merleau ponty signes

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 Maurice MERLEAU-PONTY [1908-1961]  Philosophe français, professeur de philosophie à l’Université de Lyon puis au Collège de France (1960) SIGNES Un document produit en version numérique par Pierre Patenaude, bénévole, Professeur de français à la retraite et écrivain Chambord, Lac—St-Jean. Courriel: [email protected] Page web dans Les Classiques des sciences sociales. Dans le cadre de la bibliothèque numérique: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/ Une bibliothèque développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm  

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    Maurice MERLEAU-PONTY [1908-1961]Philosophe franais, professeur de philosophie

    lUniversit de Lyon puis au Collge de France

    (1960)

    SIGNESUn document produit en version numrique par Pierre Patenaude, bnvole,

    Professeur de franais la retraite et crivainChambord, LacSt-Jean.

    Courriel:[email protected]

    Page web dans Les Classiques des sciences sociales.

    Dans le cadre de la bibliothque numrique: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/

    Une bibliothque dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

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    Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Prsident-directeur gnral,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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    REMARQUE

    Ce livre est du domaine public au Canada parce quuneuvre passe au domaine public 50 ans aprs la mort delauteur(e).

    Cette uvre nest pas dans le domaine public dans lespays o il faut attendre 70 ans aprs la mort de lauteur(e).

    Respectez la loi des droits dauteur de votre pays.

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    Cette dition lectronique a t ralise par Pierre Patenaude, bnvole,professeur de franais la retraite et crivain,Courriel :[email protected]

    partir de :

    Maurice MERLEAU-PONTY

    SIGNES.

    Paris : Les ditions Gallimard, 1960, 438 pp. Collection NRF.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times New Roman, 12 points.Pour les citations : Times New Roman, 12 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word2008 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5 x 11.

    dition numrique ralise le 20 juin 2011 Chicoutimi, Villede Saguenay, Qubec.

    mailto:[email protected]:[email protected]
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    Maurice MERLEAU-PONTY [1908-1961]Philosophe franais, professeur de philosophie

    lUniversit de Lyon puis au Collge de France

    SIGNES

    Paris : Les ditions Gallimard, 1960, 438 pp. Collection NRF.

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    DU MME AUTEUR

    PHNOMNOLOGIE DE LA PERCEPTION.

    HUMANISME ET TERREUR (essai sur le problme communis-te).

    LOGE DE LA PHILOSOPHIE (Leon inaugurale faite au Coll-ge de France le jeudi 15 janvier 1953).

    LES AVENTURES DE LA DIALECTIQUE.

    L'IL ET L'ESPRIT.

    SIGNES.

    LE VISIBLE ET L'INVISIBLE (suivi de notes de travail).

    LOGE DE LA PHILOSOPHIE et autres essais.

    RSUMS DE COURS. Collge de France 1952-1960.

    Chez d'autres diteurs

    LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT (Presses Universitai-res de France).

    SENS ET NON-SENS (ditions Nagel).

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    Table des matires

    Quatrime de couverturePrfaceChapitre I. LE LANGAGE INDIRECT ET LES VOIX DU SILENCEChapitre II. SUR LA PHNOMNOLOGIE DU LANGAGE

    I. Husserl et le problme du langageIl. Le phnomne du langageIII. Consquences touchant la philosophie phnomnologique

    Chapitre III. LE PHILOSOPHE ET LA SOCIOLOGIEChapitre IV. DE MAUSS A CLAUDE LVI-STRAUSSChapitre V. PARTOUT ET NULLE PART

    I. La philosophie et le dehors Il. L'Orient et la philosophieIII. Christianisme et philosophieIV. Le grand rationalismeV. Dcouverte de la subjectivitVI. Existence et dialectique

    Chapitre VI. LE PHILOSOPHE ET SON OMBREChapitre VII. BERGSON SE FAISANTChapitre VIII. EINSTEIN ET LA CRISE DE LA RAISONChapitre IX. LECTURE DE MONTAIGNEChapitre X. NOTE SUR MACHIAVELChapitre XI. L'HOMME ET L'ADVERSITChapitre XII. Propos

    I. La politique paranoaque(1948)II. Marxisme et superstition(1949)

    III. L'U.R.S.S. et les camps(1950)IV. Les papiers de Yalta(1955)V. L'avenir de la Rvolution(1955)VI. Sur la dstalinisation(1956)VII. Sur l'rotisme(1954)VIII. Sur les faits divers(1954)IX. Sur Claudel(1955)X. Sur l'abstention(1955)

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    XI. Sur l'Indochine(1947)XII. Sur Madagascar(1958)XIII. Sur le 13 mai1958XIV. Demain... (1958)

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    SIGNES

    Quatrime de couverture

    Retour la table des matires

    Signes, c'est--dire non pas un alphabet complet, et pas mme un discourssuivi. Mais plutt de ces signaux soudains comme un regard que nous recevonsdes vnements, des livres et des choses.

    Ou qu'il nous semble recevoir d'eux : il faut croire que nous y mettons du n-

    tre, puisqu'il y a des constantes dans ces messages. En philosophie, l'ide d'unevision, d'une parole oprante, d'une opration mtaphysique de la chair, d'unchange o le visible et l'invisible sont rigoureusement simultans. En politique,le sentiment que les mcanismes d'touffement, de paralysie ou de terreur ne sontpas irrversibles, que peut-tre le monde aujourd'hui (ne parlons pas trop de laFrance) est en train de passer d'une politique absolue, qui est lutte mort, commela guerre absolue de Clausewitz, une politique relle qui, comme sa guerrerelle , en reste souvent au meurtre symbolique.

    Si l'auteur a bien lu, ces signes, donc, ne seraient pas de si mauvais augure.

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    SIGNES

    PRFACE

    Retour la table des matires

    Entre les essais philosophiques et les propos de circonstance, presque tous po-litiques, qui composent ce volume, quelle diffrence premire vue, quel dispara-

    te ! En philosophie, le chemin peut tre difficile, on est sr que chaque pas enrend possibles d'autres. En politique, on a l'accablante impression d'une percetoujours refaire. Nous ne parlons mme pas des hasards et de l'imprvu : le lec-teur trouvera ici quelques erreurs de pronostic ; franchement, il en trouvera moinsqu'il n'tait craindre. Le cas est bien plus grave : c'est comme si un mcanismemalin escamotait l'vnement l'instant o il vient de montrer son visage, commesi l'histoire exerait une censure sur les drames dont elle est faite, comme si elleaimait se cacher, ne s'entrouvrait la vrit que dans de brefs moments de dsar-roi, et, le reste du temps, s'ingniait djouer les dpassements , ramener lesformules et les rles du rpertoire, et nous persuader en somme qu'il ne se passe

    rien. Maurras disait qu'il avait connu en politique des vidences, en philosophiepure jamais. C'est qu'il ne regardait qu' l'histoire rvolue, et rvait d'une philoso-phie elle aussi tablie. Si on les prend en train de se faire, on verra que la philoso-phie trouve dans l'instant du commencement ses plus sres vidences et que l'his-toire l'tat naissant est songe ou cauchemar. Quand il lui arrive de poser unequestion, quand les angoisses et les colres amonceles ont fini par prendre dansl'espace humain une forme identifiable, on s'imagine qu'aprs cela rien ne pourra

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    plus [8]tre comme avant. Mais s'il y a des interrogations totales, la rponse, danssa positivit, ne peut l'tre. C'est plutt la question qui s'use, un tat sans questionqui survient, comme une passion un jour s'arrte, dtruite par sa propre dure. Ce

    pays saign par une guerre ou par une rvolution, le voil soudain intact, entier.Les morts sont complices de l'apaisement : ce n'est qu'en vivant qu'ils pourraientrecrer le manque et le besoin d'eux qui s'effacent. Les historiens conservateursenregistrent comme chose qui va de soi l'innocence de Dreyfus et nen restentpas moins conservateurs. Dreyfus n'est pas veng, pas mme rhabilit. Son inno-cence devenue lieu commun ne vaut pas cher au prix de sa honte. Elle n'est pasinscrite dans l'histoire au sens o elle lui fut vole, o elle fut revendique par sesdfenseurs. ceux qui ont tout perdu l'histoire te encore, et elle donne encore ceux qui ont tout pris. Car la prescription, qui enveloppe tout, innocente l'injusteet dboute les victimes. L'histoire n'avoue jamais.

    Pour tre bien connu, tout cela n'en est pas moins frappant chaque fois qu'ons'y heurte. La grande affaire du temps va tre de rconcilier l'ancien monde etl'autre. Peut-tre, devant ce problme, l'U.R.S.S. et ses adversaires d'hier sont-ilsdu mme ct, celui de l'ancien monde. Toujours est-il qu'on proclame la fin de laguerre froide. Dans la concurrence pacifique, l'Occident ne peut gure figurer s'iln'invente pas une rgulation dmocratique de l'conomie. En fait, c'est dans undsordre extraordinaire que la socit industrielle se dveloppe ici. Le capitalismepousse au hasard des rameaux gants, met l'conomie d'une nation la mercid'une industrie dominante qui engorge ses routes et ses villes, dtruit les formes

    classiques de l'tablissement humain... toutes les chelles, d'immenses probl-mes apparaissent : ce ne sont pas seulement des techniques qu'il y a trouver,mais des formes politiques, des mobiles, un esprit, des raisons de vivre... C'estalors qu'une arme longtemps isole du monde dans la guerre coloniale, et qui y aappris la lutte sociale, retombe de tout son poids sur l'tat dont elle est censedpendre et fait refluer sur un temps qui allait s'en librer l'idologie de la guerrefroide. Quelqu'un qui a su, il y a vingt ans, juger les [9] lites (et notammentles lites militaires) croit maintenant btir un pouvoir durable en s'isolant ausommet de l'Etat, et ne le dlivre des harclements d'assemble que pour l'exposeraux factions. Lui qui a dit qu'on ne se substitue pas un peuple, (mais sans douten'tait-ce l qu'une formule de dsespoir, de service inutile ), il spare l'ambi-tion nationale et ce qu'il appelle le niveau de vie, - comme si aucune nation mrepouvait accepter ces dilemmes, comme si l'conomie dans la socit relle pou-vait jamais tre subalterne la faon de lIntendance dans la socit factice del'arme, comme si le pain et le vin et le travail taient de soi choses moins graves,choses moins saintes que les livres d'histoire.

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    Cette histoire stationnaire et provinciale, on dira peut-tre que c'est celle de laFrance. Mais le monde fait-il face plus franchement aux questions dont il est tra-vaill ? Parce qu'elles risquent de brouiller les frontires du communisme et du

    capitalisme, l'glise fait de son mieux pour les touffer, reprend ses interdits ou-blis, condamne nouveau le socialisme, si ce n'est la dmocratie, tente de roc-cuper les positions de la religion d'tat, rprime partout, et d'abord dans ses pro-pres rangs, l'esprit de recherche et la confiance dans la vrit.

