mÉmoires des esclavages

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MÉMOIRES DES ESCLAVAGES

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É D O U A R D G L I S S A N T

MÉMOIRESDES ESCLAVAGES

L A F O N D A T I O N D ’ U N C E N T R E N A T I O N A L

P O U R L A M É M O I R E D E S E S C L A V A G E S

E T D E L E U R S A B O L I T I O N S

Avant-propos de Dominique de Villepin

G A L L I M A R D

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Il a été tiré de l’édition originale de cet ouvragequarante exemplaires hors commerce sur vélin pur fil

des papeteries Malmenayde numérotés de

1

à

40

.

© Gallimard/La Documentation française, Paris

,

2007.

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Avant-proposde Dominique de Villepin

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Le 10 mai 2001, le Parlement adoptait à l’unanimitéune loi faisant de l’esclavage un crime contre l’humanité.La France devenait ainsi le premier pays à reconnaîtrel’ampleur des souffrances et de l’humiliation subies pardes millions d’hommes et de femmes à travers le monde.Elle reconnaissait sa part de responsabilité. À l’initiativedu président de la République Jacques Chirac, le 10 maiest devenu une journée nationale consacrée à la mémoirede la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions.

Cette commémoration annuelle constitue un aboutis-sement pour tous ceux qui mènent depuis longtemps lecombat pour la reconnaissance de ce crime et pour l’hon-neur des victimes. Elle doit devenir le point de départd’une volonté partagée de compréhension, de réconcilia-tion et d’engagement dans la lutte contre l’esclavage, quisubsiste encore dans certains pays. Poser les jalons decette réflexion, préciser les contours du futur Centre natio-nal consacré à la traite, à l’esclavage et à ses abolitions,

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voilà la mission qu’a acceptée Édouard Glissant. Quimieux que lui pouvait assumer une tâche exigeant autantde lucidité et de générosité ? Comme en témoigne ce textelumineux et polyphonique, il a su laisser vivre en lui lamultitude des mémoires, des souvenirs, des blessures pouratteindre le cœur de ce questionnement sur l’esclavage,qui est aussi un questionnement sur l’homme.

Car, au fondement de ce crime, il y a cette fêlure del’homme qui trop souvent l’a conduit à jeter un doute surl’humanité de l’autre. À l’origine de l’esclavage, il y a lerefus de reconnaître en l’autre le même, notre frère, notreégal. C’est pour cela que les Grecs désignaient parfoisl’esclave du terme

andropon,

« qui a des pieds d’homme »,comme pour se convaincre qu’il y avait une vraie diffé-rence de nature entre les peuples et entre les classes sociales.Contre l’esclavage il n’y a qu’une seule arme : l’affirma-tion sans exception de l’égalité entre tous les hommes.

L’histoire nous a appris qu’il est inutile de comparer lagravité des crimes et la profondeur des souffrances. Maisrarement une forme de violence aura été pratiquée surune si longue période et selon une organisation géogra-phique aussi étendue et systématique. Et si l’esclavage apu prendre des formes multiples, c’est l’Occident qui amis en œuvre sa forme la plus cruelle à travers le com-merce triangulaire. Peu de voix se sont élevées en Europeau long des siècles pour condamner le sort atroce réservéà ces hommes, à ces femmes, à ces enfants arrachés àleurs familles, à leur terre, à leur culture, entassés dansdes navires et vendus comme du bétail pour cultiver des

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terres que d’autres s’étaient appropriées. Cette négationdu respect de l’homme fut même inscrite dans notre loiavec la promulgation du Code noir en 1685.

Aujourd’hui la France veut regarder en face cette tra-gédie qui a laissé tant de plaies ouvertes à travers lemonde et dans sa propre chair.

Mais elle veut se souvenir aussi des grands combatscontre l’esclavage nourris par l’idéal des Lumières etportés par l’élan de 1789. Ces combats, nous pouvons enêtre fiers. Nous devons leur être fidèles en défendant sansrelâche les valeurs de la République. Oui, nous sommesfrançais lorsque nous sommes citoyens de l’universel,lorsque nous combattons l’oubli, lorsque nous nous con-frontons à notre histoire, non pas pour creuser les plaiesmais pour avancer et nous rassembler.

Aimé Césaire nous montre le chemin qui réconcilie lalucidité et la justice, un chemin de fraternité :

Vous savez que ce n’est point par haine des autresraces

que je m’exige bêcheur de cette unique raceque ce que je veuxc’est pour la faim universellepour la soif universellela sommer libre enfinde produire du fond de son intimité closela succulence des fruits.

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Les victimes des grands crimes de l’Histoire ont sou-vent été des victimes anonymes. Le silence et l’oubli ontreprésenté pour leurs descendants une nouvelle forme desouffrance et d’incompréhension. C’est aussi ce qu’ontpu ressentir beaucoup de nos compatriotes, en particulierd’Outre-Mer. Car la traite négrière a également cons-titué un processus de déracinement, de négation de l’ori-gine et de la culture de millions d’hommes et de femmes.Certes, il existe des lieux de mémoire de l’esclavage. Cesont les villes qui portent inscrit dans leur architecture lerôle qu’elles ont joué dans le commerce triangulaire ; cesont les ports de départ des bateaux le long des côtesd’Afrique, à l’image de l’île de Gorée ; ce sont les rivagesdu Nouveau Monde, où tant d’hommes ont retrouvé unespoir tandis qu’il en condamnait d’autres à supporterun véritable enfer ; ce sont enfin les monuments qui com-mémorent les figures de Toussaint Louverture ou deVictor Schœlcher. Mais tous ces lieux ne diront pas à unjeune Antillais de quel pays venaient ses ancêtres, dont ilvoudrait connaître l’histoire. C’est pour cela que notrepays doit être capable de faire une place à cette souffranceet à cette mémoire. C’est le sens du mot fraternité. C’estle sens de l’attachement de la République à l’Outre-Mer.

Les peuples mis en esclavage ont tracé un nouveauchemin pour l’humanité. Privés de leur destin et de leurhistoire, ils ont tissé une solidarité nouvelle. Privés deleur langue, ils ont inventé un langage propre portant latrace de toutes les cultures. En inventant le métissage, ils

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ont ouvert le cœur et l’esprit des hommes. C’est bien ceque nous montre Édouard Glissant lorsque, venant aprèsLéopold Sédar Senghor et Aimé Césaire, il oppose au« devenir-esclave du monde », la « créolisation » du monde.

Nous ne parviendrons pas à surmonter seuls les écueilsde notre histoire. Nous ne pourrons pas tirer seuls lesleçons du passé afin de garantir le respect de l’homme, deses droits et de son intégrité à travers le monde. Pourconstruire un monde meilleur nous avons besoin du regard,de la voix, des blessures et de l’humanité de tous.

Le travail réalisé par Édouard Glissant est tourné versl’avenir, vers cette générosité et vers cet humanisme quisont l’héritage du drame de l’esclavage. Sa réflexion nes’adresse pas seulement aux descendants des victimes del’esclavage mais bien à tous les Français. Le rôle duCentre national qui sera installé à Paris sera de rappro-cher les histoires, de combler l’ignorance qui peut existerde part et d’autre pour jeter les bases d’une véritablemémoire partagée. C’est indispensable si nous voulonsconstruire une France de la diversité unie et rassembléeautour de ses valeurs républicaines. C’est indispensablesi nous voulons honorer l’apparition de toutes ces iden-tités nouvelles qui apportent au monde leurs richesses.

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Mémoires des esclavages

La fondation d’un Centre nationalpour la mémoire des esclavages

et de leurs abolitions

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À Alain Plénel,Inspecteur d’académieEt vice-recteur de la MartiniqueDe 1955 à 1960.

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Introduction

De quelques vues sommaires et de ladifficulté de les aménager entre elles

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L’accumulation des vérités d’évidenceque leur entassement change en autant delieux-communsoù des pensées du monde rencontrent des pen-sées du monde…

Nous vivons le monde avec désormais l’envie etl’intuition d’un savoir nouveau, celui de la conni-vence irruée de tant d’histoires collectives, toutesparticulières, un si long temps renfermées dans lescertitudes de leurs géographies, et dont les plus har-dies et les plus agressives, leurs tenants s’étant achar-nés à conquérir et à dominer la plupart de notre pla-nète, n’ont pour autant pas conduit à développercette passion de la rencontre, cette complicité desrapports, qui aujourd’hui nous sollicitent, nous parais-sant évidentes. Nous n’oublions pas les brasiers dehaines qui flambent partout, ni toutes ces hautainesindifférences. Mais notre savoir neuf est un plaisir,non pas certes de la découverte, le découvreur esttoujours irrémédiablement tourné vers lui-même,mais de l’étincellement et de la conjonction des dif-férences, passion des poètes.

Nous refaisons nos géographies, nous ressouvenant

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ainsi de cela que nous n’avons jamais connu ni vécumais qui fut instillé dans nos mémoires, par exempleles dévalées d’Attila ou les premiers royaumes chinoisou les anciens empires africains ou les rituels incas,ou même, pour les Antillais francophones, le cieltombé sur la tête des Gaulois. Il s’agira ici des Afri-cains déportés en esclavage vers les nouvelles Amé-riques, mais particulièrement des peuples, guade-loupéen, guyanais, martiniquais, qui ont vécu sousl’autorité des royaumes, des empires, des répu-bliques qui se sont succédé en France, et de l’autrecôté des mers, des peuples de l’océan Indien. Uncas très spécifique dans l’énorme bouleversement desesclavages qui ont organisé le monde connu pen-dant des millénaires et qui se sont concentrés surl’Afrique à partir des siècles immédiatement pré-chrétiens, la projetant dans le nouveau mondejusqu’au dix-neuvième de l’ère actuelle.

Il y a deux sortes de mémoires en la matière, celledont vous profiterez par absorption quotidienne di-recte et très pratiquement insue, rapportée de géné-ration en génération quand cela a été possible, quenous appellerions la

mémoire de la

tribu

, aujourd’huivolontiers marronne quand il s’agit des descendantsdes anciens esclaves, volontiers sceptique quand ils’agit des descendants des anciens esclavagistes, dansles deux cas rétive sans même l’avoir décidé vraiment,et par ailleurs celle qui résulte de notre situation

actuelle et commune

dans le global et l’immédiat du

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monde, c’est la

mémoire culturelle de la collectivité Terre

,que chaque collectivité ou nation détermine pour sapart mais partage d’emblée avec toutes les autres,mémoire grossie au monde, quelquefois acquise aucours et au prix d’une errance ou d’un déracinementindividuels, soudaine en même temps que patiem-ment recomposée, trop vivace et parfois perturbante.

Un tableau, le plus succinct qui soit, un minus-cule mémento, nous n’avons pas besoin ici deconnaissances fouillées, qualifiera ces mémoires dupoint de vue qui nous intéresse, ou du moins quinous serait le plus utile, celui de la relation person-nelle ou collective à l’Histoire, et en effet nous l’uti-liserons peut-être. (Nous ne croyons pas qu’il failley adjoindre des considérations sur une

mémoire pro-pre au

genre humain

. Les mémoires des gènes sontd’une autre espèce, leurs mutations insoupçonnableséchappent encore au raisonnement.)

Ces quelques traits, en premier lieu, nous per-mettront d’accumuler sans embarras nos observa-

Mémoires personnelles

AutomatiquesConscientes

Inconscientes

Mémoires collectives

Mémoires de la tribuMémoires de lacollectivité TerreAcceptées ou intégréesRefusées ou refoulées

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tions, dans le désordre qui nous paraît qualifiernotre matière, avant de les distinguer entre elles etde proposer les conclusions évidentes qu’on en pour-rait tirer. Mais nous nous méfierons tout au longdes évidences. L’un des propos de ce travail est desuggérer que, alors même que nous en savons deplus en plus sur les réalités de ce phénomène socialet de civilisation qu’est l’esclavage, nous en conce-vons difficilement la totalité, car celle-ci est obli-térée par toutes sortes de conditions que nousessaierons d’aborder, les rejets et les troubles de lamémoire, individuelle et collective, les dessous deshistoires latentes qui se manifestent difficilementsous les éclats de ce qu’on nomme l’Histoire, lesbarrières établies depuis si longtemps entre les airesd’existence des divers pays des Amériques, et par-tout au monde ces autres barrières traditionnellesdes langues et des mœurs, élevées et soutenues parles nationalismes et les sectarismes, qui font que lesréalités de l’esclavage, quels que soient leurs sinistresdomaines actuels d’application, et alors que nousarrivions à délimiter leurs champs historiques defonctionnement, n’en restent pas moins éparpilléesdans les consciences, au moins autant que dans lemonde, et par conséquent difficiles à combattre engénéral. Une masse impressionnante, gardée pardes tours de veille, qui ne laissent rien passer : lesvictimes craignent la lumière, les profiteurs dispo-sent de tous les leurres imaginables.

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Ces caractères ont motivé avec raison l’optiquesous laquelle une organisation comme l’Unesco acommencé d’aborder globalement le problème del’esclavage, et qui est la figure d’un itinéraire, d’undéplacement, d’une Relation établie entre des siteset des situations dont les convergences n’étaientd’abord pas évidentes, la

Route de l’esclave

, moinssûre à démarquer que la Route de la soie ou celledes épices, mais mieux adaptée à l’étude de sonobjet que ne le seraient des structures à plat et desanalyses ponctuelles, dont la nécessité s’imposepourtant. Le parcours, l’exploration, au vrai sens duterme, des terrains où s’exercèrent des esclavagesouvrent la réflexion, ardente à découvrir, plutôt qu’ilsne la structurent à jamais. Les synthèses qui résultentet jaillissent d’un tel choix commencent à changerles idées que nous nous étions faites des esclavagescomme phénomène.

La fondation d’un Centre national pour la mémoiredes esclavages et de leurs abolitions présente ainsi, àcette première approche, des difficultés qui, si ellesne sont pas insurmontables, exigent d’être sérieuse-ment prévenues. La première d’entre elles tient aucaractère dit

national

d’une telle entreprise. L’exis-tence d’une nation ne sous-entend pas forcémentl’unanimité de ses nationaux autour d’un projetdonné à un moment donné, il semble pourtant quecette unanimité serait, répétons-le, une conditionsouhaitable dans le cas de ce centre de mémoire.

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Nous aurons à développer les raisons qui fonde-raient l’exigence d’une telle unanimité, d’autantplus délicate à définir ou à maintenir qu’elle résulte-rait, dans ce cas de la nation française, en effetd’une triple vue : unanimité difficile des nationauxqui se proclament « de souche », qui pourraient parailleurs ressentir l’existence d’un tel organisme demémoire comme une offense, ou une agression, àleur passé commun, un déni à leur action dans lemonde, et unanimité de ces autres nationaux qui,descendants émancipés d’esclaves, pourraient diver-ger sur le sens et la signification ou la « raison suffi-sante » de cette fondation comme reconnaissanceou réparation, et, pour finir, ou pour recommencerdans une autre dimension, unanimité incontour-nable, et si ardue, de ces deux groupes de citoyens

entre eux

, si on peut dire. Ce qui serait le plus diffi-cile. La question est de savoir si vous pouvez faireabstraction de l’une quelconque de ces unanimités,dans cette tentative de connaissance.

Considérons encore que le groupe de ces citoyensqui rassemble les descendants des anciennes vic-times de l’esclavage, établi sur sa terre archipel ouémigré en France, dans les deux cas avec ce statutlégal, est susceptible, sous une forme ou sous uneautre, séparée ou associée, d’aspirer à se constituerà son tour en nation : alors la conjoncture devientdifficile à démêler, ou les motifs à définir.

Ces esclavages transatlantiques dont la pratique

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nous concerne particulièrement ne sont pas isolés,la plupart des ports européens, presque toutes lescôtes de l’Afrique noire et la grande majorité despays américains y sont impliqués, par la traite d’abord,et pour l’exploitation des systèmes économiquesmis en place, ensuite. Ainsi un centre aujourd’hui,s’il doit être national dans son inspiration, et nousétudierons pourquoi ce caractère national devraitêtre ici partagé, nation française, nations des peuplesantillais, nations du monde, ne pourrait pour autantfonctionner que de manière internationale, enga-geant des lucidités et des solidarités nouvelles. Lelieu commun de tant de troubles et de contradic-tions non encore résolues restera dans tous les cas lamémoire, ses exigences diverses, ses distorsions ouses manques et parfois ses maladies. Si on met à partles mémoires renforcées par l’exercice et l’appren-tissage personnel ou collectif, on constatera peut-être que la mémoire individuelle est assez souventplutôt mélancolique ou malheureuse, elle porte àregretter un passé heureux ou à lamenter un passétrop douloureux, les mémoires collectives sont trèssouvent troubles ou peut-être agressives, jamaissûres de la matière qu’elles brassent. Pourrions-nous considérer par là qu’il n’y a pas de

normalitéd’affect

de la mémoire, dans le temps ? Les gensheureux n’ont pas d’histoire, mais peut-être n’au-raient-ils surtout pas de mémoire. Et la mémoirecollective est un privilège, certes, et son manque est

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une infirmité, mais elle introduit à l’inquiétude et autourment parfois, et d’autres fois à l’injustice et auxexactions envers l’autre.

La mémoire individuelle se renforce par des gym-nastiques dont il est permis de rassembler les nom-breux systèmes : les obsessions des gestes éducatifs,les pratiques mnémotechniques, les lancinementsdes formules à caractère incitatif ou magique, et ilen est de même pour les mémoires collectives quiainsi se raffermissent par des rituels, religieux et cul-turels et politiques, dont l’essentiel visait, parexemple dans les histoires occidentales, à distinguer

qui étaient les sujets

de la nation

, intérieurs ou exté-rieurs,

et qui en étaient les ennemis

.Plus tard se décidera en France une dimension

centralisatrice de citoyenneté, liée à l’existencepresque sacrée de la république une et indivisible,c’est le sacré de la laïcité, qui accélérera ces proces-sus d’identification, comme il en a été sous d’autresformes (ferveur du sujet de Sa Majesté, folie ducombattant du Reich), pour les autres États-nationsd’Europe, soit royaumes ou empires ou républiquesou dictatures. Mais dans les deux cas, d’individu oude communauté, les pratiques d’étai et de soutiende la mémoire fonctionnent parfois de manière dis-continue, fractale, imprévisible, et les divers troublesde la mémoire qui en résultent sont inévitables, leursmodalités diffèrent pourtant, selon qu’il s’agit donc depersonnes ou de collectivités. De tels troubles sont

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malaisés à repérer quand il est question de commu-nautés, les symptômes en sont considérés par la plu-part des gens comme des manifestations bien nor-males de l’activité de la collectivité, ou comme destémoins de son énergie et de son dynamisme.

Nous savons peut-être comment fonctionnait lamémoire collective dans les pays de l’Afrique noire,et c’est d’abord par l’organisation de l’existence partranches d’âge, dont le passage de l’une à l’autredonnait lieu à des rituels imposants, où se trouvaientchaque fois rassemblées ou ramassées non seulementla mémoire immédiate de la communauté maisaussi et surtout sa mémoire lointaine ou ancestrale.Ensuite par les chants des griots et des conteurs quitransmettaient la chronique de la nation, sous formede récits ou d’épopées. Il semble que sur certainesdes côtes qui font face aux Amériques, par exempleau Cap-Vert, des poèmes collectifs chantent encorele départ des ancêtres pour l’autre versant des eaux,et exhalent la douleur de leur exil. Ces mémoiressont tournées vers la vie intérieure de la commu-nauté, elles ne semblent pas portées par une agressi-vité particulière envers un ennemi ou un étranger.Mais les peuples de l’Afrique noire ont été long-temps coupés de toute relation avec leur diasporadans les Amériques, jusqu’au moment où des fonc-tionnaires subalternes en provenance des Antillesfurent dépêchés pour aider à la colonisation fran-çaise de ces régions d’Afrique à partir du début du

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vingtième siècle, après que les Africains libérés de latraite aux dix-septième et dix-huitième siècles aientété renvoyés en Sierra Leone et que les Noirs améri-cains aient pris à charge au dix-neuvième siècle etsous le patronage des États-Unis la création del’État du Liberia. Ce n’était peut-être pas, dans l’unou l’autre de ces cas, le meilleur moyen pour lespeuples africains de reprendre contact avec le passéde la traite et avec le devenir de cette douloureusediaspora.

La mémoire collective des États-nations en Occi-dent a grossi à partir d’élans et d’expériences histo-riques mais aussi de fantasmes dérivés de leur histoirecommune, sortes de concrétisations antinomiquesnéanmoins partagées entre ces États (exemples :

ros-bifs, mangeurs de grenouilles, boches, nous avons brûléune sainte, Trafalgar, Iéna, Azincourt, Austerlitz et soncontraire Waterloo

, deux gares impossibles aux extré-mités d’une même ligne de chemin de fer, qui passesous la mer,

Verdun

,

la ligne bleue des Vosges

), et tantd’autres symboles tout aussi puissants, liés avanttout aux fortunes de la guerre et aux intolérances dugoût, et ici observés du point de vue français, au furet à mesure atténués ou résorbés dans ces mémoirescollectives, de part et d’autre de ces frontières natio-nales souvent modulables : autant de visions dont la

durée

d’exercice, c’est-à-dire la force de l’action fan-tasmatique, varie selon l’intensité des chocs origi-nels et selon aussi les développements réparateurs

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engendrés et soutenus par la relation de ces nationsentre elles. Des communautés aussi structurées his-toriquement ont-elles encore besoin de la mémoirecollective, même traumatique, pour exister (ou :peut-on souffrir d’un excès de traditions ?), et lamémoire peut-elle se réparer ? Peut-elle se partageravec d’autres en dehors de sa propre communauté ?

Pouvons-nous par exemple considérer aujour-d’hui les événements historiques advenus

entre

lesnations grandissantes que furent la France, l’Angle-terre, l’Allemagne, l’Espagne et les autres pays envi-ronnants, à partir du haut Moyen Âge, comme laprojection de plus en plus précise, faite de reculs etd’avancées, d’un mouvement de réalisation de cequi deviendra l’Europe, entité culturelle ou poli-tique ? Ne serait-ce pas retrouver, pensant de lasorte, la tentation généralisante et

a

posteriori

d’unesorte de philosophie de l’histoire ? Disons qu’unenation devenait un État-nation à partir du momentoù, en Europe, anxieuse de garantir ses frontières,elle était portée à les élargir et à occuper d’autresterritoires, renforçant son unité interne. Ce fut là lelot commun de ces pays d’Europe que nous avonscités, c’est ce qui a fait leur histoire partagée, aumoins autant qu’elle l’a été par leur échange desbeautés de l’art ou de la philosophie ou par leursmises en commun des savoirs et des techniques. C’estce qui a contribué aussi à leurs rivalités sauvages età leur solidarité inlassable dans la grande entreprise

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de la colonisation et de la domination du monde.Pas besoin d’être des prophètes de second âge oudes voyants d’après-coup pour le considérer. Lesmémoires européennes et leurs approches actuellesde la traite et de l’esclavage dans les Amériquesseront très souvent réticentes, peu décidées à enga-ger des responsabilités ou à souligner des solida-rités. L’esclavage et la colonisation étaient des phé-nomènes lointains, dont les sensibilités nationalesn’avaient pas été directement affectées, sauf peut-être dans le cas récent de l’Indochine et de l’Algérie.« Périssent les colonies, plutôt qu’un principe »,s’était écrié Robespierre. Mais un principe n’im-prègne jamais l’âme collective. Un peuple pouvait,au prix de quelque gêne, vivre très bien sans con-naître ni confronter la réalité des politiques et desactions que ses dirigeants menaient au loin en sonnom. Mais il se voit toujours un moment où lesmémoires diffractées n’en convergent pas moinsvers des consensus restreints (l’Europe d’accord,mais dans quelles directions, et les pays d’au-delà,oui, mais sans aucune responsabilité qu’on doiveavouer), dont on ne sait pas comment ni quand ilsont commencé à prendre corps.

Ailleurs dans le monde, la formation des nationset puis l’apparition des grands empires, en Asie, enChine, au Japon, dans les Amériques précolom-biennes, ne se sont pas accompagnées, du moinspas si tôt dans leurs histoires ni d’une manière si

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tranchée, pour une part, de la considération gran-dissante et bientôt tyrannique de ce que j’ai appelé

une identité racine unique

, laquelle prévaudra ensuiteassez universellement, et pour une autre part, de latransformation des nations en États-nations : c’estla conjonction de ces deux phénomènes qui s’observeet œuvre d’abord dans le seul Occident. Conjonc-tion qui témoigne pour une pensée souveraine del’Un, ses magnificences et ses calamités. Or, et avecune admirable obstination, les plus subtils des pen-seurs occidentaux ont projeté dans l’analyse des réa-lités du monde et des sociétés « autres », qu’ilsdécouvraient, et qu’ils choisissaient de préférenceselon ce qu’ils croyaient être une élémentarité typiqueet révélatrice, leur obsession de l’unique et leur pas-sion d’un ordre caché dont ce serait la mission del’esprit humain de les établir ou de les illustrer. Sices penseurs, aussi sensibles que mélancoliques,s’éloignaient de la pensée de l’Histoire, qu’ils nepeuvent plus contrôler, c’était pour en venir à laréalité de la structure, qu’ils entendent maîtriser, etpar où l’unicité se refait. Voilà une sorte de généro-sité, en effet, que de vouloir à toute force trouver unpoint fixe d’arrimage, dans la pensée, pour tout cequi se présente d’abord dans le monde commeépars et peut-être irréconciliable.

Mais les océans et les monts et les déserts et lescampagnes et les fleuves et les glaciers du monde,secourables ou non, apocalyptiques ou non, propo-

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sent d’une tout autre manière leurs diversités qui serejoignent, et les sociétés humaines font de la mêmesorte, complexe, et imprédictible. Il est certes plusfacile de leur annoncer un ordre préétabli qued’essayer de se perdre et de se retrouver dans leursemmêlements. Ce qui entraîne que la pensée duDivers est tout d’abord maladroite à s’exprimer, etpeu sûre à se dire, ou à dessiner ses intuitions. Dansle divers du monde, on n’entend d’abord pas la poé-tique du Divers. On s’en moque volontiers. Et lespoètes qui s’y appliquent débutent par un grandnombre d’essais incommodes et mal façonnés. Ilsn’ont pas la manière lisse des belles pensées de sys-tème. Quand les histoires des peuples se sont ren-contrées pleinement, à partir de la fin de la PremièreGuerre mondiale, la prétention à l’Histoire, à unevisée générale ou à une philosophie

a priori

etd’autre part à l’examen quasi normatif des sociétés,aura pourtant commencé déjà et peu à peu às’éroder ou à se dérober.

Là où les histoires insues despeuples se rejoignent enfin finit l’Histoire

… Commeprétexte ou comme idéal.

