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DU PATHÉTIQUE À L'ETHOS MAGNANIME : L'ARGUMENTATION DANS CINNA DE CORNEILLE Loris Petris Presses Universitaires de France | « Dix-septième siècle » 2003/2 n° 219 | pages 217 à 232 ISSN 0012-4273 ISBN 9782130533542 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2003-2-page-217.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Loris Petris, « Du pathétique à l'ethos magnanime : l'argumentation dans Cinna de Corneille », Dix-septième siècle 2003/2 (n° 219), p. 217-232. DOI 10.3917/dss.032.0217 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 22/10/2015 08h12. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 22/10/2015 08h12. © Presses Universitaires de France

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Page 1: Loris Petris, « Du Pathétique à l'Ethos Magnanime l'Argumentation Dans Cinna de Corneille »

DU PATHÉTIQUE À L'ETHOS MAGNANIME : L'ARGUMENTATIONDANS CINNA DE CORNEILLELoris Petris

Presses Universitaires de France | « Dix-septième siècle »

2003/2 n° 219 | pages 217 à 232 ISSN 0012-4273ISBN 9782130533542

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2003-2-page-217.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Loris Petris, « Du pathétique à l'ethos magnanime : l'argumentation dans Cinna de Corneille », Dix-septième siècle 2003/2 (n° 219), p. 217-232.DOI 10.3917/dss.032.0217--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Page 2: Loris Petris, « Du Pathétique à l'Ethos Magnanime l'Argumentation Dans Cinna de Corneille »

Du pathétique à l’ethos magnanime :l’argumentation dans Cinna de Corneille

Si la présence de la rhétorique dans la dramaturgie cornélienne n’est plus àdémontrer, son fonctionnement particulier reste à éclairer1. Corneille utilise dansson théâtre des instruments argumentatifs et stylistiques tirés de la rhétoriqueantique revue par les Jésuites, qu’il a fréquentés2. Le fait que le lecteur moderne estmoins réceptif à cette rhétorique n’efface pas sa présence et aucune étude quicherche à comprendre l’œuvre cornélienne telle qu’elle a été dans et pour son tempsne peut se permettre de négliger ses instruments qui orientent autant le style que lapensée. Cela semble être particulièrement le cas pour l’argumentation dans Cinna.Après avoir étudié la présence du pathétique dans cette pièce, on analysera surtout ladialectique entre le général et le particulier, avant de montrer comment Corneilledépasse, à travers la figure d’Auguste, le pathos comme le logos3.

XVII e siècle, no 219, 55e année, no 2-2003

1. Voir Jacques Morel, « Rhétorique et tragédie », XVII e siècle, 80-81 (1968), p. 89-105 ; J. Cousin,« Rhétorique latine et classicisme français », Revue des Cours et Conférences, XXXIV, 2 (1933), p. 159-168et 234-243.

2. Voir Marc Fumaroli, Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève, Droz, 1996, II,« Corneille et la Société de Jésus ». Voir par ex. l’alternance des genres rhétoriques dans Cinna : judi-ciaire (II, 2 et V, 1) ; délibératif : qui incite (I, 3 ; IV, 3), qui dissuade (I, 4 ; II, 1 ; III, 4), qui hésite (I, 1 ;III, 3 ; IV, 2). Ailleurs, délibératif : Le Cid, I, 6 ; Othon, V, 2 ; judiciaire : Le Cid, II, 8, et Horace, V ;l’épidictique : L’Illusion comique, II, 2. Voir W. J. Dickson, « Corneille’s Use of Judicial Rhetoric : theLast Act of Horace », XVIIth Century French Studies, X (1988), p. 23-39 ; F. Goyet, Le Sublime du « lieucommun ». L’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Champion, 1996, p. 96-105(Horace, V, 2, v. 1481-1534).

3. La critique moderne a relevé à quel point Cinna (1641) et Polyeucte (1642) explorent un héroïsmequi ne se définit plus aux dépens des autres, comme dans Le Cid (1637) et Horace (1640), mais à traversune générosité politique (la clémence) ou religieuse (le martyre) qui englobe les autres. Sur Cinna, voirA. Georges, « L’augustinisme politique de Cinna », Les Lettres romanes, XLVII (1993), p. 147-159 ;C. J. Gossip, « La clémence d’Auguste, ou pour une interprétation textuelle de Cinna de Corneille »,XVII e siècle, XLVI (1994), p. 547-553 ; M. J. Muratore, « The Autocracy of Rhetoric in Corneille’s

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Page 3: Loris Petris, « Du Pathétique à l'Ethos Magnanime l'Argumentation Dans Cinna de Corneille »

PRÉSENCE DU PATHÉTIQUE

Le souffle du pathétique parcourt Cinna. Ainsi, lorsque Émilie résiste aux argu-ments de Fulvie qui l’appelle à plus de modération en lui rappelant les bienfaitsd’Auguste (v. 61-68), la nécessité de la (dis)simulation (v. 85-86) et la possible mortdu tyran (v. 87-96), rien ne semble « attiédir » (v. 62) la justa ira d’Émilie. Mais dèsque Fulvie évoque la « perte » (v. 144) de Cinna en disant que « sa mort est visible »(v. 117), Émilie s’écroule sous le coup de l’émotion : « Ah ! tu sais me frapper par oùje suis sensible » (v. 118). La rime visible-sensible montre que la représentationvisuelle est un chemin d’accès à l’émotion4. Dans I, 1, la « sanglante image »qu’apercevait Émilie mettait déjà en évidence le pouvoir de la phantasia qui décuplechez l’individu la force de l’émotion, transformant la rage en haine5. Un mêmerecours au pathos caractérise le récit que fait Cinna du discours qu’il a tenu aux conju-rés (I, 3) : centrés sur le modèle de la contio, ses propos recourent massivement auxarmes du movere pour mieux persuader. Très structuré6, ce discours dans le discoursmet en scène tous les moyens susceptibles de susciter une puissante émotion chezles conjurés comme chez Émilie (et auprès du public !) : métaphore (v. 168), ana-phores qui ponctuent des énumérations (v. 178-184 et 197-208), prétérition (v. 205)et surtout représentations visuelles hautes en « couleurs » (v. 193)7, colores rhétoriquesqui désignent l’ornatus mais aussi la sophistique, jetant ainsi discrètement un certaindiscrédit sur ce discours8. Ainsi, ayant anticipé (ou repris !) sans le savoir des élé-ments du monologue d’Émilie (I, 1)9, Cinna parvient à susciter dans l’auditoire,

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Cinna », Romance Quarterly, 37 (1990), p. 259-266 ; René Pintard, « Autour de Cinna et Polyeucte », RHLF,1964, p. 377-413 ; C. Venesoen, « Cinna et les avatars de l’héroïsme cornélien », PFSCL, XVIII (1991),p. 359-381 ; E. E. Williams, « Cinna : a Note on the Historical Sources », Romanic Review, XXVII (1936),p. 251-254.

