marcel roncayolo. entretien
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entrevista Marcel RoncayoloTRANSCRIPT
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Marcel Roncayolo
dcembre 1997
Marcel Roncayolo, n en 1926, est la fois un enseignant, un chercheur et un "homme
d'influence". En effet, la recherche urbaine, en France a bnfici et bnficie encore de sa
perspicacit saisir des thmes "porteurs" et reprer et encourager de nouveaux talents. Sa
soif de comprendre cet "urbain gnralis", qu'il apprcie plus qu'il ne craint, le fait de
partager son dsir de dialogue, de dbat. La parole est importante pour lui - certes, comme
pour tout Mridional -;, mais c'est pour convaincre, vous amener discuter qu'il n'hsite pas
se positionner. Son franc-parler est salutaire et oblige l'interlocuteur, son tour, se redfinir.
La pense n'est jamais fige; la connaissance, mme historique, est rgulirement revisite,
corrige, modifie. C'est cette rvaluation (et invention) des savoirs sur la ville qu'il nous
invite. Suivons-le...
Th. P.
Comment passe-t-on de l'histoire la gographie?
Marcel Roncayolo: Je suis n et j'ai fait ma scolarit Marseille. Je suis venu Paris en 1943
pour prparer le concours de l'cole normale suprieure. Mon passage Normale sup a t
important. J'ai opt pour la gographie, choix rare dans une promotion, et aussi pour changer
d'air aprs une khgne d'historien. J'y ai retrouv, cependant, des inquitudes d'historien et des
camarades historiens de grande qualit. Outre les diplmes universitaires et les concours
prpars, l'intrt de la formation Normale sup rsidait dans ses enseignements spcifiques.
Deux, en particulier, ont t importants pour moi et les deux concernaient le monde rural.
L'un sur le Moyen ge, de Charles-Edmond Perrin, m'a appris m'intresser au cadastre et aux
formes matrielles. L'autre, l'enseignement de Roger Dion, portait sur l'intgration des
dmarches gographique et historique. Je remarque d'ailleurs que les pistmologues actuels
de la gographie ont perdu, ou presque, la trace de ce dernier. Il montrait comment se
combinaient la prise en compte de donnes gographiques, y compris dans leur lment
naturel, et la succession des priodes et des types de socit qui pesaient sur les formes de
l'habitat rural. Par exemple, il tudiait la succession des priodes qui poussaient
l'organisation communautaire et des priodes qui poussaient au contraire un certain
individualisme. C'est un auteur majeur, la fois historien et gographe, et peut-tre, cause
de cette double casquette, trop peu cit de nos jours. Sa thse sur Le Val de Loire, en 1933, et
son Essai sur la formation du paysage rural franais, en 1934, ne doivent pas occulter ses
tudes sur l'Histoire de la vigne et du vin en France et les articles, qui, au-del de leur objet,
ont une implication en pistmologie (1) . Ce type de rflexion sur le rural et ses paysages a
t dterminant pour mon choix, qui portait ds l'origine sur l'urbain. tant un enfant de la
ville, je souhaitais rflchir sur les lments de mon environnement.
l'extrieur de l'cole normale suprieure, j'ai galement subi l'influence de Ernest
Labrousse, historien qui a aujourd'hui tendance tre un peu oubli, lui aussi. Malgr la
diffrence d'ge et de statut, j'avais avec lui une forte connivence intellectuelle. Il a marqu
pour moi un passage entre les tudes conomiques, un peu froides et distancies, et les tudes
davantage ouvertes sur la socit. Les conomistes avaient tendance analyser les
fluctuations dans une perspective de non-changement et de rptition: les fameux "cycles".
Or, on voit trs bien que les fluctuations ne sont pas des choses figes. Elles marquent au
contraire la cration de dsquilibres. L'uvre de Ernest Labrousse me poussait "spatialiser"
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les fluctuations qu'il dcrivait et combiner les divers rythmes historiques, leur cadre
gographique et la construction des espaces.
