"les veilleurs - que fait-on (vraiment) sur facebook ?" / mémoire de m1 - celsa (paris iv...
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Master 1ère année
Mention : Information et Communication Spécialité : Médias et Communication
LES VEILLEURS QUE FAIT-‐ON (VRAIMENT) SUR FACEBOOK ?
Sous la direction de Véronique Richard
Clément Picard Année universitaire 2010-‐2011 Médias et Communication
Soutenu le : 5 juillet 2011 Note du mémoire : 17/20 Mention : Très Bien
CELSA -‐ Ecole des Hautes Etudes en Sciences de l’Information et de la Communication
Université Paris IV -‐ Sorbonne
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Remerciements
En préambule, je souhaiterais remercier les deux enseignants du CELSA qui m’ont
encouragé et aidé par leurs conseils dans l’élaboration de ce travail de recherche :
Jacqueline Chervin, dont le soutien a été décisif pour lancer la construction de ce
mémoire, mais aussi Etienne Candel, avec qui les échanges, aux prémices de ma
réflexion, ont été déterminants.
Je tiens également à remercier l’un des contributeurs les plus prolifiques sur les
questions de surveillance et de vie privée, Jean-‐Marc Manach, journaliste à Owni.fr et
Internetactu.net, et rédacteur du blog BugBrother sur Lemonde.fr, qui, en dépit de ses
sollicitations médiatiques, a toujours pris le temps de répondre à mes questions. Par
ailleurs, je tiens à remercier Hubert Guillaud, blogueur et rédacteur en chef du site
Internetactu.net, dont les conseils et les orientations lors de nos échanges ont
toujours été pertinents.
Enfin, j’ai une pensée pour tous les utilisateurs de Facebook avec qui j’ai eu l’occasion
de discuter de mon projet de mémoire, et qui ont pris le temps de m’écouter, dans les
mois qui ont précédé sa rédaction. Leurs réactions, quelles qu’elles fussent, ont
toujours été précieuses : elles m’ont aidé à mieux définir mon sujet, et à cerner les
points de réflexion. Elles m’ont aussi permis, et c’est le plus important dans mon
travail, de relativiser certains points de vue trop catégoriques, pour essayer de cerner
ce que les utilisateurs font (vraiment) sur Facebook. Il serait fastidieux de dresser une
liste exhaustive de ces personnes avec qui j’ai pu discuter de mon sujet, mais ils se
reconnaîtront. Leurs échos m’ont été précieux, je leur en suis extrêmement
reconnaissant.
3
Sommaire Introduction................................................................................................................................. 5
I – De la surveillance à la sousveillance............................................................................10
1) Un nouveau rapport à l’espace et au temps ....................................................................10
2) Un dispositif technique « panoptique » ? .........................................................................14
3) Un regard mutualisé : un outil de « sousveillance » .....................................................18
II – Tous voyeurs ? ...................................................................................................................23
1) Regarder pour s’informer .....................................................................................................23
2) Regarder pour se rassurer ....................................................................................................28
3) Image projetée de l’autre.......................................................................................................31
III – Tous exhibitionnistes ?..................................................................................................40
1) Pourquoi se montrer ?............................................................................................................41
2) Entre construction et gestion sémiotique de son identité .........................................46
3) La vie privée a-t-elle disparu ?.............................................................................................51
Conclusion ..................................................................................................................................56
Bibliographie.............................................................................................................................59
Annexes .......................................................................................................................................62
Résumé ........................................................................................................................................67
Mots-clés .....................................................................................................................................68
4
« Internet, c’est la plus grande machine à espionner que le monde ait jamais connue ».
Julian Assange, 15 mars 2011
5
Introduction
Pour Julian Assange, le fondateur du très médiatisé site WikiLeaks, Internet serait « la
plus grande machine à espionner que le monde ait jamais connue ». C’est une dépêche
AFP qui, le 16 mars 2011, nous rapporte l’information délivrée la veille devant des
étudiants de l’université britannique de Cambridge. Au delà de cette phrase choc,
prononcée qui plus est par un personnage controversé et très médiatique qui prône la
transparence la plus totale, le poids des mots révèle un état d’esprit plus
profondément ancré dans les mentalités : Internet serait la nouvelle grande menace
pour la vie privée.
Une certaine actualité entretient par ailleurs ce sentiment : les médias traditionnels
se régalent des faits divers causés par le monde du numérique, et relaient
fréquemment des cas de divorces ou de licenciements liés à des sites
communautaires et autres réseaux dits « sociaux ». Le journal Le Monde1 nous
rapporte par exemple que trois employés de l’entreprise d’ingénierie Alten ont été
renvoyés pour « faute grave », fin 2008, pour avoir appartenu au « groupe des
néfastes » sur Facebook, dont l’un des prérequis pour l’intégration serait de « se
foutre de la gueule de sa supérieure hiérarchique toute la journée sans qu’elle s’en rende
compte (…) et de lui rendre la vie impossible pendant plusieurs mois ». Toujours selon
Le Monde, les salariés auraient revendiqué l’aspect « privé » de ces échanges, mais le
conseil des prud’hommes de Boulogne-‐Billancourt leur a donné tort, en octobre 2010.
L’affaire a été médiatisée et judiciarisée pour au moins deux raisons : la première est
que ces deux salariés ont perdu leur emploi pour des paroles qu’ils avaient proférées
sur un réseau « social » encore récent, où les frontières entre vie privée et vie
publique sont assez floues, mais aussi parce que cette double décision (le
licenciement suivi de sa validation par le conseil des prud’hommes) était inédite.
Cette affaire, qui a vu fleurir quelques cas similaires, a fait grand bruit. Et très
rapidement, plutôt que de mettre en avant la prise de risque des salariés qui ont
critiqué ouvertement leur hiérarchie, de nombreux journalistes et observateurs ont 1 « Peut-‐on traiter son chef de minable sur Facebook ? », article datant du 10 mars 2011, paru dans les pages du quotidien Le Monde et sur lemonde.fr
6
remis en cause l’outil Internet dans son ensemble. Internet, et l’imaginaire de
transparence qu’il véhicule (déjà pointé du doigt par Patrice Flichy2) semble alors la
cause d’une réduction de l’espace privé, au profit d’un espace public grandissant. Sur
Internet, tout serait public ou tout au moins « publicisé », rendu public. Dès lors, et
pour symboliser cette « publicisation » des opinions, des échanges et des faits,
certains n’hésitent plus à invoquer la figure orwellienne de Big Brother.
Plus encore qu’Internet, le site Facebook cristallise intensément ces peurs. Mais
précisons d’abord quelques points.
Facebook, qu’on pourrait traduire par « trombinoscope », est un site de réseau dit
« social » qui a vu le jour en 2004 aux Etats-‐Unis. Au départ réservé au milieu
universitaire américain, le site a été ouvert fin 2006 au grand public. En janvier 2010,
on recensait 350 millions d’utilisateurs dans le monde : on en compte aujourd’hui (en
mai 2011), plus de 600 millions. Ces chiffres impressionnants soulignent la croissance
exponentielle du nombre d’utilisateurs dans le monde, et lui donnent un statut de site
Internet majeur et incontournable du moment.
Pour qualifier Facebook, on parle souvent de « réseau social », mais ce terme est
évidemment à manier avec précaution3. Si on comprend aisément l’idée du « réseau »
puisque le site était initialement conçu pour mettre des étudiants en relation les uns
avec les autres, on peut être plus sceptique quant à la portée « sociale » du site. En
effet, quand on parle de « réseau social », on imagine un réseau qui crée du lien social,
qui favorise les échanges entre ses membres. Or, on peut se demander si les sites de
réseau dit « social » créent véritablement du lien social, ou s’ils ne font que permettre
d’autres formes d’échanges avec des individus que nous connaissons déjà.
Enfin, Facebook peut aussi être pensé comme un « média social ». Reprenant Fred
Cavazza4, Hubert Guillaud5 présente un point de définition important : « alors que
2 FLICHY Patrice, L’imaginaire d’Internet, éditions La Découverte, 2001 3 Nous tacherons alors, dans la mesure du possible et en essayant de ne pas surcharger l’écriture, d’utiliser au maximum des guillemets pour manier ce terme. 4 CAVAZZA Fred : www.mediassociaux.fr/2009/06/29/une-‐definition-‐des-‐medias-‐sociaux/ 5 GUILLAUD Hubert, « Comprendre Facebook, (2/3) : Facebook, technologie relationnelle » sur Internetactu.net http://internetactu.net/2011/04/28/comprendre-‐facebook-‐23-‐facebook-‐technologie-‐relationnelle/ Hubert Guillaud est rédacteur en chef du site Internetactu.net
7
dans les médias traditionnels il y a un émetteur qui diffuse un message unique à
destination de cibles, dans les médias sociaux, chacun est à la fois diffuseur et cible ».
Le rédacteur en chef d’Internetactu.net poursuit sa définition du média social en
recensant quelques traits caractéristiques : un public massif et décentralisé, un média
accessible facilement, immédiatement et en permanence, et qui ne requiert pas
nécessairement de compétences particulières pour être utilisé.
On comprend alors l’amalgame qui est fait entre la fonction « réseau » du site
Facebook, au sens où il se présente comme un outil de mise en relation d’individus
plus ou moins disparates, et sa fonction de « média social », qui fait de Facebook un
site d’échanges d’informations, plus ou moins importantes. Entre « réseau » et
« média social », le langage courant a produit un raccourci : le « réseau social ».
Véritable phénomène numérique du moment, Facebook cristallise bon nombre
d’imaginaires et à la fois de craintes déjà présentes de façon globale sur Internet. Le
rapport à la vie privée des utilisateurs est sans cesse questionné, comme le titrait le
magazine Capital sur sa Une du mois de mai 2011 : « Facebook : Jusqu’où ira le
nouveau Big Brother ? ». Il y a dans ce titre retentissant deux points marquants : le
premier est la comparaison avec la figure orwellienne de Big Brother, et le second est
l’idée sous-‐tendue de processus incontrôlable (« jusqu’où ira-‐t-‐il… », synonyme de
« tout peut arriver, même le pire »). Mais à la différence du global « Internet »,
Facebook est un site, mais c’est aussi une entreprise. Une entreprise qui emploie plus
de 1 500 personnes et qui aurait dégagé un chiffre d’affaires de plus d’un milliard de
dollars en 2010 selon plusieurs sources6.
Caractériser Facebook comme un « nouveau Big Brother » c’est maintenir une
certaine ambigüité dans ce qu’est Facebook. On peut comprendre que c’est
l’entreprise Facebook qui est comparée à un modèle scrutateur, quasi totalitaire, qui
contrôle et surveille les membres du réseau, avec tout le recueil de données
personnelles auquel procède l’entreprise, ainsi que les éventualités de commerce de
ces fichiers. Mais, comme on l’a déjà souligné, Facebook c’est aussi un dispositif
technique, un outil. Et, de cet angle là aussi, Facebook peut être considéré comme un
prolongement d’un certain modèle de surveillance généralisée, façon Big Brother.
C’est ce deuxième angle d’approche qu’il est intéressant de développer. Le premier, 6 Chiffres disponibles sur Wikipédia, mais aussi Lemonde.fr et Lefigaro.fr
8
celui qui concerne l’entreprise Facebook, sera volontairement laissé de côté, car il
relève plus d’une approche marketing, publicitaire, voire managériale, qu’à une
optique communicationnelle. Les questions relevant du modèle économique de
Facebook, ou du rapport de Facebook aux entreprises ou aux publicités ne seront par
conséquent pas abordées. Nous nous focaliserons sur l’utilisation du dispositif
Facebook par les utilisateurs.
Dans le cas, mentionné précédemment, des salariés licenciés par la société Alten pour
s’être moqué ouvertement de leur hiérarchie sur Facebook, il faut préciser un point :
la direction de l’entreprise a été mise au courant de l’appartenance au « groupe des
néfastes » des employés par… un autre salarié de l’entreprise, qui a révélé ces
informations à la direction. Cette situation, ainsi que d’autres cas semblables, a pu
propager l’idée que les utilisateurs de Facebook se « surveillent » les uns les autres.
Certains avancent alors l’idée que Facebook serait un dispositif panoptique moderne,
où la surveillance et l’espionnage7 mutuel sont les maitres mots. Cette idée a fait son
chemin, et avec elle deux notions complémentaires, deux postures qu’adopteraient les
utilisateurs de Facebook : le voyeurisme et l’exhibitionnisme. Ce triptyque
« surveillance – voyeurisme – exhibitionnisme » serait caractéristique d’une
utilisation majoritaire du réseau. Et ces mots, malgré un caractère péjoratif, sont
aisément repris pour parler de Facebook. C’est d’ailleurs un des points marquants du
travail mené par Inès Chupin8 en 2008 : ces trois termes sont présents de façon
régulière, et semblent ne pas poser problème.
Or, justement, ces termes là posent problème. Le terme de « surveillance », déjà, cache
en son sein une idée de coercition, de sanction, de discipline, si l’on suit Michel
Foucault9. Ce terme apparaît comme trop fort, pour plusieurs raisons, qu’il
conviendra d’aborder par la suite. De la même façon, il semble communément admis
que les utilisateurs de Facebook seraient tantôt des exhibitionnistes inconscients,
tantôt des voyeuristes compulsifs. Or, si ce n’était que cela, le réseau ne connaîtrait
7 On parle aussi de « stalking », terme anglais dont la traduction se situe entre « filature » et « espionnage » 8 CHUPIN Inès, « Facebook : le rôle du dispositif technique dans la gestion de l’identité et des échanges sur Internet », Mémoire de Master 2, CELSA – Paris IV Sorbonne, 2008 9 FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, Gallimard, 1975
9
pas une telle popularité, surtout que d’importants appels à la vigilance et à la
protection de la vie privée sont régulièrement lancés. Il y a là plusieurs points qui
posent problème, et qui font la problématique de cette réflexion : que fait-‐on
(vraiment) sur Facebook ? Et dans quelle mesure les termes de « surveillance », de
« voyeurisme » ou d’ « exhibitionnisme » peuvent-‐ils être trompeurs ?
Pour tenter d’apporter un éclairage à ce questionnement, on peut formuler trois
hypothèses de travail, qui correspondent aux trois parties du développement suivant,
et qu’il s’agira alors d’affirmer ou d’infirmer. La première consiste à remettre en
cause le terme de surveillance appliqué à Facebook, car le terme serait trop fort pour
être utilisé tel quel, pour plusieurs raisons : l’absence d’un seul surveillant, un regard
qui serait plus horizontal que vertical, etc. Il s’agira alors de montrer en quoi on peut
considérer Facebook comme un dispositif de surveillance, et en quoi cette définition
n’est que parcellaire. La seconde hypothèse de travail consiste à penser que les
membres du réseau Facebook ne sont pas, contrairement à ce qu’on peut entendre
souvent, des voyeurs. L’observation et la veille qu’ils entretiennent ont des objectifs
intrinsèques qui ne sont ni « malsains » ni « inutiles » : il s’agira alors de déterminer
les motivations qui poussent à produire ce regard vers les autres, qu’on qualifiera de
« veille ». Enfin, la troisième hypothèse de travail, dans la lignée de la seconde,
consiste à concevoir les membres du réseau Facebook non plus comme des
exhibitionnistes naïfs qui déballent leur vie privée inconsciemment, gratuitement, et
pour le plaisir de s’exhiber, mais comme des individus dotés d’autres motivations,
perpétuellement tiraillés entre un besoin de participer et un désir de vie privée. Il
s’agira alors d’en définir les contours.
Enfin, sur un plan méthodologique, nous considérerons les Sciences de l’Information
et de la Communication comme un champ disciplinaire ouvert, au confluent de
plusieurs disciplines comme la sociologie ou la psychologie, qui apporteront des
éclairages à cette thématique. Suite à de nombreuses lectures, des entretiens ont été
menés avec des observateurs assidus d’Internet et de Facebook, afin de recueillir leur
vision, et enfin, des entretiens avec des utilisateurs de Facebook ont également été
menés, afin d’éclaircir certaines zones d’ombres ou de relativiser certains propos.
10
I – De la surveillance à la sousveillance Au Royame-‐Uni, Facebook serait une cause de divorce invoquée dans 20% des cas,
selon un cabinet d’avocats. L’information, issue du quotidien britannique The
Telegraph10 a fait évidemment grand bruit, et le chiffre marquant de « 1 divorce sur
5 » est resté dans les mémoires. Autre exemple marquant, en avril 2009, une
employée suisse, qui avait demandé un congé maladie pour soigner ses migraines qui
l’empêchaient de travailler devant son ordinateur, a été licenciée après s’être
connecté à Facebook durant son congé11. La Suissesse, qui a reçu l’invitation d’une
personne inconnue à faire partie de son réseau quelques jours avant son
licenciement, et qui a vu cet inconnu quitter sa liste d’ « amis » juste après
l’événement, soupçonne la direction de son entreprise de l’avoir « espionné » via le
réseau.
Facebook serait alors vu comme responsable de licenciements et de divorces,
« nouveau Big Brother »12 qui rend impossible la préservation de sa vie privée, et qui,
surtout, produit voire encourage une surveillance généralisée, comme l’explique le
sociologue canadien David Lyon13. Mais qu’en est-‐il vraiment ? Dans quelle mesure
peut-‐on (vraiment) parler de surveillance sur Facebook ? C’est ce que nous allons
essayer de comprendre.
1) Un nouveau rapport à l’espace et au temps Avec les courriers électroniques ou les messageries instantanées, Internet a
considérablement réduit la dimension temporelle, nous plongeant dans une ère de
l’instantanéité potentielle. En donnant la possibilité de voir différentes régions du
monde (via l’application Google Map par exemple) ou de visiter des musées depuis
10 Source : http://www.telegraph.co.uk/technology/facebook/6857918/Facebook-‐fuelling-‐divorce-‐research-‐claims.html 11 Source : http://pro.01net.com/editorial/501674/licenciee-‐pour-‐avoir-‐surfe-‐sur-‐facebook-‐durant-‐son-‐conge-‐maladie/ 12 Selon la Une du magazine Capital de mai 2011 : « Facebook : Jusqu’où ira le nouveau Big Brother ? » 13 Pour David Lyon, sociologue canadien spécialisé dans les problèmes liés à la surveillance et à la protection de la sphère privée, Facebook est un « redoutable outil de surveillance » (Tribune de Genève : http://www.tdg.ch/actu/hi-‐tech/Facebook-‐sphere-‐privee-‐surveillance-‐2010-‐04-‐25)
11
chez soi, Internet a également réduit les distances spatiales. C’est l’idée déjà présente
chez Marshall McLuhan14 en 1967 de la constitution d’un « village global », virtuel.
Facebook incarne, en tant que dispositif technique, ces imaginaires de facilité d’accès,
de gratuité, de transparence et de communauté, déjà présents dans la globalité
d’Internet. La caractérisation du site en « réseau » ou « site communautaire » en
révèle les contours.
