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Habiter Chasser

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En couverture : François Aubert, La Chemise de l’Empereur Maximilien après son exécution, 1867, tirage sur papier albuminé, 21,2 x 15,8 cm, The Gilman Collection, Gift of The Howard Gilman Foundation, The Metropolitan Museum of Art, New York

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Sommaire

Pour Yann Paranthoën… 5 Arpenter 9Habiter chasser 19La partie pour le tout 31Estrangement 41Liste des illustrations 50Bibliographie 51

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Pour Yann Paranthoën (1935-2005), opérateur du son sur France Culture et France Inter, auteur de nombreux documentaires radiophoniques et considéré comme l’une des figures fondatrices dans l’histoire de ce genre, « y a pas de documentaire » : « Ma démarche, c’est de partir du réel, d’abord le réel, et progressivement aller vers la fiction. Tout en préservant le réel. Pour les faire cohabiter. Et c’est pour ça que pour moi y a pas de documentaire, le documentaire c’est presque un mot qui me paraît péjoratif… Pour moi c’est une fiction aussi, c’est ça que j’veux dire… Je critique pas le documentaire, mais idéalement, il faudrait qu’il y ait de l’information, de la fiction, et que le documentaire soit musical aussi, bien qu’il n’y ait pas de musique. Au niveau de l’agencement des sons, des images… on peut dire d’un livre qu’il est musical, même si y a pas de musique […]1. »

Le photographe américain Walker Evans (1903-1975) fut l’un des premiers, au XXe siècle, à prendre position dans sa photographie en tant qu’auteur – sans se revendiquer tel sur le moment – vis-à-vis d’une réalité actuelle (en l’occurrence, la Grande Dépression ayant suivi la crise de 1929 aux États-Unis).En prévision de la réédition, en 1961, de l’ouvrage American Photographs (1 938) ayant accompagné l’exposition éponyme au Museum of Modern Art de New York, il rédige un texte qu’il ne signe cependant pas, décrivant, à la troisième personne, son point de vue : « L’image objective de l’Amérique des années 1930 réalisée par Evans n’était ni journalistique, ni politique, dans la technique ni dans son intention. Elle offrait une réflexion plutôt qu’elle n’exprimait un parti et elle était, d’une certaine manière, désintéressée… Evans était, et il est toujours, intéressé par ce à quoi ressemblera le présent quand il sera devenu le passé2. » L’image, dans le cas d’Evans, n’est pas l’illustration d’une situation de crise : chaque photographie prise en Alabama durant l’été 1936 rejoint dans son livre un ensemble d’images, constitue une réflexion, reflète le point de vue du photographe sur son époque, sur un présent fait de passés, de futurs, d’individus croisés pendant son parcours.

1 Yann Paranthoën, extrait d’une interview dans le film de Pilar Arcila, Au fil du son, un portrait de Yann Paranthoën, 2007, couleur, son, 54 min., production Mille et Une films-TV Rennes, Rennes2 Walker Evans, « Note d’introduction de l’auteur non publiée, datée du 19 novembre 1961, pour la réédition d’American Photographs », citée in Jerry L. Thompson, Walker Evans at Work, Thames & Hudson, Londres, 1994 (é. o. 1982), p. 151.

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Walker Evans, en tant qu’auteur, agence son point de vue avec rigueur, et créé un ensemble d’images. D’après lui, plutôt que d’employer le terme « documentaire », « il vaudrait mieux parler de “style documentaire”. Comme exemple de document littéral, on pourrait prendre une photo prise par la police sur une scène de crime… Là, il s’agit vraiment d’un document. Voyez-vous, un document est utile, l’art ne l’est jamais. Par conséquent, l’art n’est jamais un document, quand bien même il peut en adopter le style. C’est ce que je fais3. »Walker Evans produit des images qui ressemblent à des documents, mais n’en relèvent que pour leur style, et n’en ont pas l’« utilité ». Ainsi, face à ces images dont la fonction, le propos, ne sont pas clairement définis ou visibles, le regardeur se trouve libre d’interpréter, de s’approprier, d’augmenter l’image, par son propre point de vue, ajouté à celui d’Evans au moment de la prise de vue.

L’image d’une sépulture en plein soleil, sur laquelle a été posée une écuelle vide, présentée sans légende, comme les autres photographies du portfolio figurant en ouverture de l’ouvrage Louons maintenant les grands hommes4, me paraît être précisement chargée d’autant d’information que de narration potentielle. Les interrogations que sucitent en moi cette image relèvent autant de la comparaison avec toutes formes de funérailles qu’il m’est permis de connaître (Cette écuelle représente-t-elle une offrande ? Une absence d’offrande ? Le corps est-il simplement recouvert de terre, ce qui expliquerait le relief, ou est-il enterré sous terre ?), que de l’imagination de ce qui gît là, depuis quand, et de quoi est-il mort, à quel âge, qui est sa famille ?Pour arriver à cette image, j’en ai vu déjà cinquante-deux autres si j’ai feuilleté l’ouvrage dans l’ordre. Et parmi ces cinquante-deux images, j’ai vu beaucoup de corps, de visages. Je me demande alors lequel des êtres que j’ai vus est étendu sous cette couche de terre, car c’est bien l’un d’entre eux, puisque je me le raconte.

3 Walker Evans, in Leslie Katz, « Interview with Walker Evans », Art in America, vol. 59, n° 2, mars-avril 1971, p. 87. 4 Walker Evans in James Agee et Walker Evans, Louons maintenant les grands hommes, traduit de l’anglais par Jean Queval, coll. « Terre humaine », Plon, Paris, 2002 (é. o 1939).

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En 1977 paraît l’ouvrage Les Mots, la Mort, les Sorts5 de l’ethnographe française Jeanne Favret-Saada (née en 1934 en Tunisie). Pendant trois ans, elle a enquêté dans le bocage mayennais sur ce qui est communément appelé la sorcellerie. Elle a résidé sur place pendant toute la durée de son étude, et, plutôt que d’analyser, comme l’avaient fait avant elle des folkloristes6, les rituels insensés de « gens arriérés », elle s’est fondée pour agir sur la rencontre, la confiance et la parole, et en est venue à considérer la sorcellerie sous le point de vue : « En quoi cela existe ? » plutôt que : « Cela existe-t-il ? ». Cela n’existerait-il pas en chacun de nous ?Grâce à ce point de vue non-empreint de théories préétablies, tant vis-à-vis du sujet étudié que du domaine d’étude lui-même, elle rend claire une situation trop souvent mythifiée.« Il me paraît essentiel de remarquer ici que la fascination exercée par les histoires de sorciers tient avant tout à ce qu’elle s’enracine dans l’expérience réelle, encore que subjective, que chacun peut faire, en diverses occasions de son existence, de ces situations où il n’y a pas de place pour deux, situations qui prennent dans les récits de sorcellerie la forme extrême d’un duel à mort. Pour qu’un effet de conviction et de fascination puisse être produit par ces récits, il faut bien que ce registre de l’expérience subjective, sous quelque forme que ce soit, existe réellement et que nul ne puisse y échapper7. »

Jeanne Favret-Saada remet en question les méthodes même employées dans la discipline ethnographique où, selon elle, « il importe plus de mettre un peu de désordre dans les concepts que de faire théorie contre théorie8. »Dans cet ouvrage, elle revoit la position de l’ethnologue et du chercheur en général, en employant ses méthodes propres, souvent en opposition à celles utilisées par ses prédécesseurs ou ses pairs. Elle s’engage pour une recherche empirique où les chemins empruntés sont largement aussi importants que les lieux où ils mènent. En même temps qu’elle analyse les informations qu’elle relève, elle analyse la manière qu’elle a de les relever, considérant chaque facteur d’évolution de l’enquête comme un élément déterminant.

5 Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la Mort, les Sorts, coll. « Folio essais », Gallimard, Paris, 1985 (é. o. 1977). 6 L’auteur dénonce les méthodes de ses prédécesseurs de la fin du XIXe et du début du XXe siècle dans le texte « Le Métier d’ignorant », in Jeanne Favret-Saada, op. cit., p. 371.7 Ibid., p. 128.8 Jeanne Favret-Saada, introduction « Glissement de terrains », entretien réalisé par Arnaud Esquerre, Em-manuelle Gallienne, Fabien Jobard, Aude Lalande et Sacha Zilberfarb, Vacarme, n° 28, été 2004, p. 4-12.