4. Le même diptyque visible-sensible est repris à la fin des v. 189 ( « peinture effroyable » ) et 203( « horribles traits » ), parfaits échos de la « sanglante image » du v. 13.

5. « [...] cette sanglante image, / La cause de ma haine, et l’effet de sa rage, » (v. 13-14) : la colèresuscite la vision terrifiante qui provoque la haine, tout comme dans I, 3, le discours tout en images auxconjurés décuple leur haine.

6. Exorde (v. 163-172) : assassinat nécessaire et perversion du tyran ; narration (v. 173-208) : effets(v. 173-176), moyens (batailles, concorde impie et morts, v. 177-188, 189-204, 205-208) ; effet du dis-cours sur l’auditoire (v. 209-214) ; péroraison (v. 215-240). Les deux moments les plus importants(l’exorde et la péroraison) sont rapportés au discours direct.

7. « Tableaux » v. 177 et 189, « peinture » v. 189, « je les peins » v. 195, « j’ai dépeint » v. 206.8. Confirmé par la rime du v. 194 ( « tragiques histoires » ) qui renvoie à un genre avide de sensa-

tions fortes. Voir le v. 647. Cicéron, Or., XIX, 65, rattache les colores à la sophistique. L’emploi massifde l’ornatus marqua à n’en pas douter le public puisque Corneille défendit dans son Examen (1660) lapertinence de cette « narration ornée ».

9. Le v. 219 fait écho au v. 12 tout comme « l’occasion » du v. 229, le kairos aristotélicien, reprend lev. 29, comme si Émilie et Cinna utilisaient un même langage ; ou comme si Émilie avait influencéCinna au point de lui prêter ses propres paroles, selon que l’on penche pour une interprétation « par lehaut » (Cinna tiraillé entre son amour et son honneur) ou « par le bas » (Cinna jouet d’Émilie et beauparleur qui tergiverse mais n’agit pas).

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« dans un même instant, et par un effet contraire » des émotions opposées telles quel’horreur et la colère (v. 160-162)10.

De même, lorsque Auguste consulte Cinna et Maxime (II, 1), c’est en définitive àcause de son émotion qu’il se résout à suivre l’avis hypocrite de Cinna, dont l’appel àla pitié (conquestio)11 fait mouche comme durant le discours aux conjurés :

Que l’amour du pays, que la pitié vous touche ;Votre Rome à genoux vous parle par ma bouche. (v. 605-606)

Le discours se fait performatif, il devient acte : il fait ce qu’il dit ( « que la pitié voustouche » ) et il y parvient en mettant en scène Rome personnifiée et agenouillée. Si,ailleurs, c’est l’indignation12 d’Émilie qui l’emporte et qui réveille la haine, l’appel à lapitié vainc ici le cœur d’Auguste qui consent à un sacrifice de soi (v. 624) fortementmarqué, comme les v. 1339-1340, de résonances religieuses.

Enfin, écho de I, 4 où c’est Émilie qui fléchissait, la scène 4 de l’acte III montreCinna aux prises avec l’intransigeance et le courage d’Émilie. Cherchant des raisonsde renoncer à son acte mais ayant épuisé tous ses arguments13, Cinna est finalementtouché moins par l’aveu d’amour et de fidélité inconditionnels (v. 1033) que par lavision d’Émilie à l’agonie. La vigueur de la représentation visuelle (« me voir »,v. 1041) et auditive (« te dire », v. 1043) suscite l’evidentia (ou enargeia)14, qui est plus àmême de toucher l’auditeur. Elle amène la scène sous les yeux de Cinna, ante oculos(pro ommatôn)15, ce qui est précisément le cinquième lieu de la conquestio décrit parCicéron16. « Vous eussiez vu leurs yeux [...] » disait ailleurs Cinna, qui cède ici sous lacharge du movere17.

Nullement exhaustifs, ces exemples de recours au pathos pourraient laisser croireque la tragédie se construit essentiellement autour d’un pathétique seul à même desusciter la catharsis aristotélicienne : les héros cornéliens seraient des êtres généreux

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10. Cinna décrit avec autant de fierté réelle que de modestie affichée (v. 204 et 211) les effets queson discours a produits sur l’auditoire (v. 173-176, 209-214, 241-244) parce qu’il s’agit d’un discourscentré sur l’émotion du destinataire.

11. Sur la conquestio, voir Aristote, Rhét., II, 8, 1385b - 1386b ; Cicéron, De inv., I, 106-109.12. L’indignatio est l’autre arme du movere dans la péroraison, celle dont use Valère, à l’acte V

d’Horace, lorsqu’il fustige Horace en faisant de lui un danger pour l’État. Voir Aristote, Rhét., II, 9,1386a - 1387b ; Cicéron, De or., II, 188 ; Rhét. à Hér., II, 48-49.

13. C’est grâce à moi qu’Auguste n’a pas abdiqué (v. 949-956 ; cf. II, 1) ; vous vous déshonorez enle haïssant de la sorte (v. 961-972) ; Auguste se préoccupe de ses sujets (v. 982-988) ; le Ciel interdit lestyrannicides (v. 1003-1010).

14. Qualité rhétorique qui vivifie par l’action (Aristote, Rhét., III, 11, 2-4, 1411b ; Quintilien, Instit.orat., VIII, 3, 89) ou rend sensible par un style imagé (Instit. orat., VI, 2, 32 et VIII, 3, 61-62). Liée à desprocédés mimétiques, elle est assurée par l’hypotypose, l’ekphrasis, l’isocolon, l’allégorie, etc. Voir Rhét. àHér., IV, 51 et 68-69 ; H. Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik, t. I, § 810-819, p. 399-407.

15. Aristote, Poét., XVII, 1455a22 et Rhét., III, 11, 1411b21 ; Rhét. à Hér., IV, 68 ; Cicéron, De inv., I,104.

16. Cicéron, De inv., I, 107. Voir aussi Rhét. à Hér., IV, 51 et 68.17. Notez la vigueur du style (v. 1049 sq.) : une exclamation qui traduit l’émotion, le très bref « vous

le voulez » (v. 1049, puis 1061) suivi des répétitions compulsives de « il faut », comme si Cinna dispa-raissait devant la force de la passion d’Émilie, « empire inhumain » (v. 1055 ; cf. v. 5).