A l’instar d’Internet dans son ensemble, Facebook instaure un nouveau rapport à
l’espace et au temps. Un rapport qui n’est non plus linéaire et continu, mais qui est
potentiellement discontinu, et non linéaire. Cette discontinuité potentielle est
impliquée par les « bifurcations » possibles dans le parcours de l’utilisateur de
Facebook. La non-‐linéarité revient, quant à elle, à dire qu’on est face à une somme de
fragments non ordonnés, et qu’il n’y a pas forcément de logiques dans la lecture. C’est,
de façon globale, l’hypertexte qu’on est ici en train de décrire. Le dispositif Facebook
est donc d’abord un dispositif hypertextuel.
Mais, encore plus qu’Internet dans sa globalité, le rapport au temps et à l’espace
proposé par Facebook est troublant : il permet de « remonter » le temps et l’espace.
Sur Internet, l’information est trouvée soit parce qu’elle est recherchée, soit parce
qu’elle est populaire (le référencement de Google domine ainsi la vision des choses),
alors qu’avec Facebook l’information est perpétuellement enregistrée, et en
permanence potentiellement actualisable. L’information disponible sur Facebook est
comme indexée à toutes sortes de noms, de relations, d’événements, etc., et il suffit
d’activer ce « tri » pour révéler toutes les informations au sujet d’une personne, ou
d’un événement. Ainsi, en cliquant sur le nom d’un utilisateur du réseau, on est placé
face à l’ensemble de ses activités plus ou moins récentes, classées de façon
chronologiques : qui sont ses nouveaux amis, à quels événements a-‐t-‐il participé, dans
quelles photos il apparaît, qu’a-‐t-‐il commenté, etc. C’est ce qu’on appelle le « profil »15
de l’utilisateur, sur lequel sont concentrées à la fois les informations qu’il a
14 McLUHAN Marshall, The Medium Is The Message, 1967. Attention évidemment à ne pas faire d’anachronisme, McLuhan parlait des effets de la mondialisation et des médias, pas d’Internet qui n’existait pas encore. 15 « Profil » au sens large, c’est à dire pas uniquement ses informations personnelles
12
« donné16 » sur lui-‐même (date de naissance, ville d’origine, situation professionnelle
ou sentimentale, etc.), et à la fois l’ensemble des activités auxquelles il s’est livré sur le
réseau (ajout de contacts, publications diverses, présence dans une photo ou une
vidéo, etc.) ou auxquelles d’autres se sont livrés, mais qui le concernent directement
(message publié par un autre sur son « mur », ou statut citant le nom de l’utilisateur
mais publié par un autre, etc.).
En cliquant sur le nom d’un utilisateur, on a donc accès à son « profil », et ainsi à
l’ensemble de ses activités sur le réseau. Plus besoin de chercher les informations,
celles-‐ci sont livrées par l’outil Facebook, qui procède exactement comme un
documentaliste qui pourrait sortir toutes les sources faisant référence à un auteur
particulier. Facebook étale, presque physiquement, l’éventail des données qui
concernent un utilisateur, sur un simple clic, et de façon chronologique. Au niveau
« géographique », Facebook permet également de suivre les traces des déplacements
des utilisateurs, en leur donnant la possibilité de se géo-‐localiser. L’application
« Places » du site permet alors de dire que tel utilisateur s’est trouvé à tel endroit à tel
moment, et avec telle ou telle personne. Là encore, plus besoin de chercher ces
informations, l’outil Facebook les révèle à l’ensemble des membres du réseau : sur le
« flux d’actualité » (ou « newsfeed ») et sur le « profil » de l’utilisateur, où l’ensemble
des activités sont répertoriées.
On peut donc dire que l’outil Facebook favorise, parce qu’il constitue un nouveau
rapport à l’espace et au temps, la surveillance des utilisateurs entre eux : autrement
dit, Facebook donne les clés pour prendre connaissance de l’ensemble des traces
laissées par un utilisateur. On peut alors imaginer suivre l’ensemble des activités d’un
utilisateur, via son « profil », et ainsi reconstituer un « parcours », et un « discours ».
C’est l’idée de la traçabilité qui est derrière : on pourrait « pister », suivre « à la trace »
un individu sur le réseau. C’est sans doute l’une des raisons qui ont motivé l’auteur du
premier « portrait Google », édité par le magazine indépendant « Le Tigre »17 en
janvier 2009. Ce portrait détaillé, qui a connu un retentissement médiatique
16 Nous reviendrons un peu plus loin sur cette idée du « don » d’information, tout à fait centrale quand on veut comprendre ce que font les utilisateurs sur Facebook. 17 http://le-‐tigre.net/Marc-‐L
13
important18, a été établi uniquement à l’aide des « traces » et indices trouvées sur
Internet à propos d’un individu. YouTube, Flickr, et évidemment Facebook ont été
utilisés pour constituer ce « portrait » de celui qui est appelé Marc L. Ces trois sites
ont comme point commun d’obliger l’utilisateur à laisser des traces de lui même pour
participer : Flickr n’a pas d’intérêt si on n’y met pas de photos, YouTube n’a pas
d’intérêt si on n’y met pas de vidéos. Sur ces trois sites, les informations sont
facilement accessibles, mais peu compréhensibles individuellement : c’est le
recoupement des informations entre elles qui constitue le « portrait » de l’individu
qui utilise activement ces trois sites. Plus que les deux autres, Facebook est celui qui
favorise le plus le suivi des activités des utilisateurs et l’observation des « traces »
qu’ils laissent19.
Enfin, s’il est vrai que Facebook facilite ce qu’on appelle le « stalking »20, il peut
paraître encore plus pertinent de dire qu’il l’encourage21. Plusieurs applications ont
en effet fleuri sur le réseau Facebook, pour rappeler à chaque utilisateur les activités
ou publications des autres. Prenons quelques exemples. Lorsqu’on consulte un
« album » photos d’un utilisateur, plusieurs albums apparaissent dans la colonne de
droite (sous le titre « les photos de vos amis »), renvoyant aléatoirement à d’autres
albums photos où apparaît la personne dont on était en train de regarder des photos.
Ce cas est très courant, et devient de fait très ordinaire, mais incite à regarder
d’autres photos, et à s’aventurer dans le parcours hypertextuel proposé par le
dispositif Facebook. Autre exemple d’application : les « memorable stories »22, ces
anciens statuts ou anciennes photos, qui peuvent apparaître aléatoirement sur la
page d’accueil du site (toujours dans la colonne de droite), et proposent de
« redécouvrir les anciens statuts » ou « anciennes photos » de nos contacts. Ces
anciennes activités ont deux conséquences : la première c’est qu’elles donnent des
18 La plupart des réactions n’ont d’ailleurs pas compris la portée « ludique » et démonstrative d’un tel portrait, pour y critiquer seulement l’étalement de la vie privée d’un individu qui ne l’avait pas demandé… Lire à ce titre : http://www.le-‐tigre.net/Marc-‐L-‐Genese-‐d-‐un-‐buzz-‐mediatique.html 19 Les « traces » laissées sur Facebook sont par ailleurs de plus en plus nombreuses et de plus en plus complètes, comparativement à des sites comme YouTube ou Flickr. 20 Terme anglais dont la traduction se situe entre « filature » et « espionnage » 21 C’est en tout cas le terme utilisé par Vincent Glad dans son article « Peut-‐on savoir qui visite son profil Facebook ? », sur Slate.fr, le 7 novembre 2010 22 http://reface.me/news/memorable-‐stories-‐facebook/
14
informations à celui qui n’en cherchait pas forcément, et la seconde c’est qu’elles
incitent à en apprendre davantage, et à aller consulter l’intégralité de l’album d’où est
tirée la photo « mémorable ».
Le dispositif technique de Facebook redéfinit un rapport à l’espace et au temps déjà
amorcé par Internet de façon générale. A la différence de la vie « réelle », où une fois
qu’un fait est passé il est impossible de l’observer à nouveau sans une médiation
technique (photographie, film, enregistrement sonore, etc.) qui suppose déjà une
possibilité de « reconstruction » (montages, trucages, etc.), sur Facebook il semble
possible d’observer, voire de « surveiller », dans le temps et dans l’espace, les activités
d’un individu. Et avec cela l’idée d’un « rattrapage » possible de ce qu’on a manqué
parce qu’on faisait autre chose. Si Facebook instaure à ce point un nouveau rapport à
l’espace et au temps c’est justement parce qu’il permet un regard qui est
potentiellement illimité (spatialement et temporellement), et qui de plus est
actualisable (possibilité d’un regard en différé sur une action), grâce à la compilation
automatique des données que le dispositif Facebook permet. C’est justement ce
constat qui fait dire à certains observateurs que Facebook serait un dispositif
« panoptique » moderne.
2) Un dispositif technique « panoptique » ? L’évocation du terme de « panoptisme » renvoie aux idées liées à la surveillance,
présentées par Michel Foucault dans Surveiller et punir23. L’auteur y aborde la
thématique de la surveillance et attire l’attention sur le modèle du Panopticon,
proposé par Jeremy Bentham à la fin du XVIIIème siècle. Il y a dans le modèle de
surveillance décrit par Michel Foucault plusieurs points de similitude avec ce qu’on
peut voir couramment de Facebook, mais de nombreux points de dissonance existent
entre le modèle foucaldien et le réseau Facebook. Il conviendra alors d’en éclaircir les
contours.
Le premier point de convergence dans l’analyse concerne le recueil des données :
« parmi les conditions fondamentales d’une bonne ‘‘discipline’’ aux deux sens du mot,
il faut mettre les procédés d’écriture qui permettent d’intégrer, mais sans qu’elles s’y 23 FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, Gallimard, 1975
15
perdent les données individuelles dans des systèmes cumulatifs ; faire en sorte qu’à
partir de n’importe quel registre général on puisse retrouver un individu », nous
explique Foucault24, qui poursuit un peu plus loin sur « l’importance décisive des
petites techniques de notation, d’enregistrement et de constitution de dossiers ». Sur
Facebook le recueil et l’enregistrement des données ont effectivement une place
centrale, et sont portés par des procédés d’écriture en apparence simples (« X est
désormais ami avec Y », « Y aime le commentaire de Z », etc.), et automatisés.
L’écriture systématique de chaque opération d’un utilisateur sur Facebook est à la
base de la surveillance potentielle qui peut s’opérer sur le réseau. Et ce qui fait
« discipline » chez Foucault, c’est précisément le fait que le recours à ces informations
soit potentielle : « non plus monument pour une mémoire future, mais document
pour une utilisation éventuelle ». Mais, cette « mise en écriture des existences réelles
(…) fonctionne comme procédure d’objectivation et d’assujettissement »25. On trouve
alors ici un premier point de dissonance avec l’utilisation qui est faite de Facebook :
dans la très grande majorité des cas, la « surveillance » qui est faite ne fonctionne pas
comme « procédure d’assujettissement »26. Il semble donc déjà que le terme même de
surveillance, au sens foucaldien, n’apparaisse pas comme étant tout à fait adaptée à
l’utilisation qui est faite du réseau Facebook par ses utilisateurs.
Nonobstant, le modèle panoptique, tel qu’il est décrit par Foucault, peut trouver des
similitudes avec le dispositif Facebook. L’idée du Panopticon, théorisée par Jeremy
Bentham à la fin du XVIIIème siècle, proposait, pour des prisons mais aussi pour des
ateliers, des hôpitaux, des casernes ou des écoles, un modèle de surveillance fondée
sur un bâtiment circulaire, divisé en cellules isolées les unes des autres, avec au
centre du cercle une tour centrale où l’on place un surveillant. Depuis la tour centrale,
on peut tout voir sans jamais être vu, alors que dans les cellules on peut toujours être
vu sans jamais voir. Comme l’écrit Michel Foucault, c’est « une machine à dissocier le
couple voir-‐être vu »27. Il y a dans ce modèle « panoptique », repris par Foucault,
plusieurs points intéressants qui permettent de le rapprocher d’un dispositif comme
24 Ibid, p. 224 25 Ibid, p. 225 26 La deuxième partie de ce travail s’attachera alors à comprendre les logiques d’observation réciproque des utilisateurs de Facebook 27 Ibid, p. 235
16
Facebook. Le premier concerne la clôture des espaces. Foucault décrit un « espace
clos, découpé, surveillé en tous ses points, où les individus sont insérés en une place
fixe, où les moindres mouvements sont contrôlés, où tous les événements sont
enregistrés, où un travail ininterrompu d’écriture relie le centre et la périphérie »28,
qu’on peut rapprocher du réseau Facebook, à plusieurs niveaux :
• le dispositif Facebook se définit par un espace clos et délimité, celui du site
Internet
• cet espace est découpé, quadrillé, à la fois symboliquement, en donnant à
chacun son « profil » personnel, mais aussi visuellement puisque la ligne et le
quadrillage sont à la base de l’aspect visuel du site : les formes rectangulaires
des commentaires, les lignes verticales du flux d’actualité, les séparations
horizontales des différentes actualités, ou encore les cadres carrés imposés
aux photos… Tout ceci participe à un quadrillage de la page et à un cadrage du
regard, et délimite ce qu’il faut regarder
• la plupart des actions engagées par les utilisateurs de Facebook peuvent être
vues et donc « surveillées en tout point ». Les « moindres mouvements »
peuvent être contrôlés, par le jeu automatisé d’écriture des actions : « tous les
éléments sont enregistrés » dans un « travail ininterrompu d’écriture ».
De plus, selon Foucault, l’intérêt majeur du regard panoptique est son effet potentiel :
« le pouvoir devait être visible et invérifiable »29. Et de préciser « visible car sans
cesse le détenu aura devant les yeux la haute silhouette de la tour centrale d’où il est
épié, et invérifiable car le détenu ne doit jamais savoir s’il est actuellement regardé,
mais il doit être sûr qu’il peut toujours l’être ». Sur Facebook, de la même façon, on
sait qu’on peut être observé, à tout moment, et que chacune de nos activités va
pouvoir potentiellement être vue par d’autres. Mais on ne sait jamais si on va être vu,
ni quelles parties de nos activités vont être perçues, ni à quel moment on va l’être,
avec l’idée d’une surveillance a posteriori, ou « de rattrapage », comme décrit
précédemment.
Sur Facebook, ce qui rend l’idée d’une surveillance panoptique assez pertinente, c’est
l’amalgame de ces différents points : des actions potentiellement toujours visibles, 28 Ibid, p. 230 29 Ibid, p. 235
17
une impossibilité de savoir qui regarde et à quel moment, mais une mise en lumière
permanente de ces actions et publications, et chacun est clairement identifiable dans
ce dispositif, grâce à un ensemble de données recueillies et compilées.
Mais, là où on peut s’interroger c’est sur la place de l’individu qui est observé. Pour
Foucault, le surveillé « est vu, mais ne voit pas ; objet d’une information, jamais sujet
dans une communication30 ». Or, justement, c’est toute la différence entre le modèle
panoptique et Facebook qui est présente ici. Sur Facebook, chaque individu est à la
fois surveillant et surveillé. Il y a toujours cette dissociation du couple « voir-‐être vu »,
mais elle n’est jamais définitive, et, toujours, les rôles peuvent s’inverser. Par ailleurs,
sur Facebook il serait évidemment inexact de penser qu’un individu peut ne pas être
sujet dans une communication mais n’être qu’objet d’observation. Ce qu’on observe
sur Facebook ce sont justement des traces laissées, d’actions, d’échanges ou de
relations. Et toutes ces traces « communiquent », dans l’acception la plus simple du
verbe communiquer : mettre en commun. Les traces laissées sur Facebook
communiquent, en ce sens qu’elles résultent d’actions et d’interactions des membres.
Les individus observés sont donc autant des objets d’information que des sujets de
communication.
On s’en rend compte, comparer Facebook à un dispositif panoptique semble à peu
près aussi évident que problématique. De la même façon, le terme de « surveillance »,
semble également mal adapté à la situation propre de Facebook. L’un des points
d’achoppement peut être assez simple : si le Panopticon de Bentham prévoyait un seul
surveillant, et de nombreux surveillés, le Facebook de Zuckerberg31 fait cohabiter des
individus qui sont tour à tour surveillants et surveillés. Ainsi, sur Facebook, il n’y a
pas un surveillant, mais plusieurs. Le regard n’est plus unidirectionnel et individuel, il
est mutualisé et réciproque.
30 Ibid, p. 234 31 Mark Zuckerberg, né le 14 mai 1984, est le co-‐fondateur et PDG de Facebook
18
3) Un regard mutualisé : un outil de « sousveillance » On l’a vu, parler de « surveillance » ou de « panoptisme » semble assez périlleux dans
le cas de Facebook, car on peut y opposer des contradictions théoriques fortes. De
même, en discutant avec des utilisateurs du réseau Facebook, on se rend rapidement
compte que le terme de « surveillance » les gêne. Même s’il est parfois difficile
d’expliquer clairement pourquoi, le mot même de « surveillance » pose problème
dans ce qu’il représente et suppose : un suivi régulier, et surtout doté d’un objectif
précis qui se rapprocherait de la domination.
« Tout au plus, on regarde, on s’informe, mais on ne surveille pas vraiment, parce que
finalement ce que fait l’autre, on s’en moque un peu » m’explique Gabriel32, 16 ans et
déjà 200 contacts sur le réseau. « En fait, c’est juste pour se tenir au courant, savoir
qui est ami avec qui, connaître un peu les potins ! » renchérit Claire, 17 ans, dont le
réseau Facebook est plus restreint (une centaine de contacts). Ainsi, si de nombreuses
personnes reconnaissent consulter régulièrement les profils de leurs « amis » sur le
réseau, peu d’entre eux acceptent l’étiquette de « surveillant ». Parce qu’ils ne font pas
que ça ou parce qu’ils cherchent juste à s’informer, à « se tenir au courant ». Ainsi, sur
Facebook, le regard ne viendrait plus « d’en haut » et d’un « sur-‐veillant », mais plutôt
« d’en bas », et donc de (plusieurs) « sous-‐veillants ». Cette « sousveillance » serait
une forme de surveillance de tous par tous, où, de fait, le regard n’est plus vertical
mais horizontal. Pour marquer ce regard « par en dessous », Jean-‐Gabriel Ganascia33
ne parle plus de Panopticon mais de Catopticon34 (cata signifiant « en dessous », « en
bas », comme dans « catacombe » par exemple). Le Catopticon c’est l’observation de
tous par tous, par la base.
Facebook relèverait donc davantage d’un outil de « sousveillance » plutôt que d’un
outil de « surveillance ». Mais, si ce terme paraît plus à même de décrire les usages de
Facebook, il permet également d’élargir la sphère d’analyse de cette « sousveillance ».
