l'offrande secrète de roland vartogue

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Tome 1 de la Fortune de l'Orbiviate Imaginez un domaine où tout est changement. Une forêt pourrait devenir en quelques secondes un désert et toute l'écosystème serait lui aussi renouvelé. Que pourrait-on construire sur une terre pareille ? Pourrait-on même y vivre ?

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Chapitre 1 Un pèlerinage

Monhod est le joyau de notre province : des pêcheurs y meurent de faim alors qu’une brique de la maison qu’ils habitent les mettrait à l’abri du besoin jusqu’à la fin de leurs jours. Et pourtant, aucun humain ne garde ses remparts.

Les paroles des vieillards semblaient résonner encore dans le cerveau embrumé d’Amnor. Monhod, cité portuaire taillée dans l’opale. Un trésor défiant l’imagination.

Le larron sillonnait les routes de l’Orbiviate depuis des années. Il n’était pas un bandit sous la férule d’un chef, plutôt un artiste choisissant soigneusement les lieux où il accomplissait ses méfaits. Monhod était une exception. Dans tout l’Orbiviate, mille récits décrivaient les légendaires richesses de la ville. Amnor avait toujours cru qu’il s’agissait là de contes de bonne femme, au mieux d’exagérations insensées de la vérité. Cepen-dant, du sommet des tours de sable de Paly, Monhod brillait sous le soleil d’hiver. Une myriade de couleurs parcourait ses bâtiments inestimables. Nul doute n’était permis.

Un vent froid soufflait depuis la mer, située quelques kilomètres plus loin, et s’engouffrait dans le manteau d’Amnor, faisant claquer l’étoffe

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avec violence. Le voleur produisit une petite trousse qu’il entreprit d’ouvrir une fois agenouillé au sol. Il en sortit un marteau d’orfèvre et un burin du même acabit : il était encore trop tôt pour penser au gros œuvre. Un échantillon suffirait pour cette nuit.

Il longea le mur d’enceinte, ses instruments en main. Ça et là, il apercevait des encoches sur la pierre, partout ailleurs aussi lisse qu’un miroir. Les marques semblaient anciennes et érodées. Peut-être étaient-ce là les traces laissées par d’infortunés prédécesseurs, interrompus de manière définitive durant l’exécution de leurs malhonnêtes desseins.

Aucun humain ne garde ses remparts. Les deux vieillards n’avaient-ils pas hoché la tête d’un air entendu ? Était-ce de la peur qui se lisait dans leurs yeux ? Ou bien de la malice ?

Amnor secouait la tête, tentant en vain de chasser ces pensées, lorsque le vent lui apporta le son d’un galop. Qui pouvait venir dans cette ville au cœur de la nuit ? Pestant entre ses dents, il se prépara à travailler avec célérité.

Il frappa son burin et un éclat d’opale tomba à ses pieds. Il ne l’avait pas ramassé qu’un grognement bas, à la limite de l’audible, se fit entendre derrière lui. Il ne se retourna pas. Les peurs infondées de son enfance l’en-vahirent ; il se remémora sa chambre à coucher et les ombres effrayantes qui dansaient sur les murs une fois sa chandelle consumée.

Nulle silhouette pourtant ne se projeta sur les remparts de Monhod, car le gardien de la ville était invisible aux yeux humains. Les murs ne s’assombrirent que de sang.

Amnor Pasie fut bien près de survivre cette nuit-là. Car le cavalier qu’il avait entendu approcher n’aurait pas manqué de percevoir la présence du voleur, aussi discret qu’il fût.

Lorsqu’il arriva aux portes de la ville, le voyageur tourna la tête vers le cadavre déchiré d’Amnor et en contempla l’horreur un instant. Il approcha sa monture du corps en lambeaux pour l’examiner et n’eut aucun doute sur l’identité de l’assassin. Il n’y avait rien à faire, à part signaler l’accident. Selon la tradition un garde brosserait les remparts et brûlerait les restes du cadavre avant de faire son rapport. Comme tous ceux qui l’avaient précédé dans cette tâche, il aurait le droit de garder l’éclat d’opale arraché au mur.

Le cavalier grommela un juron de colère et pénétra dans la ville en lançant son cheval. Il tourna dans les rues endormies jusqu’à atteindre une petite place située au cœur de la cité iridescente. Là se dressait la haute statue de bronze à l’effigie d’Aguénor Dare, l’une des plus grandes figures historiques de Monhod. Le cavalier mit pied à terre.

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Une dizaine de minutes plus tard, il atteignait le temple de Barhab.Le jeune clerc de garde cette nuit-là se nommait Artus. Il fut plutôt

surpris de voir le voyageur arriver du centre de la ville et non de ses portes, mais il décida qu’il n’était pas de son devoir de résoudre ce mystère. Se dirigeant vers l’entrée du bâtiment, il sortit au moment même où l’homme sautait de sa monture. L’inconnu, de haute taille, avait rejeté en arrière la capuche de sa lourde cape noire. Ses cheveux bruns retombaient en longues mèches humides autour de son visage. Sur les fontes du cheval, un peu de neige achevait de fondre en gouttant.

— Bonsoir clerc, fit l’inconnu, je suis le père Calad. Conduisez-moi à une chambre, je vous prie, j’ai fait un long voyage.

Il plongea alors la main sous sa cape. Ce faisant, il dévoila sa poi-trine et Artus aperçut, brodée en fil d’or, l’épée de Qaôzer. Un Formateur.

— Voici, jeune homme, mes lettres d’introduction.Artus prit le parchemin. Il ne savait pas vraiment ce qu’il était censé

y lire. Au bout d’un moment qui lui parut assez long pour prouver son sérieux, il invita le prêtre à le suivre.

