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Amélie Bosquet Légendes ' de t Normandie collecte choisie et présentée par Françoise Moruan Editions ouest-france Extrait de la publication

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Page 1: Légendes de Normandie…PRÉFACE Grisons-nous avec de Vencre, puisque le nectar des dieux nous manque. Il existe pour chaque région de France des collectes folklori-ques de grande

A m é l i e B o s q u e t

L é g e n d e s ' d e t • Normandie

c o l l e c t e c h o i s i e e t p r é s e n t é e p a r F r a n ç o i s e M o r u a n

E d i t i o n s o u e s t - f r a n c e Extrait de la publication

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Mers-les-Bains

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Collection dirigée par Françoise Morvan

© 2004, Édilarge S.A. — Éditions Ouest-France, Rennes

ISBN : 978-2-73-735171-6

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PRÉFACE

Grisons-nous avec de Vencre, puisque le nectar des dieux nous manque.

Il existe pour chaque région de France des collectes folklori-ques de grande valeur, les unes connues, les autres oubliées, voire toujours inédites. Or, il semble que de plus en plus nom-breux soient les éditeurs qui publient des contes pris un peu au hasard dans les grandes collectes de chaque région, quitte parfois même à les faire récrire et les publier sous le nom de l'auteur qui s'est chargé du tri. On voit ainsi paraître des contes de Bre-tagne collectés au xixe siècle par François-Marie Luzel, Anatole Le Braz, Paul Sébillot, des contes de Normandie collectés par Jean Fleury, par Jules Lecœur, par L.-J. Chrétien, sans que leur nom soit même parfois mentionné dans le volume et sans que la moindre explication soit donnée sur leur recherche.

Cependant, le travail de chacun de ces folkloristes est une œuvre personnelle, inscrite dans un lieu, dans un temps particu-liers, obéissant à des critères qui ne peuvent être effacés sans en modifier la signification ; le style de Luzel n'est pas celui d'Émile Souvestre ; son œuvre s'est en bonne partie écrite contre celle de son illustre prédécesseur : donner pêle-mêle les contes de l'un et de l'autre sous prétexte qu'ils ont tous deux recueilli des contes bretons ne simplifie pas la tâche du lecteur ; au contraire, de là vient l'impression d'égarement que l'on éprouve à lire ces anthologies. Pourquoi donc ne pas choisir pour chaque

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région la meilleure collecte et présenter l'auteur de manière à éclairer son travail ?

Dans le cas de la Normandie, hélas, force est de se rendre à l'évidence : les grands contes sont rares, et même si rares que les compilateurs en sont réduits à se rabattre sur les contes d'Henry Carnoy, recueillis dans la Somme : normands quoi-que picards ? Même les Contes populaires de Normandie, publiés par Jean Fleury dans la prestigieuse collection « Les contes de toutes les nations » des éditions Maisonneuve, cèdent vite place aux chansons et aux proverbes. Pas de col-lecte majeure donc mais une floraison de légendes gracieuses donnant parfois lieu à des chansons qui comptent au nombre des chefs-d'œuvre de la chanson populaire française. C'est déjà ce que constatait Marthe Moricet, auteur d'une remarqua-ble anthologie illustrant une enquête que sa mort prématurée a malheureusement interrompue : La littérature populaire de la Normandie comprend fort peu de contes proprement dits, constate-t-elle. Aussi bien les premiers collecteurs, au XIXe siè-cle, durent-ils adopter pour leurs recueils des titres fort complexes, où il est question de légendes, de croyances superstitieuses. Tandis qu'en Lorraine, en Bretagne, dans le Poitou, les livres compilés vers la même époque sont simple-ment intitulés Contes populaires, Louis du Bois doit donner pour titre à son recueil Recherches archéologiques, histori-ques, biographiques et littéraires sur la Normandie ; celui de Pluquet s'appelle Contes populaires, préjugés, patois, prover-bes, noms de lieux de l'arrondissement de Bayeux ; et celui de Chrétien Les Veillerys argenténois, ou contes populaires, légendes, traditions, anecdotes historiques, etc... de l'arron-dissement d'Argentan1.