Hubert Guillaud avance l’idée d’une « sensibilisation ambiante », c’est à dire un
32 Gabriel, Claire, puis plus loin Etienne et Anna, sont quatre jeunes utilisateurs de Facebook, à qui j’ai posé quelques questions sur leurs usages. L’intégralité de leurs réactions figure en annexe 1. 33 GANASCIA Jean-‐Gabriel, Voir et pouvoir, Broché, 2009 34 http://www-‐poleia.lip6.fr/~ganascia/Catopticon
19
« contact en ligne incessant qui permet d’avoir toujours un œil sur l’humeur d’un ami
en surveillant la moindre de ses actions en ligne, du coin de l’œil »35. C’est un suivi
régulier des activités des autres qui est ici décrit, une activité qu’on pourrait assimiler
à une « veille ». En soi, les éléments récoltés par cette veille peuvent sembler
insignifiants, mais assemblés, ils peuvent donner un portrait relativement
sophistiqué : c’est exactement le cas du portrait de « Marc L. »36, présenté
précédemment.
Cette veille, ou « sousveillance », relève par ailleurs de pratiques tout à fait ordinaires,
infra-‐ordinaires même, pour reprendre Georges Pérec37 qui incite à « interroger
l’habituel ». Il convient pour Pérec de questionner « ce qui se passe chaque jour et qui
revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-‐
ordinaire, le bruit de fond, l’habituel », et justement, Facebook est un site Internet qui
fait de plus en plus partie du quotidien des internautes, et la plupart des pratiques sur
Facebook sont infra-‐ordinarisées, en ce sens qu’on n’y prête plus attention tant elles
se sont banalisées. Il convient alors de chercher à « abolir l’évidence »38, et de
comprendre les pratiques auxquelles on ne fait plus attention – et qui pourtant
relèvent d’une logique de sousveillance, ou de veille – comme de choisir de regarder
les « publications plus anciennes »39, ou de consulter les nouvelles photos publiées
par un contact et dont on sait très bien qu’elles ne nous concernent pas. Une grande
partie des activités sur Facebook relève de pratiques très ordinaires, presque
automatiques, visant à « se tenir au courant », quitte à suivre « les détails intimes (…)
de gens en périphérie de notre réseau », comme le souligne Hubert Guillaud40.
Symbole de cette stratégie de petite veille, une utilisation régulière du réseau
Facebook, et un parcours de lecture initial bien réglé : « quand je me connecte, je fais 35 GUILLAUD Hubert, « Le Nouveau Monde de l’Intimité Numérique », sur Internetactu.net, 15 septembre 2008 : http://www.internetactu.net/2008/09/15/le-‐nouveau-‐monde-‐de-‐lintimite-‐numerique/ 36 http://le-‐tigre.net/Marc-‐L 37 PEREC Georges, « L’infra-‐ordinaire », Le Seuil, 1989 38 Selon l'expression utilisée par Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier dans « La griffe, la fonction et le mérite : cartes de visite professionnelles », Communication et Langages n°125, 2000 39 Rappelons que « Publication plus anciennes » est le bouton qui permet d’élargir le spectre des actualités sur Facebook. 40 GUILLAUD Hubert, « Le Nouveau Monde de l’Intimité Numérique », sur Internetactu.net, 15 septembre 2008
20
toujours la même chose, dans le même ordre : je commence par regarder qui est
connecté, puis je parcours le fil d’actualité, en affichant les publications les plus
anciennes, pour me tenir informé de tout ce qui s’est passé depuis que je suis parti,
puis je commence à consulter les photos ajoutées récemment », m’explique Etienne,
près de 150 contacts sur le site. Ce qui frappe ici c’est une utilisation quasi ritualisée,
ou en tout cas qui procède toujours de la même manière, et qui a pour objectif avoué
de « se tenir au courant », et de ne rien rater d’important. C’est bien ici un objectif de
« tout voir » qui est décrit.
Ainsi, on serait non pas en présence d’un Big Brother qui « espionne pour maintenir
l’ordre, consolider ses positions et éteindre les rebellions éventuelles »41, mais face à
d’innombrables « Little Sisters »42 (ou « Little Brothers » selon les textes) qui
n’auraient « aucune notion très claire de ce qu’elles cherchent », précise Xavier de la
Porte, mais qui observent, enregistrent et assemblent en permanence les traces de la
vie des autres. En soi, rien (ou presque) de ce qui est observé n’est essentiel pris
individuellement, mais tout, assemblé, produit du sens, et de la connaissance sur
l’autre. On pourrait alors rappeler la caractéristique de ce qui fait un média social :
chacun y est à la fois diffuseur et cible. Chacun y est donc émetteur et récepteur de
message, et la réception de ce message ne peut se faire que par une volonté d’aller
« saisir » l’information, par l’observation systématique, régulière et répétée, des
autres.
L’idée de « sousveillance » ne s’applique d’ailleurs pas qu’à Facebook. Pour de
nombreux auteurs, comme Jean-‐Gabriel Ganascia43, nous serions entrés dans une
société de sousveillance généralisée, dont Facebook ne serait qu’un volet, mais
qu’Internet en général aurait conduit à imposer. Des sites de commerce en ligne où le
cross-‐selling44 s’est généralisé, permettant de cartographier nos goûts, aux réseaux
communautaires comme LinkedIn qui invitent à « scanner votre boite mail pour
41 DE LA PORTE Xavier, « Little Brothers contre Big Brother », sur Internetactu.net, 16 novembre 2010 42 GUILLAUD Hubert, « De Big Brother à Little Sister », sur Internetactu.net, le 7 avril 2008 43 GANASCIA Jean-‐Gabriel, Voir et pouvoir, Broché, 2009 44 Pratique marchande de plus en plus courante sur Internet visant à proposer un article supplémentaire en complément, ou parce que « ceux qui ont aimé ceci ont aussi acheté cela », selon la formule d’incitation à l’achat la plus connue.
21
trouver de nouveaux contacts », en passant par les applications du type Google Map
qui permettent d’accéder depuis son ordinateur personnel à n’importe quel recoin de
n’importe quelle rue de (presque) n’importe quelle ville, et sans oublier les sites
d’écoute de musique en ligne qui proposent de se connecter instantanément sur ce
qu’écoutent ses contacts : les technologies numériques produiraient un double
mouvement de don/observation d’informations, auquel Facebook n’échappe pas. Sur
la plupart des sites où nous nous créons des comptes pour participer à une
interaction (que ce soit un achat, une sélection de musiques, l’ajout de vidéos, etc.),
nous sommes à un moment ou à un autre confrontés à une obligation de « donner »
au site une information sur nous même, pour pouvoir accéder aux interactions. Que
cette information soit un nom, un prénom, une adresse, un numéro de téléphone, une
adresse mail, ou tout à la fois : il apparaît difficile de passer au travers de ce filtre. On
peut évidemment refuser de livrer ces informations, au prix de se voir refuser la
création d’un compte et donc l’accès au réseau. Mais après tout, ce « don »
d’information ne semble pas poser de problème, soit parce qu’on n’a « rien à cacher »,
comme on l’entend souvent, soit parce qu’on se dit que de toute façon ces
informations ne sont données qu’à ce site, et ne sont pas étalées sur la place publique.
Chaque « don » d’information apparaît tout aussi anodin que chaque « relevé
d’information » pourrait l’être. On parle évidemment ici d’information au sens très
large : de ses informations personnelles du type âge, sexe ou adresse, mais aussi des
informations moins sensibles comme ses goûts musicaux ou sa marque de chaussure
préférée.
Ce que décrit Jean-‐Gabriel Ganascia c’est justement cette sousveillance généralisée,
qui envahit le monde numérique, et pas uniquement Facebook. Celle-‐ci comporte
évidemment des risques, comme ceux qui concernent le droit à l’oubli numérique,
mais aussi un risque social d’amoindrissement des solidarités (puisqu’on serait en
permanence face à une altérité observée et observante), et de fait, un risque
d’individualisation des rapports sociaux, par l’habitude qui est prise de regarder
l’autre toujours de façon individuelle, à travers un dispositif technique qui met
d’abord en lumière l’individu. Mais, la plupart des craintes opposés à cette
sousveillance généralisée provient d’une récupération potentielle par les entreprises
de bases de données extrêmement précises concernant les individus, et la potentialité
22
de dresser un portrait sophistiqué de chaque individu, à partir de l’ensemble des
traces laissées sur différents sites. Mais, comme précisé en introduction de ce travail,
ce qui me paraît intéressant d’analyser, c’est ce que font les utilisateurs de Facebook,
entre eux. Pour Vincent Glad45, qui parle d’un « espionnage » comme étant « la base
du contrat social » de Facebook, c’est parce qu’on « demande de mettre de
nombreuses informations personnelles en ligne » que les utilisateurs ont « en
échange le droit de consulter librement et en toute impunité quantité d’information
sur ses contacts ». L’observation des autres sur Facebook serait alors un droit,
« encouragé discrètement par Facebook » poursuit-‐il, en faisant allusion aux
application « memorable stories » ou « photos souvenirs » décrites précédemment.
On l’a dit, on serait passé de « Big Brother » à « Little Sisters », pour qualifier une
observation « par le bas », plus diffuse et moins volontariste en terme de contrôle des
individus. Nonobstant, si cette activité de suivi régulier dans le but de « se tenir au
courant » semble moins contraignante, elle n’en demeure pas moins méthodique,
régulière et partagée. A tel point que certains, comme Vincent Glad, n’hésitent pas à
parler d’ « espionnage » de façon récurrente. C’est également le cas parmi les
utilisateurs de Facebook dont Inès Chupin avait recueilli les impressions en 200846,
où le mot « espionnage » ou « espionner » revenait très régulièrement. Malgré les
nuances apportées à la qualification de Facebook comme étant un « dispositif de
surveillance », les termes comme « espionnage », ou « voyeurisme » sont encore très
courants. Il y a en effet dans l’attitude de « veille » une posture très répandue de celui
qui observe, sans qu’on sache réellement ce qu’il cherche. Le réseau est alors souvent
décrit comme un site qui incite au voyeurisme. Le voyeurisme, dans la connotation
morale péjorative qu’il suggère, au même titre que la surveillance, pose lui aussi
quelques problèmes, et mérite d’être nuancé. Il convient alors d’étudier les
motivations qui poussent à observer (régulièrement, systématiquement, et
méthodiquement) les autres utilisateurs sur Facebook.
45 GLAD Vincent, « Peut-‐on savoir qui visite son profil Facebook ? », Slate.fr, 07/11/10 46 CHUPIN Inès, « Facebook : le rôle du dispositif technique dans la gestion de l’identité et des échanges sur Internet », Mémoire de Master 2, CELSA – Paris IV Sorbonne, 2008
23
II – Tous voyeurs ? D. Perrotin, dans une tribune libre au « média citoyen » AgoraVox.fr datée du 5 mai
200947, expliquait que Facebook permet d’ « exercer ses pulsions voyeuristes en toute
impunité, sans qu’on le découvre », avant de préciser : « exhibition, voyeurisme et
infantilisation : voilà ce que nous propose Facebook ! ». A ces propos peu nuancés, on
peut opposer que si l’utilisation de Facebook relevait effectivement de pratiques
voyeuristes et infantiles, il semblerait étonnant qu’il y ait tant (et de plus en plus) de
membres sur le réseau. Ceci est d’autant plus vrai que de nombreux appels à la
prudence sur ces réseaux sont régulièrement lancés, pour tenter de protéger une vie
privée jugée menacée. Il ne s’agit pas ici de nier que les utilisateurs de Facebook
s’observent les uns les autres, mais d’essayer de définir les motivations qui poussent
ces « Little Sisters » à produire cette veille régulière, systématique et méthodique. Il
s’agira par ailleurs d’essayer de comprendre ce que les utilisateurs font de cette veille,
et de ce suivi, notamment dans l’image qu’ils se construisent de l’autre.
1) Regarder pour s’informer Et si c’était le désir de s’informer qui guidait le regard des utilisateurs de Facebook ?
C’est en tout cas la position de Jean-‐Marc Manach, journaliste à Owni.fr, Slate.fr et
Internetactu.net48, et interrogé49 sur le sujet : « en quoi s'informer sur ses proches (au
sens large : sa famille, ses amis, ses collègues) ainsi que sur les gens que l'on apprécie
serait-‐il moins noble que de s’informer avec Le Monde, France Inter ou TF1 ? Il serait
bon d'arrêter de penser, et de croire, que l'information est l'apanage, voire la
propriété, des journalistes et des médias (et je le dis d'autant plus facilement que j'ai
une carte de presse) ! ». Cette posture intellectuelle, si elle peut paraître provocante, a
le mérite de poser une question simple, qui permettrait de relativiser les actes
47 PERROTIN D., « Facebook : l’espionnage social ? », sur AgoraVox.fr, 05/05/09 (http://www.agoravox.fr/tribune-‐libre/article/facebook-‐l-‐espionnage-‐social-‐55586) 48 Jean-‐Marc Manach est également cofondateur des Big Brother Awards, auteur du blog Bug Brother sur lemonde.fr, et très prolifique sur les questions de surveillance, de libertés et de vie privée. Il est l’auteur de La vie privée, un problème de vieux cons ? , FYP Editions, 2010 49 Voir en annexe, les échanges avec Jean-‐Marc Manach
24
d’observation des autres sur Facebook. Pour lui, ce qui est recherché c’est donc
l’information. Reste à définir ce qu’on entend par « information » : c’est ici une
information au sens large, pas seulement une « actualité relayée par des médias »,
mais une information au sens de « renseignement, indication ou précision que l’on
obtient sur quelqu’un ou quelque chose »50. En observant les membres de son réseau
sur Facebook pour s’informer, il y a cette idée de « se tenir au courant », voire de
« suivre » l’activité de l’autre. Ce terme est bien caractéristique d’un usage des médias
sociaux, incarnée par le rôle du « follower » sur Twitter. Il y a donc sur Facebook
également une part de suivi des traces des autres. Non pas pour satisfaire une
« curiosité malsaine et dangereuse », comme on peut le lire dans l’article de D.
Perrotin51, mais pour satisfaire un curiosité envers l’information. C’est d’ailleurs ce
que répondent les utilisateurs de Facebook, quand on leur demande pourquoi ils
observent les profils des autres : 3 sur 4 répondent qu’ils regardent « par curiosité »,
« pour savoir » ce que font les autres52. Et si on reprend la définition du « média
social » selon Hubert Guillaud53 ou Fred Cavazza, caractérisé par un utilisateur à la
fois émetteur et cible, il apparaît vital pour le site que les utilisateurs s’observent
entre eux, sinon chacun passe du statut d’ « émetteur et cible » à celui d’ « émetteur
sans cible », ce qui rendrait le site beaucoup moins attirant54.
Une autre clé d’entrée consiste à dire que Facebook, dont l’activité est principalement
une activité de « lecture », relèverait d’un « babillage chronophage et décérébrant ».
C’est en tout cas ce qu’avance le journaliste Frédéric Filloux, dans Le Monde Magazine
du 10 octobre 201055. Parler de babillage c’est mettre en avant ce que le journaliste
appelle la « futilité sans limite » de Facebook. Mais considérer les échanges sur
Facebook de cette manière c’est oublier deux choses. La première c’est, comme le
50 Définition d’une information par Larousse : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/information 51 PERROTIN D., « Facebook : l’espionnage social ? », sur AgoraVox.fr 52 Voir en annexe, les échanges avec quelques jeunes utilisateurs de Facebook 53 GUILLAUD Hubert, « Comprendre Facebook (2/3) : Facebook, technologie relationnelle » sur Internetactu.net 54 Voir à ce titre la partie suivante, concernant les motivations qui poussent les utilisateurs de Facebook à se montrer sur le réseau 55 FILLOUX Frédéric, « Facebook tisse sa toile », Le Monde Magazine, 10/10/10
25
rappelle Hubert Guillaud56, que les bavardages, même les plus anodins sont « toujours
le ciment des relations sociales ». Et c’est aussi oublier Georges Pérec qui nous incitait
à « interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié
l’origine »57. Finalement, considérer les échanges et la veille sur Facebook comme
« futiles » voire « inutiles » c’est botter en touche et éviter de se demander pourquoi
les utilisateurs échangent, et surtout pourquoi ils se regardent sur Facebook. On peut
présumer qu’un site Internet ne peut pas rassembler plus de 600 millions de
personnes s’il ne promet qu’une perte de temps futile et inutile.
Frédéric Filloux parle justement de cette question du temps. Pour lui, Facebook est
« chronophage » : l’activité de veille à laquelle les utilisateurs se livrent prend du
temps, et nécessite un regard régulier, assez méthodique, et au moins systématique,
pour « se tenir au courant ». Mais si l’on repense à ce que disait précédemment Jean-‐
Marc Manach sur la légitimité de la source d’information, on pourrait se demander en
quoi les utilisateurs de Facebook qui produisent une veille sur le réseau perdraient-‐ils
leur temps ? On peut alors imaginer que le temps qu’ils passent sur Facebook est du
temps qu’ils ne consacrent pas à consulter les sources « traditionnelles »
d’information (dans ce cas on aurait un déplacement de l’audience vers un autre type
d’information, mais une information quand même), ou que c’est du temps qu’ils
passent à s’informer de façon additionnelle à d’autres supports d’informations (pas
de déplacement dans ce cas, mais une superposition). Par ailleurs, il ne faut pas
négliger une forme de veille « à la demande » : la veille qui est produite par les
utilisateurs ne se fait pas forcément d’un seul tenant, elle relève d’actions par
« petites touches », grâce notamment aux applications mobiles qui permettent de
« suivre » l’activité de son réseau dans la rue, dans les transports en commun, lors
d’une pause… Finalement la veille viendrait occuper des temps « creux », et ne
prendrait donc pas nécessairement la place d’une autre activité.
Enfin, sur l’aspect décérébrant, Frédéric Filloux s’appuie sur Nicholas Carr, qui
invoque une « modification de la structure cérébrale », déjà proposée dans un article
56 GUILLAUD Hubert, « Comprendre Facebook (2/3) : Facebook, technologie relationnelle » sur Internetactu.net 57 PEREC Georges, « L’infra-‐ordinaire », Le Seuil, 1989
26
précédent58, au titre que « les réseaux sociaux provoquent la dispersion et sont
conçus précisément pour nous interrompre en nous abreuvant d'un flux constant de
messages que, dans un certain sens, nous trouvons intéressants. Par conséquent, ils
créent un besoin compulsif de vérifier constamment ce qui s'y passe, même si c'est
sans intérêt, dans un détournement constant de notre attention visuelle et mentale ».
Mais les choses ne sont pas si simples, comme le rappelle Hubert Guillaud59 pour qui
l’attention ne peut se dénoter que parce qu’il y a inattention. Et de la même façon, le
« détournement de l’attention » n’est pas forcément quelque chose de négatif, car il
peut stimuler d’autres parts de notre personnalité, comme la créativité.