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Selon Jeanne Favret-Saada, l’enquêteur oriente, autant que l’objet de l’enquête, le résultat de la recherche : « On déplorera, à juste titre, qu’une ethnographie puisse être à ce point dépendante des humeurs de l’ethnographe. Lisant mon récit, on s’étonnera de ce qu’en telle ou telle occasion, j’aie pu me montrer aussi stupide […]. Je soutiens pourtant que la stupidité de l’ethnographe, c’est-à-dire son refus de savoir où l’indigène veut l’entraîner, est inévitable en de semblables circonstances. […] Pour contingente que soit la singularité de l’enquêteur (un autre répondrait différemment à la même situation), c’est à elle et à elle seule que s’adresse l’ensorcelé : c’est pourquoi on ne peut pas plus la retrancher de la description ethnographique (en tous cas du récit qui fonde cette description) que ne le sont les faits et dires de l’indigène. [...] C’est bien en parlant de l’indigène comme d’un objet, comme d’un “autre”, en le désignant comme sujet de l’énoncé (“il” pratique ou dit ceci ou cela) qu’est fondée la possibilité d’un discours sur une culture différente, sur un objet qui ne serait pas moi. Encore faut-il, pourtant, si l’on veut que ce discours soit plausible ou même intelligible, que ce moi s’énonce lui-même et dise à l’adresse de qui il tient ce discours sur l’autre : car seul un être humain se dénommant lui-même “je” peut en désigner un autre comme “il” ; et il ne saurait le faire qu’à l’adresse d’un “tu”. Or, dans la littérature ethnographique, ni le parlant ni son partenaire – autrement dit, ni le sujet de l’énonciation auteur du mémoire scientifique, ni son lecteur – ne sont définis.Il est sous-entendu que le “je” n’a pas à se présenter parce qu’il va de soi, tout comme le “tu” auquel il s’adresse. Il est à ce point dans la nature des choses que “je” et “tu” s’entretiennent de “il”, que le sujet de l’énonciation peut s’effacer dans un sujet indéfini “on” […]. L’indigène apparaît alors comme une monstruosité conceptuelle : assurément comme un sujet parlant puisque l’ethnographie est faite de ses dires ; mais comme un parlant non humain puisqu’il est exclu qu’il occupe jamais la place du “je” dans quelque discours que ce soit. De son côté, l’ethnographe se donne pour un être parlant mais qui serait dépourvu de nom propre puisqu’il se désigne par un pronom indéfini9. »En analysant au fur et à mesure sa méthode en évolution, en regard de celles recommandées par les folkloristes au XIXe siècle, l’ethnographe questionne cette place si souvent considérée comme acquise d’office par le « savant » face à « l’indigène ».

9 Jeanne Favret-Saada, op. cit., p. 51-57.

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Il y a le parti-pris de l’auteur, les choix qu’il fait, formels et substantiels, qui le mettent lui-même et ses interlocuteurs dans une relation sans cesse changeante, déterminante. Les rôles (le « système de place » auquel se réfère Jeanne Favret-Saada) sont toujours hasardeux : que cherchent les uns et les autres, dans cette relation en présence d’un outil d’enregistrement (prise de notes, photographie, enregistrement, capture filmique) ?Ne serait-ce pas justement de cet interstice, de ce que les uns et l’autre attendent, sans se le dire, que naîtrait justement la part d’imaginaire et d’interprétation qui, décidément, existe tant dans un ouvrage ethnographique que dans un roman ?Dans Louons maintenant les grands hommes, qui réunit les photographies de Walker Evans et son texte, l’écrivain James Agee énonce sa position en une sorte de profession de foi : « Dans un roman, une maison ou une personne tient entièrement sa signification, son existence même, de l’écrivain. Ici, une maison ou une personne ne tient de moi que sa signification la plus restreinte : sa vraie signification est plus grande, gigantesque. Elle est d’exister ici et maintenant, comme vous et moi, et comme aucun personnage d’imagination ne peut exister. Son immense poids, son mystère et sa dignité tient en ce fait. Quant à moi, je peux vous dire seulement ce que j’en ai vu, seulement selon les moyens de la seule exactitude dont me voici capable : et ceci à son tour tient sa valeur cardinale, non de mes aptitudes, mais du fait que j’existe moi aussi, non à la façon d’un ouvrage de fiction, mais comme être humain10. » Réfléchissant aux notions de « Document, Indice, Énigme, Mémoire11 », le philosophe et écrivain Jean-Christophe Bailly parle quant à lui de « l’intuition de la saisie » en photographie. Cette notion d’intuition, d’empirisme, ce mélange de choix et de hasards, cette « libération de la résonance », semble pouvoir s’appliquer à toutes les étapes de fabrication et de vie d’une image, d’un film, d’un livre, d’une pièce radiophonique… Si l’on suit cette proposition, il s’agit bien chez Jeanne Favret-Saada d’agir relativement aux situations et de laisser résonner dialogues et apartés. L’acte de relever (des informations, des éléments signifiants…), puis de les distribuer, créé un « espace commun » (comme le dira plus loin Patrick Leboutte à propos de Jean Rouch), entre les différents auteurs, les « je », les « ils ».

10 James Agee in James Agee & Walker Evans, op. cit., p. 29.11 Jean-Christophe Bailly, « Document, Indice, Énigme, Mémoire », Les Carnets du BAL 01, L’Image-Document, entre réalité et fiction, Le BAL-Images en manœuvre, Paris-Marseille, 2010.

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Lecteur/spectateur, je m’intègre à cet espace commun dès lors que j’en prends connaissance, que je m’y plonge. Le système de place s’agrandit, s’équilibre, et le travail continue. Qui a dit qu’une œuvre finie était une œuvre figée ?

Jean-Christophe Bailly, dans le même article, évoque la « part d’intervention » face au réel, du photographe et de la photographie, qui « peut être diminuée ou augmentée sans fin, […] le résultat demeurant dans son être une saisie passive12 ». Cette saisie, cette rencontre entre un auteur et un réel, il l’appelle « résonance » : « Transformer le moins possible, ou autrement dit s’efforcer de rester dans l’acte et dans l’intuition de la saisie, tenter de raccourcir la distance entre le cœur des choses et leur surface, c’est ainsi que l’on pourrait caractériser ce que l’on a appelé, depuis Walker Evans, le “style documentaire”, qui est donc celui […] de l’invention du réel, ce qui veut dire aussi celui qui donne au réel toute la résonance de fiction dont il est porteur13. »Les actes successifs du photographe dans la création d’une image (aller sur le lieu, choisir le cadre, déclencher, développer, tirer, puis montrer, exposer) donnent naissance à un objet réfléchi et réfléchissant, rencontre cognitive, épicentre de la « résonance » évoquée par Bailly.

Qui, de l’Amérique des années 1930 ou d’Evans, transforme l’autre, invente l’autre, révèle l’autre ?Qui, du sujet photographié (filmé, enregistré, dessiné…), du photographe (filmeur, preneur de son, dessinateur…), de la photographie (film, bande-son, dessin…), ou du regardeur, réfléchit l’autre ? Plutôt que : « Est-ce un documentaire ? » ou « Est-ce un document ? », c’est précisément cette question aux multiples réponses qui, il me semble, doit être avancée dans toute captation, tout maniement du réel.

12 Ibid., p. 9.13 Ibid., p. 10.

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En me penchant sur le travail de deux cinéastes, Jean Rouch et Pierre Perrault, je m’intéresserai à leur démarche d’auteur.Leurs œuvres sont souvent considérées comme distinctes de la simple communication d’information, autant que de la fiction pure. Elles ne seraient ni une invention narrative, ni un commentaire univoque sur un élément filmé. On les qualifie, néanmoins, de « documentaires ».La plupart des auteurs dont les films sont appelés « documentaires » s’appliquent à nuancer le terme. Peu d’entre eux ont su arrêter ou définir si ce qui le fonde ressortit plutôt à l’objectivité ou à la subjectivité de l’auteur et du sujet.Ils se situent en grande majorité dans une démarche individuelle d’approche d’un lieu, d’un événement, d’une situation, d’une histoire, d’un individu… et adoptent un point de vue déterminant sur la situation abordée.