Le trajet se déroula dans un silence pesant. Tandis qu’ils arpentaient les couloirs du dortoir, encore sombres à cette heure, le clerc ne pensait qu’au réconfort que lui apporterait la bouteille d’eau-de-vie qu’il se pro-mettait d’aller subtiliser une fois le prêtre dans sa chambre. Le Formateur scrutait les peintures et les fresques sur les murs. Artus les avait toujours trouvées de belle facture ; le rictus qu’arborait le prêtre laissait à penser qu’il n’était pas nécessairement de cet avis.

Enfin le novice trouva une chambre libre et, après avoir préparé des draps frais sous l’œil sombre de son hôte, il lui souhaita une bonne nuit et s’éclipsa avec soulagement. Il dirigea ses pas sans hésitation vers une chambre située trois portes plus loin et, soulevant une latte, il empoigna une bouteille de poire qu’il avait dissimulée là. Il la lorgnait avec convoitise quand brusquement le Formateur ouvrit sa porte, tombant nez à nez avec le jeune clerc. Ils demeurèrent l’un en face de l’autre sans dire un mot pendant quelques secondes, puis le prêtre hocha la tête d’un air satisfait.

— Vous lisez mes pensées, jeune homme. Je vous remercie.Saisissant la bouteille, le Formateur entra dans sa chambre. Artus

resta indécis, hésitant à réclamer son bien. La peine était perdue, comprit-il bientôt. Il regagna le poste de garde en traînant les pieds, les bras ballants et tête baissée.

** *

Seuls le vent et quelques rares marins troublaient de leurs voix les calmes rues de Monhod chargées de senteurs salines. La majeure partie des

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tavernes était déjà fermée à minuit car, dès quatre heures, le quartier des pêcheurs commençait à s’éveiller. Ses rues s’animaient sous le va-et-vient des habitants soumis au joug implacable des exigences de la nature.

Joris se réveilla elle-même bien avant l’aurore. C’était un grand jour pour elle : son premier pèlerinage vers l’Immuable. Selon la tradition monhodienne, le premier des sept pèlerinages symbolisait l’entrée dans l’âge adulte, âge fixé à dix-sept ans pour une raison sans doute mûrement réfléchie.

Aussitôt qu’elle fut debout, la jeune fille se précipita hors de sa chambre puis descendit dans la salle commune en laissant sa main glisser sur la rambarde de bois. Parvenue au milieu des escaliers, la pièce lui apparut vide. Seuls les vestiges d’un repas pris à la hâte témoignaient qu’on y avait déjeuné quelques minutes auparavant. Ses parents et son frère étaient déjà partis travailler, elle ne les reverrait pas avant de longs mois. Elle ne les voyait guère plus de quelques jours dans l’année depuis ses douze ans et, à peine revenue à Monhod, voilà qu’elle devait les quitter à nouveau. Rebroussant chemin, elle se précipita à l’étage, vers la fenêtre qui donnait sur le port et la mer de Lhom.

Joris fit glisser entre ses doigts l’opale qu’elle portait autour du cou. Chaque monhodien en recevait un fragment à la naissance, tiré non des murs de la cité mais de ses carrières. Durant toutes ces années, l’éclat irisé avait été le seul signe rattachant la jeune fille à ses origines. Joris n’avait pourtant rien oublié de sa ville natale. Devant ses yeux se dressait le phare de Dare. Il n’illuminait pas le ciel, mais étendait son ombre sur les quais. Son feu s’était éteint à jamais, dix ans avant la naissance de Joris, lorsque le vaste océan de Lhom s’était refermé pour devenir une petite mer intérieure. Plus aucune créature fabuleuse ne s’échouait sur les rives sablonneuses mais la mer prodiguait encore ses largesses aux monhodiens.

À mesure que le jour se levait, des centaines d’étoiles semblaient s’allumer sur les flots tandis qu’elles s’éteignaient dans les cieux, comme si le ciel et la mer avaient pour un instant échangé leurs rôles respectifs. En vérité les lueurs qui dansaient sur les eaux n’étaient autres que les torches embarquées sur les navires des pêcheurs. Ils savaient qu’à cette heure, juste avant l’aube, la pêche serait prolifique.

La jeune fille retourna dans sa chambre d’un pas lent. Sa propre fenêtre donnait sur les terres à l’ouest, dont le spectacle était bien différent. Au loin, où l’œil distinguait à peine les arbres les plus imposants, l’homme ne bâtissait plus. Au-delà des terres incultes se dessinait la ligne bleue des montagnes. Elles n’avaient pas de nom propre pour les désigner. Elles n’existaient pas une semaine auparavant et auraient peut-être disparu ce soir. À quoi bon les nommer ?

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Joris profita de son réveil matinal pour se prélasser dans un bain chaud, confort qu’elle allait devoir abandonner pour de bon durant le pèlerinage. Les autorités religieuses semblaient ne pas considérer la détente comme vecteur de la foi. La jeune fille, quant à elle, ne voyait pas en quoi cela pouvait y nuire, mais chaque fois qu’elle avait tenté de faire entendre son avis sur la question, le catéchiste de Sangrat avait invariablement répondu, d’un ton doctoral : « Jeune fille, dans les affres de la souffrance l’être humain peut brandir bien haut le brandon enflammé de sa foi et éclairer le chemin de l’incrédule. Les bains et les repas copieux ramollissent l’esprit et le corps et soufflent une flamme, hélas déjà bien vacillante, pour ne laisser que quelques braises juste suffisantes pour éclairer son propre nombril ». Le catéchiste en question, vieux garçon ayant raté sa vocation de prêtre pour cause de fainéantise outrageuse (à ce qu’on disait), n’avait cure de ses propres conseils, et son embonpoint augmentait en proportion avec sa capacité à prodiguer ses judicieux avertissements.