Ce qui survient dès lors, c’est une configurationd’

histoires transversales

, dont les assemblements iné-dits restent encore à découvrir. Faute d’envisager,sinon d’imaginer, ces transversalités, dont le jeunous tient bientôt lieu d’universel, nous réfutonsentre nous non seulement la simple légitimité desmémoires, ce qui ne serait peut-être pas un mauvais

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recours, mais plus terriblement leur existence, mêmesi par là nous entreprenons de nous amputer d’unefonction propre et essentielle à l’esprit humain. Lavariété tant immense des possibles du monde nousrenforce à méconnaître la présence d’un passé res-souvenu. Ou sinon, voilà que nous choisissons déli-bérément, et aussi comme par une sorte de ressenti-ment, de sélectionner de ce passé les réalités ou lesfantasmes que nous voulons garder dans nos réservesmémorielles, sans craindre par là de contribuer pournous à une autre forme d’amputation, personnelleou collective. Ainsi, la deuxième des difficultés ma-jeures, pour ce qui est de la fondation d’un Centrenational pour la mémoire des esclavages, provient-elle bien de notre partage tout instinctif, et de nosdissensions pas très clairement raisonnées, sur lesens et le devenir de l’Histoire.

La troisième difficulté désigne, à ce moment pré-liminaire de notre réflexion, un des lieux communsque nous avons déjà évoqués, celui des avatars del’identité. Il faut peut-être se méfier de l’idée d’iden-tité, mais plus encore du silence qu’on ferait autour.Il est certain que la constitution, ou métamorphose,d’une ou de plusieurs collectivités en une seulenation ne peut se parfaire sans le sentiment puissantd’une identité commune, très souvent ressentieplutôt que définie. Il n’y a pas de peuple possiblesans ce sentiment puissant. Mais c’est seulement làoù les nations se sont constituées en États-nations et

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en même temps

les identités collectives se sontvécues comme exclusions absolues de l’autre que sesont fait jour ces théories explicites, presque desphilosophies de l’identité, dont la première seradonc une exaltation de l’identité close, imparta-geable, que nous pouvons ranger dans une catégoriedes

identités racine unique

, et qui essaimera dans lemonde.

Notre hypothèse est que

l’identité vécue commeclose et unique a toujours besoin de la formulation d’unethéorie de l’identité.

L’unicité est inquiète, quand elleest réduite à ne pas se dire. Et elle s’est dite en effet,de manière impérative, au monde entier. Nousvivons encore sous sa loi.

L’importance historique de ces conceptions uni-taires et sectaires de l’identité est grande, non seule-ment elles ont permis d’accélérer l’apparition de laplupart des États-nations et des empires modernes,de provenance occidentale, qu’elles accompagnaient,et autorisé ce qu’ils ont créé de merveilleux commeaussi de mortel, mais elles les ont par ailleurs distin-gués des anciens empires connus, soit mésopota-mien, carthaginois, hébreu, romain, arabe, chinois,ottoman, aztèque ou inca, qui ont fondé sur la puis-sance militaire et économique, ou sur la préémi-nence des dieux, ou d’un dieu jaloux, et même surla mission d’un peuple élu, mais en aucun cas sur lapensée, souterraine ou avouée, de la précellenced’une essence humaine ou d’un ordre de civilisa-tion : chimère idéologique dont la vanité a pourtant

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nourri ces conceptions extrêmes qui nous régissentencore, lesquelles ont dessiné les premiers décors dece qu’on a appelé le monde moderne ou, ce qui estlongtemps revenu au même, le système ou l’ordreoccidental : la croyance plus ou moins sourde ouproclamée en la supériorité d’une race, ou d’uneidentité, ou d’une

forme de l’identité

, à tout le moinsdonc, d’une civilisation, et quand même celle-ciaura inventé ou prôné l’universel, et la proliférationen conséquence de tant de racismes institués, oumême institutionnalisés,

nous n’en avons pas fini avecles racismes ni avec les racismes antiracistes

, et la légiti-mation impavide des entreprises de domination colo-niale, et la pratique généralisée, depuis le seizièmesiècle, du

partage du monde

entre les puissancesdominantes, et, au fur et à mesure que le progrèsallait, l’élévation d’une échelle idéale de perfec-tion, dont la montée, plus facilement opérable parquelques-uns que par d’autres, ouvrait sur cet uni-versel. L’harmonie est pour nous impressionnante,entre métaphysique de l’Un, découvertes et conquêtesdes sciences et des techniques, qui accompagnentnaturellement les découvertes et les conquêtes deterritoires et de peuples, magnificences de l’art et dela pensée, et d’autre part la volonté de comprendrele monde

d’un seul tenant

, quitte à en bousculer ladiversité, ou à la réduire.

Mais c’est précisément à partir de ces séries deprises de possession du monde que va grandir

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l’énorme nouveauté : non pas le seul métissage descultures et de ce qu’on nommait les races, qui a tou-jours plus ou moins existé, mais l’accélération fou-droyante de cette mise en rapport, et aussi et sur-tout la proposition, pour répondre aux théories del’identité racine close, qu’il y a des formes d’identiténon uniques, partageables, qui n’en sont pas moinsassurées d’elles-mêmes, des identités qui communi-quent à la manière des rhizomes, des

identités rela-tion

, et qu’elles sont non seulement individuelles,c’est le fait organique du métissage, mais aussi col-lectives, c’est la pratique culturelle et sociétale descréolisations, et qu’elles ne constituent ni une fai-blesse, ni un manque, ni une maladie de l’identitémais au contraire une projection hardie et généreusede la vision des humanités d’aujourd’hui. Et aussique nombre de communautés transforment peu àpeu la nature de leur identité, passant de l’intransi-geance exclusive à la participation, et coupant raideaux racismes et aux volontés de domination. Lacréolisation se multiplie à travers le vivant.

Était-il nécessaire, dans la réalité prodigieuse-ment métissée de ce monde, de rhétoriser à nou-veau, d’opposer théorie à théorie, quitte à retrouverce vieux finalisme de la pensée qu’il avait tant fallucombattre ? Nous en discuterons plus tard, il lefaut, si nous voulons exposer les processus de créo-lisation et les principes de non-agression qui nousimportent, en dehors de tout esprit de système ou

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de tout pathétique moralisateur. Notre réel, quoiqu’il en soit, témoigne pour cette diversité exploséequ’il organise lui-même, comme s’il était tout agis-sant (mais c’est parce que nous n’avons pas le tempsde calculer ses poussées, d’en prévoir la vitesse et lesdirections), et sur laquelle se fonde et se dit le mou-vement des élargissements des identités, qui ne sonten aucune manière leur dilution. On dirait ainsi quele monde, qui éclate et le montre de partout, nousfait des signes que nous ne voulons pas voir.

La différence des vécus et des conceptions quenous avons de l’identité collective mais aussi del’Histoire et de la mémoire, et des intérêts de lanation, celle qui est nôtre comme celle que noussouhaiterions avoir, et peut-être des relations entrenations, selon les communautés envisagées, vientcreuser encore l’écart entre ceux que la questiond’un centre à la mémoire de l’esclavage intéresse oupassionne et ceux qu’à tout coup elle rebute. LaRépublique française en a souhaité la fondation et lechef de l’État en a ainsi décidé. Nous l’apprécionscomme le grand geste d’une nation qui maîtrise lavision de son Histoire et enfin ne veut en être ni lavictime ni l’aliénée. Nous entreprenons ici et à lafois d’examiner à propos d’un tel projet l’ensembledes divergences que nous avons déjà esquissées etde tâcher d’y répondre, par mettre en relation ou enopposition les diverses notions à la significationéminemment variable, dont nous avons vu qu’elles

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concernent :

la mémoire,

selon qu’elle réclame ouqu’elle regimbe, quand elle est raturée ou quandelle est surexcitée ; et aussi

le caractère national

d’uneentreprise qui pourrait paraître comme allant àl’encontre des intérêts de la nation française ou bienà l’opposé des aspirations des divers peuples antil-lais et des peuples de l’océan Indien ; et

l’Histoire

,considérée comme destin quand on la subit, oucomme devenir quand on la réfléchit et qu’on aforcé à la conduire ou à en changer le cours ;

l’iden-tité enfermement

, qui ravage et tue autour d’elle ; etcette autre,

l’identité relation

, dont la racine estrhizome, qui se raccorde aux différents, les recon-naît et les considère enfin.

Et quand nous voyons que ces vues et ces dimen-sions se rapportent tellement aux événements de cetesclavage-ci qui nous questionne, transatlantique,caraïbe, américain, européen, qui a mêlé de si prèsnos absences d’histoire

dans

la présence des paysd’autour mais aussi et partout

dans

la trace lanci-nante de l’Afrique des origines, pour les Antillaisdes petites Antilles

dans

l’action de la lointaine France,ou pour nos voisins

dans

celles des lointaines Angle-terre ou Espagne ou Hollande, et aussi nos pré-sences lointaines dans cette France qui bougeait etchangeait tant, sans que le plus souvent nous y puis-sions quelque chose, et enfin les prises en main denos histoires dans la conscience de la diversité dumonde, qui renforce nos réflexions et nos vouloirs,

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alors nous consentons que cet esclavage-ci, obscuret pris à une réalité volontiers oblitérée, mais parlequel nous avons commencé peut-être de haïr toutesles formes connues d’esclavage, nous devrons nousefforcer, peut-être l’avons-nous entrepris voilà long-temps déjà, de le comprendre ou de le jauger dansce mouvement de la globalité Terre, de ce que nousappelons pour notre part le Tout-monde, qui est lelisible désordre de cette diversité consentie. C’estun devoir commun, des deux côtés d’une ancienneligne que nous avons tous transpassée, il faut dumoins le croire.

Nous tâcherons, par un même mouvement et unemême logique ou une même inspiration, et sansdoute avec la même passion, de suivre au plus prèsce que d’autres, les archivistes et les historiens (etaussi les historiographes) et les sociologues et leschercheurs et anthropologues, auront accumulé derenseignements et de découvertes sur cet engrange-ment de souffrances et de mystères qu’a été cetesclavage, afin de projeter, par des vues résolumenttransversales, selon nos ambitions déjà déclarées, etau long d’un chemin, d’une Route qui ouvriraitvraiment dans l’obscur et l’ignoré, quelques-unes deleurs lumières sur les meilleures des raisons, et bien-tôt sur les manières pratiques les plus envisageables,de concevoir et d’ériger un tel Centre national. Maisnous restons convaincus que les phénomènes del’esclavage, de cet esclavage-ci, ne seront jamais

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vus, ni visibles ni perceptibles ni compréhensibles,par les seules méthodes de la pensée objective, quiest dégagée de toute implication, mais à partir ausside points d’exposition particuliers, où le risque de lacompréhension (ne serait-ce que par les excès d’unesubjectivité trop partisane) engage, et force à affron-ter l’obscur et le différé.

Nous approcherons l’esclavage comme phéno-mène transatlantique, lié par-delà une autre mer à laréalité de l’esclavage dans l’océan Indien, et dans lecadre d’un aperçu général sur les esclavages. Laprincipale présence dans l’Atlantique et la Caraïbeest celle des États-Unis d’Amérique, tant pour leuraction dans cette région du monde que pour lareprésentativité de leur peuplement africain. Unchapitre sera consacré aux Antilles, à la Caraïbe et àl’océan Indien, où l’intervention de la France serarelevée principalement, celle de la Grande-Bretagneaussi, et peut-être à cause de leurs divergences destratégie dans la manipulation du réel antillais.Cette partie du texte reviendra et insistera plusencore sur la question essentielle de la créolisationdans la Caraïbe, que nous aurons abordée précé-demment. L’enjeu de toute émancipation est en effetd’abord la liberté du mélange, du métissage, de lacréolisation, que le raciste et l’esclavagiste repoussentavec un inlassable acharnement. Vaincre l’esclavage,c’est aussi comprendre cette nature et cette fonctiondes créolisations, et comprendre que l’univers des

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esclavagistes est celui de la solitude enragée de soi.Les réflexions rassemblées nous permettront enfinde proposer le dessein de ce Centre national pour lamémoire des esclavages et de leurs abolitions…Mais il aura toujours fallu et à la fin en revenir à lamémoire, à ses ombres et à ses audaces.

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Chapitre un

Les esclavages dont il est question ici

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Quand les Portugais entreprennent la circumna-vigation de l’Afrique, tendant vers l’Orient rêvé, lecommerce des esclaves s’est maintenu depuis l’Anti-quité tout autour du Bassin méditerranéen, et on nedéfinit d’ailleurs pas là une essence de l’esclave,même si en général on a considéré peu à peu lespeuples très divers réunis sous l’appellation de« slaves » comme procurant le plus important descontingents de la masse servile au nord-est du Bas-sin méditerranéen. Les premiers Africains qui sontrazziés vers l’Europe, sans doute précédés depuislongtemps par ceux qui furent traités au Maghrebou dans la Corne de l’Afrique et au Moyen-Orient,assurément par ceux qui avaient été transportés enÉgypte depuis des millénaires, et rappelons-nous lafameuse dispute de Cheikh Anta Diop sur les pharaonsprimitifs d’origine nubienne, ne présentent donc pasde caractère bien particulier, et à coup sûr aucune

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sorte de « spécificité » raciale, sinon que de manièretoute domestique ils sont parfois préférés aux« slaves », pour des raisons de mentalité, ou de sno-bisme le plus souvent. Un esclave africain faisaitplus distingué qu’un esclave blanc, de même qu’il ya peu, dans la gentry des Amériques, un domestiquephilippin faisait classe. Pour en revenir aux tempsanciens, mis à part l’esclavage des Hébreux enÉgypte, qui avait été considéré par ce peuple lui-même comme un châtiment imposé par son dieu, etdont ce dieu devait le délivrer après expiation, aucungroupe d’humains ni aucune des races en tant quetels n’avaient été désignés pour l’état servile ni mar-qués par lui. L’esclave est sans doute alors un outilanimé dans un système de production, mais il peutcesser à tout moment de l’être, en tant qu’individu,à la faveur soit de circonstances favorables ou mira-culeuses, même s’il est vrai que des classes d’affran-chis se constituent alors un peu partout dont il estdifficile de s’évader, quand même ces classes par-viennent à occuper les positions les plus avanta-geuses dans ces sociétés du passé. À tel point que lesaffranchis sont alors et partout, chez les empereursromains ou byzantins, les califes arabes ou les sul-tans mamelouks, les outils de gouvernement desprinces. Ils sont affranchis de l’esclavage, mais ilssont privés de la liberté, comme les eunuques,autres instruments du pouvoir, sont privés de lavirilité. Et aucune communauté, peuple ou race ou

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nation, n’est alors vue ni estimée comme la plusgénériquement apte à remplir un rôle d’outil animédans un domaine plutôt que dans un autre. Dans lesmines d’or, d’argent, de gemmes et de sel noir del’Antiquité, sans doute une énorme multiplicité deraces et d’appartenances caractérisait-elle les popu-lations infernales entassées là pour attendre dans lesgéhennes leur extinction.

C’est la découverte paradoxale des « Indes occi-dentales », après un mouvement inverse de celui desPortugais, une inquiète et foudroyante projection enflèche prenant alors vers l’ouest le relais du patientgrignotement des côtes de l’Afrique vers l’est, quidéclenche la rencontre avec les Taïnos, les Aztèques,les Mayas, et les Incas, grossit le rêve démentiel del’Eldorado, et l’exploitation, c’est-à-dire l’exter-mination accélérée, de ces populations. Dans lesmines des Andes, la diversité n’avait aucune chance.Et c’est, autre paradoxe de ces contacts inédits decultures et de civilisations, par une pensée et une inter-vention humanitaires que se déclenche l’une des plusintenses dévastations nées des histoires des huma-nités, la traite et l’esclavage des populations africainesqui seront déportées dans ce qu’on nommait déjàles Amériques, désignation ironique, sans doute des-tinée à sanctionner, en leur refusant son nom, l’or-gueil fou de Colomb qui les avait découvertes, etdont le rêve d’Orient avait fait qu’on appelait leurshabitants des Indiens. Remarquons alors que le père

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Bartolomé de Las Casas, dominicain d’inspiration,qui a renoncé à ses biens, et initié l’affaire, ne se bat-tait pas tout d’une pièce pour faire abolir l’exploita-tion inhumaine des richesses fabuleuses ou fantas-mées de ce nouveau monde, là offert à l’appétit, etjamais ceci n’aura été remis en cause par aucune desparties dans aucun de ces tribunaux, petits conciles,jugements et controverses et arbitrages montés àcette occasion, tout le monde est d’accord sur ce fondintouchable, mais le révérend père se préoccupe,pourrait-on dire seulement, de soulager ou de fairecesser au plus vite les souffrances de ceux qu’onnommait donc les Indiens, los Indios, en proposantde les remplacer par des Africains, plus costaudssupposément au travail sous le soleil. Ce n’est de lasorte pas à destination des mines, bientôt en pertede rendement, qu’on choisit ces derniers, la penséese tourne déjà vers les champs de canne, le sucre etle rhum, et les autres merveilles de la nature tropi-cale, le pétun, le café, le cacao, les épices rares, enattendant le détour par la coca, et sans compterl’indigo et les bois tropicaux et d’autres matièrestout aussi précieuses.

C’était là une pure opération d’accélération deces fameux rendements, car le sort dévolu auxIndiens ne s’améliorera en rien, mais aussi, une pra-tique nouvelle qui n’allait pas manquer de poser à lalongue la question ardue de l’échelle des âmes. Cars’il est damnable d’asservir des créatures de dieu, les

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Africains ont-ils pour autant une âme ? Beaucoupmoins en tout cas que les Indiens, si l’on retientdonc le raisonnement de Las Casas. La propositionfaite s’agissant des Indiens du continent sud et de laCaraïbe hispanique va gagner tout l’espace desAmériques. Ainsi, pour la première fois, une raceaura-t-elle été désignée pour un esclavage à raison deses seules aptitudes supposées à un travail donné. Etaussi, bien entendu, parce qu’elle se trouvait ras-semblée dans une seule réserve sans fond connu,l’Afrique subsaharienne, globalement facile d’accès,les Portugais avaient effectué au long des côtes letravail préliminaire, et tout à fait traitable. Et si, dansle bateau négrier, qui a donc servi pendant dessiècles à ce trafic, les avisés armateurs occidentaux,européens et des États-Unis, se seront avant toutpréoccupés de ne pas entasser ensemble des indi-vidus d’une même espèce et d’une même langue, lesIbos loin des Ibos, les Fons loin des Fons, commeles planteurs tâcheront aussi de le pratiquer sur lesPlantations, afin de prévenir les complots et les sou-lèvements, ce n’en est pas moins une seule race, ausens limité où on l’entendait à l’époque, qui fournità la cargaison, et une seule, la même, au travail surces Plantations. Ainsi, dans les années de 1950 à 1970ou à peu près en France, les ouvriers immigrés, soitnord-africains ou antillais ou portugais, étaient-ilsassignés au travail d’abattage le plus élémentaire et leplus abrutissant, dont peu de Français s’accommo-

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daient, dans les usines de fabrication des automo-biles et des autres produits manufacturés, et pour-tant dits ouvriers spécialisés. Précision sans ironie etimage rassurante. Quant aux esclaves du NouveauMonde, ils étaient sûrement les spécialisés, bientôtles spécialistes, du travail des Plantations, tout lemonde en convient, et les dictons en vogue à cetteépoque et qui ont parcouru jusqu’à aujourd’hui entémoignent, dont celui-ci, le plus populaire peut-être sur ces aires : « L’odeur du nègre, ça fait pous-ser la canne. »

Énorme bouleversement des régimes d’esclavage,qui se répandent sur toute l’étendue du mondeconnu, et ajoutent pour commencer la traite atlan-tique à la traite transsaharienne et aux autres formesde trafic d’esclaves déjà connues, d’abord à traversl’Afrique, en Europe centrale et du Nord, jusqu’auxconfins de l’Asie. Les spécialistes s’efforcent, avecpeut-être leurs raisons, de distinguer, en ce quiconcerne les Amériques, entre les systèmes de traiteet les systèmes d’esclavage, mais peut-on séparer enabsolu les règles du bateau négrier et les règle-ments des Plantations ? Sous-estimer l’influence del’origine des cargaisons sur la nature des rapportsultérieurs entre maîtres et esclaves ? Négliger lesexigences des armateurs de la traite vis-à-vis desplanteurs, qu’ils tenaient le plus souvent à la gorge,dans une balance d’échange qui relevait davantagedu troc que du commerce financier ? On connaît

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par ailleurs la réputation, dans les systèmes servilesaméricains, de la nation ibo, qui n’acceptait absolu-ment pas sa déportation et pratiquait le suicidecomme titre de voyage, portée par l’espoir d’unretour au pays natal, dans une proportion incompa-rable avec celle des autres nations transplantées(nous constatons par exemple à la lecture de sesrelations de voyages que le père Labat était trèsdisert et à vrai dire inégalable sur cette question dessuicides dans les Plantations, et sur la manière d’yremédier), et lesdits Ibos exagéraient tellement, leurréputation était par le même fait si désastreuse, queles très industrieux capitaines des bateaux négriers,chaque fois qu’il se révélait nécessaire, trafiquaientleurs rôles pour camoufler l’origine ibo d’une partiede leur cargaison. Les faux en écriture de bord, quiont eu aussi d’autres motivations, par exemple d’ordrefiscal, ou qui visent à grossir la part du capitaine,rendent aléatoires les conclusions qu’on aurait putirer de l’étude de tels documents avérés. Quoi qu’ilen soit, cette relation entre les pratiques de traite etles systèmes d’esclavage était trop organique pourqu’on puisse prétendre à les isoler absolument lesuns des autres, même si c’est pour des raisons métho-dologiques, et même si on ne peut pas du tout lesconfondre.

Un énorme monstrueux bouleversement impéné-trable : aujourd’hui encore, après des centaines etdes centaines d’études, de compilations, d’analyses

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d’archives et de reconstitutions de toutes sortes, ilreste vain d’essayer de donner une idée de tant desouffrances, de tant d’horreurs étalées jour aprèsjour et année après année sur tout un continentpendant plus de trois siècles, y compris sur l’ar-chipel caraïbe et des Antilles qui raccorde le nord ausud, et dans d’autres endroits du monde, autantd’archipels, de l’océan Indien par exemple, etaujourd’hui encore il est difficile de comprendrecomment et à quel point des nations, la Grande-Bretagne, la France, les États-Unis, en marche versla démocratie, ont pu opposer à leurs propres conci-toyens, tous des héros abolitionnistes, à WilliamWilberforce en Angleterre avant 1807, année del’abolition et de l’interdiction de la traite, que sui-vront en 1818 les mêmes dispositions françaises,pourtant la traite négrière clandestine en sera d’au-tant plus prospère, et à Victor Schœlcher en Franceavant 1848, pour ce qui concernera l’abolition del’esclavage (puisque aussi bien la première libéra-tion des esclaves décrétée par la Révolution fran-çaise en 1794 avait été tout à fait éphémère, Bona-parte ayant rétabli dès 1802 l’ordre des choses enGuadeloupe et en Martinique, mais échouant à Saint-Domingue, qui deviendra ainsi Haïti), abolitionprécédée de dix ans dans les colonies anglaises desAntilles (1838), et à Abraham Lincoln aux États-Unis avant 1865, et à ceux qui les aidèrent, tant de

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dénis, de haines, de meurtres, jusqu’à des guerresinimaginables comme celle de Sécession.

Et il est vrai qu’on dit à propos de ces mouve-ments antiesclavagistes réussis, les autres auront som-bré dans les ténèbres de ces histoires largement oblité-rées, qu’ils furent pour le moins « transportés » oufacilités par les contingences économiques de leursépoques, quand l’Angleterre réaliste se tournait etdepuis assez longtemps vers l’Empire des Indes quifascinera et occupera l’époque victorienne, et accor-dait peut-être moins d’importance soutenue à sescolonies des West Indies, et que plus tard le sucrede betterave s’industrialisait dans le nord de laFrance et s’accommodait fort peu des importationsde sucre colonial antillais (« Mon sucre à moi n’estpas teint du sang des nègres !… », pouvait-on liresur des affiches parisiennes dans les années 1840, unesclave enchaîné pantelant sur un tas de sucre brun,au cours de véritables campagnes de publicité com-merciale), et qu’aux États-Unis les activités manu-facturières et industrielles du Nord écrasaient, dansles années 1850, et depuis bien des campagnes éco-nomiques, le réduisant à caducité, le système rienqu’agricole des Plantations du Sud.

Au moins comprenons-nous quelque chose à ceslourds bouleversements : que dans l’inouïe variétédes histoires de ces continents américains, quelquesfigures stables d’évolution, inconnues les unes desautres, mais établies en parallèle, et relevant d’une

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même indiscernable poussée de ces histoires, dési-gnent à nos yeux des mouvements qui convergenten s’ignorant, alors même que ces figures ne révèlenten aucune manière qu’il y aurait, ou qu’il pourrait yavoir, des conséquences semblables à souligner dansles lieux différents et autonomes, apparemment, deces histoires, ou des conséquences contraires àrévéler dans des circonstances semblables, les conti-nuités dites logiques sont camouflées partout, c’estce qu’on appellerait une histoire cachée, ou une his-toire qui se dit sans se dire tout en se disant, et c’est cequi entraînera que les histoires de ces Amériquesnous paraîtront longtemps comme des suites d’épi-sodes indépendants et disparates sans liens entreelles. Par exemple, pour les Antilles françaises, onrepérera une histoire officielle évidente, des rap-ports avec la France, et une histoire subtilisée, desliens avec la Caraïbe. Il n’y a pas entre elles de lieucommun visible au premier abord. Pas de lieu-commun. Si ce n’est qu’à la fin chacun reconnaîtraun lien puissant, mais sans rien en tirer de consé-quent, dans l’action de plus en plus visible desÉtats-Unis (les monopoles sanglants de la UnitedFruit aux siècles derniers en Amérique centrale etdu Sud, et les campagnes du Mexique, et les inter-ventions militaires et les occupations dans la Caraïbe,et les « coups » montés contre les régimes opposésaux intérêts étasuniens, etc.), et dans la présence deplus en plus obsédante et l’ombre portée de ce

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« grand voisin », avec aujourd’hui comme résultattemporaire que ces mêmes États-Unis sont à la foisdésignés comme un exploiteur manifeste du monded’alentour mais aussi comme le lieu commun leplus généralisé, peut-être l’idéal, et le point de ral-liement favori, en Californie des Mexicains (delangue espagnole), à Miami et à New York des Haï-tiens (de langues créole et française) et des Cubainset Portoricains (de langue espagnole, par exempleles Newyoricains), ainsi que des autres Caribéens(de langue anglaise), qui de plus en plus parlentmais écrivent et manifestent (littératures, et mu-siques et danses populaires, et foires et parades, etfêtes nationales, et congrès et colloques, et actionspolitiques, et tout) en anglo-américain, ou alors quiécrivent dans la vue très arrêtée d’être traduits danscette langue, ce qui donnera peut-être naissance àdes stylistiques nouvelles : une langue qu’on écrit (lasienne) en prévision d’une autre (l’anglo-américaine).

