l'imagination africaine du l'occident

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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ETU&ID_NUMPUBLIE=ETU_031&ID_ARTICLE=ETU_031_27 L’imagination africaine de l’Occident. Entre ressentiment et séduction par Ludovic LADO | SER-SA | Études 2005/7-8 - Tome 403 ISSN 0014-1941 | ISBN | pages 17 à 27 Pour citer cet article : — Lado L.L’imagination africaine de l’Occident. Entre ressentiment et séduction, Études 2005/7-8, Tome 403, p. 17- 27. Distribution électronique Cairn pour SER-SA. © SER-SA. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Page 1: L'Imagination Africaine Du l'Occident

Cet article est disponible en ligne à l’adresse :http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ETU&ID_NUMPUBLIE=ETU_031&ID_ARTICLE=ETU_031_27

L’imagination africaine de l’Occident. Entre ressentiment et séduction

par Ludovic LADO

| SER-SA | Études2005/7-8 - Tome 403ISSN 0014-1941 | ISBN | pages 17 à 27

Pour citer cet article : — Lado L.L’imagination africaine de l’Occident. Entre ressentiment et séduction, Études 2005/7-8, Tome 403, p. 17-27.

Distribution électronique Cairn pour SER-SA.© SER-SA. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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C ES dernières années, ils sont de plus en plus nom-breux, ces jeunes Africains qui finissent tragique-ment leur aventure dans les eaux de la Méditerranée,

alors qu’ils rêvaient de s’évader clandestinement en Europepour faire fortune. Du coup, l’Europe s’interroge sur la per-méabilité de ses frontières à l’émigration clandestine africaineet cherche, en collaboration avec ses voisins de l’Afrique duNord, des voies et moyens pour maîtriser cette situation bienpréoccupante. Qu’est-ce qui explique ce rêve occidental desjeunes Africains ? Déjà, dans un article intitulé « L’Afrique desmigrations : les échappées de la jeunesse de Douala 1 », Eric deRosny identifiait trois voies principales de cette échappée(l’émigration, la feymania, la religion) et soulignait, avecraison, que derrière ce « désir irrésistible » de partir, il y a aussila « recherche d’un statut ou d’une reconnaissance sociale auxyeux des siens ». Partant, comme Eric de Rosny, du contextecamerounais où sévit encore le « virus de l’émigration », pourparler d’un phénomène aux dimensions continentales, jesoutiens ici que la survie du mythe de l’Occident (n’est-il pasde la nature même du mythe de séduire l’imaginaire et de sejouer de lui ?) en Afrique postcoloniale est aussi une affaire de

Études - 14, rue d’Assas - 75006 Paris - Juillet-Août 2005 - N° 4031-2 17

International

L’imagination africainede l’Occident

Entre ressentiment et séduction

LUDOVIC LADO

Jésuite camerounais. Doctorant en anthropologie socialeà l’université de Oxford, Grande-Bretagne

1. Etvdes, mai 2002, p. 628.

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séduction symbolique, dont les racines sont à chercher dansun imaginaire ambiant qui s’appuie sur des relations asymé-triques remontant à l’époque coloniale 2.

Partir à tout prix

Aujourd’hui, « sortir du pays » pour aller se « débrouiller chezles blancs » est devenu un rêve pour beaucoup de jeunesAfricains frustrés par des situations socio-politiques déso-lantes. Parlant du malaise social au Cameroun, le directeur de la publication de l’un des quotidiens de la place écrivaitrécemment :

Parents et enfants ont fini par intégrer qu’aucun avenir n’estpossible au Cameroun. Les uns et les autres vivent le séjour aupays comme étant une espèce d’échec. Echec pour le jeune qui secontentera de vivoter sur place au pays, échec pour le parent quise culpabilise pour n’avoir pu offrir à son enfant, pourtantbrillant, l’occasion d’aller s’épanouir sur les rivages qu’on espèretoujours ensoleillés de l’Occident 3.