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dont la raison maîtrise les passions mais leurs discours seraient marqués par le sceaude l’émotion, qu’elle soit ressentie, combattue ou plus ou moins consciemment uti-lisée comme arme pour convaincre. Autrement dit, l’éthique et la rhétorique relève-raient de deux ordres distincts. Il n’en est rien car la présence de l’argumentation estinsistante : la « raison » qui gouverne le généreux cornélien s’exprime dans le style ets’impose par celui-ci. L’art cornélien n’est pas moins in rebus que in adfectibus. C’esttout au moins ce que montre une analyse des passages où le discours recourt àl’argumentation par le général et par le particulier, qui relèvent d’une démarche res-pectivement déductive et inductive matérialisée par la sentence et par l’exemple.

LE RAISONNEMENT DÉDUCTIF

Corneille ne manque pas de fonder en raisons le discours de ses personnages. Lecontenu qui insiste sur la raison et la volonté s’exprime ainsi à travers un style quirepose sur une argumentation rationnelle. On ne peut qu’être frappé par le nombrede vers où le discours s’élève à une universalité, se muant en un énoncé qui seraitapplicable à d’autres situations et à d’autres personnes18. Même si ces vers sont par-fois difficiles à définir et à isoler, ils sont pourtant repérables par leur autonomie,leur portée générale, leur forme close et aussi par le fait qu’ils sont fondés sur undéveloppement logique déductif plus ou moins inspiré de l’enthymème, avatar rhé-torique du syllogisme19. Pour ne pas « sentir l’huile » – ars adeo latet arte sua20 –, ils nesont pas aussi marqués que l’enthymème mais leur construction relève d’un raison-nement identique et ils sont au cœur de l’argumentation, même si l’un des termesn’est, très souvent, pas explicité21. Ainsi, lorsque Émilie rétorque à Fulvie, qui lui fai-sait remarquer les bienfaits d’Auguste à son égard – il la considère comme sa fille(v. 638, 1564, 1711) –, que

Les bienfaits ne font pas toujours ce que tu penses ;D’une main odieuse ils tiennent lieu d’offenses : (v. 73-74),

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18. Les marques textuelles de ce caractère universel et intemporel sont notamment les pronoms« on » et « qui » lorsqu’ils signifient « l’homme », les locutions impersonnelles, les adverbes « jamais » et« toujours », etc.

19. Tous deux comportent trois parties : les prémisses (la majeure et la mineure) qui servent,l’accord étant fait, à faire admettre la proposition (conclusion). Mais, contrairement au syllogisme, lesprémisses de l’enthymème sont vraisemblables plutôt que vraies et celui-ci efface l’une des trois parties.Voir Aristote, Rhét., II, 22-24, 1395b - 1402a ; Cicéron, De inv., I, 57-76 ; Jacques Scherer, La Drama-turgie classique en France, Paris, Nizet, 1950, p. 316-333.

20. Ovide, Mét., X, v. 252.21. Cicéron lui-même efface parfois l’un des termes de l’enthymème (par ex. Pro Marcello, § 7). Voir

M. Rambaud, « Le “Pro Marcello” et l’insinuation politique », Présence de Cicéron. Hommage au R.P. M. Tes-tard, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 43-56. Même un magistrat gallican comme Michel de L’Hospitalfait aussi disparaître l’un des termes des enthymèmes qu’il utilise dans ses discours. Voir L. Petris, LaPlume et la tribune. Michel de L’Hospital et ses discours (1559-1562). Suivi de l’édition du De initiatione sermo(1559) et des Discours de Michel de L’Hospital (1560-1562), Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme etRenaissance », no 360, 2002, p. 230-244.

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elle profère une vérité posée comme générale, universelle, qui est inscrite dansla réalité présente, particulière. Fondé sur le constat classique que les appa-rences sont trompeuses (v. 73), le mouvement du raisonnement pourrait serésumer ainsi :

1. Tout bienfait d’un homme odieux est une offense (v. 74) ;2. (or) Auguste est effectivement un homme odieux ;3. (donc) ses bienfaits, loin de m’engager, constituent autant d’offenses et redou-blent ma haine.

Même si le raisonnement est voilé, on est ainsi passé d’une vérité posée commeuniverselle à une conclusion adaptée à la situation particulière : le lieu communatemporel est actualisé dans l’Histoire. Avec plus ou moins de rigueur et de variété,ces moments où le discours s’élève à des vérités posées comme générales etplus seulement rattachées à la réalité présente cachent généralement un tel raison-nement de type déductif qui va du général au particulier. Ce faisant, ils cherchenttous, en définitive, à influencer la situation présente en présentant des « raisons ».Loin de ne faire que refléter un goût esthétique ou un contenu éthique issus detoute une tradition littéraire, la sentence participe ainsi de l’argumentation à traversl’enthymème.

Un autre exemple suffira à montrer à quel point ce type de raisonnementdéductif est proche du syllogisme oratoire qu’est l’enthymème. Alors qu’àla scène 2 de l’acte V Émilie et Cinna se disputent la responsabilité de laconjuration pour s’épargner mutuellement, c’est apparemment en décrivant leursituation par un énoncé général qu’Émilie annonce quelle doit être la décisiond’Auguste.

La gloire et le plaisir, la honte et les tourments,Tout doit être commun entre de vrais amants. (v. 1647-1648)22

Inspiré d’un proverbe antique très connu23, cet énoncé présenté comme une véritégénérale sous-entend le raisonnement suivant :

1. Tout doit être commun entre amants, le bonheur comme la peine ;2. (or) nous venons de te montrer que nous sommes amants (v. 1571 sq.) ;3 (donc) notre sort doit être le même, même dans la mort.

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22. On notera comment le premier vers, parfaitement équilibré entre les deux hémistiches et entreles couples antithétiques (gloire-honte, plaisir-tourments), est résumé et dépassé par le premier mot duvers suivant (qui s’élève à la généralité) et comment il crée une attente sémantique, une suspension desens.

23. Érasme, Adagia (1500), I, 1, 1 (« Amicorum communia omnia », Œuvres choisies, éd. J. Chomarat,Paris, Le Livre de Poche, 1991, p. 324-326), inspiré d’un proverbe fameux, attribué à Pythagore (Aulu-Gelle, Noct. att., I, 9 ; Diogène Laërce, VIII, 1, 8, 10) et cité notamment par Platon, Leg., V, 10, 739bc ;Aristote, Éth. à Nic., VIII, 9, 1 ; Euripide, Or., v. 735 ; Phén., v. 243 ; Andr., v. 376-377 ; Térence, Ad.,v. 804 ; Cicéron, Off., I, 16, 51 ; Martial, II, v. 43.

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Le pathétique d’une amante qui vient demander de mourir à la place de son amantou tout au moins avec lui passe par une argumentation déductive qui s’appuie surune idée connue et admise pour mieux emporter l’adhésion en la fondant sur des« raisons » de croire.