Mon intrt portait sur la formation des villes, sur les diffrents paysages urbains et les
manires d'y vivre. J'avais ainsi une prdilection pour le rapport entre une morphologie
complexe, dont il fallait trouver la fois l'origine et les significations successives, et les
mouvements crateurs d'interventions dans la ville, que les intervenants fussent individuels au
sens conomique ou collectifs au sens de la puissance publique.
En disant "morphologie sociale", faites-vous volontairement rfrence Maurice
Halbwachs?
M. R.: Bien que je ne l'ai pas connu - Maurice Halbwachs, comme vous le savez, est mort en
dportation Buchenwald, en 1945 - , j'ai pu consulter, lors de mon sjour rue d'Ulm, le fonds
Clestin Bougl. Ce dernier avait runi une importante littrature, l'chelle mondiale, sur
l'conomie, et plus gnralement sur les socits du XXe sicle. On trouvait, par exemple, un
exemplaire de la thse de droit de Maurice Halbwachs sur Les Expropriations et le prix des
terrains Paris (1860-1900), qui fut publie en 1909, ainsi que sa brochure, parue en 1908,
sur Les Politiques foncires des municipalits. J'ai pu ainsi comprendre comment passer du
problme des formes au problme du mouvement, puisque les expropriations taient
rvlatrices de mouvements. Elles indiquaient, en effet, les priodes de grande exaltation o
l'investissement se portait sur la ville et o la ncessit se faisait jour d'un changement de la
nature et de la taille de la ville. Elles rvlaient des tendances sociales et des moyens. J'ai
trouv chez Halbwachs une synthse de ces problmes, bien qu'il ft difficile lire et que ses
positions fussent trop tranches, en particulier contre l'histoire, tout au moins pour se
distinguer des tudes historiques qu'il estimait purement vnementielles. Alors qu'il
durcissait ses positions au dbut de son texte, ses analyses pouvaient amener des
interprtations plus libres, en particulier en ce qui concerne le rle des spculateurs ou la
conduite des propritaires.
Rcemment, il a t dit une version plus complte de La Mmoire collective (2). Or, on
s'aperoit qu'il inverse sa position concernant la dure: il part d'une dfinition durkheimienne
de la mmoire collective pour aboutir une approche plutt bergsonienne. Son travail est
ambigu et j'ai progressivement pris conscience de mon attirance pour cette ambigut. Trs
tt, les thories m'ont intress, mais plus pour les critiquer et en mesurer les limites que pour
les affirmer et m'y soumettre, car je suis dans le fond un grand sceptique. Je voulais
considrer comment, dans le cas bien prcis de Marseille, les mthodes gnrales pouvaient
tre ou non opratoires. J'approchais d'une limite qui me permettait de mieux toucher le
concept et la mthode. C'est travers ces problmes et ces approches que je me suis form.
La fin de la guerre et l'immdiat aprs-guerre sont des moments propices
l'engagement politique des intellectuels. On connat l'attrait qu'exerait alors le parti
communiste franais sur la majorit d'entre eux. Quels ont t vos engagements
politiques?
M. R.: cette poque, je me suis engag politiquement en tant que social-dmocrate affirm.
Je voulais chapper cette position largement connue l'cole normale suprieure qui
consistait tre "compagnon de route" ou membre du parti. Jacques Le Goff avait gard ses
distances, l'inverse de Emmanuel Le Roy Ladurie. Quant ma carrire syndicale, elle a t
interrompue au bout de trois mois d'exercice. Je me suis galement oppos la guerre
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d'Indochine et j'ai tent de diffuser cette position parmi les normaliens. Par la suite, je suis
rest sans doute fidle une certaine conception de la social-dmocratie.
Vous participez la deuxime "Semaine sociologique", prpare par Georges
Friedmann, en mars 1951, sur Villes et Campagnes (3), qui rtrospectivement fut un
vnement intellectuel marquant. Vous tiez alors professeur au Lyce Saint-Charles de
Marseille et doctorant...
