l'insurrection chrétienne

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L'INSURRECTION CHRÉTIENNE

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Stock/2 regroupe cinq collections :

Alain Jaubert, Ian Segal, J.-C. Salomon, Nathalie Weil,

Piaget, Bernard Cuau et Denise Zigante, Charles Belmont, Assises du socialisme, Syndicat de la magistrature, Bertrand Renouvin,

Claudie Hunzinger, Les enfants d'Aquarius, Pr. Mollo-Mollo, André Chaleil,

André Laude, Raymond Federman, Armand Farrachi, Eric Savoyaud,

Ségolène Lefébure, Mohamed, Guy Marey, Arlette Laguiller, Janie Maurice,

Claude Duneton, Jean-Marie Drot, Edouard Pignon, Michel Polnareff,

JEAN-CLAUDE BARREAU Max Chaleil. Nicole

Vimard.

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Jean Cardonnel

L'INSURRECTION CHRÉTIENNE

Lutter/Stock 2

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Tous droits réservés pour tous pays © 1975, Éditions Stock

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Je ne sais pas encore Si c'est à toi

Que je parle de Chine, Si ce sont les Chinois Que j' entretiens de toi,

Car tu es l'Orient, Et l'Orient est rouge,

Rouge jusqu'à l'extrême De l' Extrême-Orient.

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Il doit y avoir chez les dominicains le virus du pamphlet. Au père Bruckberger dont les prises de position conservatrices sont connues s'oppose ici le père Cardonnel, saisi par l'urgence de la révolution. Mais la révolution dont il s'agit est tellement absolue, qu'elle s'identifie avec la conversion, « la métanoia » évangélique, une conversion non pas seulement indi- viduelle, mais sociale, collective, cosmique. Pour Jean Cardonnel le chrétien ne fait pas de concession, il ne s'habitue pas à l'intolérable. Le pamphlétaire n'épargne rien ni personne, le mystique ne se satisfait de rien. L'évangile sourd à toutes les pages de ce beau livre partisan, chaleureux, brouillon et puissant ; tellement mêlé au texte qu'il faut parfois quelque temps pour le reconnaître : tiens, c'est l'évangile ! Nous avons pris l'habitude d'un christianisme couché et maréca- geux. Jean Cardonnel nous rappelle que l'évangile est d'abord insurrection, tourbillon, tempête.

Jean-Claude Barreau.

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Avant-propos

Ils sont très nombreux à nous avoir raconté ce qui s'était passé. Ils ont dit comment nous en étions arrivés là, ou plutôt de quelle manière nous y sommes restés : on n'est pas encore sortis du marché. On y patauge, on s'y vautre. Les prix montent et les hommes s'abais- sent. Les prix s'élèvent et nous rampons.

Je n'ai vraiment aimé que les hommes qui racontent. L'insupportable, c'est le nombre de ceux qui expliquent au lieu de raconter. Mais vous commencez seulement à devenir intéressant quand votre histoire a le piment de ce qui vous arrive. Enfin, la passion, le crépitement de joie, les yeux illuminés, le feu des cigarettes qui s'éteignent pour laisser naître d'autres lueurs prennent le relais du simple intérêt à l'instant où vous racontez l'histoire que vous faites. Ils sont des multitudes d'éru- dits, de penseurs, à discourir sur les faits divers impa- tients du poète-barde et politique, trouvère-homme d'action capable de les muer en Evénement.

A partir du moment — et bientôt nous y sommes — où le discours sur les hauts faits des autres devient impossible parce que tous se déchaînent pour raconter l'histoire du monde qu'ils font, c'est plus beau que nature. Le plus beau que nature a nom la Création. Pourquoi ne pas dire, dès ma première page, la fin de mon histoire ? Quand elle apparaîtra dans les faits jusqu'à devenir l'Evénement, l'effet de surprise sera aussi fort : tous les hommes en peuple sont capables de plus beau que nature.

Beaucoup ont entrepris de nous raconter comment les choses s'étaient passées : une trentaine d'années après que se fut abattu sur l'Europe le fléau du

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racisme, l'étoile jaune pour les Juifs, les camps de la mort lente, la peur au ventre de millions d'hommes — la bourgeoisie, déconsidérée, déshonorée d'avoir col- laboré avec l'occupant, se retrouve au pouvoir qu'elle n'a jamais quitté. Il n'y a pas un peuple, mais des clans — même pas, des clientèles. Les hommes se taisent parce que ce sont les prix qui parlent. Aussi, le raisonnable, l'équilibre, le bon sens se dévoilent-ils tels qu'en eux-mêmes enfin l'Evénement les change : plus bêtes que nature. Pour correspondre à l'ampleur du réel, il n'existe qu'un moyen, susciter la contradic- tion extrême : l'humanité plus belle que nature.

Il est idiot de faire la part des choses à la minute où tout nous crie qu'il ne faut prendre son parti de rien. La joie rouge de colère et la violence confondue avec la Béatitude m'étourdissent parce que le double jeu, la pensée double, la vie double ne tiennent pas le coup devant les faits qui nous tissent d'un seul tenant. Par peur de la contradiction qui se vit au corps à corps, douceur violente, allégresse amère, foi d'athée, athéisme de foi, naïveté rusée, manœuvres d'in- génu, les ecclésiastiques de l'Eglise et du parti, sans oublier les chrétiens marxistes se sont repliés sur la double appartenance, la double référence, la dualité statique, pesante, maintenue comme telle, la caricature des contradictions mouvantes : d'un côté, je suis croyant, et de l' autre, ouvrier ; une partie de moi-même tient la foi, l'autre, l'analyse politique.