Les Amériques latines seules, mais tout au sud, etle Québec au nord, quant à eux, échappent à cetteheure et pour une large part à ce yankee-tropisme,culturel et bientôt politique et à la fin national, favo-risé par une très longue tradition d’immigrationtransatlantique, il semble qu’il était plus faciled’entrer dans le pays par la mer que par les terresdu Nord ou du Sud (aujourd’hui les Russes, lesCoréens, les Turcs, ou de plus en plus de Polonais,les Europes du Centre et de l’Est, les Sénégalais et

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les Camerounais, et peut-être aussi des communau-tés insoupçonnées venues de coins du monde qu’onne devine pas, beaucoup moins de gens d’Europede l’Ouest, quelques Français amateurs, poudrelégère sur la pâte), quand même cette immigrationaura depuis longtemps cessé d’être encouragée del’intérieur (voyez le mur transmexicain), du moinsdans les proportions considérables d’auparavant — onobserve de plus en plus un lien puissant avec la bas-cule des sociétés de la Caraïbe et des autres Amé-riques : chacun se demande si cet énorme corpsd’intervention quasi automatique n’empêche pas dedeviner ou de considérer l’ensemble et les détailsdes histoires d’alentour, éparpillées et subreptices leplus souvent. Un tel voisinage n’a pas joué pour lespays de l’archipel de l’océan Indien.

J’en discutais un jour avec un couple de planteursde Louisiane, dont les champs de canne à sucre (ilsemployaient quelques ouvriers, tous blancs, peut-être par la hantise des anciens temps, et disposaientde machines impressionnantes) bordaient d’im-menses usines à gaz, l’air en était saturé de puan-teurs quand le vent tournait. Je leur disais combienla Louisiane était antillaise et caraïbe, ou inverse-ment : l’ancien système des plantations dont ilsétaient eux-mêmes les héritiers, le peuplement afri-cain, la cuisine créole et le goût des pimentades etdu cochon, la tradition de la langue créole émigréede Saint-Domingue avec les planteurs qui avaient

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fui la révolution haïtienne et qui avaient rapté aveceux leurs esclaves et leurs avoirs transportables, biendes noms des grandes familles des paroisses louisia-naises se retrouvent ainsi chez les familles de colonsen Guadeloupe et en Martinique, et les architec-tures tellement voisines des maisons des planteurs,Saint-Pierre de Martinique avant la catastrophe de1902 si étonnamment à l’image de La Nouvelle-Orléans, villes créoles, les mêmes origines des ryth-mes africains et les embouchures et les tonalitéssemblables des instruments du jazz d’une part etdes musiques insulaires d’autre part, dont la pre-mière forme de biguine apparue à Saint-Pierre, cla-rinettes, trompettes, trombones et saxos, et puis lerémanent de la langue française, accentué par l’arri-vée des cajuns en provenance du haut Québec,j’accumulais en désordre ces points de ressemblance.Ils protestèrent poliment mais assez fort et me direntqu’ils n’avaient rien à voir avec tout cela, qu’ilsétaient américains, je suggérai, par plaisanterie,étasuniens, voulant dire que les Amériques étaient àtous, ils me répondirent que ça leur convenait trèsbien, qu’ils avaient une Constitution, des pères fon-dateurs, un drapeau et un président. Et c’était vrai.Pour eux, la guerre de Sécession était bien termi-née. Mais pas pour d’autres.

Figures d’évolution, dans de tout autres champs,dessinées au long des siècles par ces histoires descontinents américains, et dont nous évoquerons

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quelques exemples, mais qui jusqu’ici ne nous ontpas permis de concevoir une vue sinon rationnelle,ce qui ne serait peut-être pas idéal, du moins glo-bale, des événements des Amériques. Si nousessayons d’entrer dans cette vue globale, nous per-dons très vite pied, faute de maîtriser les infinisdétails de ces réels discontinus. Ou bien nous étu-dions avec une science intransigeante leurs particu-larités, leurs accidents, alors il arrive que nous abdi-quons notre vision du tout, peut-être même quenous n’en avons plus l’imaginaire, le désir, ni l’amorcede la conception. Pris dans de telles contradictions,passagères il est vrai, nous nous demandons pour-quoi continuer à tenter de repérer ces figures d’évo-lution, qui du premier coup ne nous serviront ni àl’un ni à l’autre, ni à nous assurer avec une certitudeapaisante de la recevabilité des détails de cesdiverses réalités que nous consultons ainsi, ni alors àconcevoir avec bonheur ou bien à constater tout desuite leurs éventuelles concordances révélatrices.

Mais ces figures nous servent à quelque chosed’aussi précieux : à établir et à projeter ces transver-salités dont nous avons déjà parlé, à considérer ceshistoires transversales, qui sont une manière de dési-gner ou de suivre dans leurs dessins secrets des his-toires cachées, lesquelles se disent sans se dire tout ense disant, et des histoires fractales, dont les conti-nuités se dérobent à l’examen et à la mise en plissyllogistique, ne se donnant peut-être qu’à l’intui-

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tion. Non pas renoncer ainsi à la rigueur que vousauriez dite scientifique, mais embarquer sur cetteRoute dont les visées correspondent à la nature, à lafois dispersée de paysage en paysage, ou dérobée derécit en récit, ou obscurcie d’analyse en analyse, denotre objet de réflexion, les esclavages transatlan-tique et transindien.

Je me rappelle que c’est par ces détours que j’aiapproché l’œuvre de William Faulkner, établissantpour moi qu’elle avait inventé de fond en combleune nouvelle littérature et une nouvelle techniquede l’écriture et un style nouveau, qui sont bien dedire sans dire tout en disant. Ce n’est pas par hasardque de telles distorsions ou de telles intentions, his-toriques ou artistiques, ont à ce point joué, ou dumoins me sont apparues, autour de l’esclavage desAmériques et de ses extravagants phénomènes. Telpourra de nos jours pratiquer ouvertement l’escla-vage le plus féroce, en revendiquer férocement lalégitimité, torturer et tuer ouvertement les per-sonnes soumises à sa férocité, qui ne dira jamais quec’est là de l’esclavage. Il dira, commerce profitable,suprématie de race, droit absolu de disposer, néces-sité de rendement, volonté de dieu, animalité répu-gnante, droit de séparation, ou d’autonomie, droitdu sang ou droit du sol. Il ne dira pas, esclavage unpoint c’est tout. Il pratiquera dans un emportementsauvage l’art de la litote. L’esclavage, par consé-quent l’esclavagiste, est condamné à se dire, sinon il

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se renierait, et à le faire sans (se) le dire, sinon il sepenserait, opération redoutable qu’il ne peut pasmener à la manière d’un Aristote objectif et minu-tieux, et cela, tout en se disant, pour pouvoir durertout simplement.

Faulkner avait compris à vif ces mécanismes, etlui aussi, planteur du sud des États-Unis, solidairedes siens, et écrivain de génie, a bâti une œuvrepour (se) dire que l’esclavage des Noirs avait été ladamnation des Blancs du Sud, sans jamais le dire (àses compatriotes ni à soi-même ni à qui que ce soit)de manière ouverte (car, dans sa pensée esthétiqueet morale, et peut-être dans ses réflexes de puritaintourmenté d’avoir quitté tout puritanisme, il médi-tait que si la damnation était purement et simple-ment dite et reconnue, alors où et que serait la dam-nation), ni le dire au livre, c’eût été d’une manièreinutilement militante, mais toutefois en disant cettevérité à chaque moment (et à chacun de nous, àtout lecteur, y compris aux racistes du Sud), parune écriture différée, en toute tremblante nudité,comme chaque créateur aurait eu à sa place ledevoir littéraire de le faire. Dans le cas de Faulkner,ce devoir a engendré une des façons artistiques tota-lement révolutionnaires de notre temps, qui a été delibérer le mot et la phrase et la période et le pan et lelivre de leurs significations abusivement littérales(d’où avaient dérivé dans l’histoire des littératuresbien des fadaises : la finesse et la justesse des ana-

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lyses et des caractères, ou alors la sobriété des expo-sitions, ou ladite progression théâtrale, ou l’unité deje ne sais plus quoi, et autres fatrasies) et, sans quecet auteur ait passé par quelque symbolisme que cesoit, dont il avait d’abord eu la hantise naïve (il avaittenté d’imiter Verlaine et il fréquentait les faunes deMallarmé ! Puis il avait quitté tout ça, et déclaréavec grandeur : « Je suis un poète raté »), il avaitentrepris de donner à la parole charge d’obscuritéset de transparences. Dire à plusieurs niveaux sansjamais être littéral à dire. L’écriture éloigne alorsson objet pour mieux l’atteindre et elle n’est plusrévélée, comme le voulait la tradition, mais différée,ce qui tout nouvellement lui confère étendue et pro-fondeur : une autre sorte de littérature. Les poètesdu monde entier ont tremblé devant ces ouverturesinouïes.

La référence à l’esclavage et aux systèmes d’escla-vage qui nous occupent ici est immédiate. Pour qui-conque a été, de près ou de loin, directement ou non,d’individu ou de collectivité, présentement ou desgénérations plus tard, impliqué à quelque systèmed’esclavage que ce soit, il ne se lèvera en lui aucunemémoire naturelle, naturellement positive, neutre etsereine, de cet esclavage. Nous avons à nous dire toutesclavage, parce que nous essayons d’être lucides et d’êtreparticipants, sans nous le dire pourtant, parce que danstous les cas nous en avons honte, exactement comme ona honte d’avoir seul échappé à un massacre ou à un

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désastre, et le disant quand même, parce que nous tenonsau sens du temps et à la signification des histoires despeuples. Car le ventre de la bête est ténébreux.

Une mémoire de l’esclavage qui approcherait lesqualités de sérénité signalées plus haut ne pourraitêtre que le fruit d’un effort de l’esprit et, plus encore,de l’être sur soi-même. C’est cet effort que nous devronsnous demander à nous-mêmes, les uns et les autres. Cenous est à la fois unifiant (nous tous), bifide (nous etnous), et multiple (nous sans distinction). Nousdemander alors de quelle nature paraîtrait uneabsence de mémoire, dans de telles figurations. Sol-licitée ou imposée ? Tranquille, traumatique ? Oud’une banalité sans précédent ni conséquence ?

Voyez alors ces figures d’évolution que nous avonsmentionnées, du moins les quelques-unes qu’entant que figures nous avons d’abord vues mais sansque nous ayons pu les déceler ni les deviner en-semble, les unes à côté des autres, et qui nous intro-duiront peut-être à ces techniques d’histoires trans-versales que nous rêvons de multiplier, par où lesévénements d’ici nous auront fait deviner les évé-nements d’ailleurs, et reconstituer des tissus enrhizome. La connaissance n’est pas faite que d’ac-cumulations, elle va aussi par la Relation.

Partout dans ces régions.Les meneurs de révolte, sauvages et dévalant hors

de toute pitié, en général instruits dans les arts de

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résistance, souvent initiés aux sciences mystérieusesde leurs cultures d’origine, Boukman, qui était àBois-Caïman, et Mackandal, à Saint-Domingue aussi,Nat Turner aux États-Unis, et tant d’autres qui appa-raîtront avant et après les abolitions, et qui peuple-ront de leurs solitudes et de leur damnation les uni-vers des exploitations agricoles ou des campagnesterrorisées par le Klan ou des premiers bourgs pros-trés dans la poussière et l’ennui. Ils ont des finsmisérables. De tout temps ils sentent la potence, lebûcher, le croc. Tous suppliciés avant d’être mis àmort. Leur postérité dépasse de très loin les terri-toires où se sont exercés leurs ravages.

Et puis.Une foule de l’ombre. Une masse invisible, à

force de souffrances entassées.Les femmes, inépuisables. Cécile Fatiman, qui fit

prêter aux esclaves marrons le serment du Bois-Caïman à Saint-Domingue (vivre libre ou mourir : letexte créole avait crié plus fort), la mulâtresse Soli-tude en Guadeloupe, elle mena la guerre aux côtésde Delgrès contre les troupes de Bonaparte, onattendit près de trois mois qu’elle accouchât, avantde l’exécuter dès le lendemain, Flore Gaillard àSainte-Lucie, elle organisait le portage à travers laforêt d’une guillotine venue de Guadeloupe et ellecoupait les cous des propriétaires réputés les plusféroces, elle fut brûlée vive dans du goudron, et la

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mère des Maceo à Cuba, qui a mérité d’être de leurtroupe, et partout les résolues désespérées qui répé-taient en litanie : Fanm, Manjé tè, pa fè yche pou les-clavaj, alors qu’elles se retrouvaient enceintes, dansla solitude des Plantations. Femme, mange de laterre, ne fais pas d’enfant pour l’esclavage. Pour-quoi dire les « femmes », et non pas tout simplementles « combattantes » ? Parce que ces sociétés furentpartout gérées par des hommes, tant maîtres qu’es-claves, mais que leurs forces et leurs révoltes sontd’abord de femmes. Et, du fond de nos incertitudesou à même nos résolutions les plus radicales, nousl’avons toujours su, comme on sait que la nuit tropi-cale est sans fond.

Et puis.Ceux qui intervinrent à des moments décisifs,

soldats ou témoins agissants, Olaudah Equiano enAngleterre aux côtés de Wilberforce, Frederick Dou-glass à New York pendant la guerre civile, le colonelDelgrès au fort de Matouba en Guadeloupe, quis’est de lui-même enseveli sous les ruines de laliberté générale et s’est porté dans l’argile éternelle, etToussaint Louverture à Saint-Domingue, seul àavoir vaincu toutes ces armées liguées contre unpeuple et contre une idée, et qu’une édition trèssérieuse, une encyclopédie en renom, désignaitnaguère comme un chef de bande révolté, « lestroupes françaises le réduisirent », ce qui est un

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impur mensonge. Certains d’entre eux ont franchiles barrières de l’anonymat historique, d’autres sontrestés dans la solitude et la damnation des actions àjamais inconnues. Nous les réunissons dans unmême chant, et ne jugez pas à la mesure des résul-tats. Les vaincus furent aussi grands, et les mécon-nus. N’oublions pas alors John Brown, pendu aprèssa rébellion armée pour la défense de la libérationdes Noirs du sud des États-Unis, et demeuré aussianonyme que son nom.

Partout, sur toutes ces aires.Les nègres marrons, absolument sur toutes les

aires de ce monde, dont il nous est égal que desesprits chagrins les classent en grand et petit mar-ronnage, marronner se faisait au risque de votrejarret ou de quelque chose de votre corps à couper,quand vous aviez marronné il n’y avait pas à revenirlà-dessus, quelque chose encore avait bougé en vouset autour de vous. Ils ont fourni à Toussaint Lou-verture l’essentiel de ses premières troupes dans lesguerres de Saint-Domingue, il les a suffisammentbousculés pour leur apprendre la discipline mili-taire, lui qui n’avait été de toute sa vie que cocher degrande maison, à la Jamaïque ils ont traité pied àpied avec les autorités, obtenant d’être ramenés enEurope puis en Afrique, et par masses de dizainesde milliers d’hommes, de femmes et d’enfants assem-blés ou par petits groupes nomades tournant dans

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leur cercle, partout ils essayaient misérablement debâtir des républiques et de préserver leurs traditions,ils ont perduré tout aussi misérablement, refaisantet maintenant pourtant leurs traces, çà et là, dansles Guyanes par exemple, aux côtés des derniersCaraïbes : Bonis aux côtés des Saramacas. Ils cam-pent dans nos imaginaires.

Et ceux que nous appelons les fous, ils délirentaux croisées des routes ou des rues des bourgs, envérité nous ne les appelons pas ainsi, les fous, nousnous rapprochons et nous discutons avec eux, fai-sant semblant de nous moquer, ou nous moquantvraiment, mais nous nous laissons entraîner, nousinventons nos raisons avec eux, car nous savonsqu’il s’agit là de la recherche d’une vérité qu’ilsdétiennent, ils ont connu les esclavages et ils lesexpriment pour nous, j’ai voulu approcher leurssciences éparses, délire verbal coutumier, qui n’estpas le délire pathologique, et qui n’est pas non plusl’insensé délire de représentation de nos élites, eux,Colino à Fort-de-France, Silacier au Lamentin, lesmaîtres du souvenir éperdu, et les autres, sur toutl’archipel.

Figures d’évolution parce que, acteurs et facteurspatents de leurs histoires, ou sites indubitables de cequi s’est passé, ils ne sont jamais absolument recon-nus comme tels, il reste toujours dans l’air du tempsun voile d’irréalité, qui n’est même pas celle de lalégende. L’histoire cachée leur a jusqu’à maintenant

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et à son tour caché leur propre épaisseur, à nos yeuxaussi. Éparpillées dans toutes ces histoires, il esttemps que leurs troupes se rassemblent. L’opinionici soutenue est que de les connaître pour ce qu’ilsétaient, ou d’en découvrir qui seraient tout aussiéclairants, c’est-à-dire qui révéleraient leur nature etleurs actions, nous mènerait à frayer dans cette masseinforme, à ouvrir de nombreuses autres perspectivestransversales, qui permettront de rallier nos histoiresdésassemblées.

Les villes, ho ! les villes.Tous ports de débarquement, autrement dit villes

négrières, ou centres de rassemblement, celles-ciplus volontiers situées à l’intérieur des terres, ellesont toutes en commun un air de surexcitation in-quiète, de légèreté poudreuse, d’agitation vraimentsensuelle, de hardiesse et de sarcasme, d’une sortede toupet qui ne compte pas les lendemains, avecdes fêtes interminables et sourdement tragiques, desremparts à duel pour les grands planteurs et leursennemis de naissance les mulâtres et les affranchis,tout aussi aristocrates de manières et beaucoup plusprovocateurs, le modèle est le même partout, répu-blique des femmes, maîtresses et duègnes, affranchiesentretenues, esclaves réunies par quartiers, domes-tiques à l’affût des secrets des maîtresses, pension-naires des somptueux bordels, africaines, créoles,mulâtresses, indiennes, parfois quelques blanches

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aux manières affectées, dont tout un chacun semoque et qu’on ménage d’instinct et qui racolentavec difficulté une clientèle portée à l’exotisme leplus facile et le moins cher, le grouillis des cochers,des cuisiniers, des joueurs d’instruments, et lesmusiciens fous d’invention qui remplissent à euxseuls les boîtes à danser, et les maîtres parfois aussiemportés que leurs esclaves, et beaucoup moinsretenus, dans ces villes qui ouvrent sur les Planta-tions dont elles sont le portique et l’espace de ré-jouissances en même temps, le lieu de villégiaturepour les maîtres et de débauches même pas tenuessecrètes, tout un cinéma avant la lettre. Figuresd’évolution elles aussi.

Ces villes sont à la limite d’être toujours exté-nuées, elles sont déjà mythiques, Carthagène desIndes et La Nouvelle-Orléans et Port-au-Prince etSantiago de Cuba et Saint-Pierre de Martinique etManaus et Belem et Basse-Terre de Guadeloupe,Salvador de Bahia, et toutes les autres, le moindrepetit port de pêche, elles font un cercle de grandrayonnement autour du Bassin caraïbe, le mêmeenragé ou très tranquille entrain des mélanges et dela précipitation créole. Le fond du peuplement afri-cain entraîne presque partout la violence de cesmixités. Ces villes ont donc quelque chose en com-mun, qu’elles partagent chacune avec l’et caetera dupays autour d’elles, La Nouvelle-Orléans avec lereste de la Louisiane et des États-Unis, Salvador de

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Bahia avec le Brésil autour, et Saint-Pierre créoli-sant avec les imprégnations coloniales françaises dela Martinique, Basse-Terre échangeant ses mornesde soufre et d’eaux folles avec les à-plats de laGrande Terre de Guadeloupe, d’autres villes encorebaignant ensemble dans le rémanent amérindien, lesouffle venu des Andes toujours lointaines et deTenochtitlan, pourtant leur communauté de carac-tère demeure, et que retrouverons-nous dans les terresde l’océan Indien, le même mélancolique affaisse-ment des endroits où on trafiquait des esclaves, etvoyez que toutes ces villes entretiennent solidaire-ment un espace lui aussi transversal, qu’il nous fautdécouvrir par des approches nouvelles et des intui-tions et des détours, entre elles d’un même climat etd’une même fièvre, et du même emportement tran-quille. Par ici elles nous rapprochent de l’Amériquedu Sud, si bellement, et par là-bas de Madagascar etde l’Inde.

Mais voyez que ces villes connaissent aussi etpresque toutes un sort tragique, leur mélancolienative les poursuit, la nature les terrasse, la fortuneles abandonne, c’est la malédiction de la traite et dece système d’esclavage, depuis Saint-Pierre fou-droyée par la montagne Pelée en 1902, les villes bré-siliennes abandonnées par l’hévéa, La Nouvelle-Orléans en proie aux eaux, ses cercueils roulant dansles rues comme des bateaux ivres, ô Katrina, et pen-dant longtemps pour la plupart d’entre elles la tor-

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peur végétative et les langueurs tropicales et colo-niales, si sensibles dans les ouvrages d’Alvaro Mutis,car aucune d’entre elles n’a dépassé le niveau de cecommerce qu’elles ne contrôlaient pas, ce sont lesmusées inaperçus de la vente aux nègres, et aucuned’elles n’est entrée vraiment dans les acharnementsde la vie moderne, ce n’est pas provincialisme, c’estlenteur résolue d’Histoire et souffle qui se retient etvoix qui murmure, parce que ce sont des lieux à quil’Histoire oblitérée a dénié sans répit leur présence dansl’Histoire reconnue, ou dans la relation qu’on en fait.Les volcans les anéantissent, les cyclones les empor-tent, les jungles les étouffent, elles importent à noscœurs et nous désirons d’y vivre.

Villes-monde, peu à peu effacées du monde.Combien différentes les villes négrières d’Europe,

sur tout le versant atlantique, en Scandinavie, enGrande-Bretagne, en France (Bordeaux, Nantes,La Rochelle, Saint-Malo, peut-être une ou deuxbourgades côtières qui essayaient de grappiller danscette affaire), en Espagne et au Portugal, où ce com-merce débuta dès le quatorzième siècle par un élé-gant échange de marchandises animées. Peut-ondire ? Villes négrières ? Je revois ces autres villes etces autres villages qui firent pétition auprès de laConvention nationale, dès les commencements dela Révolution de 1789, pour l’abolition de l’escla-vage, et ces corps de métier qui en exigèrent la déci-

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sion, et ces communes qui en fêtèrent la déclaration.Une charmante dame d’un très digne âge, distin-

guée et à l’évidence cultivée, de savoir et de ton etde manières, accompagnée de sa petite-fille étu-diante, vint me trouver après un exposé que j’avaisprononcé à Bordeaux sur ce sujet de la traite, elles’était émue de mes propos, et, comme eût dit notreprofesseur de français en classe de sixième du lycéeSchœlcher à Fort-de-France dans la Martiniqued’avant-guerre, me tint à peu près ce langage :

— En êtes-vous sûr, monsieur Glissant ? Cela metrouble d’avoir jusqu’ici vécu dans l’ignorance de cetteréalité. Je ne vois aucune trace de ce que vous ditesautour de moi, et je n’imagine pas Bordeaux organisantun tel commerce. Du moins sans que je puisse aujour-d’hui m’en apercevoir un peu.

En êtes-vous sûr ?Je lui rappelle qu’en effet on n’avait jamais vu à

Bordeaux, ni dans les autres villes négrières deFrance et d’Europe, des chaînes d’esclaves traînantdans les rues, ni des dépôts empuantis bourrés debétail humain que les chargés d’affaires ramènentdifficilement à la vie, ni des marchés extravagantsd’hommes, de femmes et d’enfants à l’encan, frottésde citron qui écaille les cicatrices et force contre lesodeurs, la ville n’aurait pu en avoir gardé les relents,sa fonction avait été, peut-être dans une atmosphère

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joyeuse de feux de forge et de halage des tonneauxd’eau et de vin, d’armer les navires en partance pourl’Afrique, de les doter de verroteries et colifichets,miroirs et couteaux et chapeaux de laine à échangercontre des cargaisons d’esclaves, le plus de sujetsqu’il serait possible, par exemple quatre cents dansun espace mis pour deux cents, et d’aménager enconséquence les antres de ces bateaux, de préparerles anneaux, les fers et les chaînes, tenailles et mar-teaux, presses et coins de fer, les tôles de feu pourfaire danser la cargaison, de prévoir en même tempsla disposition future de cet espace, qu’il soit propreà accueillir les chargements de sucre et de rhum etde tabac et de cacao et de café, d’épices et d’indigo,peut-être aussi de coton, sans oublier les portées delourd bois tropical pour caler les fonds des naviressur le chemin du retour (ces produits tropicaux sontpour la plupart assez légers, les tempêtes imprévi-sibles, c’eût été trop bête de chavirer si près du der-nier port et des premiers dividendes), et par sur-croît, à l’arrivée, de commencer peut-être à se servirde ce lest pour paver les rues de poussière et deboue avec ces gros carrés d’ébène ou de bois-fer.

Le commerce triangulaire.Je lui cite les très compétents professeurs d’éco-

nomie qui recensaient à l’intention de leurs étu-diants les magnifiques bâtiments, hôtels particulierset sièges de compagnies, fruit du commerce de

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traite, au long des quais de la ville, et les considéra-tions que ces professeurs développaient sur l’accu-mulation de capital qui s’est effectué à partir d’untel commerce et sur sa conséquence, l’amorce etl’entreprise de l’industrialisation générale du pays.Qu’en de certaines villes, des propriétaires recon-naissants avaient fait sculpter aux encoignures deleurs très illustres demeures des têtes de nègre, enmotif d’ornement. « La joie, l’espoir étaient audépart de cette navigation, les incroyables profits àl’autre bout, c’est-à-dire au retour, et l’horreur, lepus, le sang, la crasse, les dangers, la mort, et l’in-nommable, creusaient le parcours. » Je reconnaisque c’est dramatiquement dit, mais je tiens quec’est vérité.

— Et ç’a été partout pareil ?

Bien entendu, sauf que l’Angleterre avait prisbeaucoup d’avance en la matière, elle avait été lapremière à baptiser et à lancer, dans un de ses plusgrands ports, peut-être Londres sur la Tamise, et aumilieu de l’allégresse générale, le premier bateaunégrier entièrement conçu pour ce commerce, postesextensibles et instruments de répression, soutesaménagées de bat-flanc resserrés, une sorte de géantdes mers en la matière. Elle avait pris de l’avance etavait encore été la première à se passer des revenusde ce trafic (ses capitalisations réussies et son indus-

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trialisation en marche), et elle avait précédé lesautres pays d’Europe dans la poursuite impitoyableet la confiscation des navires qui le pratiquaientencore (certains de ces négriers, ainsi traqués, pas-saient par-dessus bord leur cargaison toute vive,esclaves, hommes, femmes et enfants, ligotés dansles boulets et les fers et les chaînes, qu’il n’en resteaucune preuve à l’air vif, mais l’odeur persistait,ineffaçable, que pas un ne pouvait laver à l’eau decette mer), et les bateaux policiers qui ne s’y trom-paient pas y trouvaient dans la confiscation de toutl’appareillage une autre mince et estimable sourcede revenus.