M. R.: J'tais intress par le rapport entre technique, organisation professionnelle et ville. Or
il me semblait que Friedmann parvenait rendre compte de certaines relations,
ncessairement complexes, entre ces trois "ples" de l'activit sociale, autrement qu'en
appliquant une mthode globale et dterministe de type "marxiste". J'ai beaucoup apprci,
galement, les premires uvres de Alain Touraine, car elles allaient dans ce sens. Je pense
ses tudes sur L'volution du travail ouvrier aux usines Renault (1955) et sur les Ouvriers
d'origine agricole (1961). Elles permettaient de considrer comment voluait la notion de
"classe ouvrire". La France dans laquelle je suis n, dans laquelle j'ai t lev et dans
laquelle j'ai dbut comme professeur en 1950 tait encore presque moiti rurale. Nous
avons donc eu affaire des transformations considrables en quelques annes! Nous nous en
sommes mal rendu compte parce que nous manquions d'outils d'observation. Nous avions
tendance trop voir le plan-projet, que ce soit avec de lointaines perspectives et de grandes
ides ou avec des programmes censs rpondre la pression des phnomnes. Ce que je lisais
rpondait plutt au second cas qu'au premier. Or nous ne parvenions pas voir ce qui se
passait sous nos yeux, et ce genre de myopie existe encore, c'est pour cela que je milite pour
la cration d'observatoires qui permettraient de regarder les changements de plus prs et plus
longuement.
J'ai toujours pens que, de ce point de vue, l'tude du march immobilier tait essentielle, bien
que ce soit trs difficile raliser. J'ai d'ailleurs tent de le faire pour Marseille. Nous
manquons d'observatoires, non seulement d'enqutes ponctuelles, mais aussi et surtout
d'enqutes en continu. Nous nous sommes aperus que les grands ensembles avaient chang
de contenu et de rle social, surtout par rapport la destination qui leur avait t fixe
initialement. Par exemple, nous n'avons pas su regarder temps le problme de l'immigration,
qui tait une immigration d'accompagnement des familles et non plus de soutiers de l'Europe,
bouche-trous de la mcanisation. la fin des annes soixante et au dbut des annes soixante-
dix, lorsque j'ai eu assumer des responsabilits dans la mise en place des sciences
conomiques et sociales dans les lyces, je n'ai jamais entendu parler de ce problme.
Quel a t le thme de votre premier ouvrage?
M. R.: Mon premier livre a t une gographie lectorale. Il visait rvler les
transformations que subissait Marseille, en particulier la dsindustrialisation, alors mme que
les discours officiels n'allaient pas dans ce sens. Il expliquait comment le rapport de force
politique se modifiait et comment, finalement, Defferre avait pu arriver au pouvoir. Ds l956,
les changements politiques taient trs sensibles. Ils annonaient que le Marseille industriel
n'tait plus Marseille et que l'industrialisation se dplaait vers l'extrieur, impliquant
parfois des options politiques diffrentes. J'ai alors renonc rdiger une gographie
culturelle, qui serait tombe dans un milieu peu rceptif. cette poque, dj, je pensais que
les faits conomiques et sociaux n'taient pas seulement des "choses" matrielles mais aussi
des "reprsentations". Par consquent, la manire dont on se reprsentait la fois ces choses
l et leur changement tait tout aussi importante que les choses elles-mmes. J'ai toujours fait
de la gographie culturelle, bien que je ne me fusse pos le problme de sa dfinition que plus
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tard. En France, la gographie culturelle n'a eu d'audience que vers la fin des annes soixante-
dix, avec Paul Claval et plus tard sa revue Gographie et Cultures. Finalement, on a
commenc faire de la gographie culturelle quand on a cess de faire de la gographie
marxiste. Mais la gographie a toujours eu besoin de "bquilles" de consolidation du ct du
concept, peut-tre parfois l'excs. J'ai d'ailleurs toujours t tonn de voir quel point la
pense des grands gographes vidaliens sur l'homme et la nature tait simpliste.