Jean Rouch (1917-2004) est un cinéaste du cinéma dit « direct ».Il sera ici question de deux de ses films : Moi, un noir et Jaguar. Je m’attacherai en particulier aux processus de tournage et de production qui en font, selon moi, la particularité.Pour son film Jaguar (tourné en 1954, finalisé en 1967, 35 mm, couleur, son, 91 min.), Rouch a procédé de la façon suivante : treize ans après avoir tourné les images et les avoir montées, il installe les protagonistes filmés devant les images projetées, et leur demande de les commenter et d’improviser. Ces commentaires sont enregistrés et constituent une partie de la bande-son du film (à laquelle s’ajoutent des bruitages).Placés devant leur image et leur jeu vieux de treize ans, les acteurs rejouent dans leur présent, le présent du film en train de se faire. Les années ont passé, restent des souvenirs, et les trois compères alternent entre dialogues joués, explications des actions vues à l’écran et commentaire des images. Ils ont alors le loisir de faire dire aux images ce qu’ils veulent leur faire dire, et non ce qu’elles auraient dit si le son avait été synchrone.Aux trois-quarts du film, Rouch dit le pouvoir mensonger de l’histoire rapportée, à la fin du périple des protagonistes en Gold Coast : « Ils ramènent des bagages, ils ramènent de merveilleuses histoires, ils ramènent des mensonges. »

Dans Moi, un noir (1958, 35 mm, couleur, son, 73 min.), le processus est le même : toute la bande son est faite a posteriori, les acteurs improvisant sur les images tournées trois mois plus tôt.

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Ainsi les personnages filmés — on peut, je pense, parler réellement de personnages, d’acteurs complices — jouent une première fois devant la caméra de Rouch, puis jouent une seconde fois ce qu’ils ont déjà joué, cette fois au micro du cinéaste14.La dissociation des images et du son, et le fait que ces éléments aient été tournés à des années d’intervalle, créé un parachronisme, un décalage temporel, où l’image est présentée comme actuelle et directe alors que les dialogues qui l’accompagnent ne sont intervenus qu’à la fin du montage et de l’association des images entre elles. Deux situations présentes se fondent en une seule temporalité cinématographique, et tout semble alors énoncé au présent continu.

Le critique Patrick Leboutte dit du cinéma de Jean Rouch qu’il « vise à créer un espace commun, espace commun entre celui qui filme, qui porte la caméra, celui qui est filmé… Quelque chose s’enclenche entre eux, c’est typiquement, fondamentalement, par essence, un cinéma de la relation entre le filmeur et le filmé. Et du coup, ça créé un espace commun d’invention. On a le sentiment que Rouch ne filme pas X, il l’invente, il le filme pour ce qu’il est, et pour ce qu’il est étant filmé. Ce qui crée quelque chose d’autre, un espèce d’espace entre le réel et l’imaginaire qui naît du film, qui naît du geste de filmer15. »Les personnages situent les actions qui se déroulent à l’écran, expliquant les situations, en même temps qu’ils commentent les images elles-mêmes, leurs images. Jean Rouch leur laisse le dernier mot, la touche finale. Ils sont résolument co-auteurs.

14 « Trois mois après la fin du tournage de Moi, un noir, je suis retourné en Côte-d’Ivoire, et devant les images, ils [Oumarou Ganda et son ami] ont improvisé un texte, pour moi ébouriffant. Et la première prise a toujours été la bonne. C’est-à-dire que le film, d’une durée d’une heure et demie à peu près, a été sonorisé à la radio d’Abidjan en une heure et demie. Ils revivaient complètement cette histoire. C’était hallucinant ! Les types de la radio étaient sur le cul. Nous aussi, nous étions tellement émus de voir comment les deux héros réinventaient une histoire. Pour moi, c’était la découverte presque sacrée du cinéma… Ces gens vivaient leurs rêves. Ils les vivaient surtout à partir du samedi soir, et le dimanche. Et le lundi, ils retournaient au boulot ! Le film a donc été sonorisé entièrement en Côte-d’Ivoire. Quant au commentaire off, c’est moi qui l’ai inventé, pour boucher les trous. »Entretien de Jean Rouch avec Jean-Paul Colleyn, retranscrit dans Jean-Paul Colleyn, « Jean Rouch à portée des yeux », Cahiers d’études africaines, n° 191, 2008, p. 585-605.15 Patrick Leboutte, extrait d’une conversation filmée entre Bernard Surugue et Patrick Leboutte, in Jean Rouch, DVD 4, coffret de la collection « Le Geste cinématographique », Éditions Montparnasse, Paris, 2005.

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Dans les deux films de Rouch, le procédé de post-production amène les « filmés » à se rejouer, à se fictionnaliser, à mélanger leurs souvenirs en général, leurs souvenirs du moment filmé, leurs souvenirs communs, leur situation présente… Cette démarche développée par le cinéaste fera naître un genre nouveau : l’ethnofiction.L’oralité y joue un rôle essentiel. Les personnages bavardent, discutent, commentent, se souviennent. Les hypothèses s’élaborent dans les récits, dans les « bagages », dans les « merveilleuses histoires », dans les « mensonges » des protagonistes, non dans une vérité générale qu’ils ne viendraient qu’illustrer.Les acteurs agissent à la manière des « bonimenteurs de vues animées » qui, aux débuts du cinéma, commentaient le film pendant la séance et traduisaient ainsi dans leur langue et dans leur culture les séquences projetées. Acteurs-bonimenteurs, ils sont aussi des individus polytemporels, témoins intimes de leur destin, de leur génération, de la transformation de leur culture.Oumarou Ganda, acteur-narrateur dans Moi, un noir, introduit d’emblée son personnage : « Je ne m’appelle pas Edward G. Robinson, c’est un surnom que j’ai pris, les camarades m’appellent Edward G. Robinson parce que je ressemble à un certain Edward G. Robinson qu’on voit dans les films au cinéma, je dis pas mon vrai nom parce que je suis étranger ici à Abidjan, je suis venu du Niger, à 2 000 km d’ici, nous sommes venus ici à Abidjan pour trouver de l’argent. […] Je suis manœuvre journalier actuellement. ».Autrement dit, Oumarou Ganda prévient, avant toute autre intervention, qu’il ne fait qu’incarner un grand nom de Hollywood, pour le film, pour la visite de son environnement quotidien qu’il s’apprête à nous faire faire. Le décalage est déjà opérant, Edward G./Oumarou G. ne cache rien de sa situation, ni de sa situation étant filmé, narrateur tout-puissant.À propos de la position du personnage filmé chez Jean Rouch, Gilles Deleuze écrit : « Le personnage a cessé d’être réel ou fictif, autant qu’il a cessé d’être vu objectivement ou de voir subjectivement : c’est un personnage qui franchit passages et frontières parce qu’il invente en tant que personnage réel, et devient d’autant plus réel qu’il a mieux inventé16. »Dans les première minutes du film, Rouch annonce en voix off : « Je leur ai proposé de faire un film où ils joueraient leur propre rôle, où ils auraient le droit de tout faire, et de tout dire. » Ainsi, dans Moi, un noir, Oumarou Ganda, Petit

16 Gilles Deleuze, L’Image-Temps, coll « Critique », Les Éditions de minuit, Paris, 1985, p. 197.

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Touré et Alassane Maiga jouent à faire un film, ils évoluent et incarnent dans leurs corps et décors un parfait mélange entre fabulation et confidence, dans une incarnation d’eux-même. Si la démarche du cinéaste québécois Pierre Perrault (1927-1999) est éloignée de celle de Jean Rouch et de son procédé de direction d’acteurs, elle permet également de voir apparaître des « personnages » que révèle le dispositif établi pour le tournage de ses films, et d’explorer autrement la position de l’auteur face au sujet qu’il filme.Pierre Perrault, qui se dit un « anti-fiction », est autrement complice de ses personnages dans l’acte cinématographique, puisqu’il se trouve dans la position du conteur, de celui qui fait conter. « Je ne dis pas au spectateur : “Il était une fois”. Je ne dis pas au spectateur : “Je vais vous raconter une histoire vécue”, mais je lui dis : “Ce qui est arrivé, arrive à l’instant même.17” »L’intermédiaire entre l’acte filmé et ce qui en est montré, c’est le montage, qui, d’après Perrault, « se fait lui-même ». Au moment où l’acte est filmé, enregistré, « il n’y a aucun intermédiaire entre l’événement et la pellicule : la caméra elle-même a vécu l’événement : elle était là en tant qu’acteur ; elle a influencé les faits parce qu’elle les vivait ». Pour le cinéaste, la caméra est un sujet parmi les sujets qui constituent l’espace commun, au même titre que la neige, le vent, la mer, le marsouin capturé. Pierre Perrault s’est attelé à filmer le Québec tel qu’il le percevait, en fonction des connaissances directes qu’il pouvait en avoir. Dans son premier film, Pour la suite du monde (1963, 35 mm, noir et blanc, son, 105 min.), le cinéaste demande aux habitants de l’Île-aux-Coudres de faire revivre, par la parole, la tradition disparue depuis un demi-siècle de la pêche au marsouin, dont les insulaires avaient gagné le monopole au cours des siècles. Chacun y va de sa théorie : « C’est les sauvages qu’étaient là avant nous qui pratiquaient la pêche au marsouin », « C’est des Français de Bretagne qu’ont importé la technique qu’ils avaient développé là-bas »… Et sous la caméra de Pierre Perrault et de Michel Brault, son chef-opérateur, les anciens, qui se souviennent avoir vu leurs aînés à l’œuvre, décident de rejouer la pêche comme avant : « On a vu faire les vieux, on ferait quelque chose, pour la suite du monde ». Tous les habitants s’unissent et