Je lui dis qu’à connaître leur participation à cesaffaires, à tenter d’en restaurer et d’en maintenir lamémoire, ces villes, Bordeaux et Nantes et LaRochelle et peut-être Saint-Malo, qui d’ailleurs ontcommencé à le faire, et les plus petites bourgadescôtières qui auront essayé d’avoir part à ce com-merce, et toutes ces autres villes d’Europe, auRoyaume-Uni, au Danemark, en Suède et en Hol-lande, redeviendront à plein ce qu’elles étaient déjà,des villes-monde.

— Écoutez, je vous remercie, monsieur. Je vais àl’instant chercher des documents et des livres. Je ne vou-drais pas vivre dans ma ville sans connaître son passé, ceserait inconvenant. C’est pourquoi je vous promets que jedeviendrai savante en la matière.

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Merci, madame, en grâce je vous prie, c’est à moide vous être reconnaissant. Vous m’avez enseignésur la mémoire et sur ses exigences. Nous aussi, del’autre côté de cet océan, il nous est arrivé de ne pasreconnaître nos villes, de ne pas savoir distinguerentre elles, et quelquefois nous avons voulu à touteforce oublier le remugle effrayant que portaient cesbateaux, et les masses de vents en cyclones qu’il afallu pour le balayer. Et s’il faut donc se souvenir,faut-il se complaire à lamenter ou à regretter ? Vousm’avez indiqué qu’il est un lieu dans tant de chemins,une traverse, où se rencontrer. Villes négrières ?Chacune à sa manière, intempestive ou discrète.Les unes baignaient dans ce moût de sang et dansleurs nuits de veille sans répit et l’odeur de croupi etde maladies à l’abandon, là où les autres fleuraientle chaudeau, le vin chaud soulevé d’épices qu’avecmalice on servait aux mariés au plein de la nuit denoces, les interrompant avec fracas.

Après ces villes, qui sont ainsi presque toujoursversées sur des côtes et des caps et des presqu’îles,et qui ponctuent nos cartes du Tout-monde : nouscourons ainsi de Gorée la receleuse de tous les inconnusterrifiants de l’océan à la pointe des Nègres où se faisaiten l’autre bord le premier tri, à Robben devant la villedu Cap, où a grandi Mandela, vous connaissez Robenqui après combien d’ans ouvrit vingt-huit allées sur cetteBonne Espérance, à Valparaiso d’où on part pour l’île

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de Pâques, à Guantanamo dont le vide blanc et le silencenous hantent sévèrement, à Carthage où c’est le souvenird’Hannibal dans le port Rond et le port Carré, chacunest libre de sa carte, et après ces géographies quenous refaisons, après ces villes, voici maintenant lesprofondeurs des terres et les sources et les sommetsinattaquables et les sanctuaires invaincus, la SierraMaestra où les barbudos, tous blancs, marronnèrentpourtant à la manière des révoltés haïtiens, et Vertières,est-ce Vertières (non, Vertières ce fut une victoirede Dessalines, avant qu’il fût empereur d’Haïti etpuis assassiné), ou Sans-Souci, c’est Sans-Souci sansaucun doute, non c’est Laferrière, cette maçonneriemortelle du pauvre roi Christophe, d’Haïti lui aussi,et le fort de Joux, Toussaint y mourut, déporté deSaint-Domingue qui n’était pas encore Haïti, nosmonuments ne sont pas produits seulement par lanature, il y eut aussi des cellules de pierre et descachots scellés, vous connaissez le fort de Joux dontla neige a percé à travers les murailles, et puisrompez la liste, rompez-la, elle est trop longue.

Et voyez à la ronde…Cette petite ville où Martin Luther King fut

assassiné, on n’a jamais dit par qui, raison pour quoicette ville n’est plus une petite ville avec ses motelsinvisibles, mais un véritable sommet, un haut Montde conjuration, et les Pelées et les Soufrières qui ontcommuniqué leurs laves rouge et bleu par-dessous

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la Caraïbe, nous nous souvenons tous de Cyparisterrassé brûlé vif au gouffre de sa prison souterraineet sur qui a passé une éruption, un volcan qui tuaplus de trente mille personnes et le laissa vivant, ilfut exhibé partout dans le monde par le cirqueBarnum, sans doute au prix de la bière et du painquotidiens, et Chavín de Huantar au plus abruptdes Andes, où les prêtres incas il y a si longtempsconvoquaient la foudre jusqu’à leurs roches noir-cies, installées au plus élevé de leur temple. Je medéplace en ces lieux fous qu’il nous a fallu retrouveren nous, autant que dans l’alentour, après avoirpioché longtemps. Alors, qu’apprends-tu là ?

Que nous nous rapprochons de plus en plus decette histoire cachée, ou plutôt de cette série d’his-toires enchevêtrées dont nous ne reconnaissons pasla trame, qui se sont répandues avec la massepesante de cet énorme incompréhensible boulever-sement que nous appelons esclavage, l’esclavagedans les Amériques, et même si nous estimons quec’est peu au regard de ce qu’on répute être l’His-toire (quand même, l’extermination des Indiens, lesrévolutions de Bolivar, lequel trouva aide et reposen Haïti, la montée du capitalisme, presque tout desuite industriel au nord, c’était l’affaire du migrantarmé, et d’abord marchand au centre et au sud desAmériques, c’était l’entreprise du migrant de famille,autrement dit du migrant domestique, les conquista-dores n’auront jamais su industrialiser leur conquête,

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puis les grandes crises de croissance, l’épingle ramas-sée par terre par monsieur Ford, était-ce une épingleet était-ce monsieur Ford, les guerres mondiales quirehaussent l’économie, et la guerre froide et les défisspatiaux et les guerres du pétrole, nous avons appristout ça), nous comprenons qu’il est tout aussiimportant que nous sachions où et comment le KuKlux Klan, et la lutte pour les droits civiques dansces États-Unis, et les leaders noirs assassinés un àun, et les luttes des ouvriers agricoles des petitesAntilles, en Guadeloupe et Guyane et Martinique,héritiers des travailleurs du système servile des Plan-tations, et soudain la révélation inattendue mer-veilleuse si quotidienne si banale des langues créoleset leur répartition dans les îles, et l’immigration deshabitants du sud de l’Inde, tamouls de Ceylan,après l’abolition de l’esclavage des Noirs en 1848,dits Koulis à la Martinique et Malabars en Guade-loupe, et les immigrations de ces mêmes Indians àTrinité et Tobago, où ils représentent plus de lamoitié de la population, qu’il nous faut aussiconnaître tout cela, les histoires cachées remontent à laconscience et forcent les mémoires, les histoires quenous avons subies et celles que nous avons menées,hier offusquées sous les décrets des registres officielsqui célébraient les listes des gouverneurs et desconquérants.

Et comment allons-nous en porter le poids, etcomment allons-nous les partager entre nous, ces

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histoires, et avec ceux qui le voudront, avec tous ceuxpartis loin dans le monde et qui ne reviendront pas,avec la Caraïbe et avec les Amériques encore plusloin autour, voyez-vous, ces corps d’esclavage, ceténorme inouï amassement, sont aussi difficiles àsaisir qu’à quitter, et comment en partager les his-toires, avec la France qui fut une des parties ô com-bien prenantes de ce bouleversement, et qui lereconnaît, et qui entend, du moins par la décisionnette de ses gouvernants, continuer plus avant dansces histoires, son histoire, nos histoires, désormais àla dimension du monde où nous entrons tous, etcomment encore et surtout les partager avec lespays d’Afrique, de toutes les Afriques, de celles quisuccombèrent à l’attrait des bricoles et des colifi-chets, on dit que ce fut en échange de quarante mil-lions de victimes, on dit que ce fut pour cent mil-lions de victimes, quand ferons-nous le décompte,et qui pourra jamais savoir, et de celles qui pleurè-rent sur les côtes devant la mer, où s’est écoulé celarge flot comme le sang d’une frappe béante ?

Nous entrons dans le monde (car nous naissions àcôté du sens de ses vivacités), nous le vivons, sescalamités ses bonheurs, les pandémies les massacres,les misères plus tenaces que chiques, l’exploitationplus longue qu’un jour sans riz sans igname sansmil, les mouches des chimères, et les pollutionscharroyées par toutes sortes inconcevables d’indus-tries et d’entreprises sans retour, les tremblements

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de la terre et les incendies et les durs cyclones et lesravages des houles d’eau, oho ! et le tranquille bat-tement de la même eau, sans fureur ni marée à cettefois, autour du Rocher du Diamant, et la douceurviolette des feux suspendus dans l’air du morneBezaudin, et sans savoir nous parcourons cet autrebouleversement, qui a commencé quand, qui finiraoù, et il est vrai que ce que nous connaissons lemoins des esclavages des Amériques ce sont bien lesdébuts et les finissements : comment la traite s’est-elle organisée dans les pays d’Afrique, le paysd’Avant, avec quelles complicités, au prix de quelleterreur, et dans quelles clandestinités furieuses s’est-elle achevée, nous ne saurions dire, les dates desinterdictions des diverses traites ne correspondenten rien avec les dates des abolitions officielles,celles-ci courent de ce que nous croyons la première,en 1793 (c’était à Haïti), à ce que nous croyonsaussi être la dernière, 1980 (en Mauritanie, del’autre côté de ces océans et de ces continents), il afallu tout ce temps, tout ce temps, et les interdic-tions de traite ont été décrétées tout au long de cetemps, tout au long de ce temps, et elles n’ont fait leplus souvent que ralentir à peine le marchandage dechair, ou augmenter la charge de déportés verséspar-dessus bord, ou en multiplier parfois le rapportclandestin, selon la sacrée maudite loi de l’offre etde la demande, et sortirons-nous de cet informe etde cet indistinct laissé dans les mémoires et les

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absences de mémoires, plus terrifiantes que des oublis ?Les houles de l’Atlantique ont gardé trace de ces

marquages, il y a au fond de cette mer des pistesbalisées de corps entravés de boulets, les paysagesde la néo-América les disent au vent des alizés ou descyclones, et des touffes de bois tordus y cachent desdépôts de corps morts, ce que partout ailleurs onappelle des cimetières, alors nous ne savons pas sinous avons déjà évoqué ceci ou cela, qu’est-ce quela néo-América, parfois les définitions précèdent lesmots que nous emploierons, ou bien c’est tout lecontraire, et les villes en majesté, n’en ont-elles pasgardé la trace elles aussi dans leurs ferrailles man-gées de rouilles, de toutes manières la répétition etl’accumulation sont pour nous une forme inlassablede la connaissance : aux lancinements des malheurset aux emmêlements prodigieux et inappréciablesde ces temps d’esclavage nous opposons les élance-ments de la pensée qui éperdument cherche ettrouve.

Si nous demeurons incertains devant ces escla-vages institutionnalisés, il y a là quelque chose detremblant, un incompréhensible de l’existence,comme de la stupeur devant l’irréparable absolu, enrevanche nous nous tenons fermes devant l’éventua-lité de tous ces esclavages clandestins du mondemoderne. L’effort accompli pour aborder ou saisirou comprendre les systèmes d’esclavage passés nousarme pour affronter notre réel contemporain. Là

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aussi, un autre bouleversement. Rien de plus torrideet terrifiant que la situation de l’esclave qui est seul,ou en petits groupes désarmés, quand il voit que sacondition ne peut sécréter aucun dépassement nilendemain. Nous savons que les traites perdurentaujourd’hui, enfants déplacés en masse dans desusines et des ateliers où ils dorment sous les chau-dières, familles razziées au loin, populations dépor-tées dans des mines inaccessibles, forêts et junglesqui tout au fond camouflent des capitales de la dou-leur, enfants à mitraille dans les déserts, immigrantstroqués, couturiers spécialistes du fil à fil, trafics dedomestiques à merci, femmes prostituées et dépor-tées, et que ces esclavages sont de plus en plus impi-toyables. La Route pourrait-elle frayer jusqu’à eux,et les histoires des peuples du monde, que nousdisons sans les dire tout en les disant, continueront-elles d’être de la même sorte, étouffées, ou à jamaisdiffractées (mais nous pourrions dans ces occasions-là les approcher, nous apprenons très vite les pen-sées fractales), ou, ce qui serait le pire, dérobées ?

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Chapitre deux

Les Antilles, la Caraïbe,l’océan Indien

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Si, selon William Faulkner, selon ce qu’il dit àtout instant sans jamais le dire, l’établissement del’esclavage constitue le péché originel et la damna-tion des Blancs du sud des États-Unis, d’une ma-nière générale le métissage est la damnation del’ensemble du système, sur toutes les aires des Amé-riques. Sévèrement réprouvé ou puni par les articlesdu Code noir, quand il s’agit de rapports sexuels, ilest irrésistible dans l’univers confiné des Plantations,qu’on appelle d’ailleurs aux Antilles des Habitations,encouragé par les propensions des maîtres eux-mêmes, et il se généralise à une allure foudroyante,où les métissages culturels sont encore plus pre-nants, malgré par exemple l’interdiction de l’appren-tissage de la lecture ou de l’écriture, pendant long-temps puni de mort, ou les nombreuses prohibitionstouchant aux activités qui auraient entraîné ou favo-risé en quelque mesure que ce soit une participation

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collective des esclaves, par exemple les fêtes, danseset dits de contes, ou encore l’interdiction de parlerdans les cases après ce qu’on aurait pu dire lecouvre-feu, d’où est né tout un art du chuchote-ment, du silence savant et de ce que l’écrivain guya-nais Bertène Juminer a appelé la parole de nuit. Lemétissage racial se révélait inarrêtable, dans tous lesendroits où le puritanisme protestant n’était pas envigueur, par exemple dans les petites Antilles fran-çaises, dans le sud de la Louisiane, les archives deLa Nouvelle-Orléans en témoigneraient, et en tota-lité au Brésil bien entendu. Ailleurs encore, et aussi,le métissage culturel se faisait à toute grande allure,c’est la créolisation, imprévisible, aux résultantesimprédictibles.

Créolisations : la germination accélérée des languescréoles, et l’explosion des musiques composites dontla basse continue est le rythme de provenance afri-caine, et les croyances métissées des religions quiont fait un rusé voisinage avec le catholicisme etaccrédité souterrainement des dieux anciens ourenouvelés, et les modes alimentaires empruntés àbien des coutumes, soit européennes, amérindiennes,africaines, chinoises, et dont les combinaisons mijo-tent des ragoûts savoureux que ne dénaturent pasles très forts piments des Antilles. Créolisation encore,mais celle-ci longtemps occultée, l’ouverture despopulations en provenance de l’Inde et qui ont gardédes liens très puissants avec leurs cultures d’origine.

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Et les ouvrages composés en langue créole, dans lahâte et la fragilité des commencements, ou danscette langue française disponible, qui s’élargit à lamesure des mornes et des ravines débordées.

Une des beautés du métissage est que l’intérêt deses mélanges est toujours à venir. Il ne sert à rien derécapituler ou d’analyser, sauf à des fins pratiques,les résultats d’un métissage. Le bonheur est dans leprocessus lui-même et dans les promesses qu’il faitnaître et qu’il entretient. Autrement dit, les créolisa-tions, ces inattendus de tous les mélanges et de tousles contacts, sont l’accomplissement des emprisesdu métissage. Un exemple tragique nous en estdonné par la pratique, oubliée depuis peu, du blan-chiment progressif des familles noires de petitebourgeoisie, en Martinique surtout, qui voulaientcroître en prestige, jusqu’à passer la ligne, ainsi quedisaient aussi les marins négriers quand ils soumet-taient leur cargaison de nègres à demi morts auxrituels sauvages du passage du Tropique. L’idéal del’opération de blanchiment était toujours renvoyé àdemain, il n’y avait jamais assez de blanc dans lemélange, jusqu’à ce moment où les évolutions géné-rales de la société et les progrès de la conscience desoi faisaient que cette hantise s’apaisait et disparais-sait, du moins à vue de nez, si on ose dire. Une bonnepartie des classes de mulâtres, nées le plus souvent dela sujétion de femmes noires par des maîtres blancs,ou de l’obligation pour ceux-ci à fréquenter leurs

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esclaves femelles, ce qu’ils faisaient volontiers maissans avoir d’héritiers, avant l’introduction en convoisde femmes blanches ramassées en Europe, a ensuiteprocédé de la sorte. Les mulâtres furent des plusimportants à Saint-Domingue et en Martinique. EnGuadeloupe, les planteurs blancs ayant été pour laplupart guillotinés pendant la Révolution par ledélégué Victor Hughes, les mulâtres et leurs convic-tions machos n’apparurent pas, du moins en aussigrand nombre, les femmes noires libres de cesdominations montèrent dans la société en mêmetemps que les hommes, devinrent plus vite desmaires, des députés, des écrivains. Tout cela s’estéquilibré depuis. Mais dans les sociétés à la foissévères et légères de la Caraïbe et dans les périodesqui ont suivi les abolitions, le concubinage notoireet intermittent d’une câpresse ou d’une mulâtresseavec un homme blanc était bien plus honorable etapprécié qu’un honnête mariage avec un Noir.Aujourd’hui nous nous amusons de ces revues dedétail, la plaisanterie permet de prendre de l’écartavec les tragédies. Mais combien d’enfants de cesbonnes familles ont été martyrisés ou au moins con-traints et défavorisés, parce qu’ils étaient sortis plusnoirs que leurs frères et sœurs.

Les résultats des métissages et des créolisationssont pourtant conduits à se fondre en tant que telsdans des normalités nouvelles, ne laissant en placeque le processus lui-même, source d’équivoques et

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de plaisirs esthétiques, où la considération de l’autreentre comme un arôme dans un élixir complexe. Cequi signale encore la créolisation, c’est donc que sonparcours n’a pas de terme, et que son action n’a nifinalité ni morale. Cette qualité peut par paradoxeengendrer des déséquilibres, quand on a été formé àla pensée des identités racine unique, comme nousl’étions tous. C’est pourquoi, dans ces sociétés decréolisation que sont d’abord les Antilles franco-phones, le métissage en lui-même était considéré, àl’image de ce qui se disait partout ailleurs, commeun manque, et une tare. Le métis était toujoursestimé un poltron, un mauvais drille, un traître, ilavait hérité les vices des deux côtés de son ascen-dance, et aucune des qualités. Nous étions tous desmétis, biologiques et culturels. L’identité compositeétait ainsi et obscurément ressentie comme uneabsence d’identité. Vous êtes mélangé, alors c’estsûr, vous vous êtes dissous, ou vous êtes frelaté.Poids terrible à porter.

Pour échapper à cette malédiction, le blanchi-ment de la race n’était à tout prendre pas une mau-vaise option, certains entraient dans le déséquilibrefondamental de s’estimer certes descendants d’Afri-cains ou d’Amérindiens, mais en fils de rois ou deprinces, alors il valait sans doute mieux en venir ànos négritudes originelles, à ces composantesstables de notre multiplicité, déniées et dégradées etdénaturées dans le monde durable des Plantations

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et l’univers raciste colonial, et en restaurer lesvaleurs et le prestige. Les créolisations ne vont et nefonctionnent et ne s’équilibrent que quand aucunede leurs parties n’est décriée par-dessous les autres.Bien entendu, le réel ne produit jamais à premièrevue ni au premier sentiment un idéal aussi accompli.C’est pourquoi les créolisations sont si difficiles àconnaître, et leurs processus d’abord si pénibles àaccepter. Quand le tout est mal embouché, il nousfaut passer par l’exaltation légitime et dévorantedes composantes. Aussi, pendant les années de laDeuxième Guerre mondiale, nous avions de quinzeà vingt ans à peine dans notre pays au loin de tout,et peut-être d’abord au loin de lui-même, je parle dela Martinique, et les éclats de mort de cette guerrecédaient peu à peu à des lumières nouvelles crevantsur les obscurs horizons, nous sommes-nous empor-tés pour les poèmes que lançait au grand midi AiméCésaire, brûlots d’identité blessée, que nous décla-mions à la nuit déjà tombée dans les rues duLamentin.

Les peuples de la Caraïbe, du Brésil, d’une grandepartie de l’Amérique centrale, et du Mexique engrande partie aussi, sont des peuples composites, lesanthropologues et les sociologues des Amériques,Darcy Ribeiro au Brésil, Rex Nettleford à la Jamaïqueet Guillermo Bonfil Batalla au Mexique, dans lesannées soixante-dix du siècle dernier, les ont réunissous le terme générique de néo-América (j’ai partagé

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de près les idées de cette nomenclature) : là où lefait créole a été dominant et où sa composante fon-damentale, le peuplement africain, est généralementdéterminante, et c’est l’univers de l’esclavage et dela Plantation, qu’ils ont apposée à une méso-Amé-rica, celle des Amérindiens, les seuls dont les créoli-sations, si elles se sont réalisées, n’ont pu l’être quede manière interne, entre nations de la même appar-tenance (il y eut pourtant quelques croisementslimités d’Indiens et de Noirs, les Garifunas, Caraïbesnoirs de Saint-Vincent, et au Texas et en Louisiane,y compris d’une tribu de Black Indians qui est laseule dont l’itinéraire du défilé de carnaval à LaNouvelle-Orléans est gardé secret jusqu’à la der-nière minute, ce défilé étant mêlé de danses et dechants rituels et sacrés), et à une euro-América, quiest d’Amérique du Nord (si l’on ne tient pas comptede la « propension européenne » de l’Argentine etdu Chili), c’est-à-dire principalement des États-Unis et du Canada, où la mise occidentale demeureprimordiale. Il est alors passionnant d’étudier le jeudes rapports, dominants dominés, inclus exclus,vivants et survivants, entre ces variantes du mondedes Amériques, qui s’évitent, s’interpénètrent, s’oppo-sant et parfois se conviant. Le Mexique créole etcelui du Chiapas, l’euro-América et les nations amé-rindiennes, la néo-América et les Andes, les méga-poles et les bourgs perdus, l’Amazone et le Missis-sippi et les petites rivières des îlets éloignés.

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Tout cela commence en même temps dans lesPlantations des Antilles (La rue Cases-Nègres, deJoseph Zobel, ou bien Peau noire, masques blancs, deFrantz Fanon), de la Caraïbe (Le royaume de cemonde, d’Alejo Carpentier, ou The Black Jacobins,de C.L.R. James) et du Brésil (Cacao, de JorgeAmado, ou Casa Grande y Senzala, Maîtres etesclaves, de Gilberto Freyre), et dans celles du suddes États-Unis (Intruder in the Dust, de WilliamFaulkner, et aussi Native Son, de Richard Wright),dans tous ces endroits de mort où la diaspora afri-caine s’est débattue avec l’esclavage et avec ses len-demains tout aussi durs, s’affranchissant peu à peuet par toutes sortes de détours et toutes sortesd’actions directes de son lourd fardeau, et tout àl’autre bout, dans les immenses plaines du Nord oùl’extinction des peuples natifs des Amériques secontinuait au fur et à mesure de la construction deces grands pays modernes que sont les États-Unis etle Canada (Naissance d’une nation, de D. W. Grif-fith), pendant que la même éternelle consomptionguettait les communautés amérindiennes des paysquechua et du Chiapas ou de Bolivie, où est mortChe Guevara, dans des forêts hors du temps (Lajungle, de Wifredo Lam, ou Cent ans de solitude, deGabriel García Márquez), là même où l’Amériquedu Sud peu à peu elle aussi se reconstruisait (Le ver-tige d’Éros, de Matta, ou bien Le chant général, dePablo Neruda), et désormais en archipel avec les

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Caraïbes (soit Le partage des eaux, d’Alejo Carpen-tier encore, ou Paradiso, de Lezama Lima). Troisagonies de peuples, au nord et au sud et dans la néo-América, les Indiens des États-Unis, les Indiens duMexique ou de Bolivie ou du Pérou, les Africainspartout sur cette zone de créolisation, trois agoniespour des montagnes de vies nouvelles. La liaisonavec la France s’est opérée dans les petites îles desAntilles (la France n’a pas eu l’inspiration ni le pou-voir de gérer les immensités du Canada ou desLouisianes), et entre autres par la hautaine élévationd’un universel du langage, à partir de l’enfancecréole d’un planteur et au cours de ses pérégrina-tions, de mer en mer (Éloges, et tout de suite Ana-base, de Saint-John Perse). Comme en bien d’autresdomaines, nous avons à découvrir les grandes voixde Maurice, de la Réunion, des Seychelles, deMadagascar (Lamba, de Jacques Rabemananjara, etles Chants de Malcolm de Chazal).

Au long de quoi s’est jouée la haute virevolte desidentités, dans ces Amériques où elles furent misesen contact, en connivence et en révulsion, en atti-rances et en répulsions réciproques, par cette sortede laboratoire d’essai où les identités racine uniquevécues tout naturellement par les Amérindiens(« Protège la terre, tu n’en es pas propriétaire, tu en es legardien ») et les identités racine unique mais imposéespar les descendants des White Anglo-Saxon protes-tants (« Just do it ! »), qui tiennent leurs intégristes et

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leurs extrémistes, et les identités relation nées desgraves légères traces des mondes créoles (« Pour moi,j’ai retiré mes pieds ») ont ensemble aménagé de nou-velles faces cachées de toute la passion humaine.L’univers de l’esclavage institué, et les résistancesqu’il a soulevées, ont dressé une des scènes princi-pales de ce théâtre, les races s’y sont vues et affron-tées, la créolisation les a bousculées, les Amériquesont dessiné un prélude ardent au Tout-monde.

C’est dans la Plantation que, sur toute la néo-América, s’agrège cette réalité si particulière quiétonnera même les visiteurs de passage, pourtanttout disposés à fermer les yeux et à croire les dis-cours rassurants et flatteurs des colons. Les Nègresde houe, le harassement dans les champs auxcadences insupportables, la sous-alimentation, et lesnègres à talent, serviteurs, joueurs de musique,cochers, l’étrange familiarité mêlée à la peur perma-nente des châtiments les plus absurdes, souvent lesadisme des maîtres et des maîtresses, les révoltesqui couvent, les croisements inévitables de culture,les esclaves et les maîtres qui forgent la langue créolequi se répandra dans les bourgs et les villes (la plan-tation, le bourg, la ville, Faulkner dira : le domaine,le hameau, la ville), les germes de toutes ces mu-siques du Nouveau Monde, souvent répétées clan-destinement, la poétique des conteurs, qui définitun nouvel espace et un nouveau temps et qui abso-lument partout va déterminer la voix et les tech-

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niques des écrivains à venir, l’art de la débrouillar-dise des petites Antilles, qui se transformera en unedisposition intellectuelle d’approche du réel, remar-quable et fine, que j’ai appelée la pratique du détour,la fréquentation de plus en plus tranquille de toutesles sortes de métissage possibles, auxquelles il fautcroire que les diversités de nos origines africainesnous prédisposaient (oui, les créolisations sont à lasource des Afriques, lieux-communs des humani-tés), tout un pan rêche du monde dans le chaudrondes Plantations et des Habitations et des Haciendas,et avec l’immensité des Amériques tout autour.