Pour recentrer le propos sur les motivations de l’observation réciproque des
utilisateurs de Facebook, Inès Chupin60 rappelle, selon la formule bien connue, que
« l’information, c’est le pouvoir ». Pour elle, plus on en sait sur ses contacts sur
Facebook, plus on peut « contrôler les choses ». Regarder pour s’informer, et donc
pour mieux comprendre ce que font, ou ce que sont les gens. En effet, le « stalking »
encouragé par Facebook rend de plus en plus en plus difficiles les « petits
mensonges », qui pouvaient servir de « lubrifiant social » selon Farhad Manjoo61. Avec
les applications Facebook comme Places ou d’autres, il apparaît de plus en plus
difficile (sauf à désactiver l’application), de dire à quelqu’un qu’on n’était pas à un
endroit alors qu’on y était en réalité, grâce à cette possibilité de « tagging
géographique ». On peut voir dans cette application un aspect coercitif, et une atteinte
à la vie privée (car quelqu’un d’autre peut nous identifier, sans notre autorisation),
mais d’autres applications de Facebook, bien plus anodines, relèvent aussi d’une
connaissance plus pointue des activités de nos contacts. Si untel apparaît dans
l’album photo de la soirée de samedi dernier par exemple, l’information est d’abord :
« il/elle a été là ». C’est la fonction même de la photographie : fixer un événement et
58 CARR Nicholas, « Google nous rend-‐il stupides ? Ce que l'internet inflige à nos cerveaux » 59 GUILLAUD Hubert, « Peut-‐on mesurer les bénéfices de la distraction ? », deuxième partie du dossier « Sommes-‐nous multitâches ? » sur Internetactu.net (http://www.internetactu.net/2009/05/27/sommes-‐nous-‐multitaches-‐22-‐peut-‐on-‐mesurer-‐les-‐benefices-‐de-‐la-‐distraction/), 27/05/09 60 Inès Chupin est une ancienne étudiante du Celsa, et avec qui j’ai pu échanger au cours de l’élaboration de ma réflexion 61 MANJOO Farhad, « De plus en plus difficile de mentir à ses proches sur Facebook », Slate.fr, 25/08/10
27
dire « ça a existé ». Mais alors, puisqu’on connaît mieux la vie (ou ce qu’ils veulent en
montrer62) de nos contacts, on peut également contrôler d’une certaine manière ce
qu’ils font. Et ce type d’information peut engendrer, au delà d’en sentiment voyeur ou
autre, un sentiment de frustration. Anna63 m’explique par exemple que si elle apprend
une information de sa meilleure amie via Facebook sans avoir été préalablement mise
au courant « en direct », alors cela peut être frustrant. De la même façon, si samedi
soir un garçon refuse un rendez-‐vous à une fille en prétextant être malade ou avoir
prévu un dîner en famille, et que la fille découvre quelques jours plus tard des photos
de « la soirée de samedi », où le garçon était visiblement présent, ce n’est plus un
sentiment voyeuriste que connaît la fille, mais plutôt un sentiment de frustration,
voire de honte, que ce garçon se soit moqué d’elle. Mais cela produit toujours une
information, et là où « l’information c’est le pouvoir », c’est qu’il y a une asymétrie
d’information : la fille sait, mais le garçon ne sait pas si elle sait ou pas. Cette
asymétrie d’information est capitale dans le désir d’observer pour s’informer : en
veillant, on va se procurer des informations que d’autres n’ont pas, et ceux qu’on a
observé ne savent pas qu’ils l’ont été.
Enfin, quand on demande à Jean-‐Marc Manach pourquoi observe-‐t-‐on les autres sur
Facebook, il élude tout considération voyeuriste, et répond : « Pourquoi lit-‐on,
regarde-‐t-‐on, écoute-‐t-‐on les infos ? Pourquoi les gens écoutent-‐ils de la musique à la
radio, des films à la télévision ? Par curiosité, par ennui, par envie, pour être moins
idiot, parce qu’on aime ça, aussi, tout simple… En quoi cela serait-‐il sale ? (…) Cette
vision dramatisée de ce que font les gens sur Internet me semble aussi coincée que
celle qu’avaient les ‘‘vieux cons’’ d’avant la révolution sexuelle, pour qui le sexe était
tabou (…) Il faudrait se faire à l’évidence : ‘‘l’information veut être libre’’ comme le
scandent les hackers depuis pas mal de temps ». Selon lui, « pour qualifier les
internautes de "voyeuristes" il faudrait qualifier toute personne cherchant à
s'informer de "voyeuriste", à commencer par ces mamans qui téléphonent
régulièrement à leurs enfants, par ces fans qui suivent de près leurs idoles, par ces
militants qui suivent de près les combats et actions menés par leurs
partis/associations, par ces journalistes et universitaires "experts" dans leurs 62 Voir à ce titre la troisième partie de ce travail, concernant les motivations et les enjeux de la mise en scène de soi 63 Voir la retranscription de l’entretien avec Anna, en annexe 1
28
domaines... Au vu de ce qu'y font les internautes, on ne peut décemment pas réduire
les réseaux sociaux à une forme de presse people ! »
2) Regarder pour se rassurer Si l’on peut effectivement considérer qu’on observe les autres sur Facebook dans un
souci de s’informer, d’autres arguments sont envisageables : on peut également
imaginer qu’on y observe les activités des autres pour se rassurer sur ses propres
pratiques, mais également pour contrôler sa distance relationnelle aux autres.
« L’un des problèmes les plus préoccupants auxquels l’être humain ait affaire est
incontestablement celui de la régulation de sa distance aux autres », explique le
psychanalyste Serge Tisseron64. « On sait en effet que l’humanité se divise en deux :
ceux qui vivent seuls et rêvent de rencontrer l’âme sœur pour mettre fin à leur
solitude, et ceux qui vivent en couple et ne rêvent que de devenir ‘‘libres’’ pour
échapper à l’impression pénible que quelqu’un empiète en permanence sur leur
territoire », et de poursuivre : « ‘‘Ni trop près ni trop loin’’ pourrait être la devise de
chacun d’entre nous. Trop près, nous nous angoissons de perdre notre identité ; mais
aussitôt éloignés, nous craignons l’abandon ». On pourrait alors, dans les traces de
Serge Tisseron, imaginer que les utilisateurs de Facebook observent leurs contacts
sur le réseau, afin d’en contrôler la « distance relationnelle », et de s’assurer qu’ils
maîtrisent, ou du moins connaissent, les relations qui existent entre les autres
utilisateurs, et s’assurent de leur distance avec eux.
Celui qui regarde s’assure ainsi des activités de ses proches sur le réseau, et des
interactions des proches avec d’autres. L’observateur aurait alors l’occasion de
s’assurer que ses proches partagent bien la plupart de leurs actions avec des gens
qu’il connaît, et, de fait, qu’il fait bien partie de la sphère relationnelle principale des
individus observés. Inversement, dans le cas d’une recherche de rapprochement avec
un autre individu, cette idée du « contrôle de la distance relationnelle » permet de
mesurer le chemin qu’il reste encore à parcourir pour faire partie de la sphère
64 TISSERON Serge, « Les nouveaux réseaux sociaux : visibilité et invisibilité sur le Net », in Les tyrannies de la visibilité, sous la direction de Nicole Aubert et Claudine Haroche, Erès Editions, 2011
29
« proche » de celui ou celle dont on cherche à se rapprocher. Inversement, constater
sur le réseau qu’on est le seul, ou l’un des seuls à interagir avec un membre du réseau
peut donner un sentiment de méfiance : pourquoi ne parle-‐t-‐il qu’à moi ? pourquoi ne
commente-‐t-‐il que mes photos et pas celles des autres ? Constater une trop grande
proximité avec un de ses contacts sur le réseau, alors que dans la réalité rien ne
viendrait expliquer une telle proximité, peut produire un sentiment de malaise pour
celui qui la constate. Les nouveaux réseaux permettent de « contrôler la distance
relationnelle » car ils permettent de « moduler à volonté cette distance : on peut s’y
rapprocher beaucoup, intellectuellement et émotionnellement, tout en restant
physiquement inatteignable, voire totalement protégé par l’anonymat » précise Serge
Tisseron sur son blog65.
Le « contrôle de la distance relationnelle » peut être une motivation pour veiller sur
Facebook. Dans la même lignée, on peut proposer une autre raison : chercher à se
rassurer sur ses propres pratiques. Quand Serge Tisseron explique qu’en se mettant
en scène on cherche l’approbation de ses propres pratiques par ses pairs66, on peut
supposer une relation réciproque : en étant spectateur des activités des autres, on
cherche à se rassurer sur ses propres pratiques. A la fois lorsqu’on observe des
individus qu’on sait différents de soi, mais aussi quand on observe des individus dont
on se veut proche, ou semblable. Lorsqu’on « suit » sur Facebook un membre de son
réseau que l’on sait assez différent, voire opposé à soi, on peut chercher des
arguments qui vont, justement, alimenter ces différences. Ainsi, un lycéen passionné
de hard-‐rock peut se retrouver « rassuré » de constater que la fille qu’il apprécie le
moins dans sa classe aime écouter des ballades romantiques. Il y a une part de
réassurance à constater que cette fille là n’est « de toute façon pas comme moi ».
Inversement, constater que les membres de son groupe d’amis ont le même genre de
propos, le même genre de photos, et passent le même type de vacances que soi, c’est
rassurant et cela montre qu’on est bien « des leurs ». Ceci est vrai pour des situations
semblables mais non partagées (exemple : des adolescents passent leurs vacances
chacun de leur côté, en famille, et chacun se conforte ensuite en constatant qu’il a
65 http://www.squiggle.be/tisseron 66 AUBERT Nicole et HARCOCHE Claudine, Les tyrannies de la visibilité, Erès Editions, 2011. Et voir également la troisième partie de ce travail concernant les motivations et les enjeux de la mise en scène de soi
30
passé le même type de vacances que les autres, et qu’il n’y a pas à être frustré d’être
resté avec ses parents), comme pour des situations partagées (exemple : on était tous
à la même soirée, pourtant je vais regarder les photos de tous les participants pour
constater que « j’y étais, je fais bien partie des leurs »).
Enfin, si « se rassurer sur ses propres pratiques » c’est constater qu’on fait bien
comme ses pairs et autrement que ceux qu’on n’apprécie pas, c’est aussi dans une
certaine mesure trouver une équivalence, voire une situation moins valorisante que
la sienne. Dans cette injonction permanente à être visible67 et à être, finalement,
autonome et libre, observer les autres permet avant tout de se rassurer et d’assumer
son statut. L’individualisation des rapports sociaux oblige en permanence à regarder
les autres pour chercher un appui, et finalement une « conformité ». Pour reprendre
Foucault68, on peut dire que le regard « compare, différencie, hiérarchise,
homogénéise, exclut. En un mot, il normalise ». Le regard « normalise » en ce qu’il
permet l’instauration d’une forme de « norme » que chacun va se construire, pour
définir, individuellement, ce à quoi il se compare, et de quoi il se différencie. Le
regard, ainsi, permet de « hiérarchiser » et d’ « exclure » les autres en fonction de ce
que l’individu détermine comme « sa norme ». L’individu dont la « norme » est par
exemple d’avoir le plus de contacts possible sur le réseau va se sentir comme
« rassuré » de constater régulièrement que d’autres ne sont pas plus actifs ou plus
pourvus en contacts que lui. Ce qui peut également comporter des risques : cette
insatiabilité permanente peut comporter, on l’imagine, une part d’angoisse quant à la
réalisation de cette « norme ».
Regarder les autres sur Facebook n’a donc pas grand-‐chose à voir avec un voyeurisme
malsain, comme pouvait l’affirmer D. Perrotin en 200969. Le désir de s’informer peut
être une des motivations qui expliqueraient que les utilisateurs de Facebook se livrent
à un travail de veille, tout comme le besoin de se rassurer : se rassurer sur sa
« distance relationnelle » aux autres, mais également sur ses propres pratiques, en
67 Décrite en profondeur dans Les tyrannies de la visibilité, Erès Editions, 2011. 68 FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, Gallimard, 1975. Page 215 : Foucault parle alors de l’idée de pénalité. 69 PERROTIN D., « Facebook : l’espionnage social ? », sur AgoraVox.fr, 05/05/09 (http://www.agoravox.fr/tribune-‐libre/article/facebook-‐l-‐espionnage-‐social-‐55586)
31
cherchant à « vérifier » sa place70 et son statut sur le réseau, ou à conforter une
position en cherchant des pratiques moins valorisantes (ou vues comme moins
valorisées) chez les autres utilisateurs du réseau. Il ne s’agit pas alors ici de dire que
les utilisateurs de Facebook ne se « surveillent » pas les uns les autres, mais plutôt de
dire que cette « surveillance » et cet « espionnage » supposés ne constituent qu’une
réponse trop parcellaire. Si l’activité d’observation des autres existe sur Facebook, elle
se rapproche plus d’un travail de « veille » (régulière, prolongée dans le temps, et
répondant à une certaine méthode) que d’un « espionnage social » dans un imaginaire
totalitaire.
En tout état de cause, cette veille, en plus d’avoir des causes plus complexes qu’il n’y
paraît, a aussi des conséquences importantes : la veille projette une image de l’autre,
et permet de reconstruire un avatar de l’altérité71.
3) Image projetée de l’autre S’il est un aphorisme marquant en Sciences de l’Information et de la Communication,
c’est bien celui de Paul Watzlawick, selon lequel « on ne peut pas ne pas
communiquer ». Tout (les mots, les gestes, l’organisation des espaces, les positions du
corps ou la distance entre les corps) communiquerait, en ce sens que tout renverrait
un signal. Facebook, en tant que « représentation » des échanges ou des relations
entre des individus, ne déroge pas à cette règle : il semble que, sur Facebook comme
ailleurs, on ne puisse pas ne pas communiquer. Alors, toutes les actions produites sur
le réseau renvoient des signes à ceux qui « veillent », ou « sous-‐veillent ». Et comme
précisé précédemment, avec un média social chacun est à la fois émetteur et cible,
ceux qui émettent des messages sont aussi en position de récepteur des messages des
autres. Il n’y a pas de dichotomie entre ces deux postures : « chacun est à la fois
metteur en scène72 de lui-‐même et spectateur des représentations des autres »,
70 Pour Fanny Georges, Facebook rassure car le réseau « favorise le sentiment d’être intégré socialement » : http://www.psychologies.com/Culture/Medias/Articles-‐et-‐Dossiers/Pourquoi-‐je-‐suis-‐accro-‐a-‐Facebook 71 Au sens du « caractère de ce qui est autre » : http://fr.wikipedia.org/wiki/Altérité 72 La troisième partie de ce travail abordera les motivations et les enjeux de la mise en scène de soi
32
résume Francis Jauréguiberry73. Par conséquent, chacun, dans le travail de « veille »
et donc de « suivi » qu’il produit, va recevoir des signes, des « images » de l’autre.
Et s’il apparaît qu’on « ne peut pas ne pas communiquer », il semble aussi qu’on ne
puisse pas ne pas se représenter l’autre. Ceci est évidemment applicable dans la
« vraie vie », où on va pouvoir interpréter un geste, une expression corporelle, ou
l’organisation d’un espace. Mais sur Facebook, la réception des signes perçus prend
une autre dimension, celle de la représentation de l’autre. En effet, la médiation de
l’écran sur Facebook nous met dans l’impossibilité physique de suivre la « vraie »
personne, celle que l’on voit dans la rue (à supposer que la personne que l’on côtoie
physiquement se montre de façon naturelle, ce qui pourrait engager bien des
discussions). Et parce que Facebook nous met dans l’impossibilité de suivre
physiquement et concrètement un individu, nous sommes réduits à recueillir des
« traces » des autres. A la différence du monde « réel » où l’on peut suivre
physiquement et plus largement une personne (malgré un jeu permanent de « mise
en scène de la vie quotidienne », pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Erving
Goffman74), le monde « virtuel » de Facebook se présente comme un « lieu » où les
individus sont contraints de n’exister que par les signes qu’ils renvoient
Se pose alors une question essentielle dans cette stratégie de « veille », et donc de
« suivi » : que suit-‐on vraiment ? Inès Chupin par exemple aborde l’idée d’un
rapprochement entre l’identité « réelle » et l’identité « numérique » en expliquant que
« dans le cas où l’utilisateur consent à livrer la totalité de (ses) informations, cela
permet de retracer l’identité sociale, intime, civile et professionnelle de chaque
membre »75. Mais cela pose une série de questions : peut-‐on (vraiment) retracer
l’identité d’un individu en l’observant sur Facebook ? Qu’est-‐ce qui est donné à lire, si
ce n’est des traces ? Et reconstitue-‐t-‐on l’identité de l’individu, ou plutôt une forme
d’avatar de celle-‐ci ?
73 JAUREGUIBERRY Francis, « L’exposition de soi sur Internet : un souci d’être au-‐delà du paraitre », in Les tyrannies de la visibilité, sous la direction de Nicole Aubert et Claudine Haroche, Erès Editions, 2011 (ici, page 135) 74 GOFFMAN Erving, La mise en scène de la vie quotidienne, Editions de Minuit, 1959 75 CHUPIN Inès, « Facebook : le rôle du dispositif technique dans la gestion de l’identité et des échanges sur Internet », Mémoire de Master 2, CELSA – Paris IV Sorbonne, 2008 (ici, page 11)
33
Il y a, dans l’idée même du voyeurisme, l’idée d’observer un autre dans ce qu’il est de
plus « naturel », de plus « intime ». C’est l’idée d’observer l’autre « par le trou de la
serrure », sans qu’il s’en aperçoive et alors qu’il est dans une position d’une intimité
extrême, presque sans aucune mise en scène. Or, sur Facebook, on ne peut pas parler
de voyeurisme parce que les individus qu’on observe sont conscients qu’ils vont être
vus. Ils ne savent pas quand, ni par qui, ni l’ampleur de leur « public », pour filer la
métaphore de la mise en scène de soi, mais l’utilisateur de Facebook sait qu’il est
potentiellement observable. Pour cette raison, il semble difficile de parler de
« voyeurisme » sur Facebook. Par ailleurs, l’idée de « voyeurisme », outre un côté
malsain, recouvre une certaine impression de voir la personne telle qu’elle est
vraiment. Ce qui paraît alors particulièrement inadapté au cas de Facebook, puisque
l’utilisateur qui se montre dispose de la médiation de l’écran pour, non pas forcément
se cacher, mais gérer les signes qu’il renvoie76.
« Dans le ‘‘réel’’, la présence du corps est un indice absolu d'existence. Dans le monde
‘‘virtuel’’, l’identité est réduite », nous expliquent Fanny Georges, Antoine Seilles,
Guillaume Artignan et Bérenger Arnaud77. En effet, précisent-‐ils, « la représentation
par défaut de l’utilisateur ne permet pas de différencier un individu d’un autre : le
pseudonyme ne constitue pas un critère assez distinctif pour identifier
qualitativement une personne. La représentation acquiert un caractère distinctif par
son alimentation : plus le profil utilisateur comporte de signes, plus la représentation
est distinctive ». C’est donc l’ensemble des signes produits sur le réseau Facebook qui
vont permettre de différencier, et donc de se représenter les individus en présence.