17 Pierre Perrault, Caméramages, Edilig-L’Hexagone, Paris-Montréal, 1983, p. 13.

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voient leurs efforts récompensés par la capture d’un specimen.Que faire de cette bête à présent, dans le monde présent, sinon un symbole ?C’est le New York Aquarium qui en héritera, et tous les Coudrillois reçoivent l’assurance qu’ils seront dorénavant les bienvenus pour saluer Blanchot, relique contemporaine d’une pratique disparue.Dans son film suivant, Le Règne du jour (1967, 35 mm, noir et blanc, son, 118 min.), tourné quatre ans après Pour la suite du monde, Perrault suit Alexis Tremblay, un des acteurs principaux de la pêche dans son précédent film, partant avec sa femme et son fils sur les traces de ses ancêtres français. Il est en possession, entre autres documents, du contrat de mariage de son aïeul Philibert Tremblay, premier de la lignée à être parti en Neufve-France au XVIIe siècle.Dans ces deux films (comme dans toute son œuvre), Perrault rend compte d’une réalité très ancrée au Québec, et non seulement de l’actualité de cette réalité, mais de ses origines, montrant comment ce peuple reste neuf, depuis des siècles.Pierre Perrault a commencé sa carrière à la radio avant de faire de l’image, et pour lui, la parole prévaut toujours — « Fais d’la radio, fais d’la radio [dit-il] apprends c’que c’est qu’la parole ». Le son est d’ailleurs rarement synchrone dans ses films, ce qui les rend d’autant plus riches. Enregistrant ses proches, plus tard les filmant, il explore son propre environnement, le coin d’humanité auquel il s’associe.Réunissant quelques histoires individuelles, il touche à l’Histoire dans sa chronologie universelle, à travers la mémoire, la construction d’un peuple. « Je ne choisis pas d’avance le héros. Il n’y a pas de héros dans la vie. Pas tellement. Il y a surtout des situations complexes où l’humanité de chacun est en butte à une histoire18. »Perrault creuse précisément ces « situations complexes ». Il invite les personnages qu’il filme à inventer l’histoire, à rejouer la mémoire. Deleuze en parle très justement dans L’Image-Temps : « Procédant par mise en crise, Perrault va dégager l’acte de parole fabulateur, tantôt générateur d’action (la réinvention de la pêche au marsouin dans Pour la suite du monde), tantôt se prenant lui-même comme objet (la quête des ancêtres dans Le Règne du jour), tantôt entraînant une simulation créatrice (la chasse à l’orignal dans La Bête lumineuse), mais toujours de telle façon que la fabulation soit elle-même mémoire, et la mémoire, invention d’un peuple.19 »

18 Pierre Perrault, op. cit., p. 14.19 Gilles Deleuze, op. cit., p. 290.

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L’action de filmer ne modifie pas le réel capté, mais les personnes filmées, s’adressant les unes aux autres, au filmeur, au spectateur, vont jusqu’au fond de leur mémoire et de leur situation propre, et ainsi font du film auquel elles participent leur monde individuel, une occasion d’inventer.« Ainsi [note Deleuze], quand Perrault critique toute fiction, c’est au sens où elle forme un modèle de vérité préétabli, qui exprime nécessairement les idées dominantes ou le point de vue du colonisateur, même quand elle est forgée par l’auteur du film. […] Quand Perrault s’adresse à ses personnages réels du Québec, ce n’est pas seulement pour éliminer la fiction, mais pour la libérer du modèle de vérité qui la pénètre, et retrouver au contraire la pure et simple fonction de fabulation qui s’oppose à ce modèle. [...] Ce que le cinéma doit saisir, ce n’est pas l’identité d’un personnage, réel ou fictif, à travers ses aspects objectifs et subjectifs. C’est le devenir du personnage réel quand il se met lui-même à “fictionner”, quand il entre en “flagrant délit de légender”, et contribue ainsi à l’invention de son peuple20. »

Dans le cinéma de Perrault a lieu une construction en continu d’histoires, qui constituent la réalité captée. Comme l’écrit Deleuze, les individus s’inventent, comme ils se sont toujours inventés, comme le monde s’invente et devient. L’Histoire et le présent continu sont indissociés, présents l’un dans l’autre. Chaque point de vue contribue à l’élaboration de ce réseau d’histoires. Aussi, plutôt que de parler d’Histoire, je parlerai de réseau d’histoires, voire de réseaux d’histoires, de toutes les histoires, où les protagonistes sont autant de possibilités, d’indices, et orientent à leur gré l’angle sous lequel le monde se rend visible. On est proche alors de la notion que Jean-Christophe Bailly emprunte à Novalis : « Le roman colossal, c’est ou ce serait celui du compte en formation de la totalité des indices, celui de l’ensemble des sillages indiciels que tracent les existences21. »Quand Pierre Perrault, dans Le Règne du jour, invite Alexis Tremblay et les siens, filmés quatre ans plus tôt dans Pour la suite du monde, à faire un voyage sur les traces de ses ancêtres français, nous plongeons dans ce réseau d’histoires, dans ce roman colossal.Perrault fonctionne par « volets », un personnage n’est pas tributaire d’une seule histoire, ses apparitions se complètent et s’inscrivent dans toutes les histoires en

20 Ibid., p. 196.21 Jean-Christophe Bailly, op. cit., p. 8.

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réseau. Au sein de ce réseau, Alexis en devenir croise le devenir de Blanchot, le marsouin capturé dans Pour la suite du monde. Quatre ans plus tôt marsouin des océans, l’animal est devenu marsouin d’aquarium à New York. Et pendant ces quatre ans ? C’est ce lien que chacun de nous tisse, le réseau se formant aussi par les ellipses qu’il comporte. Alexis croise également le devenir des Tremblay restés en France. Par des comparaisons de pratiques paysannes, d’habillement, de coutumes, il fait lui-même les liens entre son histoire et la leur. Ce qui se raconte en creux, ce sont les trois siècles passés depuis le départ du premier Tremblay pour la Neufve-France, de la découverte du Nouveau Monde, jusqu’aux Trente Glorieuses. Dans le réseau constitué, ce lien est long comme un câble transatlantique, épais comme un manuel d’histoire. Et Alexis Tremblay ne dévie pas de son histoire propre.En un voyage de six semaines, réduit à deux heures de film, un individu incarne tant. Alexis Tremblay peut être vu comme un héros épique, traversant les eaux, rassemblant les temps et les continents, en un parcours dont ne nous sont rapportés que quelques fragments. Or c’est pour le film de Perrault qu’Alexis vit ce voyage. Il est en quelque sorte choisi pour ce qu’il est et pour l’histoire dont il est issu. Il incarne la figure bien connue du descendant de colons né sur une terre conquise, et représente plusieurs siècles d’histoire.

Comme Rouch, Perrault a proposé à Alexis Tremblay de « faire un film, où il jouerait son propre rôle, où il aurait le droit de tout faire et de tout dire », mais pour le coup, hors de sa situation quotidienne de retraité sur l’Île-aux-Coudres. En déterritorialisant l’individu qu’il filme, Pierre Perrault est déjà dans un dispositif filmique où la réalité est légèrement décalée, créant chez moi, spectateur, un sentiment de réalité directe et brute, mélangé à un sentiment de réalité déclenchée, retouchée.

