration d’effacementde la gare de Paris-Montparnasse derriĂšre un rideau d’immeubles de bureaux est de ce pointde vue symptomatique de l’effacement plus gĂ©nĂ©ral des chemins de fer des prĂ©occupationssociales. C’est aussi, on l’a vu, en rĂ©action Ă  cet effacement qu’est nĂ© le TGV.

ValĂ©rie FACCHINETTI-MANNONE (1999) souligne alors avec raison la rupture quereprĂ©sente la construction du TGV sud-est. Avec les rames oranges au dĂ©but des annĂ©es 80, cesont d’abord des besoins de modernisation techniques qui s’expriment : il faut adapter lesgares pour recevoir davantage de trains, mais aussi davantage de voyageurs (MANNONE,1997). Mais la modernitĂ© qu’affiche cette couleur vive traduit aussi une Ă©volution de lareprĂ©sentation du chemin de fer : il peut dĂ©sormais se montrer, la gare redevient unĂ©quipement valorisant. Cette Ă©volution permet que d’autres acteurs que le monde cheminots’approprient Ă©galement ces enjeux : les collectivitĂ©s locales s’y impliquent, notamment eninvestissant dans des projets de rĂ©habilitation des quartiers de gare. La construction de lignesnouvelles exhume Ă©galement d’autres prĂ©occupations oubliĂ©es concernant la localisation desgares-TGV ou l’implantation d’éventuelles « gares-bis » (voir par exemple EMANGARD etBEAUCIRE, 1985).

La gare TGV : plutĂŽt nƓud de rĂ©seaux que monumentDepuis cette Ă©poque, les projets d’amĂ©nagement et les rĂ©alisations se sont multipliĂ©es.

De nouvelles gares desservant le centre de grandes agglomérations ont été édifiées à Lyon-Part-Dieu et à Lille-Europe, de multiples autres gares anciennes ont été rénovées et des projets

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d’urbanisme parfois importants ont affectĂ© le quartier de la gare dans de nombreuses villes.Enfin, des « gares-bis » ont Ă©tĂ© crĂ©Ă©es dans des configurations trĂšs diverses. Elles ont parfoisvocation Ă  desservir des villes, pas toujours modestes, dont le tracĂ© des lignes nouvellestangente le territoire (Le Creusot, MĂącon, VendĂŽme, mais aussi Aix-en-Provence avec la garedu plateau de l’Arbois), parfois Ă  complĂ©ter la desserte de grandes agglomĂ©rations par desarrĂȘts en pĂ©riphĂ©rie, en particulier en rĂ©gion parisienne (Massy, Chessy). Elles servent souventde contrepartie politique Ă  des choix de tracĂ© discutĂ©s (Picardie). Deux d’entre elles enfin,sont situĂ©es dans l’enceinte d’un aĂ©roport (Roissy-CdG et Lyon-Saint-ExupĂ©ry).

Si l’image qui se dĂ©gage de ces rĂ©alisations est significative de la reprĂ©sentationcollective de la grande vitesse ferroviaire, il semble de prime abord que celle-ci vĂ©hicule unemodernitĂ© que la sociĂ©tĂ© peut assumer, et donc montrer et s’approprier. Les amĂ©nageurs de laSNCF insistent sur le fait que la gare doit ĂȘtre visible, repĂ©rable depuis la ville (VINCENT,1992). Quelques bĂątiments, tels les ailes de la gare de Lyon-Saint-ExupĂ©ry peuvent mĂȘmefaire penser que l’on est revenu au temps de la monumentalitĂ© qu’affichaient les compagniesde chemin de fer du temps de leur splendeur. L’autre image communĂ©ment admise est que lequartier de la gare a vocation Ă  ĂȘtre un quartier d’affaires. Sans doute le modĂšle lyonnais de laPart-Dieu et le quartier d’Euralille ne sont-ils pas pour rien dans cette association, mais lephĂ©nomĂšne ne relĂšve pas que du simple mimĂ©tisme.

DerriĂšre ces deux images, on retrouve ce que Jean OLLIVRO (1996) dĂ©nomme « deuxperceptions antagonistes de l’urbanisme ». La monumentalitĂ© Ă©voque le bĂąti, l’immobilitĂ©. Lacirculation des trains Ă  grande vitesse d’une part, le quartier d’affaires d’autre part, Ă©voquentla ville-mouvement, « la citĂ© des rĂ©seaux » de Gabriel DUPUY (30). Et Jean OLLIVRO de poserl’ambiguĂŻtĂ© comme Ă©tant l’essence de la gare.

Pourtant, il y a lieu de se demander si, au sein d’un quartier d’affaires dĂ©diĂ© Ă  la fluiditĂ©,la gare conserve vraiment son ambiguĂŻtĂ©. Il semble bien qu’elle puisse s’envisager comme unnƓud permettant aux rĂ©seaux Ă©conomiques de fonctionner, comme un point de commutationentre les rĂ©seaux d’affaires et le rĂ©seau Ă  grande vitesse. Elle appartient de ce point de vue Ă un espace rĂ©siliaire qui privilĂ©gie fortement la ville-mouvement par rapport Ă  la ville-monument.

Ces considĂ©rations semblent bien confirmĂ©es par l’observation des architectures misesen Ɠuvre sur les gares TGV. MalgrĂ© deux exceptions au dessin ambitieux (Lyon-Saint-ExupĂ©ry), voire cliquant (Chessy-Disneyland), les gares-bis sont gĂ©nĂ©ralement d’uneconception trĂšs discrĂšte. Les plus simples consistent en un bĂątiment parallĂ©lĂ©pipĂšdique posĂ© lelong des voies, devant un parking (Le Creusot, MĂącon, TGV-Picardie). Les plus complexessont enterrĂ©es (Roissy), noyĂ©es dans un autre Ă©quipement (Roissy encore et Massy) ous’étalent en surface de parking et d’échangeurs routiers sans vraiment afficher demonumentalitĂ© (Aix-en-Pce-Plateau de l’Arbois). Mais monumentales ou pas, ces rĂ©alisationssont toujours conçues comme des espaces de « fluiditĂ© fonctionnelle » (EDWARDS, 1999).

Pour les gares urbaines, la tendance est un peu moins discrĂšte. Il faut que les garessoient visibles de l’extĂ©rieur, que leurs accĂšs soient lisibles et l’exercice est forcĂ©ment plusdifficile en ville. On ne doit plus « trouver son entrĂ©e derriĂšre un centre commercial, un peupar hasard, Ă  cĂŽtĂ© de celle d’un commerce de vĂȘtements » (VINCENT, 1992, Ă©voquant la gareMontparnasse des annĂ©es 70). En ville, la gare s’affiche donc, mais qu’affiche-t-elle ? SesaccĂšs, ses cheminements et souvent, la transparence de ses parois vitrĂ©es. Il n’y a plus que les

(30) Gabriel DUPUY, 1991, L’urbanisme des rĂ©seaux, Armand Colin, Paris, p. 24. CitĂ© par OLLIVRO

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bĂątiments anciens pour recevoir le privilĂšge d’un aspect rĂ©ellement monumental valorisĂ© (etencore, combien d’usagers de la gare de Lyon n’ont plus l’occasion d’un point de vue sur lecĂ©lĂšbre beffrois ?). De ce dessin trĂšs fonctionnaliste, il rĂ©sulte effectivement que « dans lagare, l’homme fait partie intĂ©grante d’un environnement circulatoire, et a souvent pour finalitĂ©d’échapper au statut de piĂ©ton pour la quĂȘte d’un mode plus performant » (Jean OLLIVRO,1999). En revanche, la monumentalitĂ© ne s’oppose pas Ă  la circulation, au contraire, elle lasert. La gare et derriĂšre elle, le TGV, s’inscrivent ainsi dans cette sociĂ©tĂ© en rĂ©seaux. Ellerejoint en particulier le camp des Ă©quipements du rĂ©seau mĂ©tropolitain.

Quartier de la gare, quartier d’affaires ?Pourtant, dans cet univers de fluiditĂ© et de transparence, la place de la gare dans la ville

est plus complexe qu’il n’y paraĂźt. La seule volontĂ© d’inscrire les chemins de fer dans lamodernitĂ© sociale des rĂ©seaux suffit pour redessiner les installations de la gare elle-mĂȘmeselon une architecture fonctionnelle conforme Ă  cet espoir. En revanche, dĂšs que l’on sort dudomaine ferroviaire pour vraiment pĂ©nĂ©trer la ville, cette seule volontĂ© ne suffit plus pourvraiment transformer les lieux. L’équation quartier de gare = quartier d’affaires, si elle estpartie intĂ©grante de la vision moderniste des chemins de fer et de la ville, ne se traduit pasaussi simplement dans la rĂ©alitĂ©. À chaque exemple oĂč elle semble fonctionner, on peut,semble-t-il, opposer un contre-exemple.

Mais au-delĂ  de cette comptabilitĂ© de mĂ©diocre intĂ©rĂȘt, les analyses menĂ©es sur lesdiffĂ©rents exemples observables semblent aboutir Ă  quelques conclusions. L’une d’entre ellestient Ă  ce que l’émergence d’un quartier d’affaires Ă  proximitĂ© d’une gare TGV n’est jamais laconsĂ©quence spontanĂ©e de l’amĂ©lioration de l’offre de transport. Les rĂ©ussites que l’on peutconstater s’appuient toujours sur une trĂšs forte implication des collectivitĂ©s locales et des Ă©luslocaux (voir par exemple Jacques CHEVALIER et alii, 1995 et 1997 Ă  propos de l’opĂ©rationNovaxis au Mans ou Philippe MENERAULT et Patricia STISSI, 1996 concernant Euralille). Àtravers ce volontarisme, c’est bien la reprĂ©sentation de la grande vitesse qui s’impose auxfaits.

