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D ANS UN PRÉCÉDENT NUMÉRO de L’Homme, Emmanuel Désveaux a proposé une note de lecture consacrée à l’édition d’un choix d’œuvres de Claude Lévi-Strauss dans la Bibliothèque de la Pléiade, note de lecture peu bienveillante, il faut bien le reconnaître. Après quelques hésitations, j’ai décidé de répondre à cette recension, moins par souci de polémique que parce que ce compte rendu effleure malgré lui quelques pro- blèmes de fond, de sorte que je conçois ce “droit de réponse” qu’a bien voulu me laisser Jean Jamin plutôt comme l’occasion d’une mise au point. Car il est vrai que la prépara- tion de cette édition n’était pas connue de tous et que de nombreux chercheurs en général, et anthropologues en particulier, se sont demandé comment le projet s’était formé et quel sens il fallait accorder à une telle publication – interrogations légitimes et qui méritent qu’on s’y arrête. Je tiens au préalable à préciser que je parle ici en mon nom seul, comme ce fut le cas, du reste, dans l’ensemble des textes que j’ai écrits pour cette édition que j’ai préfacée et coordonnée, mais non dirigée au sens strict. Le directeur d’une édition “Pléiade” choisit à la fois ses collaborateurs et les textes retenus dans le volume (quand il ne s’agit pas d’œuvres complètes) ; en l’occurrence, les éditeurs ont été sollicités individuellement par Gallimard et les textes qui composent ce volume ont été choisis, on le sait, par Claude Lévi-Strauss lui-même. Ce qui suit n’engage donc nullement les autres chercheurs qui ont participé à cette édition (Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff). Je passerai rapidement sur le ton d’insi- nuation de la recension : le sous-entendu qui se garde bien de donner un contenu au fan- tasme (“on imagine volontiers les intenses tractations qui ont conduit à la désignation des artisans de cette édition, tractations menées entre vénérables institutions de la rive gauche: la rue Bodin [sans doute pour la rue Sébastien Bottin, où siègent les éditions Gallimard], la rue d’Ulm […], et, enfin, la rue du Cardinal-Lemoine” ), le persiflage (la rue d’Ulm – fréquentée il est vrai par trois d’entre nous, mais quittée il y a plus de douze ans – “plus que jamais vivier de toutes les ambitions”), la médisance, discrète mais efficace, à travers le choix de mots qui pré- sentent ce travail de collaboration de plu- sieurs années comme une foire d’empoigne entre différentes disciplines et différentes “ambitions” (ainsi, lit-on que je me “réclame” de la “critique littéraire” (où Emmanuel Désveaux a-t-il lu chose pareille ?) et que je me “réserve le commentaire de Tristes Tropiques” quand Frédéric Keck “s’approprie” DÉBAT L’Homme 193/ 2010, pp. ??? à ??? Réponse à Emmanuel Desveaux Vincent Debaene Réponse au compte rendu d’Emmanuel Desveaux paru dans L’Homme, 2009, 190: 199-201.

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Debaene Réponse à E. Desveaux

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Page 1: L'Homme 193 Debaene Réponse à  E. Desveaux

D ANS UN PRÉCÉDENT NUMÉRO deL’Hom me, Emmanuel Désveaux a proposéune note de lecture consacrée à l’éditiond’un choix d’œuvres de Claude Lévi-Straussdans la Bibliothèque de la Pléiade, note delecture peu bienveillante, il faut bien lereconnaître.Après quelques hésitations, j’ai décidé de

répondre à cette recension, moins par soucide polémique que parce que ce compterendu effleure malgré lui quelques pro-blèmes de fond, de sorte que je conçois ce“droit de réponse” qu’a bien voulu me laisserJean Jamin plutôt comme l’occasion d’unemise au point. Car il est vrai que la prépara-tion de cette édition n’était pas connue detous et que de nombreux chercheurs engénéral, et anthropologues en particulier, sesont demandé comment le projet s’étaitformé et quel sens il fallait accorder à unetelle publication – interrogations légitimes etqui méritent qu’on s’y arrête.Je tiens au préalable à préciser que je parle

ici en mon nom seul, comme ce fut le cas, dureste, dans l’ensemble des textes que j’aiécrits pour cette édition que j’ai préfacée etcoordonnée, mais non dirigée au sens strict.Le directeur d’une édition “Pléiade” choisit àla fois ses collaborateurs et les textes retenusdans le volume (quand il ne s’agit pasd’œuvres complètes) ; en l’occurrence, les