L’un de ces jeunes, à qui j’ai demandé récemmentpourquoi il voulait à tout prix partir du Cameroun, m’arépondu : « Dans ce pays, on ne peut pas évoluer. Ici, tout senégocie ! Alors, je veux aller me chercher en Europe. Ilsemble que c’est mieux là-bas. » En effet, le principe quistructure le mythe de l’Occident en Afrique peut s’énoncerainsi : « Ici, ça va mal... Il semble que c’est mieux là-bas ! »L’engouement des jeunes Africains pour l’Occident s’ex-plique donc par la quête d’un mieux-être que l’on s’imagineplus accessible ailleurs, notamment en Occident. A proposde l’aptitude des mythes modernes à entretenir un rêve et àse nourrir de lui, l’anthropologue français Claude Rivièreécrit ceci : « Idylle et utopie, en prise sur nos aspirations aubonheur, jouent comme moteurs de mythogenèse 4. » Lemythe, ici, naît et se nourrit d’une volonté de s’évader d’unréel désolant. Contre la misère et le dénouement d’ici, onrêve de la vraie vie ailleurs :

Même si le mythe moderne apparaît comme simple affabula-tion, sans grand récit fondateur ni rite codifié – ce qui le diffé-rencie du portrait-robot des anthropologues –, il lui reste lamétaphore et le symbole, l’ambiguïté du sens, l’appel au senti-ment, au désir, à l’imaginaire, à l’espoir vécu 5.

18

2. Cf. T. Ranger, « Theinvention of tradition inColonial Africa », E. Hobs-bawn, T. Ranger (eds), TheInvention of Tradition,Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1983.

3. Haman Mana, « Unetragédie camerounaise »,Mutations, n° 1324, 17 jan-vier 2005.

4. Cl. Rivière, Socio-anthropologie des religions,Armand Colin, 2003, p. 67.

5. Ibidem.

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Justement, dans l’imaginaire populaire camerounais,« l’étranger » représente l’espace de l’espoir où diplômes,emplois et argent, sources de reconnaissance sociale, abon-dent 6. On s’imagine l’Occident comme ce lieu où l’on finittoujours par faire fortune, par s’en sortir. Ici, l’imaginairesocial succombe à la tentation matérialiste, car, il faut l’avouer,le matérialisme occidental en fascine et séduit plus d’un enAfrique. En effet, comment résister à une telle tentation,quand on est bombardé au quotidien d’images de séries télé-visées occidentales dans lesquelles un certain libertinage côtoieun luxe insolent ? Beaucoup de jeunes Africains, en mal demodèles locaux et de repères identitaires, se tournent alorsvers la flopée de stars occidentales, surtout afro-américaines,qui inondent leurs chaînes de télévision. Dans cette efferves-cence, le mimétisme frise souvent l’aliénation, car ces jeunescopient jusqu’à la démarche des stars. C’est aussi à travers ceschaînes de télévision occidentales que des thèmes commel’homosexualité et la pédophilie, jadis tabous en Afrique, ontrécemment fait irruption sur la scène publique. Dans ses écritssur les aspects culturels de la mondialisation, l’anthropologueArjun Appadurai souligne bien le lien qu’il y a entre les médiasde masse, l’imagination populaire et la pratique sociale 7. Et laguerre des images, on le sait désormais, est aussi une guerredes symboles. L’hégémonie occidentale en Afrique post-coloniale n’épargne donc pas l’univers symbolique. Et, commel’a si bien montré Pierre Bourdieu, la domination passe aussipar l’instrumentalisation du « capital symbolique ».

Malheureusement, pour beaucoup de ces candidatsafricains à l’émigration, le désir de s’évader bute souvent surl’insuffisance des moyens financiers – d’où le recours à la clan-destinité. Les réseaux clandestins d’émigration sont connus auCameroun sous le vocable de « tuyaux », un terme qui désigneaussi toute voie clandestine d’accès aux biens et servicessociaux. La spécialité de ceux-ci est d’aider leurs clients àconstituer un dossier convaincant sur la base de faux papiers.Et, lorsque l’un de ces aventuriers est déjà sous l’emprise dudésir obsessif de partir, comme le souligne Eric de Rosny 8,tous les moyens efficaces deviennent automatiquement bons :profiter d’une mission ou d’un salon à l’étranger pour dispa-raître dans la nature ; embarquements périlleux sur les côtes

19

6. Y. Monga. « Dollars andlipstick : The United Statesthrough the eyes of AfricanWomen », Africa, vol. 70,2/2000, p. 193-208.