Maintenant, c'est fini ; plus moyen de se découper, de se ranger pour tenir en deux tiroirs : celui du salut intérieur, spirituel, et l' autre, de la libération économico-sociale, comme ils disent. La seule solution d'urgence, c'est rebondir sans fin en deux qui n'en font qu'un.

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Pensée double

Je ne veux pas laisser échapper un fait divers que tout le monde s'acharne à étouffer. Si personne aujour- d'hui n'en parle, c'est parce que sa remontée au grand jour ne maintient pratiquement rien en dehors de ses éclaboussures. Il ruine le fondement sur lequel repose la société : la double vie, la belle cloison qui sépare le privé du public. Ce menu fait est venu à point pour ruiner la morale de double face, la tartufferie fondamentale dans laquelle baigne la société bourgeoise, de sa droite à sa gauche. Tant que l'obscu- rité enveloppera ce fait divers, Tartuffe, déguisé en Dieu transcendant, avec sa double gueule — l'une enfarinée de bienveillance humanitaire, l'autre répres- sive — va régner. Mais si la lumière se fait, Tartuffe — volonté du Dieu maintenu dans les cieux qui énonce parfois l'Incarnation pour toujours l'empêcher — ne pourra plus dominer. Voilà pourquoi je tiens absolu- ment à ce que la lumière soit faite sur la mort du cardinal Jean Daniélou.

J'en connais qui osent dire que la vérité d'un fait divers n'a pas d'importance, que la vérité divine a une autre hauteur. C'est avouer l'absence du sens de Jésus-Christ. Il n'y a pas de vérité aussi incarnée que celle qui vient d'un rapport de police. Ce n'est pas du siège de Pierre, ce n'est pas ex cathedra, que me vient la certitude qu'existe le Verbe incarné, mais du commissariat d'où l'on atteste qu'un agitateur s'appe- lant lui-même homme du commun, fils de l'homme, a été torturé à mort sous Ponce Pilate. Aussi, je récuse le dualisme dont fait preuve Témoignage chrétien en écrivant : « Un cardinal est mort dans des conditions

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mystérieuses et peut-être misérables. Avant sa mort, nous avons combattu ses idées, sa conception de l'Eglise. Nous n'avons pas jugé l'homme, et nous ne le ferons pas maintenant. Pour l'Eglise, l'événement de la semaine, ce n'est pas l'affaire Daniélou, ce sont les quarante mille jocistes à Paris, car ceux-ci nous intéres- sent beaucoup plus que celle-là. »

D'abord, l'idée, la conception de l'Eglise, du monde, n'ont pas à être dissociées d'avec l'homme. Il n'est rien de nous qui ne rejaillisse sur nos convictions, et ma vision du monde a partie liée avec tout ce que je suis. Justement, ce que je combattrai jusqu'à ma mort, en quelque lieu qu'elle se produise, c'est l'idée libérale, cléricalo-mondaine, qui voudrait qu'une grande vision galopât d'un côté, que l'homme trottinât de l'autre. De plus, je me garderai de gommer la mort du cardinal Daniélou comme si elle n'avait aucune importance politique, théologique, humaine, au béné- fice des quarante mille jocistes. La manifestation des jeunes travailleurs chrétiens revêt une grande significa- tion, mais qui ne rejette pas dans la nuit et le néant la détresse d'une pensée divisée comme celle de Jean Daniélou — et peut-être d'une vie double.

Sur un point d'importance, je suis d'accord avec les silencieux : la nécessité — radicalement opposée au nom par lequel ils se désignent — d'abolir le silence. Il n'est rien de pire que d'étouffer une rumeur. Après tout ce qui a circulé sur les circonstances de la mort du cardinal Daniélou, après les révélations du Canard enchaîné, subitement, l'ensemble de la presse « sérieuse » ou satirique n'insiste plus, classe l'affaire, écrase. Le silence établit son règne. Le plus grave n'est pas ce que l'on cache ; ce sont les raisons, les motifs pour lesquels on se tait. Il ne s'agit pas de livrer en pâture à la curiosité d'un public fabriqué ou supposé friand du privé la réalité, dont tout porte à soupçonner qu'elle risque d'être scabreuse, du décès d'un prélat. Il n'est pas question de connaître les détails peut-être ou probablement croustillants de la mort d'un prince de l'Eglise. Si les mots de doute et de probabilisme me viennent au crâne et à la plume, ils ne sont point l'effet du hasard. Ils signifient rigou-

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reusement : rien n'est pire que le soupçon. Mieux vaut la venue à la pleine lumière de l'existence publi- que — de la plus sordide, de la plus crapuleuse des vérités — que l'entretien du soupçon sur la mémoire d'un homme et la crédibilité d'une manière collective de vivre, celle du Peuple de Jésus-Christ.