L’analyse du contexte de ces opĂ©rations d’urbanisme alimente encore la prĂ©somption derelative indĂ©pendance entre la desserte Ă  grande vitesse et la rĂ©novation des quartiers de gare.En effet, l’histoire des villes et des quartiers nouvellement desservis par le TGV ne commenceĂ©videmment pas le jour oĂč les premiers voyageurs descendent du train rapide. L’opĂ©ration dela Part-Dieu, Ă  Lyon, Ă©tait par exemple largement entamĂ©e avant qu’il y soit question del’arrivĂ©e du TGV. En cela, la citĂ© rhodannienne rĂ©pondait Ă  un constat dressĂ© alors par laDATAR de sous-Ă©quipement des « mĂ©tropoles d’équilibre » en matiĂšre d’accueil des activitĂ©sdĂ©cisionnelles et de structures commerciales modernes. De nombreuses autres grandes villesde Province ont vu s’ériger Ă  la mĂȘme Ă©poque des centres commerciaux intĂ©grĂ©s et descomplexes d’affaires, d’ailleurs souvent en des sites peu Ă©loignĂ©s de la gare : ainsi parexemple Ă  Strasbourg (GERARD et GERARD, 1999).

Qu’ensuite, l’arrivĂ©e du TGV Ă  Lyon, et plus prĂ©cisĂ©ment dans la nouvelle gare de laPart-Dieu, soit venue y conforter le marchĂ© de l’immobilier au milieu des annĂ©es 80 sembleune rĂ©alitĂ© (31). Il semble cependant acquis que, tant la nature de cette opĂ©ration d’urbanisme

(31) 
 que mettent bien en Ă©vidence les chiffres rassemblĂ©s par Didier DUCHIER dans le cadre d’une thĂšse enprĂ©paration. Voir notamment Agence d’Urbanisme de la CommunautĂ© Urbaine de Lyon, (1986) etRAKOWSKI (1990). Ils montrent notamment que le nombre de m2 de bureaux construits sur le secteur de laPart-Dieu Ă©volue, en amplifiant les variations, de maniĂšre parfaitement corrĂ©lĂ©e Ă  celui concernant

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et ses dynamiques profondes que sa singularitĂ© et son ampleur pour une ville de Provincetrouvent d’autres fondements que l’établissement d’une liaison ferroviaire performante avecParis.

À une Ă©chelle plus modeste, les Ă©tudes menĂ©es sur le cas manceau confirment cetenracinement historique des projets. Ici, ce sont les liens trĂšs particuliers que la citĂ© et lesĂ©diles locaux ont de longue date entretenus avec le systĂšme ferroviaire qui peuvent expliquerla mobilisation autour de quelques immeubles de bureaux avec vue sur les voies (CHEVALLIER

et alii, 1995, 1997).

En revanche, dans l’exemple grenoblois, c’est une logique essentiellement interne, liĂ©e Ă la mise en place de lignes de tramways qui a prĂ©sidĂ© au rĂ©amĂ©nagement de la place de la gare,de ses liaisons avec le centre-ville et du franchissement des installations ferroviaires. « LeTGV n’a [
] jouĂ© qu’un rĂŽle marginal dans l’occupation du site » (MANNONE, 1997, p. 83).La crĂ©ation d’un centre d’affaires par-delĂ  la voie ferrĂ©e – baptisĂ© « Europole » comme il sedoit et de taille plutĂŽt modeste eut Ă©gard aux dimensions de l’agglomĂ©ration – s’inscrit enpremier lieu dans un effort de rĂ©novation de la partie occidentale du territoire de la commune-centre par extension du centre-ville. Les difficultĂ©s de commercialisation des surfaces debureaux et l’alternance politique intervenue en 1995 Ă  la tĂȘte de la Mairie ont finalement faitĂ©voluer sensiblement la consistance d’Europole qui plutĂŽt qu’un centre d’affaires accueilleaujourd’hui une « citĂ© scolaire internationale » et une citĂ© judiciaire (PRADEILLES, 1997).

La gare marseillaise de Saint-Charles prĂ©sente encore une autre configuration danslaquelle l’arrivĂ©e du TGV-MĂ©diterranĂ©e et le rĂ©amĂ©nagement du pĂŽle d’échange multimodal(ZEMBRI-MARY, 1998) vient tĂ©lescoper une autre opĂ©ration de toute autre envergure – quis’appellera ici « EuromĂ©diterranĂ©e », Ă©videmment. Directement soutenu par l’Etat, l’ambitionde ce projet est de restructurer en profondeur le rĂŽle de la citĂ© phocĂ©enne en Ă©rigeant un centredĂ©cisionnel censĂ© acquĂ©rir une dimension internationale Ă  l’échelle du bassin mĂ©diterranĂ©en(MOREL, 2000). Reste, comme le soulignent Patrick GUYON et Jean-Roland BARTHELEMY

(1999), que les deux opĂ©rations Saint-Charles et EuromĂ©diterranĂ©e, tout en cherchant Ă  seconforter l’une l’autre, n’ont pas suscitĂ© de vĂ©ritable synergie.

À cette situation d’insuccĂšs (jusqu’à prĂ©sent du moins) rĂ©pond le relatif succĂšs de Lille,si on l’évalue en termes de capacitĂ© Ă  articuler deux opĂ©rations d’urbanisme aussi diffĂ©rentesqu’une gare TGV et un complexe associant centre commercial, immeubles de bureaux etlogement (ALOYER, 1992). Pourtant, la configuration lilloise semblait trĂšs semblable Ă  celledu port mĂ©diterranĂ©en : volontĂ© de sortir d’une crise urbaine marquĂ©e, arrivĂ©e du TGV etprojet de quartier d’affaires (« Euralille » cette fois-ci, suivant toujours la mĂȘme veined’inspiration) conçu comme moyen et symbole de cette sortie de crise (MENERAULT et STISSI-EPEE, 1996, p. 32 ). Muriel ROSEMBERG (2000) insiste aussi sur le rĂŽle particulier tenu par leconflit autour du tracĂ© de la ligne nouvelle par Lille ou Amiens. En suscitant une mobilisation

l’ensemble de l’agglomĂ©ration. Cette corrĂ©lation est respectĂ©e de 1975 Ă  1995, sauf entre 1981 et 1983,pĂ©riode de mise en service du TGV pendant laquelle la Part-Dieu connaĂźt un pic que l’on ne retrouve pasailleurs. ValĂ©rie MANNONE (1997, p. 81) souligne pour sa part que l’occupation des bureaux du quartierest principalement le fait d’activitĂ© transfĂ©rĂ©es du centre traditionnel, sauf entre 1983 et 1987, oĂč lacrĂ©ation d’antennes d’entreprises parisiennes l’emporte.Jean PELLETIER, dans un article qui lĂ©gitime pourtant le discours des amĂ©nageurs de l’époque, souligneque si l’idĂ©e de construire une gare dans le quartier a Ă©tĂ© envisagĂ©e dans les annĂ©es 60, elle a ensuite Ă©tĂ©abandonnĂ©e. C’est dans une logique ferroviaire (liĂ©e Ă  la difficultĂ© d’accueillir le trafic TGV Ă  Perrache),trĂšs largement indĂ©pendante de l’opĂ©ration d’urbanisme, qu’elle sera finalement ressuscitĂ©e et mise enƓuvre au dĂ©but des annĂ©es 80 (PELLETIER, 1985)

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commune et mĂ©diatique de diffĂ©rentes institutions locales et rĂ©gionales, cette « bataille » aconstituĂ©, selon un joli mot de P. Nora (citĂ© par ROSEMBERG, p. 41), « un Ă©vĂ©nement [qui] acomme vertu de nouer en gerbe des significations Ă©parses » autour d’un projet mĂ©tropolitain.

Il est enfin intĂ©ressant de mentionner le cas de Nantes Ă  propos duquel le C.E.T.E. del’ouest porte une apprĂ©ciation minimale des retombĂ©es du TGV sur le quartier de la gare :« Contrairement Ă  ce que les Ă©lus avaient clamĂ©, la prĂ©sence de la gare TGV n’a pas jouĂ© enfaveur de ce quartier pour attirer les activitĂ©s » (CETE de l’ouest, 1997, p. 91). Ce jugement estĂ  peine nuancĂ© par le constat de la localisation d’un Ă©quipement public liĂ© au tourismed’affaires (un palais des congrĂšs et d’expositions) et de la dĂ©localisation du service financierde la Poste.

À l’issue de ce petit tour de France des quartiers de gare TGV, il apparaĂźt que l’équationquartier de gare = quartier d’affaires se traduit de maniĂšre trĂšs diverse. Dans ces conditions,on peut s’interroger sur le fondement de ces tentatives ou de ces espoirs, assez systĂ©matiques,d’asseoir une zone d’affaires Ă  proximitĂ© des gares TGV. C’est peut-ĂȘtre en observant l’unedes rares agglomĂ©rations qui n’a pas vraiment tentĂ© d’investir son quartier de la gare – il s’agitde Poitiers – que l’on peut mieux comprendre les dynamiques qui se jouent autour des garesTGV. Il faut alors pousser jusqu’au « Futuroscope », ce parc de loisir high-tech Ă©rigĂ© dans lesannĂ©es 80 Ă  proximitĂ© de la ville.