L’heure du départ se rapprochait et était même dépassée pour qui aurait voulu se montrer prudent. Cependant, Joris ne pouvait se résoudre à sortir de chez elle. Pas comme ça…

Car il existait une tradition à Monhod, un acte symbolique fort, re-montant à un passé lointain, tellement ancré dans les mœurs que nul ne le mettait en doute. Les plus curieux avaient pourtant tenté de se renseigner sur le véritable but du rituel. Il apparut bientôt que personne ne pouvait donner une explication sensée. Joris avait interrogé ses propres parents ; ils avaient soudain pris un air gêné et avaient marmonné une sombre histoire qui semblait inclure, outre un noble aventurier et une damoiselle aux yeux clairs, un poulet gigantesque dont Joris n’avait pas saisi le rôle exact.

Pour être clair, les pèlerins de la cité d’opale avaient pour obligation de se raser le crâne. Joris l’aurait supporté si telle avait été la règle géné-rale pour les pèlerinages, mais c’était bel et bien une particularité propre à Monhod.

Son regard était fixé depuis quelques minutes sur un reflet capté par son crâne, comme si sa chevelure pouvait repousser à force de concen-tration, quand un rayon de lumière vint frapper le miroir en l’éblouissant. Elle regarda par la fenêtre pour voir le soleil monter à l’horizon ; il n’y avait plus de temps à perdre. Elle bondit hors de la maison sans prendre garde à la verrouiller. La précaution aurait été inutile, car le Gardien veillait toujours, et à jamais.

** *

Dissimulé derrière un invraisemblable amas de papiers, le père Rivat tentait désespérément de mettre un peu d’ordre parmi des mois et

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des mois de notes et de requêtes. De même que les années précédentes, il serait chargé de guider les jeunes pèlerins qui prenaient le départ pour la première fois. Le départ était d’ailleurs imminent.

Il reposa un ordre de recensement qu’il était censé avoir reçu six se-maines auparavant – et dont il ne soupçonnait même pas l’existence – puis commença à lire une curieuse note. Celle-ci l’informait de la dégradation de la statue d’Aguénor Dare. L’effigie semblait avoir été ouverte au niveau de la poitrine puis refermée, dénudant le métal en une brillante cicatrice cruciforme. Rivat s’interrogeait sur le sens de l’acte lorsqu’on frappa à la porte. Il fit un vague signe de la main à un jeune clerc. Celui-ci s’escrimait à classer dans une vitrine les souvenirs accumulés par le vieux prêtre durant toute une vie. Ou même deux, semblait-il. Le novice se précipita vers la porte et l’ouvrit, laissant entrer un homme aux cheveux longs, habillé tout de noir.

— Père Rivat ? demanda l’inconnu sans se présenter.— C’est moi, répondit le vieil homme en se levant. Père Calad, je

suppose.Le nouveau venu s’inclina légèrement.— Prenez place, je vous prie, l’invita le père Rivat.Le vieux prêtre s’installa lui-même dans un fauteuil de velours,

devant une petite table basse sur laquelle attendaient une bouteille emplie d’une liqueur dorée et deux petits verres teintés de bleu.

— Jacen, pourriez-vous nous laisser, je vous prie ?Le jeune clerc hocha la tête et sortit du bureau. Le père Rivat

examina Calad avec attention. C’était un Formateur de Qaôzer. Rivat songea qu’il ne devait guère être différent au même âge. Il serait toutefois maladroit de le lui confier. Ce serait même une exécrable entrée en matière. Calad ne soupçonnait sans doute pas, en faisant face au vieillard, qu’il ob-servait sa propre image déformée par un demi-siècle de joies et de peines.

Le prêtre de Qaôzer demeurait silencieux. Il connaissait la réputa-tion du père Rivat depuis bien longtemps. Celui-ci, il le savait, tenterait de percer à jour sa véritable mission. Aussi se prépara-t-il à toute éventualité lorsque le vieillard finit par prendre la parole.

— J’ai reçu, il y a trois jours, une missive signée du Vigilant Rélakor en personne, m’informant que le père Calad me seconderait lors du pèleri-nage des jeunes monhodiens. Fort heureusement, le monde est bien calme ces derniers temps, et les Formateurs les plus puissants de Qaôzer peuvent s’atteler à la noble tâche de conduire notre jeunesse à l’Immuable.

Calad s’était toujours dit que cette couverture était assez déplorable. Le vieux renard était bien trop finaud pour parler de but en blanc. Qu’à cela ne tienne.

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— Hélas, vous n’êtes plus tout jeune, vénérable père Rivat, et comme j’étais de passage en ces lieux, nos excellents dirigeants ont pensé que je pourrais vous prêter main-forte.

Rivat jeta un œil vers une clepsydre en pierre.— Nous avons fort peu de temps devant nous et encore beaucoup

de points à régler quant au programme de ce pèlerinage.Calad se fendit d’un léger sourire ironique, laissant entendre qu’il

ne se sentait guère concerné par cette affaire.— Vous avez sans doute raison, concéda-t-il enfin, conscient qu’il

frisait la grossièreté. Alors quel rôle jouerai-je ? Il nous faut prendre en charge tout un groupe de jeunes gens et me faire passer auprès d’eux comme votre aide. Dois-je leur apprendre des cantiques ou quelque chose dans ce goût-là ?

Rivat avait quelques difficultés à imaginer le Formateur de Qaôzer menant joyeusement un groupe de jeunes pèlerins en les faisant avancer au rythme d’un chant de marche.