En dépit de tout ce qui nous opposait, j'ai la faiblesse de désirer croire encore que la mort de Jean Daniélou est à l'honneur du serment prononcé par lui, qu'il a vécu jusqu'au bout dans la paix et la joie l'intraitable fidélité du lien d'amour, de la camaraderie solidaire avec l'humanité de la Parole incarnée. C'est au nom du respect dû à la mémoire de Jean Daniélou, de ma foi en sa résurrection au cœur du peuple mondial des ressuscités, que je proteste contre l'étouffement systématique, concerté, de la vérité sur sa mort. La conspiration du silence incline à subodorer le pire, ce qui est infiniment plus terrible que de savoir : « Ah ! monsieur le prêtre, disait le vieux conventionnel mourant des Misérables à l'évêque de Digne, elles vous font peur, les crudités du vrai. Votre Christ, lui, n'en avait pas peur ! »

Cher Maurice Clavel, il m'est impossible de dire : « ... Entends-tu, vieille Eglise ?... » Non, nous avons en commun une seule exigence : que l'on n'attende pas de nous la résignation à une Eglise qui reculerait devant la crudité du vrai. La vérité ne peut être crue qu'aux deux sens du terme qui se fondent dans une seule signification : c'est sa formidable crudité qui la rend seule capable d'entraîner l'adhésion totalisante de tout l'homme et de tous les hommes. Aussi, je ne m'en laisserai pas conter par les bons âpotres qui me disent benoîtement qu'il existe bien des problèmes d'humanité plus vitaux que celui de la fin d'un cardinal dans une chambre de la rue Dulong. La détresse des hommes vient de ce qu'il leur est suggéré, depuis

leur origine, que leur existence se répartirait sur deux tableaux, sur deux plans : il y aurait d'une part Dieu, le ciel, la religion, l'immortalité de l'âme, le sacré ; d'autre part le monde, les hommes, la chair, le corps, la politique. Nous respirons comme l'air que nous croyons naturel la séparation de la réalité en

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deux parts soigneusement distinctes. Je ne sais rien qui soit plus meurtrier que la définition de l'homme par les vieux catéchismes du concile de Trente et du XIX siècle : « L'homme est composé d'une âme et d'un corps. »

Or, si l'Eglise et l'Etat s'entendent pour se taire sur la mort de Jean Daniélou, leur silence est le pire de tous : le silence de complicité. Ils veulent à n'im- porte quel prix ne pas remettre en cause le système dont l'un et l'autre vivent, c'est-à-dire persévèrent dans le circuit de mort. Ils veulent l'un et l'autre à tout prix — ce qui signifie grâce au capital dont les trente deniers n'étaient que la préfiguration artisanale — maintenir le partage du monde en deux sphères d'influence, deux super-puissances totalitaires, affermir, consolider le vieux dualisme : Dieu, le ciel, l'âme, la vie privée, d'un côté ; les hommes, le prochain, de l'autre. Pour que l'ensemble des hommes soit un trou- peau gouvernable, sujet d'un pouvoir, d'une hiérarchie transcendant ale, ils doivent rester parqués dans un strabisme, une claudication, une schizophrénie définitive. Je dis strabisme, un œil sur les droits de Dieu et du ciel — l'autre œil fixé sur le monde, l'homme, la réalité politique. Je précise l'emploi du mot « claudica- tion » comme l'entendait le prophète Elie : « Jusqu'à quand allez-vous tantôt marcher sur un pied, tantôt sur un autre — vous servir à tour de rôle de votre jambe spirituelle, de votre jambe temporelle ? »

Apprenons donc à marcher sur nos deux jambes au lieu de jouer à cloche-pied. Voici des années que je suis le témoin d'hommes et de femmes qui s'étiolent, dépérissent, crèvent, faute de pouvoir soupçonner l'unité de leur vie, de l'histoire, de la joie unanime d'humanité rassemblée. Aussi sommes-nous très loin du fait divers de la rue Dulong. Nous n'avons pas le droit de continuer à paresseusement, servilement, accepter qu'avec notre complicité d'abdication fonda- mentale, les corps constitués, les pouvoirs, mauvais déguisements des intérêts, des appétits privés, nous fabriquent schizophrènes, honorables le jour, crapuleux la nuit — limpides à l'aube, dégueulasses au crépuscule.

Je veux croire que l'homme Jean Daniélou était

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taillé dans l'étoffe d'une seule conviction, mais sa pen- sée autorisait tous les dédoublements. Il est intolérable que l'épiscopat français veuille laisser courir une pensée qui continuerait à légitimer les attitudes doubles, l'atta- chement au sacré, d'une part, et la satisfaction des sens, d'autre part. Or, je sais maintenant ce que recou- vre la tendance selon laquelle la révélation des « inévi- tables » zones d'ombre de la vie privée d'un homme n'aurait rien à voir avec la valeur objective de sa doctrine. Pour ne pas fuir la crudité du vrai, disons que le pouvoir de la bourgeoisie brandit avec discrétion ce qu'il prétend savoir sur les circonstances graveleuses de la mort du cardinal Jean Daniélou afin d'acheter le silence de l'Eglise du Christ par rapport aux ques- tions vitales de la moralité publique : « Apôtres, évêques, hommes d'Eglise, vous gagneriez à nous laisser les mains libres dans les domaines de vente d'armes, d'inféodation à la politique des gangs du marché mon- dial — sinon, il vous en cuirait d'apprendre dans quelles conditions est mort l'un des vôtres. » En termes brutaux, les classes dirigeantes font chanter l'Eglise.