1. Récits et contes des veillées normandes, Cahiers des Annales de Nor-mandie n° 2, Caen, 1962.

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Surtout pas d'affabulation gratuite, un souci permanent de montrer que Ton n'est pas dupe et, jusque dans l'intérêt porté aux traditions merveilleuses, une manière de peser le pour et le contre et de ne pas se laisser prendre au jeu, voilà ce qui semble caractériser le conte normand.

Trouver une collecte majeure dont le style n'ait pas trop vieilli étant impossible, il ne restait qu'à faire un choix, autre-ment dit reprendre les pièces essentielles des quelques collectes fiables, sans toutefois partager la sévérité de l'ethnologue Jean Cuisenier qui, en tête d'un autre recueil, non moins remarquable dans la perspective d'un travail ethnographique, déclarait que, si bon nombre de collectes anciennes sont douteuses, sinon frau-duleuses, en revanche, deux d'entre elles, celles de L.-J. Chrétien et de Jules Lecceur, sont à recommander. Chrétien et Lecœur : telles sont les deux sources majeures pour le folklore du Bocage normand2. Il y a bien d'autres recueils, certains d'entre eux écrits très tôt, avant que la grande vogue du conte à l'époque roman-tique n'ait commencé de susciter des vocations de folkloristes dans toutes les provinces ; simplement, ils sont d'un intérêt très inégal, ce qui passionne l'ethnologue ne séduit pas forcément le lecteur et l'on ne découvre pas sans déception des textes au style pesant, vieilli, voire didactique ou édifiant (le folkloriste nor-mand étant, de plus, fort enclin à moraliser).

Une œuvre cependant se détache de l'ensemble : un gros volume, paru en 1845 sous le titre La Normandie romanesque et merveilleuse, traditions, légendes et superstitions populaires de cette province, un volume dû à la plume d'une hardie pionnière des traditions populaires, une Rouennaise, Amélie Bosquet, sur-tout connue (ou moins oubliée) comme romancière (ou plutôt romancier) sous son nom d'Emile Bosquet. Sans fin reprise, citée, exploitée, La Normandie romanesque et merveilleuse est une véritable mine où quiconque s'intéresse au folklore normand est,

2. Récits et contes populaires de Normandie, Gallimard, 1979.

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à un moment ou à un autre, amené à puiser. Dans quels recueils de contes et légendes de Normandie ne trouve-t-on pas « Le lac de Fiers », objet d'une prédilection qui semble ne s'être jamais démentie ? Et la légende de Marianson, « Le lutin ou le fé amou-reux », la légende de la fée d'Argouges, qui amènent Jean Cuise-nier lui-même, quoi qu'il en dise, à mettre ses pas dans ceux d'Amélie Bosquet ? En 1858 déjà, George Sand, qui était en cor-respondance avec elle, s'inspirait des recherches d'Amélie Bos-quet pour ses Légendes rustiques qui devaient faire date. On a pu lui reprocher, comme à sa devancière, de donner une version trop littéraire des récits de tradition orale mais, dans La Normandie romanesque et merveilleuse, le style travaillé, les descriptions et dialogues appuyés et la grandiloquence ironique des commentai-res sont ce qui fait le charme de ces récits que la distanciation et l'humour ont gardé de trop vieillir. Au contraire de la plupart des folkloristes, Amélie Bosquet se laisse prendre au charme des légendes qu'elle rapporte, mais ne manque aucune occasion de glisser une allusion sarcastique. Ainsi raconte-t-elle la pieuse légende du seigneur de Préaux que des guerres lointaines appe-lèrent hors de son pays :

A son retour, un bruit injurieux lui fit concevoir des soupçons sur la fidélité de sa femme. Sa colère jalouse ne lui permit pas d'examiner les motifs de l'accusation : il condamna aussi la pré-tendue coupable à être attachée à la queue d'un cheval vigou-reux et emporté. Plus tard, il se repentit de son crime, et, pour tâcher d'en obtenir le pardon, il fonda le monastère de Préaux et s'y consacra le reste de ses jours à la pénitence...