— Je suis désolé, mais pourquoi parlez-vous de rôle ? Si vous avez été envoyé ici pour m’aider, alors restez vous-même et tout devrait bien se passer. Enfin, je crois, ajouta-t-il avec malice.

Calad ne semblait pas goûter la plaisanterie.— Père, je gage que nous devons tout de même agir avec un

minimum de discernement. Nous ne pouvons nous lancer ainsi sans prendre quelques précautions. Qu’arriverait-il si ma couverture était percée ? Je ne puis me permettre une erreur aussi grossière. Ma mission est plus importante que vous ne semblez le croire.

— Ne dites pas ça, je connais moi-même fort bien l’importance du premier pèlerinage de nos jeunes croyants.

Calad, à l’encontre de toute prudence, avait ramené le sujet de sa mission dans la conversation. Son interlocuteur semblait néanmoins s’en soucier comme d’une guigne. Le Formateur s’en sentit un peu vexé. Peut-être qu’au fond de lui, il comprenait confusément que toute l’astuce de Rivat reposait sur son orgueil, mais pour le moment, il oublia un peu sa prudence.

— Je ne vous parle pas de votre pèlerinage, finit-il par dire, excédé. J’ai été envoyé ici sous les ordres du Vigilant Rélakor, en mission pour le seigneur Zévyld. Et, sauf votre respect, elle ne vous concerne pas.

— D’accord, d’accord, répondit Rivat d’un ton patient. En ce qui vous concerne, ne vous en faites pas outre mesure. Chaque année, le pèlerinage souffre de la présence de prêtres fort peu compétents. Vous ne serez ni le premier ni le dernier. Au pire vous risquez de vous retrouver affublé d’un surnom grotesque. Une année nous avons eu un « père le gigot ». Je n’ai jamais su pourquoi…

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Le vieillard semblait plongé dans ses souvenirs. Calad l’interrompit.— Écoutez, maintenir le calme pendant plusieurs mois parmi des

jeunes gens pleins d’énergie n’est pas vraiment mon domaine. Vous vous en doutez bien, mes supérieurs ne se sont pas décidés à m’envoyer ici en vertu de mes compétences pédagogiques.

— Ne vous sous-estimez pas, il me semble évident qu’ils n’auraient pas confié ce pèlerinage à n’importe qui.

Calad observa le père Rivat avec insistance. Il commençait à se deman-der si le vieillard ne prenait pas sa couverture très au sérieux, tout compte fait.

— Je ne suis pas sûr de ce que vous avez compris au juste, mais tout ce que je vous demande, c’est que ma présence conserve les apparences de la normalité. J’entends par là qu’elle doit sembler des plus naturelles, tout en me permettant de remplir mon rôle.

— Oui, je ne pensais pas faire dans la fantaisie de toute façon. À vrai dire, je pensais m’en tenir à mon habitude : quelques mots pour ac-cueillir les jeunes pèlerins, afin de leur faire comprendre que nous n’allons ni vers une prison ni vers une foire. Après mûre réflexion, cette année, je vous laisserai vous en charger…

— Moi ? s’inquiéta Calad, momentanément plus ennuyé par cette lubie que par l’attitude bornée du prêtre. Pourquoi ? Que leur dirai-je ? Je ne saurai leur parler ! Non, vous avez l’expérience, faites-le, tout le monde ne s’en portera que mieux.

Rivat percevait un tremblement dans la voix du prêtre. Il s’amusa à observer la légère panique de cet homme qu’il savait avoir affronté des périls considérables.

— Pourtant je n’en ferai rien, rétorqua le vieillard. Mes forces ne sont plus ce qu’elles étaient et j’ai grand besoin d’une aide. N’est-ce pas pour cela que vous avez été envoyé ?

— Vous…Calad s’interrompit en observant l’expression de son interlocuteur.

Il se sentit soudain honteux en comprenant que Rivat n’était pas dupe du tout. Il se leva et se dirigea vers la porte.

— Eh bien soit, je ferai ce discours. Je n’ai pas affronté les dangers du monde sans sourciller pour me sentir intimidé par une bande de jeunes freluquets qui ne savent même pas ce qu’est une ampoule au pied.

Celle-là manque de panache, se dit-il en ouvrant la porte. Trop tard pour rectifier.

— Autre chose, s’écria soudain le vieux prêtre. Vos cheveux, il va falloir les couper : ici, la tradition veut qu’on se rase le crâne.

Calad sentit son visage se décomposer. Il jeta un dernier regard vers le prêtre. Celui-ci semblait sur le point de s’étrangler.

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— Que se passerait-il si votre couverture était percée, ajouta Rivat d’un ton goguenard. Je comprends l’importance de votre mission, voyez-vous…

— J’en suis ravi, murmura Calad d’une voix blanche.Il sortit, et le bruit que fit la porte en claquant ne fut pas suffisant

pour étouffer le rire du vieillard.*

* *Joris cessa de courir au niveau de la statue d’Aguénor Dare, rassurée

de constater qu’elle serait dans les temps. Elle s’octroya même une pause pour reprendre son souffle, passant négligemment la main sur la plaque de bronze usée, sur laquelle étaient autrefois contés les hauts faits de Dare, devenue illisible depuis des siècles. Aurait-elle levé la tête, elle aurait sans doute remarqué l’éclat inhabituel du métal mis à nu sur la poitrine d’Agué-nor.