Nous sommes menacés d'être convertis en silencieux. Or, nous ne voulons pas nous réduire à l'état d'Eglise du silence. Tout simplement parce que nous sommes l'Assemblée, le Peuple de la Parole dans la chair, de la Parole en pleine histoire. Le prix à payer pour l'étouffement de l'affaire Daniélou, c'est notre mutisme ecclésial sur la turpitude, la corruption structurelle du pouvoir de la bourgeoisie. Ce prix-là, nous ne voulons pas le payer. On ne nous achètera pas. Nous ne renoncerons jamais à la crédibilité de l'Eglise du Christ. Il n'est pas question de laisser planer sur tous les serviteurs — de choix libre qui est grâce — du Verbe incarné le soupçon d'une double vie. Aussi faut-il faire toute la lumière sur le dossier de la mort du cardinal Jean Daniélou. Comment oserions-nous avoir peur de la vérité puisque c'est elle, elle seule, qui nous rend libres ?

Je ne parle pas ici de ce à quoi on veut réduire la vérité — une vérité d'idées, de proposition doctrinale, qui ne dérange personne et laisse tout en son état. Il n'est de vérité que d'histoire, il n'est de vérité

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qu'incarnée. C'est celle-ci qui se confond avec le Verbe dans la chair, avec Jésus-Christ. Je sais de foi vive qu'il n'y a rien de caché qui ne doive être connu. Les rumeurs chuchotées, crions-les sur les toits. Il n'est pas un seul chuchotement qui ne soit fait pour se convertir en cri. Nous n'accepterons jamais que les annonciateurs de l'Evangile, de l'Heureuse Nouvelle, puissent être soupçonnés en bloc de démentir dans l'alcôve ce qu'ils proclament sur le forum. Il n'est rien dans le passionné d'Evangile qui puisse n'être pas public — car la vie privée représente ce dont je prive la grande masse des autres auxquels je me donne librement, personnellement, non institutionnellement. Dans son traité de la justice, Thomas d'Aquin écrit qu'il faut interpréter en bonne part, en un sens favora- ble, les doutes que l'on peut avoir sur la conduite d'autrui — car la connaissance de l'exactitude des moindres détails d'un fait divers n'enrichit pas l'intel- ligence. Fidèle à cette exigence, j'admets encore volon- tiers qu'en sa candeur naïve, Jean Daniélou s'était chargé d'essayer d'arrêter un chantage sur le compte d'une haute personnalité de ses amis. Le grand nombre de relations, sinon d'amitiés, qu'il cultivait dans les sphères proches du pouvoir autorise une version aussi bienveil- lante — encore que les services qu'entraîne ce genre d'alliances posent un problème au regard de l'Evangile. Mais les journaux bien informés qui tiennent pour certaine, fondée, la réalité d'une double vie du cardinal, orientent — sans qu'il y ait démenti précis — sur une autre piste : celle d'une fornication, vénale de surcroît. L'idée se répand que des hommes d'Eglise, à la façade d'honorabilité, de chasteté, pourraient s'ac- corder dans l'ombre des satisfactions sexuelles. Le pro- pos me revient à l'esprit, du religieux qui disait sotte- ment : « J'aimerais mieux coucher avec toutes les femmes de l'univers que commettre une faute contre l'amour, contre la charité. » Outre le caractère inouï d'une telle performance, je ne vois pas comment cet exploit cosmique pourrait s'effectuer sans atteinte à l'amour profond pour l'humanité, pour les femmes.

L'épaississement du silence sur l'affaire Daniélou accrédite l'idée facile qu'il n'y aurait pas plus de

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moralité de la sexualité humaine que de la vie publique. Pour beaucoup, la Parole ne s'incarne ni dans les relations sexuelles ni dans la politique. Autant dire que le Verbe ne s'incarne nulle part. Il reste en l'air, bloqué dans le ciel de l'idée. Jésus-Christ n'aurait rien à voir avec les affaires humaines. Pas de Jésus- Christ, pas d'Evangile — il n'y a que le petit dieu caché dans l'alcôve de la rue Dulong. Sans Jésus-Christ en pleine chair d'humanité cordiale, règne le petit dieu qui préside aux ébats des couples privés d'horizon du monde. Sans Christ, Cupidon, Priape.

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2 L'Église du petit dieu

de la rue Dulong

Je suis scandalisé de l'empressement avec lequel des journalistes catholiques, tel Félix Lacambre dans La Croix, dissocient l'œuvre du cardinal Daniélou de l'am- biance trouble qui entoure sa mort. Impossible d'accep- ter l'idée qui voudrait qu'une œuvre ait son existence propre sans lien aucun avec la vie de son auteur. Une production, une œuvre n'a de prix et ne devient création que par la totalité de la substance qu'y investit celui qui se l'arrache. Or, ma conviction demeure que Jean Daniélou peut avoir été l'objet de calomnies, d'agents louches qui ont intérêt à le discréditer jusque dans le dernier acte de sa vie. Mais alors, raison de plus pour le proclamer très haut et clouer leur bec à tous les censeurs aux vues courtes. C'est ne pas penser à l'homme Daniélou, c'est ne pas l'aimer comme un proche que se taire et laisser s'accumuler terrible- ment les raisons de douter. Car j'entends circuler un peu partout, chez les gens de dénomination chrétienne comme auprès des autres, qu'il serait normal, régulier, obligatoire, que les hommes d'Eglise aillent satisfaire aux lois physiologiques de l'espèce, à l'ombre de la discrétion assurée d'une quelconque rue Dulong. Car il est bien d'autres points de la même rue Dulong où un apôtre a de quoi s'engager — non pour une petite aven- ture — mais pour la longue marche des travailleurs migrants bafoués dans leur humanité. De plus, dans ce qui est reproché à Jean Daniélou, il y a plus que la faiblesse d'un instant, l'abandon fugitif quand l'homme n'en peut plus de son isolement. Il y a loin de l'égarement d'une heure ou d'une nuit à l'installation dans une double vie, avec le grief du

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caractère vénal de l'aventure. Si l'histoire était vraie, elle s'aggraverait du fait que le défunt pourfendait en public cela même à quoi il cédait en privé. C'est dans ce sens que la prolongation du silence de la part des responsables ecclésiaux serait coupable : elle répan- drait des erreurs — des hérésies de mœurs, disait Blaise Pascal — infiniment plus dommageables que les héré- sies d'énoncé, de diction, qui n'engagent à rien.