éditeurs ont été sollicités individuellementpar Gallimard et les textes qui composent cevolume ont été choisis, on le sait, par ClaudeLévi-Strauss lui-même. Ce qui suit n’engagedonc nullement les autres chercheurs qui ontparticipé à cette édition (Frédéric Keck, MarieMauzé et Martin Rueff).Je passerai rapidement sur le ton d’insi-

nuation de la recension : le sous-entendu quise garde bien de donner un contenu au fan-tasme (“on imagine volontiers les intensestractations qui ont conduit à la désignationdes artisans de cette édition, tractationsmenées entre vénérables institutions de larive gauche: la rue Bodin [sans doute pour larue Sébastien Bottin, où siègent les éditionsGallimard], la rue d’Ulm […], et, enfin, la ruedu Cardinal-Lemoine” ), le persiflage (la rued’Ulm – fréquentée il est vrai par troisd’entre nous, mais quittée il y a plus dedouze ans – “plus que jamais vivier de toutesles ambitions”), la médisance, discrète maisefficace, à travers le choix de mots qui pré-sentent ce travail de collaboration de plu-sieurs années comme une foire d’empoigneentre différentes disciplines et différentes“ambitions” (ainsi, lit-on que je me “réclame”de la “critique littéraire” (où EmmanuelDésveaux a-t-il lu chose pareille ?) et que jeme “réserve le commentaire de TristesTropiques” quand Frédéric Keck “s’approprie”

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L’Homme 193/ 2010, pp. ??? à ???

Réponse à Emmanuel Desveaux

Vincent Debaene

Réponse au compte rendu d’Emmanuel Desveaux paru dans L’Homme, 2009, 190 : 199-201.

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Le Totémisme aujourd’hui et La Pensée sau-vage, etc. On notera qu’Emmanuel Désveauxa pris soin toutefois d’épargner Claude Lévi-Strauss lui-même à qui est reconnue unecertaine “habileté” dans la sélection de sespropres textes… N’insistons pas : aucune deces formules ne se justifie ; aucune n’étaitnécessaire. On s’amusera néanmoins du rai-sonnement qui conduit l’auteur à ces consi-dérations : il commence par se réjouir quequelqu’un quelque part ait eu l’idée de faireparaître “une sorte de portable Lévi-Strauss” ; puis il s’aperçoit que ce volume estpublié dans la Bibliothèque de la Pléiade et levoilà qui regrette que le livre dont il rêvaitparaisse dans une telle collection car cela,nous explique-t-il, “change considérablementl’esprit de la démarche”. Mais peut-être lesprémisses étaient-elles fausses, peut-être lapublication de Lévi-Strauss en Pléiade nevisait-elle pas à donner un reader, comme ondit aux États-Unis, et peut-être aurait-il fallucommencer par s’interroger sur le sens d’unetelle parution plutôt que d’y voir d’embléeune trahison de son propre désir…Deux objections surnagent toutefois. La

première concerne la pertinence mêmed’une édition critique de Lévi-Strauss. Laseconde l’identité des éditeurs (une anthro-pologue seulement, parmi les quatre colla-borateurs) et la “récupérationphilosophico-littéraire” dont cette publica-tion serait l’occasion. Je les aborderai danscet ordre, après avoir noté cependant qu’au-cune de ces deux critiques n’a trait auvolume lui-même (presque rien n’est dit, eneffet, des textes qui accompagnent cetteréédition, de leur contenu, de leurs méritesou de leurs défauts éventuels) et que, dansles deux cas, il s’agit d’objections de principe.À en croire Emmanuel Désveaux, c’est

d’abord le projet même d’une édition cri-tique de Lévi-Strauss qui est contestable : onpeut se demander, écrit-il, “si l’apport denotices et de notes qui caractérisent ce typed’édition ne présente pas plus d’inconvé-nients que d’avantages”. En effet, il est selonlui “préférable […] qu’aucune instance d’au-torité ne vienne interférer entre [l’œuvre] etle lecteur”. C’est un refrain connu : l’érudi-tion est desséchante, les notices et notes(pourtant renvoyées en fin de volume)