Et de conclure : Si aucun mari ne confie plus, de nos jours, à son cheval le

châtiment de sa femme, au moins nous n 'oserions répondre qu 11 n'y ait pas encore quelques femmes persécutées et battues; mais, assurément, il n 'est personne, parmi les plus scrupuleux, qui se préoccupât de fonder une église, ou tout autre monument

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d'espèce semblable pour expier les plus énormes contraventions aux lois pacifiques du mariage.

Il faut s'accoutumer à ce style particulier pour pouvoir en goûter l'ironie ; or, mêlés aux contes d'autres auteurs, les textes d'Amélie Bosquet semblent inutilement ornés, longs, fleuris, ennuyeux. Mais, publié intégralement, le volume, encombré d'un appareil critique historiquement daté, ne peut guère, si inté-ressant soit-il, espérer toucher qu'un lectorat érudit (les éditions Le Portulan l'ont ainsi naguère publié en reprint). Comment donner à lire les quelque cent cinquante légendes qu'il contient sans les sortir de la gangue de cet appareil critique ? Et comment les donner à la suite, telles qu'elles apparaissent à l'intérieur de chapitres didactiques ?

Il nous a semblé que le meilleur moyen de rendre vie à une telle œuvre, à la fois drôle sous ses dehors d'érudition pontifiante et sérieuse (Amélie Bosquet donnant toujours ses sources et per-mettant à chacun de poursuivre ses recherches à partir des sien-nes), c'était de reprendre son travail en essayant d'en accroître la lisibilité. Autrement dit : garder l'architecture du volume et l'ordonnancement des récits, respecter scrupuleusement le style mais couper les commentaires d'une érudition dépassée qui pouvaient occuper de longues pages, voire interrompre un conte et, le fil de la lecture étant perdu, le rendre incompréhensible ; ajouter des titres, comme Amélie Bosquet elle-même avait commencé de le faire dans les derniers chapitres ; enfin, supprimer certains chapitres, soit étrangers au sujet (un long chapitre consa-cré aux possessions n'avait pas grand-chose à voir avec les tradi-tions populaires), soit purement énumératifs (tels les chapitres sur les trésors cachés et sur les menhirs et dolmens de Normandie considérés comme monuments druidiques, selon la croyance alors admise), et en condenser d'autres (ainsi les trois longs chapitres introductifs sur les ducs de Normandie ont-ils été réduits à la chronique merveilleuse de Robert le Diable et Richard sans Peur — encore cette chronique aurait-elle pu se rattacher au chapitre

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des « personnages célèbres », lui-même partie intégrante des « légendes historiques » mais, dès lors qu'Amélie Bosquet avait choisi de donner cette chronique en ouverture, l'ordre du volume ne pouvait être modifié sans changer la tonalité d'ensemble).

Signaler les coupes n'était pas difficile : Amélie Bosquet igno-rant les points de suspension, ils pouvaient être utilisés pour les indiquer aussi discrètement que possible. Sa ponctuation, caracté-risée par une surabondance de virgules, précédant parfois des conjonctions de subordination, a été rectifiée lorsqu'elle ralentissait par trop la lecture. Enfin, certaines coquilles ou fautes diverses ont été corrigées. Nous avons pris soin de conserver les résumés en tête de chapitre (en y insérant les titres des légendes) et les lettrines d'E.-M. Langlois, G. Morin, A. Drouin gravées par Brevière.

Ce que nous donnons ici n'est donc plus La Normandie roma-nesque et merveilleuse mais une version accessible d'une œuvre qui nous permet de revenir aux sources du légendaire normand sans trahir un auteur aussi inattendu qu'attachant.

*

Quelques pages ne seront pas inutiles pour présenter, non pas Emile Bosquet, romancier, non pas Amélie, amie et correspon-dante de Haubert, restée célèbre pour avoir transmis à la postérité la célèbre phrase « Madame Bovary, c'est moi », mais Amélie Bosquet, auteur tout à la fois atypique et représentatif d'une géné-ration de femmes écrivains, rejetées par leur condition même en marge du milieu littéraire — et de là à explorer les marges de la littérature pour y trouver des chasses moins bien gardées, il n'y a pas loin : c'est ce qui explique sans doute en partie l'intérêt d'Amé-lie Bosquet, puis de George Sand, pour la littérature populaire.

