littérature jeunesse qui a peur du - guia risari · rature pour la jeunesse, la figure du loup...

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47 J uillet dernier. Laure, 3 ans et toutes ses dents, joue avec ses frères et sœurs, ferme soudain la porte de la maison de vacances, et crie à tout va : « Comme ça, le loup ne pourra pas rentrer ! » Quelques semaines plus tard, sa cousine Clotilde, bientôt 4 ans, se promène dans un bois et demande à sa mamie : « Tu crois qu’il y a des loups ? » La bête suscite l’effroi autant qu’elle fas- cine. Depuis toujours, le loup est présent dans les bouquins pour enfants. « C’est l’animal féroce par excellence, considère Daniel Delbrassine, qui enseigne la litté- rature jeunesse à l’Université de Liège (ULg). Il représente la nature hostile, le fantasme terrifiant de l’animalité et la crainte de la dévoration, une peur ances- trale qui se traduit ainsi en Occident mais peut prendre la forme du lion, du tigre ou du jaguar dans d’autres civilisations. Cette figure se retrouve bien évidemment dans un genre littéraire comme le conte, puisqu’il s’agit d’un des plus sûrs témoins de ce qu’étaient les temps ancestraux, à travers les versions orales qui sont parve- nues jusqu’à nous. » Qui n’a jamais parcouru Le Petit Chape- ron rouge , Les trois petits cochons ou Le loup et les sept chevreaux ? Guia Risari, auteure italienne du Petit Chaperon bleu, avoue ainsi s’être fait lire et relire ces contes, jusqu’à les connaître par cœur. « Je crois que je n’ai jamais connu d’expé- rience aussi heureuse que celle-là, car ces histoires contiennent plusieurs niveaux de lecture, que nous découvrons peu à peu. C’est aussi pour cela qu’elles ne nous lassent jamais. En outre, sans que nous nous en apercevions, elles traitent des nœuds profonds du psychisme : la peur, la jalousie, la haine, l’amour, l’incerti- tude, les difficultés relationnelles, le senti- ment d’impuissance ou, au contraire, la volonté de tout contrôler. C’est un grand répertoire, non seulement d’aventures possibles, mais surtout d’existences et de sentiments vécus. » Bien à l’abri dans les bras de leurs parents, les kids aiment trembler à la vue d’un monstre aux dents aiguisées. « Ces expé- riences leur permettent d’identifier leurs peurs », explique Mandy Rossignol, doc- teur en psychologie et chercheuse FNRS à l’Université Catholique de Louvain (UCL). Les enfants ont la frousse, mais ne savent pas forcément de quoi. Avec leurs mots et leurs images, ces ouvrages leur PSYCHO Par catheriNe PLeeck « Il ne faut pas éteindre la peur, mais aider à y faire face. » On le sait, les plus petits adorent frissonner devant des histoires de monstres. Une façon de se confronter à leurs angoisses, selon les experts de l’enfance que nous avons rencontrés. Mais le loup est-il toujours aussi vilain qu’on le prétend ? A l’origine atroce, cette figure mythique est de plus en plus parodiée dans les livres. Pour un plaisir décuplé. C’est vers 5 ou 6 ans que garçons et fillettes manifestent un intérêt pour les histoires qui font peur. « Souvent, cela apparaît en même temps que le développement des capacités cognitives, quand l’enfant rentre à l’école primaire, explique Mandy Rossignol, docteur en psychologie et chercheuse FNRS à l’UCL. Son imaginaire est prêt à faire face à ce genre de propos. Il va pouvoir comprendre le sens et la symbolique qui se cache derrière le conte. » Avant cet âge, le bambin risque de rester coincé au niveau du premier degré. Plus grand, vers 8 ou 9 ans, il passera à autre chose et s’intéressera à des peurs plus concrètes, comme les guerres ou le risque de voir ses parents mourir. D’où l’importance, pour Mandy Rossignol, de ne pas lire la même histoire à toute la fratrie, dont les préoccupations diffèrent selon l’âge. A quel âge commencer à frissonner ? Qui a Peur du graNd MéchaNt LouP ? Littérature jeunesse Féroce de David Sala et Jean-François Chabas, la rencontre d’une fillette intrépide et d’un loup effroyable. SDP

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Page 1: Littérature jeunesse Qui a peur du - Guia Risari · rature pour la jeunesse, la figure du loup semble s’être atténuée », explique l’ensei-gnant de l’ULg, qui constate même