    Quant la politique communiste, on sait travers combien de filtres l'air de ladstalinisation a d passer avant de parvenir Paris ou Rome. Aprs tant dedsaveux du rvisionnisme , et surtout aprs Budapest, il faut de bons yeuxpour voir que la socit sovitique s'engage dans une autre poque, qu'elle liquide,avec le stalinisme, l'esprit de la guerre sociale et s'oriente vers les formes nouvel-les de la puissance. Cela sappelle officiellement passage la phase suprieure ducommunisme. Le pronostic d'une volution spontane vers le communisme mon-dial couvre-t-il d'invariables desseins de domination, ou bien n'est-il qu'une ma-nire dcente de dire que l'on renonce forcer le passage ? Ou se tient-on entre lesdeux lignes, prt se rabattre en cas de danger sur l'ancienne ? La question desfins n'est pas la vraie question, ni celle du masque et du visage. Peut-tre les des-seins concerts comptent-ils moins que la ralit humaine et le mouvement [10]de l'ensemble. Peut-tre l'U.R.S.S. a-t-elle plusieurs visages et l'quivoque est-elledans les choses. On doit alors saluer comme un progrs vers la clart l'entre,avec Khrouchtchev, de l'humour noir et de la paix chaude sur le thtre interna-

    tional. Si l'humour est, comme dit Freud, la douceur du surmoi, c'est l peut-trele maximum de dtente que tolre le surmoi de l'histoire.

    quoi bon avoir eu raison hier contre le stalinisme, aujourd'hui contre Alger, quoi bon dnouer patiemment les faux nuds du communisme et de l'anticom-munisme, et mettre noir sur blanc ce que l'un et l'autre savent mieux que nous, sices vrits de demain ne dispensent pas un jeune homme aujourd'hui des aventu-res du fascisme et du communisme, si elles sont striles tant qu'elles ne sont pasdites la manire politique, - dans ce langage qui dit sans dire, qui touche en cha-cun les ressorts de la colre et de l'espoir, - et qui ne sera jamais la prose du vrai ?

    N'est-ce pas un incroyable malentendu si tous les philosophes ou presque se sontcrus obligs d'avoir une politique, alors qu'elle relve de l' usage de la vie et sedrobe l'entendement ? La politique des philosophes, c'est celle que personne nefait. Est-ce donc une politique ? N'y a-t-il pas bien des choses dont ils puissentplus srement parler ? Et quand ils tracent de sages perspectives, dont les intres-ss ne veulent rien savoir, n'avouent-ils pas simplement qu'ils ne savent pas dequoi il s'agit ?

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    Ces rflexions sont latentes un peu partout. On les devine chez des lecteurs et

    des crivains qui sont ou qui furent marxistes et qui, diviss sur tout le reste, sem-blent d'accord pour constater la sparation de la philosophie et de la politique. Ilsont plus que personne tent de vivre sur les deux plans ensemble. Leur expriencedomine la question, et c'est travers elle qu'il faudrait la reconsidrer.

    Une chose est sre d'abord, c'est qu'il y a eu une manie politique chez les phi-losophes qui n'a fait ni de bonne politique ni de bonne philosophie. Parce que,comme on [11]sait, la politique est la moderne tragdie, on attendait d'elle le d-nouement. Sous prtexte que toutes les questions humaines s'y retrouvent, toutecolre politique devenait colre sainte, et la lecture du journal, comme Hegel l'a

    dit un jour de sa jeunesse, la prire du matin philosophique. Le marxisme trouvaitdans l'histoire tous les drames abstraits de l'tre et du Nant, il y avait dpos uneimmense charge mtaphysique, - avec raison puisqu'il pensait la membrure, l'architectonique de l'histoire, l'insertion de la matire et de l'esprit, de l'hommeet de la nature, de l'existence et de la conscience, dont la philosophie ne donneque l'algbre ou le schma. Reprise totale des origines humaines dans un nouvelavenir, la politique rvolutionnaire passait par ce centre mtaphysique. Mais dansla priode rcente, c'est la politique de pure tactique, srie discontinue d'actionset d'pisodes sans lendemain, qu'on liait toutes les formes de l'esprit et de la vie.Au lieu d'unir leurs vertus, philosophie et politique changeaient ds lors leurs

    vices : on avait une pratique ruse et une pense superstitieuse. propos d'unvote du groupe parlementaire ou d'un dessin de Picasso, que d'heures, que d'ar-guments consums, comme si l'Histoire Universelle, la Rvolution, la Dialectique,la Ngativit taient vraiment prsentes sous ces maigres espces. En fait, privsde tout contact avec le savoir, la technique, l'art, les mutations de l'conomie, lesgrands concepts historico-philosophiques taient exsangues, et, - sauf chez lesmeilleurs, - le rigorisme politique donnait la main la paresse, l'incuriosit, l'improvisation. Si tel tait le mariage de la philosophie et de la politique, on pen-sera qu'il faut se fliciter du divorce. Des crivains marxistes ont rompu avec tout

    cela et reprennent leur rle : quoi de mieux ? Pourtant, il y a une mauvaise rupture de la philosophie et de la politique qui ne sauve rien, et qui les laisse leur misre.

    couter ces crivains, on sent quelquefois un malaise. Tantt ils disent qu'ilsrestent marxistes sur des points essentiels, sans trop prciser lesquels, ni commenton peut tre marxiste sur certains points, - quittes sourire entre eux de la confu-sion o se coudoient marxistes, marxiens et [12] marxologues, - et tantt au

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    contraire qu'il faut une nouvelle doctrine, presque un nouveau systme, mais ilsne se risquent gure au-del de quelques emprunts Hraclite, Heidegger, Sartre. Les deux timidits se comprennent. C'est dans le marxisme que, depuis des

    annes, ils ont pratiqu la philosophie. Quand ils dcouvraient le jeune Marx, re-montaient la source hglienne, redescendaient de l Lnine, ils ont bien desfois rencontr la formule abstraite de leur drame futur, ils savent qu'on peut trou-ver dans cette tradition toutes les armes d'une opposition ou de plusieurs, et il estnaturel qu'ils se sentent toujours marxistes. Mais comme c'est le marxisme aussiqui leur a fourni longtemps leurs raisons tout compte fait de rester communistes etde renouveler au communisme son privilge d'interprte de l'histoire, on com-prend que, revenant aux choses mmes, ils aient envie d'carter tout intermdiaireet rclament une doctrine toute neuve. Rester fidle ce qu'on fut, tout reprendrepar le dbut, chacune des deux tches est immense. Pour dire prcisment en quoi

    on reste marxiste, il faudrait dire o est l'essentiel de Marx et quand il a t perdu, quelle bifurcation on s'installe sur l'arbre gnalogique, si l'on veut tre un nou-veau rameau, une nouvelle branche matresse, ou si l'on pense, rejoindre l'axe decroissance du tronc, ou si enfin on rintgre Marx tout entier une pense plusancienne et plus rcente dont il ne serait qu'une forme transitoire, - bref, il faudraitredfinir les rapports du jeune Marx avec Marx, de l'un et l'autre avec Hegel, detoute cette tradition avec Lnine, de Lnine avec Staline et mme avec Khrouch-tchev, et enfin les rapports du hglo-marxisme avec ce qui l'a prcd et ce quil'a suivi. Travail dmesur, dont tous les crits de Lukacs ensemble sont l'bauche

    trs rticente, qui les tentait aux temps du Parti, parce que c'tait la seule manirealors de faire de la philosophie sans trop en avoir l'air, et qui, maintenant qu'ils n'ysont plus, doit leur paratre accablant, drisoire. Ils se tournent donc vers lessciences, vers l'art, vers la recherche sans parti. Mais quel dsarroi si l'on ne peutplus tabler sur l'arrire-fond presque sculaire du marxisme, s'il faut essayer soussa propre responsabilit, sans appareil, tout nu, et d'ailleurs dans le [13]voisinagegnant de ceux qui n'ont jamais fait autre chose, et que l'on a autrefois, plutt quediscuts, expdis... On reste donc indcis entre l'exigence de la fidlit et celle dela rupture, et l'on n'accepte tout fait ni l'une ni l'autre. On crit quelquefoiscomme s'il n'y avait jamais eu de marxisme, on traite par exemple de l'histoire

    selon le formalisme de la thorie des jeux. Mais, par ailleurs, on garde en rservele marxisme, on lude toute rvision. En fait, une rvision est en cours, mais on sela cache soi-mme, on la dguise en retour aux sources. Car aprs tout, dit-on,ce qui a fait faillite avec l'orthodoxie, c'est le dogmatisme, la philosophie. Le vraimarxisme, lui, n'en tait pas une, et nous nous en tenons ce marxisme-l, quid'ailleurs comprend tout, et le stalinisme et l'anti-stalinisme, et la vie entire dumonde. Un jour peut-tre, aprs des dtours incroyables, le proltariat retrouvera

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    son rle de classe universelle et reprendra en charge cette critique marxiste uni-verselle qui est pour le moment sans porteur ni impact historiques... Ainsi l'onreporte plus tard l'identit marxiste de la pense et de l'action que le prsent met

    en cause. L'appel un avenir indfini conserve la doctrine comme manire depenser et point d'honneur au moment o elle est en difficult comme manire devivre. Ce qui est exactement, selon Marx, le vice de la philosophie. Mais qui s'endouterait, puisque, au mme moment, c'est la philosophie qu'on prend pour bouemissaire ? La non-philosophie, que Marx enseignait au profit de la praxis rvolu-tionnaire, elle est maintenant l'abri de l'incertitude. Ces crivains savent mieuxque personne que l'attache marxiste de la philosophie et de la politique s'est rom-pue. Mais ils font comme si elle restait en principe, dans un monde futur c'est--dire imaginaire, ce que Marx avait dit qu'elle tait : la philosophie la fois rali-se et dtruite dans l'histoire, la ngation qui sauve, la destruction qui accomplit.

    Cette opration mtaphysique n'a pas eu lieu, - c'est mme pourquoi ces crivainsont quitt le communisme, qui ralisait si peu les valeurs abstraites qu'il dtruisaitpour commencer les siennes. Ils ne sont pas bien srs qu'elle se fasse jamais. Surquoi, au lieu d'en examiner l'arrire-fond philosophique, ils la transforment, [14]elle, audace et rsolution, en rverie, en esprance. Consolation qui n'est pas in-nocente, car elle referme le dbat ouvert en eux et autour d'eux, elle touffe desquestions qui s'imposent : celle d'abord de savoir s'il y a une opration de destruc-tion-ralisation, notamment une ralisation de la pense qui la rende superfluecomme instance indpendante, ou si ce schma ne sous-entend pas une positivit

    absolue de la nature, une ngativit absolue de l'histoire ou antiphysis, que Marxcroyait constater dans les choses autour de lui, mais qui ne sont peut-tre qu'unecertaine philosophie, et ne peuvent tre exceptes du rexamen. Celle de savoirensuite si ce non qui est un oui, formule philosophique de la rvolution, ne justifiepas une pratique d'autorit illimite, les appareils qui tiennent le rle historique dungatif tant de ce fait levs au dessus de tout critre assignable et aucune contradiction , mme celle de Budapest, ne leur tant en droit opposable. C'estcet ensemble d'interrogations sur l'ontologie marxiste qui est escamot si l'on va-lide d'emble le marxisme comme vrit pour plus tard. Elles ont toujours fait lepathos et la vie profonde du marxisme : il tait l'essai ou l'preuve de la ngation

    cratrice, de la ralisation-destruction ; en les oubliant, on le dsavoue commervolution. En tout cas, si on lui accorde sans dbat sa prtention de n'tre pas unephilosophie, d'tre l'expression d'un seul grand fait historique, (et sa critique detoute philosophie comme alibi et faute contre l'histoire), puisque par ailleurs onconstate qu'il n'y a pas prsent de mouvement proltarien l'chelle mondiale,on le met en position d'inactivit et l'on se dfinit soi-mme comme marxiste ho-noraire. Si le divorce de la philosophie et de la politique est prononc aux seuls

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    torts de la philosophie, ce sera un divorce manqu. Car on peut manquer un divor-ce, aussi bien qu'un mariage.