Si ces deux exemples ne sont formés que de deux vers, il ne s’agit pasd’un hasard puisque la grande majorité de ces sentences sont constituées dedeux vers24. Susceptibles par leur brièveté et leur densité de concentrer une expres-sion gnomique, ces distiques, échos fréquents de toute une tradition sententieusequi privilégie la forme duelle, composent une entité cohérente dont l’unitéstructurelle est renforcée par la rime25 ainsi que par le parallélisme entre lesdeux vers, qui font écho aux deux hémistiches, fermant ainsi le distique. Aristoteestimait déjà que les raisonnements déductifs doivent se muer en sentencesautant pour frapper l’esprit et éviter la formule syllogistique toute faite quepour laisser une trace durable dans la mémoire et donner plus de force à la pen-sée26. À travers un degré élevé de généralisation, l’argumentation débouche alorssur l’emphasis (significatio), figure liée à la sententia27 et par laquelle le locuteurfait entendre plus qu’il ne dit. Nourries par toute une culture antique sous-jacente ainsi que par une pratique courante dans la « rhétorique des citations »des juristes, ces sententiae, qui constituent pour Corneille la première « utilité de lapoésie »28, entendent percuter, en un seul vers. Pour ce faire, elles recourent à defortes antithèses, que ce soit à l’intérieur de l’hémistiche, entre les deux hémistiches

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24. Ce sont notamment les vers 25-26, 29-30, 75-76, 83-84, 105-106, 131-132, 415-416, 423-424,425-426, 471-472, 479-480, 545-546, 557-558, 559-560, 589-590, 659-660, 671-672, 675-676, 677-678,685-686, 687-688, 741-742, 969-970, 971-972, 975-976, 983-984, 1001-1002, 1003-1004, 1005-1006,1241-1242, 1243-1244, 1265-1266, 1293-1294, 1339-1340, 1615-1616, 1647-1648.

25. Les deux vers riment toujours entre eux, généralement de manière significative, soit en écho(par ex. v. 75-76, 471-472, 589-590, 671-672, 685-686, etc.), soit en opposition (v. 83-84, 105-106, 423-424, 557-558, 687-688, etc.).

26. Aristote, Rhét., III, 17, 17, 1418b.27. Cicéron, De or., III, 202 ; Or., 139 ; Quintilien, Instit. orat., VIII, 3, 83 ; Rhét. à Hér., IV, 67. Sur le

lien avec la sententia, voir Aristote, Rhét., II, 21, 1394a - 1395b.28. Épître de La Suite du Menteur (1644), Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « La

Pléiade », 1984, t. II, p. 98. Dans le premier des Discours sur le poème dramatique, les sentences etinstructions morales constituent aussi le premier critère d’utilité du poème dramatique (éd. B. Louvatet M. Escola, Paris, Flammarion, 1999, p. 66-68). Sur la sentence chez Corneille, voir A. Gambari,Les Sentences dans le théâtre de P. Corneille, Rome, 1931 ; W. L. Schwartz et C. B. Olsen, The Sententiae inthe dramas of P. Corneille, Stanford UP, 1939 ; S. Harwood, Rhetoric in the Tragedies of Corneille, TulaneUniv., 1977 ; M. J. Muratore, « Aphorism as discursive Weaponry. Corneille’s Language of Ammuni-tion », L’Esprit créateur, XXII, 3, p. 19-27 ; B. Beugnot, La Mémoire du texte. Essais de poétique classique,Paris, Champion, 1994, p. 319-332, « La sentence. Problématique pour une étude ». Sur la sentence,voir Formes brèves. De la gnômè à la pointe : métamorphoses de la sententia, La Licorne, 1979-3, Faculté deslettres et des langues de l’université de Poitiers, 1980 ; R. Griffiths, « The Influence of FormularyRhetoric upon French Renaissance Tragedy », Modern Language Review, 59, p. 201-208 ; M. Fumaroli,L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique,Genève, Droz, 1980 ; Paris, Albin Michel, 1994 ; Genève, Droz, 2002 ; M. Nemer, « Les inter-mittences de la vérité. Maximes, sentences ou aphorismes : notes sur l’évolution d’un genre », Studifrancesi, 78, p. 484-493.

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ou autour de la césure, ce qui renforce, avec les effets rythmiques, la rotunditas del’énoncé :

La perfidie est noble envers la tyrannie ; (v. 974)29

D’une main odieuse ils [les bienfaits] tiennent lieu d’offenses : (v. 74)Quand il [le Ciel] élève un trône, il en venge la chute ; (v. 1006)Par les peines d’un autre aucun ne s’intimide : (v. 1201)

Enjoignant à un certain comportement mais aussi rappelant tout une doxa, lessentences sont également mises en évidence par des effets phoniques comme lesallitérations :

Qui méprise sa vie est maître de la sienne. (v. 130)30

Il est beau de mourir maître de l’univers ; (v. 496)C’est un exemple à fuir que celui des forfaits. (v. 740)On n’est point criminel quand on punit un crime. (v. 742)

À l’image de ce dernier exemple, ces sentences sont comme mises en exergue par denombreux parallélismes plus à même de frapper l’esprit et d’y laisser une trace pré-gnante en s’ancrant dans la mémoire31 :

On garde sans remords ce qu’on acquiert sans crime ; (v. 414)Qui peut y parvenir [à la couronne] ne peut être coupable ; (v. 1613)

Un vers joint même ces deux procédés tout en les reprenant en un chiasme signi-fiant où l’État semble enserré dans ce qui est jugé comme dangereux :

Le pire des États, c’est l’État populaire. (v. 521)

Parfois, c’est l’exclamation qui met en évidence l’expression pour lui donner plus devigueur :

Qu’une âme généreuse a de peine à faillir ! (v. 875)Que la vengeance est douce à l’esprit d’une femme ! (v. 1633)

Ailleurs, le discours juxtapose des sentences autonomes, qui peuvent se lire indé-pendamment des autres32. Parfois encore, la sententia devient la réplique à une autre

L’argumentation dans Cinna de Corneille 223

29. On notera le rythme en « chiasme » de ce vers (4 | 2 || 2 | 4), ce qui en assure la cohésion, larotunditas, comme au v. 414 cité plus bas (2 | 4 || 4 | 2) et proche du fameux « À vaincre sans péril ontriomphe sans gloire » (Le Cid, II, 2). Même un La Rochefoucauld usera dans ses Maximes d’effets ryth-miques, comme le rythme ternaire de la fameuse maxime 19 ( « Nous avons tous assez de force poursupporter les maux d’autrui » ) assez proche du v. 1201.

30. Inspiré de Sénèque, Epist., IV, 8, 4 : « Quisquis vitam suam contempsit tuae dominus est ».31. Sur les liens entre la sentence et la mémoire, voir F. A. Yates, The Art of Memory, Londres, Rout-

ledge & Kegan, 1966.32. C’est le cas par ex. aux v. 73-74, 413-414, 1006-1008, 1613-1614, qui sont parfois comme

l’héritage des « chapelets de sentences ». Voir J. Scherer, op. cit., p. 320.