La jeune fille déboucha sur une place du temple déjà noire de monde. La population de Monhod tout entière semblait s’y être donné rendez-vous. Nombre des personnes présentes n’étaient pas des pèlerins, mais de simples badauds parfois, des amis ou des parents souvent. N’effec-tuant pas le pèlerinage cette année, ils venaient saluer leurs connaissances une dernière fois avant qu’ils ne partent sur les routes. Quelques enfants, encore trop jeunes pour participer, couraient, criaient et gesticulaient parmi la foule. Certains étaient rattrapés par des parents à bout de souffle et d’autres, ayant échappé à leur garde, profitaient de leur liberté. Bon nombre de bambins tenaient à la main des pancartes, fabriquées par leurs soins, sur lesquelles étaient inscrits les noms de leurs proches. Le résul-tat était aussi coloré qu’hétéroclite et Joris s’amusa un instant à lire des formules plus ou moins obscures qui allaient du « Papa on t’aime » au « Brosse-toi les dents tous les soirs » en passant par les « N’oublie pas le lait », plus difficile à interpréter. Çà et là dans la foule, des marchands ambulants commençaient à vendre des petits pains, des pommes enrobées de caramel et d’autres confiseries. La fête, Joris le savait, allait durer toute la journée et une bonne partie de la nuit.

Un peu avant le début de la célébration, le silence se fit. L’heure approchait où la cité opaline allait dévoiler sa splendeur. Le ciel sombre teintait le port d’un gris morne, ne rendant en rien la beauté du monhod et de Monhod, cependant le jour du pèlerinage annuel avait été choisi avec soin…

Comme s’il était satisfait de l’attention qu’on lui portait enfin, le soleil se dressa derrière le faîte du temple. Les premiers rayons colorèrent le toit des mille nuances qui chatoyaient sur la pierre, mais dominant

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sur toutes, un voile bleu semblait s’écouler peu à peu sur les bâtiments alentours. Lorsque l’onde irisée fut près d’atteindre la statue à l’effigie du rhinocéros de Barhab, qui dominait la ville, nombre de personnes détour-nèrent le regard, mais de plus nombreuses encore fixèrent le temple avec une attention accrue.

Soudain le bâtiment parut s’embraser. L’angle d’incidence des rayons solaires était tel qu’à ce moment précis l’ensemble du temple sembla soudain fait d’or pur et la lumière qu’il réfléchissait aveuglait tous les spec-tateurs. Comme leur vue reprenait ses droits, le soleil avait continué sa lente course. Ainsi la cité que leurs prunelles avaient quittée terne et grise éclatait dans toute sa splendeur monhodescente.

Les pèlerins pouvaient désormais se tourner vers les portes du temple qui s’écartaient dans un grincement prophétique. Alors commençait la pro-cession des prêtres, entourés des enfants de chœur. Une agglomération de la taille de Monhod pouvait s’enorgueillir du culte de cinq dieux, et, quoique la déesse Nydali y fût particulièrement vénérée, la ville n’en demeurait pas moins sous la protection de Barhab le Pacifique. Chaque année les représen-tants du dieu de l’entente ouvraient la marche, suivis par les autres congré-gations. Les prêtres usaient de leurs pouvoirs pour faire planer des éperviers artificiels au-dessus des fidèles et les bénir de ce fait. Chacune des effigies jouait avec la lumière à sa façon : l’épervier aquatique de Nydali l’éclatait en un spectre multicolore, celui de Qaôzer étincelait sous les rayons du soleil et l’oiseau de Barhab projetait son ombre sur le sol… À la fin de la procession, vêtu d’une robe de cérémonie blanche aux liserés de la couleur de chaque dieu représenté, un prêtre ouvrait la cérémonie par la lecture du livre de la Désunion, premier des cinq livres du Dévoc.

** *

« Les dieux règnent, éternels, sur le monde et le modèlent à leur entendement. Ils furent, ils sont et ils seront, les Sept et les Cinq qui jadis furent les Douze, et dans les coupes de pouvoirs ils déversèrent leur puissance : dans le Calice et le Cratère.

Égaux entre eux et de même force, omniscients et omnipotents étaient les Douze. Mais six furent envahis par l’orgueil, et ils combatti-rent entre eux dans l’éther bien avant que le monde ne fût créé. Long fut leur affrontement, plus long qu’une vie d’homme, plus long que la vie de l’Homme. Il durerait encore, si Qaôzer n’avait vu la lumière. Compre-nant ses erreurs, il quitta son camp et avertit ses alliés : « Mes Frères, notre combat n’est pas un juste combat, nous ne pouvons continuer ainsi. Je dois vous quitter et rejoindre nos Frères et notre Sœur. Je vous en conjure, faites comme moi. »

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Alors Vycali prit la parole et s’exprima au nom de ses Frères, et tous l’approuvèrent : « Nous n’avons d’autres Frères que ceux ici présents, si j’eus une sœur je l’ai perdue. Les ruses de nos ennemis t’ont jeté dans l’erreur, mais nous te pardonnons. Reste avec nous, car ils te rejetteront. »

Qaôzer entra dans une vive colère, et c’est pourquoi on le nomme Qaôzer l’Impétueux. « Le fiel sort de tes lèvres, Vycali la Sournoise ! Tu paieras ces paroles ! ». Ainsi se séparèrent Qaôzer et Vycali, qu’il surnomma Sournoise, et depuis ce jour elle fut désignée sous ce nom. Ainsi se séparèrent-ils, eux qui autrefois s’aimèrent.

Et ainsi furent formés les Sept et les Cinq. Sans l’aide de Qaôzer, ces derniers ne purent longtemps combattre. Ils furent jugés puis bannis hors de l’espace et du temps. »

** *

Le discours qui suivit ne fut qu’une énumération assez fastidieuse de règlements à observer, aussi personne ne l’écouta réellement. Le prêtre qui en faisait lecture faillit lui-même s’endormir et soupira de façon audible en constatant qu’il lui restait encore six pages de consignes à ânonner.