    Nous ne supposons ici aucune thse prtablie ; notamment nous ne confon-

    dons pas le marxisme et le communisme devant le tribunal de la philosophiecomme savoir absolu, sous prtexte qu'ils l'excluent l'un et l'autre : la diffrenceest claire entre la rgle marxiste de ne pas dtruire la philosophie sans la raliser,et la pratique stalinienne [15]qui la dtruit simplement. Nous ninsinuons mmepas que cette rgle dgnre invitablement dans cette pratique. Nous disonsqu'avec les vnements des dernires annes le marxisme est dcidment entrdans une nouvelle phase de son histoire, o il peut inspirer, orienter des analyses,garder une srieuse valeur heuristique, mais o il n'est certainement plus vrai dansle sens o il se croyait vrai, et que l'exprience rcente, l'installant dans un ordrede la vrit seconde, donne aux marxistes une assiette et presque une mthodenouvelles qui rendent vaines les mises en demeure. Quand on leur demande - etquand ils se demandent - s'ils sont encore marxistes, cette mauvaise question, iln'y a que de mauvaises rponses, non seulement parce que, comme nous le disionsplus haut, une rponse prcise supposerait achev un immense travail de mise enperspective, mais parce que, mme fait, ce travail ne pourrait se conclure par au-cune rponse simple, parce que, ds qu'elle se pose, cette question-l exclut le ouiet le non. Il serait insens de se reprsenter les vnements rcents comme une deces expriences cruciales qui, malgr une lgende tenace, n'existent pas mmeen physique, et aprs lesquelles on pourrait conclure que la thorie est vrifie

    ou rfute . Il est incroyable que la question soit pose en ces termes rudimen-taires, comme si le vrai et le faux taient les deux seuls modes d'existenceintellectuelle. Mme dans les sciences, un ensemble thorique dpass peut trerintgr dans le langage de celui qui le dpasse, il reste signifiant, il garde savrit. Quand il s'agit de toute l'histoire intrieure du marxisme, et de ses rapportsavec la philosophie et avec l'histoire pr- et post-marxistes, nous savons bien dsmaintenant que la conclusion ne pourra jamais tre une de ces platitudes qu'onentend trop souvent : qu'il est toujours valable ou qu'il est dmenti par lesfaits . Derrire les noncs marxistes, vrifis ou dmentis, il y a toujours lemarxisme comme matrice d'expriences intellectuelles et historiques, qui peuttoujours, moyennant quelques hypothses auxiliaires, tre sauv de l'chec, com-me d'ailleurs on peut toujours soutenir qu'il n'est pas valid en bloc par le succs.La doctrine depuis un sicle [16]a inspir tant dentreprises thoriques et prati-ques, a t le laboratoire de tant dexpriences russies ou manques, a t pourses adversaires mme, le stimulus de tant de rponses, de hantises, de contre-doctrines si profondment significatives, quaprs cela il est simplement barbarede parler de rfutation comme dailleurs de vrifications . Mme sil se

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    rencontre des erreurs dans les formules fondamentales du marxisme, dans sonontologie dont nous parlions tout lheure, elles ne sont pas de celles que lonpeut simplement barrer ou oublier. Mme sil ny a pas de pure ngation qui soit

    un oui, ou qui soit ngation absolue delle-mme, l erreur ici nest pas lecontraire simple de la vrit, elle est plutt une vrit manque. Il y a une relationinterne du positif et du ngatif, cest elle que Marx avait en vue, mme sil a eu letort de lastreindre la dichotomie objet-sujet ; elle opre dans des morceaux en-tiers de son uvre, elle ouvre son analyse historique des dimensions nouvelleset fait quelles peuvent cesser dtre concluantes au sens o lentendait Marx sanscesser dtre sources de sens et rinterprtables. Les thses de Marx peuvent res-ter vraies comme le thorme de Pythagore est vrai, non plus au sens o il le futpour celui qui la invent comme vrit identique et proprit de lespace mme mais comme proprit dun certain modle despace parmi dautres espaces

    possibles. Lhistoire de la pense ne prononce pas sommairement : ceci est vrai,cela est faux. Comme toute histoire, elle a des dcisions sourdes : elle dsamorceou embaume certaines doctrines, les transforme en messages ou en prires demuse. Il y en a dautres quau contraire elle maintient en activit, non quil y aitentre elles une ralit invariable quelque miraculeuse adquation ou corres-pondance, cette vrit ponctuelle ou dcharne nest ni suffisante ni mme n-cessaire pour quune doctrine soit grande, mais parce quelles restent parlantesau-del des noncs, des propositions, intermdiaires obligs si lon veut allerplus loin. Ce sont l les classiques. On les reconnat ceci que personne ne les

    prend la lettre, et que pourtant les faits nouveaux ne sont jamais absolumenthors de leur comptence, quils tirent deux de nouveaux chos, quils rvlent[17]en eux de nouveaux reliefs. Nous disons que le rexamen de Marx serait lamditation dun classique et quil ne saurait se terminer par le nihil obstatni parla mise lindex. Etes-vous ou ntes-vous pas cartsien ? La question na pasgrand sens, puisque ceux qui rejettent ceci ou cela dans Descartes ne le font quepar des raisons qui doivent beaucoup Descartes. Nous disons que Marx est entrain de passer cette vrit seconde.

    Et nous disons au seul nom de lexprience rcente, notamment de celle descrivains marxistes. Car enfin quand ils en sont venus, communistes depuis long-temps, quitter le parti ou sen laisser exclure, lont-ils fait en marxistes ouen non-marxistes ? En le faisant, ils ont prcisment signifi que le dilemmetait verbal, quil fallait passer outre, quaucune doctrine ne pouvait prvaloircontre les choses, ni transformer en victoire du proltariat la rpression de Buda-pest. Ils nont pas rompu avec lorthodoxie au nom de la libert de conscience etde lidalisme philosophique, mais parce quelle avait fait dprir un proltariatjusqu la rvolte et la critique des armes, et avec lui la vie de ses syndicats et de

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    son conomie, et avec elle la vrit interne et la vie de la science, de lart. Ils ontdonc rompu en marxistes. Et pourtant, en rompant, ils transgressaient la rgle,marxiste aussi, qui prote qu chaque moment il y a un camp du proltariat et un

    camp de ses adversaires, que toute initiative sapprcie par rapport cette fissurede lhistoire, et quon ne doit en aucun cas faire le jeu de ladversaire . Ils ne setrompent pas et ne nous trompent pas quand ils disent aujourdhui quils rententmarxistes, mais condition dajouter que leur marxisme ne sidentifie plus avecaucun appareil, quil est une vue de lhistoire et non pas le mouvement en acte delhistoire, bref quil est une philosophie. Au moment o ils rompaient, ils ont,dans la colre ou le dsespoir, anticip ou rejoint une des silencieuses promotionsde lhistoire, et cest eux aprs tout qui ont fait de Marx un classique ou un philo-sophe.

    On leur disait : toute initiative, toute recherche politique ou non politiquesapprcie selon les incidences politiques, la ligne politique selon lintrt du par-ti, et lintrt [18]du parti selon les vues des dirigeants, en dernire analyse. Ilsont rejet ces rductions en chane de toutes les instances, de tous les critres unseul, ils ont affirm que le mouvement de l'histoire se fait par d'autres moyens, surd'autres rythmes au niveau de l'organisation politique et dans le proltariat, et dansles syndicats, et dans l'art et dans la science, qu'il y a plus d'un foyer de l'histoire,ou plus d'une dimension, plus d'un plan de rfrence, plus d'une source du sens.Ils ont rejet l une certaine ide de l'tre-objet, et de l'identit et de la diffrence.Adopt celle d'un tre cohrent plusieurs foyers ou plusieurs dimensions. Et ils

    disent qu'ils ne sont pas philosophes ?On reprend : vous parlez du marxisme ; mais en parlez-vous de l'intrieur ou

    du dehors ? La question n'a plus grand sens au moment o le marxisme clatepeut-tre, en tout cas s'ouvre. On en parle du dedans quand on peut, et du dehorsquand il n'y a plus moyen. Et qui fait mieux ? Est-on dehors, est-on dedans quandon opre envers lui le fameux dpassement de l'intrieur qu'il a recommandenvers toutes les doctrines ? On est dj dehors ds qu'au lieu de redire des chosesdites on essaie par elles de se comprendre et de comprendre les choses existantes.La question de savoir si l'on en est ou non ne se pose qu' l'gard d'un mouvement

    historique ou d'une doctrine leur naissance. Le marxisme est moins et plus quecela : un immense champ d'histoire et de pense sdimentes, o l'on va s'exerceret apprendre penser. La mutation est grave pour lui qui voulait tre l'oprationde l'histoire mise en mots. Mais c'tait l justement le comble de l'arrogance phi-losophique.