Voici donc un Ă©quipement qui n’a, de prime abord, rien Ă  voir avec la desserteferroviaire Ă  grande vitesse, ni grand-chose avec les activitĂ©s « quaternaires ». Pourtant, ilsuscitera de la part des responsables locaux des initiatives en matiĂšre d’amĂ©nagementfinalement trĂšs semblables Ă  ce qui semble la constante des projets d’urbanisme affectant lesquartiers de gare : la mise en place d’une zone Ă©conomique dĂ©diĂ©e aux activitĂ©s que l’on a puqualifier de mĂ©tropolitaines. Il servira aussi de support identitaire au marketing urbain del’agglomĂ©ration.

Bien entendu, on dĂ©cĂšle des nuances entre les activitĂ©s de production d’innovationstechnologiques que l’image du Futuroscope est censĂ©e attirer et les activitĂ©s plus ouvertementorientĂ©es vers l’intermĂ©diation qui s’installent prĂ©fĂ©rentiellement autour des gares de centre-ville (32). Il semble nĂ©anmoins que, dans les deux cas, le dĂ©clic, le catalyseur de l’action desdĂ©cideurs locaux repose sur une association entre la modernitĂ© perçue d’un Ă©quipement publicet celles attachĂ©es aux activitĂ©s Ă©conomiques mĂ©tropolitaines. Que la modernitĂ© del’équipement public dĂ©coule de la silhouette et des performances du train rapide, ou desinnovations ludiques proposĂ©es par le parc d’attraction importe finalement peu. Elle constitueĂ  chaque fois une opportunitĂ© – rarement spontanĂ©e – dont certains de ces « entrepreneurspolitiques », pour reprendre l’expression de Bernard JOUVE et Christian LEFEVRE (1999), sesaisissent (33).

(32) En rĂ©alitĂ©, l’annuaire des entreprises prĂ©sentes sur le site du Futuroscope, laisse apparaĂźtre une grandevariĂ©tĂ© d’activitĂ©s de services aux entreprises qui vont du conseil en stratĂ©gie jusqu’à des centre d’appelstĂ©lĂ©phoniques nettement moins consommateurs de compĂ©tences de haut niveau.

(33) Que le Futuroscope ait fini par susciter la construction d’une gare TGV Ă  ses abords immĂ©diats estfinalement le clin d’Ɠil de cette histoire. Cette nouvelle offre de transport, essentiellement destinĂ©e Ă  laclientĂšle du parc de loisir, vient d’abord renforcer la compĂ©titivitĂ© de cet Ă©quipement par rapport Ă  sesconcurrents AstĂ©rix ou Eurodisney. Elle conforte aussi l’image moderniste de la zone et constitue ainsi unĂ©lĂ©ment, certes tĂ©nu, de sa valorisation en termes de dĂ©veloppement Ă©conomique. En revanche, il est peuprobable qu’une entreprise se soit laissĂ©e sĂ©duire par une offre de transport qui ne permet de gagner Parisqu’une fois par jour, Ă  17h22.

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Chapitre 9 : MĂ©tropolisation et grande vitesse ❘ 263

Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que l’arrivĂ©e du TGV dans uneagglomĂ©ration n’ait pas de consĂ©quence systĂ©matiquement rĂ©pĂ©tĂ©e, mĂȘme sur le quartier de lagare. Ce n’est pas tant l’accessibilitĂ© nouvelle en soi qui est valorisĂ©e. Elle ne l’est jamais endehors d’un contexte local prĂ©cis, qui fait se croiser des histoires collectives et desindividualitĂ©s, des conjonctures Ă©conomiques globales, mais de court terme et despotentialitĂ©s locales qui se construisent dans la durĂ©e. À ces Ă©lĂ©ments il faut ajouter uneconfiguration urbaine toujours diffĂ©rente, des caractĂ©ristiques propres aux conditions dedesserte qui, nonobstant la mĂȘme Ă©tiquette TGV, varient considĂ©rablement d’une citĂ© Ă l’autre.

Cette irrĂ©ductible variĂ©tĂ© de l’insertion urbaine de la grande vitesse ferroviaire sembles’opposer Ă  la constance du discours affirmant la vocation Ă©conomique du quartier de la gare.Cette dissociation entre le devenir tangible de ces zones et l’image qui leur est accolĂ©e ne doitpas ĂȘtre occultĂ©e. Elle apparaĂźt comme une distinction entre la production matĂ©rielle del’espace et sa production symbolique, selon la formulation empruntĂ©e ici Ă  MurielROSEMBERG (2000) et ne dĂ©signe pas deux formes isolables de ce processus. Au contraire, elleveut signifier que l’espace est produit de maniĂšre indissociable selon ces deux plans, que lesymbolique permet la transformation matĂ©rielle autant que l’amĂ©nagement concret constitueun discours sur l’espace. Dans ce cadre d’analyse, aprĂšs avoir vĂ©rifiĂ© comment la grandevitesse s’inscrit de maniĂšre tangible dans l’espace mĂ©tropolitain, Ă  travers la structure desdessertes qu’elle permet, Ă  travers aussi les usages qu’elle suscite, il convenait d’envisager dequel discours sur l’espace elle participe. C’est cet Ă©clairage que fournit l’observation des gareset de leur environnement.

Il ressort alors de cet examen qu’indubitablement, le discours sur l’espace auquel lagrande vitesse sert de support est trĂšs monolithique. Il est tout entier fait d’efficacitĂ©Ă©conomique et d’ouverture gĂ©ographique. L’omniprĂ©sence de l’Europe dans le nom desdiffĂ©rentes zones d’amĂ©nagement est Ă  entendre en ce sens. Muriel ROSEMBERG, analysant lapublicitĂ© du marketing urbain, souligne le souci des diffĂ©rentes citĂ©s de « s’inscrire dans lemonde » (p. 154), mais dans un monde imaginaire, largement idĂ©alisĂ©. Elle souligne aussil’affichage d’une histoire – souvent rĂ©duite Ă  quelques symboles valorisants – etsimultanĂ©ment, la rĂ©fĂ©rence constante Ă  l’avenir, maniĂšre aussi de s’inscrire dans le temps ?

Enfin, pas un projet de ville n’omet le thĂšme du cadre de vie. Vie culturelle, loisirs etenvironnement sont alors privilĂ©giĂ©s. Mais si l’épanouissement des individus est en gĂ©nĂ©ralmis en avant, les discours dĂ©notent une instrumentalisation de ces prĂ©occupations quideviennent un Ă©lĂ©ment de sĂ©duction comme le notait dĂ©jĂ  Jean GOTTMAN, mais rĂ©pondentaussi Ă  cette vision de la ville d’affaire standardisĂ©e que dĂ©crivaient les experts interrogĂ©s parAlain BONNAFOUS et Marie-AndrĂ©e BUISSON (1991). Il faut alors admettre que les exposĂ©s deprojets de ville, et en particulier les discours construits autour de l’équation quartier degare=quartier d’affaires participent complĂštement d’un processus de production symboliqued’un espace mĂ©tropolitain.

À l’évidence, le TGV semble disposer de nombreux atouts pour porter cette imageclassique de la mĂ©tropole. La fluiditĂ© de la circulation des personnes et l’efficacitĂ©Ă©conomique apparaissent presque comme sa raison d’ĂȘtre, les deux dimensions spatiales ettemporelles, sa nature mĂȘme, enfin, ses usages associent Ă©troitement mobilitĂ© professionnelleet mobilitĂ© personnelle. Quoi d’étonnant, alors, que la grande vitesse soit si souvent choisiecomme support de ces « discours mĂ©tropolitains » ?

Bien sĂ»r, ces jeux croisĂ©s de signification ne laissent rien indemne. On avait dĂ©jĂ  posĂ©comme standard de la ville d’affaire, le fait de disposer d’une offre de transport Ă  grande

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vitesse. En supportant l’espace mĂ©tropolitain, le TGV se construit, au plan symbolique,comme Ă©tant lui-mĂȘme un objet mĂ©tropolitain. Pour autant, le TGV ne se rĂ©duit pas non plus Ă cette seule dimension car, en paraphrasant Muriel ROSEMBERG (2000, p. 169), on peutĂ©noncer que le discours (sur la ville, l’espace mĂ©tropolitain ou un objet technique) rĂ©vĂšle uneintention et non une essence.

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Conclusion gĂ©nĂ©rale ❘ 265

CONCLUSION GÉNÉRALE

La littĂ©rature concernant la grande vitesse ferroviaire traite habituellement ce thĂšme Ă partir d’un projet prĂ©cis qu’il s’agit d’analyser et d’évaluer. MĂȘme les Ă©crits Ă  vocation plutĂŽttransversale concernant par exemple l’insertion territoriale de la grande vitesse ou encore lesTGV europĂ©ens (C.E.D.R.E., 1992 ou CINOTTI et TREBOUL, 2000 par exemple) se cantonnentsouvent pour l’essentiel Ă  l’examen successif de diverses options ou rĂ©alisations.