Née à Rouen en 1815, Amélie Bosquet, restée très tôt orphe-line, avait été élevée par un fabriquant de rouenneries (c'est-à-dire de toiles de coton de couleur) qui devait l'adopter peu avant la parution de son premier livre, La Normandie romanesque et

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merveilleuse. L'idée d'écrire ce livre lui avait été donnée par André Pottier, le conservateur de la bibliothèque publique de Rouen où elle devait rencontrer Flaubert : c'est à lui d'ailleurs qu'elle dédie le volume avant de s'expliquer sur ses intentions dans une préface précédant une longue introduction3. Depuis que la curiosité et le goût du public se sont dirigés vers Vhistoire particulière des provinces ; depuis que Von a compris quil y avait là, concernant les hommes et les choses, une mine d'obser-vations et de connaissances nouvelles à exploiter, la vogue s'est emparée surtout des ouvrages qui se rattachent à la Normandie et à la Bretagne, indique-t-elle dès la première phrase de sa préface.

En fait, c'est la vogue de la Bretagne qui l'a amenée à pro-duire pour la Normandie une œuvre de synthèse qui soit, comme Les Derniers Bretons d'Émile Souvestre, une sorte de monument rassemblant traditions, légendes et superstitions populaires de cette province (pour reprendre le sous-titre de La Normandie romanesque et merveilleuse) — Souvestre devait d'ailleurs faire paraître la même année Le Foyer breton, livre voué à exercer l'influence la plus durable sur la collecte de contes en Bretagne. Mais, à l'origine de cette entreprise, expliquant sans doute une si longue passion, il y a aussi une enfance normande : De bonne heure, tous les vieux contes que le peuple se plaît à redire nous ont été familiers ; nous les avons aimésy nous y avons cru et si, depuis longtemps, notre raison s'est affranchie de cette crédu-lité, notre imagination se remet facilement sous le joug, écrit-elle, bien fidèle en cela à la tradition normande : mettant le scep-ticisme à distance pour accéder, malgré tout, à un domaine ima-ginaire dont on reconnaît le charme, on ne consent à subir son

3. Nous ne l'avons pas reproduite in extenso, l'intérêt des justifications théoriques d'une recherche pionnière en son temps ayant décru au fur et à mesure que la recherche elle-même s'imposait sans requérir d'autre justifica-tion qu'elle-même.

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attirance que sous réserve de montrer qu'on en est bien maître. Ce style si particulier, mêlant la grandiloquence et de l'humour, trouve sans doute là son origine.

Cependant, au contraire d'Émile Souvestre, elle s'est heurtée à un problème majeur: Ce sujet, écrit-elle, n'avait été traité jusqu'alors qu'accidentellement et d'une manière tout épisodi-quey la recherche des faits véritables et le dépouillement des archives historiques ayant suffi pour absorber les préoccupa-tions de nos savants compatriotes. Cependant, la matière qui s'offrait à notre étude était si vaste qu'il eût fallu des labeurs de bénédictin pour l'épuiser. En effet, si nous nous fussions mise en peine de recueillir tous les récits traditionnels qui ont cours dans nos campagnes, chaque village eût pu nous fournir assez de documents pour remplir un volume. Aussi n'était-ce pas de cette manière que nous devions chercher à compléter notre œuvre ; mais, comme ces innombrables historiettes ne sont, en définitive, que des variantes, plus ou moins piquantes, de cer-tains thèmes superstitieux faciles à développer, nous avons pu nous contenter d'exposer au lecteur ces données fondamentales, en y ajoutant de nombreux spécimens des fabuleux récits qui s'y rattachent, pour que l'idée dominante en soit aisément appré-ciée. Telle a donc été sa méthode : partir des matériaux déjà accumulés pour en donner une synthèse, procéder à une énorme compilation pour la soumettre au filtre de sa mémoire et de sa sensibilité d'écrivain.