7. Voir A. Appadurai,Modernity at Large : Cultu-ral Dimensions of Globali-zation, Minneapolis, Uni-versity of Minnesota Press,1996.

8. Eric de Rosny, Etvdes,mai 2002, p. 623-629.

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de l’Afrique du Nord ; s’attraper un conjoint « blanc » parmiles touristes ou sur Internet, etc. Effectivement, aujourd’hui,dans certains milieux féminins africains, un conjoint « blanc »est très prisé, non seulement pour se faciliter l’émigration,mais aussi pour se donner des chances d’acquérir la nationa-lité d’un pays occidental. Ce genre de marchandage identi-taire, dans le contexte postcolonial, permet à certainsAfricains de réaliser, de manière opportuniste, ce que AchilleMbembe appelle maximum instrumentality and efficacy 9.

Investir sur un « tuyau » au Cameroun, c’est évidem-ment prendre des risques énormes. En effet, en plus du risquede se faire escroquer de fortes sommes d’argent, bien des ten-tatives infructueuses d’émigrer clandestinement se soldent pardes emprisonnements. Mais, « qui ne risque rien n’a rien ! »,répètent souvent les candidats à cette aventure périlleuse. « Ilfaut tenter sa chance », disent-ils. L’allusion à la chance, ici,n’est pas accidentelle ; car, dans un contexte social où le méritea perdu son sens, les gens ont tendance à capitaliser sur lachance et ses sources magiques. Ils ont alors recours à toutesles sources possibles de la chance dans le processus de la quêted’un visa occidental : « Dieu » (en faisant dire des messes àcette intention ou en faisant bénir les dossiers), les ancêtres(sacrifices traditionnels) ou les marabouts. Mais la chance, àelle seule, ne suffit pas. Beaucoup ne s’offrent cette « traversée »qu’au prix de lourds sacrifices familiaux et financiers, voire deforts endettements. Au cours d’un échange que j’ai eu récem-ment avec un jeune étudiant camerounais qui cherche un« tuyau » pour l’Occident, il m’a dit ceci :

La dernière fois, je te parlais de la démarche que j’ai entreprisepour aller en Suisse. Mais la somme exigée pour l’obtention du visaétait de 800000 francs CFA [1300 euros]. Mon papa a abandonnéle projet. Mon beau-frère qui s’en charge maintenant a trouvé unautre « tuyau » pour tous les pays de l’Union européenne. Lasomme exigée, cette fois-ci, est de 400000 francs CFA [650 euros] ;papa se bat pour trouver cette somme, espérant que je pourraisobtenir le visa; ce qui crée une atmosphère de misère à la maison.

Par rapport au niveau de vie moyen des Camerounais,les sommes évoquées ci-dessus ne sont pas négligeables.Toujours au sujet de la peine que certains se donnent pours’évader du Cameroun, cet autre témoignage en dit long :

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9. A. Mbembe, « Provisio-nal notes on the postcolo-ny », Africa, vol. 62, 1/1992,p. 5.

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Je suis arrivée en France depuis une semaine ; il a fallu que l’ons’endette sérieusement pour couvrir les frais de voyage.Maintenant, il faut rembourser les dettes, et je dois dire que cen’est pas facile. En plus, je ne me suis pas encore inscrite à l’uni-versité, faute d’argent. Il fait très froid ici, et c’est difficile pourmoi de m’adapter.

Il est évident que la plupart de ceux qui réussissent àsortir de la « jungle » n’ont pas l’intention d’y retourner desitôt. Ils rêvent d’abord de faire fortune et de mettre celle-ci auservice du prestige personnel comme capital social. Mais,au cœur de cet engouement pour l’Occident, se loge, mesemble-t-il, un imaginaire tragiquement partagé entre leressentiment et l’admiration.