Dans le prĂ©sent travail, c’est le point de vue inverse qui a Ă©tĂ© adoptĂ©. La grande vitesseest apprĂ©hendĂ©e de maniĂšre gĂ©nĂ©rique, sans que la rĂ©fĂ©rence Ă  tel ou tel projet conduise Ă substituer un objet partiel Ă  la technique de transport et Ă  ses usages considĂ©rĂ©s comme untout. L’utilisation de donnĂ©es d’enquĂȘte concernant le TGV-Atlantique par exemple, n’a visĂ©qu’à Ă©tayer des analyses plus gĂ©nĂ©rales pour qualifier la demande de dĂ©placement Ă  grandevitesse.

Cette façon de procĂ©der rĂ©pond Ă  l’objectif annoncĂ© en introduction d’examinercomment le dĂ©veloppement de moyens de transport ferroviaire Ă  grande vitesse s’insĂšre dansdes Ă©volutions plus larges de la sociĂ©tĂ©. À l’issue de cette tentative, il convient naturellementde s’interroger sur la pertinence d’une telle dĂ©marche. Cette interrogation s’articule enplusieurs niveaux. Le problĂšme peut ĂȘtre abordĂ© Ă  un premier niveau trĂšs modeste : il s’agittout d’abord de dresser le simple constat de la possibilitĂ© de cette analyse. On s’interrogeratout d’abord pour vĂ©rifier si l’on a rĂ©ussi Ă  relier quelques Ă©volutions importantes de la sociĂ©tĂ©Ă  certaines caractĂ©ristiques essentielles, certaines dimensions de la grande vitesse ferroviaire.On cherchera encore Ă  savoir si ce rapprochement d’analyses macro-sociales et dequestionnements spĂ©cifiques sur une technique de transport et ses usages a permis une rĂ©-interprĂ©tation fructueuse des observations dĂ©jĂ  rassemblĂ©es sur le TGV.

La possibilitĂ© de mener une telle dĂ©marche Ă©tant confirmĂ©e, on pourra alors tenter dejuger de sa pertinence. Un second niveau de bilan s’en tiendra sur cet aspect Ă  un point de vuenon-utilitaire. Sans revenir sur le dĂ©tail des analyses prĂ©sentĂ©es dans le corps du texte, ilinsistera sur l’intĂ©rĂȘt de ce croisement entre le macro et le micro : du premier vers le second, ilpermet de charger de sens les Ă©volutions de la grande vitesse ferroviaire qui ont dĂ©jĂ  pu ĂȘtreobservĂ©es dans un rĂ©fĂ©rentiel plus Ă©troit ; du second vers le premier, l’application d’analysesglobales aux questions spĂ©cifiques du TGV est une façon, mĂȘme trĂšs marginale, d’enrichir lacomprĂ©hension des mutations contemporaines. Il apparaĂźt alors que, loin d’opposer lesanalyses globales aux pratiques d’oservations plus proches du terrain, la dĂ©marche mise enƓuvre ici vise Ă  les articuler.

Enfin, un bilan plus pragmatique peut ĂȘtre envisagĂ©. Il consiste alors Ă  repĂ©rer ce que lespages prĂ©cĂ©dentes apportent de nouveau aux Ă©valuations que l’on continuera Ă  meneressentiellement projet par projet. On reviendra sur deux enseignements essentiels que sont laprĂ©gnance des « tendances lourdes » d’une part et l’intĂ©rĂȘt du rĂ©pĂ©rage du travailmĂ©tropolitain d’autre part. La dĂ©marche gĂ©nĂ©rale de cette thĂšse s’écarte volontairement d’unevisĂ©e utilitaire qui aurait pu la limiter Ă  des considĂ©rations opĂ©rationnelles. Pour autant, il nesemble pas choquant, au contraire, que les travaux universitaires puissent, mĂȘme de façonminime, servir Ă  des applications pratiques de court terme.

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266 ❘ Conclusion gĂ©nĂ©rale

Des tendances macro-sociales au TGV, une meilleurecompréhension de la grande vitesse ferroviaire est-ellepossible ?

La question de savoir si la grande vitesse s’inscrit dans des dynamiques contemporainesest en rĂ©alitĂ© un peu vaine. Il est trĂšs vraisemblable que si tel n’était pas le cas, le TGVn’aurait ni suscitĂ© l’intĂ©rĂȘt que l’on sait, ni reçu la validation commerciale que l’on peutconstater. En revanche, les interrogations sur la nature de ces tendances de sociĂ©tĂ© et lamaniĂšre dont la « socio-technique » des dĂ©placements ferroviaires rapides s’y insĂšre sontmoins anodines. Elles permettent de donner une idĂ©e de la profondeur de l’ancrage sociĂ©talqu’il s’est agit d’observer.

De ce point de vue, le mouvement de globalisation, que l’on peut poser comme centralpour comprendre le monde d’aujourd’hui, apparaĂźt au cƓur des diffĂ©rentes Ă©volutionsconvoquĂ©es au fil des chapitres. Ainsi, le trend sĂ©culaire d’augmentation des vitessesalimente-t-il le renouvellement permanent des hiĂ©rarchies au sein des structures de sociĂ©tĂ©.Mais, aujourd’hui, ce renouvellement, qu’on l’envisage au plan social ou au plan spatial,constitue lui-mĂȘme un aspect essentiel de la globalisation. L’épuisement du fordisme, parailleurs, Ă  travers notamment les mutations du systĂšme productif qu’il rend nĂ©cessaires,comme la montĂ©e de l’information, via l’extension de la sphĂšre marchande qu’elleaccompagne, sont deux autres aspects qui renvoient Ă©galement de maniĂšre directe Ă  laglobalisation.

Dans le mĂȘme temps, on constate que ces modalitĂ©s peuvent chacune ĂȘtre articulĂ©es Ă diffĂ©rentes dimensions de la grande vitesse ferroviaire. De nombreuses illustrations en ont Ă©tĂ©donnĂ©es tout au long de ces pages. Que l’ancrage du TGV dans les Ă©volutions contemporainesde la sociĂ©tĂ© puisse ainsi renvoyer par tant de points de vue Ă  la notion aussi Ă©videmmentcentrale de globalisation est un premier indice de la profondeur de cette insertion. Pour neconstituer qu’une innovation mineure, la grande vitesse ne s’inscrit donc pas pour autant enmarge de la sociĂ©tĂ©.

Dans un autre sens, on peut souligner que la comprĂ©hension de la grande vitesseferroviaire est Ă©clairĂ©e par les macro-tendances mobilisĂ©es ici dans ses multiples dimensions.L’épuisement du fordisme, Ă  nouveau, a permis de relire le processus d’innovation qui aconduit au TGV tant du point de vue organisationnel que du point de vue des optionstechniques de l’exploitation. De la mĂȘme maniĂšre, la montĂ©e de l’information permetd’évoquer les aspects les plus nouveaux de l’activitĂ© de production des services ferroviaires.L’analyse des pratiques de dĂ©placement par TGV s’alimente pour sa part de la prise en comptedes tendances longues de l’histoire de la vitesse, mais aussi des dĂ©clinaisons sociales etspatiales de la notion de travail mĂ©tropolitain. Elle peut ĂȘtre revisitĂ©e dans la perspective del’évolution des structures sociales du temps. La « socio-technique » de la grande vitesse, tantle « cadre fonctionnel » que le « cadre d’usage » dont elle est composĂ©e, est donc impliquĂ©e entotalitĂ© par les Ă©volutions contemporaines du monde.

Au final, ce rapide tableau souligne que l’insertion du TGV dans les dynamiquessociales n’est en rien marginale. Le fait qu’elle renvoie Ă  des mouvements de fond de lasociĂ©tĂ© peut ĂȘtre lu comme un signe de l’adaptation, Ă  son Ă©chelle, de cette innovation « socio-technique ». Qu’en retour, les dynamiques Ă©voquĂ©es permettent d’éclairer les multiplesaspects de cette technologie de dĂ©placement des personnes constitue sans doute aussi uneindication sur la pertinence de la dĂ©marche adoptĂ©e. Celle-ci se rĂ©vĂšle donc possible et la

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Conclusion gĂ©nĂ©rale ❘ 267

prĂ©somption selon laquelle il est nĂ©cessaire d’élargir l’apprĂ©hension de la grande vitesseferroviaire bien au-delĂ  de l’horizon de chaque projet s’en trouve renforcĂ©e.

Au-delà d’un bilan strictement utilitaire

L’objectif de cette thĂšse n’a jamais Ă©tĂ© de fournir une grille d’analyse prĂȘte Ă  l’emploipour servir Ă  l’évaluation de projet de transport. Il s’est agi, au contraire, de se libĂ©rer deprĂ©occupations trop immĂ©diates pour envisager la technologie ferroviaire Ă  grande vitesseavec recul. Il semble en effet que la pression opĂ©rationnelle ne soit pas pour rien dans ladifficultĂ© que rencontre le milieu de la socio-Ă©conomie des transports Ă  adopter desreprĂ©sentations de la relation transport-espace moins empreintes de dĂ©terminisme. Au momentdu bilan de cette recherche, il convenait donc de conserver cette distance avec lesprĂ©occupations de court terme et de ne pas s’en tenir Ă  un regard fonctionnaliste. Uneperspective moins directement utilitaire amĂšne Ă  envisager ces neuf chapitres Ă  travers aumoins deux aspects diffĂ©rents.