Le gros livre qui en est résulté (520 pages in-octavo, sans compter la préface et l'introduction) a assuré sa renommée dans le cercle des écrivains normands, et c'est tout naturellement qu'elle a été associée à un vaste projet, l'édition monumentale de La Normandie illustrée, monuments, sites, costumes, publiée en 1852. Mais ce n'était pas ce qu'elle recherchait avant tout. Dans une lettre à l'écrivain Champfleury, elle explique : Ne tom-bez pas, je vous prie, Monsieur, dans l'erreur commune de croire que Louise Meunier est une autobiographie. Dieu merci,

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je n'ai jamais eu aucun emploi servile et je ne crois pas qu'il y ait une femme qui ait jamais vécu avec plus d'indépendance que moi. Si vous désirez connaître ma personnalité, cherchez dans le héros d'Une passion en province.

Or, Une passion en province est une nouvelle qui met en scène un fils d'ouvrier que sa passion pour la littérature ne mène qu'à l'amertume et au désespoir à voir le vide de la vie végétative de sa petite ville. Pour tenter de s'y soustraire, il fréquente les sociétés savantes et se livre à ces recherches de l'histoire et des antiquités locales, si chères aux hommes de province, et qui furent celles même d'Amélie Bosquet. Erudite, et souvent fort amère, elle aussi, mais surtout portée par un tempérament rebelle, elle, en revanche, a tout fait pour ne pas se laisser enfer-mer dans le cercle de ses relations rouennaises. Elle a noué des liens avec divers écrivains, dont Champfleury, Maxime du Camp, l'ami de Flaubert, George Sand et André Léo, une jour-naliste qui, comme elle-même, comme George Sand et tant d'autres, avait renoncé à son vrai nom, Léodile Champseix, pour franchir les écueils d'une condition jugée inférieure : elle militait avec ardeur pour les droits des femmes et la justice sociale (enga-gée aux côtés de Louise Michel lors de la Commune, elle devait, entre autres, fonder le journal La Sociale). C'est dans le même esprit qu'Amélie Bosquet devait publier en 1868 Le Roman des ouvrières, suivi de six romans ou nouvelles, d'un intérêt inégal mais tous porteurs d'un esprit critique affirmé. Cet esprit critique allait d'ailleurs être, un an après la parution du Roman des ouvrières, à l'origine de sa brouille avec Flaubert, une brouille qui n'est pas sans intérêt pour nous car le même esprit anime ses critiques littéraires et sa manière d'aborder le folklore.

Amélie Bosquet avait fait la connaissance de Gustave Flaubert en juin 1859, cette fois encore par l'intermédiaire du conservateur de la bibliothèque municipale de Rouen ; nous savons même dans quelles circonstances puisque Flaubert, quelques années plus tard, évoque pour elle leur rencontre : On vous a apporté des

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mirlitons, le sucre en poudre faisait une moustache blanche à votre joli bec. Vous étiez charmante, à donner envie de vous cro-quer comme les gâteaux (26 octobre 1863). Amélie, qui passe pour être fort jolie, est loin de déplaire au romancier, alors bien abattu par le roman que Louise Collet vient de publier après leur rupture. Hélas, au lieu de répondre à ses avances, elle engage le débat sur le terrain mouvant des problèmes soulevés par ce roman : Quand j'ai vu que vous aussi, vous vous en mêliez, j'ai un peu perdu patience, je l'avoue, parce qu'en public, je fais bonne figure. Comprenez-vous ? N'allez pas croire que je vous en veuille. — Non, je vous embrasse très tendrement pour les gen-tilles choses que vous me dites. Toute la correspondance se pour-suit sur ce ton mi-charmeur mi-ironique, le paternel Gustave louant le travail de sa chère confrère et l'incitant toujours à tra-vailler davantage, l'indomptable Amélie lui administrant force preuves d'admiration et, tout à la fois, d'indépendance d'esprit, l'un et l'autre s'apportant réconfort et encouragements face à un monde qu'ils voient sous les dehors les plus sombres : Que deve-nez-vous maintenant ? écrit Gustave le 21 octobre 1862. Vous devez avoir repris votre train-train habituel et vous ennuyer plus fort que jamais. Avez-vous quelque chose en tête ? On ne se sauve de l'ennui que par le travail Grisons-nous avec de l'encre, puis-que le nectar des dieux nous manque. Et, en juillet 1864 : Non, chère amie, ce n'est pas la bonne compagnie qui fait que vous vous ennuyez (la mauvaise ne vaut pas mieux, ne regrettez rien), c'est l'existence en elle-même, car la vie humaine est une triste boutique, décidément, une chose laide, lourde et compliquée. L'art n'a point d'autre but, pour les gens d'esprit, que d'en esca-motter le fardeau et Vamertume (est-ce une faute d'orthographe que d'écrire escamotter avec deux tt ? Escamotez-en un, alors). Vous voilà donc placée au Temps ? Mais il faut prendre de la patience, à ce qu'il paraît. En prendrez-vous ?