En l'espace de dix ans, j'ai vu des clercs et des laïcs passer du puritanisme de principes au laxisme le plus échevelé. On verse maintenant dans une indul- gence voisine du mépris qui n'est que la caricature de la miséricorde. Non, l'idée basse de l'humanité, des hommes payant leur tribut aux nécessités sexuelles dégagées de l'exigence propre à un amour fidèle — l'ap- probation souriante des turpitudes fatales, déguisées par-dessus le marché en pardon du Christ — c'est répugnant. Quelle misère que cette contrefaçon mépri- sante du pardon ! Voilà tout ce qui est engagé dans l'affaire de la rue Dulong. Sans éclaircissement, tout le monde sera porté à croire qu'il y a hypocrisie dans l'acte d'une profession publique de chasteté. D'ail- leurs, il est vrai que Tartuffe se cache, ou plus exacte- ment s'exhibe, dans la pratique des deux poids, des deux mesures appliqués aux cas de maintien d'indissolu- bilité d'un mariage ou des vœux d'appartenance à tel ordre. Pourquoi relever de ses vœux un religieux, terme très ambigu, alors que l'on exclut de la communion sacramentelle un homme et une femme qui ne peuvent plus s'entendre ?

En fait, l'engagement de chasteté ne peut être que lié à une tâche de transmission apostolique. Il est inséparable d'une audace, d'une puissance d'innovation et, pour tout dire, d'une liberté dont les institutions ecclésiastiques ou laïques n'ont pas la moindre possibi- lité. La chasteté se manifeste comme l'irradiation de personnes — hommes et femmes — qui la vivent en jonction avec l'intraitabilité de la Parole à mondiale- ment, politiquement, incarner. Il y faut une ironie, un humour, au sens de la relativité libérée du relativisme — qui ne viennent qu'avec l'expérience d'un Evangile où la ruse du serpent est inhérente à la naïveté de

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la colombe. Mais le vœu de chasteté prononcé dans la prépuberté psychique — à l'intérieur d'une institu- tion qui se décompose — ne sera jamais que l'alibi d'une préservation ou d'une peur. Il fabriquera tout au plus des continents provisoires, non de ces personna- lités attractives dont les premiers frères prêcheurs disaient qu'elles rayonnaient la castitas transfusiva, la chasteté transfusive, contagieuse. La chasteté n'a de signification authentique, irrécusable, que fondée, enra- cinée dans l'intrépidité d'une proclamation mordante de la Parole qui ne transige pas. Sans l'investissement de l'énergie vitale, sexuelle, des appétits de communion dans l'aventure d'un amour politique, englobant, la prétendue chasteté, de fait continence, n'est qu'une préservation égoïste, la peur de l'autre, le refus des moindres sorties de soi, l'alibi des pires infantilismes.

A propos d'un ami, évêque argentin, actuellement marié, mais que Rome venait de contraindre à la démission au sujet de ses positions sociales, Mgr Léon- Arthur Elchinger, de Strasbourg, me déclarait jadis : « Ne vous hâtez pas d'exploser. La cause n'est pas pure, il y a, dit-on, auprès de lui, une secrétaire... — Comment ? lui ai-je dit. D'abord, nous n'en savons rien. Et puis, quand bien même cela serait... c'est beaucoup moins grave que les adultères de tant d'évê- ques avec César. »

Ne dites pas, cher Maurice Clavel, qu'avec Jean Daniélou, vous n'étiez point tellement divisés par la politique, mais que la ligne de rupture, c'étaient... les mœurs. Comme si les mœurs n'appartenaient pas à la politique, comme si la vie politique ne relevait pas éminemment des mœurs ! C'est le langage clérical et bourgeois qui réduit les mœurs aux choses du sexe ! Mais les mœurs constituent la manière d'être, le compor- tement. Il n'y a pas d'un côté le comportement social, collectif, commun, politique — et de l'autre, le trottine- ment furtif du sexe monté sur pattes. L'attitude humaine est d'un seul tenant. Aussi, à la limite, peu importe que Jean Daniélou soit mort en flagrant délit d'existence double puisque sa pensée, sa théologie consa- craient la légitimité de la vie double.

Mais, dans ce cas, Jean Daniélou n'était pas le

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principal coupable ; s'il avait fait quantité de victimes, il était lui-même profondément victime. Jusque dans ses textes qui apparaissaient les plus généreux alors que, sous la pression des circonstances, il donnait seule- ment le feu vert, l'épiscopat français consacrait le dualisme : en ce qui concerne les chrétiens et la lutte de classes, les évêques de France avec, à leur tête, Mgr Matagrin, parlaient d'une consistance propre du politique. Le politique comme tel, en tant que domaine, aurait sa vie propre, autonome. A côté de lui, il y aurait autre chose, les vies privées que l'on ose hypo- critement qualifier de personnelles. Je ne m'étonne plus, dès lors, qu'elle soit aussi sale, la consistance propre du politique. C'est toujours, d'une part, le secteur privé, d'autre part, le domaine public. Nous n'en sortons pas plus que du marché. Quand un journal allemand l'a interviewé sur le ridicule projet de canoni- sation du général de Gaulle, le cardinal Daniélou avait affirmé qu'il ne voyait aucun inconvénient à ce que l'auteur du Fil de l'épée fût porté sur les autels. L'argument qu'il avançait était fort significatif : le général avait excellé tant dans les vertus de la vie privée que dans celles de la vie publique.