Le premier consiste Ă  prendre la problĂ©matique gĂ©nĂ©rale, qui appelle Ă  Ă©largir l’analysedes interactions entre une technologie de transport et la sociĂ©tĂ©, comme un simple prĂ©texte.L’insertion du TGV dans son Ă©poque est l’occasion de mobiliser des analyses globales, de lesreformuler, de les appliquer au contexte plutĂŽt Ă©troit des dĂ©placements Ă  grande vitesse.L’idĂ©e est que ces jeux de rĂ©troaction entre diffĂ©rents niveaux d’analyse puissent trouver leurplace dans un processus d’enrichissement des analyses de phĂ©nomĂšnes de sociĂ©tĂ©. Un secondaspect important dĂ©coule de cette posture. En effet, la rencontre d’analyses globales et de laquestion plus limitĂ©e du TGV dans son Ă©poque permet Ă©galement de confronter des approchesdont l’objectif est par nature la comprĂ©hension du monde Ă  des pratiques plus opĂ©ratoires, plusproches du terrain.

Des niveaux d’analyse diffĂ©rents

À l’évidence, les transitions ex abrupto de considĂ©rations globales Ă  desquestionnements trĂšs spĂ©cifiques sont nombreuses tout au long du texte. On peut enmentionner trois exemples parmi d’autres : le rapprochement de l’épuisement du fordisme etde la genĂšse du TGV, de l’affirmation d’une sociĂ©tĂ© informationnelle et de la mise en placed’un systĂšme informatisĂ© de gestion de l’offre ferroviaire ou encore du phĂ©nomĂšne demĂ©tropolisation et de la reprĂ©sentation urbanistique du quartier de la gare. Cesrapprochements ne sont pas fortuits, ils ne sont pas non plus symĂ©triques : les tendances desociĂ©tĂ© sont prĂ©sentĂ©es ici pour leur capacitĂ© Ă  Ă©clairer telle ou telle dimension de la grandevitesse ferroviaire.

Elles permettent alors de contextualiser certains aspects, de charger de sens certainsĂ©vĂ©nements ou certaines Ă©volutions. Le premier des trois exemples rappelĂ©s ci-dessus, donneune bonne illustration de cette dĂ©marche. L’invention du TGV est parfois racontĂ©e sur lemode personnel, attribuant Ă  ses principaux acteurs une clairvoyance dĂ©terminante.L’organisation qui abrita ce processus – le service de la grande vitesse – ainsi qu’un certainnombre de choix techniques – l’utilisation de modĂšles de prĂ©visions, l’option de vĂ©hicule depetite capacitĂ© circulant Ă  haute frĂ©quence, etc. – semblent alors apparaĂźtre hors de toutcontexte. Cette vision, souvent issue de tĂ©moignages directs, est heureusement complĂ©tĂ©e pardes analyses rĂ©introduisant cette innovation dans l’évolution de l’entreprise ferroviaire. La

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268 ❘ Conclusion gĂ©nĂ©rale

tradition d’excellence technique et le jeu interne entre diffĂ©rentes directions opĂ©rationnelles, lamontĂ©e de la concurrence routiĂšre et aĂ©rienne, l’effet de catalyseur qu’a jouĂ© de ce point devue l'AĂ©rotrain sont tour Ă  tour Ă©voquĂ©s. Mais rares sont les investigations qui dĂ©bordent lecadre du petit monde ferroviaire.

Relire cette histoire Ă  travers une analyse de l’épuisement du fordisme ne sauraitprĂ©tendre apporter la clĂ© unique de comprĂ©hension du processus qui a prĂ©sidĂ© Ă  l’éclosion dutrain rapide. C’est nĂ©anmoins un moyen de donner un sens Ă  cet enchaĂźnement de situations.C’est un moyen de se prĂ©munir d’une interprĂ©tation trop unilatĂ©rale de cette histoireimmĂ©diate. On a vu qu’elle permettait mĂȘme, Ă  l’occasion, de revenir sur diverses difficultĂ©sd’ajustement que le dĂ©veloppement de l’offre TGV rencontre encore aujourd’hui. C’est, duglobal au spĂ©cifique, Ă  travers cette construction d’une signification, que la restitution ducontexte d’évĂ©nements ou d’évolutions affectant la grande vitesse ferroviaire prĂ©sente unintĂ©rĂȘt.

Dans l’autre sens, il a Ă©tĂ© indiquĂ© Ă  plusieurs reprises que le statut d’innovation mineuredu TGV ne lui confĂšre vraisemblablement pas un rĂŽle majeur dans l’élaboration« d’explications du monde ». En revanche, la mobilisation de diverses analyses globales aimpliquĂ© la reformulation de tendances lourdes d’évolution de sociĂ©tĂ©. Cette mobilisations’est Ă©galement opĂ©rĂ©e Ă  travers la sĂ©lection des aspects qui sont apparus comme les pluspertinents pour apporter un supplĂ©ment d’intelligibilitĂ© Ă  la grande vitesse. Cesreformulations, ces applications de problĂ©matiques gĂ©nĂ©rales Ă  une thĂ©matique Ă©troite ne sontpas neutres. Pour peu qu’elles soient honnĂȘtement menĂ©es, elles sont – pourquoi pas ? –susceptibles d’enrichir, mĂȘme de façon trĂšs marginale, les analyses globales initiales. LeschĂ©ma qui sous-tend cet espoir s’oppose Ă  la reprĂ©sentation d’une accumulation linĂ©aire desconnaissances. Il tient plutĂŽt des constructions de la complexitĂ© par le « bruit auto-organisateur » telles que les envisage Henri ATLAN (1979).

Articuler analyses globales et opérationnelles

En appeler Ă  l’élargissement des horizons d’analyse pourrait ĂȘtre interprĂ©tĂ© comme unemarque de dĂ©fiance vis-Ă -vis des pratiques opĂ©rationnelles les plus usuelles. Mettre en avantle poids des tendances lourdes peut revenir Ă  asseoir la comprĂ©hension du TGV davantage surles explications globales du monde que sur les techniques d’observation et d’analyse deterrain. En rĂ©alitĂ©, le propos tenu ne vise pas Ă  opposer deux pratiques scientifiques : celle dupenseur de la sociĂ©tĂ© d’une part, celle de l’expert opĂ©rationnel de l’autre. Il vise plutĂŽt Ă rĂ©Ă©quilibrer l’analyse de la grande vitesse ferroviaire et de son cadre socio-technique dedĂ©veloppement trop exclusivement fondĂ©e, jusqu’à nos jours, sur la seconde dĂ©marche.

Tout au long des diffĂ©rents chapitres, les analyses du TGV sont largement appuyĂ©es surdes observations de terrain. Il ne s’agit donc en aucune maniĂšre de renier cette littĂ©rature etces pratiques de recherche ou d’expertise. Il s’agit en revanche d’illustrer la possibilitĂ© derelecture de ces rĂ©sultats, de montrer comment ils peuvent se trouver chargĂ©s de sens en Ă©tantarticulĂ©s sur des problĂ©matiques plus larges. Il y a longtemps que cette dĂ©marche est mise enpratique dans le champ des tĂ©lĂ©communications. Son importation dans le domaine destransports n’en paraĂźt que plus prometteuse.

IntĂ©grer de maniĂšre usuelle la prise en compte du long terme, des contextes globaux etdes tendances lourdes aux analyses des projets de transport demeure une ambition de longuehaleine. Des progrĂšs doivent bien sĂ»r ĂȘtre recherchĂ©s dans les dispositifs d’observation quirestent le plus souvent indiffĂ©rents Ă  ces prĂ©occupations. Mais ces amĂ©liorations ne sauraient

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Conclusion gĂ©nĂ©rale ❘ 269

dispenser du travail amont de repositionnement des interrogations que suscitent un projetd’infrastructure et de la nĂ©cessitĂ© en aval de rĂ©interprĂ©ter Ă  de multiples reprises les donnĂ©esdĂ©jĂ  rassemblĂ©es.

Des enseignements à tirer d’un point de vue fonctionnel

La prĂ©sente tentative de relecture du phĂ©nomĂšne social que constitue la grande vitesseferroviaire semble prĂ©senter, malgrĂ© son parti pris non utilitaire, quelques enseignements dontles consĂ©quences peuvent ĂȘtre tirĂ©es Ă  court terme et d’un point de vue opĂ©rationnel. On enretiendra deux concernant le TGV dans cette conclusion. Le principal, lorsque l’on se trouveconfrontĂ© Ă  un projet prĂ©cis qu’il s’agit d’évaluer, est sans doute la prĂ©gnance des tendanceslourdes. L’utilisation possible de la variable de travail mĂ©tropolitain est un second point quisemble pouvoir ĂȘtre mis en application.

La prégnance des tendances lourdes

Les Ă©volutions que l’on constate, celles que l’on a pu observer entre Paris et Lyon audĂ©but des annĂ©es 80 ou sur le TGV-A au dĂ©but des annĂ©es 90 par exemple, ne sont jamaisindĂ©pendantes des mouvements de fond. Ainsi Ă©noncĂ©, ce rĂ©sultat peut apparaĂźtre comme unlieu commun. Il rappelle nĂ©anmoins que l’analyse rigoureuse ne saurait se satisfaire de la priseen compte seulement implicite des tendances globales.