Pour Georges, Seilles, Artignan et Arnaud, il existe trois types d’identité78 : l’identité
déclarative (description, amis, etc.), l’identité agissante (modification du statut et du
profil, demande d’amis, utilisation d’applications), et l’identité calculée (nombre
d’amis, nombre de vidéos partagés, etc.). Et les quatre auteurs expliquent alors que
« dans Facebook, la représentation de l’identité est à dominante agissante et calculée :
76 Un temps de la partie de ce travail reviendra sur cette idée de « gestion sémiotique » de son identité 77 GEORGES Fanny, SEILLES Antoine, ARTIGNAN Guillaume et ARNAUD Bérenger, « Sémiotique et visualisation de l’identité numérique : une étude comparée de Facebook et Myspace », Actes de la conférence H2PTM’09, Rétrospective et perspective : 1989-‐2009, Paris : Hermès, p. 257 à 268 78 Ibid
34
même si un utilisateur ne renseigne aucun champ déclaratif, le Système produit une
représentation distinctive ». On comprend ici l’un des enjeux majeurs du dispositif
Facebook : même si on délivre très peu de choses sur soi, le dispositif lui-‐même (« le
Système ») va renvoyer nombre de signes à tous ceux qui « observent », ou
« veillent ». Fanny Georges, dans un autre article79, explique comme le dispositif
technique est conçu pour valoriser, justement, les « signes en présence », et donc
renvoyer le plus souvent possible, des signes. Et à partir de ces signes, même
inconsciemment, on va se représenter l’autre. On ne le suit pas directement, on se le
représente.
Schéma 1 : Les diverses formes d’identité selon Fanny Georges, Antoine Seilles, Guillaume Artignan et Bérenger Arnaud80
Avec la mise en relation des « traces » que l’on perçoit, on peut, à l’instar du
« portrait » de Marc L., tenter de retracer le parcours d’un individu. Mais cela ne
relève que d’une pratique assez marginale, car elle suppose un relevé extrêmement
méticuleux des traces, depuis un ensemble de sources (dans le cas de « Marc L. »,
YouTube ou Flickr occupent une place très importante, Facebook ne suffit pas). Le
79 « Pourquoi je suis accro à Facebook », sur Psychologies.com : http://www.psychologies.com/Culture/Medias/Articles-‐et-‐Dossiers/Pourquoi-‐je-‐suis-‐accro-‐a-‐Facebook 80 GEORGES Fanny, SEILLES Antoine, ARTIGNAN Guillaume et ARNAUD Bérenger, « Sémiotique et visualisation de l’identité numérique : une étude comparée de Facebook et Myspace », Actes de la conférence H2PTM’09, Rétrospective et perspective : 1989-‐2009, Paris : Hermès, p. 257 à 268
35
phénomène de représentation semble à la fois plus répandu, et à la fois plus ordinaire
qu’il n’y paraît : on pratique la représentation de l’autre de façon très courante (et
sans parfois l’identifier ainsi) et cette pratique se nourrit d’une veille qui est elle-‐
même infra-‐ordinaire, et qui consiste à observer des pratiques très courantes. La
projection d’une image de l’autre est donc un phénomène courant et diffus, infra-‐
ordinaire, au sens où « nous ne l’interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble
ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser »81.
Comme le souligne très justement Inès Chupin, « chaque information, chaque donnée,
chaque absence de communication même, est une trace laissée par l’utilisateur pour
ses pairs. Tout ce qu’une personne dit d’elle au travers de son profil constituera
autant d’éléments laissés à la libre interprétation de son réseau »82. Et, comme précisé
précédemment, il semble qu’on ne puisse pas ne pas interpréter les signes que nous
trouvons. Pour reprendre la typologie et le schéma de Georges, Seilles, Artignan et
Arnaud, il apparaît que l’identité agissante ou l’identité calculée d’un individu sur
Facebook soient fortement imprégnées de l’environnement « culturel », au sens le
plus large, bien plus que l’identité déclarative. On va pouvoir alors interpréter cet
environnement, d’autant que le dispositif technique survalorise l’identité agissante
par rapport à l’identité déclarative. En effet, le « flux d’actualité », littéralement, met
en valeur ce qui se passe, ce qui est récent, et repose sur l’idée de « flux », par
opposition au « stock » plus ou moins important d’informations que l’utilisateur a
livré, le plus souvent au moment de l’inscription. Plus largement, le dispositif
Facebook survalorise ceux qui agissent sur le réseau, et ne met pas en avant ceux qui
sont les plus discrets. C’est cette notion de « flux d’actualité » qui fait le cœur de l’outil
Facebook, et, de fait, ceux qui n’ont pas d’actualité récente ne sont pas mis en lumière.
Le travail de « veille » ordinaire les touchera moins, même s’il reste cependant
possible d’aller consulter à tout moment le profil d’un utilisateur discret. Dans ce cas,
la démarche de veille est une démarche proactive, tandis qu’avec des utilisateurs qui
« agissent » en permanence, les informations viennent aux veilleurs, sans avoir à les
chercher.
81 PEREC Georges, « L’infra-‐ordinaire », Le Seuil, 1989 82 CHUPIN Inès, « Facebook : le rôle du dispositif technique dans la gestion de l’identité et des échanges sur Internet », Mémoire de Master 2, CELSA – Paris IV Sorbonne, 2008 (ici, page 18)
36
Au delà de toute considération voyeuriste, il semble pourtant que les informations
obtenues sur le réseau incitent à la projection d’une image de l’autre, et finalement, à
un jugement, parfois rapide, de ce qu’est l’autre. Sans vouloir dresser un panorama
exhaustif des interprétations possibles, on peut imaginer plusieurs cas de figures
assez symptomatiques. L’interprétation n’est quant à elle jamais vraiment unique :
plusieurs interprétations, et donc plusieurs représentations, sont toujours possibles.
Prenons quelques exemples :
• un individu qui, tous les dimanches, va partager des photos de la soirée du
samedi soir, en commentant abondamment avec des références qui ne peuvent
être comprises que par les participants de la soirée, peut renvoyer une image
de quelqu’un qui est très populaire et qui a une vie sociale très riche… ou au
contraire renvoyer l’image de quelqu’un qui veut se donner une allure de
sociabilité débridée, et qui, finalement, passe pour quelqu’un qui n’a pas grand
chose d’autre à faire que de commenter des photos de ses soirées sur le réseau
• une jeune fille qui se prend en photo devant son miroir, ou dans toutes les
postures « glamour » possibles, en soignant au maximum son apparence
physique ne pourra empêcher ceux qui verront ces photos de la trouver soit
jolie, « glamour » voire « sexy » … et d’autres, de la trouver parfaitement
superficielle, et narcissique
• celui qui nourrira son profil Facebook de « statuts » aux allures de proverbes
ou de tirades philosophiques, en ne mettant en avant que des contenus
intellectuellement valorisés, comme des articles de fond, des
recommandations de livres ou des vidéos de conférences, renverra sans doute
à certains l’image de quelqu’un d’intelligent et cultivé, alors que d’autres le
trouveront prétentieux et trop sérieux
• l’utilisateur qui va publier très peu de choses sur lui même, en réduisant au
maximum son « identité déclarative », et qui va avoir une « identité agissante »
très rare, en contrôlant au maximum les signes qu’il émet, ou ce qu’on dit sur
lui, peut être considéré par certains membres de son réseau comme étant
timide ou très distant, tandis que d’autres pourront y voir une forme de
paranoïa, un souhait de se cacher, une méfiance à l’égard des autres.
37
On le voit, chaque situation peut engendrer diverses interprétations. Mais, ce qui
importe vraiment, ce n’est pas de savoir ce que les individus vont se représenter des
autres dans telle ou telle situation. Il n’y a évidemment pas de relation établie, qui dit
que telle action entrainerait telle impression. Peu importe, finalement, ce qu’on se
représente de l’autre, l’idée est de dire ici qu’on ne peut pas ne pas se représenter
l’autre. Et c’est ce qui importe vraiment : dans ce travail de veille ordinaire que les
utilisateurs de Facebook produisent tous, chacun est amené, à un moment où à un
autre, à se représenter l’autre. Tout communique, y compris l’absence de traces. De là,
on peut tirer deux conséquences : la première c’est que, sachant que chacun peut se
représenter l’autre dans un contexte de veille, chacun va aussi devoir réfléchir à
l’image qu’il renvoie, et à ce que les autres vont se représenter en percevant les traces
qu’il laisse. Il va y avoir, partant de ce constat qu’on ne peut pas ne pas se représenter
l’autre, un travail, tout aussi ordinaire que la veille, de construction de son identité
numérique, et de gestion sémiotique83 de celle-‐ci. Cette idée sera reprise dans la
troisième partie de ce travail.
Mais l’autre conséquence que l’on peut détacher de cette idée que « tout
communique » et qu’on ne peut pas ne pas se représenter l’autre, c’est que cette veille
et cette observation, diffuse et « ordinarisée », peut produire des risques pour les
utilisateurs « veilleurs ». Un récent dossier du Nouvel Observateur présentait les
risques de cet « enfer nommé Facebook »84. La journaliste Doan Bui cite alors Alex
Jordan, chercheur en psychologie à l’université de Stanford, qui a interrogé une
centaine d’étudiants sur leurs pratiques : « A force de surfer sur les profils des autres,
qui sont toujours mis en scène de façon positive, ils se sentent dévalorisés. Sur
Internet, les gens ont tendance à faire la pub d’eux-‐mêmes. Ils ont les enfants parfaits,
le couple parfait, les vacances parfaites. Cette propagande du bonheur peut être
pesante ». Le problème ici est l’assimilation entre l’identité numérique et l’identité
réelle de l’individu observé. Une lecture au premier degré du dispositif Facebook, qui
ne relèverait pas les dispositifs de mise en scène de soi, peut conduire à confondre ce
83 Selon l’expression employée par Caroline de Montety, dans : « Les magazines de marques : entre ‘‘gestion sémiotique’’ et cuisine du sens », Communication et Langages n°143, 2005, p. 35 à 48 84 « Un enfer nommé Facebook », dans le magazine Le Nouvel Observateur, n°2423, 14 au 20 avril 2011, pages 82 à 84
38
que renvoie l’individu qu’on observe avec ce qu’il est vraiment. Mais, en dépit de
mises en garde, il y a comme un réflexe à observer l’ensemble des traces comme la
personne « réelle », et non pas comme son avatar. Or, sur Facebook, du fait de
l’intermédiation de l’écran, on ne peut suivre qu’une représentation de l’autre, un
avatar en ce sens, qui ressemble plus ou moins à ce qu’est l’autre en son for intérieur.
La veille, dans ce cas, peut générer des frustrations : la « propagande du bonheur »
décrite ici, cette « tyrannie du cool » (à replacer dans un contexte plus global d’une
société qui exhorte ses membres à « devenir quelqu’un » et à être libre et
indépendant), va produire une frustration pour des utilisateurs qui ne se sentent pas
« à la hauteur ».
Libby Copeland85 cite elle aussi les études d’Alex Jordan et des chercheurs de
Stanford, précisant que l’une d’entre elle consistait à « demander à 80 étudiants (…)
d’indiquer si eux-‐mêmes ou leurs camarades de promotion avaient été confrontés
récemment à des événements positifs ou négatifs sur le plan émotionnel ». Le résultat
est assez frappant : « à maintes reprises, les sujets sous-‐estimaient le nombre
d’expériences négatives (…) endurées par leurs camarades, et surestimaient
également les activités distrayantes de ces mêmes camarades ». Ainsi, on se
représente le plus souvent les autres comme ayant plus d’activités positives que
négatives, ce qui peut évidemment engendrer de la frustration. Libby Copeland
précise alors qu’une autre étude a permis de montrer que « plus les étudiants sous-‐
estimaient les émotions négatives des autres, plus ils avaient tendance à se sentir
seuls et à ruminer leurs propres malheurs ». Pour résumer, ce que montrent les
chercheurs de Stanford, c’est que les utilisateurs de Facebook jugent plutôt important
le niveau de bonheur des autres, et plutôt faible leur niveau de malheurs, entrainant
un repli sur soi quant à ses propres problèmes, avec le sentiment d’être le seul à
connaître des malheurs. Libby Copeland avance alors : « il est fort possible que les
sujets qui s’imaginent que leur situation empire pensent que tous les autres vont
bien ». Le risque est alors fort de se sentir seul, isolé des autres, dans cet « océan de
bonheur » supposé.
85 COPELAND Libby, « Facebook, le réseau antisocial », article publié sur Slate.fr, le 31 janvier 2011 : http://www.slate.fr/story/33355/le-‐reseau-‐antisocial
39
La veille qui est produite par les utilisateurs de Facebook n’a pas, on l’a constaté,
grand-‐chose à voir avec une pulsion voyeuriste : cette activité ordinaire répond à
plusieurs objectifs, comme le désir d’information ou le besoin de réassurance. Mais,
cette veille n’est pas sans risques : frustration, dévalorisation, etc. Surtout, elle ne va
pas sans un jeu constant de monstration de son identité, qui semble nécessaire pour
pouvoir accéder au réseau, observer ce que font les autres, et ainsi se rassurer ou
s’informer. Pour certains, il s’agit d’un exhibitionnisme outrancier, comme réciproque
d’un voyeurisme malsain. Mais, de la même façon qu’on peut remettre en cause les
idées de « surveillance » ou de « voyeurisme », il semble tout autant que l’idée selon
laquelle les utilisateurs de Facebook seraient tous des exhibitionnistes n’apporte
qu’une réponse parcellaire à la question des usages sur ce réseau.
40
III – Tous exhibitionnistes ? Le dispositif Facebook, en même temps d’être un outil de veille, est également un outil
d’écriture très puissant. On peut parler d’écriture sur Facebook à deux niveaux :
• à un premier niveau, il y a écriture au sens littéral : écriture de statuts, de
commentaires ou de messages. C’est une écriture qui est pensée comme telle
par les utilisateurs du réseau, en ce sens qu’elle consiste à utiliser le texte pour
émettre un message
• à un second niveau, il y a écriture dès qu’il y a transcription sur les pages du
site de toute activité. C’est ici une écriture plus automatique, car elle est
produite par le dispositif technique lui-‐même, à chaque fois qu’un utilisateur
ajoute un autre à son réseau, apparaît dans une photo, ou participe à un
événement : globalement, à chaque fois qu’un utilisateur « agit ».
Ces écritures, plus ou moins maîtrisées par l’utilisateur, sont autant de signes émis et
de traces laissées pour les autres utilisateurs du réseau, qu’on a précédemment
décrits comme des « veilleurs ». Et comme on a déjà pu le rappeler, le dispositif
Facebook valorise avant tout les traces que les individus laissent, plutôt que ce qu’ils
sont véritablement. De fait, Facebook peut donner l’impression d’être un « lieu » de
monstration permanente de soi, et d’exhibition effrénée. C’est l’un des éléments
importants rapportés par Inès Chupin à partir des entretiens qu’elle a mené en 2008 :
« on serait rentré dans une ère de la visibilité et de l’exhibition »86. Certains
utilisateurs n’hésitent pas à parler d’ « exhibitionnisme » voire de « narcissisme »87
pour caractériser les pratiques d’écritures en tous genres qui s’opèrent sur le réseau.
Mais, à l’instar des termes de « surveillance » ou de « voyeurisme », il y a quelque
chose de gênant dans l’idée d’évoquer un « exhibitionnisme » presque maladif pour
caractériser l’activité de plusieurs centaines de millions d’utilisateurs du réseau. Ce
terme semble lui aussi poser problème, et masque quelque chose d’essentiel : les
motivations des utilisateurs sur le réseau. Se montrer pour se montrer ne peut pas
être une activité durable, l’exhibition gratuite ne peut pas être une explication, ou en
86 CHUPIN Inès, « Facebook : le rôle du dispositif technique dans la gestion de l’identité et des échanges sur Internet », Mémoire de Master 2, CELSA – Paris IV Sorbonne, 2008 (ici, page 7) 87 Ibid, page 70
41
tout cas ne peut pas être la seule explication. On peut en effet faire le pari que si plus
de 600 millions de personnes dans le monde utilisent Facebook, rapporter leurs
pratiques à une seule envie de s’exhiber peut être réducteur. Il convient alors
d’analyser à la fois pourquoi on se montre, mais aussi comment on se montre sur
Facebook.
1) Pourquoi se montrer ? Parler d’exhibitionnisme c’est parler de l’action de « faire étalage avec impudeur de
ses sentiments, de ses pensées, de sa vie intime »88. Ce terme, même s’il est
régulièrement employé pour parler de Facebook, comporte une certaine idée
péjorative : on exhibe sa vie intime, l’intimité de son corps… Bref, l’exhibitionnisme
renvoie à l’idée de montrer ce que les autres ne devraient pas voir, et de le montrer
de façon outrancière, dans le but de provoquer, choquer, attirer l’attention. De fait,
l’exhibitionnisme est souvent considéré comme un comportement déviant, parfois
assimilé à des troubles mentaux. Cette notion d’exhibitionnisme pose alors la
question des motivations de cette monstration de soi.
Joël Birman89 voit dans le nouveau rapport à l’espace et au temps induit par Internet
et les médias sociaux90 les raisons d’une attention toute particulière au corps : « le
corps s’impose dorénavant comme le seul fondement solide quant à la construction
du sujet ». Ne pouvant plus s’appuyer sur ses repères spatio-‐temporels habituels, « il
ne reste que le corps, seul bien sur lequel l’individu puisse effectivement compter »91.
Le travail de son image serait alors une composante d’une certaine modernité, un
impératif pour continuer à exister dans un univers où les repères classiques semblent
remis en question. Dans un moment où on abolit petit à petit le temps et l’espace, la
construction et l’affirmation de soi, via l’image qu’on renvoie, seraient une nécessité
absolue, comme seul recours pour exister. « L’image est le fondement nécessaire à la 88 Définition de l’exhibitionnisme par le dictionnaire Larousse 89 BIRMAN Joël, « Je suis vu, donc je suis : la visibilité en question », in Les tyrannies de la visibilité, sous la direction de Nicole Aubert et Claudine Haroche, Erès Editions, 2011 90 Ce nouveau rapport à l’espace et au temps a été décrit précédemment, dans la première partie 91 Les tyrannies de la visibilité, sous la direction de Nicole Aubert et Claudine Haroche, Erès Editions, 2011, page 48
42
construction du corps, car celui-‐ci ne pourrait exister sans la référence à l’image »92,
avance Joël Birman, mettant en avant l’importance de l’image pour exister et se
construire. Et si l’on pousse un peu plus loin le raisonnement, on peut avancer que si
la construction du corps ne peut se faire sans la référence à l’image, Facebook offre un
levier majeur d’accès à l’image, et donc de construction de soi. Le réseau permet,
comme les blogs l’ont permis, de donner à des utilisateurs ordinaires un accès à
l’image d’eux mêmes : image physique (photos, vidéos, etc.) et image symbolique,
dans le sens d’un reflet de soi-‐même. Alors, on peut raisonnablement imaginer que si
tant d’utilisateurs se mettent « en image » sur Facebook, c’est d’abord dans le but
d’exister93 et de se construire sur un « lieu » qui a rebattu à la fois les cartes spatiales
ou temporelles, mais également les rôles et statuts sociaux de chacun.