Dans un coin, on avait dressé une tente sous laquelle on rasait le crâne de ceux qui n’avaient pas encore pu le faire. Joris, ayant déjà ac-compli cette triste obligation, se dirigea vers la distribution de missels. Le prêtre qui lui donna le sien était un petit homme rabougri de cent dix ans qui semblait condamné à dévoiler ses gencives à l’humanité puisqu’il ne pouvait s’empêcher de rire et qu’il n’avait plus de dents. Il marmonna quelques mots à la jeune fille en lui tendant son recueil et lui fit un clin d’œil complice puis éclata de rire. Joris, qui n’avait rien compris, sourit poliment en s’éloignant.

Le père Calad contemplait la foule massée devant lui. Il avait certes déjà vu des foules bien plus impressionnantes mais il n’avait jamais eu à leur parler. Ou alors pour leur annoncer qu’il avait réglé le problème qui troublait leurs vies depuis des semaines. Dans ces moments-là, l’auditoire lui était déjà acquis. À peine quelques mots étaient-ils sortis de sa bouche que la foule en liesse le portait en triomphe, lui évitant l’embarras d’un long discours.

Cela lui paraissait bien loin alors, tandis qu’il s’approchait d’une cinquantaine de jeunes gens déjà fort agités. Rivat ne lui ayant en aucun cas laissé le temps de la réflexion, il se voyait contraint d’improviser.

Il monta sur la petite estrade de bois construite pour l’occasion et se trouva au-dessus d’une étendue de crânes rasés, alignés comme une rangée d’œufs, ce qui était pour le moins déconcertant.

— Jeunes gens.

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Il laissa passer un léger temps durant lequel un bon tiers des têtes se tournèrent vers lui.

— Mesdemoiselles.Un léger sourire se dessina sur son visage. En maintes occasions,

ce sourire lui avait permis de se sortir de situations délicates, bien qu’en vérité cela lui eût été plus difficile si les femmes auxquelles il l’adressait avaient pu savoir qu’il était prêtre. Mais les jeunes filles qu’il avait en face de lui avaient la tête farcie d’idées romantiques et voyaient en cet homme la possibilité d’un amour impossible, contre les normes de la société. Aussi fut-il tout à fait efficace.

— Messieurs, ajouta-t-il prenant soudain un visage grave.Les jeunes hommes – environ la moitié de l’assistance – prirent ce

changement d’attitude comme un signe de respect.Le père Rivat observait la scène à quelques mètres de là, admirant

l’habileté de Calad. Il avait su en quatre mots séduire l’ensemble des per-sonnes qui allaient vivre sous son égide pendant plusieurs mois. Calad, de son côté, eut bien du mal à ne pas soupirer devant le succès de ses honteux stratagèmes. Il reprit :

— Le discours que vous venez d’entendre – que la plupart d’entre vous ont entendu chaque année depuis leur naissance – vous a présenté le pèlerinage avec suffisamment… de détails, je pense.

On entendit quelques rires timides, la plupart des auditeurs ne pouvant se résoudre à penser qu’il y avait là peut-être une critique de la part d’un membre du clergé sur une institution du pèlerinage.

— Je ne vous en reparlerai donc pas plus longtemps. Je tiens juste à me présenter : je suis le père Calad et j’assiste le père Rivat. Nous aurons tous les deux la tâche, ou plutôt le plaisir, de vous accompagner durant la totalité du pèlerinage. Nous allons bientôt prendre la route. Je vous demande pour le moment de nous suivre dans le calme. Dès que nous serons sortis de la ville, sachez que le père Rivat et moi-même serons dis-ponibles à tout instant pour répondre à vos questions, qu’elles concernent le pèlerinage, la religion ou tout autre sujet. Je vous remercie de votre attention, je dois maintenant rejoindre les autres prêtres. À tout à l’heure.

Calad descendit les marches pour rejoindre Rivat. Le prêtre de Barhab l’attendait avec une bonne humeur certaine qui lui ôtait bien une dizaine d’années, lui redonnant pour un instant l’allure de ses quatre-vingts ans. Un peu en retrait, un barbier aiguisait son rasoir en hochant la tête d’un air complice.

Joris resta un instant au milieu d’un groupe de jeunes filles subju-guées par ce discours. Elle ne connaissait plus personne ici et elle comprit qu’il était inutile d’espérer se faire des connaissances, la conversation étant

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partie pour porter un bon moment sur l’intervenant. Elle préféra retourner en arrière et scruter la foule pour tenter de voir si ses parents avaient pu se rendre à la cérémonie.

Dix minutes plus tard, le pèlerinage était officiellement lancé. La procession en elle-même tournait à la pagaille la plus indescriptible. Une masse se déplaçait pêle-mêle, hommes et femmes, civils ou religieux ainsi que toutes sortes de bêtes de somme, dromadaires et chevaux essentiel-lement, mais aussi d’étranges animaux que Joris ne connaissait pas, sans doute propriétés de riches négociants.

Ses parents ne lui avaient promis d’assister à son départ qu’à cause de son insistance, et elle se rendit compte qu’il aurait mieux valu qu’elle n’en eût rien fait. Elle ne les avait pas vus et avait en outre perdu son groupe.

Au milieu de la foule, elle avait du mal à se situer dans cette ville qu’elle avait pourtant bien connue naguère. Par ailleurs, elle avait sans doute commis quelque faute dont les dieux s’étaient offusqués puisqu’elle semblait condamnée à avoir la taille adéquate pour se retrouver le nez sous l’aisselle de la majeure partie des hommes participant au pèlerinage. Elle se demanda un instant si les prêtres avaient bien interprété les messages des dieux. Peut-être avaient-ils voulu que les pèlerins se rasent les aisselles et non le crâne.