    Il y a certes par le monde bien des situations de lutte des classes. Il y en a dansde vieux pays, - la Suisse dYves Velan - il y en a dans les pays nouveau-venus

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    l'indpendance. Il est sr que leur indpendance ne sera qu'un mot si les ples deleur dveloppement sont dfinis selon les intrts des pays avancs, et que l'ailegauche des nouveaux nationalismes est l-dessus en conflit avec les bourgeoisies

    locales. Il est certain par ailleurs que les nouvelles aires conomiques et le dve-loppement de la [19] socit industrielle en Europe, qui rendent caduque la vieparlementaire et politique l'ancienne, mettent l'ordre du jour la lutte pour lecontrle et la gestion du nouvel appareil conomique. On peut certes inventer partir du marxisme des catgories qui orientent l'analyse du prsent, etl' imprialisme structurel en serait une 1. Il est mme permis d'affirmer quenulle politique la longuene sera celle de notre temps si elle ignore ces probl-mes, et le systme de rfrences marxiste qui les dvoile. C'est ce que nous ex-primions tout l'heure en disant que Marx est un classique. - Mais ce marxisme-lest-il mme l'esquisse d'une politique ? La prise thorique qu'il donne sur l'histoire

    est-elle aussi une prise pratique ? Dans le marxisme de Marx les deux allaientensemble. On dcouvrait avec la question la rponse, la question n'tait que lecommencement d'une rponse, le socialisme tait l'inquitude, le mouvement ducapitalisme. Quand nous lisons qu'en s'unissant les pays indpendants d'Afriquedu Nord seraient en mesure de contrler leur dveloppement, mais non de sepasser des capitaux, des techniciens, et des courants d'change avec la France 2,que par ailleurs la gauche politique et syndicaliste en France est trs loin d'entre-voir les problmes nouveaux, que le parti communiste notamment garde envers lenocapitalisme une attitude simplement ngative, qu'en U.R.S.S. enfin, mme

    aprs le XX

    e

    Congrs, l' imprialisme structurel n'est pas abandonn - il fau-drait beaucoup d'optimisme pour escompter que l'aile la plus avance des natio-nalismes africains se trouvera bientt amene confronter ses proccupationsavec celles des classes ouvrires des pays conomiquement dominants 3. Mmesi la confrontation avait lieu, quelle politique en tirer ? Mme si les proltariats sereconnaissaient, quel type d'action commune pourraient-ils se proposer ? Com-ment reprendre telle quelle la conception lniniste du parti, et comment la repren-dre moiti ? On sent la distance du [20]marxisme instrument d'analyse thori-que, au marxisme qui dfinissait la thorie comme la conscience d'une pratique. Ily a des situations de lutte des classes, et l'on peut mme, si l'on veut, formuler la

    situation mondiale en termes de proltariat et de bourgeoisie : ce n'est plus qu'unemanire de parler, et le proltariat qu'un nom pour une politique rationnelle.

    1 Serge MALLET : Gaullisme et no-capitalisme, Esprit, fvrier 1960.2 Serge MALLET, article cit, page 211.3 Ibid., p. 214.

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    Ce que nous dfendons ici, sous le nom de philosophie, c'est trs prcismentle genre de pense auquel les marxistes ont t reconduits par les choses. Notretemps peut dcevoir chaque jour une rationalit nave : dcouvrant par toutes ses

    fissures le fondamental, il appelle une lecture philosophique. Il n'a pas absorb laphilosophie, elle ne le surplombe pas. Elle n'est ni servante, ni matresse de l'his-toire. Leurs rapports sont moins simples qu'on ne l'avait cru : c'est la lettre uneaction distance, chacune du fond de sa diffrence exigeant le mlange et lapromiscuit. Nous avons encore apprendre le bon usage de cet empitement - etnotamment une philosophie d'autant moins lie par les responsabilits politiquesqu'elle a les siennes, d'autant plus libre d'entrer partout qu'elle ne se substitue personne, qu'elle ne joue pas aux passions, la politique, la vie, qu'elle ne lesrefait pas dans l'imaginaire, mais dvoile prcisment l'Etre que nous habitons.

    *

    * *

    On rit du philosophe qui veut que le processus historique passe par sa ta-ble de travail. Il se venge en rglant leur compte aux absurdits de l'histoire. Telest son emploi dans un vaudeville maintenant sculaire. Qu'on regarde plus hautdans le pass, qu'on se demande ce que peut tre la philosophie aujourd'hui : onverra que la philosophie de survol fut un pisode, et qu'il est rvolu.

    Maintenant comme jadis, la philosophie commence par le : qu'est-ce que pen-ser ? et d'abord s'y absorbe. Pas d'instruments ici ni d'organes. C'est un pur : ilm'apparat que... Celui devant qui tout parat ne peut tre dissimul lui-mme, ils'apparat tout le premier, il est cette apparition de soi soi, il surgit de rien, rienni personne ne [21]peut l'empcher d'tre soi, ni ly aider. Il fut toujours, il estpartout, il est roi dans son le dserte.

    Mais la premire vrit ne peut tre qu'une demi-vrit. Elle ouvre sur autrechose. Il n'y aurait rien s'il n'y avait cet abme du soi. Seulement un abme n'estpas rien, il a ses bords, ses entours. On pense toujours quelque chose, sur, selon,

    d'aprs quelque chose, l'endroit, l'encontre de quelque chose. Mme l'action depenser est prise dans la pousse de ltre. Je ne peux pas penser identiquement lamme chose plus d'un instant. L'ouverture par principe est aussitt comble,comme si la pense ne vivait qu' l'tat naissant. Si elle se maintient, c'est tra-vers - c'est par le glissement qui la jette l'inactuel. Car il y a l'inactuel de l'oubli,mais aussi celui de l'acquis. C'est par le temps que mes penses datent, c'est parlui aussi quelles font date, qu'elles ouvrent un avenir de pense, un cycle, un

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    champ, qu'elles font corps ensemble, qu'elles sont une seule pense, qu'elles sontmoi. La pense ne troue pas le temps, elle continue le sillage des prcdentes pen-ses, sans mme exercer le pouvoir, qu'elle prsume, de le tracer nouveau,

    comme nous pourrions, si nous voulions, revoir l'autre versant de la colline : mais quoi bon, puisque la colline est l ? quoi bon m'assurer que ma pense du jourrecouvre ma pense d'hier : je le sais bien puisque aujourd'hui je vois plus loin. Sije pense, ce n'est pas que je saute hors du temps dans un monde intelligible, ni queje recre chaque fois la signification partir de rien, c'est que la flche du tempstire tout avec elle, fait que mes penses successives soient, dans un sens second,simultanes, ou du moins qu'elles empitent lgitimement l'une sur l'autre. Jefonctionne ainsi par construction. Je suis install sur une pyramide de temps qui at moi. Je prends du champ, je m'invente, mais non sans mon quipement tempo-rel, comme je me dplace dans le monde, mais non sans la masse, inconnue de

    mon corps. Le temps est ce corps de l'esprit dont parlait Valry. Temps etpense sont enchevtrs l'un dans l'autre. La nuit de la pense est habite par unelueur de l'Etre.

    Comment imposerait-elle aucune ncessit aux choses ? Comment les rdui-rait-elle aux purs objets qu'elle se construit ? [22]Avec l'attache secrte du temps,j'apprends celle de l'tre sensible, ses cts incompatibles et simultans. Je levois comme il est sous mes yeux, mais aussi comme je le verrais d'un autre site, etcela non pas possiblement, mais actuellement, car ds maintenant il brille ailleursde beaucoup de feux qui me sont masqus. Quand on dit : simultanit, veut-on

    dire temps, veut-on dire espace ? Cette liane de moi l'horizon, c'est un rail pourle mouvement de mon regard. La maison l'horizon luit solennellement commeune chose passe ou une chose espre. Et mon pass inversement a son espace,ses chemins, ses lieux-dits, ses monuments. Sous les ordres croiss, mais distincts,du successif et du simultan, sous la suite des synchronies qui s'ajoutent ligne ligne, on retrouve un rseau sans nom, des constellations d'heures spatiales, depoints-vnements. Faut-il mme dire chose, faut-il dire imaginaire ou ide,quand chaque chose est plus loin qu'elle-mme, quand chaque fait peut tre di-mension, quand les ides ont leurs rgions ? Toute la description de notre paysageet de nos lignes d'univers, celle de notre monologue intrieur seraient refaire.Les couleurs, les sons, les choses comme les toiles de Van Gogh, sont des foyers,des rayonnements d'tre.

    Prenons les autres leur apparition dans la chair du monde. Ils ne seraient paspour moi, dit-on, si je ne les reconnaissais, si je ne dchiffrais sur eux quelquesigne de la prsence soi dont je dtiens l'unique modle. Mais si ma pense n'estque l'envers de mon temps, de mon tre passif et sensible, c'est toute l'toffe du

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    monde sensible qui vient quand j'essaie de me saisir, et les autres qui sont pris enelle. Avant d'tre et pour tre soumis mes conditions de possibilit, et recons-truits mon image, il faut qu'ils soient l comme reliefs, carts, variantes d'une

    seule Vision laquelle je participe aussi. Car ils ne sont pas des fictions dont jepeuplerais mon dsert, des fils de mon esprit, des possibles jamais inactuels,mais ils sont mes jumeaux ou la chair de ma chair. Certes je ne vis pas leur vie, ilssont dfinitivement absents de moi et moi d'eux. Mais cette distance est unetrange proximit ds qu'on retrouve l'tre du sensible, puisque le sensible est [23prcisment ce qui, sans bouger de sa place, peut hanter plus d'un corps. Cettetable que touche mon regard, personne ne la verra : il faudrait tre moi. Et pour-tant je sais qu'elle pse au mme moment exactement de mme faon sur toutregard. Car les autres regards, je les vois, eux aussi, c'est dans le mme champ osont les choses qu'ils dessinent une conduite de la table, qu'ils lient pour une nou-

    velle comprsence les parties de la table l'une l'autre. L-bas ; se renouvelle ouse propage, sous couvert de celle qu' l'instant je fais jouer, l'articulation d'un re-gard sur un visible. Ma vision en recouvre une autre, ou plutt elles fonctionnentensemble et tombent par principe sur le mme Visible. Un de mes visibles se faitvoyant. J'assiste la mtamorphose. Dsormais il n'est plus l'une des choses, il esten circuit avec elles ou il s'interpose entre elles. Quand je le regarde, mon regardne s'arrte plus, ne se termine plus lui, comme il s'arrte ou se termine aux cho-ses ; par lui, comme par un relais, il continue vers les choses - les mmes chosesque j'tais seul voir, que je serai toujours seul voir, mais que lui aussi, dsor-

    mais, est seul voir sa manire. Je sais maintenant que lui aussi est seul tresoi. Tout repose sur la richesse insurpassable, sur la miraculeuse multiplication dusensible. Elle fait que les mmes choses ont la force d'tre choses pour plus d'un,et que quelques-unes parmi elles - les corps humains et animaux - n'ont pas seu-lement des faces caches, que leur autre ct 4 est un autre sentir compt partir de mon sensible. Tout tient ce que cette table, celle qu' l'instant mon re-gard balaye et dont il interroge la texture, n'appartient aucun espace de cons-cience et s'insre aussi bien dans le circuit des autres corps - ce que nos regardsne sont pas des actes de conscience, dont chacun revendiquerait une indclinablepriorit, mais ouverture de notre chair aussitt remplie par la chair universelle du

    monde - ce que de la sorte les corps vivants se ferment sur le monde, se fontcorps voyants, corps touchants, et afortiori sensibles eux-mmes, puisqu'on nesaurait toucher ou voir sans tre capable de [24] se toucher et de se voir. Toutel'nigme est dans le sensible, dans cette tlvision qui nous fait au plus priv denotre vie simultans avec les autres et avec le monde.