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sententia : c’est sentence contre sentence, vérité générale contre vérité générale33.Mais jamais les sentences ne deviennent une recette, qui alourdirait le style et ruine-rait sa force. Corneille se situe ainsi à un moment clé de l’évolution de la sentencedans le théâtre : le passage de tragédies lues, donc aux sentences marquées typogra-phiquement, à des tragédies surtout jouées, aux sentences « bien frappées »34. Parci-monieusement semées – « il en faut user sobrement » jugera Corneille35 –, les sen-tences tirent leur efficacité de leur entourage immédiat, qu’elles font culminer dansun énoncé bref, dense, autonome et percutant.

LE RAISONNEMENT INDUCTIF : L’EXEMPLE

Marqué par un mouvement qui va, cette fois, du particulier au général, ce raison-nement par induction qu’est l’exemple est présent dans Cinna, même si c’est defaçon plus discrète mais pas moins significative36. Ces exempla ont moins attirél’attention de la critique mais ils constituent pourtant un élément important del’argumentation. S’ils appellent souvent un développement relativement long37, ilimporte de constater que, comme dans le cas de la sententia, les raisonnementsinductifs se résument souvent à un seul vers, voire à un seul hémistiche, concen-trant ainsi toute la vigueur de la pensée dans une expression qui est d’autant plusmarquante qu’elle est brève et qu’elle s’appuie sur l’auctoritas du passé, sur l’Histoireperçue comme magistra vitae38. Convoquant à sa suite tout un vécu historique,l’exemple suggère souvent beaucoup plus qu’il ne dit, suscitant de ce fait, comme lasententia, l’emphasis dont on a parlé. Ainsi, lorsque, pour faire abdiquer Auguste,Maxime veut le convaincre que Rome exècre la monarchie, il ajoute au raisonne-ment déductif (v. 485-488) un exemple qui sert de véritable probatio, de « preuve »(v. 489) :

On a fait contre vous dix entreprises vaines ; (v. 490)

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33. V. 521-522, 649-650, 683-684 et 1241-1244.34. Voir J. Scherer, op. cit., p. 319-321 ; B. Beugnot, art. cit., p. 322-323.35. « Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique », Trois discours sur le poème dramatique,

éd. B. Louvat et M. Escola, Paris, Flammarion, 1999, p. 66. Voir aussi la Pratique du théâtre, d’Aubignac,IV, 5, « Des discours didactiques ou instructions », où d’Aubignac critique les « discours instructifs »,par nature « froids et languissants » et approuve les « maximes fortes et hardies qui se glissent imper-ceptiblement dans tout le corps de son poème ».

36. Voir Aristote, Rhét., II, 20, 1393a - 1394a ; Cicéron, De inv., I, 50-56 ; J. D. Lyons, Exemplum :The Rhetoric of Example in Early Modern France and Italy, Princeton, Princeton UP, 1989. Selon Aristote(Rhét., III, 17, 5, 1418a), l’enthymème est propre au genre judiciaire alors que l’exemple est plus adaptéau délibératif.

37. C’est notamment le cas des exemples de Brutus et Cassius (v. 265-272), de Sylla et de César(v. 377-387, ainsi que 593-600), des peuples dont le régime politique est déterminé, selon Maxime, parla géographie (v. 541-544, véritable « théorie des climats » avant Montesquieu), d’Antoine et d’Attale(v. 993-998), encore de Brutus (v. 829-832 et 833-836) et des nombreuses conjurations que la sévéritéd’Auguste a, selon Livie, suscitées (v. 1202-1206).

38. Cicéron, De or., II, 9.

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Rappeler en un seul vers toutes les conspirations qui ont échoué revient, ens’appuyant sur le passé, à tenter de prouver que Rome est déterminée par nature àrejeter le gouvernement d’un seul. Ailleurs (II, 2), défendant contre Maxime lanécessité d’abattre le tyran sans lui laisser la possibilité d’abdiquer, Cinna illustre etjustifie l’idée générale selon laquelle permettre au tyran de se retirer incite d’autreshommes à prendre sa place (v. 659-660). Il utilise pour ce faire l’exemple de Sylla etde César (v. 593-600), condensé en un seul vers :

S’il [le peuple] eût puni Sylla, César eût moins osé. (v. 664)

Si, après ses proscriptions et sa tyrannie, Sylla n’était pas mort de maladie, paisible-ment retiré, César n’aurait pas tant osé. Reprenant cet exemple déjà utilisé parAuguste39, Maxime le lui renvoie, modifié et réinterprété,

S’il [Brutus] n’eût puni César, Auguste eût moins osé. (v. 668)

Cinna argumente par le passé (Sylla) alors que Maxime le fait par « l’après-César ».Cette fois, c’est exemple contre exemple, vision de l’Histoire contre vision de l’His-toire. Mais dans les deux cas, l’exemple permet davantage d’argumenter à partir de laraison que d’exprimer ou de susciter une émotion. Ailleurs, pour donner plus deforce à l’idée générale que tous les conquérants, bien qu’ils soient usurpateurs, « nesont pas des tyrans » (v. 424) et qu’ils deviennent parfois de « justes princes »(v. 426), c’est-à-dire des princes légitimes, Cinna l’illustre par un exemple extrême-ment bref, concentré dans le premier hémistiche pour lui donner encore plus devigueur : « C’est ce que fit César » (v. 427). Ailleurs encore, le meurtre de César parBrutus et Cassius est interprété de manière divergente : alors qu’Émilie utilise cetexemple pour mettre en évidence la gloire des deux conspirateurs contre la vie« odieuse » de César (v. 265-272), le personnage de Brutus permet à Cinna (v. 829-832), nouveau Brutus, de traduire et de justifier son trouble intérieur et ses hésitations,autrement dit d’exprimer ce qu’il subit, sa « passion » (pathos), c’est-à-dire sescraintes, tout en l’expliquant rationnellement, en la justifiant par un argument histo-rique (logos).

En somme, là où l’idée générale, le lieu commun, condensé sous la forme d’unesentence, laisse peu de liberté quant à son interprétation voire à son utilisation puis-qu’il repose sur des valeurs et une doxa presque universellement admises40, l’exempleparticulier se prête plus facilement à des interprétations divergentes voire opposées :à celle-là la force de l’évidence, à celui-ci la souplesse d’utilisation ; à celle-là laliberté, à celle-ci la vigueur. Même si le raisonnement inductif illustre par l’Histoireune idée générale, son interprétation demeure donc plus malléable.