Néanmoins elle dut bien admettre qu’elle était loin d’être à plaindre lorsqu’elle aperçut à quelques pas devant elle un homme dont la taille réduite le mettait dans une situation encore moins confortable. Elle le suivait du regard, affichant un air mi-satisfait, mi-apitoyé, si bien qu’elle ne remarqua qu’au dernier moment qu’une espèce d’hippopotame violet venait de débouler devant elle. Monté sur les échasses qui lui servaient de pattes, il ne fit grand cas ni du cri de surprise de Joris, ni de ses nombreuses protestations. Lorsqu’elle eut invectivé la bête tout son soûl, la jeune fille chercha des yeux le nain, mais il avait disparu dans la foule vers d’autres odoriférantes aventures.

Joris continua à jouer des coudes, plus irritée que jamais, et elle distingua bientôt, dépassant de la foule, une sorte de cône rouge vif qu’elle identifia comme le couvre-chef d’un des pèlerins de son groupe. Il semblait l’arborer avec une fierté incompréhensible et, selon toute vraisemblance, avait réussi à l’emporter en pèlerinage sans le moindre égard pour les règles établies. Joris ne pouvait que l’en remercier.

Les pavés posés autour du temple étaient de taille égale et finement ajustés. Joris sentit sous ses pieds qu’elle quittait le centre religieux pour entrer dans le domaine des marchands, où les pierres étaient taillées de manière grossière, ce qui ne gênait guère la progression des charrettes aux roues cerclées de fer et en aucun cas les bêtes de trait.

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Les grandes portes de la cité avaient été fermées pour l’occasion. Même au temps jadis, lorsque l’Orbiviate était jeune, que ses routes étaient parcourues d’hommes sans foi ni loi et que le Gardien ne protégeait pas Monhod, le port d’opale n’avait jamais subi d’attaques, étant donné qu’il n’était accessible que par une seule route. De ce fait, un assaut concerté d’un groupe de brigands n’aurait pu avoir lieu que de front, hypothèse des plus improbables. Les portes n’avaient plus aucune utilité alors, cependant elles avaient été conservées ; de lourdes portes fondues dans un métal noir dont nul ne pouvait se rappeler l’origine. Toute l’année, elles demeuraient ouvertes, de jour comme de nuit, afin de faciliter les apports marchands. De plus, les gardes en faction aux mines d’opale pouvaient ainsi aller et venir à leur guise dans la ville. Pourtant, une fois par an, la veille du pèleri-nage, on fermait les portes avec une facilité déconcertante si on considérait leur masse et leur usage épisodique.

Lorsque la procession fut rassemblée à la sortie de la ville, le silence s’installa dans la foule. La cérémonie d’ouverture des portes symbolisait la première étape du pèlerinage, celle par laquelle les voyageurs s’engageaient tacitement, une fois l’enceinte franchie, à ne pas revenir dans leur cité avant d’avoir contemplé l’Immuable. Tous ceux qui avaient déjà effectué le pèlerinage parlaient de ce moment émouvant aux novices, premier d’une longue lignée.

Lorsque les prêtres entamèrent la danse d’invocation, Joris se re-dressa et observa avec attention l’autel de fortune sur lequel officiaient les religieux. Le temple de son école était dédié à Nydali, et elle avait pour habitude de voir apparaître à la fin de la cérémonie l’immense octopode de la déesse, qui agitait ses tentacules avec grâce.

Il était beaucoup plus rare de voir se matérialiser en même temps cinq des sept animaux sacrés. De plus, pour une cérémonie de cette im-portance, les effigies des dieux apparaissaient souvent plus grandes que d’ordinaire.

Le poulpe, le rhinocéros et l’hippopotame demeurèrent calmes ; lorsque l’ours, aussi haut à quatre pattes que les autres animaux, se re-dressa, une clameur s’éleva de la foule, car le plantigrade occultait le soleil de sa hauteur prodigieuse ; pourtant le crocodile de Yanothan attira bientôt toute l’attention. Quand la lumière frappa le pas des portes titanesques, le saurien apparut, lové comme un serpent. Comme il déroulait sa queue et dressait sa gueule, on constata qu’il avait choisi une taille exceptionnelle : près de douze mètres. Seules les cérémonies orchestrées par un Vigilant pouvaient se targuer de dépasser ces dimensions.

Ce ne fut pas là le plus extraordinaire, car le reptile ne demeura pas immobile comme les autres animaux, mais rampa vers la foule. Les fidèles

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s’écartèrent, les yeux écarquillés, pour céder leur place au représentant de Yanothan, laissant Joris seule face au saurien. Celui-ci s’arrêta et, tournant sa gueule démesurée, posa son regard sur la jeune fille.

De tels signes des dieux étaient rares et souvent impossibles à interpréter. Aussi, tandis que les commentaires allaient bon train et qu’un brouhaha extraordinaire s’échappait de la foule, les prêtres se concertèrent en toute hâte pour tenter de démêler le message divin.

Joris, au centre de l’attention, sentait une peur profonde l’enva-hir peu à peu. Elle savait pourquoi le crocodile l’avait désignée, et elle ne pouvait s’empêcher de trembler. La foule autour d’elle la regardait avec envie, semblant prête à fondre sur elle.