Vous ne me dites pas si vous avancez dans votre roman mar-tinvillais. On m'a conté que vous aviez écrit, dans le Journal de

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Rouen, le compte rendu de la Religieuse. Vous êtes donc rentrée dans ce papier dont j'exècre le ton bourgeois et les tendances rétrogrades ? Tant pis pour vous ! C'est perdre votre temps.

Quant à votre ami, il continue ses lectures socialistes, du Fourier, du Saint-Simon, etc. Comme tous ces gens-là me pèsent ! Quels despotes, et quels rustres ! Le socialisme moderne pue le pion. Ce sont tous bonshommes enfoncés dans le moyen âge et l'esprit de caste ; le trait commun qui les rallie est la haine de la liberté et de la Révolution française.

Sa diatribe contre le socialisme lui vaut, comme il s'y atten-dait, les foudres d'Amélie qui ne manque aucune occasion de blâ-mer son machisme et ses penchants réactionnaires. Il s'en excuse avec une goujaterie charmeuse : Je n'avais pas besoin de votre lettre pour savoir que vous êtes un bon cœur et un excellent esprit. Mes brutalités, ou plutôt ma grossièreté, comptaient bien là-dessus. Si j'avais douté de votre intelligence, je ne vous aurais pas écrit si vertement, et, puisque vous acceptez mes baisers quand même, je vous en envoie quatre, un sur chaque joue et deux autres, un peu plus longs, placés un peu plus bas (9 août 1864).

Les échanges se poursuivent sur le même ton jusqu'à la paru-tion de L'Éducation sentimentale. Si Amélie a accepté de bon gré les critiques de Gustave, ce dernier, quant à lui, prend fort mal les deux articles qu'elle lui consacre, les 11 et 18 décembre 1869, dans la revue Le Droit des femmes. Elle a pourtant pris la peine de lui écrire pour le remercier de lui avoir dédicacé L'Édu-cation sentimentale et lui faire part de son malaise face à un livre qui la laisse partagée entre l'admiration et la révolte. Priée d'ouvrir une série de critiques littéraires sur les grandes œuvres du temps dans une revue qui fait le pari de permettre à des fem-mes de prouver qu'elles sont capables de se livrer à un véritable exercice critique, elle joue le jeu avec franchise, sans complai-sance, et en y apportant le même sérieux qu'à la recherche des légendes normandes. En bref, si elle rappelle et souligne son admiration pour son talent, elle ne lui épargne pas non plus ses

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reproches, l'un d'ordre éthique, l'autre d'ordre esthétique. Le premier tient à la dédaigneuse impartialité de Flaubert qui ne met en relief que le ridicule et l'ignoble ; dès lors que tout se vaut, les revendications les plus légitimes sont réduites à n'être que l'expression d'une turpitude égale aux autres : L'organe de la revendication des droits de la femme, c'est Mie Vatnaz, entre-metteuse et voleuse. Cela ne réduit en rien le talent de Flaubert puisque chaque scène de son roman... est supérieurement juste et réussie seulement — et en cela l'esthétique rejoint l'éthique — chacune de ces scènes ou de ces tableaux est un chef-d'œuvre ;

mais leur assemblage dans le livre forme un amoncellement de superfluités. Leur diversité même n'exclut pas la monotonie. Bref, le système de Flaubert est faux : il prétend planer au-dessus de son œuvre comme le Dieu des spiritualistes au-dessus de la création. Mais ce Dieu aperçoit au moins le bien comme le mal. Extérieur sans l'être, objectif, en fait, au nom d'une subjectivité totale, il stérilise son talent par Vorgueil d'un faux système qui n'est peut-être au fond que le système de l'orgueil.