Dans la postface à l’édition française de Louons maintenant les grands hommes, l’anthropologue américain Bruce Jackson s’essaie lui aussi à une définition du documentaire : « La différence fondamentale entre l’œuvre documentaire et la fiction, est la suivante : dans la littérature du réel, le référent reste toujours essentiel, tandis que dans la fiction, il n’est qu’accessoire.Dans le cas d’un “document”, qu’il soit réussi ou non, il y a toujours un rien d’essentiel qui existe dont vous devez répondre. Le seul fait réel concernant une œuvre de fiction, c’est l’œuvre de fiction elle-même, alors que l’œuvre

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documentaire traite toujours de quelque fait ou réalité qui existe, même si le document lui-même n’existe pas22. »Selon cette définition, ni Rouch ni Perrault ne se situent entièrement dans la fiction ni dans le documentaire. Mais bien dans les deux. Dans les deux confondus. Chacun selon un mélange propre. Le référent est à la fois essentiel, nécessaire, à la fois motif, prétexte, décor.Les personnes filmées, les actions filmées « se passent à l’instant même », comme le dit Pierre Perrault. Elles sont cependant jouées, rejouées, cadrées, montées, mélangées, commentées, et sont, dans tous les cas, autant porteuses d’imaginaire, d’historiettes, de projections, que d’analyse et d’information.Ce qui définit le domaine, documentaire ou fiction, dans le lexique cinématographique, si l’on évoque des cinéastes comme Rouch ou Perrault, c’est peut-être justement la liberté, l’écart tangible entre l’intention de départ, que l’on interprète à la lecture du titre ou en prenant connaissance du « sujet » traité, et ce qu’il reste à voir d’imprévus, d’improvisations, de raccords.Pour la suite du monde n’est pas un film sur la pêche au marsouin au Canada : la pêche au marsouin au Canada est le décor du film, comme il est un personnage secondaire dans le film suivant du cinéaste, Le Règne du jour.

22 Bruce Jackson, « Postface », in James Agee & Walker Evans, op. cit., p. 464.

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La partie pour le tout

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L’écrivain français Marcel Schwob (1867-1905), contemporain de Jarry comme de Gide et acteur du mouvement symboliste, a publié en 1896 un court recueil intitulé Vies imaginaires. Il déclare dans sa préface : « L’art est à l’opposé des idées générales, ne décrit que l’individuel, ne désire que l’unique. Il ne classe pas, il déclasse23. »Dans cet ouvrage, Schwob revisite le genre spécifique de la vie brève. Par de courts récits biographiques, allant de la vie de figures de la Grèce antique jusqu’à celle de bandits de grands chemins du XIXe siècle, il trace une forme de chronologie éclatée, où les époques se succèdent et où les existences semblent toutes s’achever dans un tragique fatal. Tous ses personnages ont en commun d’être des personnages d’arrière-plan, des oubliés de l’Histoire, tous dotés d’une grande ambition, d’une grande liberté, malgré leur exclusion. Des boiteux en pleine course.

En une centaine de pages Schwob traverse vingt-cinq siècles, ou plutôt, les vingt-quatre fragments qu’il dessine traversent vingt-cinq siècles, jusqu’au lecteur. Ses personnages, pour la plupart nous les connaissons de nom, pour les avoir aperçus à l’ombre des grands ou près d’eux. L’auteur n’a pas pour but de leur rendre justice face aux figures illustres dont la vie a été si souvent écrite et lue qu’elle est devenue connue. Il résume certains faits auxquels ces personnages sont liés. La vie de chacun est établie à partir d’une succession de détails, composant un fragment, ouvert par une naissance souvent floue ou symbolique, fermé par une mort dans l’oubli. Ainsi d’Empédocle : « Personne ne sait quelle fut sa naissance ni comment il vint sur terre », quand Cyril Tourneur « naquit de l’union d’un dieu inconnu avec une prostituée ».Dans chaque récit, Schwob résume en quelque trois ou quatre pages une ambition ratée et une chute remarquable. Dans sa préface, il écrit encore : « Les biographes ont malheureusement cru d’ordinaire qu’ils étaient historiens. […] L’art du biographe serait de donner autant de prix à la vie d’un pauvre acteur qu’à la vie de Shakespeare. [...] Si l’on tentait l’art où excellèrent Boswell et Aubrey, il ne faudrait sans doute point décrire minutieusement le plus grand homme de son temps, ou noter la caractéristique des plus célèbres dans le passé, mais raconter avec le même souci les existences uniques des hommes, qu’ils aient été divins, médiocres, ou criminels24. »

23 Marcel Schwob, Vies imaginaires, coll. « Garnier-Flammarion », Flammarion, Paris, 2004 (é. o.1896), p. 53. 24 Ibid., p. 60.

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Les détails avilissants, le moins beau profil, le caché, « les existences uniques des hommes », voilà ce que Schwob célèbre, ce avec quoi il peint la succession de civilisations, les répétitions. Les « grands » passent à l’arrière-plan, deviennent à leur tour ordinaires, leur ambition ne dépassant pas celle des autres.

Quant au lecteur, ainsi que l’écrit l’un des biographes de Schwob : « Brutalement jetés hors de notre monde, il ne nous reste plus qu’à pénétrer dans le monde dont on veut nous imposer la vision. D’ailleurs cet univers ne possède-t-il pas toutes les marques d’une réalité authentique ? Toutes, hormis une seule, qui est la moins importante : il n’est pas réel. Schwob exécute ainsi le programme qu’il s’était tracé dans la préface des Vies imaginaires. Le sentiment d’un contact direct avec des individus, avec une époque, résulte d’une vision faussée, mais très nette, des choses25. »Schwob met en scène des personnages qui ne sont a priori pas tout à fait inconnus du lecteur. Ils sont, disons, connus pour ne pas l’être. Leur nom résonne, et l’on est alors déjà dans une position de savoir approximatif, d’apport. Les noms, les faits, mal connus, vont être reconnus. Le titre Vies imaginaires renseigne sur l’« imprécision » prosopographique des fragments, sur la valeur prétextuelle des personnages évoqués. Schwob croise les mythologies, les faits rapportés, les sources écrites, et invente d’autres croisements, édifie une logique d’enchaînements où l’ellipse devient un élément de continuité, de résonance, un facteur d’imagination pour le lecteur.

« Dis-moi, ce Concile de Bâle, est-ce de l’histoire universelle ?– Oui-da. De l’histoire universelle en général.– Et mes petits canons ?– De l’histoire générale en particulier.– Et le mariage de mes filles ?– À peine de l’histoire événementielle, de la microhistoire, tout au plus.– De la quoi ? hurle le duc d’Auge. Quel diable de langaige est-ce là26 ? »

25 Georges Trembley, Marcel Schwob : faussaire de la nature, Droz, 1969, p. 119. (Je souligne.)26 Raymond Queneau, Les Fleurs bleues, coll. Folio, Gallimard, Paris, 1978, (é. o. 1965), p. 89.

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L’approche individuante d’auteurs tels que James Agee, Jeanne Favret-Saada ou Pierre Perrault me renvoie à la pratique de la « micro-histoire », terme inventé en 1965 par Raymond Queneau dans son roman Les Fleurs bleues, lorsqu’il s’interroge sur la mise en parallèle des événements historiques, de grandes inventions, avec des événements individuels.