Cette prĂ©dominance des structures lourdes se lit par exemple de maniĂšre limpide Ă propos de la rĂ©partition spatiale de l’offre. L’influence des phĂ©nomĂšnes de concentration, dontle poids dĂ©mographique est la mesure courante, est suffisamment connue et intuitive pour quel’on n’y insiste pas. Pourtant, une analyse de l’armature urbaine en termes de mĂ©tropolisation,donc de concentration sĂ©lective et explicitĂ©e, permet de revenir avec intĂ©rĂȘt sur cet aspect. Leconstat est identique concernant l’analyse spatialisĂ©e de la demande : la soliditĂ© du critĂšre detravail mĂ©tropolitain face Ă  la dĂ©sagrĂ©gation spatiale des donnĂ©es d’observation est l’une dessurprises de ce travail. On y reviendra.

Les phĂ©nomĂšnes de diffĂ©renciation sociale s’observent assez nettement Ă  travers lespratiques de mobilitĂ© Ă  longue distance. La raretĂ© des travaux sur ce thĂšme est un premierargument qui devrait empĂȘcher de se focaliser sur d’éventuels particularismes locaux alorsque les tendances gĂ©nĂ©rales sont encore mal connues. Au-delĂ  de cette considĂ©rationconjoncturelle, l’approfondissement de la globalisation appelle Ă  poursuivre l’analyse de cesdiffĂ©renciations en termes d’inĂ©galitĂ©s, c’est Ă  dire relativement Ă  la disposition de ressources(monĂ©taires, spatiales, culturelles, etc.) rares. En retour, le chapitre 5 en particulier a laissĂ©entrevoir comment les phĂ©nomĂšnes globaux participent actuellement Ă  renouveler leshiĂ©rarchies sociales. Il semble donc que l’on puisse progresser dans la comprĂ©hension de cesdynamiques dans le champ de la mobilitĂ©, en articulant la production et l’analyse des donnĂ©esd’observation de tel ou tel projet d’une part, Ă  une problĂ©matique plus gĂ©nĂ©rale posĂ©e entermes de globalisation d’autre part. Il doit ainsi ĂȘtre envisageable d’avancer vers uneinterprĂ©tation plus fine des diffĂ©rences de pratiques de mobilitĂ© que l’on constatehabituellement sur la base de typologies « passe-partout » telle la PCS.

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270 ❘ Conclusion gĂ©nĂ©rale

L’intĂ©rĂȘt de la variable de travail mĂ©tropolitain

DĂ©coulant de cette influence essentielle des tendances lourdes, l’intĂ©rĂȘt de la notion detravail mĂ©tropolitain est un rĂ©sultat d’ordre mĂ©thodologique important concernant l’analysede la mobilitĂ© Ă  motif professionnel. Deux mises en Ɠuvre rapides en ont Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©es. LapremiĂšre, au chapitre 5, sur des critĂšres uniquement socio-professionnels, a permis d’accuserles diffĂ©renciations que le simple dĂ©coupage par PCS laissait dĂ©jĂ  voir. La variable « travailmĂ©tropolitain » semble donc mieux rendre compte de ces phĂ©nomĂšnes. Mais surtout, elle enpermet une interprĂ©tation beaucoup plus riche dans la mesure oĂč elle renvoie de maniĂšreexplicite Ă  des Ă©volutions de la structure Ă©conomique qui gĂ©nĂšre les flux observĂ©s.

Une seconde mise en Ɠuvre, prĂ©sentĂ©e au dernier chapitre (chapitre 9), a permis deconstater que ce dĂ©coupage de la population observĂ©e rĂ©siste Ă  une dĂ©composition spatiale. Ceconstat peut d’autant mieux ĂȘtre interprĂ©tĂ© comme un gage de pertinence de la variable que lejeu de donnĂ©es sur lequel il est fondĂ©, issu des enquĂȘtes du TGV-A, s’est avĂ©rĂ© plutĂŽt fragilede ce point de vue Ă  l’exploitation (KLEIN et CLAISSE, 1997). Mais, lĂ  encore, l’intĂ©rĂȘtprincipal de l’introduction du travail mĂ©tropolitain est qu’il permet de donner un sens Ă l’analyse de l’inscription spatiale des diffĂ©renciations sociales de pratiques de mobilitĂ©.

Évidemment, il convient de rester prudent dans l’apprĂ©ciation de l’intĂ©rĂȘt de cettedistinction entre le travail mĂ©tropolitain et celui qui ne l’est pas. Les rĂ©sultats plutĂŽtencourageants obtenus sur la base des enquĂȘtes de mobilitĂ© avant-aprĂšs TGV sud-est et TGV-A peuvent bien entendu ne pas se reproduire sur d’autres cas d’application. En restantstrictement dans le mĂȘme champ, une tentative de validation supplĂ©mentaire pourraitvraisemblablement ĂȘtre menĂ©e Ă  peu de frais sur l’exemple du TGV-nord en s’appuyant surl’enquĂȘte par panel glissant dirigĂ©e par l’OEST Ă  l’époque de sa mise en service. On peutaussi imaginer d’utiliser les EnquĂȘtes Transports-Communication de 1992 afin de vĂ©rifier siles diffĂ©renciations peuvent toujours se lire de cette maniĂšre dans un ensemble de relationsgĂ©ographiques trĂšs diversifiĂ©es, voire sur d’autres mobilitĂ©s que la seule mobilitĂ© Ă  longuedistance et Ă  motif professionnel. Enfin, on peut envisager que d’autres diffĂ©renciations, neconcernant pas forcĂ©ment la mobilitĂ©, puissent s’interprĂ©ter de la mĂȘme maniĂšre.

À cette conclusion concernant l’intĂ©rĂȘt d’un cadre d’analyse spĂ©cifiant le travailmĂ©tropolitain, il semble pertinent d’associer les rĂ©flexions concernant deux autres variables,qui se rĂ©vĂšlent bien utiles pour comprendre la grande vitesse ferroviaire. Il n’y a guĂšre Ă s’attarder, en premier lieu, sur l’intĂ©rĂȘt de raisonner les phĂ©nomĂšnes d’accĂ©lĂ©ration ou derĂ©duction de temps de parcours Ă  partir de la notion de franchissement de seuilsd’accessibilitĂ©. Les observations menĂ©es dĂšs l’origine du TGV sud-est avaient laissĂ© voir quela valeur de 2 heures n’était pas anodine de ce point de vue. Les modĂšles de trafic, et enparticulier ceux formalisant la concurrence entre modes, rĂ©ussissent Ă  rendre compte duphĂ©nomĂšne et Ă  en donner une mesure. La multiplication des exemples de dessertes par TGVpermet de vĂ©rifier et d’affiner le positionnement de ces seuils dans diverses situations. Leseuil d’accessibilitĂ© est une notion solide dont l’usage pourrait s’étendre.

La distinction entre la vitesse comme nĂ©cessitĂ© et la vitesse comme opportunitĂ© est biendiffĂ©rente de ce cas de figure. Sa validation empirique reste Ă  opĂ©rer. Les deux modalitĂ©s decette typologie sont elles-mĂȘmes Ă  affiner afin de pouvoir ĂȘtre utilisĂ©es. Pourtant, la rĂ©sonancequi a pu ĂȘtre mise en Ă©vidence entre cette analyse de l’usage de la vitesse d’une part, lesĂ©volutions duales du systĂšme productif d’autre part, et de la structure des temps sociaux enfin,laisse soupçonner qu’elle puisse se traduire par des diffĂ©rences repĂ©rables de comportementsde mobilitĂ©.

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Page 303: Les horizons de la grande vitesse: Le TGV, une innovation

page 298

Page 304: Les horizons de la grande vitesse: Le TGV, une innovation

Table des tableaux et illustrations ❘ 303

TABLE DES TABLEAUX ET ILLUSTRATIONS

Introduction

SchĂ©ma Le cadre socio-technique d’analyse de la grande vitesse .......................................... 17

PremiĂšre partie

Cartes Nouvelles en route pour Venise..................................................................................... 31

Graphique Evolution des temps de parcours terrestres au départ de Paris, 1814-2010 ............ 33

Carte La France de 1870 et le monde de 1999 ........................................................................ 39

SchĂ©ma Deux illustrations d'un mĂȘme phĂ©nomĂšne :l'espace se rĂ©tracte... ou les mailles se dilatent........................................................... 40

Graphique Part des catégories socio-professionnelles favoriséesdans les déplacements suivant le mode de transport et le motif.Situation en 1989 avec avion, voiture sur autoroute et train classique..................... 61

Graphique Part des catégories socio-professionnelles favoriséesdans les déplacements en train, en 1989 (sans TGV) et en 1993 (avec TGV) ........... 62

DeuxiĂšme partie

Schéma Des limites du fordisme à la flexibilité .......................................................................... 82

Tableau Évolution de trafic avant et aprĂšs TGV selon le secteur d’activitĂ© des voyageurs 125

Tableau Structure et Ă©volution de la composition socio-professionnelle du trafic d’affairestout mode sur les axes desservis par le TGV. RĂ©sultats d’enquĂȘtes avant-aprĂšs . 143

Tableau Évolution du trafic d’affaires tout mode* selon le caractĂšre mĂ©tropolitain del’activitĂ© des voyageurs................................................................................................ 144

TroisiĂšme partie

Tableau L'origine des économies internes et externes d'échelle et d'envergure (et devariété)............................................................................................................................ 159

Tableau Différents types de systÚme input-output .................................................................. 167

Tableau Types de structures de gouvernance.......................................................................... 168

Schéma Les deux évolutions du systÚme productif ................................................................ 183