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Juillet dernier. Laure, 3 ans ettoutes ses dents, joue avec sesfrères et sœurs, ferme soudain laporte de la maison de vacances,et crie à tout va : « Comme ça, le

loup ne pourra pas rentrer ! » Quelquessemaines plus tard, sa cousine Clotilde,bientôt 4 ans, se promène dans un bois etdemande à sa mamie : « Tu crois qu’il y ades loups ? »La bête suscite l’effroi autant qu’elle fas-cine. Depuis toujours, le loup est présentdans les bouquins pour enfants. « C’estl’animal féroce par excellence, considèreDaniel Delbrassine, qui enseigne la litté-rature jeunesse à l’Université de Liège(ULg). Il représente la nature hostile, lefantasme terrifiant de l’animalité et lacrainte de la dévoration, une peur ances-trale qui se traduit ainsi en Occident maispeut prendre la forme du lion, du tigre oudu jaguar dans d’autres civilisations.

Cette figure se retrouve bien évidemmentdans un genre littéraire comme le conte,puisqu’il s’agit d’un des plus sûrs témoinsde ce qu’étaient les temps ancestraux, àtravers les versions orales qui sont parve-nues jusqu’à nous. »Qui n’a jamais parcouru Le Petit Chape-ron rouge, Les trois petits cochons ou Leloup et les sept chevreaux ? Guia Risari,auteure italienne du Petit Chaperon bleu,avoue ainsi s’être fait lire et relire cescontes, jusqu’à les connaître par cœur.« Je crois que je n’ai jamais connu d’expé-rience aussi heureuse que celle-là, car ceshistoires contiennent plusieurs niveauxde lecture, que nous découvrons peu àpeu. C’est aussi pour cela qu’elles ne nouslassent jamais. En outre, sans que nousnous en apercevions, elles traitent desnœuds profonds du psychisme : la peur,la jalousie, la haine, l’amour, l’incerti-tude, les difficultés relationnelles, le senti-

ment d’impuissance ou, au contraire, lavolonté de tout contrôler. C’est un grandrépertoire, non seulement d’aventurespossibles, mais surtout d’existences et desentiments vécus. »Bien à l’abri dans les bras de leurs parents,les kids aiment trembler à la vue d’unmonstre aux dents aiguisées. « Ces expé-riences leur permettent d’identifier leurspeurs », explique Mandy Rossignol, doc-teur en psychologie et chercheuse FNRSà l’Université Catholique de Louvain(UCL). Les enfants ont la frousse, mais nesavent pas forcément de quoi. Avec leursmots et leurs images, ces ouvrages leur

PSYCHOpar catherine pleeck

« Il ne faut paséteindre la peur, maisaider à y faire face. » 

On le sait, les plus petits adorent frissonner devant des histoires de monstres. Unefaçon de se confronter à leurs angoisses, selon les experts de l’enfance que nousavons rencontrés. Mais le loup est-il toujours aussi vilain qu’on le prétend ? A

l’origine atroce, cette figure mythique est de plus en plus parodiée dans les livres.Pour un plaisir décuplé.

C’est vers 5 ou 6 ans que garçons et fillettes manifestent un intérêtpour les histoires qui font peur. « Souvent, cela apparaît en mêmetemps que le développement des capacités cognitives, quand l’enfantrentre à l’école primaire, explique Mandy Rossignol, docteur enpsychologie et chercheuse FNRS à l’UCL. Son imaginaire est prêt à faireface à ce genre de propos. Il va pouvoir comprendre le sens et la

symbolique qui se cache derrière le conte. » Avant cet âge, le bambinrisque de rester coincé au niveau du premier degré. Plus grand, vers 8ou 9 ans, il passera à autre chose et s’intéressera à des peurs plusconcrètes, comme les guerres ou le risque de voir ses parents mourir.D’où l’importance, pour Mandy Rossignol, de ne pas lire la mêmehistoire à toute la fratrie, dont les préoccupations diffèrent selon l’âge.

A quel âge commencer à frissonner ?

Qui a peur dugrand méchant loup ?

Littérature jeunesse

Féroce de David Sala et Jean-François Chabas, la rencontre d’une fillette intrépide et d’un loup effroyable.

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Le plus interactif. Le lecteurest mis à contribution. A luide pencher ou secouer le livre,pour éviter que l’animal ne serapproche.

Dès 2 ans. Au secours voilà leloup !, par Cédric Ramadieret Vincent Bourgeau, L’Ecoledes Loisirs, 2013, 24 pages.

Le plus adorable. Quand lecarnassier décide de devenirvégétarien, la nouvelleperturbe tous les animaux dela forêt. Une histoire d’amitiéavant tout.