Dans cet ensemble qui devient la Caraïbe, à sontour une vaste Habitation, nous séparerons lesgrandes et les petites Antilles, non pas seulementpar leur taille, Cuba, Saint-Domingue et Haïti,Jamaïque et Trinidad et Porto Rico, les plus grandes,et par ailleurs Barbade, Guadeloupe, Martinique,Sainte-Lucie, la Dominique, et les encore pluspetites îles, mais surtout par un trait de leurs his-toires qui les distinguera entre elles : dans les grandesAntilles, les mouvements d’émancipation anticolo-niale se fondent d’entrée dans des poussées natio-nales, la constitution de chacun de ces pays en unenation qui ne doute pas d’elle-même, après desguerres de libération totales (et très « structurées »)en Haïti et à Cuba, ou partielles, à Saint-Domingueet à Porto Rico, et des émancipations politiques àSaint-Domingue, à la Jamaïque et à Trinidad. Haïti

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seule entreprend une guerre de libération nationalequi aura pour origine absolue la lutte à mort contrele système esclavagiste et qui sera menée exclusive-ment sur cette base, par les Noirs et les mulâtres,tour à tour ennemis et alliés, et qui ont soutenujusqu’à aujourd’hui leurs querelles mortelles à forcede coups d’État au profit des uns ou des autres. Làaussi, en Haïti, et là seulement, la langue de larévolte et de la résistance cesse carrément d’être lalangue du colonisateur, ni l’anglais ni l’espagnol nile français, mais une de ces langues forgées dans lasouffrance et la relation, tout à fait neuves et quirapidement échapperont aux insuffisances des sabirspetits-nègres : les créoles. Ailleurs dans la Caraïbe etles Amériques du Centre et du Sud, les questions del’émancipation des Noirs entrent à peine dans lecredo révolutionnaire des nationalistes. Les chefsdes barbudos cubains refusaient encore, en 1959,d’accepter parmi eux des volontaires noirs, pour évi-ter les représailles contre cette partie de la population.

Cette générosité discriminante et protectionnistemontre suffisamment qu’à ce moment on n’a pasoublié le rôle important du général Antonio Maceo etde ses frères dans la libération nationale de Cuba(guerre contre les Espagnols), mais qu’on a oubliéqui il était, et il est vérifiable que toute l’iconographiede ce héros l’avait « blanchi » progressivement, dansles dessins qui le représentaient et sur les placespubliques où ses statues avaient été érigées, phéno-

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mènes de transformation tout au long impercep-tibles, qu’on peut observer par ailleurs quand onconsulte avec attention les portraits et les fac-similéssuccessifs de Pouchkine, dans la Russie du dix-neu-vième siècle et après. Je me souviens de l’indigna-tion sincère d’un fonctionnaire soviétique de la finde ce régime, rencontré à Paris, à l’Unesco (et quifut en outre le premier à me signaler avec force queles Esquimaux voulaient désormais être appelésInuits), à l’idée que ce fameux poète Pouchkine,« le père de la langue russe », aurait pu être soup-çonné d’avoir eu, sous quelque forme que ce fût,une origine ou une ascendance africaine. Impossible,martelait-il. Et il n’était pas raciste. Aucune analysejuste ne sera prise pour telle si elle offense unecroyance commune. L’autonomie absolue de la na-ture de la nation en est une des plus fortes. L’appar-tenance nationale, et ses certitudes, vous rendentaveugle jusque sur les constituantes réelles de la nation,le plus souvent.

Les trois langues dominantes de la Caraïbe étaientlà représentées, l’espagnol (Cuba, Saint-Domingueet Porto Rico), l’anglais (la Jamaïque et Trinidad),le français (Haïti). Ce qui a contribué de manièreradicale à une balkanisation désastreuse des his-toires de ces pays au cours des deux siècles derniers,partout renforcée par l’exigence nationale, qui por-tait encore au renfermement. L’exiguïté de leur ter-ritoire a empêché les petites Antilles de pouvoir

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mener de telles guerres de libération nationales, demême qu’elle ne leur a pas permis le rassemblementde communautés importantes de marrons comme àla Jamaïque et dans la future Haïti, et leur histoireest plutôt faite d’une suite de révoltes et de répres-sions incessantes entrecoupée de longues périodesde stagnation. Mais les communications entre cespetites îles furent beaucoup plus fournies qu’entreles grandes Antilles, l’appel de l’ailleurs créole yétait plus puissant, il n’y a pas de petits pays, et latendance inconsciente à un dépassement fédérateury était plus acceptable, même si les Antilles fran-çaises sont longtemps restées à l’écart de ce mouve-ment, et même si les habitants de Sainte-Lucie sontaujourd’hui encore appelés « les Anglais » par ceuxde la Martinique, leurs voisins tout proches et sansdoute leurs cousins, qui sont des Frenchies à Sainte-Lucie.

La pensée de la Caraïbe comme archipel apparaîtd’abord plus vive dans ces petites Antilles, Cubaétait tout d’abord et tout entière tournée vers l’Amé-rique du Sud, Porto Rico subissait déjà l’attractiondu grand voisin, et les îles anglophones se méfiaientdepuis longtemps des « Espagnols », mais les petitesAntilles étaient toutes fragilisées, elles aussi, dupoint de vue de la pensée caraïbe, d’abord par laquasi-obligation des îles anglophones de se rappro-cher en premier lieu de Trinidad et de la Jamaïque,ce qui n’a d’ailleurs pas été sans poser des pro-

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blèmes, et d’un autre côté par la nature de la poli-tique française dans les îles francophones et dans laGuyane continentale, qui tournait toute et se cris-pait autour de l’idée, assez vague puis de plus enplus précisée, de l’assimilation, c’est-à-dire d’unerelation de fusion avec la métropole française. Cettepolitique s’est d’ailleurs accompagnée (et accom-modée) d’une solidarité, secrète ou affichée, avecles békés, qui pourtant s’y opposèrent d’abord.

C’est une constante sur laquelle nous sommesrevenu à plusieurs reprises que cette différence entreles formes des colonisations anglaise et française. Làoù la Grande-Bretagne semble prendre assez viteune distance assez raisonnable d’avec les popula-tions naguère soumises à ses lois, la France s’obsti-nera, peut-être au delà des mesures de ses intérêts, àvouloir assimiler des peuples qu’elle avait d’aborddominés (elle a tenté de le faire en Indochine puisen Algérie, enfin aux Antilles) dans la pensée géné-ralisante que tout peuple du monde pouvait entrerdans la citoyenneté française, c’est-à-dire en fait quecelle-ci était universellement recevable, sous cer-taines conditions d’honorabilité bien sûr. La Franceintervint ouvertement sur ce mode aux Antilles àpartir de 1946, c’est ce qui fut appelé la départe-mentalisation, où les droits de tous ont mis dutemps à être égalés les uns par rapport aux autres, etqui a nécessité des aménagements quand les institu-tions de l’Europe sont entrées en vigueur.

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La constatation la plus sérieuse en la matière estque c’est là un héritage de la réalité de l’esclavage etde son abolition en 1848. L’action inlassable ethéroïque de Victor Schœlcher, qui y a consacré savie, et qui après cette abolition a été à plusieursreprises élu représentant de la Guadeloupe et de laMartinique, a eu pour conséquence qu’il s’est ensou-ché dans les Antilles francophones la tradition d’unvrai schœlchérisme, avec ses grandes figures et seshéros nègres et mulâtres, figures politiques et figuresd’enseignants et d’éducateurs, l’école publique étaitdevenue une revendication et une arme d’émanci-pation sociale et raciale, pôle de résistance auxbékés les plus nostalgiques de l’ancien systèmeesclavagiste, mais tradition qui s’est transforméepeu à peu en un engagement inconditionnel de fidé-lité envers la France. Ainsi le schœlchérisme, d’abordné d’une volonté d’émancipation, se retournait-il peuà peu en instrument de contrainte. Ce qui ne serapas possible dans de vastes pays comme l’Indochineou l’Algérie ou Madagascar, dont les traditions et laculture millénaires pouvaient résister à des sièclesde colonisation, devenait réalité dans ces îles dénuéesd’un arrière-pays véritable, c’est-à-dire où une résis-tance aurait pu être menée sans discontinuité pen-dant des années. La créolisation et le mélange descultures et l’identité relation apparaissaient par ail-leurs comme constituant une faiblesse de situationet un manque, dans le contexte de ces luttes antico-

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loniales impressionnées par la pensée de l’identitéracine unique. Ambiguïté d’une stratégie du coloni-sateur, l’assimilation, qui aurait pu avoir procédéd’un calcul généreux mais aussi bien des emporte-ments ou des ruses d’une volonté de dominationtotale. Et ambiguïté d’une élite qui revendiquait,avec obstination et un grand élan de sacrifice, sapersonnalité (contre les arrogances des békés), pourl’abdiquer aussitôt dans le rêve d’un devenir-autre :or les composantes d’un tout ne valent en unité que là oùaucune de ses parties n’est sacrifiée ni soumise à uneautre. L’accession à la citoyenneté (française) pou-vait être un facteur de libération mais aussi d’aliéna-tion, en même temps.

La chronique officielle ne manquait pas de faireremarquer par exemple que l’île de la Martiniqueétait française depuis 1635, presque « de souche »(bien avant Nice et la Savoie) — mais jusqu’à 1946les Antillais non blancs étaient des sujets français,même quand ils jouissaient des droits civiques —,qu’on en avait solennellement et joyeusement célé-bré le tricentenaire en 1935, comme si c’eût été uneExposition universelle de plus, et que devant toutesles mairies des communes de ces territoires se dres-sait une statue de Victor Schœlcher, sous-titrée decette citation du libérateur : « Nulle terre françaisene doit plus porter d’esclaves. » Mais la mémoirepassive ne sert de rien, et l’inscription est devenue àpeu près invisible.

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Les mémoires caribéennes et antillaises ne sontdonc pas de la même nature et ne portent pas surles mêmes sujets. Les « mémoires nationales » desgrandes Antilles se préoccupaient peu de la questionde l’esclavage, qui semblait pour un temps obli-térée, sauf en Haïti évidemment, comme aussi de lasituation des Noirs dans la société. À Panamá, plustard, le souvenir du creusement du canal au tour-nant du vingtième siècle, où furent déportés desdizaines de milliers d’Antillais, dont un nombreénorme y périt et dont beaucoup y firent souche, ad’une certaine manière ravivé la mémoire des traiteshistoriques. Une dame, arrivée enfant avec son pèreen 1906 pour le travail sur le canal, elle se rappelaitencore avoir distribué les terribles rations de subsis-tance de ces forçats, m’a confié, assise dans sa ber-ceuse sur sa véranda dans la banlieue de PanamáCity, et déplorant calmement n’avoir pas revu sonfils parti pour la guerre et disparu elle ne savait oùen 1943 ou à peu près : « Panamá est ma patrie et laMartinique est ma mère. »

Elle énumérait les nations jadis rassemblées là,Jamaïcains, Cubains, Trinidadiens, Guadeloupéens,Martiniquais, Barbadiens, Haïtiens, Guyanais et tousles autres, venus de l’archipel. C’était un des lieux-communs où les mémoires des Caribéens et desautres habitants de la néo-América se rencontrè-rent. Cette sorte de rapports massifs est assez raredans et entre les îles et leurs environnements conti-

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nentaux, d’Amérique centrale ou du Venezuela. Maisles relations disséminées, de pacotillage par exemple,acheter très peu cher à Miami ou à Jacmel etrevendre sur les trottoirs de Roseau ou de Cayenneou sur la Savane de Fort-de-France à l’arrivée desbateaux de touristes, les pacotilleuses sont les métis-seuses du Tout-monde, ces relations se sont multi-pliées. Toutes les côtes caraïbes des continents sud et ducentre sont créoles, et peut-être même aussi celles quidonnent sur le Pacifique, et tous les intérieurs et lesmonts (les Andes) sont amérindiens, et ils se ren-contrent, par exemple en Colombie ou au Venezuelaencore, ces pays à deux versants contrastés, l’alti-tude et le plat de mer (le paysan resté dans lesAndes et le pêcheur déporté des Afriques), mais àl’unité mystérieuse.

C’est un art créole que celui de savoir concilier la mon-tagne et la côte, la source et l’embouchure, le repli sur soiet l’ouverture à l’autre, ainsi la rivière qui caresse ouemporte et la mer qui baigne ou engloutit.

La présence africaine n’a aucun poids au Pérou etau Chili, elle a disparu à peu près d’Argentine, oùles Noirs furent exterminés dans les guerres de fron-tières avec le Paraguay et l’Uruguay, après qu’ilseurent fourni, dans les bouges à frotti-frotta et lesbordels volontiers mixtes de Buenos Aires, auxrythmes cassés et aux premiers gestes et aux pre-

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miers pas du tango. Au loin, tout au nord-est, dansla « mer du Pérou », comme disaient les aventuriersqui entamaient au seizième siècle l’infinie traverséedu continent vers les trésors supposés de l’Eldo-rado, la Caraïbe est toujours flamboyante en mêmetemps que difficile à naître. Elle est la préface aucontinent, un passage qui enfin est une demeure,mais ouverte. Le Caricom, le marché communcaraïbe, d’abord formé des seuls États anglophonesindépendants, s’est tout récemment étendu à Saint-Domingue, à Haïti et bientôt à d’autres pays. Etcomme toujours dans la néo-América, les entrecroi-sements sont infinis, les orchestres de campagneantillais, accordéon violon et cha-cha et ti-bois, son-naient encore à la fin du siècle dernier comme lesorchestres du Nordeste brésilien : le vertige nousporte. Dans nos actualités les plus récentes, cestissus emmêlés et ces boucans des mêmes tensionset ces musiques métissées et ces textes et ces cris quià plain-chant se relaient, et ces luttes qui s’igno-raient les unes les autres, et ces silences où seretrouvent les mêmes méditations, quand même leslangues diffèrent, nous devancent sans répit dansnotre course aux diversités du Tout-monde.

Si nous insistons ainsi sur cette suite désordonnéede phénoménologies de la Caraïbe et de la néo-Amé-rica, c’est pour illustrer l’idée que les formations enarchipel vont de pair avec des non-systèmes depensée, avec des manières tremblantes, menacées,

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fragiles mais tout à fait autres et innocentes, c’est-à-dire justes et appropriées, de voir et de considérer lemonde où nous vivons, alors nous découvrons qu’ils’y forme peu à peu ces pensées archipelliques,déliées des somptueuses portées des pensées conti-nentales, systématiques et pesantes et parfois meur-trières, et que l’univers des créolisations en est unedes sources les plus fécondes. Il y a des archipels dela pensée atavique (ainsi dans le Pacifique) et nousles distinguons des archipels à cultures composites ;mais pas un ne développe un système irréversible.La proposition qui est ici faite est que l’archipelcaraïbe et toute la néo-América se sont multipliés engrande proportion sur les souches des peuplements afri-cains, et les organisations délirantes de l’esclavage, et lessystèmes économiques des Plantations ou Habitations, àpartir aussi des luttes des peuples de toute cette régionpour leur libération, comme il en a été pour l’archipel del’océan Indien, et que nous avons tous à en savoir.Soit qu’il ait rassemblé des éléments des diverspeuples africains dans les mêmes fractures de l’arra-chement, ou qu’il ait subi les attaques victorieusesdes peuples de cette nouvelle configuration dumonde, en lutte pour leur survie, ou qu’il ait dessinéà vif la nature originelle des rapports entre les colo-nisateurs et les colonisés, l’esclavage paraît un phé-nomène dont on ne peut réduire l’importance. Lanéo-América et l’archipel caraïbe préfigurent desrelations d’un nouveau type, qui se sont ensuite éta-

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blies dans le monde. C’est ce que nous voulons direquand nous affirmons que le monde se créolise. Ilne devient pas créole, il entre dans ses diversités. LeBrésil en est un exemple puissant, qui certes palpitecomme un continent mais pense et avance commeun archipel.

La même douleur de l’arrachement, et la mêmetotale spoliation. L’Africain déporté est dépouillé deses langues, de ses dieux, de ses outils, de ses instru-ments quotidiens, de son savoir, de sa mesure dutemps, de son imaginaire des paysages, tout celas’est englouti et a été digéré dans le ventre dubateau négrier et, par opposition au migrant armévenu du nord-ouest de l’Europe, et qui entreprendtout de suite de forger les instruments de sa domi-nation (qui sera le capitalisme industriel puis tech-nologique et financier), ou ensuite au migrant domes-tique ou familial, venu d’Italie ou de Chine ou de lapéninsule Ibérique, d’Écosse ou d’Irlande, les ré-gions pauvres des îles Britanniques, avec ses poêleset ses fourneaux, les portraits de tout son clan, etqui fait commerce (c’est le capitalisme marchand,soumis au premier), l’Africain est le migrant nu, etqui n’a plus même à nourrir l’espoir d’un retour aupays natal, sauf dans les obstinations suicidaires desIbos. Mais on sait que cette seule caractéristique,qu’on aurait pu porter à son passif (de le voir enmigrant nu pourrait être une manière de le dépré-cier, on me l’a reproché assez fort lors d’une confé-

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rence à la Jamaïque, avant que je m’explique), vapermettre au contraire à l’Africain déporté, quel quesoit l’endroit du continent où il aura été débarquépuis trafiqué, de recomposer, avec la toute-puis-sance de la mémoire désolée, les traces de ses cul-tures d’origine, et de les mettre en connivence avecles outils et les instruments nouveaux dont on luiaura imposé l’usage, et ainsi de créer, de faire surgir,ou de contribuer à rassembler, au sud du continent,dans l’archipel caraïbe, dans les Amériques cen-trales et dans la partie de l’Amérique du Nord qu’iloccupera, des cultures de créolisation parmi les plusconsidérables qui soient, à la fois fécondes d’unerecherche de vérité toute particulière et riches d’êtrevalables pour tous dans l’actuel panorama du monde,la racine en rhizome étant la plus ouverte et peut-être la plus solide, comme le jazz et le reggae et leslittératures et les formes d’art de ce monde enfin sivéritablement nouveau en fournissent des illustrations.

Les langues créoles en sont un autre exemple. J’aisoutenu l’idée que ces langues sont plus facilementapparues dans les régions où dominaient des languescolonisatrices non encore entrées dans leur phase deformation définitive, comme le français (surtoutreprésenté par les parlers des marins et aventuriersbretons et normands) et le hollandais dans les Amé-riques, le portugais (les langages des marins) dansles îles du Cap-Vert en Afrique, qu’il n’y a pas decréole quechua-espagnol par exemple, que ceux

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qu’on dit les créoles anglophones, le gullah auxÉtats-Unis et le créole jamaïcain dans la Caraïbe,produisent en réalité des déformations agressives etgéniales d’un usage de la langue anglaise, et non pasune synthèse en profondeur réalisée avec des tracesdes langues africaines (les mots africains des lexiquescréoles sont de fait assez rares, c’est peut-être davan-tage la structure de ces créoles qui les rapproche deces origines), que la raison en était qu’à l’époque dela colonisation ces langues anglaise et espagnole (etla langue portugaise au Brésil) avaient massivementinvesti le continent et opposé leur unité organiquedéjà réalisée (celle que le dix-septième siècle fran-çais viendra parfaire avec tellement d’éclat, et queles instituteurs normands et corréziens et antillaiss’évertueront à nous enseigner avec une si totale etrigoureuse compétence) aux parlers dispersés qu’ellesrencontraient. Quoi qu’il en soit de ces hypothèses,les langues créoles, fondues dans les creusets del’esclavage, sont un événement dans l’histoire desrelations entre humanités, parce qu’elles autorisentà mettre en doute la théorie des souches privilégiéesde langage, et parce que leurs évolutions foudroyanteset absolument contemporaines permettront peut-être de mieux consulter les processus de formationet d’abandon des langues en général. Les parlersdémultipliés dans les univers des villes tentaculairesmodernes, voix qui naissent et disparaissent à unevitesse inappréciable, sont d’autre part les figura-

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tions des principes à l’œuvre dans les créolisationslinguistiques de toute nature. Un ami de SierraLeone m’assure que le créole qui y est parlé est unevéritable profonde synthèse sans doute des languesafricaines et de l’anglais, qui n’y est pas en positionde force, et qui entre donc dans le mélange, lequelapparemment évolue à une vitesse incontrôlable.

Les langues créoles francophones, si dangereuse-ment asymptotes de la langue française, sont sou-mises à l’usage de production qui les autorise, et sicet usage est faible ou se ralentit, alors elles se fran-cisent, de même qu’il est probable que les créoleshaïtiens s’anglicisent dans l’émigration new-yorkaiseou montréalaise. Ce qui veut dire que les languescréoles sont aussi des instruments de propagation,de relation et de mesure des contacts entre deux ouplusieurs langues dans un lieu et un temps donnéset entre ces langues et toute créolisation possible.

Ce qui surgit en ce moment, c’est la vitesse et lesengagements foudroyants de ces langues, hier domi-nantes ou dominées, l’une envers l’autre, traits pourlesquels il nous faudra développer en nous des dis-positions linguistiques inédites, dont nous n’avonspas la moindre idée aujourd’hui. Voltiger d’uneintuition poétique à une autre nous permettra peut-être de créer de nouvelles syntaxes, infinimentvariables, dans une langue comme dans son rapportà d’autres langues. Il me semble que la langue fran-çaise, qui a essaimé plutôt qu’elle ne s’est concen-

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trée, dans les Amériques et ailleurs dans le monde,n’est pas mal placée pour entrer dans ces voltiges.Nous apprivoiserons ces fulgurations au fur et àmesure que nous fréquenterons les langages créoles.La vitesse et les métamorphoses vertigineuses neremplaceront pourtant pas l’ombre portée ou laprofondeur de chaque langue, ses hésitations et sesreculs, ses choix arbitraires et ses élans, ses remordset ses audaces, les langues ont un inconscient, cesmétamorphoses les envelopperont d’un transportdont la qualité sera pour nous toute neuve. La fré-quentation vertigineuse des langues ne sera pas untroubouillon sans répit, où elles se perdraient.

La répartition et la dilatation et la dispersion deslangues, dans les contextes de concentration urbaineque nous connaissons bien, nous rappellent cescourses loin de l’univers implacablement clos desPlantations, jadis autorisées une fois l’année, quipeut-être ont eu pour écho la tradition des carnavalsdans toute la néo-América, à Rio comme à Foyalcomme à Port of Spain comme au carnaval antillaisde Londres comme en tant d’autres villes grandesou petites, avec l’emportement des vidés, ces coursesqui ouvrent, elles aussi une fois l’an, l’ivresse d’unespace entièrement libéré, nous pourrions dire vidéde tout stigmate d’esclavage ou de sujétion. Cejour-là, on vidait les Plantations pour encombrer lescampagnes puis les bourgs puis les villes. Le car-naval fait de même. Les carnavals chantent toujours

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une libération, d’autant plus échevelée, fiévreuse etéperdue ou étonnamment rêveuse qu’elle est le plussouvent temporaire, tant ceux de Rome que ceux deVenise, ceux de la Caraïbe comme ceux du Brésilou de La Nouvelle-Orléans. Il nous faut apprendreà fêter ceux de l’océan Indien. Voilà une autre sortede transversalité, dans laquelle tous les peuples deces régions se sont engouffrés : il me semble que cen’est pas le seul appel du plaisir ni la seule excita-tion, même s’ils y sont prépondérants, qui jettent lesAntillais de l’archipel à Port of Spain vers la fin dumois de février de chaque année, ou à Rio ou à Sal-vador de Bahia (et d’ailleurs les paysans des quar-tiers de n’importe quelle campagne de ces pays,accourus aux modestes carnavals du bourg le plusproche), et tous les Caribéens de New York au car-naval des Portoricains ou à celui des Jamaïcains, parBrooklyn, le Bronx ou Manhattan. Les extrêmes ducommerce et de la mise en spectacle ne découragentpas la ferveur.

Tout cela s’agite, dès l’amorce des systèmes desesclavages des Amériques, et baratte dans les pro-fondeurs de ces espaces nouveaux, qui fondent àleur tour des temps insaisissables, mais ce ne sontpas les maîtres qui l’ont extrait des vertiges, grandset petits, de ce maelström, comme un métal pré-cieux dégagé de sa gangue et tout boueux d’êtreainsi forcé à jour, ce sont les esclaves eux-mêmes etleurs descendants qui l’ont fait. Ainsi eux seuls, à

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même ces univers de mort, ont été globalement posi-tifs. Eux seuls ont porté leurs arts particuliers, artsde toute une pensée composite, souvent pratiquésd’abord clandestinement, à des degrés absolus d’uni-versalité, c’est-à-dire d’acceptation par le Tout-monde, eux seuls ont conçu l’inconcevable avancéedes créolisations, par où s’opposer à toutes les rai-deurs comme à toutes les intolérances des penséesde l’unique qui régissaient ces univers, eux seuls ontvraiment vaincu l’esclavage, après combien deravages intérieurs, en l’éteignant en eux, et eux seulsont fait de l’errance non pas un trajet de dominationmais une imprédictible course à toutes les diversitésdu monde, dont ils ont relevé l’éclat. (Il y eutWilliam Faulkner dans le Mississippi, et Saint-JohnPerse dans les Antilles françaises, deux planteursempreints de leurs castes, même s’ils n’ont jamaisfait planter une bouture de canne à sucre ni unegraine ou une souche de coton, et il y eut sans doutebeaucoup d’inconnus de la même sorte, qui ontparlé tout simplement, pour nous rappeler que lesvocations ne sont inscrites dans aucun gène. Et l’unet l’autre, également retirés et silencieux comme lesaèdes visités de l’Esprit avant la déclamation, n’eus-sent certes pas dédaigné d’être accrédités, mais enpoésie seulement bien entendu, il ne faut pas exagérer, deces qualités de divination et de prophétie que de tou-jours on prête si facilement aux vieux sorciers nègresde l’Alabama aux États-Unis, ou de l’Artibonite en

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Haïti, ou du morne des Esses en Martinique. Dansl’art des oracles et de la vaticination divinatoire et dela lecture du monde, les égalités se rétablissent.)