Voici encore plus de dix ans que je touche du doigt les ravages de la théologie ou politique de la vie double. C'est un tel fléau qui m'assure que la vie humaine, en dépit de ses zigzags et jusque dans ses contradictions, se révèle d'une seule pièce : les tendan- ces manifestées dans l'intimité finissent par apparaître au grand jour de la vie publique — comme les appétits, les mœurs de jungle qui gangrènent le politi- que sont purement et simplement la réduction de l'existence internationale aux envies privées. Ce qui s'étale devant nous en forme de névrose, de schizophré- nie, c'est le résultat d'une privation, d'une individualisa- tion, d'une nombrilisation — donc, d'un rétrécissement de la vie publique. C'est l'incapacité du monde capita- liste ou socialiste officiel d'adopter, d'envisager un autre point de départ que soi. Nous souffrons collecti- vement d'un manque d'ampleur, d'une absence d'hori- zon d'humanité. Le journal Le Monde le sent bien, quand il écrit au sujet du cardinal : « La diffusion

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de faits relevant de la vie privée pose toujours des problèmes délicats. » Tout simplement parce que la vie privée constitue le type même de la notion absurde. Or, quand Jean Daniélou, emboîtant le pas à Mau- rice Druon, insistait sur le sacré qui serait l'essentiel de la mission ecclésiale — en lui subordonnant le social, le politique, bref, la vie commune des hom- mes — il méconnaissait le lien historique de chacun avec tous. Aussi, parlait-il plus volontiers de Dieu que de Jésus-Christ. Là aussi, le fait est révélateur : l'Evan- gile, la Parole incarnée, c'est, au travers même du tissu de ses contradictions, l'histoire unifiée.

Aristote écrivait déjà que l'homme est fondamentale- ment animal politique, donc finalisé par les exigences d'une vie commune de l'humanité. Par conséquent, cher André Mandouze, votre expression me semble-t-elle trop schématique de ce contentieux que l'Eglise aurait à liquider avec la « chair ». C'est moins le contentieux de la « chair » que celui du double, des deux parts de la vie qu'il revient à l'Eglise d'évacuer d'urgence par la dangereuse unification de tous nos actes. Il n'y a pas, d'une part, la libération des hommes (plan temporel) et, d'autre part, le salut en Jésus-Christ (plan spirituel). Mais le salut en Christ n'est autre que la libération jusqu'au bout — ce que j'appelle la révolution jusqu'à l'Evangile. S'il existe un point qui demeure injustifiable, dans les propos de Jean Daniélou, c'est, même si le cardinal se dépensait pour tel ou tel d'entre eux, le mépris dans lequel sa pensée tenait les pauvres. Selon lui, la masse des hommes ne pouvait venir à l'Evangile que par l'intermédiaire de César : « L'appartenance au christianisme deman- dait une force de caractère dont la majorité des hom- mes ne sont pas capables. La conversion de Constantin, en faisant tomber les obstacles, a rendu l'Evangile accessible aux pauvres. » (L'Oraison, problème politi- que, p. 12.)

Je reproche aux évêques français, au gros des troupes catholiques de ce pays, et au pape, d'avoir manqué de charité à l'égard de Jean Daniélou. Quand on aime un frère d'amitié, il est inadmissible de le laisser ainsi galoper en direction des honneurs — pourpre

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cardinalice et Académie française. Comment auraient- ils pu avertir un ami, eux qui ne résistent pas au cramoisi d'un chapeau, mais fuient le rouge vif, seule couleur d'humanité !

Ecoutez Pézeril, évêque, minauder à la télévision sur le thème de la mort du cardinal : « Nous lui savions gré de nous rappeler l'essentiel. » Quel essen- tiel ? Les deux parts de la vie, l'écartèlement constitutif, la schizophrénie ecclésiale ?

Il faut confesser publiquement que l'on a péché par dualisme — par complicité avec le partage du monde en deux sphères d'influence : celle de l'Eglise et celle de l'Etat. Si un frère déchiré, qui en avait déchiré tant d'autres, est mort dans cet état double que préfiguraient sa vie et sa pensée, la nécessité s'impose de mettre l'Eglise en garde contre les doctrines dualistes et leurs funestes conséquences. L'obligation devient criante de la prière publique pour cet enfant malheureux, égaré dans les chemins de l'honneur mon- dain et des satisfactions privées. Que la miséricorde du Christ, manifestée dans la puissance mondiale de ses pauvres, enveloppe, liée à l'exigence de leur conver- sion, les tenants de la politique et de la théologie du double !