L’historien italien Carlo Ginzburg (né en 1939 à Turin) a développé avec un groupe de recherche, à la fin des années 1970, une méthodologie « microscopique ». Il s’agissait d’analyser « des phénomènes, pas forcément oubliés ou marginaux, mais disons, analyser des phénomènes à l’échelle restreinte. Le préfixe micro n’était pas lié à la dimension de l’objet, mais à l’analyse, au microscope. L’idée, c’était de regarder au microscope soit un meunier inconnu qui a été brûlé par l’Inquisition à la fin du XVIe siècle, soit un grand peintre comme Piero della Francesca. Il y a évidemment la grande histoire, mais également des entrées personnelles qui sont liées à des personnages fictifs, et il y a les deux, le lien entre la vie privée et la grande histoire. Il y a cette idée qu’il y a une opacité qui est liée à l’habitude, et qu’il faut détruire.Je cite aussi Exercices de style27, j’ai pensé quand je l’ai lu […] qu’il y avait une leçon méthodologique à en tirer, c’est-à-dire l’idée qu’il y avait ce fait divers minuscule abordé par des perspectives et à travers des narrations tout à fait différentes, ça c’est vraiment quelque chose qui est un défi pour l’historien28. »Dans l’introduction à son dernier ouvrage paru, Le Fil et les Traces : vrai faux fictif, Carlo Ginzburg parle de son métier comme d’une approche empirique et toujours questionnante : « Il y a longtemps maintenant que je suis historien : j’essaie de raconter des histoires vraies (qui ont parfois le faux comme objet) en me servant de traces. Aujourd’hui, aucun élément de cette définition ne me semble aller de soi. Quand j’ai commencé à apprendre le métier, vers la fin des années 1950, l’attitude qui dominait dans la corporation était complètement différente. Écrire, raconter une histoire, n’était pas considéré comme un thème pour une réflexion sérieuse29. »

27 Raymond Queneau, Exercices de style, Gallimard, Paris, 1947.28 Carlo Ginzburg, retranscription d’un entretien donné dans le cadre de l’émission Surpris par la nuit, animée par Alain Veinstein sur France Culture le 11 novembre 2010.29 Carlo Ginzburg, Le Fil et les Traces : vrai faux fictif, traduit de l’italien par Martin Rueff, Verdier, Lagrasse, 2010 (é. o. 2006).

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Comme Jeanne Favret-Saada, Carlo Ginzburg questionne les méthodes même de la discipline dans laquelle il œuvre.Il en vient à aborder des questions fondamentales au travers de « cas marginaux [qui] mettent en cause l’ancien paradigme et aident du même coup à en constituer un nouveau, mieux articulé et plus riche. Ils fonctionnent donc comme les traces ou les indices d’une réalité cachée et qui n’est généralement pas saisissable à travers la documentation30. »Les configurations sociales apparaissent alors en fractales : de l’état mondial à l’organisation d’un village, d’une famille, les stratégies s’entrelacent et se comparent31.En dressant le portrait d’individus, de situations de persécutions, en analysant ce qui reste des procès en série mettant en cause la sorcellerie dans le Frioul oriental au XVIe siècle, Ginzburg analyse des phénomènes pouvant tout à fait être transposés à l’ère contemporaine. Il questionne finalement l’échelle du visible, de l’observable : un fait isolé de persécution renseigne et alerte sur l’histoire et sa répétition autant qu’un crime de guerre. En comparant les échelles nous prenons conscience de l’égale gravité avec laquelle chacune de ces situations a eu lieu et peut se reproduire.

Les histoires se croisent en un immense réseau où les échelles de temps et de taille se mêlent, parfois se confondent. Il me semble que c’est par l’arrangement d’éléments hétérogènes, par la rencontre de temporalités, d’espaces, d’individus qui ne se rencontreraient pas sans une démarche de rassemblement volontaire, ou sans un hasard révélateur, que ces éléments, ensemble, peuvent faire sens. De ces éléments mis en rapport, naît une logique intrinsèque à cette constrution, par des allers-retours et des collisions insoupçonnables a priori.Ainsi, dans l’entreprise de l’historien de l’art Aby Warburg (1866-1929) connue sous le nom d’Atlas Mnémosyne, il s’agissait justement de revoir la logique des rapports entre les images ou les courants dans l’Histoire — souvent établie de manière chronologique ou géographique — en réorganisant différentes temporalités, ainsi que des objets issus de cultures différentes, selon des analogies audacieuses et révélatrices d’une complexité du temps. Aussi, plutôt que de se

30 Carlo Ginzburg & Carlo Ponti, « La Micro-Histoire », Le Débat, vol. 10, n° 17, décembre 1981, p. 136.31 Carlo Ginzburg, Le Fil et les Traces : vrai faux fictif, op. cit., p. 361-405.

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donner pour but de ranger proprement tout élément anxiogène, Warburg s’est confronté à l’Unheimlichkeit, à la crise, au chaos, déjouant ainsi les modèles de causalité et d’historicité, s’engageant dans une logique mouvante, propre à révéler certaines tendances dans certaines histoires, à partir de la mise en parallèle avec d’autres, et ceci par le biais des images à l’époque de leur reproductibilité.

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Estrangement

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Carlo Ginzburg a emprunté à l’écrivain russe Viktor Chklovski (1893-1984), spécialiste de Tolstoï, le terme d’« estrangement32 ». Chlkovski invente ce terme pour désigner un procédé littéraire : celui de la mise à distance d’un fait ou d’un événement par l’intrusion d’un point de vue décalé, extérieur. Il tire l’essentiel de ses exemples de Tolstoï, qui selon lui, utilise un tel procédé. « Chez L. Tolstoï le procédé d’estrangement tient à ce que l’auteur, au lieu d’appeler la chose par son nom, la décrit comme s’il la voyait pour la première fois, ou, s’il s’agit d’un événement, comme si celui-ci se produisait pour la première fois33. »L’appliquant au champ de la recherche historique, et plus spécifiquement au déroulement de l’histoire, Ginzburg élargit ce que Chklowski ne tient que pour une forme, un effet littéraire. Si Tolstoï a lu Voltaire, il n’en a pas retenu que la mise à distance, la naïveté feinte, l’estrangement : il en a usé, et Voltaire avant lui, comme « d’un instrument de délégitimation à tous les niveaux, politique, social, religieux ». Ginzburg en vient alors à considérer l’estrangement des choses comme un procédé de perception en général, nous gardant à l’abri de « tenir la réalité (nous compris) pour sûre34. »En tant qu’historien, Ginzburg situe sa démarche dans l’estrangement des choses : dans l’exploration d’un fait, d’une coutume, d’une situation, une explication ne suffit pas. C’est, je pense, un tel point de vue que j’applique dans mon travail : étudier des faits en apparence très proches ou habituels, ancrés dans une logique intégrée et devenue évidente, par un procédé de mise à distance, d’estrangement, qui les donne à voir comme quelque chose d’insolite, d’étonnant.

Mes pratiques sont multiples, et ma manière d’aborder les situations qui me questionnent, les médias utilisés, la démarche que j’adopte, sont pensés en fonction de ce que je souhaite faire émerger. Mes travaux, et les différentes formes qu’ils prennent, sont toutefois très liés entre eux et s’articulent dans une recherche continue.

32 Viktor Chklovski, Sur la théorie de la prose, traduit du russe par Guy Verret, coll. « Slavica », L’Âge d’homme, Lausanne, 1973, p. 16. Le mot russe de Chlkovski, ostrianiente, traduit en français par Guy Verret en « procédé de représentation insolite ». Ginzburg emploie en italien straniamento, qui devient « estrangement » dans la traduction française de Pierre-Antoine Favre, in Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, traduit de l’italien par Pierre-Antoine Favre, coll. « Bibliothèque des histoires », Gallimard, Paris, 2011 (é. o. 1998).33 Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, op. cit., p. 17.34 Ibid.

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À partir d’un ensemble de situations données à voir ou à entendre, constituant un corpus de formes, je m’interroge sur ce qui, dans le monde visible et ordinaire, se trouve à la limite du visible et de l’ordinaire. Ce qui pourrait échapper à toute définition, tant cela en appelle.Les situations que j’aborde appartiennent au présent et font écho à des états complexes de la cité, dont l’entente commune dépend.Je cherche à questionner la place de l’individu face à une communauté.Filmant, enregistrant, photographiant des organisations sociétales, je cherche à déjouer l’évidence de solutions pratiques trop hâtivement adoptées (solutions immobilières, événementielles, sociales…), tout en m’interrogeant sur ce qu’elles symbolisent au sein de l’environnement dans lequel elles s’inscrivent. Ces propositions captées, je fais des liens entre elles, les confronte. J’aspire ainsi à déjouer l’affect et la séduction qu’elles cherchent à exercer sur moi, à déjouer leur façon de se poser en un système unique, et ainsi les faire dialoguer, les faire se répondre, se contredire.Mon travail ne vise pas au pamphlet, mais à un état des lieux, qui, je l’espère, suscite des commentaires de la part de spectateurs et auditeurs. Ce que je cherche à faire voir ou à faire entendre, ce sont des situations à petite échelle, dont je m’applique à extraire la part d’incongruité en adoptant un point de vue résolument frontal.