    4 Husserl.

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    Que sera-ce quand l'un d'eux va se retourner sur moi, soutenir mon regard etrefermer le sien sur mon corps et sur mon visage ? Sauf si nous recourons laruse de la parole, et mettons en tiers entre nous un domaine commun de penses,

    l'exprience est intolrable. Il n'y a plus rien regarder qu'un regard, celui qui voitet ce qui est vu sont exactement substituables, les deux regards s'immobilisent l'unsur l'autre, rien ne peut les distraire et les distinguer l'un de l'autre, puisque leschoses sont abolies et que chacun n'a plus faire qu' son double. Pour la r-flexion, il n'y a l encore que deux points de vue sans commune mesure, deuxje pense dont chacun peut se croire vainqueur de l'preuve, puisque, aprs tout, sije pense que l'autre me pense, ce n'est encore l qu'une de mes penses. La visionfait ce que la rflexion ne comprendra jamais : que le combat quelquefois soitsans vainqueur, et la pense dsormais sans titulaire. Je le regarde. Il voit que je leregarde. Je vois quil le voit. Il voit que je vois qu'il le voit... L'analyse est sans

    fin, et si elle tait la mesure de toutes choses, les regards glisseraient indfinimentl'un sur l'autre, il ny aurait jamais qu'un seul cogito la fois. Or, bien que lesreflets des reflets aillent en principe l'infini, la vision fait que les noires issuesdes deux regards s'ajustent l'une l'autre, et qu'on ait, non plus deux consciencesavec leur tlologie propre, mais deux regards l'un dans l'autre, seuls au monde.Elle esquisse ce que le dsir accomplit quand il expulse deux penses verscette ligne de feu entre elles, cette brlante surface, o elles cherchent un accom-plissement qui soit le mme identiquement pour elles deux, comme le monde sen-sible est tous.

    La parole, disions-nous, romprait cette fascination. Elle ne la supprimerait pas,elle la diffrerait, elle la reporterait plus loin. Car elle prend son lan, elle est rou-le dans la vague de la communication muette. Elle arrache ou dchire des signi-fications dans le tout indivis du nommable, comme nos gestes dans celui du sen-sible. On brise le langage quand [25]on en fait un moyen ou un code pour la pen-se, et l'on s'interdit de comprendre quelle profondeur les mots vont en nous,qu'il y ait un besoin, une passion de parler, une ncessit de se parler ds qu'onpense, que les mots aient pouvoir de susciter des penses - d'implanter des dimen-sions de pense dsormais inalinables -, qu'ils mettent sur nos lvres des rpon-ses dont nous ne nous savions pas capables, qu'ils nous apprennent, dit Sartre,notre propre pense. Le langage ne serait pas, selon le mot de Freud, un rinves-tissement total de notre vie, notre lment, comme l'eau est l'lment des pois-sons, s'il doublait du dehors une pense qui lgifre dans sa solitude pour touteautre pense possible. Une pense et une expression parallles devraient tre cha-cune dans son ordre compltes, on ne pourrait concevoir d'irruption de l'une dansl'autre, d'interception de l'une par l'autre. Or l'ide mme d'un nonc complet estinconsistante : ce n'est pas parce qu'il est en soi complet que nous le comprenons,

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    c'est parce que nous avons compris que nous le disons complet ou suffisant. Iln'est pas davantage de pense qui soit compltement pense et qui ne demande des mots le moyen d'tre prsente elle-mme. Pense et parole s'escomptent

    l'une l'autre. Elles se substituent continuellement l'une l'autre. Elles sont relais,stimulus l'une pour l'autre. Toute pense vient des paroles et y retourne, toute pa-role est ne dans les penses et finit en elles. Il y a entre les hommes et en chacunune incroyable vgtation de paroles dont les penses sont la nervure. - Ondira - mais enfin, si la parole est autre chose que bruit ou son, c'est que la pense ydpose une charge de sens -, et le sens lexical ou grammatical d'abord - de sortequ'il n'y a jamais contact que de la pense avec la pense -. Bien sr, des sons nesont parlants que pour une pense, cela ne veut pas dire que la parole soit driveou seconde. Bien sr, le systme mme du langage a sa structure pensable. Mais,quand nous parlons, nous ne la pensons pas comme la pense le linguiste, nous n'y

    pensons pas mme, nous pensons ce que nous disons. Ce n'est pas seulementque nous ne puissions penser deux choses la fois : on dirait que, pour avoirdevant nous un signifi, que ce soit [26] l'mission ou la rception, il faut quenous cessions de nous reprsenter le code et mme le message, que nous nousfassions purs oprateurs de la parole. La parole oprante fait penser et la pensevive trouve magiquement ses mots. Il n'y a pas la pense et le langage, chacun desdeux ordres l'examen se ddouble et envoie un rameau dans l'autre. Il y a la pa-role sense, qu'on appelle pense - et la parole manque qu'on appelle langage.C'est quand nous ne comprenons pas que nous disons : ce sont l des mots, et par

    contre, nos propres discours sont pour nous pure pense5

    . Il y a une pense inar-ticule (le aha-Erlebnis des psychologues) et il y a la pense accomplie - quisoudain se trouve son insu entoure de mots. Les oprations expressives se pas-sent entre parole pensante et pense parlante, et non pas, comme on le dit lgre-ment, entre pense et langage. Ce n'est pas parce qu'ils sont parallles que nousparlons, c'est parce que nous parlons qu'ils sont parallles. La faiblesse de tout paralllisme est qu'il se donne des correspondances entre les ordres et nousmasque les oprations qui d'abord les ont produites par empitement. Les pen-ses qui tapissent la parole et font d'elle un systme comprhensible, les champsou dimensions de pense que les grands auteurs et notre propre travail ont instal-

    ls en nous sont des ensembles ouverts de significations disponibles que nous neractivons pas, ce sont des sillages du penser que nous ne retraons pas, que nouscontinuons. Nous avons cet acquis comme nous avons des bras, des jambes, nousen usons sans y penser, comme nous trouvons sans y penser nos jambes, nosbras, et Valry a bien fait d'appeler animal de mots cette puissance parlante o

    5 Jean PAULHAN.

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    l'expression se prmdite. On ne peut la comprendre comme union de deux ordrespositifs. Mais si le signe n'est qu'un certain cart entre les signes, la significationun mme cart entre les significations, la pense et la parole se recouvrent comme

    deux reliefs. Comme pures diffrences elles sont indiscernables. Il s'agit, dansl'expression, de rorganiser les choses-dites, de les affecter d'un nouvel indice decourbure, de [27]les plier un certain relief du sens. Il y avait ce qui se comprendet se dit de soi-mme - notamment ce qui, plus mystrieusement, du fond du lan-gage, interpelle d'avance toutes choses comme nommables - il y a ce qui est dire, et qui n'est encore qu'une inquitude prcise dans le monde des choses-dites.Il s'agit de faire en sorte que les deux se recouvrent ou se croisent. Je ne feraisjamais un pas si ma vision du but au loin ne trouvait dans mon corps un art naturelde la transformer en vision proche. Ma pense ne saurait faire un pas si l'horizonde sens qu'elle ouvre ne devenait, par la parole, ce qu'on appelle au thtre un

    praticable.

    Le langage peut varier et amplifier autant qu'on voudra la communication in-tercorporelle : il a mme ressort, mme style qu'elle. Encore une fois, il faut quece qui tait secret devienne public et presque visible. Ici comme l les significa-tions passent par paquets entiers, peine soutenues par quelques gestes premp-toires. Ici comme l je vise les choses et les autres solidairement. Parlant aux au-tres (ou moi-mme), je ne parle pas de mes penses, je les parle, et ce qui estentre elles, mes arrire-penses, mes sous-penses. On rpondra : ce n'est pas l ceque vous dites, c'est ce que l'interlocuteur induit... coutons Marivaux : Je ne

    songeais pas vous appeler coquette. - Ce sont des choses qui se trouvent ditesavant qu'on y rve. Dites par qui ? Dites qui ? Non par un esprit un esprit,mais par un tre qui a corps et langage un tre qui a corps et langage, chacun desdeux tirant l'autre par des fils invisibles comme ceux qui tiennent les marionnette,faisant parler,faisant penser l'autre, le faisant devenir ce qu'il est, et qu'il n'auraitjamais t tout seul. Ainsi les choses se trouvent dites et se trouvent pensescomme par une Parole et par un Penser que nous n'avons pas, qui nous ont. On ditqu'il y a un mur entre nous et les autres, mais c'est un mur que nous faisons en-semble : chacun place sa pierre au creux laiss par l'autre. Mme les travaux de laraison supposent de ces conversations infinies. Tous ceux que nous avons aims,dtests, connus ou seulement entrevus parlent par notre voix. Pas plus que l'es-pace n'est fait de points en soi simultans, pas [28]plus que notre dure ne peutrompre ses adhrences un espace des dures, le monde communicatif n'est unfaisceau de consciences parallles. Les traces se brouillent et passent l'une dansl'autre, elles font un seul sillage de dure publique .

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    C'est sur ce modle qu'il faudrait penser le monde historique. quoi bon sedemander si l'histoire est faite par les hommes ou par les choses, puisque de toutevidence les initiatives humaines n'annulent pas le poids des choses et que la

    force des choses opre toujours travers des hommes ? C'est justement cetchec de l'analyse, quand elleveut tout rabattre sur un seul plan, qui dvoile levrai milieu de l'histoire. Il n'y a pas d'analyse qui soit dernire parce qu'il y a unechair de l'histoire, qu'en elle comme dans notre corps, tout porte, tout compte, - etl'infrastructure, et l'ide que nous nous en faisons, et surtout les changes perp-tuels entre l'une et l'autre o le poids des choses devient signe aussi, les pensesforces, le bilan vnement. On demande - o l'histoire se fait-elle ? Qui la fait ?Quel est ce mouvement qui trace et laisse derrire lui les figures du sillage ? Il estdu mme ordre que le mouvement de la Parole et de la Pense, et enfin que l'cla-tement du monde sensible entre nous : partout il y a sens, dimensions, figures par-

    del ce que chaque conscience aurait pu produire, et ce sont pourtant deshommes qui parlent, pensent, voient. Nous sommes dans le champ de lhistoirecomme dans le champ du langage ou de l'tre.