Je suis abasourdi par le communiqué des évêques de France : ils mentionnent l'activité considérable de Jean Daniélou au service de l'Eglise tout court, de l'Eglise d'on ne sait qui ; ils se réclament « de très nombreux témoins dont beaucoup doivent à son minis- tère la foi » (celle-ci sans le moindre complément). A nos seigneurs, suffit « la confiance des catholiques ». Mais que signifie cette dénomination de catholiques qui fait totalement abstraction du contenu d'acte et d'acte populaire de la foi ? L'épiscopat français parle de l'action du cardinal tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du monde catholique comme s'il y avait pour la passion d'humanité qui fait disciple du Christ un dedans et un dehors. Je ne m'habitue pas à ces déclara- tions où des évêques en appellent au monde catholique (ce qui est un pléonasme ou une tautologie puisque catholique veut dire universel, et non une fraction de gens s'intitulant ainsi), saluent l'Eglise, respectent

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la « renommée mondiale », se soucient de la foi. Mais quelque chose ou quelqu'un manque là-dedans. Il y a un oubli. L'omission me fait songer à un article du Canard enchaîné : il était signé « Valentine de Coincoin » qui évoquait le pauvre bonhomme de retour du Vél' d'Hiv' où il avait entendu Billy Graham. Le lendemain, écrivait Valentine, il ne se rappelait plus à qui il avait bien pu se convertir. Voilà ! L'Eglise est aujourd'hui remplie de gens qui ne se posent plus la question de savoir à quoi ils se sont jadis convertis.

Aussi, dans une société d'agglomérés, n'y a-t-il plus un peuple, même pas une population, tout juste une clientèle. Les évêques — du moins, en pays développés, car il en va tout autrement, par exemple, dans le Nord-Est et le Centre-Ouest du Brésil — ne peuvent plus rencontrer le peuple, par souci de ménager la clientèle. Je vois partout — dans les églises et la vie politique — sous forme de groupes charismatiques, d'élites orantes, de glossolales, ou de technocrates, la modernisation comme ersatz de la transformation pro- fonde, de la révolution nécessaire. C'est par le détour du jésuisme importé d'Amérique du Nord — démobili- sateur, céleste, intemporel, étranger aux forces nou- velles de lutte de classes, la pire restauration — l'orches- tration des futures terreurs blanches. Ce n'est pas pour rien que nos dominicains de la prédication télévi- sée avaient reçu la discrète consigne de parler seule- ment du ciel. Il fallait surtout éviter la terre, laisser celle-ci aux pouvoirs publics, aux spécialistes de la consistance propre, donc répugnante, du politique. Comme l'Evangile nous en donne le goût, nous crierons à temps et à contre-temps que, sans venue massive au peuple d'humanité neuve, donc du Christ, la seule issue est le dieu caché des clientèles de la rue Dulong

L'Eglise ne dispose que d'un moyen d'authentifier sa conversion, de mourir comme culte, religion d'habi- tués, pour renaître en peuple : se détourner du chemin

1. Il faut choisir entre le petit dieu de l'église des clients de la rue Dulong et le grand Homme-Dieu nié du peuple qui foisonne en cette même rue. On ne peut servir à la fois l'église des clients d'oratoires ou de boudoirs et le peuple émigré, d'exode, de tous les sans-logis.

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des honneurs, de la mondanité, rompre avec la clientèle qui fait vivre ses œuvres. Pour devenir du Christ, l'Eglise doit saisir au vol cette occasion d'une révision déchirante, d'un changement de cap. Ce que nous ne pouvons accepter, c'est qu'un concert d'abdications laisse subsister la racine du vieux dualisme qui a fait le malheur, la division intérieure de notre frère Jean Daniélou. Je demande depuis longtemps, et maintenant j'exige au nom d'une fidélité forcenée, que cette ques- tion, l'unique question de fond soit portée au grand jour de l'Eglise si elle veut l'être du Christ. Sinon, c'est la consécration des deux voies parallèles — celles qui ne se rejoignent jamais, excepté dans la nuit des morts désespérées. Si nous ne nous engageons pas à visage découvert dans l'unique voie, dans l'étroit défilé, notre maître est Tartuffe. Mieux vaut l'avouer tout de suite.

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3 Tartuffe

ou fils de l'homme?

J'ai vu Planchon errer dans la maison d'Orgon. Pourquoi ne pas risquer que la pièce un peu date, qu'en dépit du décor de poussière et d'improvisation, de maison qui s'installe et du déshabillé des matins hésitants au seuil d'ère nouvelle, de fin des dernières frondes, de déménagements d'un nouveau riche, Molière éternel, génial, ébouriffant, porte rides. Oh ! si peu accusées — celle du Grand Siècle, du Versailles dont j'ai croqué certains échantillons, descendants de Thiers et de Louis XIV — plus par l'inculture du premier que du second. Planchon tente de corriger l'archaïsme des scènes du début comme celles de Valère et Marianne qui se brouillent pour le plaisir — par un joli ballet de gesticulations, de charmants tours de piste. Mais la fiction, pourtant, reste très en deçà de la réalité. Pour donner le change et se draper, s'habiller de pied en cap d'un très long faux-fuyant, Tartuffe, de nos jours, dispose de structures dont Molière ne livre qu'un avant-goût artisanal.