Ces articles, amicaux, ne prétendaient qu'à ouvrir un débat sur des bases solides. Mais, de toute évidence, plus orgueilleux et plus machiste qu'elle ne pouvait même le penser, Haubert ne lui pardonnera jamais ses critiques. Sans même daigner lui répondre, il se répand dans sa correspondance en plaintes contre elle, l'accusant d'ingratitude et la comparant, de fait, à la Vat-naz : Quant aux idées socialistes de la Vatnaz, je vous jure (et je peux vous le prouver textes en main) qu'il n'y a aucune exa-gération. Tout cela a été imprimé en 48. En fait de bas-bleu, j'ai connu la fleur du panier et qui ne ressemblait nullement à la Vatnaz (à Alfred Darcel, 14 décembre 1869). En somme, ni entremetteuse ni voleuse, ayant, tout au contraire, su résister à ses avances et faire preuve, à ses dépens, d'une louable honnêteté intellectuelle, Amélie, qui a, de plus, au contraire de la Vatnaz, le tort d'être jolie, se trouve mise dans le même panier : bas-bleu, le mot est dit, et la voilà même la fleur du panier.

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Ce mince épisode de la vie de Flaubert — si important cepen-dant pour la carrière et la vie d'Amélie Bosquet (sans même parler de sa fragile vie posthume) — occupe quelques pages de notes à la fin de l'édition de sa correspondance4. Plusieurs arti-cles savants lui ont été consacrés5, mais Amélie Bosquet est réduite, la plupart du temps, à ce personnage de bas-bleu ou de pétroleuse aigrie, jalouse du succès du maître et payant d'ingra-titude ses efforts pour l'aider à percer.

Ses recherches dans le domaine des traditions populaires don-nent une tout autre image d'elle, une image que ses articles sur L'Éducation sentimentale ne contredisent pas. Je ne crois pas qu'il y ait une femme qui ait jamais vécu avec plus d'indépen-dance que moi, écrivait-elle à Champfleury. Le ton des lettres échangées avec Flaubert le montre bien, et ce long périple aux sources du légendaire normand aussi. On mesure mieux l'audace de certains passages, surtout à cette date et venant d'une femme, quand on connaît son itinéraire. Loin d'être simple, voire sim-pliste, le folklore est un lieu de littérature problématique, confluent d'attentes et de questions que cette œuvre pionnière met peut-être mieux que d'autres en lumière.

Françoise Morvan

4. Ces notes minutieuses se trouvent à la fin du tome ÏII et du tome IV de la Correspondance de Flaubert. On les doit à Jean Bruneau qui s'est livré à une longue recherche sur les échanges épistolaires de Flaubert et d'Amélie Bos-quet (Correspondance, tome III, Gallimard, 1991, p. 1067-1069 ; tome IV, Gallimard, 1998, p. 1128-1131). Un portrait d'Amélie Bosquet figure dans Y Album Flaubert de la Pléiade, p. 119.

5. Voir « Flaubert et la Rouennaise Amélie Bosquet », Bulletin des amis de Flaubert, décembre 1965, p. 19-31 ; «Amélie Bosquet contre Gustave Flaubert », Bulletin des amis de Flaubert, mai 1972, p. 42-43.

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INTRODUCTION

e moment est opportun, il nous semble,pour réunir toutes les parties éparses de cevaste historiaI qui embrasse, avec les récitsfabuleux de la tradition, toutes les antiqueset fausses croyances du peuple. À mesure,en effet, que l'esprit des masses secoue lejoug des préjugés et qu'il se débarrasse desvaines rêveries de la superstition, on metautant de soin à désapprendre, à oublier les

enseignements traditionnels, qu'on en apportait naguère à lesretenir et à les conserver. Bien plus, si vous interrogez présen­tement sur cette matière les habitants de nos campagnes, il s'entrouvera beaucoup parmi eux qui interpréteront votre innocentecuriosité comme une mordante raillerie et qui refuseront mêmeavec dédain de vous communiquer quelques-uns de ces contesnaïfs dont ils étaient jadis les infatigables propagateurs. C'estque le peuple, assez bon raisonneur déjà pour être frappé deserreurs de fait qui constituent toutes les croyances superstitieu­ses, n'est pas encore assez fort d'intelligence pour atteindre auxaperçus scientifiques et moraux qui se peuvent découvrir dansles antiques traditions et qui en font un si curieux et si intéressantsujet d'examen...