Se montrer c’est exister, et c’est surtout l’espoir de ne pas être oublié, souligne le
psychanalyste Serge Tisseron, pour qui « le réseau est une alternative à la relation
unique. Dans celle-‐ci (par exemple la relation amoureuse), l’individu se sent exister
plus intensément parce qu’il est convaincu que son amoureux(se) pense sans cesse à
lui. Au contraire, dans les nouveaux réseaux sociaux, l’individu se sent exister plus
intensément parce qu’il imagine qu’un grand nombre de gens pensent à lui de temps
en temps. Autrement dit, dans ces nouveaux réseaux, la quantité remplace la qualité
tandis que la préoccupation centrale reste la même : que quelqu’un pense à moi »94.
En effet, Facebook semble prendre en charge ce que Roman Jakobson appelait la
« fonction phatique du langage » : il s’agit d’établir ou de maintenir en permanence le
contact. D’où l’importance de se manifester le plus souvent possible, afin de montrer
qu’on existe, et qu’on peut être partie intégrante d’une communication et d’un
échange. Mais, comme le souligne Serge Tisseron, ce désir de ne jamais être oublié
implique également de « donner à d’autres des informations qu’ils attendent, me
rendre utile à eux en leur donnant des conseils ». Sur Facebook, on ne se montre donc
92 Ibid, page 48 93 On notera au passage que le sous-‐titre de l’ouvrage collaboratif Les tyrannies de la visibilité est : « Être visible pour exister ? », soulignant déjà la relation entre le visible et l’existant 94 TISSERON Serge, « Les nouveaux réseaux sociaux : visibilité et invisibilité sur le Net », in Les tyrannies de la visibilité, sous la direction de Nicole Aubert et Claudine Haroche, Erès Editions, 2011 (page 122)
43
pas « pour se montrer », mais d’abord pour exister, et ne pas être oublié par les
autres.
Cette « quête de la visibilité de soi » constituerait une forme contemporaine de la
recherche d’éternité, selon Nicole Aubert : « la quête de visibilité est à une société du
temps court ce que le quête d’éternité était à une société du temps long »95. Ce qui est
appelé ici « temps court » c’est, par opposition à un « temps long » défini par des
rythmes réguliers et des changements lents, une forme d’abolition du temps par les
nouvelles technologies de l’information et de la communication. Nicole Aubert
poursuit en citant le philosophe Berkeley : « ‘‘Esse est percipi : Être c’est être perçu’’.
Je ne suis rien si l’autre ne me perçoit pas. A une époque où l’autre, les autres, existent
pour moi en nombre potentiellement infini du fait des nouvelles technologies de
l’image et de la communication, je n’existe pas si je ne suis pas visible des autres, de
beaucoup d’autres ». Être visible semble finalement être un critère nécessaire, un
impératif pour exister dans une société où l’abondance d’images et d’informations est
la règle. Mais, si les nouveaux outils techniques et technologiques peuvent être les
causes d’un passage à une « société au temps court », ils constituent également le
moyen pour les individus de continuer à se rendre visible (et donc à exister) dans
celle-‐ci.
Serge Tisseron voit dans l’exposition de soi sur les réseaux une autre raison
fondamentale : le désir d’extimité96. Ce qu’il appelle désir d’extimité c’est « le désir
qui nous incite à montrer certains aspects de notre soi intime pour les faire valider
par les autres, afin qu’ils prennent une valeur plus grande à nos yeux ». Ce désir
d’extimité, on le comprend, n’a pas grand-‐chose à voir avec l’exhibitionnisme, comme
le souligne le psychanalyste : « dans l’exhibitionnisme il s’agit de ne montrer que des
parties de soi dont la valeur est déjà assurée » alors que dans le cas du désir
d’extimité, « la valeur de ce qui est montré n’est jamais connue et c’est justement par
95 AUBERT Nicole, « La visibilité, un substitut à l’éternité ? », in Les tyrannies de la visibilité, sous la direction de Nicole Aubert et Claudine Haroche, Erès Editions, 2011 (ici, page 112) 96 TISSERON Serge, L’intimité surexposée, Hachette Littératures, 2001
44
le retour des autres qu’il est appelé à en prendre »97. Il ne s’agit donc pas de « tout
montrer », mais de dévoiler volontairement une partie de son intimité, afin de faire
valider ses propres pratiques par les autres. Il y a donc une prise de risque dans le fait
de s’exposer, car il y a aussi beaucoup d’estime de soi engagée dans ce processus, et si
la partie de notre intimité qu’on expose ne recueille pas de retours positifs de la part
des autres, alors cela peut être particulièrement frustrant. On peut alors observer
l’utilisation qui est faite de Facebook à la lumière de ce principe d’extimité : montrer
des photos de soi dans l’intimité ou écrire ce qu’on fait au jour le jour ne relèvent pas
d’une pratique « inutile » ou « décérébrante », comme on peut parfois le lire. Ce qu’on
considère souvent comme « raconter sa vie », dans un sens péjoratif, permet en fait de
livrer une partie de soi à l’appréciation des autres, afin d’espérer qu’ils valorisent
positivement nos pratiques. Cette valorisation se perçoit alors dans les commentaires,
le nombre de « likes » … et, au delà du nombre de commentaires ou de likes, leur
qualité : de qui ils proviennent, et surtout ce qu’ils disent dans le cadre de
commentaires. Et on comprend aisément le malaise qui gagne celui qui publie une
actualité à laquelle personne ne réagit.
On perçoit alors un autre point d’explication apporté par Serge Tisseron : il s’agirait,
avec les réseaux « sociaux », d’intéresser plutôt que de communiquer. Et pour se faire
remarquer, on peut constater que certains utilisateurs de Facebook n’hésitent pas à
verser dans les messages caricaturaux, voire extrêmes ou provocateurs. Ce qui est
valorisé, sur un réseau comme Facebook, c’est la circulation dans l’ « espace social »
du réseau. Pour exister, et pour « ne pas être oublié », il faut rester en haut,
physiquement parlant, de la page. Le dispositif technique, on a déjà eu l’occasion de le
souligner, valorise très fortement les « news ». Or, à chaque fois qu’un utilisateur va
signaler qu’il « aime » ou va commenter un contenu, celui-‐ci va réapparaître en haut
du « fil d’actualité » des contacts de ceux qui ont interagi avec le contenu (tout en
envoyant une « notification » aux personnes ayant déjà commenté le contenu). Plus
un contenu sera marquant, extravagant ou extraordinaire, plus celui-‐ci va circuler sur
le réseau, et plus son initiateur en sera valorisé. On peut dire, pour reprendre la
typologie de Georges, Seilles, Artignan et Arnaud, que Facebook surpondère les 97 TISSERON Serge, « Les nouveaux réseaux sociaux : visibilité et invisibilité sur le Net », in Les tyrannies de la visibilité, sous la direction de Nicole Aubert et Claudine Haroche, Erès Editions, 2011 (page 121)
45
« identités agissantes », incitant à « se faire remarquer à tout prix », comme l’explique
Serge Tisseron98.
Par ailleurs, Tisseron rappelle que « l’être humain ne se perçoit comme humain que
s’il a la possibilité de commenter intérieurement les situations dans lesquelles il est
plongé ; c’est ce qui lui permet de s’éprouver comme au dessus d’elles par la pensée ».
On trouve alors ici une autre explication à cette mise en lumière de soi-‐même :
raconter une expérience c’est d’abord se constituer soi-‐même comme sujet conscient
de cette expérience. Comme le note Serge Tisseron, « la plupart des échanges dans les
espaces virtuels sont ‘‘non adressés’’ ; autrement dit, ils ne sont adressés qu’à soi-‐
même ». S’exprimer sur Facebook c’est d’abord valoriser ses propres expériences, et
valoriser leur constitution en tant que telles. « Se raconter » n’est donc pas une
pratique exhibitionniste : on peut considérer cette pratique comme une pratique de
réassurance personnelle. C’est donner un statut à ses expériences, et ainsi se donner
un statut à soi-‐même.
Enfin, on peut avancer une dernière hypothèse pour comprendre l’exposition de soi
sur Facebook : pour pouvoir observer les autres utilisateurs, se renseigner sur eux et
suivre sous forme de veille leurs activités, il y a nécessairement un don de ses
informations. Participer au réseau est une condition impérative pour pouvoir
l’utiliser. Le non-‐inscrit par exemple va recevoir des invitations à consulter les albums
photos d’une personne qu’il connaît… à condition de s’inscrire sur le réseau ! C’est
d’ailleurs l’un des leviers de recrutement de nouveaux utilisateurs : faire en sorte que
le site soit devenu un outil incontournable pour s’informer sur ses connaissances. De
fait, pour pouvoir « profiter » de l’outil, il faut soi-‐même participer, au moins un
minimum, et donner de ses informations.
On l’a constaté, l’exposition de soi sur Facebook, si elle est bien réelle, ne semble pas
relever d’une pratique exhibitionniste. On trouverait, à la base de cette mise en image,
des désirs déjà présents avant les médias sociaux, comme le désir d’extimité (et donc
de faire valider ses propres pratiques), le désir de ne jamais être oublié, ou celui de
valoriser ses propres expériences. Mais si les motivations sont plus complexes qu’il
n’y paraît, les modalités de mise en image le sont également. Les utilisateurs de
98 Ibid, page 125
46
Facebook, conscients de leur position de veilleurs, savent qu’ils peuvent être
potentiellement observés, veillés, en permanence. Par conséquent, il s’agit de calibrer
au mieux son identité numérique avec l’image que l’on veut donner de son identité
réelle. Partant de l’idée qu’on ne peut pas ne pas se représenter celui qu’on observe,
les utilisateurs de Facebook vont se livrer à des pratiques de construction et de
gestion sémiotique de leur identité.
2) Entre construction et gestion sémiotique de son identité
Si, comme le montre Serge Tisseron, la mise en image de soi sur Facebook relève de
désirs finalement assez anciens99, ou en tout cas présents bien avant le réseau,
Facebook révèle également de nouveaux désirs, comme la recherche de l’immédiateté
ou de l’universalité du message. Mais surtout, s’il y a bien un nouveau désir que révèle
Facebook, c’est celui d’avoir « plusieurs vies en simultané », selon Serge Tisseron, qui
explique comment Internet en général permet de faire cohabiter plusieurs « identités
d’emprunt ». Mais c’est chez Francis Jauréguiberry100 qu’on trouve la meilleure
explication de ce qu’il caractérise par la possibilité de « jouer l’identité sur des
registres différents ». Jauréguiberry décrit déjà sur l’ensemble d’Internet des « jeux de
masque permettant à chacun de contrôler plus ou moins finement ce qu’il veut laisser
paraître ou donner à voir de lui-‐même ». Cette idée des masques renvoie à la
thématique de la mise en scène de soi, déjà présente chez Goffman101 ou chez
Sartre102. Internet, par la médiation de l’écran, permet des emprunts identitaires,
c’est-‐à-‐dire être, sur un forum ou un site, quelqu’un de tout à fait différent de ce qu’on
est dans la « vraie vie ». Mais ce qui est marquant avec Facebook, c’est qu’il permet de
négocier, et de faire cohabiter, simultanément, une partie de sa « vraie vie », avec des
99 Comme par exemple la volonté de ne jamais être oublié, de valoriser son expérience ou de pouvoir montrer certaines parties de son intimité aux autres afin de leur faire prendre plus de valeur à nos yeux 100 JAUREGUIBERRY Francis, « L’exposition de soi sur Internet : un souci d’être au-‐delà du paraître », in Les tyrannies de la visibilité, sous la direction de Nicole Aubert et Claudine Haroche, Erès Editions, 2011 (ici, page 135 à 137) 101 Avec La mise en scène de la vie quotidienne (1959) 102 La « métaphore du garçon de café » dans L’Etre et le Néant (1976)
47
emprunts identitaires. Plutôt que d’endosser complètement l’identité d’un autre, on
négocie, on va « bricoler » son identité, pour finalement « exister autrement »103.
Sur Facebook, comme on l’a déjà souligné, et comme le rappelle Fanny Georges104, les
« signes de présence » sont beaucoup plus valorisés et beaucoup plus présents que les
déclarations apportées par chaque utilisateur. Pour reprendre des termes déjà
exploités : l’identité agissante est surreprésentée par rapport à l’identité déclarative.
Et c’est par l’action que l’individu va définir, et construire, son identité. Alors, l’outil
Facebook offre des possibilités beaucoup plus intéressantes que d’autres plateformes
sur Internet en termes de construction et de gestion de son identité numérique. En
effet, sur le réseau, toute action devenant une trace laissée, elle-‐même composante de
son identité numérique, il existe une multitude de combinaisons possibles de traces,
et donc une multitude d’identités possibles.
On peut à première vue penser que l’utilisateur de Facebook opère un rapprochement
entre son identité réelle et son identité numérique. Mais cette idée, pressentie en
2008 par Inès Chupin105, semble être une vision partielle de l’utilisation de l’outil
Facebook. En effet, supposer un rapprochement entre l’identité réelle et l’identité
numérique, c’est supposer que les utilisateurs de Facebook ne profitent pas
pleinement des possibilités incessantes qui leur sont offertes pour se mettre en scène.
Or, les occasions de se montrer sur Facebook sont courantes (il suffit d’agir), et offrent
en plus la possibilité d’effectuer des emprunts identitaires, et de se représenter
« autrement ». On sait déjà que l’identité « réelle » est le plus généralement le fruit
d’une construction, en fonction des autres, et en rapport aux autres, mais l’identité
numérique sur Facebook va encore plus loin : alors qu’on peut montrer
successivement plusieurs facettes de nous même selon qu’on est en situation
professionnelle, familiale, amicale ou intime dans la « vraie vie », l’identité numérique
sur Facebook oblige à en adopter plusieurs simultanément, pour la simple raison
qu’on ne se montre plus successivement à différents groupes, mais simultanément à 103 JAUREGUIBERRY Francis, « L’exposition de soi sur Internet : un souci d’être au-‐delà du paraître », page 137 104 http://www.psychologies.com/Culture/Medias/Articles-‐et-‐Dossiers/Pourquoi-‐je-‐suis-‐accro-‐a-‐Facebook 105 CHUPIN Inès, « Facebook : le rôle du dispositif technique dans la gestion de l’identité et des échanges sur Internet », Mémoire de Master 2, CELSA – Paris IV Sorbonne, 2008 (ici, page 11)
48
tout le monde, de façon potentielle. Il faut alors définir une image de soi qui puisse
convenir à l’ensemble des contacts de notre réseau.
Sur Facebook, c’est le côté infra-‐ordinaire de la construction de son identité qui est
intéressante. Des pratiques très ordinaires, opérées quotidiennement par des
millions d’utilisateurs, contribuent à forger des identités numériques sans cesse
alimentées par les traces qu’ils laissent. On pense alors évidemment à la description
de l’utilisateur par lui-‐même dans sa page « Infos », à la présentation de son cursus
scolaire ou de sa date de naissance. Mais l’identité « agissante » prend le pas sur
l’identité « déclarative ». Chaque statut publié (avec ou sans fautes d’orthographe,
avec ou sans citation, avec ou sans lien hypertexte renvoyant à un contenu extérieur,
plus ou moins long, etc.), chaque commentaire posté, chaque apparition dans une
photo (pose ou image travaillées, photo où l’utilisateur n’est pas présent, présence ou
non d’autres individus, etc.) : tout va communiquer, et tout va permettre de se
représenter aux autres. Il y a alors un jeu, plus ou moins explicite, de construction de
son identité : parce que je sais que les autres peuvent me regarder et se représenter
une image de moi, je me dois de calibrer ce que je vais leur donner à voir de moi. Il
s’agit alors de maîtriser, à la fois ce qu’on dit, mais aussi ce qu’on fait… et aussi ce
qu’on dit sur nous.
Maîtriser ce qu’on dit paraît le plus simple, puisque c’est le mode de communication
le plus basique sur le site. Mais déjà, il y a ceux qui choisissent de publier très
régulièrement des commentaires ou des statuts, et ceux qui se font discrets. Il y a
aussi ceux qui diffusent des citations, proverbes, poèmes ou paroles de chansons et
qui se placent alors dans un niveau culturellement défini, et ceux qui publient plutôt
des messages courts, dans un vocabulaire assez pauvre. Bref, les exemples sont
nombreux, mais toujours est-‐il que l’écriture, au sens littéral du terme, permet déjà de
façonner une part de son identité sur Facebook. L’image prend alors une part
importante dans cette construction, puisque les photos (principalement) mais aussi
les vidéos, sont l’une des formes de contenus qui circulent le plus sur le réseau : à
chaque fois qu’un individu est identifié dans une photo (on dit « taggué »), celle-‐ci est
reprise dans les fils d’actualité de tous ses contacts. Les photos ont alors une force de
circulation très importante, qui nécessite un soin tout particulier. Le choix des photos
n’est jamais anodin : celui (ou celle) qui décide de se mettre en scène dans une photo,
49
en prenant une pose particulière par exemple, ou en soignant le décor, se place dans
un cadre de mise en scène de soi extrêmement précis. Mais celui (ou celle) qui ne se
montre pas, ou qui montre des photos floues de lui, ne se situe pas à l’opposé du
premier : il construit une image différente de lui même (caractérisée par une prise de
recul par rapport à l’outil, une sorte de jeu de cache-‐cache), mais il construit quand
même une image. On ne peut pas ne pas construire d’image de soi, et les choix de mise
en avant ne sont jamais anodins, ou en tout cas, toujours révélateurs.
Mais, au delà de la construction de l’image de soi, c’est sa gestion permanente qui est
cruciale. Il s’agit à la fois de gérer les signes qu’on produit, mais également de gérer
ceux que les autres produisent sur soi-‐même. Il s’agit de gérer au quotidien les signes
de son identité, et de pratiquer ce que Caroline de Montety appelle « gestion
sémiotique »106. C’est une forme de « bricolage » de son identité, pour résoudre une
tension entre deux visées : à la fois exister en tant qu’individu sur le réseau, mais
aussi endosser une idée contrôlée, voire endosser l’identité d’un « autre que soi ».