parasitent la lecture. On peut commencerpar s’étonner du romantisme de l’argument :il faudrait donc à Lévi-Strauss ce que nul nedéfend plus pour Rimbaud lui-même : leface-à-face sans médiation avec le texte,débarrassé de toutes les scories de l’érudi-tion qui s’interposent entre l’œuvre et lelecteur, pour que rien ne vienne troubler cedialogue sacré. Sans même s’attarder sur cefantasme d’une lecture immédiate et purede toute détermination (fantasme auquel lesthéories de la lecture et la sociologie de lalittérature ont fait un sort depuis long-temps), soyons sérieux : renoncerait-on,sous de tels prétextes, à une édition critiquedes œuvres de Bergson ou de Mauss ? Il fautcroire qu’Emmanuel Désveaux qui prétendprofiter de cette édition pour “faire le deuilde ses passions de jeunesse” n’en a pasencore tout à fait fini avec elles et avec lesillusions qui les accompagnent toujours.Il y a pourtant une raison “profonde” à ce

refus principiel de tout apparat critique :“l’éclairage supplémentaire qu’apporte cettesur-textualité n’est pas seulement de l’ordrede l’érudition. Comportant [sa] part d’inter-prétation, elle conditionne, guide, voire biaisela lecture […].” Sans doute, dira-t-on, mais àmoins de céder à une sorte de vulgate post-moderniste qui voudrait renoncer à touteprétention à la neutralité sous prétexte qu’iln’existe pas d’information factuelle pure, onpourra reconnaître que, entre l’éclairage his-torique et l’interprétation proprement dite, ilexiste des degrés et que la part herméneu-tique d’une note de fin de texte est plus oumoins grande. Nous avons dans cette éditionadopté les principes qui valent en théoriepour toute réédition dans la Bibliothèque dela Pléiade et nous nous en sommes tenus,autant que possible, à des notes informatives :en retrouvant les sources de Lévi-Strausslorsqu’elles n’étaient pas mentionnées, enidentifiant les personnes ou les œuvres aux-quelles il n’était fait qu’allusion, en précisant lesens de certaines remarques qui pourraitêtre obscur pour un lecteur d’aujourd’hui, enrappelant le contexte de certaines affirma-tions, etc. Quant aux notices, un lecteur unpeu attentif aura tôt fait de remarquerqu’elles ne sont ni “structuralistes”, ni “anti-structuralistes”, qu’elles ne prennent pas parti

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dans des débats anthropologiques, mais seconsacrent pour l’essentiel à l’histoire destextes, depuis leur gestation jusqu’à leurréception. Il s’agissait donc bien de proposerune édition critique, c’est-à-dire non pas uneédition qui “critique” l’auteur, commeEmmanuel Désveaux fait semblant de lecroire, mais une édition qui établit un texte,en restitue les états successifs et en expliqueles obscurités.Certes, il a néanmoins fallu faire des

choix, pour d’évidentes raisons d’espace, etceux-ci furent souvent douloureux. Ce fut lecas en particulier pour les appendices, pourla plupart inédits, renvoyés à la fin duvolume. Libre à Emmanuel Désveaux d’yvoir un “petit bric-à-brac sentant bon lesapin de l’érudition et la naphtaline de la col-lectionnite” ; pourtant, là encore, il s’agissaitd’abord d’éclairer l’histoire du texte. Si l’onconsidère par exemple le cas de TristesTropiques, il était impossible de reprendrel’intégralité des notes de terrain de Lévi-Strauss, ce qui, sans même parler des diffi-cultés techniques, aurait été beaucoup troplong et tout à fait indigeste (ces notes sontnéanmoins longuement décrites dans lanotice et la note sur le texte). J’ai doncretenu les éléments qui, dans l’ensemble desavant-textes, présentaient une relative auto-nomie : la seule partie des notes de terrainqui prenne la forme d’un journal (celui-cis’interrompt dès la rencontre avec lesNambikwara), ainsi qu’un projet de romanet un projet de pièce de théâtre que Lévi-Strauss avait commencés à son retour duBrésil. Dans ces trois cas, il s’agit de modesd’écriture ensuite abandonnés, autrementdit de renoncements qui précédèrent etpréparèrent Tristes Tropiques permettant, parcontraste, de mieux saisir à quel desseinobéit le récit de 1955. Quant à la jaquette,au prière d’insérer et à la quatrième de cou-verture (ces deux derniers textes rédigéspar Lévi-Strauss lui-même), ils font eux aussipartie intégrante de l’histoire du livre, d’au-tant que comme souvent les éléments limi-naires (ces “seuils” auquel Gérard Genette aconsacré un ouvrage), ils ont, dans une cer-taine mesure, déterminé sa réception. Toutcela est largement expliqué dans la “note surla présente édition”, les notices, les “notes

sur le texte”, et les notices introductives dechaque appendice, mais il aurait fallu sansdoute un peu plus de curiosité pour s’enapercevoir.À une seule occasion, Emmanuel