    Ces mtamorphoses du priv en public, des vnements en mditations, de lapense en paroles et des paroles en pense, cet cho venu de partout, qui fait que,parlant autrui, on parle aussi soi, et on parle de l'tre, ce fourmillement desmots derrire les mots, des penses derrire les penses - cette substitution univer-selle est aussi une sorte de stabilit. Joubert crivait Chateaubriand qu'il n'avaitqu' secouer son talisman . Bien qu'il soit plus difficile de vivre que d'crire

    des livres, c'est un fait que, notre appareillage corporel et linguistique tant donn,tout ce que nous faisons a finalement un sens et un nom, - mme si d'abord nousne savons pas lequel. Les ides [29]ne sont plus une deuxime positivit, un se-cond monde qui exposerait ses richesses sous un second soleil. En retrouvant lemonde ou l'tre vertical , celui qui est debout devant mon corps debout, et enlui les autres, nous apprenons une dimension o les ides obtiennent aussi leurvraie solidit. Elles sont les axes secrets ou, comme disait Stendhal, les pilotis de nos paroles, les foyers de notre gravitation, ce vide trs dfini autour duquel seconstruit la vote du langage, et qui n'existe actuellement que dans la pese et lacontrepese des pierres. Les choses et le monde visibles, d'ailleurs, sont-ils autre-ment faits ? Ils sont toujours derrire ce que j'en vois, en horizon, et ce qu'on ap-pelle visibilit est cette transcendance mme. Nulle chose, nul ct de la chose nese montre qu'en cachant activement les autres, en les dnonant dans l'acte de lesmasquer. Voir, c'est par principe voir plus qu'on ne voit, c'est accder un tre delatence. L'invisible est le relief et la profondeur du visible, et pas plus que lui levisible ne comporte de positivit pure. Quant la source mme des penses, noussavons maintenant (lue, pour la trouver, il nous faut chercher sous les noncs, et

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    notamment sous l'nonc fameux de Descartes. Sa vrit logique - qui est que pour penser il faut tre -, sa signification d'nonc le trahissent par principe,puisqu'elles se rapportent un objet de pense au moment o il faut trouver accs

    vers celui qui pense et vers sa cohsion native, dont l'tre des choses et celui desides sont la rplique. La parole de Descartes est le geste qui montre en chacun denous cette pense pensante dcouvrir, le Ssame ouvre-toi de la pense fon-damentale. Fondamentale parce qu'elle n'est vhicule par rien. Mais non pas fon-damentale comme si, avec elle, on touchait un fond o il faudrait s'tablir et de-meurer. Elle est par principe sans fond et si l'on veut abme ; cela veut dire qu'ellen'est jamais avec elle-mme, que nous la trouvons auprs ou partir des chosespenses, qu'elle est ouverture, l'autre extrmit invisible de l'axe qui nous fixe auxchoses et aux ides. Faut-il dire que cette extrmit est rien? Si elle tait rien ,les diffrences du proche et du lointain, le relief de ltre s'effaceraient devant

    elle. [30]Dimensionnalit, ouverture n'auraient plus de sent. Labsolument ouverts'appliquerait compltement sur un tre sans restriction, et, faute d'une autre di-mension dont elle ait se distinguer, ce que nous appelions la verticalit , - leprsent - ne voudrait plus rien dire. Plutt que de l'tre et du nant, il vaudraitmieux parler du visible et de l'invisible, en rptant qu'ils ne sont pas contradictoi-res. On dit invisible comme on dit immobile : non pour ce qui est tranger aumouvement, mais pour ce qui s'y maintient fixe. C'est le point ou le degr zro devisibilit, l'ouverture d'une dimension du visible. Un zro tous gards, un tresans restriction ne sont pas considrer. Quand je parle du nant, il y a dj de

    ltre, ce nant ne nantise donc pas pour de bon, et cet tre n'est pas identique soi, sans question. En un sens, le plus haut point de la philosophie n'est peut-treque de retrouver ces truismes : le penser pense, la parole parle, le regard regarde, -mais entre les deux mots identiques, il y a chaque fois tout l'cart qu'on enjambepour penser, pour parler et pour voir.

    La philosophie qui dvoile ce chiasma du visible et de l'invisible est tout lecontraire d'un survol. Elle s'enfonce dans le sensible, dans le temps, dans l'histoi-re, vers leurs jointures, elle ne les dpasse pas par des forces qu'elle aurait en pro-pre, elle ne les dpasse que dans leur sens. On rappelait rcemment le mot deMontaigne tout mouvement nous dcouvre. et l'on en tirait avec raison quel'homme n'est qu'en mouvement 6. De mme le monde ne tient, l'tre ne tientqu'en mouvement, c'est ainsi seulement que toutes choses peuvent tre ensemble.La philosophie est la remmoration de cet tre-l, dont la science ne s'occupe pas,parce qu'elle conoit les rapports de l'tre et de la connaissance comme ceux dugomtral et de ses projections, et qu'elle oublie l'tre d'enveloppement, ce qu'on

    6 Jean STAROBINSKI :Montaigne un mouvement, N.R.F., fvrier 1960.

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    pourrait appeler la topologie de l'tre. Mais cette philosophie, qui cherche souslascience, n'est par contre pas plus profonde que les passions, que la politique[31]et que la vie. Il n'y a rien de plus profond que l'exprience qui passe le mur

    de l'tre. Marivaux encore crivait : Notre vie nous est moins chre que nous,que nos passions. voir quelquefois ce qui se passe dans notre instinct l-dessus,on dirait que pour tre il n'est pas ncessaire de vivre, que ce n'est que par acci-dent que nous vivons, mais que c'est naturellement que nous sommes. Ceux quivont par la passion et le, dsir jusqu' cet tre savent tout ce qu'il y a savoir. Laphilosophie ne les comprend pas mieux qu'ils ne sont compris, c'est dans leur ex-prience qu'elle apprend l'tre. Elle ne tient pas le monde couch ses pieds, ellen'est pas un point de vue suprieur d'o l'on embrasse toutes les perspectiveslocales, elle cherche le contact de l'tre brut, et s'instruit aussi bien auprs de ceuxqui ne l'ont jamais quitt. Simplement tandis que la littrature, l'art, l'exercice de

    la vie, se faisant avec les choses mmes, le sensible mme, les tres mmes peu-vent, sauf leurs limites extrmes, avoir et donner l'illusion de demeurer dansl'habituel et dans le constitu, la philosophie, qui peint sans couleurs, en noir etblanc, comme les tailles-douces, ne nous laisse pas ignorer l'tranget du monde,que les hommes affrontent aussi bien et mieux qu'elle, mais comme dans un demi-silence.

    *

    * *

    Telle est en tout cas la philosophie dont on trouvera ici quelques essais. Cen'est pas elle, on le voit, qu'il faudrait mettre en cause si l'on trouvait qu'en politi-que nous parlons d'un peu haut, un peu trop sagement. La vrit est peut-tre sim-plement qu'on aurait besoin de plusieurs vies pour entrer dans chaque domained'exprience avec l'abandon entier qu'il rclame.

    Mais ce ton est-il mme si faux, si peu recommandable ? Tout ce qu'on croyaitpens et bien pens - la libert et les pouvoirs, le citoyen contre les pouvoirs, l'h-

    rosme du citoyen, l'humanisme libral - la dmocratie formelle et la relle, qui lasupprime et la ralise, l'hrosme et l'humanisme rvolutionnaires - tout cela est enruine. L-dessus, nous sommes pris de scrupules, nous nous reprochons [32]d'enparler trop froidement. Mais attention. Ce que nous appelons dsordre et ruine,d'autres, plus jeunes, le vivent comme naturel et peut-tre vont-ils avec ingnuitle dominer justement parce qu'ils ne cherchent plus leurs rfrences o nous lesprenions. Dans le fracas des dmolitions, bien des passions moroses, bien des

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    hypocrisies ou des folies, bien des dilemmes faux disparaissent aussi. Qui l'auraitespr il y a dix ans ? Peut-tre sommes-nous un de ces moments o l'histoirepasse outre. Nous sommes assourdis par les vnements franais ou les pisodes

    bruyants de la diplomatie. Mais au-dessous du bruit, un silence se fait, une attente.Pourquoi ne serait-ce pas un espoir ?

    On hsite crire ces mots au moment o Sartre, dans une belle remmorationde notre jeunesse, trouve pour la premire fois le ton du dsespoir et de la rvol-te 7. Mais cette rvolte n'est pas rcrimination, mise en accusation du monde etdes autres, absolution soi. Elle ne jouit pas d'elle-mme, elle a la science entirede ses limites. C'est comme une rvolte de rflexion. Exactement : c'est le regretde n'avoir pas commenc par la rvolte, c'est un j'aurais d , et qui ne peut trecatgorique, mme dans le rtrospectif, car, aujourd'hui comme jadis, Sartre saitbien et montre parfaitement en Nizan que la rvolte ne peut ni rester elle-mme nis'accomplir dans la rvolution. Il caresse donc l'ide d'une jeunesse rvolte, etc'est une chimre, non seulement parce qu'il n'est plus temps, mais parce que saprcoce lucidit ne fait pas si mauvaise figure ct des erreurs vhmentes desautres : on doute que Sartre l'changet, ft-il l'ge des illusions, contre les illu-sions de la colre. Elle n'tait pas, comme il l'insinue, indigence de nature, maisdj la mme acuit, la mme impatience des compromis avec soi et des attitudeslouches, la mme pudeur, le mme dsintressement qui l'ont prserv d'tre soi-mme sans vergogne et lui inspirent justement la noble critique de lui-mmequ'on vient de lire. Cette prface Aden Arabie, c'est la semonce de Sartre mr au

    jeune Sartre, qui, comme tous les jeunes gens, n'en [33] a cure, et persvre l-bas, dans notre pass, - bien mieux : qui renat au tournant d'une page, envahit sonjuge, parle par sa bouche, et si fermement qu'on a peine le croire tellement d-pass, tellement condamnable, et qu'on en vient souponner, chose aprs toutprobable, qu'il n'y a qu'un seul Sartre. On ne conseille pas aux jeunes lecteurs decroire trop vite que Sartre a manqu sa vie pour avoir manqu de rvolte, - et quedonc, s'ils en ont assez, une quarantaine, une cinquantaine sans reproche leur sontpromises. Dans ce dbat entre Sartre et Sartre travers le pass, le prsent et lesautres, dans cette svre confrontation, pour la manifestation de la vrit, du Sar-tre de vingt ans, de celui de la Libration et des annes plus rcentes, et de cespersonnages avec le Nizan de vingt ans, le Nizan communiste et celui de Septem-bre 1939, et de tout ce monde-l avec les angry youngmen d'aujourd'hui, il nefaudrait pas oublier que le scnario est de Sartre, que sa rgle de toujours, puis-qu'il est sa libert, est de se refuser les excuses qu'il prodigue aux autres, que sonseul tort, si c'en est un, est d'tablir, entre lui-mme et nous, cette discrimination,

    7 Prface Aden Arabie, F, Maspro dit.

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    qu'en tout cas nous abuserions, nous, en tablant sur elle, que nous avons donc rectifier la vise, refaire le bilan, o d'ailleurs sa maudite lucidit, clairant leslabyrinthes de la rvolte et de la rvolution, met malgr lui tout ce qu'il nous faut

    pour l'absoudre. Ce texte n'est pas un miroir promen sur le chemin de Sartre,c'est un acte du Sartre d'aujourd'hui. Nous qui lisons et nous rappelons, nous nepouvons pas si facilement isoler le coupable et son juge, nous leur trouvons un airde famille. Non, le Sartre de vingt ans n'tait pas si indigne de celui qui prsentle dsavoue ; et son juge d'aujourd'hui lui ressemble encore par la rigueur de lasentence. Effort d'une exprience pour se comprendre, interprtation de soi et detoutes choses par soi, ce texte n'est pas fait pour tre lu passivement, comme unconstat ou un inventaire, mais pour tre dchiffr, mdit, relu. Il a, - c'est le sortde la littrature quand elle est bonne -, srement un sens plus riche, peut-tre unautre sens que celui que l'auteur y a mis.

    Si c'tait le lieu de le faire, il faudrait analyser, trente [34] ans aprs, cetteextraordinaire redcouverte d'autrui perdu, et ce qu'elle a de fantastique, non cer-tes que Nizan n'ait pas t, sous les dehors de l'lgance et des plus grands dons,l'homme droit, courageux, fidle ses donnes, que Sartre dcrit, - mais parce quele Sartre d'autrefois n'a pas moins de ralit ni de poids dans notre souvenir.