L'pistmologie actuelle de la gographie qui se repose le problme de l'environnement ne me
semble pas toujours trs riche. Dans la conceptualisation, ce n'est pas le concept qui
m'intresse mais sa capacit expliquer. C'est ce que j'ai justement trouv chez Halbwachs.
Quand, et en quelles circonstances, avez-vous rencontr l'cole de Chicago?
M. R.: Une fois enseignant l'cole normale suprieure, j'ai eu faire des cours d'agrgation
sur des pays que je ne connaissais pas, et comme les gographes marxistes hsitaient traiter
des tats-Unis par exemple, c'est moi qui aie d les prsenter, et donc les tudier. Je ne suis
all en Amrique du Nord qu'aprs 1970; c'est vous dire si mes connaissances taient avant
tout livresques. J'ai ainsi lu la plupart des grands textes amricains concernant la ville et les
espaces urbaniss, la division sociale de l'espace, l'affectation des sols, etc. Dans ce contexte,
je me suis procur plusieurs crits de l'cole de Chicago - c'est mme mon exemplaire de The
City, sous la direction de Robert Park et Ernest Burgess, qui des annes plus tard a servi
Grafmeyer et Joseph pour raliser leur anthologie (4). C'est aussi lors de la prparation de ces
cours que j'ai lu les travaux de Jean Gottmann sur la "Mgalopolis"... Ces textes, et d'autres,
ont remis l'ordre du jour l'tude interne des villes un moment o les gographes
cherchaient, en France, une justification de leur existence dans l'application aux rseaux
urbains. Il y a d'ailleurs un trs joli texte de Michel Coquery, dans lequel il explique le mythe
et les dsillusions de cette gographie dite "applique". La gographie avait ses cycles! Avec
Pierre George, guide attentif, on est passs, la fin des annes cinquante, d'une gographie
sociale une gographie dmographique, d'une rflexion sur les grands ensembles une
rflexion sur l'organisation du territoire. J'avais alors crit un article pour montrer que le
concept de "mtropole d'quilibre" s'appliquait mal au cas de Marseille. Simple prise de
distance. Le concept de mtropole peut prendre deux sens: tout d'abord la ville et ses
prolongements suburbains, comme il a t tabli aux tats-Unis; ensuite, la ville organisant
son espace, rgional ou supra-rgional. Hormis le cas de Paris, dont on considrait alors la
prdominance comme trop crasante, j'entrais mal dans l'analyse de mtropoles d'quilibre et
l'application l'organisation du territoire sur un schma de poupes gigognes. Au contraire,
j'apprcie ce qui casse la simple reproduction des chelles diffrentes du mme phnomne.
Le changement d'chelle implique un changement de problmatique, et donc de regard.
L'approche de Gottmann m'a intress justement parce qu'il propose un modle de mtropole
globale sans hirarchie unique. Je me suis alors orient vers ce mode d'urbanisation constitutif
d'une mgalopolis plusieurs ples, o les campagnes devenaient des lments du systme
urbain. C'est pourquoi je crois beaucoup plus la notion d'"urbanisation gnralise" qu'
celle de mtropolisation. Mon collgue Guy Burgel (5) remarquait vers 1980 que les
agglomrations moyennes et les petites villes se dveloppaient plus vite que les grandes. Il
reste donc savoir dans quelles limites la mtropolisation est tudie. On sait trs bien que les
frontires ne sont pas fixes. Il est plus facile d'tudier la mtropole partir du centre qu'
partir d'indicateurs de taille fixs par la limite. On le voit trs bien avec le cas de l'Ile-de-
France. La croissance urbaine implique qu' partir d'un certain moment les cadres
administratif et politique ne concident plus avec la gographie. Pour cela, on ne pouvait pas
comparer Marseille et Lyon si on raisonnait en terme de ville. La mtropolisation accrot
encore les difficults. Cela pose de graves problmes politiques puisque le lieu d'exercice du
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pouvoir parat plus flou. Nous assistons l un dcalage essentiel entre la gographie et les
institutions.
