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Michel Zévaco LE FILS DE PARDAILLAN Volume I Les Pardaillan – Livre VII 7 novembre 1913 – 19 avril 1914 – Le Matin 1916 – Tallandier, Le Livre national Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »

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  • Michel Zvaco

    LE FILS DE PARDAILLAN

    Volume I

    Les Pardaillan Livre VII

    7 novembre 1913 19 avril 1914 Le Matin1916 Tallandier, Le Livre national

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  • Table des matires

    I ............................................................................................... 4

    II ............................................................................................ 13

    III .......................................................................................... 21

    IV .......................................................................................... 36

    V ............................................................................................ 58

    VI .......................................................................................... 74

    VII ......................................................................................... 94

    VIII ...................................................................................... 115

    IX ......................................................................................... 131

    X .......................................................................................... 138

    XI ......................................................................................... 151

    XII ....................................................................................... 164

    XIII ..................................................................................... 186

    XIV ..................................................................................... 205

    XV ....................................................................................... 221

    XVI ...................................................................................... 234

    XVII .................................................................................... 253

    XVIII ................................................................................... 263

    XIX ..................................................................................... 285

    XX ....................................................................................... 305

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  • XXI ..................................................................................... 336

    XXII .................................................................................... 354

    XXIII .................................................................................. 364

    XXIV ................................................................................... 380

    XXV .................................................................................... 386

    XXVI ................................................................................... 404

    XXVII ................................................................................. 428

    XXVIII ................................................................................ 436

    XXIX ................................................................................... 450

    XXX .................................................................................... 470

    XXXI ................................................................................... 491

    XXXII ................................................................................. 503

    XXXIII ................................................................................ 510

    propos de cette dition lectronique .............................. 522

    3

  • I1

    Nous sommes Paris, Henri IV rgnant sur la France paci-fie, par un matin de mai, clair, ensoleill.

    La fentre dune petite maison bourgeoise de la rue de lArbre-Sec souvre. Une jeune fille parat au balcon. Les chauds rayons du soleil viennent poser comme une impalpable pous-sire dor sur le nuage dor de son opulente chevelure. Ses yeux plus bleus et plus purs que lazur clatant du ciel, sa taille lan-ce, ses formes dune harmonie incomparable, une dignit ing-nue dans ses attitudes, une franchise de regard admirable, un voile de mlancolie rpandu sur ce front de neige, tout en elle force lattention et la garde, tout en elle charme et captive.

    Comme attire par quelque force invincible, sa tte char-mante se lve timidement, furtivement, vers la maison den face.

    L-haut, la lucarne du grenier, apparat un jeune cavalier. Et ce cavalier, les mains jointes, lair extasi, fixe sur elle un re-gard profond, charg dune muette adoration.

    1 Le Fils de Pardaillan a t publi en 1913 et 1914, en 154 feuille-tons, dans le journal Le Matin, puis dit en deux volumes en 1916, chez Tallandier Le Livre national , sous un titre unique mais avec un tome I et un tome second (numrotation continue des chapitres, le tome second commenant au chapitre XXXIV). Plus tard d'autres ditions ont repris Le Fils de Pardaillan en un seul volume et en deux parties, la continuit des chapitres restant inchange. Enfin les ditions abrges ont donn un titre la seconde partie : Le Trsor de Fausta. Toutefois ce titre n'appa-rat jamais dans les ditions originales. Nous avons repris pour cette di-tion, un titre unique en conservant la mention livre 7 et livre 8 et en res-pectant la continuit des chapitres.

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  • La jeune fille rougit, plit son chaste sein se soulve d-moi Elle demeure un instant les yeux poss sur ceux de lin-connu, puis lentement, comme regret, elle rentre chez elle et pousse le battant de la fentre.

    ** *

    En bas, dans la rue, un pauvre hre, dans lombre protec-trice dun renfoncement, dresse vers la radieuse apparition une face dascte morne, ravage, o luisent, au-dessous de sourcils broussailleux, deux yeux vitreux de visionnaire. Et la vue de la gracieuse jeune fille, voici que ces yeux de fou saniment, shu-manisent, prennent une expression de douceur et de tendresse mystique. Voici que cette sombre physionomie sillumine dune joie cleste. Et le pauvre hre, lui aussi, joint les deux mains dans un geste dimploration et murmure :

    Quelle est belle !