Schéma Des structures productives aux structures temporelles........................................... 195

Page 305: Les horizons de la grande vitesse: Le TGV, une innovation

304 ❘ Table des tableaux et illustrations

QuatriĂšme partie

Tableau Ensemble des coûts d'une entreprise en fonction de sa localisationet de la distribution de l'emploi industriel .................................................................. 208

Cartes n° 1 à 6 : Fréquence de dessertes aérienne et ferroviaire à grande vitesseLes relations parcourues en moins de 3h15au départ des métropoles françaises.......................................................................... 248

Cartes n° 7 Ă  12 : FrĂ©quence de dessertes aĂ©rienne et ferroviaire Ă  grande vitesseLes relations parcourues en moins de 3h15au dĂ©part d’agglomĂ©rations moyennes ...................................................................... 249

Tableau Part du travail mĂ©tropolitain dans le trafic d’affaires tout modeselon la liaison avec Paris dans l’enquĂȘte TGV-A de 1993 ....................................... 253

Tableau Parts respectives des PCS supĂ©rieures et infĂ©rieuresparmi les voyageurs ressortissants du travail non-mĂ©tropolitain selon le type deville de Province origine ou destination des flux, et le lieu de rĂ©sidence duvoyageur, dans trafic d’affaires tout mode de l’enquĂȘte TGV-A de 1993 ................ 256

Tableau Parts respectives des PCS supĂ©rieures et infĂ©rieuresparmi les voyageurs ressortissants du travail mĂ©tropolitain selon le type de ville deProvince origine ou destination des flux, et le lieu de rĂ©sidence du voyageur, danstrafic d’affaires tout mode de l’enquĂȘte TGV-A de 1993............................................ 257

TABLE DES ENCADRÉS

PremiĂšre partie

EncadrĂ© Évolution des temps de parcours ferroviaires au dĂ©part de Paris - 1814-2010 - ...... 32

EncadrĂ© Part des catĂ©gories socio-professionnelles favorisĂ©esdans les dĂ©placements selon le mode de transport - RĂ©sultats des enquĂȘtes TGV-A- ......................................................................................................................................... 60

DeuxiĂšme partie

Encadré Le principe du modÚle Prix-temps............................................................................... 121

EncadrĂ© Comparer les enquĂȘtes TGV Sud-Est 1980-1985 et TGV-Atlantique 1989-1993...... 126

EncadrĂ© RepĂ©rer le « travail mĂ©tropolitain » dans les enquĂȘtes de mobilitĂ©s ....................... 145

QuatriĂšme partie

Encadré La construction des cartes de fréquence de desserte à grande vitesse................. 245

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Table des Matiùres ❘ 305

TABLE DES MATIÈRES

SOMMAIRE ........................................................................................................................................ 3

INTRODUCTION GÉNÉRALE ........................................................................................................... 7

1 Transport, économie et société : évolution des représentations....................................... 8L'offre de transport comme dispensatrice de richesse........................................................... 8L'offre de transport à valoriser par les acteurs ..................................................................... 10L'offre de transport partie prenante de la société ................................................................. 13

2 Proposition pour une approche non-dĂ©terministe de la relation transport-sociĂ©tĂ©....... 15Un cadre d’analyse transversal ............................................................................................ 15Un aller-retour entre le projet localisĂ© et la technique gĂ©nĂ©rique ? ...................................... 18

PREMIÈRE PARTIE : PRENDRE LA MESURE DE LA GRANDE VITESSE....................................... 23

CHAPITRE 1 : PLUS VITE .............................................................................................................. 29

1.1 L’accĂ©lĂ©ration des hommes ................................................................................................. 29AprĂšs le calme, la tempĂȘte................................................................................................... 30ContinuitĂ© dans le changement : moins de temps ............................................................... 31ContinuitĂ© dans le changement : moins d'argent ................................................................. 35Une histoire de seuils ........................................................................................................... 36

1.2 L’accĂ©lĂ©ration de la terre ...................................................................................................... 38L'espace se rĂ©tracte ............................................................................................................. 39Les mailles se dilatent .......................................................................................................... 40Superposition d'espaces....................................................................................................... 41Plus vite
 : sans limite ? .....................................................................................................42

CHAPITRE 2 : ... PLUS HAUT......................................................................................................... 47

2.1 La vitesse diffĂ©rencie les rĂ©seaux ....................................................................................... 47Équipement des grands axes en prioritĂ© .............................................................................. 48Massification des flux ........................................................................................................... 50

2.2 Vitesse et hiérarchisation spatiale....................................................................................... 52Hiérarchies urbaines............................................................................................................. 52

Des évolutions démographiques différenciées................................................................ 53Des fonctions différenciées ............................................................................................. 54

2.3 D'autres concordances de hiérarchies................................................................................ 55Hiérarchie sociale et performances des déplacements ....................................................... 56

Une lente stratification ..................................................................................................... 57Vitesse et mobilité généralisées, une valeur dominante de la "Révolution industrielle".. 58De nos jours encore, la vitesse accaparées par les classes dominantes ....................... 59

Hiérarchie des activités économiques et performances du systÚme de transport ............... 62Le commerce au loin au croisement du pouvoir et de la richesse .................................. 63La performance au service des activités dominantes : de la "Révolution industrielle"
 64
 à nos jours .................................................................................................................. 66

Des valeurs de société se diffusent...................................................................................... 67

CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE .................................................................................... 69

Page 307: Les horizons de la grande vitesse: Le TGV, une innovation

306 ❘ Table des matiùres

Deuxiùme Partie LES MUTATIONS DE L’ÉPOQUE DE LA GRANDE VITESSE.............................. 71

Chapitre 3 L'ÉPUISEMENT DU FORDISME ................................................................................. 73

3.1 Les limites du développement fordiste............................................................................... 73Quatre points d'entrée .......................................................................................................... 74

Division spatiale du travail et mondialisation de l'Ă©conomie............................................ 75Intensification de la concurrence et limites de l'organisation fordiste de la production ... 76Un relatif Ă©puisement des moteurs de la croissance....................................................... 78Contradictions sociales de l'organisation fordiste............................................................ 79

La flexibilité au coeur des enjeux .......................................................................................... 81Tourner la page du fordisme ? ............................................................................................. 82

Le recours à l'histoire ...................................................................................................... 83Un processus inachevé ................................................................................................... 84

3.2 L’épuisement du fordisme, c’est aussi la naissance du TGV........................................... 85La pression concurentielle, pour la SNCF aussi................................................................... 87

Une démarche globale d'ouverture ................................................................................. 87Des limites encore perceptibles ...................................................................................... 88

Le TGV, produit d’une sociĂ©tĂ© en Ă©volution.......................................................................... 90Quelle est donc cette innovation ? ....................................................................................... 92

chapitre 4 VERS UNE SOCIÉTÉ DE L’INFORMATION ?............................................................. 95

4.1 L'information au coeur du systÚme productif ..................................................................... 95Définir l'information ?............................................................................................................ 96De la montée des activités « informationnelles »... .............................................................. 98... à l'utopie de « la société d'information »........................................................................... 99Le paradoxe de la productivité : une premiÚre limite à la société de l'information ............. 101

4.2 La société de communication : quels fondements ?....................................................... 104Un triple fondement ............................................................................................................ 104

Nécessité idéologique ................................................................................................... 105Nécessité politique ........................................................................................................ 107Nécessité économique .................................................................................................. 109

Montée de l'information et extension de la sphÚre marchande.......................................... 111L'information : une tension inéluctable .......................................................................... 112Un salut hors du marché ? ............................................................................................ 113Marchandisation de l'information................................................................................... 116

Critique de la communication ............................................................................................. 118

4.3 Le TGV : un mĂ©dia de l’information................................................................................... 120La grande vitesse, un service moins « industriel » et plus « informationnel » ? ................ 120L’économie de l’information prend le train.......................................................................... 124

Chapitre 5 VERS UNE SOCIÉTÉ GLOBALE ? ........................................................................... 131

5.1 Une cohĂ©rence globale ....................................................................................................... 132De la mondialisation Ă  la globalisation................................................................................ 132Une stratĂ©gie d’intĂ©gration de l’activitĂ© des firmes ............................................................. 133Une rĂ©ponse Ă  l’accentuation de la concurrence ............................................................... 134

5.2 Des dynamiques globales .................................................................................................. 135L’élargissement de la sphĂšre marchande .......................................................................... 135MarchĂ© global, identitĂ© globale ? ........................................................................................ 136Information et globalisation inĂ©galitaires ............................................................................ 139

5.3 La grande vitesse : une vitesse globale ? ........................................................................ 142usage socialement sĂ©lectif ................................................................................................. 142Un standard des « villes d’affaires »................................................................................... 146Un vecteur d’élargissement Ă  l’espace de la sphĂšre marchande....................................... 149

Troisiùme partie DE L’ORGANISATION PRODUCTIVE À L’USAGE DE LA GRANDE VITESSE. 153

Faire tout d'abord abstraction de la géographie ................................................................. 154

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Table des Matiùres ❘ 307

Chapitre 6 LES ORGANISATIONS PRODUCTIVES EN MUTATION :ENTRE INTÉGRATION/AUTONOMIE ET TAYLORISME FLEXIBLE ...... 157

6.1 Des dynamiques organisationnelles multiples ................................................................ 157Flexibilité et économie d'échelle ou de variété ................................................................... 157Unité et diversité des mondes possibles ............................................................................ 160Des tendances à la « désintégration verticale » et à la « spécialisation flexible », mais.... 163... les oligopoles se portent bien, merci ! ............................................................................ 164Gouvernance ...................................................................................................................... 166