Désveaux veut bien penser en termes dechoix éditoriaux, et c’est pour regretter lareproduction sur papier bible des photogra-phies de Tristes Tropiques. C’est un avis qu’onpeut ou non partager (personnellement, jene le partage pas, et d’autant moins qu’il suf-fit d’ouvrir une édition brochée récente deTristes Tropiques chez Plon pour s’apercevoirque la qualité de la reproduction photogra-phique n’a cessé de se dégrader depuis lesannées 1950) ; mais soyons sérieux : ima-gine-t-on une seule seconde que la réédi-tion de Tristes Tropiques dans la Pléiade n’aitpas comporté ces photographies ?… Celaaurait été la seule chose qu’on aurait rete-nue de cette édition et, soyons-en sûr, pourle déplorer.J’en viens maintenant à la seconde objec-

tion d’Emmanuel Désveaux qui s’interrogesur “les qualités et les attributions de chacundes commentateurs” (parmi les quatre édi-teurs, seule Marie Mauzé, en charge de troisdes sept œuvres rééditées, est anthropo-logue). Selon lui, ces “qualités et attribu-tions”, d’une part, “donnent l’impressiond’une compartimentation un peu abruptedes intérêts de Lévi-Strauss”, d’autre part,contribuent à “un rabaissement de l’anthro-pologie comme discipline” et participent àune “récupération littéraro-philosophique”de l’œuvre de Lévi-Strauss. Je ne m’attarde-rai pas sur la première affirmation : en effet,on peut toujours rêver d’un éditeur uniquequi aurait réuni toutes les qualités néces-saires à cette entreprise, qui aurait eu lui-même la culture encyclopédique deLévi-Strauss, et qui aurait été compétentpour annoter à la fois ses réflexions sur lacirculation des masques rituels chez lesSalish et sur la théorie musicale deChabanon, à la fois ses considérations sur letotémisme australien et sur l’histoire desNambikwara. Malheureusement, il y a fort àcraindre qu’un tel éditeur n’existe pas ; et ila donc fallu en effet, pour Gallimard, “com-partimenter” en confiant l’édition des diffé-rents ouvrages à des chercheurs différents – D

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sollicités tout de même, rassuronsEmmanuel Désveaux sur ce point, non paspour leurs titres ou leur affiliation institu-tionnelle mais parce qu’ils avaient déjà tra-vaillé sur les ouvrages en question. Mais lecœur de l’argument n’est pas là ; il est plutôtdans le constat que ni Frédéric Keck niMartin Rueff, ni moi-même ne sommesanthropologues de formation.À cela, il y a une première façon de

répondre, qui vaut ce qu’elle vaut : l’éditionde texte n’est pas a priori un travail d’an-thropologue. Concrètement, il s’agit de pas-ser des heures dans les archives personnellesde l’auteur, de retrouver les articles depresse parus au moment de la publication dulivre, de reconstituer le contexte et les cir-constances de l’écriture et, plus générale-ment, de comprendre des textes et unepensée. Un anthropologue peut évidem-ment faire l’affaire, et je concéderais volon-tiers que certains aspects de sa tâche luiseront facilités, en particulier grâce à laconnaissance en quelque sorte “interne” qu’ila de l’histoire de sa propre discipline. Mais àtout prendre, si l’on redoute que l’apparatcritique parasite l’accès au texte en imposantune lecture particulière et orientée, onpourra aussi penser qu’un anthropologueengagé dans des débats disciplinaires n’estpas forcément le mieux prémuni contre ladérive interprétative ; les maisons d’éditionsavent que ce ne sont pas les Lacaniens(Sartriens, Batailliens, Malinowskiens…) his-toriques qui font les meilleurs éditions cri-tiques de Lacan (Sartre, Bataille,Malinowski…). Quoi qu’il en soit, je ne croispas que, placé à ce niveau, le débat puisseêtre fructueux ; de telles considérations sonttoujours un peu fumeuses puisqu’on ne sortpas du “délit de faciès disciplinaire” quiconsiste à décider a priori de la compétenced’un chercheur en vertu de son affiliation. Ilne s’agit certainement pas de nier l’existencedes disciplines – qui sont bien réelles, ontleur histoire, leurs références propres, leursdébats internes et ne se rappellent jamaistant à nous que lorsqu’on vante les méritesde “l’interdisciplinarité” (la réactiond’Emmanuel Désveaux en est un exempleéclatant) – mais simplement de constaterceci : ce que l’édition de textes demande,