Mon recueil d'articles La Ville et ses territoires portait autant sur l'organisation externe des
territoires par rapport la ville que sur l'organisation interne. Parmi les gographes, j'avais
tendance faire scandale lorsque j'employais le terme d'"espace" au lieu de terme plus
classique comme la "rgion", car l'espace n'engageait pas une organisation dfinie. Le terme
de "rgion" comprenait dj la reconnaissance d'une certaine identit. Ensuite, la spatiologie
tant la mode, j'ai repris la notion de "territoire", car elle comportait des lments sociaux
qui manquaient la notion d'"espace". Le territoire est un rapport entre un espace non
dlimit a priori et des pratiques, des appartenances et des pouvoirs.
Le problme de sgrgation m'tait dj apparu avec Halbwachs et avec les Amricains.
travers les fluctuations de l'investissement dans l'immobilier et la cration de la ville, je me
suis intress ce qui rpondait une demande sociale, et donc au problme de la division
sociale. Mais je ne me suis pas focalis sur la sgrgation elle-mme. Elle est apparue dans la
sociologie des annes soixante-dix comme un thme correspondant une volont dlibre du
pouvoir de disposer les hommes d'une certaine faon. Cette approche me semblait accorder
trop d'importance au pouvoir. Les stratgies existent mais elles peuvent tre contradictoires.
En plus de la sgrgation, qui pouvait provenir de mcanismes volontaires aussi bien
qu'involontaires, je me suis intress l'agrgation, c'est--dire aux raisons pour lesquelles se
produisent des phnomnes de rassemblement. Les coalescences formes socialement me
semblaient plus caractristiques que les diffrences dans l'organisation d'une ville. Au XIXe
sicle, par exemple, les employs collaient aux bourgeois dans les zones urbaines. Ensuite, ils
furent mls aux ouvriers. Ce mouvement a montr en quoi la catgorie pouvait elle-mme
tre transforme. Je voulais donc observer les combinatoires sociales dans la ville, qu'elles
fussent sgrgatives ou non.
L'Histoire de la France urbaine, impulse par Georges Duby, vous a mobilis plusieurs
annes. Quel bilan tirez-vous de cette exprience ditoriale?
M. R.: L'Histoire de la France urbaine a t une aventure heureuse et fastidieuse. Dans le
tome quatre sur "la ville de l'ge industriel", dirig par Maurice Agulhon, j'ai rdig les deux
premires parties sur l'urbanisation au cours du XIXe sicle et sur le "modle haussmannien".
J'ai, en revanche, dirig le tome cinq sur "la ville aujourd'hui", pour lequel j'ai beaucoup crit.
Je dois dire que les contraintes rdactionnelles ne sont pas de mme nature quand on travaille
sur le contemporain et le contemporain trs proche et quand on travaille sur une priode plus
lointaine, pour laquelle nous avons assez de recul critique. Pour la priode actuelle, la
littrature est immense et mlange (littrature "grise", littrature polmique et accidentelle,
enqutes, etc.) et on peut s'y noyer. De plus, la gestion d'un travail collectif n'est pas
commode. Je parle beaucoup de l'poque contemporaine mais j'ai une prdilection pour le
XIXe sicle qui constitue pour moi un laboratoire, de la mme manire que Marseille. Le
XIXe sicle est plus sr de ses sources que le XXe sicle. Pour celui-ci, seule l'enqute de
terrain peut nous apprendre quelque chose. Mais les recensements sont de moins en moins
utilisables. l'inverse, j'apprcie les listes nominatives du XIXe. partir d'elles, je monte
tout un scnario, je fais de la micro-histoire, c'est--dire de l'histoire de vies soit l'chelle de
familles soit l'chelle de quartiers, j'observe l'volution de la composition d'immeubles sur
des priodes de vingt-cinq trente ans, c'est trs vivant!