Ses écailles humides comme s’il venait de sortir de l’eau pour prendre pied sur la terre ferme, le saurien fixait Joris de ses yeux fendus, entrouvrant ses mâchoires hérissées de crocs. Tout le monde y voyait une immense marque de prestige, mais Joris avait l’impression désagréable qu’il la guettait comme une proie. Enfin, il fit demi-tour et s’éloigna sereine-ment, peu soucieux du trouble qu’il venait de causer. La foule se resserra à mesure que le représentant de Yanothan s’éloignait.

Le cœur battant la chamade, Joris se décida à rejoindre l’estrade des prêtres, seule alternative possible à la foule. Monter seule les marches, sous le regard inquisiteur de centaines de milliers de personnes, lui semblait au-dessus de ses forces, mais elle ne voyait pas d’autre solution. Les prêtres sauraient la mettre à l’abri derrière eux. C’est alors qu’à son intense soula-gement, une silhouette descendit les marches pour venir la rejoindre. Joris reconnut le père Rivat. C’était la seule personne, en dehors de sa famille, qu’elle connaissait encore à Monhod, le vieux prêtre ne manquant pas de lui rendre visite quand elle revenait chez elle pour quelques semaines. Il s’avança vers elle, appuyé sur sa canne, et lui souffla à l’oreille :

— Viens, Joris, ne reste pas là.La jeune fille hocha la tête avec gratitude. Le père Rivat la conduisit

avec douceur, et Joris se sentit presque rassurée à son contact. La foule la fixait toujours, comme une entité jalouse et possessive. Plusieurs personnes jetaient des regards noirs au vieux prêtre, contrariées par cette intervention inopportune.

Une fois sur l’estrade, Rivat fit signe à un clerc qui entonna un chant. D’abord peu enthousiasmés par cette diversion, les pèlerins le re-prirent peu à peu, forcés d’admettre qu’ils n’obtiendraient aucune réponse dans l’immédiat.

Joris pensait que le Formateur de Barhab allait la conduire parmi les prêtres, afin qu’elle réponde à certaines questions. Au lieu de ça, il la mena à l’écart, à un endroit où une poignée de personnes s’affairaient à

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l’organisation du pèlerinage. Ils arrêtèrent un instant leur besogne pour observer la jeune fille, mais Rivat leur intima de reprendre leurs activités.

— Ce qui vient d’arriver est sans doute un hasard, Joris, ne t’en fais pas, la rassura le prêtre.

Elle aurait aimé lui révéler la vérité, néanmoins ses consignes étaient claires, aussi préféra-t-elle se taire pour le moment. Elle hocha donc la tête pitoyablement.

— Il est certain, continua le Formateur, que cela aura des consé-quences. Les curieux vont venir te parler. S’ils t’ennuient trop, n’hésite pas à me le dire.

Rivat sourit à la jeune fille.— Tout ira bien. Je dois te laisser, mais pas toute seule. Magla, viens

donc par-là, héla-t-il une jeune fille qui les observait depuis leur arrivée.À ce nom, Joris se retourna vivement. Avec une joie ineffable, elle

reconnut sa cousine.— Magla aurait dû effectuer son pèlerinage dans un an, expliqua

Rivat, mais nous nous sommes dit tous deux qu’il était acceptable d’avancer cette date pour tenir compagnie à une monhodienne déracinée.

Joris prit le vieux prêtre dans ses bras et l’enlaça.— Merci, lui dit-elle.Il se mit à rire et s’éloigna sans rien ajouter.— Je suis si contente de te voir, reprit Joris à l’attention de sa cousine.— De nous deux, je me demande qui surprend le plus l’autre. Que

s’est-il passé, Joris ? Pourquoi Yanothan t’a-t-il désignée ?Elles se regardèrent un instant en silence. Puis Joris reprit la parole.— Mon exil est terminé, répondit-elle en souriant. Je suis de retour

à Monhod. Le crocodile voulait sans doute me souhaiter la bienvenue, rien de plus.

Magla se mit à rire devant cette explication incongrue.— Par les Sept, tu vas avoir de nombreuses choses à me raconter !

Ne serait-ce que me donner une explication plus valable pour le coup du crocodile !

Des choses à raconter, Joris en avait, certes. Magla comprit néan-moins que sa cousine n’en dirait pas plus pour le moment et qu’il était inutile d’insister. Son histoire viendrait avec le temps.

Calad avait observé l’incident sans prononcer un mot. Il avait senti le regard scrutateur de Rivat peser sur lui, mais n’avait pas bougé. Le jeune clerc chargé de diriger le chœur monta sur une estrade aménagée sur le côté des gigantesques portes. Là, il entonna un cantique à la gloire des dieux.

Le chant prit peu à peu son envol, à mesure que chacun trouvait dans son carnet de pèlerinage la page correspondante. Les différentes voix

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dans la foule n’en formèrent bientôt plus qu’une : une clameur si formi-dable que chaque année on l’entendait jusque dans la foire qui se déroulait près du temple, et que tous arrêtaient un instant, qui de parler, qui de boire, afin d’écouter le chant. Les plus nostalgiques chantonnaient pour eux-mêmes. Les ivrognes déjà saouls à cette heure matinale faisaient pro-fiter leur entourage immédiat de leurs versions personnelles du cantique, dont la mélodie et les paroles étaient généralement des plus originales.

Devant le seuil, lorsque l’hymne atteignit son apogée, un prêtre de chaque délégation frappa les portes de son bâton. Elles produisirent à ce contact un son aigu et surprenant, en parfaite harmonie avec le chant. Au couplet suivant, tandis que les prêtres reculaient de trois pas, les portes s’ouvrirent sans un bruit et, tout en continuant de chanter, la procession s’avança hors de la ville. Les pieds des pèlerins foulèrent la route qui filait droit vers le nord-est, au travers des gisements d’opale, sous le regard bienveillant des animaux divins.

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