    Je lui rptais, dit-il, que nous sommes libres, et le mince sourire de coin quitait sa seule rponse en disait plus long que tous mes discours. Je ne voulais passentir le poids physique de mes chanes, ni connatre les causes extrieures qui mecachaient mon tre vrai et m'attachaient au point d'honneur de la libert. Je ne

    voyais rien qui pt l'atteindre ni la menacer, je me croyais follement immortel, jene trouvais dans la mort ni dans l'angoisse rien que l'on pt penser. Je ne sentaisen moi rien qui ft en danger de se perdre, j'tais sauv, j'tais lu. En fait, j'taissujet pensant ou crivant, je vivais hors de moi, et l'Esprit, o j'avais ma rsiden-ce, ce n'tait que ma condition abstraite d'tudiant nourri au prytane. Ignorant lesbesoins, les attaches en moi, je les ignorais dans les autres, cest dire que j'igno-rais le travail de leur vie. Quand je voyais de la souffrance ou de l'angoisse, je lesmettais au compte de la complaisance ou mme de l'affectation. La hargne, lapanique, l'horreur des amitis et des amours, le parti pris de dplaire, d'un mot le

    ngatif, cela ne pouvait pas se vivre pour de bon : c'taient des attitudes choisies.Je crus que Nizan avait dcid d'tre parfait communiste. Parce que j'tais hors detoute lutte, notamment de la politique (et quand j'y suis entr, 'a t pour y porterma biensance, mon humeur constructive et conciliante), je n'ai rien compris l'effort que Nizan devait faire pour merger de son enfance, ni sa solitude, ni sa recherche du salut. Ses haines sortaient de sa vie, c'tait de l'or pur, les miennestaient de tte" c'tait de la fausse monnaie...

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    Sur un seul point donnons raison Sartre. Il est en effet stupfiant qu'il n'aitpas vu dans Nizan ce qui crevait les yeux : sous la sobrit, sous l'ironie et la ma-trise, la mditation de la mort et la fragilit, Cela veut dire qu'il y a deux manires

    d'tre jeune, et qui ne se comprennent pas facilement l'une l'autre : certains sontfascins par [35] leur enfance, elle les possde, elle les tient enchants dans unordre de possibles privilgis. D'autres sont par elle rejets vers la vie adulte, ilsse croient sans pass, aussi prs de tous les possibles. Sartre tait de la secondeespce. Il n'tait donc pas facile d'tre son ami. La distance qu'il mettait entre lui-mme et ses donnes le sparait aussi de ce que les autres ont vivre. Pas plusqu lui-mme il ne leur permettait de prendre , - d'tre sous ses yeux leur ma-laise ou leur angoisse, comme ils l'taient secrtement, honteusement, part soi.En lui-mme et dans les autres, il avait apprendre que nul n'est sans racines, etque le parti pris de n'en pas avoir est une autre manire de les avouer.

    Mais les autres, ceux qui continuaient leur enfance, ou qui voulaient en la d-passant la conserver, et qui donc cherchaient des recettes de salut, faut-il direqu'ils avaient raison contre lui ? Ils avaient, eux, apprendre quon ne dpasse pasce que l'on conserve, que rien ne pouvait leur rendre la totalit dont ils avaient lanostalgie, et qu' s'obstiner ils n'auraient bientt plus le choix que d'tre niais oumenteurs. Sartre ne les a pas accompagns dans leur recherche. Mais pouvait-elletre publique ? De compromis en compromis, n'avait-elle pas besoin du clair-obscur ? Et ils le savaient bien. De l, entre Sartre et eux, les relations, intimes etdistantes, de 1humour. Sartre se les reproche aujourd'hui : en auraient-ils suppor-

    t d'autres ? Disons tout au plus que la pudeur, l'ironie sont contagieuses. Sartren'a pas compris Nizan parce qu'il transcrivait en dandysme ses souffrances. Il afallu ses livres, la suite de sa vie, et, en Sartre, vingt ans d'exprience aprs samort pour que Nizan ft enfin compris. Mais Nizan voulait-il quon le comprt ?Sa souffrance, dont Sartre parle aujourd'hui, n'est-ce pas le genre d'aveux qu'onaime mieux faire au lecteur qu' quelqu'un ? Entre Sartre et lui, Nizan aurait-iljamais tolr ce ton de confidence ? Sartre le sait mieux que nous. Apportonspourtant quelques menus laits.

    Un jour que nous prparions l'cole Normale, nous vmes entrer dans notre

    classe, avec l'aura des lus, un ancien qui y revenait faire je ne sais quelle visite. Iltait [36]admirablement vtu de bleu sombre, portait cocarde tricolore de Valois.On me dit que c'tait Nizan. Rien dans sa mise, dans son allure n'annonait leslabeurs de la Khagne, ni l'cole Normale, et comme notre professeur, qui aucontraire s'en ressentait toujours, suggrait en souriant que Nizan reprt placeparmi nous, pourquoi pas ? , dit-il d'une voix glaciale, et il s'assit vivement laplace libre prs de moi, pour s'abmer, impassible, dans mon Sophocle, comme si

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    vraiment c'et t son seul but ce matin-l. Quand il revint d'Aden, je trouvai dansmon courrier la carte de Paul-Yves Nizan qui invitait le conscrit Merleau-Ponty,dont il avait l-bas bien connu le cousin, lui rendre visite un prochain jour dans

    la thurne qu'il partageait avec Sartre. La rencontre fut protocolaire. La place deSartre tait vide et nue. Nizan par contre avait pendu au mur deux fleurets croisssous un masque d'escrime et c'est sur ce fond que m'apparut celui dont je sus en-suite qu'il avait ctoy le suicide en Arabie. Beaucoup plus tard, je le rencontraisur la plate-forme de l'autobus S, mari, militant, et, ce jour-l, charg d'une lour-de serviette et coiff par extraordinaire d'un chapeau. Il nomma de lui-mme Hei-degger, eut quelques phrases d'estime, o je crus sentir le dsir de marquer qu'iln'avait pas pris cong de la philosophie, mais cela, si froidement que je n'auraispas os lui poser ouvertement la question. J'aime bien me rappeler ces faits infi-mes : ils ne prouvent rien, mais ils sont de la vie. Ils font sentir que si Sartre n'a

    pas suivi de trop prs le travail qui se faisait en Nizan, Nizan de son ct, forced'humour, de rserve et de politesse, entrait plus qu' moiti dans le jeu. Il tait ditque Sartre le comprendrait trente ans plus tard, parce que c'tait Sartre, mais aussiparce que c'tait Nizan. Et surtout parce qu'ils taient jeunes, c'est--dire premp-toires et timides. Et peut-tre enfin pour une dernire et plus profonde raison.

    Le Nizan que Sartre se reproche d'avoir mconnu, existait-il tout fait en1928, - avant la famille, les livres, la vie de militant, la rupture avec le parti, etsurtout la mort trente-cinq ans ? Parce qu'il s'est parfait, enferm, immobilisdans ces trente-cinq courtes annes, d'un bloc elles [37]ont gliss derrire nous de

    vingt ans, et nous voulons maintenant que tout ce qu'il devait tre ft donn leurdbut et en chacun de leurs instants. Fivreuse comme ce qui commence, sa vieest aussi solide comme ce qui est accompli ; il est jeune pour toujours. Et parcequ'au contraire le temps nous a t donn de nous tromper plus d'une fois et denous dtromper, nos alles et venues brouillent nos traces, notre propre jeunesseest pour nous use, insignifiante, ce qu'elle fut dans sa vrit inaccessible. uneautre vie finie trop tt, j'applique les mesures de l'espoir. la mienne qui se per-ptue les mesures svres de la mort. Un homme jeune a beaucoup fait s'il a tun peut-tre. D'un homme mr qui est toujours l, il nous semble qu'il n'a rien fait.Comme dans les choses de l'enfance, c'est dans le camarade perdu que je trouve laplnitude soit que la foi qui cre soit tarie en moi, soit que la ralit ne se formeque dans la mmoire 8. Autre illusion rtrospective, dont Bergson n'a pas parl :non plus celle de la prexistence, mais celle de la dchance. Peut-tre le temps necoule-t-il ni de l'avenir ni du pass. Peut-tre est-ce la distance qui fait pour nousla ralit de l'autre et surtout de l'autre perdu. Mais elle nous rhabiliterait si nous

    8 SWANN, I, 265.

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    pouvions la prendre envers nous-mmes. Pour quilibrer ce que Sartre aujourd'huicrit de lui-mme et de Nizan vingt ans, il manquera toujours ce que le Nizan decinquante ans et pu dire de leur jeunesse. Pour nous, c'taient deux hommes qui

    commenaient, et commenaient l'oppos.Ce qui donne au rcit de Sartre sa mlancolie, c'est qu'on y voit les deux amis

    apprendre lentement des choses ce que ds le dbut ils auraient pu apprendre l'unde l'autre. Confisqu par l'image de son pre, possd par le drame plus vieux quelui d'un ouvrier qui a quitt sa classe, s'aperoit que sa vie ds lors tait irrelle etmanque et la termine dans la haine de soi, Nizan savait d'emble le poids de l'en-fance, du corps, du social, et que liens filiaux, liens d'histoire sont tisss ensem-ble, sont une seule angoisse. Il n'aurait pas mis fin la fascination, il l'aurait peut-tre [38]aggrave en choisissant simplement le mariage, la famille, en reprenantpour lui le rle du pre. S'il voulait rentrer dans le cycle de la vie d'o la vie deson pre l'avait chass, il fallait purifier la source, rompre avec la socit qui avaitproduit leur solitude, dfaire ce que son pre avait fait, reprendre en sens inverseson chemin. mesure que les annes passent, les prsages se multiplient, l'vi-dence approche. La fuite Aden est le dernier essai d'une solution par l'aventure.Elle n'aurait t qu'une diversion si, - par hasard, ou parce qu'il cherchait sourde-ment cette leon-l -, Nizan n'avait trouv dans le rgime colonial la claire imagede notre dpendance envers le dehors. Ainsi la souffrance a des causes hors denous, elles sont identifiables, elles ont un nom, on peut les abolir. Ainsi il y a unennemi du dehors et contre lui nous ne pouvons rien si nous restons seuls. Ainsi la

    vie est guerre et guerre sociale. Nizan savait dj ce que Sartre a dit beaucoupplus tard : qu'au commencement n'est pas le jeu, mais le besoin, que nous ne te-nons pas le monde, ni les situations, ni les autres au bout de notre regard commedes spectacles, que nous sommes confondus avec eux, que nous les buvons partous nos pores, que nous sommes ce qui manque de tout le reste, et qu'avec notrenant central est donn en nous un principe gnral d'alination. Nizan l'a vitale-ment prcd dans ce pantragisme, dans cette mare d'angoisse qui est aussi leflux de l'histoire.