L’argumentation dans Cinna de Corneille 225

39. Voir v. 377-378, où Auguste (se) montrait que le mauvais prospère (Sylla) alors que le bon estassassiné (César).

40. Ainsi, dans le plus fameux syllogisme, on ne discute pas sur le fait que « tout les hommes sontmortels ».

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L’argumentation met donc en relation ces arguments déductifs et inductifs pourleur donner plus de force. La dialectique entre le général et le particulier, c’est-à-direle mouvement entre thèse et hypothèse, n’en est que plus importante41. Résumé enappendice, le relevé des occurrences de ces passages déductifs et inductifs appelleplusieurs remarques, qu’il s’agirait de comparer aux occurrences dans d’autrespièces. Ce type d’argumentation n’est pas systématique mais significatif : loin dedevenir une procédé qui alourdirait l’expression et la pensée, il demeure modeste parrapport à l’ensemble de la pièce42. Les passages qui y recourent n’en sont que mieuxmis en évidence. L’emploi des deux types de raisonnements concordent : c’est là oùl’on utilise le plus le raisonnement déductif que l’on trouve le plus d’exemples. Cesont, par ordre décroissant, les actes II (respectivement 101 et 47), III (34 et 13), I(22 et 8), IV (18 et 5) et enfin V (9 et 0). Dans tous les cas, l’argumentation s’appuieplus souvent sur des vérités générales que sur des exemples historiques, Corneillesemblant assumer ce qu’il fait dire, par un jeu de miroir, à Auguste sous la forme...d’un raisonnement déductif 43 :

Mais l’exemple souvent n’est qu’un miroir trompeur,Et l’ordre du destin qui gêne nos penséesN’est pas toujours écrit dans les choses passées : (v. 388-390)

L’exemple demeure particulier et il ne peut donc être généralisé. Si l’on observe lesoccurrences par personne, en chiffres absolus, on remarque qu’à nouveau les deuxtypes de raisonnements sont utilisés conjointement. C’est d’abord Cinna qui les uti-lise le plus (respectivement 81 et 28) puis, presque à égalité entre eux, Émilie (35et 14) et Maxime (32 et 15), alors que la présence physique dans une scène concordeavec une grande présence argumentative44.

La remarque la plus importante concerne pourtant les chiffres relatifs, propor-tionnellement au nombre de vers prononcés par personnage. Si, en chiffres abso-lus, Émilie et Maxime utilisaient presque la même masse d’arguments déductifs etinductifs, Maxime se rapproche, en termes relatifs (11,9 % et 5,6 %), de Cinna(15,1 % et 5,2 %) tout comme, étonnamment, Livie (14,7 % et 6, 7 %), se démar-quant ainsi d’Émilie (8,2 % et 3,3 %). Ces chiffres seraient inutiles s’ils n’étaientporteurs de sens : toutes proportions gardées, les personnages qui parlent le plus enfonction de leur « raison » recourent le plus souvent au raisonnement déductifvoire inductif. Autrement dit, tout se passe comme si c’était parce que les devoirsde fidélité, le souci de liberté républicaine et la prudence politique dominent res-pectivement chez Cinna, Maxime et Livie que ces derniers recourent le plus sou-vent à une forme argumentative. Évidemment Cinna est aussi mû par la passion(amour, vengeance et ambition politique) mais il n’en reste pas moins vrai que ses

226 Loris Petris

41. Voir v. 377-392, 535-552, 557-600, 822-836.42. Près de 184 vers sur les 1 780 que compte la pièce, soit un peu plus de 10 %.43. L’exemple est trompeur ; je viens d’en donner un ; il est donc trompeur.44. C’est notamment le cas pour Émilie à l’acte I, Cinna à l’acte II et, pour le raisonnement

déductif, Cinna à l’acte III et Auguste à l’acte IV.

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réticences s’appuient d’abord sur la volonté de ne pas trahir celui qui l’a comblé debienfaits, autrement dit sur le devoir de fidélité et d’honneur, sur les scrupules àcommettre un véritable « parricide » (v. 817). Ainsi, ce Cinna en qui on a pu voir unfaiseur de « beaux discours » (v. 647) qui, au contraire d’Horace, parle mais n’agitjamais45, est aussi celui qui fournit le plus d’arguments pour convaincre l’autre : loinde ne se fonder que sur le pathos, sa parole tente d’abord et plus que tout autre per-sonnage de se fonder en « raisons » et sur sa raison. Maxime est mû par des motiva-tions passionnelles (amour pour Émilie, jalousie envers Cinna) et son opportu-nisme lui fera certes trahir son ami, sa maîtresse et son maître (v. 1402 et 1689).Pourtant, sa première motivation demeure républicaine et, face aux machinationsde Cinna, il s’efforce de fonder le complot sur des « raisons » politiques. Quant àLivie, ses apparitions aux actes IV et V concordent avec un emploi fréquent du rai-sonnement déductif et inductif. Son argumentation est certainement celle qui sefonde le plus en « raisons », d’autant qu’elle est soutenue par le lieu délibératif del’honnête et de l’utile46 :

Il m’échappe : suivons, forçons-le de voirQu’il peut, en faisant grâce, affermir son pouvoir [= l’utile]47,Et qu’enfin la clémence est la plus belle marqueQui fasse à l’univers connaître un vrai monarque [= l’honnête]. (v. 1263-1266)48

S’il est vrai que dans IV, 3 Livie ne semble pas réussir à convaincre Auguste, ses« raisons » continuent certainement d’agir à l’intérieur d’Auguste49 et la prédictionfinale de Livie (v. 1753-1774), qui baptise la clémence d’Auguste en lui donnant unedimension transcendante, montre bien l’importance grandissante de Livie. « Vousavez trouvé l’art d’être maître des cœurs »50, comme si là où la nature demeurait sous

L’argumentation dans Cinna de Corneille 227

45. C’est la critique, certes pertinente, que lui adresse Serge Doubrovsky. S’il est vrai que Cinna faitle tableau de sa conspiration (I, 3) avant son acte alors que le Cid le brosse, mais après son exploit(IV, 3, « Nous partîmes cinq cents [...] »), s’il est vrai que l’envergure d’Émilie semble bien plus grande,il faut admettre que la complexité de Cinna interdit de le réduire à un fantoche sans profil. VoirI. R. Morrison, « Un aspect de Cinna : Cinna orateur », Lettres romanes, 50 (1996), p. 181-191.

46. Voir aussi v. 1212 sq. ( « Cherchez le plus utile en cette occasion ; [...] » ). Sur l’honnête et l’utile,voir Rhét. à Hér., III, 7-9 ; Cicéron, De inv., II, 166-169, l’honnête étant lui-même formé des quatrevertus cardinales (II, 159-165 : prudentia, justitia, fortitudo, temperantia). Ainsi, on ne peut être que frappépar le nombre d’occurrences de l’adjectif « juste » (juste fureur, v. 17 ; juste cause, v. 58 ; juste ardeur,v. 62 ; juste trépas, v. 430 ; juste conquête, v. 446 ; juste possesseur, v. 507 ; juste peur, v. 610 ; etc.) :c’est bien que les interprétations de ce qu’est la justice sont au cœur des discussions mais aussi del’argumentation.