Ce n'est pas, selon nous, par le prestige merveilleux qui s'yrattache que les superstitions populaires sont vraiment dignesd'exciter l'attention et de provoquer l'intérêt, puisque ce prestige

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est d'autant plus près de se dissiper complètement que Ton arrive à une connaissance plus exacte des véritables éléments dont se sont formées ces traditions miraculeuses ; mais, outre les curieuses recherches historiques auxquelles ces fables antiques doivent donner lieu, elles constituent aussi le thème le plus favorable qui puisse être soumis à l'observation pour arriver à constater les tendances natives des facultés humaines. Comment, en effet, ces créations imaginaires que le peuple a sans cesse modifiées sui-vant ses idées dominantes ou sa fantaisie du moment ne porte-raient-elles pas l'empreinte profonde de son génie ? Or, qui dit le peuple, surtout à ces époques d'inspiration, dit aussi l'huma-nité dans toute la franchise de ses sentiments innés et de ses ins-tincts primitifs.

Que ceux, donc, d'entre nos lecteurs qui se seraient sentis dis-posés jusqu'alors à accueillir avec dédain les récits traditionnels s'efforcent de prêter à ceux dont nous sommes l'humble et fidèle narratrice une attention plus sympathique, et nous sommes per-suadée qu'ils découvriront dans ces fables qui ne semblent, au premier aspect, qu'un tissu d'inconséquences et de puérilité, bien des significations intéressantes que nous-même n'avons pas pré-vues et que nous n'aurions su signaler. Peut-être arriveront-ils à trouver enfin dans ces inventions fabuleuses matière à observa-tions et à enseignements, aussi bien que dans les pages les plus véridiques de l'histoire. En effet, les émanations divines de nos âmes s'échappant pour ainsi dire à notre insu, tout ce qui nous touche en retient quelque chose et notre liberté aveugle ignore toujours où nous avons le plus semé. C'est pourquoi il peut y avoir autant de l'esprit d'un siècle dans une humble légende que dans ces événements laborieux au service desquels une nation entière s'est efforcée d'employer toutes les ressources de son activité et de son génie.

A. B.

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La chambre des Demoiselles 315 Le bonhomme de Fatouville 316 La dame des Hogues 318 Les seigneurs de Rouvres, de Creully et de Villiers 319 La châtelaine du Molley 322 Maître Berneval, architecte de Saint-Ouen 323

LÉGENDES MERVEILLEUSES 327

Monuments construits par le diable 328 La chapelle de Caillouville 328 Le matou de Pont-de-F Arche 330 La route diabolique de Condé-sur-Iton 331 La Brèche-au-diable de Pôtigny 332

Lieux hantés et enchantés 334 Le cimetière Saint-Germain 334 L'if de Tourville 335 Le mouton de Bouteilles 336 La Tour du Diable 337 Le lac de Fiers 338

Légendaire épars des églises et villages 340 La légende de Sainte-Adresse 340 Notre-Dame-des-Neiges 341 Saint-Paul-de-Bruneval 341 L'église d'Étretat et l'église de Cormeilles 342 La légende de Grainville-l'Alouette et de Sec-Iton 344 La cloche merveilleuse de Corneville 345 Chanson de la fille du roi 346

ANNEXES 349

Le lai des deux amants 350 Variante de la légende de Robert le Diable 358

La fdle de l'empereur de Rome 358 Variante de la légende de Richard sans Peur 363

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La pérégrination à Jérusalem 363 Culte des arbres et des fontaines 369

Vestiges du culte des arbres 369 L'Enragée et le Trou de misère 370 Le Réveillon des cœurs 370

INDEX 373

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