Pourtant, Tartuffe ne meurt pas, Tartuffe est actuel, Tartuffe continue par ce qui va plus loin qu'une duplicité. Pas de trace en lui d'un double jeu. Il est double. Tous ses faits et gestes proclament qu'il est inconcevable de vivre autrement que sur deux registres — avec un œil humide d'émotion sur le Dieu des hauteurs, et l'autre fasciné par l'éclat d'une cuisse que dévoile au regard du dévot la robe vaporeuse soulevée par le vent. Tartuffe est déiste. Il subit tous les désirs charnels que connaissent les adorateurs du Dieu en soi, bloqué au plus haut des cieux, capable de n'en descendre que pour la parenthèse, l'accident

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métaphysique de l'incarnation. Pour Tartuffe, les hom- mes, et surtout les femmes, ne sont que des créatures. Ils ont le rôle d'effets, parfois d'éblouissants reflets d'une cause qui, en elle-même, ne peut que se dérober à l'élan passionné de tout l'être et d'une histoire faite de chair, de sang, de matière palpable. Aussi, Tartuffe tient-il à Elmire le langage de la prière. Il ne ment pas, mais confesse sa logique en même temps que sa division. Son amour, avec l'impatience de l'union physique dont il attend qu'elle apaise ses tourments, s'enracine dans une théodicée ou théologie naturelle :

Nos sens facilement peuvent être charmés Des ouvrages parfaits que le ciel a formés. Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles ; Mais il étale en vous ses plus rares merveilles. Il a sur votre face épanché des beautés Dont les yeux sont surpris et les cœurs transportés ; Et je n'ai pu vous voir, parfaire créature, Sans admirer en vous l'Auteur de la Nature.

Tartuffe est victime d'une Eglise de classe qui oriente ses fidèles, ou mieux ses clients, vers le Dieu du ciel incapable de s'incarner, sinon dans le rappel du vieux souvenir d'il y a deux mille ans. « Parlez seule- ment du ciel » — le pouvoir de la bourgeoisie savait très bien ce qu'il voulait dire en transmettant cette consigne aux dominicains de la télévision. Mais parce que le Dieu du ciel ne s'incarne jamais (à moins de prendre chair de cygne pour courtiser une troublante mortelle), ne polarise rien de l'appétit d'aimer, d'étrein- dre, d'englober, de la masse des hommes, il est indispen- sable de se ruer sur les choses qui sont du sexe, des sens et du physique. Pour les déistes qui prolifèrent à l'intérieur du christianisme, Dieu est d'abord en soi, en lui-même avant que d'être Christ, homme rempli d'humanité. Le monde, alors, et la réalité se divisent en choses de Dieu et du ciel et des anges et en choses d'en bas, de chair, du corps. Seul, le déiste, le dualiste peut s'écrier avec quelle sincérité déchirante et cocasse : « Ah ! pour être dévot, je n'en suis pas moins homme ! » Dévot, pieux d'un côté, homme, c'est-à-dire viril, phallique de l'autre. Jamais croyant d'avènement

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de tous en peuple, ce qui mettrait sur la pente dange- reuse et dilatante de l'unité ! Rien du Dieu déiste n'a de quoi pénétrer les sens et c'est l'envie de posséder la chair vivante de l'autre qui met en feu l'instant de l'accouplement. Tartuffe l'articule prodigieusement, quand il célèbre l'effet de braise des

... mots d'une bouche qu'on aime ; Leur miel dans tous mes sens fait couler à longs traits Une suavité qu'on ne goûta jamais.

Tartuffe, c'est celui qui n'en peut plus de ne jamais rencontrer, peut-être de ne plus chercher la réalité capable d'irradier sa chair et d'embraser ses sens au service du peuple d'humanité liante, vibrante et créa- trice. Pour Tartuffe le déiste, Dieu est désespérément toujours en dehors de la chair, arbitre souverain de l'histoire, et jamais son acteur, son partisan, son lutteur traqué dans la clandestinité, son maquisard. Au regard de l'apôtre Jean, l'anti-Christ, ce n'est pas nier Dieu tout court, c'est nier Dieu dans la chair, dans l'histoire. Françoise Sagan dit que ses sens ne l'ont ni bernée ni comblée — aussi, ne leur en veut-elle pas. Son expérience confirme celle de Tartuffe : si le sens à faire en masse n'enivre pas, ne comble pas les sens, il ne reste plus que les sens dépourvus de sens. Tartuffe grille d'autant plus d'avidité sensuelle, de passage à l'acte, qu'il ne peut rien réaliser, traduire en événement. Parce que le déiste croit que son Dieu ne se commet pas avec l'histoire et reste en l'air à tout lorgner, il brûle d'accomplir du palpable. Il veut des preuves de la crudité du vrai :

Et, s'il faut librement m'expliquer avec vous, Je ne me fierai point à des propos si doux Qu'un peu de vos faveurs après quoi je soupire Ne viennent m'assurer tout ce qu'ils m'ont pu dire. ... Nos vœux sur des discours ont peine à s'assurer. On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire Et l'on veut en jouir avant que de le croire. Et je ne croirai rien que vous n'ayez, Madame, Par des réalités su convaincre ma flamme.

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Insurrection chrétienne. Ces deux mots jurent, tellement nous avons identifié le Christianisme avec la soumission, le respect de l'ordre, de la loi et de la morale. Le père Jean Cardonnel, dominicain, nous rappelle que le christianisme est d'abord insurrection, refus de l'ordre établi, liberté par rapport à la loi et à la morale et qu'il ressemble beaucoup à la révolution. C'est l'anti-Bruckberger.

Jean Cardonnel, né en 1921 à Figeac, Lot. Devenu adulte entre chez les frères prêcheurs. Se convertit à la révolution au cours de voyages au Brésil et en Chine. Dans un carême célèbre qu'il prêche en 1968, il annonce plusieurs mois à l'avance les événements de Mai. A publié de nombreux livres dont les plus connus sont « Dieu est mort en Jésus-Christ » (Ducros) et « J'ai épousé la parole » (Gallimard). A fait d'innombrables conférences.

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