    Comme il prononce ces mots, quelque chose dinforme, un tas, une norme boule de graisse, dboule on ne sait do, roule avec une agilit surprenante et vient sarrter devant lhomme en adoration. Cela est couvert dun froc cavalirement relev sur la hanche, surmont dune autre petite boule joviale outrageuse-ment enlumine. Deux pattes de basset, courtes et cagneuses, servent de colonnes et deux pieds plats, immenses, sont les as-sises solides de ce monument de graisse. Et cela parle dune voix de basse taille qui semble sourdre de profondeurs inconnues ; cela se prononce sans raillerie :

    Je vous y prends encore, frre Ravaillac ! Toujours plong dans vos sombres visions, donc !

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  • Brutalement arrach son rve, Ravaillac, Jean-Franois Ravaillac tressaille violemment. Ses traits reprennent leur ex-pression absente, ltincelle de vie allume dans son il steint brusquement, et ramenant son regard terre, sans contrarit apparente, sans surprise, sans plaisir, avec une morne indif-frence, il dit doucement, poliment :

    Bonjour, frre Parfait Goulard.

    ce moment, la jeune fille ferme sa fentre sans avoir eu la curiosit de jeter un coup dil en bas. Ravaillac pousse un sou-pir et, sans affectation, sloigne dans la direction de la rue Saint-Honor, proche, entranant avec lui le frre Parfait Gou-lard, enchant de la rencontre, et qui se prte complaisamment la manuvre.

    Le moine cependant a guign du coin de lil la jeune fille. Il a not le soupir de celui quil a appel frre Ravaillac. Mais il ne laisse rien paratre et sa bonne grosse face demeure parfaite-ment hilare.

    En sloignant, ils croisent un personnage qui doit tre quelque puissant seigneur, en juger par sa mine hautaine et par la richesse du costume. Ce seigneur discute prement avec une digne matrone qui a toute lapparence dune petite bour-geoise.

    En passant prs du moine, le brillant seigneur bauche un geste furtif auquel le moine rpond par un clignement dyeux.

    Ni la vnrable matrone ni Ravaillac ne remarquent cet change de signaux mystrieux.

    Le grand seigneur et la bourgeoise continuent leur chemin et viennent sarrter devant le perron de la petite maison de la jeune fille. Ils continuent discuter avec animation et ni lun ni

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  • lautre ne font attention une ombre blottie dans une encoi-gnure, laquelle, bien quils parlent voix basse, ne perd pas un mot de leur entretien.

    Le jeune cavalier tait rest accoud sa lucarne.

    Peut-tre ressassait-il son bonheur. Peut-tre attendait-il patiemment quune heureuse fortune lui permt dapercevoir encore une fois un bout de ruban ou lombre de la bien-aime se profiler sur les vitraux Les amoureux, on le sait, sont insa-tiables. Celui-ci, tout ses rves, ne voyait rien en dehors du balcon o elle lui tait apparue.

    Sous ce balcon, cependant, leur discussion sans doute termine, la matrone avait franchi les trois marches et mettait la cl dans la serrure.

    Par hasard, les yeux de lamoureux quittrent un instant le bienheureux balcon et se portrent dans la rue. Alors, un cri de colre lui chappa, la vue du seigneur qui navait pas boug :

    Encore ce ruffian maudit de Fouquet !

    Il se pencha faire croire quil allait se prcipiter tte pre-mire. Et il grinait :

    Que fait-il l, devant sa porte ? Qui appelle-t-il ainsi ?

    En effet, ce moment, celui que notre amoureux venait de nommer Fouquet appelait la matrone qui se disposait entrer dans la maison. Elle redescendit une marche et tendit la main. Geste dadieu ? March conclu ? Arrhes donnes ? Cest ce que lamoureux naurait pu dire. Il lui sembla bien entrevoir une bourse Mais le geste avait t si rapide, si subtil lescamo-tage ! En tout cas, il connaissait la matrone, car en se retirant prcipitamment de la fentre, il tait blme et il bredouillait :

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  • Dame Colline Colle ! Ah ! par tous les dmons de len-fer, je veux savoir ! Malheur au damn Fouquet !

    Et il se rua en trombe dans lescalier.

    cet instant prcis, trois braves sarrtaient devant sa porte. Ils avaient des allures de tranche-montagne, avec des ra-pires formidables qui leur battaient les talons. les voir, on devinait des diables quatre, ne redoutant rien ni personne. Et cependant ils restaient indcis devant la porte, nosant soulever le marteau.