Un imaginaire écarteléLes anthropologues et les historiens ont suffisamment mon-tré l’inconsistance, et même le danger, des idéologies raciales ;ce qui ne signifie pas, pour autant, que celles-ci ont cessé deconditionner les relations humaines. En Afrique postcoloniale,il faut l’avouer, « Blanc » et « Noir » demeurent des catégories« raciales » dont on ne saurait négliger ni la charge symbo-lique et affective, ni l’impact de cette dernière sur lesconsciences et les attitudes. Le « Blanc » évoque encore, chezbeaucoup en Afrique noire, l’histoire douloureuse de l’esclavage,de la colonisation, et donc de la défaite et de l’humiliation.Cette mémoire douloureuse est à la racine de ces sentimentsnationalistes qui vont souvent de pair avec des ressentiments –ressentiments que des politiciens en mal de popularité n’hésitentpas à convertir en violence : Robert Mugabe n’a-t-il pasmaquillé le crise zimbabwéenne sur la réforme agraire enaffrontement racial entre les capitalistes blancs et les prolé-taires noirs10 ? Et, au cœur de la crise ivoirienne, les« patriotes » de Laurent Gbagbo ne justifient-ils pas leur oppo-sition violente à la présence française sur leur sol en termes derefus de se laisser encore humilier par les colons d’hier ?

Aussi, nombre d’Africains reconnaissent, du moins impli-citement, que si les « Blancs » ont pu, par l’esclavage et la coloni-sation, conquérir, subjuguer et asservir les « Noirs », c’est parcequ’ils étaient plus puissants. D’ailleurs, ils le sont encore! C’est

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10. D. Compagnon, « Laprétendue “réforme agraire”au Zimbabwe », Etvdes,mars 2003, p. 297-307.

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une puissance (peu importe le contenu de ce concept!) que sym-bolisent encore aujourd’hui les prouesses scientifiques et techno-logiques occidentales. Et, si l’Afrique est dite « sous-développée »,c’est bien par rapport à l’Occident « développé ». On peut alorsparler de la persistance d’un certain complexe du vaincu ou duretardataire, qui hante encore l’imaginaire collectif de l’Afriquepostcoloniale. Ce complexe s’enracinerait dans une sorte demalaise ontologique intériorisé qu’un intellectuel africain,Engelbert Mveng, a appelé « pauvreté anthropologique »: « C’estque, en Afrique, écrit-il, la pauvreté n’est pas seulement un phé-nomène socio-économique. C’est la condition humaine, dans saracine profonde, qui est tarée, traumatisée, appauvrie. La pauvretéafricaine est une pauvreté anthropologique 11. » Cette pauvretéserait le produit d’une longue histoire de relations de subordina-tion entre l’Afrique et l’Occident.

Alors, que faire pour rattraper le retard ? « Il faut sedévelopper ! », nous dit-on. En d’autres termes, il faut imiterl’Occident. Après la première décennie des indépendances, unphilosophe africain, Marcien Towa, écrivait justement que,pour sortir de sa situation d’infériorité et d’éternel vaincu, ilfaut que l’Afrique s’approprie cette « arme secrète » qui a per-mis — et permet encore — à l’Occident d’avoir le dessus surelle, notamment sa science. Quant au prix à payer pour lesuccès de cette stratégie, ce philosophe africain écrit :

La volonté d’être nous-mêmes, d’assumer notre destin, nousaccule finalement à la nécessité de nous transformer en profon-deur, de nier notre être intime pour devenir l’autre. Et cettenécessité nous ramène au point de départ de notre affrontementavec l’Occident, époque où nous cherchions avec tant d’ardeur à rétablir l’équilibre des forces en nous emparant du secret de la victoire de l’Occident. Le moment de la négritude, quel’ethnophilosophie voudrait prolonger artificiellement, nous adétourné de cette quête 12.

Depuis plusieurs décennies et sans succès, l’Afriques’essaie à l’idéologie du développement, elle tente de rattraperle retard qu’elle a sur l’Occident. Et, du coup, se chevauchentdans l’imaginaire social, en Afrique, deux perceptions du« Blanc » : « le Blanc » comme symbole de la domination et del’exploitation ; « le Blanc » comme modèle à copier (souventsans discernement).

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11. E. Mveng, L’Afriquedans l’Eglise, L’Harmattan,1985, p. 209 ; voir aussiD. Tutu, “Black theologyand African theology-soulmates or antagonists”,J. Parratt (ed.), A Reader inAfrican Christian Theology,London, SPCK, 1987, p. 37.