Mais peut-on n'tudier que la France urbaine, alors mme que son urbanisation
s'effectue en mme temps que l'urbanisation plantaire?
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M. R.: Je reconnais qu'on ne peut pas isoler une France urbaine et une France rurale. Je me
souviens d'ailleurs d'une conversation avec Fernand Braudel ce sujet. On a tendance
devenir trop hexagonaux, y compris dans l'tude des rseaux urbains. J'ai tent en ce sens de
montrer que notre culture urbaine mridionale ressemble celle de certaines rgions d'Italie.
Nous avons une conception intriorise de la France, conforme celle de la monarchie, y
compris dans l'amnagement. Il nous faudrait revoir notre conception, en tenant compte des
ouvertures, et non pas seulement des insertions dans cette France intriorise.
Je reviens votre itinraire intellectuel. Quand optez-vous pour une approche de la
ralit sociale et spatiale, en terme de "forme"?
M. R.: la fin des annes soixante-dix, je me suis cart de la socio-conomie pour adopter
une vision plus formelle. Assez tt, j'ai quitt la gographie pure et dure pour faire une
gographie la fois lectorale, sociale, culturelle et architecturale. Mais, chaque fois, cette
gographie touchait en mme temps la matire, la forme et au mouvement. Finalement, je
me suis aperu que la gographie la plus physique voluait dans le mme sens, puisqu'elle
passait l'tude de phnomnes de plus en plus historiques travers la morphogense. Si
j'avais eu inventer une nouvelle discipline, elle aurait pu s'appeler "morphogense",
condition de considrer les formes dans leur matire, leur succession et leur coexistence. Par
exemple, les rues de Paris rsultent du recouvrement de systmes multiples. Les formes ont
une vie et prennent des significations diffrentes. Il faut par consquent tenir compte de la
gense du sens attach aux formes. Mais je n'ai pas invent de discipline, car j'ai horreur de la
lutte pour la labellisation.
Vous venez de publier Les Grammaires d'une ville. Ce titre est-il un clin d'il Braudel
et sa Grammaire des civilisations, ou bien considrez-vous comme indispensable, pour
"lire" la ville, de connatre sa "langue", et donc sa "grammaire"?
M. R.: Braudel, peut-tre... mais surtout un ami linguiste qui a rapproch mes analyses
des siennes et cet autre ami, venu du pass, le gographe lise Reclus. Il a toujours voulu
comprendre les changements l'uvre dans une socit, qui se rpercutent dans sa
gographie. C'est ainsi qu'il a tudi, par exemple, les chemins de fer. Le train, par sa vitesse,
modifie le temps de parcours entre une ville et une autre, comme il modifie la rpartition
spatiale des activits, etc. Aujourd'hui, dans la pense de la ville plantaire, il y a cette mme
ide d'un effacement des distances. Mais les technologies qui suppriment la distance ne
suppriment pas l'espace, ou alors seulement l'espace gomtrique. N'atteignent-elles pas le
territoire? Quelles que soient les voies de communication et leur rapidit, il importe surtout
que l'information parvienne destination. L'individu qui communique avec n'importe qui en
demeurant devant son ordinateur est d'une certaine manire dtach du sol. Notre rapport au
territoire est, pour cette raison, un problme qu'on ne peut nier. Nous savons que nos
territoires ne sont pas continus. J'avais discut de multiterritorialit avec le prfet de la Seine-
Saint-Denis. Avant de considrer une ville plantaire, il faudrait penser une population
plantaire. Or les immigrs, par exemple, se sentent encore en partie multiterritoriaux, que ce
soit la premire gnration ou ses enfants, par l'imaginaire. En tant que franais, je me sens
appartenir la fois Paris et Marseille. Nous avons chacun nos territoires, qui ne sont pas le
rseau mondial bien qu'ils s'y intgrent. Il faut donc relativiser toutes ces positions et
considrer la complexit dans la ville. Il n'y a plus d'appartenance ferme; bien au contraire,
l'appartenance intgre des attaches multiples avec des positions gographiques multiples. Pour
comprendre cette complexit, j'ai propos une grammaire afin d'associer l'volution des
formes et celle des sens. Le terme de grammaire correspond ma manire de poser le
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problme de la mise en place des formes, en tant qu'lments matriels, et du sens. La
grammaire comprend donc la morphogense et le changement de sens.