c’est d’abord beaucoup de temps, beaucoupde travail, de la rigueur et de l’honnêtetéintellectuelle, et rien de tout cela n’est le pri-vilège d’une discipline en particulier.Il reste que la recension d’Emmanuel

Désveaux touche du doigt une vraie ques-tion, car en effet, qu’on le veuille ou non, lapublication d’un choix d’œuvres de Lévi-Strauss dans une collection à l’identité sym-bolique aussi forte que la Bibliothèque dePléiade est un événement qui, en lui-même,réclame l’interprétation. (Et je ne mentionnepas les innombrables célébrations de soncentenaire qui, elles aussi, mériteraient qu’unsociologue de la culture s’y arrête : que s’est-il joué de l’identité française dans ces céré-monies qui ont mobilisé, à divers titres, desinstitutions aussi variées que le Palais del’Elysée, le Collège de France, le musée duquai Branly, Arte, Radio France, sans mêmementionner la presse écrite1 ?) EmmanuelDésveaux y voit donc un “rabaissement del’anthropologie comme discipline” et une“récupération littéraro-philosophique”.C’est l’interprétation la plus facile et la plusconfortable, celle qui permet de ne pas allery voir (inutile de lire les textes qui accom-pagnent l’édition) et de se replier bien àl’abri derrière sa ligne de front disciplinaire.Essayons pourtant de voir les choses

autrement. Qu’est-ce qui, dans cette paru-tion, pose question ? Passons sur le fait queClaude Lévi-Strauss connaît la publicationen Pléiade de son vivant, cas peu fréquentmais pas tout à fait isolé ; cela conduit à desconsidérations sur la construction de lafigure auctoriale (le choix, par Lévi-Strausslui-même, des textes qui composent levolume est l’élément central de cetteconstruction) et d’éventuelles réflexions, quine vont jamais bien loin, sur la “monumenta-lisation”, la construction du “mythe vivant”,

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Vincent Debaene

1. Il n’est pas impossible qu’une telle enquête voiele jour, mais l’initiative viendra vraisemblablement del’étranger. Un livre américain récemment paru etintitulé Stardom in Postwar France consacred’ailleurs un chapitre à Lévi-Strauss, qui figure dansla table des matières aux côtés de Brigitte Bardot,Johnny Hallyday, Jean-Luc Godard et du général deGaulle (cf. John Gaffney & Diana Holmes, eds,Stardom in Postwar France, Oxford-New York,Berghahn Books, 2007).

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etc. Le point saillant est, bien entendu, disci-plinaire : Claude Lévi-Strauss est un anthro-pologue ; que signifie l’intégration de sonœuvre au “panthéon” littéraire et philoso-phique que constitue la Pléiade2 ? Au fond,ce que révèle la recension d’EmmanuelDésveaux, c’est une double protestation :contre une dépossession et contre le tempsqui passe. Pour le dire abruptement : “C’està nous, et il est trop tôt.” Lévi-Strauss est unanthropologue, ce n’est pas simplement unefigure de l’histoire de l’anthropologie. Parcette publication en Pléiade, non seulementon le fait basculer dans l’histoire, mais on faitde lui en quelque sorte “officiellement”(c’est-à-dire en fait pour tout le monde) unefigure de la culture française ; ce faisant onprécipite un destin, alors que sa place n’estpas encore là. En effet, nous dit-on, sa“réflexion, extrêmement puissante, est loind’être dépassée d’un point de vue théo-rique” (loin de moi l’idée de contester unetelle assertion) et il doit demeurer commeun interlocuteur vivant pour les anthropo-logues d’aujourd’hui, non être “embaum[é][…] sous les bandelettes parfois un peupoisseuses […] de la révérence littéraire”.Telle est la véritable question : cette réédi-tion en Pléiade consacre-t-elle une perte depertinence anthropologique ? En l’intégrantà un patrimoine commun (la littérature està tous, quand la science, domaine d’experts,n’est qu’à quelques-uns), dit-on égalementque son œuvre a cessé d’être intéressantepour les spécialistes ?C’est donc bien la question du statut du