Dès 3 ans. Un loup dans lepotager, par Claire Bouiller etQuentin Gréban, Mijade,2013, 2e édition, 28 pages.

Le plus drôle.Une versionmoderne du Petit Chaperonrouge, qui passe en revue lescontes qui ont bercé notreenfance. Avec différentsdegrés de lecture à mourir derire.

A partir de 7 ans. Le PetitChaperon bleu, par GuiaRisari et Clémence Pollet, Le Baron Perché, 2012, 32 pages.

Le plus exotique. Le célèbreconte du garçon qui criait auloup, transposé au cœur desmontagnes chinoises.

Dès 4 ans. Voilà le loup !, parGuillaume Olive et HeZhihong, Père CastorFlammarion, 2013, 32 pages.

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méchant loup, avec Benoît Poelvoorde etKad Merad au générique, et qui relate lesinfidélités de trois frères quadra...Ce propos, dédié aux adultes, a bien évi-demment évolué au fil des siècles, avec unrétablissement progressif de la justice etde l’ordre. « En apparaissant dans la litté-rature pour la jeunesse, la figure du loupsemble s’être atténuée », explique l’ensei-gnant de l’ULg, qui constate même que,ces dernières années, les auteurs exploi-tent ce mythe d’une nouvelle manière :« On joue désormais sur la parodie, ledétournement ou l’allusion. » Cesrécentes histoires font référence aux ver-sions classiques des contes, les triturent,les transforment, jusqu’à leur donner unnouveau sens. Un régal, pour ceux quisont déjà familiarisés avec le genre tradi-tionnel et peuvent donc comprendre aisé-ment ces allusions.Le Belge Mario Ramos, très fort dans cecréneau, avait imaginé par exemple unloup qui rêvait d’être un mouton. LaFrançaise Claire Bouiller rend, quant àelle, cet animal végétarien : « Ce carnassierpar excellence va cultiver son propre pota-ger, détaille l’auteure qui a eu cette idéeaprès le scandale de la vache folle. Dèslors, ses mœurs s’adoucissent et les ani-

maux de la forêt ne constituent plus uneproie pour lui. Cela montre à quel pointun méchant peut devenir gentil, s’il ledécide ou si on l’aide. Le monde n’est ninoir, ni blanc. Mon récit est, de ce pointde vue, porteur d’espoir et de change-ment. » En définitive, un succès, puisqueUn loup dans le potager a déjà été traduitdans de nombreuses langues.Autre hommage à la littérature enfantine :Le Petit Chaperon bleu, de Guia Risari.On y lit la journée d’une ado à la pèlerinebleue, qui rencontre un garçon inquiétantdoté d’un bizarre chapeau de loup, dansune plaine de jeux de banlieue. Et les deuxcomplices de passer en revue toutes leshistoires qui ont rempli leur enfance.« Ces parodies incitent les enfants à créerde véritables salades d’histoires », consi-dère l’auteure, qui montre dans sonouvrage comment le jeu et un but com-mun permettent de dépasser l’hostilité.Dans chacun de ces livres, de nouvellesthématiques sont abordées. Avec, très sou-vent, l’apparition de sourires, du côté del’enfant qui découvre avec plaisir ces ver-sions non conformistes du vilain auxdents pointues. Entre les larmes causéespar la peur et le rire, il n’y a finalementqu’un pas...

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offrent donc une représentation de leurspropres angoisses. « Ils leur donnent desmodèles sociétaux et leur montrent com-ment le héros parvient à se débarrasser dudanger, poursuit Mandy Rossignol. Aforce, les plus jeunes savent qu’ils vontéprouver des frissons au fil de ces récits. »Ils finissent même par en jouer et appren-nent à avoir peur pour de faux.Pour cette chargée de recherches, la peurconstitue une étape normale dans le déve-loppement. Cela commence à quelquesmois déjà, lorsque le nourrisson sursauteen entendant des bruits sourds. A 8 mois,vient l’angoisse des inconnus. Vers 2 ou3 ans, apparaît la crainte du noir. Vers5 ou 6 ans, celle des animaux. Etc. « Cesfrayeurs permettent d’apprendre lanotion de danger. Dans le fond, ce quifait trembler les mômes effraie encore denombreux adultes. Nous avons justeappris à gérer ces affolements. » De quellemanière ? C’est en se confrontant réguliè-rement à ce sentiment, en découvrantque tout se termine finalement bien, enlisant et relisant sans cesse la même his-toire du grand méchant loup, que lestêtes blondes parviennent à apprivoiserleur hantise. « En affrontant la peurencore et encore, en s’habituant à cette