Eux seuls ? Non pas, car voici alors la transversalitépar excellence : et c’est que deux histoires se sontdéroulées en deux endroits de la Terre, l’une dansl’océan Indien, l’autre dans les Antilles de l’Ouest,et absolument différentes et absolument semblables.Phénomène peu commun dans les rencontres deshumanités. Au centre de cet autre archipel donc,formé lui aussi de grandes et de petites et de pous-sières d’îles, le même marchandage d’esclaves sepratiquait, comment pourrions-nous dire, aussiintense mais beaucoup plus resserré ou précipité,comme si malgré la présence de la Compagnie desIndes Orientales, qui là faisait pendant à celle desIndes Occidentales, laquelle régissait la Caraïbe (eton peut se demander si le mot « Indes » avait lemême sens dans les deux cas), et qui avaient toutesdeux leur siège à Paris, il résultait de la situation(une sorte de cercle clos et des fournisseurs moinslointains) une autonomie de piraterie et de traitebien particulière. L’une des sources principalesd’approvisionnement en esclaves était toute proche,il ne se dressait là aucun inconnu à traverser pour yatteindre, c’était la grande île de Madagascar,comme un long continent devant le continent afri-cain et, malgré les dangereux caprices de cet océanIndien, cette affaire de la traite se présentait comme

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une entreprise de cousinage ou de voisinage oupresque. Les négriers et les pirates s’y connaissaienttous. Et cette source en esclaves était au moinsdouble, les Cafres (les Africains) qui arrivaient parle nord, sans doute traités par des équipages arabes,relayés par des bateaux français, et les Malgaches,du moins ceux de ces tribus défavorisées qui avaientété chassés et livrés par leurs voisins plus puissants.

Une telle dualité rapprochait la traite et l’escla-vage dans l’océan Indien d’une considération plusstrictement économique : il n’y avait pas là une seulerace marquée pour l’esclavage, comme on dit qu’il sefait dans la Bible pour les descendants de Cham.Une autre conséquence, immédiate, était que lemarronnage était beaucoup plus précoce ou fré-quent chez les originaires de la grande île-continent,qui, sitôt livrés par exemple à la Réunion, tentaientavec acharnement de rentrer chez eux, et non pas àla manière fantasmatique des Ibos des Amériques,mais presque à vue d’œil. Peu d’entre eux y parve-naient pourtant : la mer, les courants, les requinspeut-être, les tempêtes, les hauts brisants, les pour-suivants, et peut-être aussi ceux des autres tribusqui les attendaient sur les côtes de leur pays pour lesrefouler vers le large. En tout cas, il y a au moinsdeux « races » de marrons en fuite dans les îles de cetarchipel (l’île Maurice, toutes les Seychelles, l’île dela Réunion, les autres îlots des Mascareignes, aux-

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quels il me plaît d’ajouter, si loin au nord, je ne saispar quel bonheur de relation, les Comores), et il sepourrait ainsi que les créolisations dans cette régionaient commencé par là, entre les Malgaches et lesCafres en fuite.

Le paysage du marronnage est beaucoup plus tra-gique à l’île de la Réunion que partout ailleurs, àcause de la configuration géographique absolumentdramatique du pays. Les montagnes sont spectacu-laires, en pics impressionnants, et forment descirques aux dimensions de l’infini, bien propres àsusciter la terreur, et où les superstitions les plusfolles s’agrippent. Du moins c’est ainsi que je l’airessenti, à la lecture des textes qui s’y rapportent.Les marrons en avaient fait leur domaine, au prix dedifficultés hors de toute humanité, et établi descamps pratiquement fortifiés, selon une stratégiequ’ils maîtrisaient, camps qu’ils déplaçaient conti-nuellement et d’où ils organisaient des razzias pério-diques vers les Plantations. Les colons furent peu àpeu amenés à organiser des campagnes périodiquesde chasse aux marrons, qui empruntaient les alluresde vraies expéditions militaires sauvages, aux résul-tats incertains. Il y avait des spécialistes.

Les crève-la-faim et les ivrognes, les ruinés et lesendettés, les bravaches et les assoiffés de sang, et lespropriétaires exaspérés, s’inscrivaient pour ces opé-rations, marches d’approche, embuscades, encer-clements, feux de brousse, sous la direction d’un

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capitaine de métier, et les comptes s’en faisaient àpartir du nombre d’oreilles (par paires le plus pos-sible, pour éviter les tricheries) que ceux qui reve-naient rapportaient, quand ils revenaient. Les esclavesmarrons ramenés vivants étaient payés beaucoupplus cher, puis suppliciés, quel que fût l’état de leursblessures, et leurs têtes exposées sur des piquesdevant les bâtiments publics. Les relations de cesexpéditions baignent dans une atmosphère delaisser-aller sanglant tout autant que de fanatisme àpeu près pestiféré. L’odeur de l’exotisme est ici uneodeur de charnier. La légende monte au haut despics. La réduction des troupes de marrons présen-tait là quelque chose de plus exalté ou délirant,comparé à la froide et puritaine cruauté des répres-sions américaines. C’était comme si les marrons etleurs chasseurs sauvages apprenaient ensemble,expédition après expédition et mort après mort, lepaysage grandiose de l’intérieur du pays.

Notre pensée des transversalités s’accélère et peut-être s’affole : est-ce que ce sont les mêmes bateauxet les mêmes équipages qui se relayaient d’un de cesunivers à l’autre, de la mer des Caraïbes à l’océanIndien, cela paraît impossible, et véhiculaient-ils lesmêmes expressions de leurs parlers marins, la for-mation des créoles ici et là obéissait-elle à des prin-cipes identiques, ces langages sont-ils parlés dans lamême proportion par les populations, ont-ils été enproie aux mêmes dangers d’érosion et de dispari-

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tion, et les métissages plus fournis dans l’archipelindien (les Noirs ou Cafres, les Blancs, petits etgrands, les Malgaches, les Indiens, les Océanienspeut-être et pourquoi pas les Arabes) ont-ils préci-pité bien plus tôt dans certaines îles (à Maurice etaux Seychelles en principe) le sentiment d’un métis-sage créole régénérateur, ou alors ont-ils accéléré leretranchement relatif (à la Réunion) de la partieblanche de la population, à l’image des békés desAntilles retirés dans leurs ghettos de luxe ? Sansdoute la réponse à chacune de ces questions serait-elle assez facile à établir, il n’y a pas là d’écran opa-cifiant, mais c’est de l’accumulation de ces réponsesque nous attendrons quelque chose, une dimensionnouvelle de ce savoir.

Pouvons-nous par ailleurs suivre ici et là lesmêmes processus de l’aliénation, les mêmes littéra-tures « insulaires » et les mêmes chroniques « locales »,le romantisme des îles et la langueur tropicale,comme l’exotisme de Paul et Virginie pour répondreà celui du Bug-Jargal de Victor Hugo, le Parnassede l’océan Indien, Leconte de Lisle, et le symbo-lisme caraïbe, José Maria de Heredia, qui couvrentdes floraisons de romantiques-parnassiens-symbo-listes tropicaux, tout aussi copiés-collés que cer-taines architectures des universités des États-Unis,par exemple le gothique de la prairie, ces retourssimples et nostalgiques aux sources, toutes florai-sons que dénigrait fort Baudelaire, autant certes

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qu’il le faisait de la Belgique, lui qui avait une maî-tresse venue de ces îles et qui, bien avant Mallarmé,avait poémisé sur les départs vers « là-bas ».

Le francotropisme a-t-il fleuri avec une égaleprospérité dans ces régions si éloignées l’une del’autre, que séparent ces deux continents adjacents,l’île Madagascar et l’Afrique, et ces deux mers grandesouvertes, l’océan Atlantique et la mer des Caraïbes ?Aujourd’hui les îles des Seychelles sont un des foyersinternationaux de l’étude des langues créoles. Par-tout dans l’océan Indien, la pensée de la créolisa-tion, que nous avons indiquée, levée et soutenue, serenforce. Parce qu’elle répond, là comme ici, à laréalité du monde. Mettons la mer Caraïbe et l’océanIndien en transversalités, notre discipline nouvelle ygagnera. Mettons l’océan Indien, l’Afrique et Mada-gascar, et l’Inde, en transversalités. Que saurons-nousde ces rencontres secrètes qu’alors nous découvri-rons, qui pousseront peut-être jusqu’à nous auto-riser des méthodes nouvelles de déchiffrement duréel ?

Pour soulager les misères des Indiens des Améri-ques, ou Amérindiens (revenons à une des nom-breuses sources de ces histoires), on avait doncdéporté les Africains et, après les abolitions (lesanciens esclaves répugnaient alors à revenir tra-vailler la terre), on avait fait appel, si l’on ose ainsidire, aux Indiens de l’Inde, je ne sais pas s’il s’agis-sait en l’occurrence des intouchables, ou simple-

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ment de misérables, et le plus communément ditsHindous, ou coulis.Indiens « sauvés » => Africains traités => Koulis déportés.

Mais le trafic de ces Indiens avait déjà com-mencé, dans l’océan même qui porte leur nom, etdepuis des années les compagnies anglaises et fran-çaises se livraient une guerre totale pour s’assurer lecontrôle de ce marché. Les conditions de déporta-tion de ces populations n’en étaient pas pour autantaméliorées, elles avoisinaient celles d’une traite.Elles avaient signé des contrats qui en faisaientpresque des esclaves. À la Guadeloupe et à la Marti-nique, où j’ai pu consulter quelques-uns de leurscahiers de famille, au cours de ces fêtes religieusesque nous appelons des manjé-coulis, cahiers qui por-taient mention, calligraphiée dans leur langue, desnaissances et des morts, ils ont grappillé à force deténacité le peu de la terre que les békés consentaientà laisser aller (en Guadeloupe et en Martinique, lesdescendants des Africains préférèrent les prestigesde l’instruction publique et les espoirs qu’ils fontnaître à la possession de la terre), et dans toute larégion caraïbe ils ont conquis une assise sociale detrès haut rang.

Pendant longtemps, les Hindous avaient été misd’office au tout dernier cran de l’échelle délirantedes sociétés d’après l’esclavage, et s’il est vrai qu’ilse trouvait un assez grand nombre de ménages oude mariages pratiqués entre les deux communautés,

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Noirs-Indiens, les enfants de ces unions n’en étaientpas moins appelés des chapés-coulis, c’est-à-dire qu’ilsavaient échappé à la condition de coulis. Aujour-d’hui, la koulitude est un sujet de fierté, un mouve-ment d’émancipation culturelle, peut-être pas dansles îles anglophones, où il y a une grande masse deces immigrants du dix-neuvième siècle mais oùchacun s’est toujours méfié de ces idées généralesréputées à la française, en tout cas les descendantsde ces Hindous déportés reviennent dès qu’ils lepeuvent visiter leurs cultures d’origine, dans le sudde l’Inde, ce qui n’est plus le cas pour les Noirsantillais en ce qui concerne l’Afrique, où ils ontlongtemps vécu au temps de la colonisation. Ils ytenaient un rang privilégié, qui serait ridiculeaujourd’hui. Voici donc, pour finir, qu’une autrepopulation était venue ajouter à la formation créoledes Antilles, et cela, sans qu’elle renonce à sessources identitaires radicalement autres : les Hin-dous, puisqu’on les désigne ainsi par leur religion,sont entrés dans le mélange antillais et caraïbe sansavoir à se renier. L’identité n’est plus une exclusive,elle ne s’est pas altérée non plus. On peut être d’unecommunauté sans y être communautairement indisso-cié. « La Martinique est ma patrie, l’Inde est mamère. »

Koulitude et négritude se rencontrent, dans lecreuset patient des créolisations, après un temps de

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tâtonnements et d’apprentissages réciproques, mar-qués de racisme latent.

L’extraordinaire intensité de ces mélanges, heurts,conflits et accommodations entre ethnies, cultures,langues, « races », imaginaires, techniques, mytheset croyances, que j’ai donc appelé créolisation, nonpas par référence à un modèle donné qui serait lecréole, mais par une méthodologie comparative(une créolisation étant une composition d’élémentsdistincts hétérogènes les uns par rapport aux autres,mis en fusion dans un lieu et un temps donnés, etdont les résultantes, poussant plus loin que lesmécanismes fertiles des métissages, sont imprévi-sibles et imprédictibles : ce qui est en effet l’imageacceptable du parcours d’une langue créole), toutce bouillonnement était hors de proportion avec larelative exiguïté de l’espace qui le contient et quipourtant participe de l’immensité des espaces amé-ricains. Mais aussi bien, la créolisation du mondeest infinie, eu égard à l’espace de notre planète,qu’elle couvre.

C’est le moment de reprendre ce que j’ai pu pro-poser ailleurs : « Nous devinons aujourd’hui que cequi est en jeu est la réalité des métissages et descréolisations du monde, qui n’est pas tout simple-ment l’agrégation d’un énorme méli-mélo, et dontun grand nombre de personnes, individuellementou en collectivités, ne veulent pas entendre parler.

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Tous les lieux de connivence et de partage sontsoumis à ravage, toutes les villes de la rencontreet de la co-existence, Sarajevo, Beyrouth et tantd’autres, les plus petits villages unis par un pont,ont été systématiquement pris pour cible par lesintégristes de tous bords, ou abandonnés, commeLa Nouvelle-Orléans, à leur sort, avant qu’on lesnettoie de leurs indésirables et qu’on les refasse àneuf, d’un seul tenant aseptisé. Nous savons que lesracistes de tous pays craignent et détestent par-dessus tout les mélanges et les partages. C’est en quoila mémoire des esclavages nous est avant tout précieuse.Comme la mémoire de tout massacre ou de toutgénocide, elle importe à l’équilibre du monde. Nonpas parce que la mémoire nous est indispensable, niparce que la morale nous l’impose, mais parce quel’absence de mémoire laisse en chacun et en tous unefaiblesse irréparable. Et aussi parce que toutemémoire récupérée est avant tout un outil de solida-rité entre peuples. Il nous faut d’abord nous sou-venir ensemble, et que l’oubli à l’occasion devienneun consentement non troublé, ratifié par tous.Notre action la plus haute devrait être de restaurerdans ce monde les prestiges de l’alliance, et d’aviverla rencontre des différences. »

La France, nos histoires, ses histoires, et d’abordqu’elle est et qu’elle constitue dans tout ce champ,généralisé ou restreint, un des lieux-communs prin-cipaux de tant de bouleversements, qu’elle a orga-

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nisé la traite des Africains vers les Amériques, dansun système de concurrence barbare avec l’Angle-terre et avec tous les autres pays négriers, que cecommerce de traite a nourri une entreprise d’escla-vage qu’elle a codifiée de la manière la plus inhu-maine, et souvent la plus cocasse (ledit Code noir),sous les règnes de Louis XIII et de Louis XIV, unevraie institution, qu’elle en porte avec les autrespays d’Europe la responsabilité. Qu’elle a aboli puisrestauré puis aboli encore ce système d’esclavage,au prix du dévouement, de l’abnégation, del’héroïsme d’un grand nombre de ses citoyens, et auprix des luttes et des sacrifices des esclaves eux-mêmes, et qu’elle a continué de profiter, le plus nor-malement du monde, des rapports des terres quiavaient ainsi échappé à la gangrène de l’esclavage(et déjà sous Louis XVI les courtisans se plaignaientau roi : « Sire, votre cour est créole », 40 % de l’éco-nomie dépendaient du revenu des Îles, et les escla-vagistes antillais dictaient la mode à Paris sous leDirectoire, ce sont les incoyables et les mèvéyeux deJoséphine Tascher de La Pagerie, tout le monde saitque les Antillais ne prononcent pas les r), qu’elle avoulu écraser Saint-Domingue, qui en réchappa.

Et qu’un siècle et demi plus tard elle a pourtanttrouvé dans ses colonies africaines, jadis pillées pourle commerce de traite, le recours et le secours enhommes et en moyens qui lui ont permis de retrou-ver son rang, c’était en 1943, et que les Français

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n’en savent rien ou à peu près, jusqu’à aujourd’hui,ni pourquoi le gouverneur général de l’Afriqueéquatoriale française, Félix Éboué, guyanais d’ori-gine, compagnon de la Libération, repose au Pan-théon, ni pourquoi le général en chef ToussaintLouverture, fondateur de la liberté en Haïti, et qui areçu dès 1792 les témoignages les plus éclatants dela reconnaissance de la Convention nationale, auraitmérité d’y reposer, si du moins on retrouvait sesossements sous les remblais ravagés du château deJoux.

L’histoire et la géographie semblent être parmi lesmatières les moins bien reçues en France, du moinson le répute ainsi, et malgré la qualité des ensei-gnants : parce que ces matières ne disposent peut-être pas de leurs créneaux ni de leurs filières ni deleur légitimité propres à ce niveau, du moins pasd’une manière aussi nette et définie que les autres,les mathématiques, les sciences, les arts et les lettres,l’économie, l’informatique, le commerce, alors ondit à propos de ces deux-là, comme pour le latin, àquoi ça sert : on étudie un peu à peu d’histoire et degéographie un peu partout dans les sillages de cesautres disciplines, et voilà tout, la recherche en his-toire, et en géographie, si essentielle, au même titreque toutes les recherches, ne parvient pas à éclairerou à alerter l’esprit public (peut-être et précisémentparce que ces matières engagent trop à fond lesinconscients collectifs et les circuits des troubles

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individuels), ni à toucher l’imaginaire de la majorité(mais la connaissance de soi par l’histoire peut-elles’enseigner ?), et ainsi la masse des Français réagit-elle à son histoire lointaine sans la connaître, despersonnes estimables, dignes en tous points de votreconsidération, détestent les Arabes, elles ne saventplus pourquoi, les immigrants de la toute dernièregénération autorisée détestent les derniers arrivés etjusqu’à l’idée même d’immigration, on dit aussi queles Français ignorent tout de la géographie dumonde, mais il en est de même pour la plupart despeuples, parmi les plus avancés en techniques et ensavoirs et en possibilités de voyager.

En tout cas le passé historique demeure vague enFrance pour ce qui se rapporte aux anciennes colo-nies, sauf peut-être pour l’Indochine et l’Algérie où,répétons-le, furent envoyés en guerre des conscritsqui revinrent marqués d’empreintes ineffaçables, etpeut-être incommunicables, et ainsi beaucoup depersonnes, qui ont très probablement oublié leséchos des diverses horribles et racistes Expositionsuniverselles du tournant du vingtième siècle, détes-tent-elles les nègres, elles ne savent plus pourquoi(je me souviens au contraire qu’à mon arrivée àParis en 1946, des dames jeunes et vieilles m’arrê-taient dans la rue et me demandaient timidement :pardon, monsieur, est-ce que vous permettez que jetouche vos cheveux ? Ça m’est arrivé au moins troisou quatre fois : nous sommes loin des jeunes des

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banlieues actuelles, poursuivis par tout un chacun),et ce passé est encore plus indistinct et commeinexistant en ce qui concerne les traites et les escla-vages africains et américains, c’est arrivé si loin de lamaison, du jardin, de l’épicerie familière, du café dudimanche matin, et d’où vient le café, il n’y avaitpas encore de télévision, l’inculture était profonde,vous ne pouvez pas demander qu’on vive toute lajournée avec ceci ou cela d’il y a si longtemps (maisessayez quand même, aujourd’hui, si vous êtesantillais, de louer un logis acceptable n’importe oùdans Paris, vous verrez l’ennui).

Et de l’autre côté, sur l’autre face des eaux, surl’autre versant de cette histoire partagée, il se trouveaussi que ce passé est demeuré trouble et imprécispour une majorité des Antillais, dans les lieuxmêmes où il a pourtant exercé sur eux ses ravages(nous aimons le plus souvent la France mais nousaffectons pour le moins d’être visiblement indiffé-rents aux Blancs, ou nous détestons, avec quelqueraison il faut dire, les békés, les héritiers des plan-teurs, qui possèdent encore presque toute la terre,mais nous sommes transportés du moindre visiteurde passage qui va nous flattant, et nous l’acclamonsavec éclat), mais c’est parce qu’on a officiellementet de bout en bout dérobé aux Antillais leur histoire,sous les liasses des formulaires simplifiés de leursrapports les plus élémentaires avec la France, et quependant longtemps ils ont subi cette histoire sans

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pouvoir la vérifier, malgré des combats renouvelés.On a dérobé aux pays de l’océan Indien, et à peuprès dans les mêmes conditions, leur histoire. Dansces cas, les mémoires sont sournoises, elles dépo-sent leurs sédiments de rancœurs impuissantes oud’autoreniement et, comme la maladie du diabète,dont nous autres Antillais ne nous méfions jamaisassez, elles grossissent et détruisent sans se fairereconnaître, en douce.

Bien des questions restent à l’air, que nous avonssuggérées, mais dont nous n’avons pas formulé lesconclusions provisoires (beaucoup plus que lesréponses, qui seront peut-être à construire jouraprès jour). La première d’entre elles se rapportedonc à la dimension de la mémoire, individuelle oucollective, qui est la condition de toutes les autresdonnées qui interviennent dans cette affaire, et c’estpar là qu’il nous faudra sans doute conclure : pou-vons-nous rattraper la mémoire historique dans lesmarigots, les marasmes, les gués, où elle fut égaréepuis perdue ? Les identités se confondent-elles dansle sentiment national (la crainte par exemple quedes éléments de communautés entrant dans la com-position et l’existence de la nation française pour-raient y introduire la division d’un isolationnismecommunautariste, ou que d’un autre côté, et sansdoute par le même effet d’une pratique soi-disantnationaliste, des Haïtiens ou des Dominiquais im-migrant en Guadeloupe ou en Martinique, terres

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voisines et cousines, pourraient être considéréscomme les éléments d’une menace ou d’une concur-rence, et chassés), quand pourrons-nous nous déga-ger de tant d’équivoques ?

Répétition de ce que j’ai pu dire ailleurs : « Avoirle sentiment de faire partie d’une communauté neveut pas dire à tout coup qu’on participe d’un com-munautarisme. Pourriez-vous accuser un Occitanou un Catalan de communautarisme ? Ou un Bre-ton bretonnant ? Ce qu’on apporte alors à la vie detous dans la nation, c’est justement cela, une dimen-sion autre de la diversité du monde, dont chacun abesoin. Une nation n’est pas un patchwork de toutce qui vibre dans le monde, ce serait consternant,mais elle ne peut pas se résumer non plus au blocmonolithique d’une seule des composantes dumonde. Du moins, pas de nos temps. L’idée derefuser d’abord globalement, de consentir ensuitepartiellement ou sélectivement est d’une avariceréductrice. Participer du tout, c’est vibrer d’une ins-piration qui conçoit les solidarités de ce tout. Unenation qui s’en abstiendrait tournerait en corpsmort dans la vivacité de toutes choses au monde.

« Il me semble que ce qu’on fustige sous l’appella-tion de communautarisme, dans les dramatiquescirconstances internationales actuelles, est la réac-tion regrettable et à mon avis rattrapable de ceuxdont les apports sont dès l’abord violemment repous-sés comme étant dangereux pour un équilibre de

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tous, opinion et parti-pris qui résultent presque tou-jours d’un excès ou d’une accumulation de pré-jugés. Le retirement et le rejet radical font en grandepartie le communautarisme, le retirement souventla conséquence du rejet.

« Une réalité nationale devrait pouvoir intégrer,c’est-à-dire recevoir en tant que telles, toutes lesparticularités qui la composent, en anticipant sur letemps où les conflits de particularités seront apaisés,et en préparant activement ce temps : sinon la citoyen-neté serait un a priori de caractère quasiment sacré,qui relèverait presque d’une superstition légale, oud’une croyance fondée une fois pour toutes, et nonpas ce qu’elle devrait être à tout moment dans leréel d’une nation : une résultante, chaque jourconquise un peu plus avant, des apports de tous àcette nation commune.

« La “raison suffisante” de toute nation devraitdésormais être liée à la vérité du monde : le mondebouge et les nations aussi.

« La citoyenneté ne peut précéder, en droit ni enréalité, la communauté, c’est-à-dire l’ensemble descitoyens. La loi (citoyenne) vit de la vie de la nationet la régit, mais elle ne la détermine pas, c’est lanation, telle qu’elle est ou telle qu’en elle-même ellechange, qui au fur et à mesure médite et définit saloi et accepte par là même d’en convenir, et d’yconsentir. C’est pourquoi il se développe une viepolitique, dont les données évoluent sans cesse. Un

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rapport de dialectique, à la fois fixe et fluide, entrela loi qui change le citoyen et le citoyen qui peutchanger la loi. Aux États-Unis, la formule répétéepartout, et peut-être héritée des épopées venge-resses et sommaires du Far West : “It’s the Law !”,qui coupe mortellement court à toute réplique,semble au contraire indiquer une antériorité abso-lue de la loi sur les citoyens. Changer ou aménagerla loi apparaît alors comme une entreprise hors ducommun. Le rapport à la loi semble ainsi donner lamesure du rapport du citoyen à la stabilité (ou àl’immobilisme) de la société dans laquelle il vit : quine veut rien changer a peut-être bien profité del’état des choses. »

Répétition encore : « Ils suggèrent que la démo-cratie, cette conquête des cultures occidentales, a ledevoir d’intervenir dans le monde pour ici et là cor-riger les excès de barbarie de peuples non avancéssur le chemin de cette démocratie. Oui, la démo-cratie a en effet parachevé après de longs et cons-tants efforts la naissance, tant la conception que laconcrétisation, de la dignité de la personne humaine,elle en a renforcé le soutien institutionnel, créé lanotion de droit, elle a révélé l’individu à soi-mêmeet à sa propre liberté, non pas seulement de manièreontologique, mais dans les exercices quotidiens deses droits et de ses devoirs, il y a là, et sans douteaucun, une sorte de saut qualitatif dans les histoiresdes humanités, dont nous ne devrions pas faire reli-

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gion, les justices qui se figent dans des formules setrahissent, mais qu’il faudra préserver et embellir leplus absolument du monde.

« Asseyons-nous sur la terre, et méditons.« Que peut-être ces avancées de la démocratie ont

pourtant laissé les individus (les personnes), et lescollectivités, infirmes de l’imaginaire, c’est-à-direqu’elles n’ont pas su les ouvrir à leur propre imagi-naire de la Relation, ni les convier aux imaginairesdes autres, à la liberté des autres, c’est-à-dire encore,du monde alentour. Impeccable dans son établisse-ment métaphysique et dans son raisonnement légalet dans ses agencements constitutionnels, et dansles améliorations constantes qu’elle y apporte à tra-vers les divers procédés institutionnels des pays oudes groupes de pays qu’elle a inspirés, l’idée dedémocratie, qui a été presque personnalisée, souffrede ce manque terrible : elle n’a pas nourri un imagi-naire de l’autre dans cette transcendance de la per-sonne humaine qu’elle a fondée, sinon par le biaisde la seule vertu morale, ce qui est plus que limi-tatif, et elle ne semble pas pouvoir en procurer.C’est pourquoi on a vu de grandes démocraties, enmarche vers leur achèvement, vers leur achèvementen tant que démocraties, entreprendre en mêmetemps d’effrayantes guerres coloniales, de conquête,lesquelles peuvent toujours être justifiées, tant dupoint de vue de la morale que du point de vue de

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l’intérêt commun. Mais les guerres de conquête colo-niale ou d’intérêt national, ni d’ailleurs aucuneguerre, ne pourraient être ratifiées ni justifiées dupoint de vue d’un imaginaire démocratique de laRelation. L’ontologie nous laisse dangereusementlibres de regarder ailleurs, d’agir dans notre seul sens,quand l’imaginaire nous a déjà changés, demeuranttels cependant. »

La mise en commun d’une autre manière de mémoireet d’une autre donnée des imaginaires devra être l’effetd’une générosité partagée. J’appelle générosité la luciditéqui s’applique aussi entièrement à soi-même et à la cri-tique de soi qu’elle ne s’applique aux autres et à leur cri-tique. Elle ne relève pas d’un principe moral, mais d’unePoétique de la Relation.