12. M. Towa, Essai sur la problématique philo-sophique dans l’Afriqueactuelle, Ed. Clé, Yaoundé,1971, p. 39.

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Dans le cadre de cette seconde perception, il faut se nierpour devenir l’autre : les Africains s’instruisent dans leslangues occidentales, aux dépens des langues locales ; leursgouvernements se plient aux exigences des bailleurs de fondsoccidentaux ; ils se mettent à l’école de la démocratie occi-dentale ; ils vont à l’école de la technoscience occidentale,espérant ainsi remonter la pente. Et, lorsque ces prétenduessources du « mieux-être » et de la reconnaissance sociale fontdéfaut en Afrique, on rêve d’aller les chercher à la sourcemême, en Occident. Drôle d’histoire ! Hier, dans le cadre de la traite des Noirs, quitter l’Afrique pour un Africain était un cauchemar, une mort sociale — d’où la casquette de bour-reau que l’on fait encore porter au « Blanc » en Afrique ;aujourd’hui, en revanche, pour des centaines de jeunesAfricains séduits par les symboles de la puissance occidentale,partir, c’est renaître à l’existence.

Pour mieux traduire ce que représente aujourd’huil’Occident pour ces aventuriers, certaines images bibliques,telles que le « paradis » et la « terre promise », me semblenttout à fait appropriées. Le départ de l’Afrique est une sorted’« exode », d’où les catégories populaires de « sortir » ou de« traverser ». L’on s’imagine l’Occident comme cette « terre quiruisselle de lait et de miel », comme ce lieu où l’on finit tou-jours par s’en sortir. Peu importe comment ! Cette imagina-tion africaine de l’Occident repose sur une polarisation quitend, me semble-t-il, à fonctionner comme une sorte de struc-ture mentale collective : l’« enfer des Noirs » opposé au « para-dis des Blancs ». Combien de fois ai-je entendu des Africains,au vu des misères du continent comparées à la prospéritématérielle de l’Occident, se demander si l’Afrique n’était pasmaudite par Dieu ? Faut-il voir dans cette structure mentaleun simple résidu de ladite « mentalité du colonisé 13 » ? Lemoins que l’on puisse dire, c’est que cette polarisation, ali-mentée encore par l’idéologie moderne du développement quicontinue à peindre l’Occident comme un modèle pourl’Afrique 14, reste bien une dimension de la postcolonialité afri-caine. L’idée de « modèle » peut entraîner la tentation dumimétisme — d’où les nombreux dilemmes identitaires quevivent les jeunes Africains. D’ailleurs, certains intellectuels,surtout américains, tentent, ces dernières années, de vulgariser

23

13. Cf. F. Fanon, Peaunoire, Masques blancs,Seuil, 1952 ; F. Eboussi, LaCrise du Muntu. Authenti-cité africaine et philosophie,Présence Africaine, 1977.

14. Pour une critique ducaractère ethnocentriquede la vision occidentale du développement, voirG. Rist, Le Développement :histoire d’une croyance occi-dentale, PUF, 1987.

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une hypothèse « culturaliste » selon laquelle le retard écono-mique de Tiers-Monde s’expliquerait par son retard culturel 15.Qu’entend-on par retard culturel ? De tels points de vue, quis’appuient souvent sur une lecture partiale de Max Weber,proviennent, me semble-t-il, d’un recyclage des vieilles polari-sations ethnocentriques (« civilisé » versus « primitif », ou« développé » versus « sous-développé ») qui ont dominé lesdébuts de la pensée anthropologique et structuré l’imagina-tion occidentale de l’Afrique 16. S’inspirer d’un modèle peut-être salutaire, mais mimer l’Occident, ne saurait être un autrenom du développement pour l’Afrique ; c’est plutôt une ambi-tion essoufflante, voire suicidaire.