47. Plutôt qu’un quelconque machiavélisme, il faut sentir ici l’inspiration biblique (« Clementia stabi-litur thronus » Pr 20, 28) mêlée à une conscience toute cicéronienne que le véritable honnête est aussiutile.

48. Voir aussi v. 1212-1216.49. Voir R. Pommier, « Quand Auguste décide-t-il de pardonner ? », XVII e siècle, XLV (1993),

p. 139-155.50. V. 1764, à opposer aux v. 440, 496 et 1696 : on passe d’une maîtrise extérieure à une maîtrise

tout intériorisée.

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l’emprise des passions, seule une force acquise mais éminemment supérieure pou-vait dompter les puissances passionnelles et briser le cercle vicieux de la vengeanceen suscitant, par la clémence, le pardon chez autrui : la clémence d’Auguste appellecelle de Cinna et d’Émilie envers Maxime (v. 1734), puis celle des trois enversEuphorbe (v. 1739). Le pardon devient ainsi la « source » de « nouveaux bienfaits »51,la vertu renaît en Cinna52 et les cœurs sont grandis par la générosité du prince53. Si lerevirement d’Auguste se produit au moment où Maxime se dénonce comme hypo-crite et surtout souhaite se venger sur Euphorbe (v. 1692), il a sans aucun doute étépréparé par les arguments de Livie.

LA CLÉMENCE COMME DÉPASSEMENT

DE L’ÉMOTION ET DE L’ARGUMENT

En somme, la raison qui dirige les actions des héros cornéliens ne fonctionnepas en dehors du langage et de l’esthétique mais dans et par eux. Les deux sens dulogos, pensée et parole, agissent conjointement dans le discours où la rhétorique estinstrument d’expression mais aussi et surtout d’élaboration de la pensée. Loin den’investir que le movere, la rhétorique permet aux discours de la raison de s’actualiseren fondant le docere sur des raisons. Pourtant, si importantes soient-elles, la raisondiscursive et l’argumentation ne sauraient constituer le cœur de cette pièce.Dépassant l’émotion (le « juste courroux », v. 1699, i.e. la justa ira) comme le calculpolitique, autrement dit allant au-delà du pathos comme du logos, la clémenced’Auguste apparaît in fine comme le dépassement des contradictions et du conflitintérieur par un ethos vertueux54. Elle devient un geste sublime parce qu’elle estl’écho de la grandeur d’âme55, un acte supérieur qui réconcilie les hommes parune générosité qui incarne la vertu du discours modéré : le conciliare qui rassembleles citoyens dans une amicitia sociale56 et dans une obéissance fondée non pas sur lacrainte mais sur un élan du cœur, sur une affection presque filiale. La réconciliationfinale reçoit une caution religieuse par la prophétie de Livie qui montre que laclémence, en conquérant les cœurs, abolit l’Histoire : comme Dieu pardonne

228 Loris Petris

51. Dédicace de Cinna à M. de Montoron (1643).52. Les v. 1747-1748, qui disent la constantia de Cinna dans la fidélité, constance dont Auguste dou-

tait (v. 1559), sont inspirés d’Horace, Carm., III, 3, v. 7-8, ode qui décrit la fermeté du sage stoïcien,« justum et tenacem virum ».

53. Sur la portée historique de Cinna comme écho aux incessantes conjurations contre Richelieu,voir G. L. Van Roosbroeck, « Corneille’s Cinna and the Conspiration des Dames », Modern Philology, XX(1922-1923), p. 1-17 ; Corneille, Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1980,p. 1582-1591.

54. Sur la distinction entre éthé, les habitudes, et èthè, les mœurs, voir Ethos et pathos. Le statut du sujetrhétorique. Actes du colloque international de Saint-Denis (19-21 juin 1997), éd. F. Cornilliat et R. Lockwood,Paris, Champion, 2000.

55. C’est la définition même du sublime que donne Longin (IX, 2), traduit par Boileau (chap. VII).56. Ainsi, les premiers mots du pardon d’Auguste sont : « Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en

convie : [...] » (v. 1701).

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aux hommes tout en les appelant à se pardonner mutuellement ( « Pardonne-nous, comme nous pardonnons aussi... » ), la clémence d’Auguste pardonne touten appelant au pardon mutuel. Si la constance d’Émilie était toute tournée vers lepassé (« Je suis ce que j’étais [...] », v. 78) et traversait le doute (« Je veux etne veux pas [...] », v. 122), le pardon d’Auguste est un engagement incondi-tionnel tourné vers le futur par une libre décision de la volonté éclairée par lagénérosité :

Je suis maître de moi comme de l’univers ;Je le suis, je veux l’être. O siècles, ô mémoire,Conservez à jamais ma dernière victoire ! (v. 1696-1698)57

Maître de lui par une suprême victoire sur sa colère, Auguste, déjà « maître » del’État, « maître de l’univers » (v. 440), devient « maître des cœurs » (v. 1764),comme si la préhension de son intériorité pouvait dès lors être projetée sur autrui.L’acte est sub limen, au-dessus de l’habituel, et il est exprimé dans un style qui estsublime : tout comme le magnanime dépasse les limites de la nature humaine, lestyle sublime va au-delà du grand style58. Dans IV, 2 comme dans V, 1, Corneilleprêtait à Auguste un style élevé qui traduisait son trouble et qui était caractérisé pardes périodes souvent longues et complexes59. Ce style change à partir du v. 1693,non pas en descendant d’un cran mais en s’élevant d’un degré pour devenirsublime et ainsi mieux refléter un acte sublime investi d’un caractère numineux. Lestyle conserve la simplicité de la narration des v. 1433-1476 mais avec la chargepathétique en plus, le pathétique d’un homme qui pourrait frapper, qui en aurait etle droit et la force, mais qui pourtant décide de ne pas le faire. Le style tend dès lorsvers la brièveté et la simplicité mais tout en conservant sa charge émotive. Ou,pour le dire autrement en reprenant la distinction que Longin fait entre pathos et plè-thos (copia), à la pléthore avec pathos du style cicéronien succède la brièveté (doncl’absence de pléthore) et la présence d’un pathos maîtrisé par l’ethos du princemagnanime, donc empreint de douceur et de force, un style presque démosthé-

L’argumentation dans Cinna de Corneille 229

57. En 1587, Jacques Faye d’Espeisses, fils d’un intime de Michel de L’Hospital et avocatgénéral qui succède à Brisson qui avait lui-même succédé à Pibrac, glorifie l’acte de juger par unesentence : « O la grande et parfaite victoire : vaincre tout le monde, puis soy-mesme ! », ce qui montrebien que Corneille épouse l’idéal de la magistrature gallicane, également exprimé dans le fameuxquatrain 47 de Pibrac : « Vaincre soymesme est la grande victoire : / Chacun chez soy loge sesennemis, / Qui par l’effort de la raison soubmis, / Ouvrent le pas à l’eternelle gloire » (Paris, G. Gor-bin, 1574, p. 12). Comme le note M. Fumaroli : « Le discours d’Auguste, dans la grande tradition des“Remonstrances”, est à la fois un arrêt de législateur inspiré, et l’éloge de ses sources divines. Lapreuve est faite qu’il est un Roi-Juge, inspiré d’En-Haut » (L’Âge de l’éloquence, op. cit., Paris, A. Michel,1994, p. 481-482). Voir aussi p. 517.