Une des marques les plus étonnantes du manqueà contrôler sa propre histoire est la querelle qui hieropposa les Antillais sur la date officielle de la com-mémoration de l’abolition de l’esclavage. Plusieursconditions contribuaient à une telle dispute. D’abordque les abolitions intervinrent effectivement à desdates différentes selon les pays, Guadeloupe, Marti-nique, la Réunion et les autres, au gré du capriced’un administrateur, ou plus sûrement d’après l’in-tensité des soulèvements que menèrent les esclaveset les hommes de couleur libres dans les dernierstemps qui précédèrent l’arrivée des décrets de libé-

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ration. La violence de ces insurrections explique aussique les débordements de joie à l’annonce de l’aboli-tion officielle ne durèrent pas de manière aussi spec-taculaire qu’on eût pu vraiment s’y attendre. Lesesclaves combattants de 1848 se souvenaient durétablissement de l’esclavage en 1802, après huitans de liberté. Ils se méfiaient. Les autorités en places’étaient efforcées de retarder au plus possible lemoment de la déclaration, la confusion régnait, lesconditions différaient d’un territoire à l’autre, lapression des insurgés grandissait. Les abolitions,ainsi relayées (ainsi délayées) dans le temps, et mar-quées d’une suspicion légitime, ne consacrèrentaucune date incontestable. L’idée d’une commémo-ration générale ne pouvait naître, ni être défendue.Chacun de nous, descendants de ces histoires, aensuite choisi pour son propre compte.

Mais l’esclavage est un fait global trop universel-lement haïssable pour que nous puissions, l’un àpart l’autre, en ramener un pan sur les souffrancesparticulières des nôtres et nous draper d’un de cesmorceaux de la souffrance commune. Et par ail-leurs, comment faire partager à l’ensemble desFrançais une commémoration dont ils n’ont pas lamoindre idée de ce qui la justifierait, alors mêmeque leur pays a pris une part capitale, mais sansqu’ils l’aient jamais réalisé tous ensemble, aux évé-nements qu’une telle commémoration évoque ?L’image de la France, c’est-à-dire sa réalité dans le

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monde, est aussi en balance ici, au moins autantque la conscience des habitants des Antilles et del’océan Indien et que leur entrée « sur la grandescène du monde », dans un rééquilibrage serein etinternational de ce qui fut une histoire désordon-née, dont les enjeux et les profits eux-mêmes étaientdemeurés cachés. La France doit contribuer à réta-blir cette histoire, qui touche à tant d’histoires decette partie du monde, dans ses évidences, sinondans sa clarté. Car nous nous méfions des clartésexposées ou soutenues encore plus que des évi-dences, souvent fragiles. Nous fréquentons depuislongtemps cette fragilité des évidences. La Francedoit rétablir un ordre de la connaissance en cettematière, c’est-à-dire qu’elle le veut, en connivenceavec ceux qui ont pâti eux aussi et précisément detant de ces manques d’évidence et ont souffert tantd’histoires raturées.

C’est un mouvement qui d’ailleurs s’affirme etprend de la grandeur, de l’un et l’autre côté, ou surles deux versants, de notre partage des eaux.

Nous pensons que le lieu-commun de la plupartde ces interrogations (vous vous rappelez que nousavons proposé le lieu-commun comme un lieu oùdes pensées du monde rencontrent des pensées dumonde) tient à ceci que justement les nations nepeuvent plus se sentir ni se définir aujourd’hui endehors du bouleversement des réalités mondiales.Le splendide isolement serait aujourd’hui une farce.

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Il s’agit non pas, ou pas seulement, ou peut-être pasdu tout, des plans qu’on fait pour des interventionsdans les affaires de ce monde, ni des concertationsni des accords passés, comme il se pratique sans quenous en ayons connaissance, en vue de ces interven-tions, mais de l’aisance qu’un peuple aurait à fré-quenter d’autres peuples, dans une agora tisséed’échanges. Autrement dit, le lieu-commun des mé-moires, quels que soient leurs mobiles ou leursmotifs, est le sentiment que chacun éprouve, indi-vidu ou collectivité, de vivre enfin dans le monde,d’avoir à y partager.

Et s’il y a une raison de fonder un Centre nationalautour d’un pareil sujet, c’est-à-dire de cet esclavage-ci plus particulièrement, oui de cet esclavage-ci, afri-cain, caraïbe, américain, transindien, européen, alorsque nous savons que tous les esclavages sont égale-ment monstrueux et hors humanité, peut-être latrouvons-nous avant tout dans ceci qu’il a intéressé laplupart du monde connu à l’occident du monde,c’est-à-dire qu’il a établi un lien d’un ton nouveauentre pays et cultures, que ce lien, on a voulu le faireméconnaître, qu’il a brassé un nombre incalculablede beautés dans un nombre aussi incalculable desupplices, qu’il en est résulté la créolisation de cegrand pan du monde, créolisation aussi belle que sadémocratisation, qui a répercuté sur une partie denotre monde actuel et qui a fait que nous y sommesentrés, et qu’alors ce Centre doit être national parce

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que c’est là le meilleur chemin pour en démultipliertoutes les approches et toutes les résonances interna-tionales.

Ce Centre national sera ce que les descendantsdes esclaves et les descendants des esclavagistes enferont ensemble, ils cessent dès lors d’être des des-cendants de quoi que ce soit, ils deviennent desacteurs lucides de leur présent, pour la raison, ou lelieu-commun, qu’ils entrent ensemble dans lemonde, notre monde. Nous savons que les non-ditset les interdits nous barrent tout accès à la sérénitésouhaitable de cette totalité monde, et entretiennentl’énormité des conflits qui l’agitent. L’utopie sembledevenir plus qu’une inconséquence. Considéronsdès lors que c’est un ouvrage de sécurité publique,le plus sûr en vérité, que de repérer, partout dans lesespaces de nos sociétés, et de neutraliser, ces trousnoirs des histoires des humanités.

PREMIÈRE PROPOSITION

« Nous, descendants de ceux qui ont souffertl’esclavage, nous héritons de ce qu’ils ont accompli,leurs patiences et leurs ténacités, l’humilité aveclaquelle ils ont maintenu la mémoire du Pays d’Avant,et quand ils l’eurent égarée, la ténacité avec laquelleils ont soutenu leur rapport nouveau avec la terre

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nouvelle, soit dans les îles, soit sur les continents,dans la plantation ou le bourg ou la ville, et nousavons hérité leurs œuvres. Mais nous n’avons pashérité leurs souffrances, voyez-vous, quelque effortque nous fassions, nous ne nous retrouverons jamaisà leur place dans la géhenne et l’intolérable, il y acette distance à jamais entre eux et nous, de l’ac-complissement d’un irrémédiable, et quoi que nouspuissions crier, nous ne comblerons pas cette dis-tance. C’est pourquoi il semblerait dérisoire etmême inconvenant de réclamer des redevances, desarriérés, ou des témoignages de repentance, commesi nous allions monnayer toutes ces échéances, etcomment et pour quoi faire de tels deniers ? Oui, cetesclavage monstrueux et insaisissable a été plus quepositif, mais du fait exclusif de ceux qui l’ont enduré, etcontre l’opposition obstinée de ceux qui en ont bénéficié.La seule réparation qui doive être faite est auxnations de l’Afrique noire, pour ce sous-développe-ment total dans lequel la traite les a d’abordprécipitées : les nations du monde occidental n’ontpas là une dette à rembourser mais un crime im-mense dont les conséquences doivent être réduites,non pas sous la forme d’aumônes et de dons, maisdans la perspective de ces solidarités d’un nouveaustyle qu’il faut ménager entre les archipels et lescontinents du monde. »

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SECONDE PROPOSITION

« Nous, descendants des anciens tenants de l’escla-vage, nous croyons qu’il est aussi vain de se boucherles yeux que de se battre la poitrine. Un pays em-prunte les voies et moyens que son temps luipermet, et il n’y a nulle manière de revenir sur unparcours historique, sinon par les évidences qu’on yprojette et par le partage de ces évidences entretoutes les consciences : l’esclavage des Africains dansle Nouveau Monde a été un malfait dont nous necroyons pas qu’il y ait lieu d’exiger repentance, sansnon plus que l’évocation de cette idée de repentancedéclenche en nous des crises de crispations exaspé-rées. Toute repentance est grande et généreuse, et ilne vaut pas, il est indigne, qu’on se batte autour deson évocation. Simplement, les conditions d’exis-tence dans le monde ont changé, c’est là un lieucommun, il nous faut en participer, dans l’idée d’unesolidarité de tous les peuples, solidarité actuelle-ment impossible à réaliser, mais sans laquelle nousne préserverons aucune de nos humanités, mena-cées de partout. La grandeur d’un pays ne relèvepas d’abord, dans ce contexte nouveau, de sa puis-sance économique ou de ses capacités à se défendre,qui ne sont pas à négliger ou à mal considérer, ni deson pouvoir d’attaquer les autres, qui est haïssable,mais de son aptitude et de son audace à proposer le

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dépassement et l’ouverture d’une nouvelle routeplanétaire, la Route des solidarités du monde. Elle estplus difficile à baliser que les anciennes Routes de lasoie, ou du sel, ou des épices, ou même de l’esclave.Entrons-y pourtant, sans naïveté ni scepticisme. »

ENVOI

La date du 10 mai, proposée par le Comité pour lamémoire de l’esclavage, et décidée en janvier 2006par le président de la République française,M. Jacques Chirac, pour la célébration de l’anniver-saire de ces abolitions jusqu’ici tellement incer-taines, est une des premières réponses sans équi-voque à tant d’interrogations, et qui ouvre sur toutle possible.

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Chapitre trois

Le Centre national pour la mémoiredes esclavages et de leurs abolitions

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Le Centre national sera visible. Il signifiera par sastature, exactement comme un athlète en pleineactivité. Il s’élèvera dans un lieu partageable par tous.Il sera nécessaire de le situer tout entier dans un éta-blissement autonome, et ses structures, dont nousallons maintenant proposer le plan, ne pourront êtrequ’identiques à toute structure qui entrerait dans lanature d’un tel établissement : un centre nationald’étude, une aire d’activités et d’actualités, un centre desarchives portant sur le sujet, et un mémorial. C’estdonc dans la conception et l’organisation de chacunde ces domaines d’activité que nous entendons mar-quer l’action spécifique du centre, aussi éloignéedes invectives que des rancœurs, nullement dis-posée à établir des vérités données une fois pourtoutes, mais toujours prête à tracer des rapports, desperspectives, des avancées, et ce que nous avonsdéjà présenté comme une méthode inédite d’approche

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des problèmes, la mise en transversalités, laconnexion, à fin d’études, de ce que les espaces etles temps avaient présenté comme autonome, soli-taire, isolé : afin que nous puissions recomposer, s’ilest possible, une part de la totalité de ce phéno-mène, l’esclavage dans le Nouveau Monde, et de lemettre en partage et en parallèle avec toutes lesformes connues d’esclavage, et d’étudier aussi sesconséquences sur les réalités et les cultures de lanéo-América, des Amériques en général, et de touteune partie du continent africain. Toute lumière faitesur cet épisode de l’histoire humaine est une clartéportée sur la relation à venir entre humanités.

Le centre national d’étudeet d’enseignement de l’esclavage

Il existe des dizaines d’institutions consacrées à lamémoire de l’esclavage ou à l’étude de ses implica-tions, soit en Afrique, en Europe, dans les Améri-ques, et sans doute dans des endroits du monde quenous ne soupçonnons pas. Il ne faudrait sacrifier nila nécessaire diversité de ces établissements ni lenon moins nécessaire idéal de la rencontre de leursdocumentations, de la synthèse de leurs conclu-sions, de la mise en commun de leurs données debase, et de leurs enthousiasmes. Ce ne sera pourtantpas la mission du centre d’étude que nous voulonscréer et faire vivre à l’intérieur du Centre national.

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Ces synthèses et cette diversité et ces solidaritéss’affirmeront à partir du travail de tous, y comprisdu nôtre.

L’ambition du centre sera de transformer la naturemême du corps d’étude et de réflexion à propos del’esclavage transatlantique, de telle sorte que nouspuissions mettre en relief et en relation des élémentsjusqu’ici indistincts et isolés. Transformer la naturedu corps d’étude ne signifie pas que nous lui feronsdire ce que nous voulons. Il s’agira d’opérer le mou-vement contraire de ce qui se passe dans les his-toires de ces esclavages, d’Amérique du Nord, de laCaraïbe, du Brésil, de l’océan Indien : elles sontdemeurées opaques et indistinctes, et elles sont res-tées imperméables les unes aux autres, alors que parexemple les mêmes bateaux négriers desservaienttour à tour les ports de la Caraïbe, des Carolines etdes Virginies, et parfois même poursuivaient au Brésil.Elles sont restées imperméables les unes aux autres,il faut établir pourquoi, et nos optiques d’étudeseront précisément d’ouvrir toutes ces dimensions.Nous nous pencherons sur des questions peut-êtredifficiles à l’analyse mais fécondes en retombées.J’ai eu l’occasion d’en citer quelques-unes devant lacommission qui a été chargée de préparer le premierprogramme d’activités du centre.

Peut-on recomposer les traces des cultures matériellesdes diverses communautés de marrons ? Nous savons

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(de nombreuses études en ont été faites) qu’elle tâchaientde reconstituer un univers instrumental et sacré africain,mais dans quelles mesures selon les régions intéressées, etavec quel degré de réussite appréciable ?

Peut-on comparer le statut des esclaves dans les colo-nies anglaises, espagnoles, françaises ? Dans la Caraïbeet dans l’océan Indien ? Et du même coup estimer, mêmelargement, les impacts respectifs des processus d’influenceet d’intégration sur ces différents groupes d’esclaves ?

Peut-on reconstituer les traces de l’événement de latraite dans les différents pays africains qu’elle a frappés,ou retrouver, sur les côtes ou en bordure du désert, desrituels de mémoration du départ forcé des esclaves, soitdonc par la mer, soit par les sables ? Cérémonies, textesprononcés, gestes rituels, gestes d’indications d’orienta-tion, etc. ? Et peut-on les rassembler dans une mêmeintention ?

Dans les divers pays de la néo-América, la mémoireinconsciente du temps de l’esclavage a-t-elle passé dansles langages, dans quelles proportions et selon quels pro-cédés secrets ou généralisés de transfert ? La mémoireconsciente a-t-elle produit des dépassements, par exemplesous forme de consécrations par l’art, et depuis quand ?

Ce n’étaient là que des exemples, comment dire,pris sur le vif. Leurs formes ou leurs formulationsdisent assez bien leurs incertitudes. Des études etdes recherches très nombreuses ont été consacrées àcertains aspects de certaines de ces questions. Nous

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voulons en incliner la matière dans des sens nou-veaux, de mise en corrélation.

Mais c’est du même coup retrouver ici notre pers-pective des transversalités. Renonçons bien à la ten-tation d’études comparées, qui auraient certes del’intérêt mais ne contribueraient pas pour autant àdésenclaver les contenus indistincts de cet universesclavagiste. La transversalité comme inspiration etcomme méthode devrait en même temps indiquerdes résultats concrets d’étude, mais aussi susciterdes directions, des vecteurs, et même des pistes,inventer des traverses éclairantes, comme son nomle dit. Elle devrait donc analyser le phénomène del’esclavage dans son fonctionnement mais ne pashésiter à se poser la question de sa nature, questionnon scientifique à première vue, mais dramatique-ment présente à la conscience et à l’inconscient detous. Et par un autre exemple d’interrogation, sedemander pourquoi et comment un tel phénomènede société, qui a déterminé tellement de retombéesdans l’histoire des sensibilités et des cultures mo-dernes, aura pu être aussi unanimement et totale-ment passé sous silence et minoré. L’explicationd’une volonté de domination capitaliste ou impéria-liste ne suffit en rien à épuiser la question. Il ne fau-drait pas craindre de fréquenter ici les idées générales,si on en traite avec le sérieux que toute rechercheexige.

Un des organismes les plus essentiels du Centre

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national d’étude, renforcé d’un corps important decréation de postes de chercheurs, de bourses d’études,de thèmes d’enseignement, sera une branche spécia-lement consacrée à l’esclavage dans l’océan Indien, àses retombées éventuelles dans l’espace-temps decet archipel et à ses rapports avec les autres escla-vages. Déjà ces études intéressent particulièrementles jeunes, et j’ai connaissance de deux thèses de doc-torat en préparation, consacrées au rôle des femmesdans le marronnage à l’île de la Réunion, dont l’une aobtenu une distinction et une bourse de soutien del’université Paris-VIII à Saint-Denis en France, etdont l’autre est menée par une étudiante réunion-naise de la City University of New York.

Le Centre national d’étude a besoin d’un direc-teur, ou directrice, et d’au moins deux assistantschargés de préparer les programmes de recherche etd’enseignement, qui dans tous les cas seront mis enpratique avec le concours d’institutions existantdéjà, instituts d’études, centres de recherche,CNRS, universités. La fonction du directeur et deses assistants sera d’inviter au centre des chercheurset des enseignants travaillant dans une direction plutôtpeut-être que dans un domaine, et ceci en passant desaccords avec les institutions précitées, si elles ensont d’accord, et de préparer le programme de cestravaux. La publication régulière des résultats d’unetelle activité devrait permettre d’accélérer les orien-tations du centre, par les rendre plus visibles. Dans

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la définition des champs d’étude, les formes mo-dernes d’esclavage, encore plus dispersées, clandes-tines, entreront pour beaucoup. La préoccupation etl’étude des fonctionnements de ces divers esclavages,et leurs localisations, l’emportent ici sur toute autreconsidération : il s’agit d’esclavages de mort, qu’ilfaut combattre avant tout, et dont l’examen ne pré-sente à première vue aucune ambiguïté ni incertitude.

Un des axes possibles de l’enseignement et de larecherche sera de considérer les retombées évi-dentes ou latentes du fonctionnement de l’esclavagedans ses diverses aires sur le fonctionnement oul’organisation actuelle des institutions ou des modesde vie ou la formation des idéologies ou des modesde pensée dans les zones de culture et de vie poli-tique considérées. Dans ce sens, une consultationgénérale, qui a déjà commencé, des associations,organismes, institutions publiques, spécialistes, danstous les pays où ils se trouvent, permettra de ras-sembler les opinions sur la manière de fonder etd’améliorer les fonctionnements du centre et d’éta-blir des liens de solidarité et d’action partout où ilsera possible dans le monde.

Le centre d’étude des archives sur l’esclavage

Les archives existant dans le monde se suffisent àelles-mêmes, c’est-à-dire que leur travail le plus évi-

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dent est de se compléter et de classer leurs matières.Les archivistes donnent chaque jour des preuves deleur énorme activité, et le centre d’archives quenous voulons mettre en train n’aura pour fonctionni d’accumuler des documents d’archives, ni derecenser les innombrables unités d’archives existantdans le monde. Le seul corps de documents que lecentre d’étude des archives entreprendra de rassem-bler en archives fonctionnelles comportera ceux quise rapportent aux centres, institutions, muséums,établissements pédagogiques et de commémora-tion, partiellement ou entièrement dédiés à lamémoire des esclavages et de leurs abolitions, afinde mieux communiquer et de collaborer avec eux.

Le travail essentiel du centre d’étude des archivesportera par ailleurs sur des essais de repérage decentres d’archives ou d’éléments disséminés d’ar-chives qui se rapporteraient à un même thèmed’intérêt ou à une même direction de recherches.Ces thèmes porteront de préférence sur une plura-lité de lieux d’esclavage que réuniraient des caracté-ristiques semblables, ou ce seront des hypothèsesqui intéresseraient plusieurs aspects d’un mêmephénomène, dans des lieux ou des temps différents.Ainsi ferons-nous pour tenter de rendre fécondes lestransversalités. Les interférences inextricables de cessystèmes sont aussi importantes à approcher que lamécanique de plein jour qui les fait fonctionner.

Le centre d’étude des archives a besoin d’un

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directeur et d’un adjoint, de l’un ou l’autre sexe,ainsi que de deux spécialistes en recherche d’archives.Ses bureaux seront rattachés à ceux du Centrenational d’étude, et un planning annuel publiéconjointement par les deux centres tâchera d’har-moniser au moins à moyen terme (sur une périodede cinq ans par exemple) leurs programmes.

Activités et actualités

Elles sont tournées d’abord vers les jeunes, et lapédagogie sous des formes alternatives. Le principaldes activités se résume alors ainsi : faire des chosesensemble, créer des pôles inédits, autour de la pré-sentation régulière des installations et des activitésdes centres, musées, mémoriaux et instituts consa-crés à l’esclavage dans le monde. Ces études donne-ront lieu à des travaux comparatifs, à des innovationset à des mises en relation. Deux salles d’expositionstemporaires et un théâtre, ainsi que des installationsd’informatique et de cinéma seront le cadre de cesactivités. Au moins deux salles permanentes serontouvertes pour une galerie de portraits des héros etdes héroïnes des luttes antiesclavagistes, sur tous lescontinents et archipels. Les décors et installationséviteront le style de reconstitution réaliste, qui nerend compte de rien du tout, car il n’approcherajamais la cruauté des ventres des bateaux et des

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antres des Plantations. L’essentiel sera d’inventerchaque fois, en ce qui se rapporte à une pédagogiedans ce domaine, des modes de relation et d’interac-tion avec les établissements scolaires et les groupesde jeunes qui visiteront le centre.

Le public adulte sera invité à participer à la cons-titution d’archives libres sur les périodes de l’escla-vage, transatlantique ou moderne, et sur leurs mo-dalités, en confiant au centre des documents ou desreproductions de documents qui pourraient avoirété conservés dans des familles ou retrouvés aprèsun long temps de disparition. Ces archives dites departicipation seraient étudiées et classées, dans lamesure du possible, par ceux-là mêmes qui auraientapporté les documents, avec l’aide des membres ducentre. Cette initiative rapprochera le travail ducentre d’étude des archives et celui de la zoned’activités et d’actualités.

De telles actualités, de presse, de télévision et decinéma, seront régulièrement mises à la dispositiondes visiteurs, en liaison avec des conférences d’au-teurs et de spécialistes de tous les pays. Une antho-logie encyclopédique des textes poétiques se rap-portant à la question des esclavages sera peu à peuassemblée et conservée. Ce secteur de la vie ducentre a besoin d’un directeur et de quatre membresdu personnel, pour l’entretien et la surveillance.

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Le mémorial

Il représentera au mieux l’ensemble du Centrenational et en donnera une image prestigieuse et desérénité. L’entrée du mémorial sera dédiée à toutesles œuvres d’art et aux centres répartis dans le mondeet consacrés aux esclavages. Des reproductions pho-tographiques à grande échelle ou des maquettesréduites mais à l’identique donneront une idée detous ces monuments, d’Afrique, d’Europe et desAmériques. Le corps central du mémorial lui-mêmesera constitué d’une pièce principale de sculptureentourée d’œuvres de dimensions plus modestes,pour lesquelles il sera fait appel à toutes les forces del’art contemporain, d’Afrique, d’Europe et desAmériques. Le principe du choix de ces artistes etde ces œuvres ne sera pas tant celui du concoursque celui de la complémentarité ou de la mise enphase réciproque de ces œuvres. Ici encore, la prio-rité sera donnée à la solennité et à la participation,plutôt qu’à des intentions de reconstitution réaliste.L’ensemble du monument, dont la première partiepourrait être conçue à l’air libre et la seconde àl’intérieur, comme un passage de la liberté à l’enfer-mement puis à la libération, devrait constituer lecœur du Centre, même si la configuration du siteoblige à le réaliser à côté ou à l’arrière du corps prin-cipal, qui abritera les activités d’ensemble. Par sa

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majesté, le mémorial donnera le ton à l’ensemble deces activités.

Le mémorial a besoin de trois agents d’exécution,entretien, surveillance, mise à disposition du publicde matériel et de documents, etc. Ces agents serontplacés sous la responsabilité immédiate du directeurdu centre d’étude.

En conclusion

Le Centre national pour la mémoire des esclavages etde leurs abolitions s’étendra sur un espace de cinqmille mètres carrés, et son personnel complet serade vingt-trois personnes, y compris un directeurgénéral, un trésorier, un secrétaire général, qui bienentendu pourront être de l’un ou l’autre sexe. Quatresecrétaires et un(e) secrétaire de direction serontnécessaires à l’ensemble du Centre national.

Une commission a été composée, avec MmeMyriam Cottias, M. Michel Giraud, Mme Fran-çoise Vergès, dont la mission est de préparer lesprogrammes, les modes de fonctionnement et lesbudgets prévisionnels du centre national d’étude.Les coûts du centre d’archives, des aires d’activité etdu mémorial, ainsi que les coûts de fonctionnementde l’ensemble du Centre, y compris les traitementsdu personnel, seront calculés en fonction du site quisera choisi.

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Le bâtiment principal, situé à Paris, sera plus tardaccompagné de plusieurs autres, qui ne seront pasdes annexes, qui répondront à des nécessités localeset qui entreprendront de réaliser des programmesspécifiques, dans les villes de France et d’Europe, etavant tout dans les pays d’Afrique, de la Caraïbe etde l’océan Indien.

Le Centre national est conçu non pas comme unlamentarium mais comme un lieu vivant de relation,de mise en ferveur, d’échange de connaissances etde solidarités, ce qui manque le plus au monde, aumoins dans les rapports des sensibilités des peuples.C’est ainsi qu’une accumulation de lieux communs,d’évidences tranquilles, nous porte.

J’ai fait à l’Institut du Tout-monde la propositiond’entreprendre une série de colloques pour envi-sager et préparer, avec l’appui des ONG et des gou-vernements, l’installation d’un tribunal internationalqui aurait à juger des crimes d’esclavage moderne.

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Chapitre quatre

La mémoire délivrée

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Nous privilégions assez souvent les pratiques dela répétition, pour entreprendre de connaître ouessayer de surprendre les rencontres, sous-enten-dues ou déjà oblitérées, des peuples dans le mondeet dans les histoires du monde, mais c’est un desprincipes de l’Esthétique du Tout-monde qu’on neprononce jamais deux fois les mêmes mots pour former lesmêmes idées, dans ce fleuve du monde. Alors nous énon-çons des variantes très infiniment imperceptibles,elles sont le ferment et le révélateur de toute répéti-tion. Elles donnent de la force aux listages, ces tech-niques d’exposition communes aux conteurs et auxpoètes : ils déroulent le détail de leur description duréel, ils répètent, et introduisent au plein de la liste,et de temps en temps, une variation infime dans laredite. À nous d’en mesurer la valeur. Pour ce quiest du présent travail, nous essaierons ici de reprendre,en ajoutant s’il se peut.