J'hsite toujours jouer les prophtes concernant l'volution plantaire: je prfre procder
un constat de la situation actuelle. Je suis all en Argentine l'anne dernire, o j'ai visit des
bidonvilles qui ne sont plus habits par des Argentins mais par des Boliviens. Nos
observatoires auraient d'ailleurs de quoi faire dans ces villes. Doit-on considrer la situation
de ces Boliviens comme une rgression, en pensant aux villages isols qu'ils ont quitts dans
les Andes, ou au contraire comme une ouverture? De plus en plus, nos villes sont aussi des
villes du tiers-monde, ainsi que me l'avaient dj rvl les villes amricaines. Bien que le
tiers-monde ne soit pas fait pour rester le tiers-monde, nous l'avons intrioris dans nos villes.
Ces problmes relvent de la maturation.
Je ne suis pas contre la diversit culturelle, mais les esprits libres ont trop admis batement
une telle diversit. partir d'un certain degr de diversit, que signifie la coexistence? Le
monde plantaire va-t-il consister produire des muses ethnographiques dans nos villes ou
faire fonctionner l'ensemble sur la base d'une communaut? Je suis un peu inquiet concernant
une volution "communautariste". Nous avons tendance intrioriser comme valeur
l'apartheid tant condamn l'extrieur. J'ai t effray de voir quel point les Anglais ont
bonne conscience vis--vis des Pakistanais. Je ne suis pas non plus pour un universalisme qui
rabote. Si nous voulons maintenir une diversit culturelle, nous devons crer des codes
urbains. Cela vaut l'chelle d'une ville comme celle de la plante. Nous pouvons trouver
un mode qui vite de naturaliser les diffrences et qui permette de crer quelque chose de
nouveau. Je ne supporte pas qu'on rapporte l'ethnie, au sens de la formation culturelle
initiale, des lments de naturalisme et des lois ternelles que l'on essaie maintenant d'arracher
la nature. Je crois au mouvement, et l'urbain incarne prcisment ce mouvement. C'est
pourquoi, concernant le pouvoir, l'tat-nation est dpass. Curieusement, il est devenu
populaire puisqu'on le revendique pour dfendre tel ou tel intrt. Il y a ainsi, souvent par
peur, une remonte politique de l'tatnation. Dans les annes trente, Keynes avait remis un
peu d'ordre dans un capitalisme libral qui partait en tout sens. Comment peut fonctionner un
systme qui n'est pas rgul? La survie en socit implique la rgulation. Que cette rgulation
s'effectue par des grandes entreprises serait peut-tre dsastreux. Mais quel niveau dfinir la
rgulation? O vont se situer les lieux de prise de conscience politique et les lieux de pouvoir?
Comment cela va-t-il s'organiser territorialement? On ne peut pas vivre constamment dans le
TGV ou dans un jet. Que signifie alors le pouvoir du maire et des prsidents des conseils
gnraux dans le cadre de la dcentralisation? Le maire est important dans la mesure o il
reprsente le chauffeur d'une chaudire centrale. Une ville compte plus par son identit ou son
image que par ses limites ou son poids spcifique.
Que pensez-vous d'un ministre de la Ville?