discours anthropologique que pose cetteréédition, puisqu’elle invite à s’interroger surle rapport de ce discours au temps (ce quien périme, ce qui en subsiste) et sur sonrapport avec les autres territoires de lapensée (et tout par ticulièrement cesformes de discours “patrimoniales” quesont la littérature et la philosophie). C’estun point que j’aborde dans ma préface(préface où je ne m’aventure certainementpas à définir “ce que serait, par essence, lalittérature”, et encore moins à la définir parle “vécu”) en me demandant si Lévi-Straussdevient pour nous une sorte de nouveauBuffon, c’est-à-dire un auteur que, dès leXIXe siècle, nul savant ne lisait plus comme

un pair – l’histoire naturelle de son tempsayant été balayée par ce qu’on allait bientôtappeler la biologie –, mais que l’honnêtehomme continuait à lire pour son “style” etparce qu’il était considéré comme un“immortel écrivain”.Mon hypothèse est qu’on peut répondre

à cette question par la négative, que les rap-ports de la littérature et de l’anthropologiesont plus complexes qu’une simple opposi-tion entre le sérieux et le style, autrementdit qu’on peut lire et relire Lévi-Strauss avecun autre profit que le simple agrément de labelle prose. Cela veut dire sans doute aussique, contre Lévi-Strauss lui-même qui aimaitcomparer l’histoire de l’anthropologie à cellede la physique, on ne peut voir l’évolutionde la discipline comme un devenir linéairefait de révolutions successives qui périmentirrémédiablement les paradigmes antérieurs.Seuls les historiens ou philosophes dessciences relisent aujourd’hui Newton ; lesphysiciens ne le font pas car le contenu del’œuvre de Newton a été intégralementabsorbé par les progrès postérieurs de sascience. Mais les anthropologues d’aujour-d’hui relisent Mauss ; ils relisent Malinowskiet Durkheim, et cette relecture ne se réduitpas à un goût maniaque pour l’érudition, nià un souci de révérence envers les grandsmaîtres. On peut faire un pari semblablepour Lévi-Strauss, qui demeure disponiblepour toutes les réappropriations, par “l’in-dustrie culturelle”, bien sûr, mais aussi partoutes sortes de lecteurs, et par les anthro-pologues en particulier. Que ces derniers nese soumettent pas au temps des commé-morations et des anniversaires, rien n’estplus normal. La publication de ses Œuvresdans la Bibliothèque de la Pléiade n’est pas,en effet, un événement scientifique comme

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2. Je simplifie excessivement: je ne crois pas que laBibliothèque de la Pléiade représente le canon ou lepanthéon – c’est un raccourci facile à usage d’unesociologie paresseuse –, mais il est notable que Lévi-Strauss soit le premier représentant des sciencessociales à y entrer. Sur l’histoire de cette collection,dont la fonction et les usages ont varié au cours debientôt 80 années d’histoire, voir Alice Kaplan &Philippe Roussin, “A Changing Idea of Literature: theBibliothèque de la Pléiade”, Yale French studies,1996, 89: 237-262.

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le fut par exemple la sortie d’Anthropologiestructurale ; c’est un événement “culturel”, sil’on veut, et un épisode de plus dans l’his-toire des relations compliquées entre litté-rature et anthropologie en France. Le sensde cet épisode – comme celui des célébra-

tions du centenaire – reste sans douteencore en partie à déchiffrer. Une chose estsûre cependant : il y a, pour l’anthropologie,mieux à penser avec Lévi-Strauss, et sansdoute mieux à faire avec cette édition, quede se lamenter d’une dépossession.

N. B Comme on a pu s’en apercevoir à la lecture, le présent texte a été écrit avant ledécès de Claude Lévi-Strauss. Alors que l'émotion est encore vive chez ceux, très nom-breux, qui l'ont côtoyé ou ont eu la chance de profiter de son enseignement, on éprouved'autant plus crûment la nécessité intellectuelle de repenser son héritage et la formeque celui-ci peut prendre.

Columbia UniversityDepartment of French & Romance Philology, New York

[email protected]

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