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Les mémoires taraudent. Celles dont nous avonsconscience et aussi celles qui travaillent en noussans que nous nous en doutions. Deux ancienscombattants de n’importe quelle guerre, et quiauront vécu les mêmes épisodes dénaturants, revien-dront cependant avec des représentations différentesde l’ancien ennemi, selon ce que leurs mémoiresrespectives auront retenu des détails de ces épisodeset, nous pourrons dire, selon ce que leur mémoireen exercice les autorisera à garder vivace en eux. Il y aainsi ce que les mémoires auront refoulé sous uneobjectivité apparente et d’autant plus démonstra-tive, et qui ne porte généralement que sur des rejetset des répulsions qu’il s’agit de rationaliser. Danstous ces cas, la mémoire personnelle, qu’elle soitautomatique (acquise) ou inconsciente (refoulée),est difficilement améliorable par le moyen d’unenseignement : on apprend à se souvenir, mais onn’apprend pas à se souvenir autrement, une fois qu’ona plongé au fleuve, et du moins pas par les seulesméthodes pédagogiques. Celles-ci ne fonctionnent àplein qu’au premier épisode de la formation psycho-logique d’un enfant.

Les haines raciales sont d’autant difficiles à effa-cer chez l’adulte, on n’arrive pas à convaincre unraciste, sinon à l’occasion de moments violents etrépétés qui lui feront revivre d’anciens trauma-tismes. La seule exception à cette sorte de règle estpeut-être qu’un enseignement bien conduit des rela-

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tions historiques peut parfois neutraliser les fixa-tions conscientes ou les embarras inconscients. Nousavons vu qu’il en était très rarement ainsi. La fré-quentation de la réalité historique de l’esclavage nepeut pas se faire sous la seule forme d’un enseigne-ment, celui-ci est pourtant incontournable, maisplutôt d’un éclairage à projeter en commun, desdeux côtés d’une même vérité contestée, par desgens qui ont une égale passion à suivre cet éclairage,ou, pour nous en remettre à notre nouveau langage,à frayer cette transversalité. Les mémoires heureuses,ou sans histoires, quant à elles, ne serviraient ici qu’àconfirmer un élan donné, un optimisme esquissé,parce que ce sont des contenus sans contenants, etqui ne provoquent pas de saut dans la connaissance.Elles ont lieu quand les passés sont enfin éclairés. Letrouble des histoires insues est au contraire tissé dedrames et de conflits non résolus, qui appellent desdénouements. Nous nous penchons sur le corpsinforme des systèmes de traite et d’esclavage, sachantqu’il s’agit jusqu’ici d’une de ces histoires insues dela marche des humanités. (En ce qui concerne leslibérations par exemple, les événements sont nets, lesrévoltes des esclaves et les conjurations des hommesde couleur libres se généralisent partout dans lesrégions concernées, et dans les petites Antilles de1934 à 1948, il n’y a pas une seule hésitation repé-rable dans les volontés d’émancipation, c’est la rela-tion de ces faits entre eux qui devient obscure et difficile,

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tout comme si une conspiration tacite s’était s’orga-nisée pour différer encore ces affranchissements,malgré les énormes avantages et les dédommage-ments consentis aux anciens propriétaires d’esclaves.Et par exemple encore, les noms des combattants etdes héros politiques de ces libérations ne sontjusqu’ici connus que des seuls spécialistes.)

Les mémoires collectives sont d’autant plus diffi-ciles à approcher. Elles sont de deux sortes, et d’abordce que nous appellerions les mémoires de la tribu,toutes fondées sur une expérience commune d’unpassé reconnu comme tel et qui déclenchera chezles individus des réactions différentes (pour unFrançais la détestation ordinaire des Ingliches oualors la passion des week-ends à Londres), sur unfond généralement agréé par tous (« Il faut direqu’ils ont fait des progrès et qu’on peut s’entendreavec eux »). Les fantasmes nourris par cette mé-moire s’effacent peu à peu (on dira de moins enmoins : les Boches), mais sont remplacés par d’autres,engendrés dans une histoire plus récente qui devienttrès vite un passé incontrôlé (on dira de plus en pluset pour un temps plus ou moins long : les Bou-gnoules). (Dans les Antilles, on dit de moins enmoins an vié blan ou an zorey, et que dit-on, lesappellations changent à une vitesse de plus en plusaccélérée). Ce que nous appellerions la mémoire dela tribu cristallise autour du passé, seulement dupassé, elle ne garde pas volontiers en réserve les élé-

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ments positifs qui entrent dans sa composition, carelle renvoie les moments heureux de tout passé à laseule jouissance des individus. Nous supposons aussique les refoulés de cette mémoire concernent avanttout l’étranger, l’insolite, le dérangeant, l’obscur.

La mémoire de la collectivité Terre rassemble tout cequi rapproche les membres d’une collectivité oud’une nation dans leur commun rapport à l’autre,considéré à son tour non pas comme communautéou nation, mais comme élément de la globalitéTerre. Cette mémoire est tout entière tournée versl’avenir, elle oublie volontiers le passé et elle craintgénéralement l’événement futur. Le « péril jaune » (ondira aujourd’hui tout simplement la Chine, peut-être parce que les Chinois sont combien de milliardset qu’on ne cesse de les voir augmenter en nombre,on arrondit et on déguise le chiffre sous le nomgénérique « la Chine », qui ne désigne plus unenation mais la persistance de ce péril) est en Occi-dent une des constantes — celle-ci négative — decette mémoire de la collectivité Terre. La préoccu-pation écologique en réunit les deux aspects : lacrainte apocalyptique du désastre planétaire etl’espoir dans des solutions globales. La mémoire dela collectivité Terre est prospective, à partir de nous,de notre présent. Une mémoire du futur. Elle voit seréaliser les sources alternatives d’énergie ou parexemple le rêve paresseux des robots domestiquesou, dans ce monde démuni qui est toujours le Tout-

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monde, le miracle des puits forés à la limite desdéserts, ou les enfants enfin vaccinés contre les épi-démies, et ainsi la mémoire de la collectivité Terreaide à supporter, bientôt à entreprendre et à aider. Sinous nous référons à des catégories de pensée quenous avons distinguées, ce que nous appellerions lamémoire de la tribu fonctionnerait comme unepensée continentale, lourde de ferments, labourantson terreau, productrice de merveilles et de leurres,volontiers systématique et assez peu soucieuse durapport à l’autre, la mémoire de la collectivité Terrecomme une pensée archipellique, qui invente àchaque moment les effets de la Relation, disperse etéclabousse les identités en rapport, les renforce cha-cune cependant et les garantit de l’autisme identi-taire, et tremble avec le monde éblouissant. Par ceque nous appellerions la mémoire de la tribu, nousagissons dans notre lieu ; par la mémoire de la col-lectivité Terre, nous pensons avec le monde.

C’est à elle qu’il faut s’adresser lorsqu’il s’agit deconsidérer un phénomène social, l’esclavage trans-atlantique et de l’océan Indien (mais aussi lesesclavages en général, par analogie), dont la con-naissance est à la fois instruite et dispersée, dont lesdonnées sont contestées pour toutes sortes de rai-sons, dont les sources sont en même temps préciseset vaguement délimitées, bref, dont le souvenir nes’est pas inscrit dans ce que nous appellerions lamémoire de la tribu, s’agissant des peuples d’Europe,

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qui n’ont pas fait cette expérience directe d’un passéesclavagiste reconnu comme tel, même si l’existencede ces peuples a en grande partie et pour un tempsreposé sur le rapport et les profits de cet esclavage.Ce que nous appellerions la mémoire de la tribu nepeut pas intégrer cette expérience, sinon sous laforme d’un lancinement désagréable, qui peutconduire à toutes sortes de réactions exacerbées. Lamémoire de la collectivité Terre, qui va au futur,sera au contraire très apte, quel que soit le pays oùelle s’exerce, à discerner ce qui, d’un tel problème,ou d’un tel phénomène, préparera les rencontresfructueuses des différences entre peuples et cul-tures, ou ce qui dressera des murs infranchissablesentre les identités et les réalités du monde. Une telleaptitude signifie en tout cas et tout simplement unecapacité d’ouverture sur les possibles, quelle queserait par ailleurs la nature des actions entreprisesdans ce monde par les gouvernements des pays con-cernés. La mémoire de la collectivité Terre est indé-pendante de l’action officielle des États, même sielle y est très sensible.

Les mémoires nous taraudent, quand la mémoirecollective a été raturée. C’est le cas principalementdes terres archipelliques des Antilles et de l’océanIndien, là où le principe d’une assimilation a été misen pratique. Il semble en effet que pour favoriser ouaccélérer la réussite de cette assimilation, une cou-pure a été rendue nécessaire avec le passé historique

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de la collectivité, passé d’oppositions, de luttes, quitoutes prenaient source dans l’ancien désordre del’esclavage. Une coupure, ou une manière d’opacitéprogressivement élargie. Ce que nous appellerionsla mémoire de la tribu est dans ce cas écartelée,souffrante, incertaine de son ordre. Mémoire tor-turée, non pas indifférente ou passive comme cellesdes habitants des pays européens quand il s’est agid’esclavage, mais ici sollicitée de manière drama-tique entre d’une part la propension à rendre clairce passé dont on éprouve sourdement l’expériencedirecte qu’on en a faite et d’autre part la pulsiond’un dépassement et d’un oubli, suggérés ou engen-drés par la foi en une sorte de promotion dansl’ordre de l’universel, ce serait en effet la plus confor-table des solutions apparentes, et qui mettrait fin àl’écartèlement.

Mais nous avons relevé que l’absence de mémoireest aussi terrible à vivre que l’oubli. Le refoulementde la mémoire historique fait que ce que nousappellerions la mémoire de la tribu ne se constitueplus que d’inhibitions, de soupçons, d’éparpillements,de sauts et de ruptures, qui ne permettent mêmeplus de distinguer entre haines, mépris, racismes oucomplaisances. Et les bonheurs que maintient cettemémoire tendent alors à se réduire à des satisfac-tions folkloriques d’autant plus désaccordées que leuractualité est leur extrémité. Autrement dit, la collecti-vité perd alors la mesure de son temps, comme elle

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avait déjà perdu la maîtrise de son espace. L’oublin’apporte ni équilibre ni repos, mais un secrettourment : parce qu’il est une concession que lacommunauté fait à sa propre situation, et non pasun accord qu’elle passe librement avec ceux (lespeuples africains, malgaches, de l’océan Indien, lespeuples caribéens et ceux de la néo-América, lepeuple français) qui ont partagé avec elle un passéhistorique devenu indistinct pour tous. Beaucoupde peuples du Tout-monde connaissent, avec desvariantes infinies, la même situation de délaisse-ment ou de tassement de la mémoire collective, lesAntillais et les Réunionnais francophones la viventd’une manière plus compliquée encore, à partir d’uneémigration généralisée dans la culture française etd’une émigration physique en France, massive pourles premiers, qui semble leur avoir posé davantagede problèmes que l’émigration des Antillais anglo-phones au Royaume-Uni n’en a suscité chez lesJamaïcains ou les Trinidadiens, par ailleurs et il estvrai indépendants.

C’est au commencement des années 1950 que legouvernement français inaugura et encouragea ouver-tement une politique d’émigration des Antillais enFrance, par le biais notamment d’un organisme inti-tulé Bureau de migration des Dom, dont le titreavait peut-être l’avantage d’éviter des confusionsembarrassantes entre les notions d’émigré et d’immi-gré, ces migrants-là étant déjà des citoyens français.

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L’entreprise n’alla pas sans misères et sans drames,difficultés de travail et de logement décents, racismelatent, impossibilité de revenir pour un temps aupays. Il en est provenu que l’existence de deuxcommunautés antillaises ouvrira peu à peu sur undébat encore plus confus : ceux qui sont restésauront tendance à penser que les émigrés ont cesséd’être antillais, ceux qui sont installés en Francefiniront par croire, du moins les plus actifs, qu’ilsreprésentent la vraie différence, à partir de quoi ilsne se définiront plus tellement comme antillais,mais comme immigrés, discriminés, nègres, descen-dants d’esclaves, ou peut-être panafricains. Ils rejoin-dront de plus en plus les autres émigrés, ou cher-cheront d’autres lieux-communs à partager. Ce sontlà autant de créolisations qui ne se disent pas. Lamusique échangée, la protestation, la tentative depeser sur la vie politique française sont leurs armes.

Qu’ils soient restés ici dans leurs archipels ouqu’ils aient migré outre-mer, là-bas en France (toutoutre-mer a sa réplique nécessaire, c’est là un desvrais bonheurs des créolisations), les originaires desAntilles et de l’océan Indien ne sauraient se satis-faire d’une mémoire passive des esclavages, qui nes’accompagnerait pas d’un exercice plein de leursprésences dans les sociétés qu’ils fréquentent.L’intégration, où qu’on vive, ne vient pas de cequ’on est rendu conforme à un modèle préétabli,

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mais de ce qu’on entre dans la liberté des transfor-mations possibles d’une nation.

En mars 1998, Wole Soyinka et Patrick Chamoi-seau avaient signé avec moi, à l’occasion d’une réu-nion à la Sorbonne, une déclaration appelant àconnaître de tout esclavage : « Aucun lieu du monde nepeut s’accommoder du moindre oubli d’un crime, de lamoindre ombre portée. Nous demandons que les non-ditsde nos histoires soient conjurés, et que nous entrions, tousensemble et libérés, dans le Tout-monde. Ensemble encore,nommons la traite et l’esclavage perpétrés dans les Améri-ques et dans l’océan Indien crime contre l’humanité. »Entre-temps, Mme Christiane Taubira-Delanon avaitpréparé les articles de la loi qui porte son nom et quiallait dans le même sens, loi ratifiée en 2001 par leParlement français. À cette occasion apparaissait lanotion de devoir de mémoire, qui pourra être estiméeparadoxale, de même que la demande d’applicationde crime contre l’humanité avait pu sembler injusti-fiée.

Le devoir de mémoire signifierait à première vuequ’une collectivité s’obligerait à se souvenir parexemple des circonstances insues et des souffrancesde la période de l’esclavage, en l’honneur et par res-pect de ceux qui l’ont souffert. Autrement dit, nousdevons nous souvenir : une proposition paradoxale. Sila mémoire est oblitérée, aucune déclaration de prin-cipe ne la rétablira. On ne répare pas la mémoire,comme une boîte à fusibles. Nous avons plutôt là

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un devoir de connaissance et, dans le cas des escla-vages, de re-connaissance : et c’est la connaissance,et elle seule, qui ravivera la mémoire. Mais la con-naissance prépare aussi la rencontre avec l’autre, surun terrain enfin dégagé des embrouilles parahistori-ques. C’est ce que Frantz Fanon voulait dire quandil déclarait ne pas entendre être l’esclave de l’escla-vage. Ne pas camper à l’aveugle sur la souffrance dela masse des esclaves passés, même si ce sont sesancêtres. Il veut aussi regarder ailleurs, vers d’autrespeuples qui souffrent, vers d’autres pensées qui par-tagent. Et je suggérais plus tard que, si l’esclavepouvait ne pas savoir (mais il essayait à toute forcede déchirer ce voile devant ses yeux), l’esclave del’esclavage est celui qui ne veut pas savoir. On peutconsidérer la formule « devoir de mémoire » commeun raccourci de ces processus de discussion.

Il a été objecté que toute l’entreprise de l’escla-vage transatlantique ne pouvait être considéréecomme un crime contre l’humanité, après tout ellen’avait pas pour but final d’exterminer les Africainsainsi déportés mais de les faire travailler au plus viteet au maximum possible. Et, si l’on y pense, lesguerres n’ont généralement pas été considéréescomme des crimes contre l’humanité, mais cer-taines de leurs circonstances assurément. Des géné-raux allemands ont été acquittés de ce fait après ladernière guerre mondiale, la plupart déclarés cou-pables, et pas seulement à cause du génocide juif. Il

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est rare que les soldats et simples exécutants aientété condamnés au même titre. Il en va de mêmepour les guerres de l’ancienne Yougoslavie. Ce sontainsi les circonstances et les conditions permanentesde l’exploitation des Africains déportés, et qui nes’appliquaient qu’à eux seuls, qui ont établi dans cecommerce un crime contre l’humanité. Cettenotion est contemporaine des progrès de la cons-cience publique. Aujourd’hui, s’il ne vient à l’idéede personne d’accuser de crime contre l’humanitéun Attila fondant sur l’Europe et ravageant partout,il est légitime de le prononcer à l’encontre d’hono-rables commerçants qui bénéficiaient des lumièresdu progrès, hommes de gouvernement, ministres dela foi et autres gardiens de la spiritualité la plushaute, philosophes et législateurs, et qui ont per-pétré un tel commerce au prix de telles horreurs. Laconviction de crime contre l’humanité, qui n’est pastransmissible par descendance, concerne des faitsprécis dans un temps et dans un lieu, sans qu’il y aitpossibilité de prescription. Elle n’est pas l’applica-tion d’une loi préétablie, exercée de manière auto-matique. C’est pourquoi sa déclaration rétablitchaque fois une convention de véritable et mutuel dépas-sement entre tous les descendants de ceux qui ontvécu de telles circonstances, quelle qu’ait été leurposition dans ces sortes de conflits.

Tant pour les peuples européens que pour lespeuples de la diaspora africaine dans les Amériques,

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et pour les populations émigrées dans l’un et l’autresens par-dessus l’Atlantique, et s’agissant d’éclairerou au moins d’approcher cet univers des esclavages,le rendez-vous est avant tout dans cette mémoire dela collectivité Terre qui est, avec ce que nous appel-lerions la mémoire de la tribu, l’une des deux com-posantes de la mémoire des peuples, et en tout cascelle qui peut les rapprocher le plus ouvertement.Même si nous soupçonnons de plus en plus qu’il seforme pour les peuples d’aujourd’hui une autremémoire, que nous imaginerions être une mémoiretechnologique, de l’infiniment puce aux machinesinfinies des confins sidéraux, ô Pascal, et qui n’est nicelle que nous dirions de la tribu ni celle de la col-lectivité Terre, ou du rapport au monde, car peut-être y manque-t-il un peu de glaise ou d’eau desource. Mais voici là une autre route.

La mémoire de la collectivité Terre, pour lespeuples de la Caraïbe et de la néo-América, et pourceux de l’archipel de l’océan Indien, grandit d’abordet avant tout de la créolisation. Cette mémoire auto-rise à rapprocher les pays de la néo-América et à lesmettre en apposition historique avec les autres paysdes Amériques. Elle fait de même pour les pays del’océan Indien avec ceux de leur environnement,Madagascar, l’Afrique, l’Inde. C’est bien le momentde répondre à la question : pourquoi vouloir oppo-ser théorie à théorie, l’idée de créolisation à l’idéed’unicité, et l’identité relation à l’identité racine

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unique ? La réponse est que nous n’opposons rien,que nous apposons. Dans la Relation, toutes lesvariations d’identité sont vivables, les continentsfréquentent les archipels, sans qu’il faille qu’ils lesétouffent : ce que la réalité de la créolisation combatest l’imposition d’une seule manière de fréquenterle monde, d’une seule manière de se rapporter àautrui, et peut-être d’une seule manière de se conce-voir soi-même. Ou alors, cette possibilité d’unediversité de manières d’être, mais séparées les unesdes autres absolument, et à jamais étranges etétanches. La créolisation ne conçoit pas de tellescatégories de frontières, que pas un n’aurait puoutrepasser, elle nous en a libérés : toute frontièredésormais nous ouvre la satisfaction et l’échanged’une qualité avec une autre, librement vues etapprochées.

La question des esclavages tient toute à ces consi-dérations, du moins la question de leur évocation etde la commémoration des libérations qui ont suivi.La suite de nos réflexions montre que l’unanimitéde tous, Mauriciens, Seychellois et Réunionnais,Caribéens et Américains et Français et Européens,pas seulement souhaitable comme nous le disionsau début de cet exposé, est indispensable. Une foisrétablie la netteté de vue sur des histoires troublées,qu’il n’est pas question d’élucider de fond en combleà la manière d’inquisiteurs insatiables, mais plutôtde dégager de tout un nuage d’obscurcissements,

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volontairement entretenu ou non, la Route ouvreaussi sur autant de rencontres qu’il nous sera pos-sible entre autant de qualités de différences qu’ilnous sera concevable, nous découvrons que les dif-férences n’opposent pas, qu’elles concordent, etnous voilà veillant aux périphéries bienheureuses dumonde, attentifs à ne pas laisser des marais clandes-tins de toutes sortes d’esclavages ronger à nouveaudans la chair des peuples et gangrener alentour. Lesmémoires de la collectivité Terre de tous ces peuplesconjoints nous aident.

Le signe commun est alors de la mémoire déli-vrée, délivrée des interdits et des séductions et desindifférences et des provocations et des méprisincontrôlables et des haines et des jactances et desvolontés de puissance. Quand nous regardons pour-tant dans cet alentour, nous nous demandons com-ment les humanités d’aujourd’hui, emportées qu’ellessont dans ces fleuves du monde, pourraient s’inté-resser à un projet aussi éloigné des courants qui lestraînent, la mémoration d’une exaction de masse etd’une libération. D’une part les mégavilles et leursétincelantes ruines, encadrant déjà des mondes vir-tuels où des identités machine entretiennent entreelles des liens qui ne sont que de menace et de riva-lité, et peut-être faudra-t-il y chercher longtempsavant de trouver les principes d’une autre sorte dediversité. D’autre part les mondes démunis, encoreplus virtuels de ne s’accrocher qu’à des boues et des

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poussières et des eaux pourries. N’allons pas croireque nous sommes en marge, à l’abri sur les côtés ducourant, exerçant la toute-puissance du regard etdécidant de nos choix et de nos préservations. Noussommes tous des immigrants et nous avons tous ànous intégrer quelque part, ne serait-ce qu’à nospropres paysages. Immigration et intégration ne sontpas le lot forcé des seuls errants de la Terre, et noussommes tous des errants du devenir du Tout-monde.

Nous considérons ces masses d’histoires où tantde peuples se sont égarés et perdus, ces tempsd’effacement où la trace des humanités s’est érodéesur les rochers devenus sables, ces océans engouf-frant et ces déserts à vif, leur connaissance manqueà nos rassemblements éventuels. Nous vivons lemonde, nous avons besoin de toutes les mémoires.L’avantage d’aujourd’hui est que nous pouvons par-tager ou échanger nos mémoires, sans les dénaturerpour autant. Les esclavages sévissent là autour,gardons-nous qu’ils versent à nouveau dans lesclandestinités qu’ils chérissent. Il faut partout aumonde des Centres nationaux pour la mémoire desesclavages, nationaux parce que chaque peuple s’yengage, pour la mémoire parce que c’est là le pre-mier recours et le premier moyen.

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Avant-propos de Dominique de Villepinpage 7

IntroductionDe quelques vues sommaires et de la difficulté

de les aménager entre ellespage 19

Chapitre unLes esclavages dont il est question ici

page 45

Chapitre deuxLes Antilles, la Caraïbe, l’océan Indien

page 85

Chapitre troisLe Centre national pour la mémoire des esclavages

et de leurs abolitionspage 143

Chapitre quatreLa mémoire délivrée

page 159

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DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard

Romans

LA LÉZARDE, Prix Théophraste Renaudot, 1958.

LE QUATRIÈME SIÈCLE, Prix Charles Veillon 1965. Nouvelle édition en 1997

(« L’Imaginaire », no 233).

MALEMORT.

LA CASE DU COMMANDEUR.

MAHAGONY.

TOUT-MONDE, repris dans « Folio », no 2744.

SARTORIUS, Le roman des Batoutos.

ORMEROD.

Poésie

POÈMES COMPLETS : Le Sang rivé — Un Champ d’îles — La Terre inquiète. —

Les Indes — Le Sel noir — Boises — Pays rêvé, pays réel — Fastes — Les Grands Chaos.

LE SEL NOIR — LE SANG RIVÉ — BOISES, poésie/Gallimard, Préface de

Jacques Berque.

PAYS RÊVÉ, PAYS RÉEL — FASTES — LES GRANDS CHAOS,

poésie/Gallimard, Grand Prix de poésie du Mont-Saint-Michel, 2000.

Essais

SOLEIL DE LA CONSCIENCE (Poétique I).

L ’ INTENTION POÉTIQUE (Poétique II).

LE DISCOURS ANTILLAIS (« Folio essais », no 313).

POÉTIQUE DE LA RELATION (Poétique III), Prix Roger Caillois, 1999.

TRAITÉ DU TOUT-MONDE (Poétique IV).

INTRODUCTION À UNE POÉTIQUE DU DIVERS, Prix Études Litté-

raires de Montréal, 1995.

FAULKNER, MISSISSIPPI (« Folio essais », no 326).

LA COHÉE DU LAMENTIN (Poétique V).

UNE NOUVELLE RÉGION DU MONDE (Esthétique I).

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Théâtre

MONSIEUR TOUSSAINT, version scénique.

LE MONDE INCRÉÉ, poétrie : Conte de ce que fut la Tragédie d’Askia — Parabole

d’un moulin de Martinique — La Folie Celat.

Aux Éditions du Dragon

UN CHAMP D’ ÎLES, illustration de Wolfgang Paalen.

LA TERRE INQUIÈTE, illustrations de Wifredo Lam.

BOISES, illustrations d’Agustin Càrdenas.

Aux Éditions Falaize

LES INDES, illustrations d’Enrique Zañartu.

SOLEIL DE LA CONSCIENCE, édition originale.

Aux Éditions du Gref

DISCOURS DE GLENDON.

FASTES, édition originale.

LES INDES/THE INDIES, édition bilingue, texte anglais (Canada) de Dominique

O’Neill.

Aux Éditions du Seuil

LE SEL NOIR, illustration de Matta.

MONSIEUR TOUSSAINT, première version.

UN CHAMP D’ÎLES — LA TERRE INQUIÈTE — LES INDES, Points

Seuil.

LA LÉZARDE, Points Seuil.

LE DISCOURS ANTILLAIS (repris dans « Folio essais/Gallimard », no 313).

Aux Éditions Stock

FAULKNER, MISSISSIPPI (repris dans « Folio essais/Gallimard », no 326).

Aux Éditions du Serpent à Plumes

LES INDES/LÉZENN, édition bilingue, texte créole (Martinique) de Rodolf Étienne.

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Achevé d’imprimersur Roto-Pagepar l’Imprimerie Flochà Mayenne, le 3 mai 2007.Dépôt légal : mai 2007.Numéro d’imprimeur : 68122.ISBN 978-2-07-078554-4 / Imprimé en France.

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