M. R.: Le ministre de la Ville a t avant tout un ministre de la Banlieue. Or la banlieue ne
constitue pas un milieu social homogne. Doit-on traiter du fait urbain dans sa globalit ou
doit-on le segmenter par zones problmatiques? Je n'apprcie pas cette segmentation. Les
problmes des cits sont sociaux, mais ils ne sont pas totalement spcifiques par rapport au
reste de la socit. C'est notre organisation sociale qui en est porteuse. Or je reproche au
ministre de la Ville de ne pas avoir eu une comprhension globale de la ville. Ce ministre
est autant confront la question du travail, de la drogue, des enfants, de la scolarit, etc. qu'
celle de la ville proprement dite.
Une dernire question, rituelle pourrais-je dire, quels sont vos lieux prfrs?
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M. R.: Tous mes sites prfrs sont des villes, et parmi elles, Marseille. Il m'est trs difficile
de travailler scientifiquement sur cette ville qui a t la mienne parce qu'il faut relativiser un
certain nombre de points de vue. En revanche, cette relativisation permet de comprendre en
quoi la ville objective n'existe pas, en quoi elle ne peut tre dcrite qu' partir de points de
vue. C'est la raison pour laquelle j'ai aim la littrature sur la ville, comme celle de Jules
Romains, Julien Gracq et de Georges Perec. Ce n'est pas un quartier particulier qui me plat
dans Marseille mais toute la ville, avec sa diversit. Il y a d'ailleurs des leitmotive qui
rapparaissent rgulirement dans Marseille, comme l'arbre, signe d'une ruralit dans la ville.
Le film Marius et Jeannette, qui montre plutt le Marseille de l'Estaque, rvle le caractre
propre cette ville, une ruralit qui n'est pas conomique. Il y a du "village urbain "dans
Marseille. J'y ai trouv le problme de la constitution d'une culture locale porte par des gens
qui s'levaient socialement et par une classe moyenne. Les grands bourgeois marseillais n'ont
rien apport parce qu'ils vivaient souvent dans un monde dtach de la culture locale. Les
classes moyennes y sont beaucoup plus intressantes comme espace de transition. De la mme
manire que j'aime Marseille, j'ai aim New York. Bien que je l'ai connue assez tard,
j'apprcie aussi Rome. Les lieux o je me trouve bien sont les lieux o je marche. Je voudrais
pouvoir vivre Paris comme j'ai vcu dans ces villes, c'est--dire en badaud. J'ai aussi essuy
des checs dans ma rencontre avec les sites, comme Los Angeles ou en Union sovitique.
J'aime bien galement Budapest.
Notes :
(1) Outre ces deux ouvrages, on peut lire de Roget Dion (1896-1981): "La gographie
historique", in La Gographie franaise au milieu du XX sicle, Baillire, 1957; Aspects
politiques de la gographie antique, Les Belles Lettres, 1977, et le recueil d'articles, Le
Paysage et la vigne, Payot, 1990, avec une prface de Jean-Robert Pitte et une postface de
Marcel Roncayolo.
(2) La Mmoire collective, premire dition aux Puf en l950; seconde dition critique et
augmente, prpare pat Grard Namer, chez Albin Michel, en 1997.
(3) Villes et Campagnes. Civilisation urbaine et civilisation rurale en France, sous la direction
de G. Friedmann, Armand Colin, 1953.
(4) Cf. L'cole de Chicago. Naissance de l'cologie urbaine, choix de textes prsent par Yves
Grafmeyer et Isaac Joseph, Les ditions du champ urbain, Cru, 1979, rdition, Aubier 1984
et 1990.
(5) Cf. "Qu'est-ce que la cit globale? Marcel Roncayolo rpond Guy Burgel", in Villes en
parallle, no 20/21, 1994.
Propos recueillis par Thierry Paquot, le vendredi 5 dcembre 1997, Paris.
Thierry Paquot
Bibliographie
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mailto:[email protected]?subject=origine:%20Les%20invites%20d%27Urbanisme%20sur%20le%20web%20de%20l%27IUP
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