    Mais pour cette raison mme et parce qu'il ne vivait pas dans le tragique, Sar-

    tre a compris beaucoup plus tt les artifices du salut et du retour au positif. Iln'tait pas exactement optimiste : jamais il n'a identifi le Bien et l'tre. Pas da-vantage sauv, lu. Il tait vigoureux, gai, entreprenant, toutes choses devant luitaient neuves, et intressantes. Exactement, il tait supralapsaire, en de dutragique et de l'espoir, et bien arm donc pour dfaire leurs nuds clandestins.L'exprience de Nizan dans les dix ans qui prcdrent la guerre est une dmons-tration par le fait de ses prmonitions, et quand il la raconte aujourd'hui, - quand il

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    la reprend son compte, profondment, fraternellement -, il ne peut faire qu'il neretrouve exactement ce qu'il nous disait ds lors des [39]conversions. On se d-clare un jour chrtien, communiste. Que veut-on dire au juste ? On n'est pas tout

    entier chang sur l'instant. Simplement, en reconnaissant une cause extrieure desa destine, l'homme reoit soudain permission et mme mission, - comme disait,je crois, Maritain -, de vivre au sein de la foi de sa vie naturelle. Il n'est ni nces-saire ni possible que ses remous cessent : ils sont dsormais consacrs 9. Sestourments sont maintenant les stigmates dont le marque une immense Vrit. Lemal dont il mourait l'aide, et aide les autres, vivre. Il ne lui est pas demand derenoncer ses dons, s'il en a. Au contraire, on les dlivre en dnouant l'angoissequi lui serrait la gorge. Vivre, tre heureux, crire, c'tait consentir au sommeil,c'tait suspect, et c'tait bas. Maintenant, c'est reprendre au pch ce qu'il s'taitarrog, ou, disait Lnine, voler la bourgeoisie ce qu'elle a vol. Le communisme

    entrevoit dans la perspective un homme autre, une socit autre. Mais, pour lemoment, et pour toute une longue phase dite ngative, c'est l'appareil d'tat qu'iltourne contre l'tat bourgeois. Ce sont les moyens du mal qu'il tourne contre lemal. Ds lors, chaque chose se ddouble selon qu'on la considre dans son originemauvaise ou dans la perspective de l'avenir qu'elle appelle. Le marxiste est le mi-srable qu'il fut, - il est aussi cette misre remise sa place dans la totalit, etconnue par ses causes. Comme crivain de la dmoralisation , il continue ladcadence bourgeoise ; mais en cela mme il tmoigne, il la dpasse vers un ave-nir autre. Nizan communiste voyait le monde et s'y voyait 10. Il tait sujet et il

    tait objet. Comme objet, perdu avec son temps, comme sujet, sauv avec l'avenir.Cette vie en partie double est pourtant une seule vie. L'homme marxiste est unproduit de l'histoire, et aussi il participe du dedans l'histoire comme productiond'une autre socit et d'un autre homme. Comment est-ce possible ? Il faudrait quecomme tre fini il ft rintgr la productivit infinie. C'est pourquoi bien desmarxistes ont t tents par le spinozisme, et Nizan fut du nombre. Sartre commelui a aim Spinoza, mais contre le transcendant, [40]contre les conciliateurs, et ilne tarda pas reconnatre chez Spinoza l'quivalent de leurs artifices, la plnitu-de affirmative du mode fini qui, du mme coup, brise ses limites et retourne l'infinie substance 11. En fin de compte Spinoza fait tout pour masquer la vertu

    propre et le travail du ngatif, et le marxisme spinoziste est simplement une ma-nire frauduleuse de nous assurer ds cette vie le retour au positif. L'adhsion une positivit infinie, c'est un pseudonyme de l'angoisse nue, la prtention d'avoir

    9 Prface Aden Arabie, p. 51.10 Ibid.,p. 48.11 Prface Aden Arabie,p. 55.

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    travers le ngatif et abord sur l'autre rive, d'avoir puis, totalis, intrioris lamort. Nous navons pas mme cela, pas mme cette communication sans inter-mdiaire avec notre nant 12. Cette formulation philosophique, Sartre l'a trouve

    plus tard. Mais il sentait vingt-cinq ans qu'il y a ruse et falsification quandl'homme du salut se dfalque du compte. Nizan voulait ne plus penser soi et yparvint, il n'eut d'attention que pour l'enchanement des causes. Mais c'est encorelui le ngateur, lui l'irremplaable, qui s'crasait dans les choses 13. La vraie nga-tivit ne peut tre faite de deux positivits jointes : mon tre comme produit ducapitalisme et l'affirmation travers moi d'un autre avenir. Car il y a rivalit entreelles, et il faut que l'une ou l'autre l'emporte. Ou bien, devenue moyen d'difica-tion, thme professionnel, la rvolte n'est plus sentie, n'est plus vcue. L'hommemarxiste est sauv par la doctrine et par le mouvement, il s'installe dans le mtier,- selon ses critres anciens, il est perdu. Ou bien, et c'est ce qui arrive aux meil-

    leurs, il n'oublie pas, il ne se ment pas, c'est de sa souffrance chaque instant querenat sa sagesse, c'est son incrdulit qui est sa foi, mais il ne peut le dire, et c'estalors aux autres qu'il doit mentir. De l cette impression que nous laissaient tantde conversations avec les communistes : de la pense la plus objective qui soit,mais la plus angoisse, et, sous la duret, d'une mollesse, d'une humidit secrte.Sartre a toujours su, toujours dit, et c'est ce qui l'a dtourn d'tre communiste,que la ngation communiste, [41]tant positivit retourne, est autre chose que cequ'elle dit, ou qu'elle dit deux choses, qu'elle est ventriloque.

    Voyant si bien les subterfuges de l' homme ngatif , on pourrait s'tonner

    qu'il ait quelquefois des mots de nostalgie pour parler de la phase toute critiqued'avant 1930 : aussi bien que dans sa phase constructive , la Rvolution avaitdj sa fausse monnaie. C'est qu'il en a pris son parti, plus tard, la rflexion,comme d'un moindre mal. Jamais il n'a simplement roccup les positions queNizan tenait il y a trente ans. Il les lgitime la seconde puissance, pour des rai-sons qui restent siennes, au nom d'une exprience qui l'a conduit l'engagementsans changer ce qu'il a toujours pens du salut. Mais ceci, qui commence en 1939,il nous reste le retracer.

    En 1939, Nizan va dcouvrir brusquement qu'on n'est pas si vite sauv, que

    l'adhsion au communisme ne dlivre pas des dilemmes et des dchirements, -pendant que Sartre, qui le savait, commence cet apprentissage du positif et del'histoire qui devait plus tard le conduire une sorte de communisme du dehors.Ainsi se croisent leurs chemins. Nizan revient de la politique communiste larvolte et Sartre apolitique fait connaissance avec le social. Il faut lire ce beau

    12 Ibid.,p. 41.13 Ibid.p. 55.

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    rcit. Il faut le lire par-dessus l'paule de Sartre, mesure que sa plume le trace,tout ml ses rflexions, et en y mlant aussi les ntres.

    Nizan, dit-il, avait admis que l'homme nouveau, que la socit nouvelle ne

    sont pas encore, que peut-tre il ne les verrait pas lui-mme, qu'il fallait se d-vouer cet avenir inconnu, sans mesurer le sacrifice, sans lsiner, sans contester chaque instant les moyens de la Rvolution. Sur les procs de Moscou, il n'avaitrien dit. Vient une autre preuve pour lui plus claire. Charg de la politique ext-rieure dans un journal du Parti, il a cent fois expliqu que l'alliance sovitiquecarterait la fois le fascisme et la guerre. Il le redit en juillet 1939 Marseille,o Sartre le rencontre par hasard. - Ici on demande ajouter un mot : Nizan savaitque peut-tre nous n'viterions pas la fois le fascisme et la guerre, et il avait enlui-mme accept la guerre, si elle tait le seul moyen de contenir le fascisme. Ilse trouve que je puis en tmoigner. Trois semaines [42] peut-tre aprs sa ren-contre avec Sartre, je vis mon tour Nizan. C'tait en Corse, Porto, chez Casa-nova, si je ne me trompe. Il tait gai, souriant, comme Sartre l'avait vu. Mais, - sesamis le prparaient-ils au tournant ou taient-ils eux-mmes travaills de plushaut, je ne sais -, il ne disait plus qu' l'automne le fascisme serait genoux. Ildit : nous aurons la guerre contre l'Allemagne, mais avec l'alliance de l'U.R.S.S.,et finalement nous la gagnerons. Il le dit fermement, sereinement, j'entends encoresa voix, comme s'il tait enfin dlivr de lui-mme... Quinze jours plus tard, c'taitle pacte germano-russe et Nizan quittait le parti communiste. Non pas, expliqua-t-il, cause du pacte, qui battait leur jeu les amis occidentaux d'Hitler. Mais le

    parti franais aurait d sauver sa dignit, feindre l'indignation, se dsolidariser enapparence. Nizan s'apercevait qu'tre communiste, ce n'est pas jouer un rle qu'ona choisi, c'est tre pris dans un drame o l'on en reoit sans le savoir un autre, c'estune entreprise de vie, qui continue dans la foi ou qui finit dans l'arrachement,mais qui passe en tout cas les limites convenues, les promesses de tte. Si c'estainsi, et s'il est vrai que dans la vie communiste comme dans l'autre on ne faitjamais rien pour de bon, si des annes de travail et d'action peuvent en un instanttre frappes de drision, alors, pense-t-il, je ne puis, et c'est non.

    Au mme moment, que pense Sartre ? Il voudrait croire que Nizan l'a tromp.

    Mais non. Nizan dmissionne. C'est lui qui a t tromp. Ils sont deux enfantsdans le monde de la politique. Monde svre, o l'on ne peut mesurer les risques,o la paix n'est donne peut-tre qu' ceux qui ne craignent pas la guerre. Onn'agit en montrant sa force que si l'on est dcid s'en servir. Si on la montre peu-reusement, on a la guerre, et on a la dfaite. Je dcouvrais... l'erreur monumenta-le de toute une gnration... : on nous poussait vers les massacres, travers une

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    froce avant-guerre, et nous pensions marcher sur les pelouses de la paix 14.Ainsi, chez lui et chez Nizan, la dception est autre, et autre la leon. Nizan avaitaccept la force et la [43]guerre et la mort pour une cause trs claire ; l'vnement

    se jouait de son sacrifice ; il n'avait plus d'asile qu'en lui-mme. Sartre, qui avaitcru la paix, dcouvrait une adversit sans nom, dont il faudrait bien tenir comp-te. Leon qu'il n'oubliera pas. Elle est l'origine de son pragmatisme en politique.La question dans un monde ensorcel n'est pas de savoir qui a raison, qui va leplus droit, mais qui est la mesure du Grand Trompeur, quelle action sera assezsouple, assez dure pour le mettre la raison.

    On comprend alors les objections que Sartre fait aujourd'hui au Nizan de1939, et pourquoi elles sont sans force contre lui. Nizan, dit-il, tait en colre.Mais cette colre, est-ce un fait d'humeur ? C