Cela dit, même ceux, parmi les intellectuels africains,qui voient bien que l’imitation servile de l’Occident n’est pas lasolution 17, ont du mal à proposer des alternatives convain-cantes : qu’est devenue la négritude qui prônait, pour certains,le retour aux sources (à quelles sources ?), pour d’autres lasymbiose (entre quoi et quoi ?) ou l’inculturation ? En atten-dant (je ne sais quel autre mythe), l’Afrique s’essaie, depuispeu et à grand-peine, à un autre mythe venu de l’Occident :celui de la démocratie. Elle serait, d’après les bailleurs de fondsoccidentaux, la condition sine qua non du développement éco-nomique. En attendant, la modernité (ou postmodernité) afri-caine demeure un terrain fertile pour un bricolage identitaire,qui fait que souvent cohabitent chez une même personne : lemimétisme, l’éclectisme, le syncrétisme et le désir de résister.Le sujet postcolonial, en Afrique, est essentiellement multipleet écartelé ; il est multivocal. C’est pour cette raison qu’il parlesouvent de sa vocation (ou d’un retour) à l’authenticité, unconcept cher à nombre d’intellectuels africains, mais suffi-samment vague et ambigu pour n’être qu’un autre mytheidentitaire qui fait rêver.

Les pauvres face à la mondialisationQue font les clandestins africains en Occident ? Ils sedébrouillent ! Le verbe « se débrouiller », très populaire enAfrique, est suffisamment vague pour couvrir le large éventaild’activités clandestines qui rapportent des euros ou des dollars.Les clandestins ont, en effet, à leur portée une panoplie de tra-

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15. Cf. L.E. Harrison andS.P. Huntington (eds.),Culture Matters : HowValues Shape Human Pro-gress. New York, BasicBooks, 2000. Pour une cri-tique d’un tel culturalisme,voir J.-M. Ela, Innovationssociales et renaissance del’Afrique noire : les défis du« monde d’en-bas », L’Har-mattan, 1998, p. 135-136.

16. Cf. V. Y. Mudimbe, TheInvention of Africa : Gnosis,Philosophy, and the Orderof Knowledge, Blooming-ton IN, Indiana UniversityPress/London, James Cur-rey, 1988.

17. M. Hebga, « L’hommevit aussi de fierté. Vers laperte de l’identité afri-caine », Présence Africaine,n° 90/100, 1976, p. 19-40.

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vaux bas et sales pour s’occuper. Pourvu que ça rapporte! Il fautsurtout tout faire pour éviter un rapatriement, car celui-ci s’ap-parente à une replongée dans l’inexistence et expose à la riséedes autres. Par ailleurs, de nombreux clandestins ont le souci dese faire de l’argent assez vite, car les leurs, restés au « pays »,attendent les retombées de l’évasion ils attendent que, parvenusà la source du bonheur, ils leur envoient de l’argent ou des voi-tures. Aujourd’hui, des services comme ceux de Western Unionfacilitent énormé-ment le transfert d’argent de l’Occident auTiers-Monde. Ce transfert d’argent et de biens contribue, biensûr, à entretenir le mythe de l’« Eldorado » occidental dansl’imaginaire populaire Africain.

Par ailleurs, ces aventuriers doivent aussi faire face àl’épineux problème de l’intégration dans les sociétés d’accueil.Dans ce domaine, l’aventure occidentale des Africainsdemeure, malgré les retombées financières, socialement etpsychologiquement coûteuse. C’est l’heure des désillusions, letemps de sortir de l’imaginaire pour se laisser éprouver par laréalité. L’immigré africain doit non seulement s’adapter à uneculture étrangère, mais corriger les préjudices raciaux (lessiens aussi) et son cortège de complexes : il vient du « conti-nent noir », dont beaucoup d’Occidentaux n’ont encore quedes clichés, et pour lesquels l’Afrique demeure souvent unnœud de mystères, et surtout une vallée de larmes. C’est à tra-vers le prisme des désastres comme le sida, les guerres, l’igno-rance, la violence, la superstition et d’autres maux, quel’Afrique et les Africains sont souvent perçus 18. Tout Africainqui s’aventure en Occident doit, par conséquent, endurer cespesanteurs psychologiques et sociales. Et nombreux sontencore ceux qui préfèrent les endurer que de retourner enAfrique. Donc, il est rare que ce vent de désillusion démythifiel’Occident aux yeux de l’immigré africain. Pourquoi ? Parceque, même quand on ne fait rien de bon en Occident, il vautmieux encore y être : cela provoque l’admiration de ceux quisont restés « au pays », auxquels on doit donner toujoursl’impression d’avoir réussi. En d’autres termes, le clandestinne vit pas seulement de pain, mais aussi de prestige.