Caroline de Montety décrit alors un « bricolage, au sens anthropologique utilisé par
Lévi-‐Strauss : une activité qui se caractérise par l’opportunité d’utiliser des éléments
disponibles dans l’environnement pour les intégrer dans un projet particulier. (…) Le
bricoleur utilise les éléments du stock disponible : les anciennes fins deviennent les
moyens ». L’utilisateur de Facebook peut donc être ainsi considéré comme un
« bricoleur » de son image, en utilisant les anciennes « finalités » (parution d’albums
photos, « taggage » dans une photo) comme des moyens pour bricoler son image. Ce
« bricolage », cette « gestion sémiotique », résulte d’une tension permanente entre la
nécessité de se dévoiler (pour participer au réseau, faire partie de la communauté,
etc.), et le besoin de se protéger, de gérer son image, parce qu’on sait que les autres
peuvent nous observer. Alors, cette gestion sémiotique est avant tout un travail de
veille, infra-‐ordinaire elle aussi, comme le taggage (se montrer) ou le détaggage (se
cacher), les « likes » (qui montrent ses goûts, et disent dans une certaine mesure « j’ai
vu »), l’adhésion à un groupe (qui montre les goûts également), etc. Toutes ces micro-‐
pratiques très communes ne font rien d’autre que de façonner petit à petit une image,
et d’en gérer au quotidien les orientations. Elles relèvent d’une veille quotidienne,
106 De MONTETY Caroline, « Les magazines de marques : entre ‘‘gestion sémiotique’’ et cuisine du sens », Communication et Langages n°143, 2005, p. 35 à 48
50
pour vérifier notamment les informations que les autres produisent sur soi (rôle du
« détaggage », qui consiste à ne plus être identifié dans une photo).
On entend souvent dire que les utilisateurs de Facebook doivent contrôler leur image
sur le réseau, afin de préserver leur vie privée, mais Francis Jauréguiberry107 voit
dans la « manipulation de soi sur Internet », une façon d’échapper « à cette conscience
malheureuse de n’être que soi même ». « Selon cette optique, la manipulation de soi
vise à combler le vide que connaît l’individu hypermoderne entre la conception
surévaluée qu’il se fait de lui-‐même et la perception de sa réelle condition. Plutôt que
de se désespérer du fait de n’être ‘‘que lui-‐même’’, l’individu va se construire à peu de
frais un moi beaucoup plus conforme à ses désirs ». Cette idée, qui n’est pas sans
rappeler les travaux d’Alain Ehrenberg108, ramène à un désir d’exister « autrement »,
qui peut correspondre à une recherche d’échapper à sa condition, ou d’accéder à un
statut. Il est alors intéressant de noter que les individus qui ont le rapport le plus
frénétique à Facebook, et qui se mettent le plus en scène sont les plus jeunes, les
adolescents, ceux qui n’ont pas encore de statut social bien défini. En se montrant sur
Facebook, en se mettant en scène, ils touchent du doigt le sentiment d’exister
autrement, aux yeux de tous. Ils y sont traités « comme des grands », et on les
reconnaît « comme » tels. Ce qui importe lorsqu’on « manipule son identité, ce n’est
pas tant d’habiter un personnage que d’être reconnu comme tel en communiquant »,
note Jauréguiberry.
Ainsi, après avoir précisé les motivations de la mise en image, on a pu préciser les
modalités de la mise en scène de soi. Déjà présente dans la « vie réelle », celle-‐ci
apparaît comme facilitée sur Facebook, avec le besoin de se représenter aux autres,
pour exister par-‐delà la médiation de l’écran. Nonobstant, il n’est pas uniquement
question de se construire une identité numérique, qu’on pourrait penser figée. Celle-‐
ci est en permanente mutation, en fonction de ses propres actions, et des interactions
avec les autres. Il convient alors d’opérer un travail de fond, empli de pratiques infra-‐
ordinaires, et qu’on assimilerait à de la veille, pour gérer en permanence son identité.
Mais s’il y a « gestion sémiotique » ou « bricolage » sur Facebook, c’est en raison d’une
107 JAUREGUIBERRY Francis, « L’exposition de soi sur Internet : un souci d’être au-‐delà du paraître », Les tyrannies de la visibilité, page 137 108 EHRENBERG Alain, La fatigue d’être soi, Odile Jacob, 1998
51
tension permanente entre d’un côté la nécessité de donner des informations sur soi
pour accéder au réseau (et donc observer les autres, pour les raisons précisées
précédemment), et de l’autre le besoin de conserver une part d’intimité. D’où des
recours à des emprunts identitaires pour paraître « plus que soi, mieux que soi, et
finalement autre que soi ». Mais la préservation d’une intimité, et donc d’une part
d’invisible, est-‐elle compatible avec cette mise en scène tant permanente
qu’ordinaire, sur Facebook ?
3) La vie privée a-t-elle disparu ? Parler d’exhibitionnisme, comme parler de mise en scène de soi sur Facebook, renvoie
au rapport entre vie privée et vie publique. Concernant la vie privée, deux positions
se font face : la première consiste à dire que Facebook, parce qu’il cristallise des
pratiques permanentes d’observation des autres et de mise en scène de soi, serait la
nouvelle menace pour la vie privée ; la seconde consiste à relativiser la question en
avançant que la vie privée n’est pas plus un problème sur Facebook qu’ailleurs, et
qu’il suffit de prendre conscience de la nécessité de faire attention à ce qu’on montre
de soi.
Parmi le premier groupe d’idées, on trouve celle selon laquelle l’intimité aurait
tendance à disparaître, et que Facebook serait devenu le « nouveau Big Brother ».
Cette position, on l’a vu, est la même qui consiste à parler de « surveillance » ou de
« voyeurisme » sur Facebook, et s’avère en fait difficilement tenable. Il y a alors ceux
pour qui la question doit être relativisée : c’est le cas de Jean-‐Marc Manach, ou Hugo
Roy qui en appellent à la précaution des utilisateurs. Pour Hugo Roy, « Facebook est
principalement un outil de partage. La grande différence avec d’autres outils de
partage, comme YouTube qui partage des vidéos, c’est que le partage est focalisé non
sur le contenu mais sur les individus (…) Néanmoins, cela ne change pas le fait que le
contenu qui est partagé, est publié. Comme lorsque vous publiez une vidéo sur
YouTube, ce que vous publiez sur Facebook est public. Alors, à partir de là, toute
discussion sur la vie privée ou sur la protection des données est illusoire,
52
contradictoire et un peu ridicule »109. Il ne pourrait donc pas y avoir de « vie privée »
sur Facebook, parce que l’outil lui-‐même a pour vocation de rendre publiques des
informations apportées par les utilisateurs.
Jean-‐Marc Manach, dans son livre La vie privée, un problème de vieux cons ?110 comme
sur son blog111 affirme que « tous ceux qui sont nés depuis la fin des années 70 ont
été échographiés, et donc photographiés, avant même d'être nés, sans parler des
centaines voire milliers de photos et films où ils ont été mis en scène avant même
qu'ils aient l'âge de raison ». Internet ne serait alors que le prolongement d’une
tendance déjà bien installée qui consiste à « garder des traces », et à montrer ce qu’on
vit. « Internet permet aux internautes de mener, publiquement, la vie publique que
leur cercle familial avait commencé à instaurer alors même qu'ils n'étaient pas encore
nés », résume Jean-‐Marc Manach lors des échanges que j’ai pu avoir avec lui112. Sur
son blog, le journaliste reprend ce thème, et s’interroge : « comment peut-‐on espérer
pouvoir mener une "vie privée" dès lors que l'on s'exprime devant des dizaines, et
plus souvent encore des centaines, d' ‘‘amis’’ qui n'en ont souvent que le nom, et que
l'on ne connaît généralement pas vraiment ? ». Pour Jean-‐Marc Manach, comme pour
Hugo Roy, il convient alors de se protéger, et de faire très attention à ce que l’on met
en ligne sur soi-‐même.
Mais ces deux positions (dénoncer la menace pour la vie privée que représente
Facebook, ou relativiser cette menace par une nécessité de prise en main de l’outil par
les utilisateurs), ne semblent pas recouvrir de façon assez précise l’ensemble de la
question relative à la vie privée.
Quand les utilisateurs de Facebook se montrent sur le réseau, ils se mettent en scène,
et de fait, ne montrent pas tout de leur identité. Il y a toujours une part de similitude
avec la vie « réelle », plus ou moins grande selon les individus, et une part de
construction. Et même dans ce que Francis Jauréguiberry appelle « l’essai de soi
109 ROY Hugo, « La fin de la vie privée sur Facebook », sur son blog : http://blog.hugoroy.eu/2010/01/11/la-‐fin-‐de-‐la-‐vie-‐privee-‐sur-‐facebook/ 110 MANACH Jean-‐Marc, La vie privée, un problème de vieux cons ?, FYP Editions, 2010 111 Bugbrother.blog.lemonde.fr 112 Mes échanges avec Jean-‐Marc Manach sont présentés en annexe
53
comme un autre »113, il y a la nécessité de ne pas tromper sur tout, et de ne pas tout
montrer non plus. On a pu constater, dans les études d’Alex Jordan et des chercheurs
de Stanford, rapportées par Libby Copeland114, qu’il y a une tendance à surestimer la
part des expériences positives dans la vie des autres, et à minimiser la part de leurs
expériences négatives. Ceci s’explique par une volonté de se préserver, et donc de ne
pas tout montrer. Ainsi, si l’on va « rendre public » les moments de joie ou de
divertissement (photos, statuts ou commentaires ayant trait à la dernière fête ou à
l’anniversaire des enfants), on va garder pour soi les moments plus tristes ou pénibles
(décès, séparation, etc.). Cette volonté de conserver pour soi ces moments les plus
pénibles vient d’abord de la souffrance ou du malaise qu’ils provoquent. Mais ne pas
montrer aux autres qu’on vit des moments douloureux, c’est aussi se préserver dans
la mesure où on imagine que les autres ont une vie bien plus joyeuse que la nôtre.
Sauf à chercher de la compassion (et donc à retourner l’expérience négative en soi en
une expérience positive pour soi), la plupart des expériences négatives sont alors
gardées hors du réseau Facebook, ou par des chemins détournés.
Parfois, le dispositif technique force les utilisateurs à dévoiler un moment difficile de
leur vie « réelle » : dans le cas d’une séparation par exemple, après laquelle le statut
déclaré de chacun passe de « en couple » à « célibataire ». Ce changement provoque
alors des réactions de la part d’autres utilisateurs, mais on peut constater assez
souvent que les principaux intéressés ne préfèrent pas s’étendre sur le sujet
publiquement, mais proposent « des explications en message privé ». C’est ici un bon
exemple de la gestion particulière de la vie publique et de la vie privée que présente
la chercheuse américaine Danah Boyd : « publique par défaut, privée lorsque
nécessaire »115. Il ne s’agit pas alors de dire que la vie privée est en passe de
disparaître, mais de dire qu’on en a une gestion différente. Ce serait comme une
troisième voie dans la considération du rapport entre vie privée et vie publique.
113 JAUREGUIBERRY Francis, « L’exposition de soi sur Internet : un souci d’être au-‐delà du paraitre », in Les tyrannies de la visibilité, sous la direction de Nicole Aubert et Claudine Haroche, Erès Editions, 2011 (ici, page 135) 114 COPELAND Libby, « Facebook, le réseau antisocial », article publié sur Slate.fr, le 31 janvier 2011 : http://www.slate.fr/story/33355/le-‐reseau-‐antisocial 115 BOYD Danah, « Public by Default, Private when Necessary » : http://www.zephoria.org/thoughts/archives/2010/01/25/public_by_defau.html
54
Capture d’écran n°1 : Un bon exemple de gestion « publique par défaut, privée lorsque
nécessaire » de son intimité.
Avec le recul et le temps passé à essayer de faire cohabiter vie privée et Facebook, il
est de plus en plus fréquent de constater des pratiques défensives (détaggage d’une
photo ou suppression d’un message jugé trop intime sur son « mur » par exemple) et
de préservation de soi, voire de « verrouillage » de son profil (en bloquant l’accès à
ses informations pour certains utilisateurs, comme ses parents par exemple, ou ses
collègues de bureau) : les usages très extravagants et non modérés de Facebook sont
en fait relativement rares. Au delà de l’idée d’être attentif à l’image que l’on donne de
soi même, la conscience de la nécessité de conserver une vie privée est bien présente
chez les utilisateurs. Et il n’y a pas ici de considération générationnelle : la vie privée
n’est pas plus une préoccupation de « vieux », comme dit Jean-‐Marc Manach, qu’une
préoccupation de jeunes. C’est un sentiment différemment partagé, certes, en fonction
des générations, mais qui reste bien partagé. Surtout concernant les expériences
« douloureuses » de sa vie privée, comme on l’a montré, où il devient gênant de
s’exposer. Les jeunes auront juste plus tendance à étaler les expériences positives
qu’ils connaissent (vie sentimentale, réussites diverses, etc.) que leurs aînés. Et
comme le souligne Serge Tisseron116, « le désir d’extimité n’apparaît que si le désir
d’intimité est satisfait ». Autrement dit, c’est parce que les utilisateurs de Facebook
ont la possibilité de « se cacher » et de ne pas montrer certains aspects de leur
116 TISSERON Serge, « Les nouveaux réseaux sociaux : visibilité et invisibilité sur le Net », in Les tyrannies de la visibilité, sous la direction de Nicole Aubert et Claudine Haroche, Erès Editions, 2011 (page 122)
55
intimité, qu’ils s’autorisent à dévoiler une partie de leur intimité pour la faire valider
par les autres. S’ils n’avaient pas de vie privée, ils ne pourraient pas choisir ce qu’ils
décident de montrer aux autres, et ne pourraient donc pas se positionner par rapport
au regard des autres.
Enfin, il reste à savoir si, concrètement, on peut encore être invisible. Comme le
souligne Jean-‐Marc Manach117, dans un monde de sousveillance, où « le pouvoir n’est
plus de regarder mais d’être vu », le « quart d’heure de célébrité » que prévoyait Andy
Warhol risque fort de se prolonger, et « le risque serait plutôt de savoir dans quelle
mesure il est, et sera encore possible, à l’avenir, d’avoir son ‘‘quart d’heure
d’anonymat’’ ». Ce que décrit Jean-‐Marc Manach est ici volontairement provocateur,
mais renvoie à une idée plus large : peut-‐on encore être invisible ? Pour Eugène
Enriquez118, sur Facebook, chacun se crée son propre réseau, et « montre à tous ce
qu’il a de plus superficiel de lui-‐même, et recrée cette enveloppe d’invisibilité
nécessaire pour vivre en démocratie ». Facebook conduirait alors à produire une part
d’invisible, ce qui est vraiment sensible, ce qui touche à notre intimité profonde.
Cependant, l’intimité ne semble plus être la règle générale. La vie sur ces réseaux est
« publique par défaut, privée lorsque nécessaire » disait Danah Boyd, car la règle
commune semble de devoir « y être », pour exister. « L’homme invisible est un mort
en puissance », dit Eugène Enriquez, avec un sens aigu de la formule. On ressent bien
alors le paradoxe de la visibilité, que souligne Nathalie Heinich119 : la visibilité serait à
la fois une « valeur désirée » et une « antivaleur dénigrée ». Valeur désirée parce que
le sentiment d’exister passe par la visibilité, mais antivaleur dénigrée, car génératrice
de souffrances et frustrations.
117 MANACH Jean-‐Marc, « Dans le futur, chacun aura droit à son quart d’heure d’anonymat », publié sur Internetactu.net, le 9 mars 2010 118 ENRIQUEZ Eugène, « Le désir d’invisibilité », in Les tyrannies de la visibilité, sous la direction de Nicole Aubert et Claudine Haroche, Erès Editions, 2011 (ici page 267) 119 HEINICH Nathalie, « Une valeur controversée : les critiques savantes de la visibilité », in Les tyrannies de la visibilité, sous la direction de Nicole Aubert et Claudine Haroche, Erès Editions, 2011
56
Conclusion
L’utilisation massive du triptyque « surveillance – voyeurisme – exhibitionnisme »
pour caractériser les pratiques des utilisateurs de Facebook semble ainsi ne pas
convenir précisément à la réalité des usages sur le site. En effet, ces termes masquent
bien des subtilités dans les mécanismes d’observation des autres et de mise en scène
de soi. Il convient alors, on l’a vu, d’essayer d’ « abolir l’évidence »120, et de trouver les
raisons profondes qui expliquent pourquoi on s’observe sur Facebook, mais aussi
pourquoi on se montre. Parler de « surveillance », au sens foucaldien du terme,
renvoie à un imaginaire de coercition et de discipline, qui n’a pas, on l’a vu, sa place
sur le réseau. Si, dans une certaine mesure, on peut voir en Facebook un dispositif
panoptique moderne, en ce sens qu’il permettrait à chacun de « tout voir, tout le
temps », le rapprochement avec le modèle de Bentham n’est que partiel, du fait
notamment de la médiation de l’écran qui ne permet que d’observer les « traces » des
individus, mais surtout de l’absence d’un seul surveillant, au profit d’un regard
mutualisé. On peut alors, plutôt que de parler de « surveillance » sur Facebook,
évoquer l’idée d’une « sousveillance », littéralement une observation de tous par tous.
Dans la même lignée, on qualifie souvent les utilisateurs de Facebook de voyeurs
compulsifs ou d’exhibitionnistes naïfs. Or, on s’aperçoit que les usages sur Facebook
relèvent de motivations précises, qui ne sont ni malsaines ni futiles. Caractériser ainsi
les utilisateurs de Facebook, c’est oublier les multiples motivations : s’informer, faire
valider ses propres pratiques, se rassurer, se montrer comme un autre, et finalement
exister.
Sur Facebook, comme sur d’autres médias sociaux, les individus sont à la fois
émetteurs et cibles : ils s’observent autant qu’ils se montrent. Ces deux pratiques, que
Jauréguiberry résume par une métaphore (« chacun est à la fois metteur en scène de
120 Selon l'expression utilisée par Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier dans « La griffe, la fonction et le mérite : cartes de visite professionnelles », Communication et Langages n°125, 2000
57
lui-‐même et spectateur des représentations des autres »121) relèvent de pratiques
infra-‐ordinaires, très courantes, et auxquelles les utilisateurs de Facebook ne font
eux-‐mêmes plus attention. De plus, ces deux postures semblent parfaitement
indissociables l’une de l’autre : en observant, je me représente les autres, et par
conséquent je vais être très vigilant et construire mon identité parce que je sais que
les autres peuvent me regarder ; et c’est en cherchant à construire et surtout à gérer
mon identité au quotidien que je suis amené à observer les autres, pour vérifier leurs
pratiques, et vérifier ce qu’ils disent de moi. Ces deux pratiques sont donc intimement
liées, et s’autoalimentent en permanence.
La démarche des utilisateurs de Facebook, si elle s’inscrit dans une double logique
(observer et se montrer), reste avant tout une logique de veille : suivre les signes que
les autres émettent, et gérer en permanence l’identité que l’on renvoie à travers le
réseau. Les utilisateurs de Facebook, loin d’être des voyeurs ou des exhibitionnistes,
prennent en réalité une posture de veilleurs, en permanence tiraillés entre un besoin
de participer (pour exister et pour observer), et un désir de gérer l’image qu’ils
renvoient, pour préserver leur intimité.