Je procède comme une sorte d’enquêtrice, cherchant à rendre accessible, à l’auditeur quand il s’agit d’une pièce radiophonique, au regardeur quand il s’agit de photo ou de vidéo, des pans du monde visible, du « réel ».Les sujets que j’aborde s’inscrivent souvent dans des processus peu connus, ou, plus largement, relèvent de situations dont l’existence interroge, m’interroge. Par des entrées en apparence singulières ou anecdotiques, je cherche à rejoindre, comme le ferait l’allégorie, les idées qui les englobent.J’ai ainsi développé en parallèle un travail vidéo, un travail radiophonique et un travail photographique. Je les considère comme étant chacun la continuation du précédent, dans une recherche commune, une démarche en cours.À la suite de la phase de recherche, pendant laquelle, en général, le médium qui sera utilisé se désigne comme par lui-même, vient une phase beaucoup plus empirique, où les situations, longtuement appréhendées, sont vécues et enregistrées.

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C’est souvent là que tout s’invente et que les liens entre lu et vu mènent à une mise en forme qui s’apparente à une remise en situation, une mise en relation, par le montage.

En parallèle au travail que je mène seule, je collabore depuis maintenant deux ans avec Marine Angé, étudiante elle aussi à l’ÉSADS, en cinquième année. Nous développons à deux une pratique radiophonique.Nos pratiques respectives et nos champs d’action se sont rencontrés dans un désir commun de traiter de grands thèmes pouvant être considérés comme actuels à toute époque, revêtant des formes sociétales concrètes. Nous travaillons ainsi sur la survivance de mythes et de pratiques dont les dérives et l’évolution peuvent donner lieu à des états de crise ou de mise en doute de conditions primordiales. Notre démarche face à ces états constatés sera alors de rendre compte des oscillations de l’onde qu’ils provoquent. Fortement influencées par la notion de microhistoire, nous procédons à la manière d’enquêtrices-conteuses, sondant des faits isolés dont ne restent souvent que des traces prenant la forme de témoignages. Autour de récits que nous collectons, se tisse petit à petit une histoire à trous. Ce sont justement ces trous, ces failles qui nous importent et que nous faisons resurgir.

La démarche de Marine Angé est résolument tournée vers la fiction. Elle travaille le récit improvisé, à partir de trames et de codes narratifs qu’elle utilise et à remanie dans ses pièces sonores et ses performances.Nous avons réalisé une première radiophonie, Les Cryptés (2 011), dans laquelle nos démarches personnelles se sont liées, confondues, pour donner naissance à ce que l’on appelle aujourd’hui une « fiction documentée ». Nous avons souhaité envisager la cryptozoologie, une discipline vieille d’une soixantaine d’années, non reconnue par la recherche officielle, qui consiste, selon son fondateur, le zoologue belge Bernard Heuvelmans, en « l’étude scientifique des animaux cachés, c’est-à-dire des formes animales encore inconnues, au sujet desquelles on possède seulement des preuves testimoniales et circonstancielles, ou des preuves matérielles jugées insuffisantes par certains35. »

35 Bernard Heuvelmans, Sur la piste des bêtes ignorées, Plon, Paris, 1 955.

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Nous avons travaillé à partir d’interviews, de faits rapportés, et d’un récit fictionnel improvisé par Marine Angé. Pour cette narration, elle a utilisé des codes relatifs à la peur, communs à la plupart des récits dans la culture occidentale (ellipse, récit suspendu, élément soudain, sensations inquiétantes), et s’est inspirée de nombreux témoignages relatant l’existence de tel ou tel « monstre » ou « animal de grande taille ». Nous avons également travaillé la musique, de la même façon qu’elle est communément utilisée au cinéma, ayant pour fonction de soutenir une situation de suspens et de provoquer chez le spectateur angoisse et sursaut.Le montage a été effectué en relation avec le sujet abordé, qui se veut mystérieux. Le nom des animaux évoqués par chacun des intervenants a été volontairement coupé, afin que, d’un bout à l’autre, il ne soit question que de l’Animal inconnu, et de l’idée que l’on peut s’en faire. Il est ainsi question plus largement de l’Inconnu.Notre pièce fonctionne comme une enquête policière, empruntant à ce genre les méthodes et la logique, révélant petit à petit les limites entre cru, vu, dit, vécu…

Dans la pièce radiophonique Bersekir, en cours de réalisation, nous sommes parties d’un fait survenu dans le Jura en 1573 : un homme, Gilles Garnier, fut jugé et brûlé à Dole, après avoir été accusé d’avoir dévoré des enfants alors qu’il avait pris la forme diabolique d’un loup-garou. En mémoire de cette affaire, les habitants d’Amange, le village près duquel Gilles Garnier s’était retiré en ermite, célèbrent depuis une quinzaine d’années, au début de l’été, une « fête du loup-garou » durant laquelle ils rejouent le procès, entre devoir de mémoire et catharsis.Ainsi que l’écrit Marine Angé : « Nous ne chercherons pas à trouver les symboles du sauvage aujourd’hui, mais plutôt à explorer les différentes sortes de liens qui le rattachent à l’homme. Il ne s’agit pas de divulguer des informations, d’arrêter un objet, mais plutôt d’éclaircir, par l’approche d’une fiction documentée, des éléments mouvants de notre société. En effet, en mêlant des recherches liées, mais anachroniques, nous créerons une refictionnalisation d’un mythe qui pose la question : Comment s’approprier notre culture, pour créer des pistes d’avenir ? »

S’approprier notre culture : c’est un juste énoncé de notre démarche commune que fait ici Marine. Se l’approprier donc, sans plus privilégier ni écarter, les uns par rapport aux autres, les récits, les contes, les données historiques, les faits, le son du présent, les actes reconstitués, les actes directs…

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Lors d’un cours suivi à l’Institut national supérieur des arts du spectacle à Bruxelles, Patrick Leboutte disait que « le cinéma peut surgir entre deux plans ». C’est exactement entre les plans, entre les échelles de plans, entre les vues, entre les bruits, que se situent mes intentions.Ce que je donne à voir ou à entendre, dans l’idéal, est donné à voir ou à entendre pour que le regardeur n’en reste pas là. Qu’il imagine le hors-champ, ce qui continue d’exister.Ainsi ma démarche, proche de la démarche documentaire, n’informe que très peu sur la situation abordée. Cette dernière est finalement un décor, un outil, et me conduit à projeter dans ce que j’y ai capté des pistes applicables à un champ plus large de questionnements.

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Scène finale

Plan large. Un homme en uniforme traîne un charriot dans une rue enneigée.Plan rapproché. L’homme plonge sa main dans le charriot, en sort une poignée de sel. Il en saupoudre la couche de verglas qui couvre le trottoir à ses pieds.Plan moyen. L’homme plonge à nouveau sa main dans le charriot, en sort une poignée de sel. Il en verse la moitié dans sa poche de veste droite, l’autre moité dans sa poche gauche.

Générique.

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Liste des illustrations

Walker Evans, Grave, 1936, 18 x 24 cm, Walker Evans Archive, The Metropolitan Museum of Art, New York p. 7

Francisco José de Goya y Lucientes, Elles siègent, extrait de la série Les Caprices, 1799, planche 26, eau-forte sur papier, 19 x 14 cm, Musée du Prado, Madrid p. 8

George N. Barnart, Place of Gen’Mc Pherson’s Death, 1866, tirage sur papier albuminé 25.6 x 36,1 cm, Spencer Museum of Art, University of Kansas, Lawrence p. 12-13

Diane Arbus, Headless Woman, New York City, 1961, tirage argentique, 24,3 x 16,4 cm, collection Bruce & Nancy Berman, New York p. 16

Francisco José de Goya y Lucientes, Les voilà déplumés, extrait de la série Les Caprices, 1799, planche 20, eau-forte sur papier, 19 x 14 cm, Musée du Prado, Madrid p. 18

August Sander, IV/23/Différence de taille de soldats, 1 915, tirage argentique, 24 x 17 cm, August Sander Archiv, Cologne p. 26

Francisco José de Goya y Lucientes, Le Timide, extrait de la série Les Caprices, 1799, planche 54, eau-forte sur papier, 19 x 14 cm, Musée du Prado, Madrid p. 30

Lewis Baltz, The Tract House, Element n° 15, 1969-1971, tirage argentique, 14 x 21 cm, Luisotti Gallery, Santa Monica p. 34