Comme l’a si bien souligné Roger Botte : « Les activitéstrafiquantes aujourd’hui à l’œuvre sur le continent ne sont

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18. T. Sanders, « Imaginingthe Dark Continent : theMet, the Media and theThames Torso », Cam-bridge Anthropology, t. 23,3/2003, p. 59-60.

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pas l’expression d’un état d’anomie » et, « loin de la margina-liser, elles contribuent, au contraire, à l’insertion accélérée de l’Afrique dans le flux et les réseaux de la mondialisation19 ».Il convient cependant de préciser que, dans le cas précis de l’Afrique, le lien entre la mondialisation et sa marginalisa-tion est assez complexe. Bien que la mondialisation signifieune certaine maîtrise de l’espace et du temps, elle s’accom-pagne aussi de l’exclusion de ceux qui n’ont pas les moyens de jouir des bienfaits de cette maîtrise. Face, donc, à unemondialisation qui marginalise les pauvres, ces derniers sont contraints de recourir aux trafics et à la clandestinité pour survivre. Comme les considérations précédentes lemontrent, trois facteurs principaux sont déterminants dansl’exode clandestin des Africains : le premier, économique, est la dégradation des conditions sociales, politiques et écono-miques ; le deuxième, du ressort des contradictions d’unemondialisation marginalisante, a trait aux politiques d’immi-gration occidentales ; le troisième, psychologique, est l’effet du mythe séducteur de l’Occident. Ce jeu de la séductionsymbolique s’enracine dans une longue histoire des rapportsentre l’Afrique et l’Occident, marqués par l’asservissement,la défaite et l’humiliation.

Zygmunt Bauman fait une distinction intéressante entrela mondialisation du vagabond et celle du touriste 20. Il montrecomment la révolution médiatique, l’un des moteurs de lamondialisation, transforme les membres des grandes sociétésde consommation en « voyageurs ». Mais le « voyage » despauvres est différent de celui des riches. Alors que les premierssont des vagabonds, les seconds sont des touristes : « Les tou-ristes voyagent, écrit-il, parce qu’ils le veulent ; les vagabonds,parce qu’ils n’ont pas le choix 21 ». Il convient donc de souligner– et cela vaut pour l’Afrique – que, si la mondialisation est unebonne nouvelle pour une minorité désormais affranchie de cer-taines contraintes de l’espace et du temps, elle peut aussi voilerle calvaire des masses dépossédées et, par conséquent, condam-nées à la désolation dans des ordres socio-politiques locauxdevenus de véritables prisons.

Résister ou partir ? Dans un contexte socio-politiqueoù l’Etat lui-même « cultive volontairement le désordre et

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20. Voir le quatrième cha-pitre de Z. Bauman, LeCoût humain de la mondia-lisation, Hachette, 1999.

21. Ibidem, p. 142.

19. R. Botte, « Economiestrafiquantes et mondialisa-tion: la voie africaine vers le“développement” ? », Poli-tique Africaine, 88/2002,p. 149.

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multiplie les espaces d’impunité 22 », les citoyens résistent dif-ficilement aux tentations de l’incivilité ou de l’évasion commemoyens de survie. Mais il convient de rappeler que, mêmedans des « Etats délinquants » – comme ceux qui ont prisl’Afrique en otage depuis les indépendances –, les citoyens nesont pas toujours victimes d’un système qui les écrase malgréeux : par exemple, au Cameroun, la corruption est certesfavorisée par l’impunité, mais elle ne survit que parce que les Camerounais s’y complaisent. Comme l’a si bien soulignéA. Mbembé, la postcolonialité africaine se définit aussi par la connivence et l’aptitude des masses à jouer avec le pouvoirqui les opprime 23. Ici, la politique de l’accommodation prendle pas sur celle de la résistance. Et, plus la situation se dégrade, plus on rêve du paradis ailleurs. Mais rêver du paradis ailleurs, chez autrui, est une fuite des responsabi-lités : c’est une fausse piété.

LUDOVIC LADO s.j.

27

23. A. Mbembe, op. cit.,p. 22. Voir aussi P. Chabal,J.-P. Daloz, Africa Works.Disorder as Political Ins-trument, Oxford, JamesCurrey/Bloomington (IN),Indiana University Press,for the International AfricaInstitute, 1999.

22. R. Botte, op. cit., p. 132.