dernière, l’enfant finit par la maîtriser »,résume Mandy Rossignol.De ce point de vue, retirer de la biblio-thèque familiale un titre qui provoquedes cauchemars à sa progéniture n’est pasla meilleure chose à faire. « L’évitementest la pire des réponses qui soit, expliquele docteur en psychologie. Il ne faut paséteindre la peur, mais aider à y faireface. » De même, dire que ces animaux nevivent pas dans nos régions ou allumer lalumière pour montrer qu’il n’y a rien sousle lit n’aide pas non plus l’enfant à vaincreson stress. « Rationnaliser ne constituepas une bonne solution, car les plusjeunes ne sont pas réceptifs à ce genre deraisonnement. Ils se diront que peut-être,quand même, un loup a pu se glisser dansleur chambre et que leur père ne l’a pasvu... »A la place, rien de tel que d’aider sonbambin à affronter ses craintes, en déve-loppant ses propres stratégies de défense.Cela peut se faire en analysant avec luicomment le héros de l’histoire a pu sesauver d’un mauvais pas, en tentant devoir comment l’enfant pourrait lui-mêmeagir, s’il se retrouvait à sa place... EtMandy Rossignol de citer, à titre d’exem-ple, la façon de vaincre l’épouvantard,

une abominable bestiole qui, dans HarryPotter, prend l’apparence de vos angoissesles plus profondes : « Il faut imaginercomment ridiculiser ce monstre, endotant une araignée de patins à roulettespour qu’elle glisse et tombe, en habillantle loup d’une robe de fillette... La peurdevient alors risible et l’enfant peut lamépriser. » Au bout du compte, qu’im-porte la parade choisie, du moment quele petit soit acteur et participe pleine-ment à la construction du scénario.

DE L’ATROCITÉ À LA PARODIEPas besoin, pour autant, d’effrayer lesmômes plus qu’il ne faut. La version ini-tiale du Petit Chaperon rouge de Perrault,datant de la fin du XVIIe Siècle, est, à cetitre, particulièrement atroce. « Elle finittrès mal, confirme Daniel Delbrassine.L’héroïne est tout simplement mangée.C’était un conte traditionnel d’avertisse-ment, dont seuls les adultes percevaient lacharge symbolique. Il mettait en garde lesjeunes filles face aux séducteurs, qui n’enveulent qu’à leur pucelage. La bête a, ence sens, une signification sexuelle. » Unsens qui n’est finalement pas très éloignéde celui donné au récent film Le grand

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Le plus poétique.Une bellehistoire inattendue entre unanimal féroce et unedemoiselle que rien n’effraie.En prime : des rabats àl’italienne, pour donnerdavantage de place auxillustrations.

Dès 5 ans. Féroce, par DavidSala et Jean-François Chabas,Casterman, 2012, 32 pages.

Le plus culotté.Une truie doitexpliquer à sa famillepourquoi elle n’est pas allée àl’école aujourd’hui. Sa véritévraie ? Elle a eu affaire auloup et a dû se montrer plusrusée que lui...

Dès 6 ans. Le loup, mon œil !,par Susan Meddaugh,Autrement, 2013, nouvelleédition, 30 pages.

Le plus métaphorique.Unehistoire attendrissante entreun gamin et son papy. Demagnifiques illustrations etune façon touchanted’aborder la question de lamort.

Dès 3 ans. Tant que le loup,par Julie Versele et CharlotteCottereau, Alice Jeunesse,2013, 32 pages.

Le plus décalé. Troisièmevolet des aventures deBernard, loup légèrementdépressif et confident d’unpetit garçon. Les voilà à lacampagne, avec l’objectif dese construire une cabane. Uncrayonné des plus malicieux.

Dès 6 ans. Moi, le loup et lacabane, par Delphine Perret,Thierry Magnier Editions,2013, 64 pages.

Mais aussi :L’école est en feu, par Mario Ramos,L’Ecole des Loisirs, 2012, 48 pages. Dès 7 ans.Au secours ! Un loup tout poilu, parOrianne Lallemand et Loïc Méhée,Nathan, 2013. Dès 4 ans.Quand le loup a faim, par Kris Di Giacomoet Christine Naumann-Villemin,Kaléidoscope, 2011, 30 pages. Dès 3 ans.Les loups ne grimpent pas aux arbres,par Matthieu Sylvander et Marie Deparis,L’Ecole des Loisirs, Format Poche, 2013,37 pages. De 5 à 7 ans.

Le Petit Chaperon bleuGuia Risari Clémence Pollet

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