Francisco José de Goya y Lucientes, La Chasse aux dents, extrait de la série Les Caprices, 1799, planche 12, eau-forte sur papier, 19 x 14 cm, Musée du Prado, Madrid p. 40

Hicham Benohoud, La Salle de classe, 2001, tirage argentique, 74,2 x 57,2 cm, Galerie VU, Paris p. 44

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Bibliographie et références

Littérature, art et photographieJames Agee & Walker Evans, Louons maintenant les grands hommes, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Queval, postface de Bruce Jackson, coll. « Terre humaine », Plon, Paris, 2002 (é. o. 1939)Miguel de Cervantès, L’Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduit de l’espagnol par Aline Schulman, Éditions du Seuil, Paris, 1997Francisco Coloane, Tierra del Fuego, traduit de l’espagnol (Chili) par François Gaudry, Phébus, Paris 1994 (é. o. 1963)Alfonso Emilio Pérez Sánchez, Goya : l’œuvre gravé, traduit de l’espagnol par Felicia de Casas, Fondation Juan March-La Bibliothèque des Arts, Madrid-Paris, 1990Raymond Queneau, Les Fleurs bleues, coll. « Folio », Gallimard, Paris, 1978 (é. o. 1 965)Jerry L. Thompson, Walker Evans at Work, Thames & Hudson, Londres, 1994 (é. o. 1982)

Cinéma et sonPilar Arcila, Au fil du son. Un portrait de Yann Paranthoën, 2007, couleur, son, 54 min., Mille et Une. Films-TV Rennes, RennesJean-Paul Colleyn & Catherine De Clippel, Entretien avec Jean Rouch à la Cinémathèque, 1999, mini-DV (document de travail)Glenn Gould, The Idea of North, 1967, pièce radiophonique, CBC Radio, Toronto, 59 min.Sandra Kogut, Adiu Munde, ou l’histoire de Pierre et Claire, 1997, vidéo, couleur, son, 37 min., Noé-TVJean Rouch, coffret de la collection « Le Geste cinématographique » dirigée par Patrick Leboutte & Marc-Antoine Roudil, Éditions Montparnasse, Paris, 2005Edgar Morin & Jean Rouch, Chronique d’un été, 1961, film 16 mm, noir & blanc, son, 86 min., Argos films, Neuilly-sur-SeineRithy Panh, S21 La Machine de mort khmère rouge, film, couleur, son DTS, 101 min., INA-Arte France, Paris-Strasbourg, 2003Yann Paranthoën, Le Ruban granitier breton, 1967, pièce radiophonique, Radio France, Paris, 40 min.

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Yann Paranthoën, Yvon, Maurice et les autres et Alexandre ou la victoire de Bernard Hinault dans le Paris-Roubaix, 1981, pièce radiophonique, Radio France, Paris, 45 min.Yann Paranthoën, Lulu, 1992, pièce radiophonique, Radio France, Paris, 55 min., (version courte)Yann Paranthoën, Le Phare des Roches-Douvres, 1996, pièce radiophonique, Radio France, Paris, 120 min.Yann Paranthoën, L’Effraie, 2000, pièce radiophonique, Radio France, Paris, 17 min.Pierre Perrault, La Trilogie de l’Île-aux-Coudres, 2007, Éditions Montparnasse, Paris, format 4/3, noir et blanc, son ; DVD 1 : Pour la suite du monde, 1963, 105 min. ; DVD 2 : Le Règne du jour, 1967, 118 min. ; DVD 3 : Les Voitures d’eau, 1968, 110 min.Pierre Perrault, Caméramages, Edilig-L’Hexagone, Paris-Montréal, 1983Jean Rouch, Initiation à la danse des possédés, 1949, 35 mm, couleur, son, 23 min.Jean Rouch, Les Maîtres fous, 1955, 16 mm, couleur, son, 36 min.Jean Rouch, Moi, un noir, 1958, 35 mm, couleur, 73 minJean Rouch, Jaguar, 1954-1967, 35 mm, couleur, son, 91 min.Jean Rouch, Foot Girafe, 1973, 35 mm, couleur, son, 20 min.Jean Rouch, Le Dama d’Ambara, 1974, 35 mm, couleur, son, 59 min.Marcel Schwob, Vies imaginaires, « Garnier-Flammarion », Flammarion, Paris, 2004 (é. o. 1 896)W. G. Sebald, Les Émigrants, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, coll. « Folio », Gallimard, Paris, 2003 (é. o. 1992)Bram Stoker, Dracula, traduit de l’anglais par Lucienne Molitor, coll. « Babel », Actes Sud, Arles, 1997 (é. o. 1897)Michel Tournier, Le Roi des aulnes, coll. « Folio », Gallimard, Paris, 1 996 (é. o 1970)Georges Trembley, Marcel Schwob, faussaire de la nature, Droz, Genève, 1969Jean-Marc Turine, Marguerite Duras. Le ravissement de la parole, 1994-1996, entretiens radiophoniques, Radio France, ParisJules Verne, Vingt-mille lieues sous les mers, coll. « Les Classiques », Pocket, Paris, 1976 (é. o. 1869)

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Anthropologie, zoologieJeanne Favret-Saada, Les Mots, la Mort, les Sorts, coll. « Folio essais », Gallimard, Paris, 1985 (é. o. 1977)Jeanne Favret-Saada & Josée Contreras, Corps pour corps, Gallimard, Paris, 1981« Glissement de terrains », entretien avec Jeanne Favret-Saada réalisé par Arnaud Esquerre, Emmanuelle Gallienne, Fabien Jobard, Aude Lalande et Sacha Zilberfarb, Vacarme, n° 28, été 2004, p. 4-12Bernard Heuvelmans, Sur la piste des bêtes ignorées, Plon, Paris, 1955Bernard Heuvelmans, Dans le sillage des monstres marins, Plon, Paris, 1958Bernard Heuvelmans, Le Grand serpent de mer, Plon, Paris, 1965

Histoire, critique et philosophieL’Abécédaire de Gilles Deleuze, interview par Claire Parnet, réalisé par Pierre-André Boutang et Michel Pamart, Éditions Montparnasse, Paris, 1998Jean-Christophe Bailly, « Document, Indice, Énigme, Mémoire », in Les Carnets du BAL 01, L’Image-Document, entre réalité et fiction, Le BAL-Images en manœuvre éditions, Paris-Marseille, 2 010Viktor Chklovski, Sur la théorie de la prose, traduit du russe par Guy Verret, coll. « Slavica », L’Âge d’homme, Lausanne, 1973Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille plateaux, coll. « Critique », Éditions de Minuit, Paris, 1980Gilles Deleuze, L’Image-Temps, coll. « Critique », Éditions de Minuit, Paris, 1985Gilles Deleuze, Qu’est-ce qu’un acte de création artistique ?, conférence filmée à la FÉMIS, 1987, Éditions Montparnasse, Paris, 1998George Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, coll. « Paradoxe », Éditions de Minuit, Paris, 2002Carlo Ginzburg & Carlo Ponti, « La Micro-Histoire », Le Débat, vol. 10, n° 17, 1981, p. 133-136Carlo Ginzburg, Le Fil et les Traces : vrai faux fictif, traduit de l’italien par Martin Rueff, Verdier, Lagrasse, 2010 (é. o. 2006)Surpris par la nuit : Carlo Ginzburg, émission animée par Alain Veinstein sur France Culture le 11 novembre 2010

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Merci à Anne Bertrand, Jocelyn Bonnerave et Pierre Mercier pour leurs lectures attentives.

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Mémoire de fin d’études réalisé sous la direction d’Anne Bertrand, dans le cadre du DNSEP Art présenté durant la session de juin 2012 à l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, Pôle Alsace d’enseignement supérieur des arts

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Ici a lieu, à travers l’analyse de différentes œuvres, une réflexion sur la démarche d’auteur, prenant en compte des pratiques a priori éloignées : le cinéma, la photographie, l’ethnologie, l’histoire, le roman. Ce qui les relie : la notion de « parti-pris », ce que l’auteur veut dire, comment il le dit, par quels moyens. Les auteurs étudiés s’intéressent à des faits précis de la société contemporaine, et ont en commun d’en tirer plus de questions que de réponses. Mon travail se fonde sur une recherche analogue. L’iconographie de ce mémoire vient étayer le propos écrit, sans l’illustrer.