Nonobstant, si la notion de surveillance semble mal adaptée au dispositif Facebook, il
ne s’agit pas non plus de dire que ces veilleurs, ces « Little Sisters » et la
« sousveillance » dans laquelle ils s’inscrivent, sont moins à craindre que le « Big
Brother » d’Orwell. Les principales craintes concernant Facebook portent sur la
traçabilité – et donc le droit à l’oubli numérique – et plus généralement l’image
positive ou négative que notre profil renvoie. Mais le risque est ici toujours
« potentiel » : on peut utiliser les informations d’une personne contre lui-‐même, mais
c’est finalement assez rare.
En revanche, la veille permanente sur Facebook, et sur Internet plus globalement, est
à replacer dans un phénomène plus large d’individualisation des rapports sociaux.
Dans une société qui exhorte ses citoyens à « devenir quelqu’un », à « être
quelqu’un », et finalement à « exister », de façon libre et autonome, Facebook se
présente comme un outil pour s’affirmer, se construire un « statut », dans les deux 121 JAUREGUIBERRY Francis, « L’exposition de soi sur Internet : un souci d’être au-‐delà du paraitre », in Les tyrannies de la visibilité, sous la direction de Nicole Aubert et Claudine Haroche, Erès Editions, 2011 (ici, page 135)
58
sens du terme. Mais c’est aussi la cause de profonds malaises : Facebook, en créant les
conditions d’une construction et d’une observation permanente des « vitrines » des
individus, ne crée véritablement pas de lien social, bien au contraire. Il est difficile d’y
assumer, seul, la responsabilité d’une vie finalement assez ordinaire, alors que
l’observation permanente des autres renvoie une image on ne peut plus positive. Et il
n’y a pas que les individus les moins « populaires » pour qui le réseau s’avère être un
outil dangereux. Comme le souligne Doan Bui dans le Nouvel Observateur122, « une
étude récente de l’université d’Edimbourg montre que les utilisateurs les plus
‘‘populaires’’, ceux avec le plus de contacts, étaient plus stressés : ils se sentent
obligés d’alimenter le flux d’information pour être à la hauteur de leur public ».
Au delà de la potentialité d’une utilisation de ses propres informations contre soi-‐
même, le risque se situe donc plutôt du côté d’un « isolement » social de plus en plus
prononcé des utilisateurs du réseau. Mais cela ne concerne pas que Facebook, le site
s’inscrit dans une dynamique contemporaine plus large d’exhortation à la visibilité et
d’obligation à être un individu autonome et libre. Cependant, les conséquences d’une
perte de repères et d’un affaiblissement des solidarités ne concernent plus seulement
le monde « virtuel » d’Internet, elles sont cette fois bien réelles.
122 « Un enfer nommé Facebook », dans le magazine Le Nouvel Observateur, n°2423, 14 au 20 avril 2011, pages 82 à 84
59
Bibliographie
• Ouvrages
o AUBERT Nicole et HAROCHE Claudine, Les tyrannies de la visibilité, Erès Editions, 2011
o FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, Gallimard, 1975
o GOFFMAN Erving, La mise en scène de la vie quotidienne, Editions de Minuit, 1959
o SADIN Eric, Surveillance globale, Flammarion, 2009
• Mémoires
o BEZARD Charles, « Fan de tout. Fan de rien. Fan de soi. », Mémoire de Master 2 MISC, CELSA – Paris IV Sorbonne 2010
o CHUPIN Inès, « Facebook : le rôle du dispositif technique dans la gestion de l’identité et des échanges sur Internet », Mémoire de Master 2 MISC, CELSA – Paris IV Sorbonne, 2008
• Articles
o BELOT Laure, « Dis moi qui tu suis sur Twitter, et je te dirai qui tu es », Le Monde, 15/01/11
o BUI Doan, « Un enfer nommé Facebook », dans le magazine Le Nouvel Observateur, n°2423, 14 au 20 avril 2011, pages 82 à 84
o BISSUEL Bertrand, « Facebook, un réseau pas si social », Le Monde, 05/08/10
o BOYD Danah, « Public by Default, Private when Necessary », zephoria.org, 15/06/11
o DE LA PORTE Xavier, « Little Brothers contre Big Brother », Internetactu.net, 16 novembre 2010
o GLAD Vincent, « Peut-‐on savoir qui visite son profil Facebook ? », Slate.fr, 07/11/10
o GEORGES Fanny, SEILLES Antoine, ARTIGNAN Guillaume et ARNAUD Bérenger, « Sémiotique et visualisation de l’identité numérique : une étude comparée de Facebook et Myspace », Actes de la conférence H2PTM’09, Rétrospective et perspective : 1989-‐2009, Paris : Hermès, p. 257 à 268
60
o GUILLAUD Hubert, « Comprendre Facebook (1/3) : le rôle social du bavardage », Internetactu.net, 15/03/11
o GUILLAUD Hubert, « Comprendre Facebook (2/3) : Facebook, technologie relationnelle », Internetactu.net, 28/04/11
o GUILLAUD Hubert, « Le Nouveau Monde de l’intimité numérique », Internetactu.net, 15/09/08
o GUILLAUD Hubert, « De Big Brother à Little Sister », Internetactu.net, 07/04/08
o GUILLAUD Hubert, « Judith Donath : Si Facebook est important, c’est le signe que nos relations sont importantes », Internetactu.net, 16/03/11
o GUILLAUD Hubert, « Comment étudier l’interne quand l’internet est partout ? », Internetactu.net, 29/04/11
o KAPLAN Daniel, « Informatique, libertés, identités », Internetactu.net, 27/04/10
o LEVY Lionel, « Nous sommes dans une société de surveillance généralisée », Stratégies.fr, 25/03/10
o MATALON Vincent, « Peut-‐on traiter son chef de minable sur Facebook ? », Le Monde, 10/03/11
o MANACH Jean-‐Marc, « Dans le futur, chacun aura droit à son quart d’heure d’anonymat », Internetactu.net, 09/03/11
o MANACH Jean-‐Marc, « Vie privée : le point de vue des ‘‘petits cons’’ », Internetactu.net, 04/01/10
o MANACH Jean-‐Marc, « La vie privée, un problème de vieux cons ? », Internetactu.net, 12/03/09
o MANACH Jean-‐Marc, « Pour en finir avec la vie privée sur Facebook », bugbrother.blog.lemonde.fr, 20/11/10
o MANJOO Farhad, « De plus en plus difficile de mentir à ses proches sur Facebook », Slate.fr, 25/08/10
o PEREA François, « L’identité numérique : de la cité à l’écran. Quelques aspects de la représentation de soi dans l’espace numérique », Les enjeux de l’information et de la communication, 2010/1 Volume 2010, p. 144-‐159
o PERROTIN D., « Facebook : l’espionnage social ? », 05/05/09
o RAZEMON Olivier, « Le pseudonyme ou l’échange à visage masqué », Le Monde, 05/01/11
61
o SABBATINI Luca, « Facebook est un redoutable outil de surveillance », tdg.ch, 26/4/10
o SICARD Monique, « De la trace à la traque », http://www.mediologie.org/collection/09_moins/sicard.pdf
o VERGELY Julia, « De la difficulté de la rupture amoureuse à l’ère des réseaux sociaux », Owni.fr, 26/02/11
• Sites Internet o Le blog de Serge Tisseron : http://www.squiggle.be/tisseron
o Le blog de Jean-‐Marc Manach : http://bugbrother.blog.lemonde.fr
o Le site de Fred Cavazza : http://www.fredcavazza.net
o Slate.fr
o Lemonde.fr
o Owni.fr
o Internetactu.net
o Facebookmatuer.com
62
Annexes Annexe 1 : Mini-‐entretiens avec des jeunes utilisateurs de Facebook
NB : Ces mini-entretiens avec des jeunes utilisateurs du réseau n’ont pas cherché à être représentatifs, mais seulement à confirmer ou infirmer certaines hypothèses de travail. Le choix d’utilisateurs jeunes n’est pas anodin, ils représentent une partie très importante des utilisateurs du réseau, et sont également les plus concernés par la recherche d’ un « statut » via Facebook.
Entretien n°1 : Anna, 15 ans
Combien as-tu d’amis sur Facebook ? Moins de 100, je n’ajoute que ceux que je
connais vraiment.
Combien de temps passes-tu sur Facebook par jour, et qu’est-ce que tu y fais ? 5
à 10 minutes par jour, pour voir un peu ce que font les autres, ou si j’ai des nouveaux
messages. Mais je n’aime pas trop m’attarder sur ce que font mes amies proches,
parce qu’une fois j’ai appris par Facebook quelque chose d’important d’une de mes
vraies amies, et ça m’a un peu énervé de ne pas l’avoir appris en face…
Qu’est-ce que tu publies sur Facebook ? Des photos principalement
Comment se représentent tes amis sur Facebook ? Je connais beaucoup de filles
qui ne mettent que des belles photos d’elles… c’est un peu énervant, j’ai l’impression
qu’elles font ça juste pour se faire remarquer !
Est-ce que parfois tu te dis que les autres peuvent regarder ce que tu fais sur
Facebook ? Forcément, ils peuvent, mais je ne m’en occupe pas trop, je mets souvent
des photos juste pour moi, ou pour un tout petit nombre de copines.
63
Entretien n°2 : Gabriel, 16 ans
Combien as-tu d’amis sur Facebook ? A peu près 200
Combien de temps passes-tu sur Facebook par jour, et qu’est-ce que tu y fais ? J’y
suis au moins 1h par jour, pour discuter, regarder les photos de mes amis…
Comment se représentent tes amis sur Facebook ? La majorité est discrète, mais
d’autres cherchent à se valoriser.
Et celui qui se valorise, il t’inspire quoi ? Je me dis que c’est cool pour lui, mais
franchement je ne m’attarde pas trop dessus…
Est-ce que parfois tu te dis que les autres peuvent regarder ce que tu fais sur
Facebook ? Seuls mes amis peuvent voir mes infos, alors ça ne me soucie pas trop. Et
puis, j’ai même bloqué ma tante pour être sûr qu’elle ne voit pas ce que je fais…
Entretien n°3 : Claire, 17 ans
Combien as-tu d’amis sur Facebook ? Une centaine
Combien de temps passes-tu sur Facebook par jour, et qu’est-ce que tu y fais ?
Une demi-‐heure par jour à peu près. J’y vais pour voir les potins, regarder les photos.
En fait, c’est pour le tenir au courant, de qui est ami avec qui… ça sert à ça Facebook,
c’est un peu pour déballer sa vie !
Qu’est-ce que tu publies sur Facebook ? Je n’aime pas dire beaucoup de choses sur
moi, je préfère regarder ce que font les autres.
N’est-ce pas un peu voyeur de vouloir regarder les autres sans rien montrer de
soi ? Non, ce n’est pas voyeur. C’est normal de regarder, si les gens publient des
choses sur eux, c’est que c’est public…
Est-ce que parfois tu penses à ce que les autres pourraient imaginer en voyant
ton profil ? En fait, je m’en moque un peu. Quand j’ajoute quelqu’un sur Facebook, je
le fais d’abord pour moi, pas en réfléchissant à ce que les autres vont en penser. Et
64
puis quand j’ajoute une photo, ce n’est pas forcément la plus jolie, mais celle qui va
rappeler des souvenirs avec des amis…
Entretien n°4 : Etienne, 15 ans
Combien as-tu d’amis sur Facebook ? J’ai 150 amis !
Combien de temps passes-tu sur Facebook par jour, et qu’est-ce que tu y fais ?
C’est assez rapide, une dizaine de minutes par jour, mais je fais toujours la même
chose : je regarde qui est connecté, puis je parcours le fil d’actualité jusqu’en bas, pour
m’informer. Et après je regarde les nouveaux albums photos si ça m’intéresse ou si j’ai
le temps.
Comment se représentent tes amis sur Facebook ? Il y en a beaucoup qui
racontent leur vie pour se rendre intéressant…
Est-ce que parfois tu te dis que les autres peuvent regarder ce que tu fais sur
Facebook ? J’ai configuré les paramètres de confidentialité pour être sûr de savoir qui
peut consulter mon profil… donc je me pose pas la question.
65
Annexe 2 : Entretien avec Inès Chupin, ancienne étudiante du Celsa, et auteure
d’un mémoire de M2 MISC en 2008 sur Facebook
Penses-tu qu’on puisse encore parler d’exhibitionnisme sur Facebook
aujourd’hui ? Effectivement, ça va mieux de se côté là, c’est moins systématique
qu’en 2008, les gens doivent en avoir marre… Et puis, il y a une vraie alerte
médiatique ou amicale, donc le contrôle de son identité se fait plus sentir. Avec le
temps, il y a une meilleure compréhension de l’outil, et les profils sont de plus en plus
rarement ouverts aux « non amis ». En fait, je dirais que plus les gens sont anciens sur
le réseau, plus ils font attention à ce qu’ils disent…
Et la surveillance, est-ce toujours une idée qui fait sens aujourd’hui sur
Facebook ? La surveillance semble plus difficile qu’avant, car les gens font plus
attention, c’est sûr. Mais elle est toujours réelle, presque un automatisme pour se
renseigner sur quelqu’un, avant un rendez-‐vous par exemple. Mais les gens font de
plus en plus attention me semble-‐t-‐il, ils passent du temps à soigner leur profil, à
hiérarchiser les connaissances, etc.
Pourquoi regarder les autres ? Pour la même raison qu’on achète Voici ou Gala : on
est attiré par la vie des autres. Et puis, l’information c’est le pouvoir paraît-‐il, alors
plus tu en sais, plus tu contrôles les choses. Et si on ne veut pas savoir ce qui se passe
dans la vie des autres, Facebook n’a plus beaucoup d’intérêt…
Mais, regarde-t-on vraiment l’autre, ou l’image qu’il veut projeter ? Le problème
c’est que la plupart des gens réagit au premier degré, et font l’amalgame entre les
traces des individus, et les individus eux mêmes. Il faut quand même un certain
niveau de recul, voire d’intelligence, pour comprendre que c’est un jeu de
construction de son image, en permanence…
66
Annexe 3 : Echanges avec Jean-‐Marc Manach, journaliste spécialisé sur les
questions de vie privée et de surveillance sur Internet
Le terme de « surveillance » vous paraît-il pertinent pour décrire Facebook ?
Qualifier les utilisateurs de réseaux sociaux de « surveillants » ou d’ « espions » est à
peu près aussi pertinent que de qualifier les journalistes de « flics » ou l’Internet de
« Stasi en pire » (en référence à ce qu’a déclaré Catherine Nay :
http://www.marianne2.fr/Wikileaks-‐explique-‐a-‐Catherine-‐Nay_a200522.html)
Que font les utilisateurs de ce qu’ils observent ? En quoi s'informer sur ses
proches (au sens large : sa famille, ses amis, ses collègues) ainsi que sur les gens que
l'on apprécie serait-‐il moins noble que de s’informer avec Le Monde, France Inter ou
TF1 ? Il serait bon d'arrêter de penser, et de croire, que l'information est l'apanage,
voire la propriété, des journalistes et des médias (et je le dis d'autant plus facilement
que j'ai une carte de presse) !
Pourquoi, selon-vous, observe-t-on tant les autres sur ce type de réseau ?
Pourquoi lit-‐on, regarde-‐t-‐on, écoute-‐t-‐on les infos ? Pourquoi les gens écoutent-‐ils de
la musique à la radio, des films à la télévision ? Par curiosité, par ennui, par envie,
pour être moins idiot, parce qu’on aime ça, aussi, tout simple… En quoi cela serait-‐il
sale ? (…) Cette vision dramatisée de ce que font les gens sur Internet me semble
aussi coincée que celle qu’avaient les ‘‘vieux cons’’ d’avant la révolution sexuelle, pour
qui le sexe était tabou (…) Il faudrait se faire à l’évidence : ‘‘l’information veut être
libre’’ comme le scandent les hackers depuis pas mal de temps !
Peut-on parler de voyeurisme sur Facebook ? Il faudrait alors qualifier toute
personne cherchant à s’informer de « voyeur », à commencer par ces mamans qui
téléphonent régulièrement à leurs enfants, par ces fans qui suivent de près leurs
idoles, par ces militants qui suivent de près les combats et actions menés par leurs
partis/associations, par ces journalistes et universitaires "experts" dans leurs
domaines... Au vu de ce qu'y font les internautes, on ne peut décemment pas réduire
les réseaux sociaux à une forme de presse people ! Ou alors, allez expliquer cela à
ceux qui s’en sont servi, récemment, en Egypte ou en Tunisie par exemple…
67
Résumé
Avec plus de 650 millions d’utilisateurs, le réseau Facebook est sans conteste le plus
important au monde. A ce titre, il ne laisse personne indifférent : certains y voient un
formidable outil communautaire et d’échanges, tandis que d’autres y voient au
contraire un redoutable outil de surveillance. C’est à cette deuxième dimension qu’on
s’est intéressé ici, avec l’idée que ce terme de « surveillance » était trop fort pour
décrire la portée du dispositif Facebook.
En effet, parler de « surveillance », au sens foucaldien du terme, renvoie à un
imaginaire de coercition et de discipline, qui ne semble pas avoir sa place sur le
réseau. Dans la même lignée, on qualifie souvent les utilisateurs de Facebook comme
étant des voyeurs compulsifs ou des exhibitionnistes naïfs. Or, on s’aperçoit que les
usages sur Facebook relèvent de motivations précises, qui ne sont ni malsaines ni
futiles. De multiples explications peuvent être avancées pour expliquer l’observation
des autres et la monstration de soi sur Facebook, comme le désir de faire valider ses
propres pratiques, de se rassurer, et finalement d’exister. La démarche des
utilisateurs de Facebook, si elle s’inscrit dans une double logique (observer et se
montrer), reste une logique de veille : suivre les signes que les autres émettent, et
gérer en permanence l’identité que l’on renvoie à travers le réseau. Les utilisateurs de
Facebook, loin d’être des voyeurs ou des exhibitionnistes, sont en réalité des veilleurs,
en permanence tiraillés entre un besoin de participer (pour exister et pour observer),
et un désir de gérer l’image qu’ils renvoient, pour préserver leur intimité.
Le réseau Facebook s’inscrit alors dans une dynamique plus large, un univers de
« sousveillance », où le regard n’est plus vertical comme chez Foucault, mais
horizontal : chacun est à la fois observant et observé, chacun est à la fois émetteur et
cible de la veille. Cette sousveillance, qu’on peut retrouver dans d’autres cas que celui
de Facebook, semble caractéristique d’une certaine société moderne, mais constitue
une redéfinition des craintes concernant la vie privée : celles-‐ci se situent à un
premier niveau dans la gestion des informations personnelles, la traçabilité et la
crainte de voir ses informations personnelles dévoilées. Mais surtout, les risques
d’individualisation des rapports sociaux, de repli sur soi, et de frustrations sont de
plus en plus marqués.
68
Mots-clés
• Surveillance
• Veille
• Exhibitionnisme
• Voyeurisme
• Vie privée
• Traçabilité
• Gestion sémiotique
• Identité
• Média social