58. Voir M. Fumaroli, « Rhétorique d’école et rhétorique adulte : la réception européenne du Traitédu Sublime au XVIe et au XVIIe siècle », RHLF, 1986, no 1, p. 33-51 ; B. Weinberg, « Translations and Com-mentaries of Longinus’ On the Sublime to 1600 : a Bibliography », Modern Philology, 47 (1950), p. 145-151 ;J. Brody, Boileau and Longinus, Genève, Droz, 1958.

59. Voir aussi les v. 357-364, 1123-1128 et 1132-1136 par exemple.

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nien : la foudre et le torrent plutôt que l’incendie ou le fleuve en crue, la soudainetéplutôt que la progression60.

Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler ;Je t’en avais comblé, je t’en veux accabler : (v. 1707-1708)

La portée générale de ces vers est comme réinvestie par l’auctoritas d’un « je » quiexprime sa grandeur d’âme. Cette figure du « dire oblique » qu’est la significatio(emphasis) exprime ici tout à la fois la passion et son dépassement61. Ainsi, auv. 1708, Auguste ne mentionne pas qu’entre les bienfaits passés (1er hémistiche) etceux présents (second hémistiche), a eu lieu la trahison de Cinna. Le pardon estdéjà un « oubli magnanime » (v. 1733). Le héros, avatar du magnanime de l’Éthiqueà Nicomaque, n’est plus troublé par le mal, il n’a plus rien de commun avec lefaux magnanime (v. 1557) qui appelait les Pompéiens à une magnitudo animi quin’était pas la dévotion au bien commun mais simplement la fureur de la sédition62.S’il parle, ce n’est plus pour délibérer mais pour livrer ses délibérations àtravers une imperatoria brevitas qui n’est en définitive pas si éloignée de celle d’unHenri IV63. D’essence sublime et exprimé par un style sublime, le pardond’Auguste, qui n’est pas calcul mais pur oubli, ne peut déboucher que sur le silence,un silence somme toute proche de celui d’Ajax interprété par Longin comme unmoment sublime64, un silence qui n’est pas crainte (v. 1429-1432, 1478-1481) maispure affection, espace d’un Absolu : « [...] Auguste a tout appris et veut toutoublier » (v. 1780).

Loris PETRIS,Université de Neuchâtel.

230 Loris Petris

60. Voir la traduction par Boileau du Traité du Sublime de Longin, éd. F. Goyet, Paris, Le Livre dePoche, 1995, chap. X (chap. 12 chez Longin). Voir les p. 33-41, pour une critique de cette distinctionde Longin. Même Cinna reconnaît le caractère « magnanime » d’Auguste (v. 881).

61. Sur le lien entre l’emphasis et les passions, voir G. Mathieu-Castellani, La Rhétorique des passions,Paris, PUF, 2000, p. 107-115.

62. Tout comme le v. 496 n’a, dans la bouche de Maxime, rien à voir avec le v. 1696. Sur la magna-nimité chez Aristote comme substrat de l’héroïsme cornélien et sur son lien avec le sublime, diffuséchez les Jésuites bien avant la traduction de Longin par Boileau, voir M. Fumaroli, « L’héroïsme corné-lien et l’éthique de la magnanimité », Héroïsme cornélien et création littéraire sous le règne d’Henri IV et deLouis XIII, Colloque de Strasbourg (1972), Paris, 1974, p. 53-76 : « Sous les yeux d’Émilie et de Cinna,ce qui n’était jusque-là chez eux que grandiloquence républicaine devient en Auguste chair et vie. Leurpropre idéal, qu’ils gauchissaient, s’incarne dans l’empereur », cité d’après Héros et orateurs, op. cit., p. 344.

63. Voir R. Zuber, Les Émerveillements de la raison. Classicismes littéraires du XVII e siècle français,Paris, Klincksieck, 1997, p. 47-57, « La brièveté d’Henri IV ». Voir surtout les impératifs desv. 1701.1714, marqués par une familiarité qui complète la grandeur sublime exprimée aux v. 1693-1700.

64. Longin, Du sublime, IX, 2 ; chap. VII de la traduction de Boileau.

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L’argumentation dans Cinna de Corneille 231

APPENDICE

Sentences Acte I Acte II Acte III Acte IV Acte V Total

Auguste 365-370, 388-392,522

1235, 1241-1242, 1251-1254

19

Cinna 413-416, 423-426,501-512, 521,545-548, 559-560,571-582, 585-590,650, 659-660, 663,671-672, 677-678,684, 687-692

822-828, 875,969-972, 983-984, 1003-1008

1633 81

Émilie 25-26, 29-30,37-44, 73-76,83-84, 105-106, 130-132

974-976, 979-981, 1001-1002

1293-1294,1339-1340

1647-1648 35

Euphorbe 736-738, 741-742

5

Fulvie 94 1Livie 1201, 1243-

1244, 1265-1266

1609-1610,1613-1616

11

Maxime 466-468, 471-472,477-480, 485-488,496-498, 535-540,557-558, 649,675-676, 683,685-686

740 1409-1410 32

Total 22 101 34 18 9 184

Exemples Acte I Acte II Acte III Acte IV Acte V Total

Auguste 377-387 11

Cinna 427, 549-552,561-562, 565-570,583-584, 593-600,664, 669-670

829-832 28

Émilie 265-272 993-998 14

Euphorbe

Fulvie 5

Livie 1202-1206

Maxime 490, 541-544,563-564, 665-668

833-836 15

Total 8 47 13 5 73

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232 Loris Petris

Occurrences Acte I Acte II Acte III Acte IV Acte V Total % déductif % inductif

Auguste 80 132 180 392 4,84 2,80

Cinna 146 177 164 49 536 15,11 5,22

Émilie 176 95 92 63 426 8,21 3,28

Euphorbe 42 21 63 7,93

Fulvie 28 5 33 3,03 15,15

Livie 39 36 75 14,66 6,66

Maxime 95 73 74 27 269 11,89 5,57

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