6.2 Un double mouvement d'intĂ©gration et d'autonomie ...................................................... 168Une rĂ©ponse organisationnelle Ă  l’épuisement du modĂšle taylorien .................................. 169IntĂ©gration organisationnelle et autonomie des structures................................................. 172Une lecture que l'on peut conduire Ă  diffĂ©rents niveaux du systĂšme productif .................. 173

6.3 Intégration organisationnelle et autonomie des structures ne sont pas seules aumonde................................................................................................................................... 177

Le « taylorisme flexible » .................................................................................................... 178Dualité du systÚme productif .............................................................................................. 180Maßtrise des coût et différenciation : deux évolutions parallÚles ........................................ 181

Chapitre 7 GRANDE VITESSE ET TEMPS SOCIAUX ................................................................ 185

7.1 Le temps industriel.............................................................................................................. 186Le temps du capitalisme industriel ..................................................................................... 186Le temps industriel demeure d’actualitĂ© ............................................................................. 188

7.2 Au-delĂ  du temps industriel, d’autres rythmes contemporains ..................................... 190Les nouvelles temporalitĂ©s du systĂšme productif............................................................... 191Le temps fragmentĂ© de l’autonomie/intĂ©gration ................................................................. 193

7.3 Temps sociaux et mobilité.................................................................................................. 196La logique industrielle de « la vitesse comme opportunité » .............................................. 196Le temps fragmenté de la vitesse comme nécessité ......................................................... 198

Quatriùme partie MÉTROPOLISATION DE L’ESPACE PRODUCTIF : CONCENTRATION ETDIFFUSION.......................................................................................................................................... 203

Chapitre 8 LES DYNAMIQUES MULTIPLES DE L’ESPACE PRODUCTIF ............................... 205Des dynamiques spatiales multiples .................................................................................. 205

8.1 Concentration ou diffusion................................................................................................. 207Les modĂšles de Paul KRUGMAN et Brian ARTHUR : le poids de l’histoire et du marchĂ© ...... 207La thĂ©orie de la polarisation ou les relations asymĂ©triques................................................ 210SpĂ©cialisation...................................................................................................................... 212

8.2 Les analyses territoriales : l’espace au-delĂ  des jeux de marchĂ© .................................. 215Les SystĂšmes Productifs Locaux : territoire cherche sociĂ©tĂ©............................................. 216ProximitĂ©s : la mĂ©taphore spatiale ..................................................................................... 222S’affranchir de l’espace pour mieux le saisir ...................................................................... 227

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308 ❘ Table des matiùres

Chapitre 9 MÉTROPOLISATION ET GRANDE VITESSE........................................................... 231

9.1 La ville globale..................................................................................................................... 231Différenciation sociale renforcée ........................................................................................ 234Un réseau hiérarchisé de métropoles ................................................................................ 235Concentration et diffusion des activités métropolitaines .................................................... 237Les métropoles ne sont pas seules au monde................................................................... 238

9.2 La grande vitesse, mĂ©tropolitaine ? .................................................................................. 240Une rĂ©partition spatiale hiĂ©rarchisĂ©e de l’offre de transport ............................................... 241

ReprĂ©senter l’offre de transport Ă  grande vitesse Ă  partir des frĂ©quences ................... 242Quelques aspects mĂ©thodologiques concernant la construction des cartes ................ 243La hiĂ©rarchie de l’offre de transport Ă  grande vitesse ................................................... 244

Demande de dĂ©placements Ă  grande vitesse, espace mĂ©tropolitain et espace banal ...... 252Trafic mĂ©tropolitain entre mĂ©tropoles ?......................................................................... 253Des trafics rĂ©vĂ©lateurs des hiĂ©rarchies de l’espace productif ....................................... 255

Le TGV comme Ă©lĂ©ment symbolique de l’espace mĂ©tropolitain ........................................ 258La gare TGV : plutĂŽt nƓud de rĂ©seaux que monument................................................ 258Quartier de la gare, quartier d’affaires ?........................................................................ 260

CONCLUSION GÉNÉRALE........................................................................................................... 265

Des tendances macro-sociales au TGV, une meilleure compréhensionde la grande vitesse ferroviaire est-elle possible ? ............................................................... 266

Au-delĂ  d’un bilan strictement utilitaire .................................................................................. 267Des niveaux d’analyse diffĂ©rents........................................................................................ 267Articuler analyses globales et opĂ©rationnelles.................................................................... 268

Des enseignements Ă  tirer d’un point de vue fonctionnel..................................................... 269La prĂ©gnance des tendances lourdes ................................................................................ 269L’intĂ©rĂȘt de la variable de travail mĂ©tropolitain ................................................................... 270

BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................................................... 271

TABLE DES TABLEAUX ET ILLUSTRATIONS............................................................................ 303

TABLE DES ENCADRÉS............................................................................................................... 304

TABLE DES MATIÈRES ................................................................................................................ 305

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RĂ©sumĂ©L’analyse des relations transport-sociĂ©tĂ© est souvent empreinte de dĂ©terminisme. Un renouvellement

s’opĂšre actuellement qui considĂšre que l’offre de transport est d’abord une production sociale avant d’ĂȘtre unĂ©lĂ©ment de transformation de la sociĂ©tĂ©. Or, le TGV n’est pas une innovation majeure, mais plutĂŽt une «techniqueen usage», ce qui limite la portĂ©e de l’histoire de son Ă©mergence. Aussi peut-on donner un sens Ă  la grandevitesse ferroviaire prise comme artefact technique de transport, comme support de pratiques de mobilitĂ© etcomme vecteur de l’imaginaire collectif en analysant la maniĂšre dont elle s’insĂšre dans les tendances de sociĂ©tĂ©qui forment son contexte. C’est l’objet de cette thĂšse structurĂ©e en quatre parties.

La premiĂšre situe le TGV dans une histoire sĂ©culaire d’accĂ©lĂ©ration des Ă©changes. Elle associe Ă  cetteaccĂ©lĂ©ration un processus de renouvellement des hiĂ©rarchies multiples qui structurent l’organisation sociale. Laseconde partie articule la grande vitesse Ă  trois phĂ©nomĂšnes macro-Ă©conomiques contemporains : l’épuisement dufordisme qui permet de relire la genĂšse du TGV ; la montĂ©e de l’information, qui se traduit tant dans l’activitĂ©productive que dans la demande de dĂ©placements rapides ; la globalisation, qui est la forme actuelle derenouvellement des hiĂ©rarchies, Ă  laquelle le TGV participe.

La troisiĂšme partie aborde le thĂšme de l’organisation productive d’un point de vue temporel. ElledĂ©bouche sur une triple structure duale : celle du systĂšme productif entre autonomie/intĂ©gration et taylorismeflexible, celle des temps sociaux entre temps fragmentĂ© et temps industriel, celle de l’usage de la grande vitesseenfin entre nĂ©cessitĂ© et opportunitĂ©. La quatriĂšme partie traite de l’organisation spatiale. Elle montre comment unespace mĂ©tropolitain se distingue et domine un espace banal. Elle envisage comment la grande vitesse s’inscritdans le premier Ă  travers son systĂšme d’offre, Ă  travers la structure de sa clientĂšle et Ă  travers la symbolique despolitiques urbaines enfin.

Cette dĂ©marche permet de rĂ©interprĂ©ter de nombreux rĂ©sultats d’observations passĂ©es et de mieuxcomprendre succĂšs et Ă©checs du TGV.

Mots-clĂ©s : TGV, offre de transport, innovation, dĂ©placements interurbains, histoire de la vitesse, fordisme,sociĂ©tĂ© de l’information, globalisation, organisation productive, temps sociaux, mĂ©tropolisation

SummaryAnalysis of transport/society relations is often tinged with determinism. There is however a new trend that

considers that transport supply is a social produce before being an element of society transformation. In this sensethe TGV is not a major innovation, but more a “technique put to use” which reduces the importance of the historyof its emergence. High speed rail can thus be seen as a technical transport artefact, as a support to mobility habitsand as vector of a collective imagination by analysing the way in which it fits into the social environment trends.This is the object of this thesis which is divided into 4 parts.

Part 1 situates the TGV in a century-long history of ever-increasing speed in exchanges. It links thisacceleration to a renewal process of multiple hierarchies structuring our social organisation.

Part 2 ties high speed transport to three present-day macro-economic developments : the petering out offordism which shows the birth of the TGV from a new perspective; the growing importance of information,which shows in productive activities as well as in a demand for faster transport; globalization, which is thecurrent form of hierarchy renewal, in which the TGV plays a part.

Part 3 looks into productive organisation from a temporal point of view. It leads to three dual structures : aproductive system somewhere between autonomy/integration and flexible taylorism, a social time somewherebetween divided time and industrial time, the use of high speed somewhere between necessity and opportunity.

Part 4 deals with organisation in space. It shows how a metropolitan space is different and dominates acommon space. It show how high speed is inscribed in the former through supply, clients structure and finallythrough the symbolic of town development policies.

This approach shines a new light on the results of past observations and helps to understand the TGV’ssuccess and failures.

Keywords : TGV, high speed train, transport supply, innovation, inter-city transportation, history of speed,fordism, information society, globalization, productive organisation, social times,metropolization.