    Eh v ! dit lun avec un accent provenal, vas-y toi, Grin-gaille Tu es Parisien, tu parles bien

    Voire ! rpondit linterpell. Tu nas pas non plus ta langue dans ta poche, toi, Escargasse Mest avis cependant que Carcagne me parat tre celui de nous trois qui a le plus de chance de sen tirer avec honneur Il a des manires si ave-nantes, si polies !

    Lhomme aux manires polies dit son tour :

    Vous tes encore de singuliers bltres de me vouloir ex-poser seul la colre du chef Savez-vous pas, mauvais garons que vous tes, quil nous a formellement interdit de nous pr-senter chez lui sans son assentiment ? Pensez-vous que je me soucie de me faire jeter par la fentre uniquement pour prser-ver vos chiennes de carcasses ?

    Il faut cependant lui faire savoir que le signor Concini d-sire le voir aujourdhui mme.

    Que la peste ltrangle, celui-l ! Il avait bien besoin de nous charger dune commission pareille !

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  • V ! allons-y ensemble.

    Au moins nous serons trois recevoir laverse.

    Ce sera moins dur.

    Ayant ainsi tourn la difficult, ils se prirent par le bras et allongrent la main vers le marteau.

    La porte souvrit brusquement, quelque chose comme un ouragan fondit sur eux, les spara brutalement, les envoya rou-ler droite et gauche. Ctait lamoureux, qui se mit remon-ter la rue en courant.

    Cest le chef ! scria Escargasse. Jai reconnu sa manire de nous dire bonjour.

    Et il se tenait la mchoire branle par un matre coup de poing.

    Malheur ! gmit Gringaille en se relevant pniblement, je crois quil ma dfonc une cte.

    O court-il ainsi ? dit Carcagne qui navait reu quune bourrade sans consquence.

    Chose curieuse, ils ne paraissaient ni tonns ni mortifis. Ils taient dresss sans doute. Sans sattarder plus longtemps, tous trois, ensemble :

    Suivons-le !

    Et ils se lancrent la poursuite de celui quils appelaient le chef et quils paraissaient tant redouter.

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  • Celui-ci, tromp par une vague similitude de costume et de dmarche, stait lanc dans la direction de la Croix-du-Trahoir situe au bout de la rue. Il allait droit devant lui, comme un fu-rieux, bousculant et renversant tout ce qui lui faisait obstacle, sans se soucier des protestations et des maldictions souleves sur son passage.

    Il avait ainsi parcouru une cinquantaine de toises lorsquil heurta violemment un gentilhomme qui cheminait devant lui. Il continua davancer sans se retourner, sans un mot dexcuse. Mais, cette fois-ci, il tait tomb sur quelquun qui ntait pas d-humeur se laisser malmener :

    Hol ! H ! monsieur lhomme press ! scria le gen-tilhomme.

    Lamoureux ne tourna pas la tte. Peut-tre navait-il pas entendu.

    Tout coup, une poigne sabattit sur son paule. Sans se retourner, confiant en sa force, il se secoua comme un jeune sanglier, pensant faire lcher prise au gneur. Mais le gneur ne cda pas. Au contraire, son treinte se resserra, se fit plus puis-sante. Sous la poigne de fer qui le matrisait, lamoureux fut contraint de sarrter. Il se retourna en grinant.

    Il se vit en prsence dun gentilhomme de haute mine qui pouvait avoir une soixantaine dannes, mais nen paraissait pas cinquante. En tout cas, ce gentilhomme tait dou dune force prodigieuse, puisquil avait pu, dune seule main, paralyser, sans effort apparent, la rsistance de notre amoureux.

    Face face, les deux hommes se regardrent dans les yeux un inapprciable instant.

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  • La stupeur, la honte, ladmiration, la fureur, le dsespoir, tous ces sentiments passrent sur le visage expressif du jeune homme.

    Le gentilhomme, trs calme, sans colre, le regardait dun air froid. Il faut croire que ce gentilhomme ntait pas le premier venu. Comme si cette jeune physionomie quil considrait avait t un livre ouvert dans lequel il lisait couramment, une expres-sion de piti adoucit son il fixe jusque-l et, lchant le bouillant amoureux, il lui dit avec une douceur qui nexcluait pas une certaine hauteur :

    Je vois, monsieur, que si je vous laisse aller, ma suscepti-bilit va tre cause de quelque irrparable malheur.

    Il me convient doublier la brusquerie de vos manires. Allez, jeune homme, pour cette fois-ci le chevalier de Pardaillan oubliera votre incivilit.

    Lamoureux eut un sursaut violent, ses yeux sinjectrent, sa main se crispa sur la poigne de sa rapire comme sil et voulu dgainer linstant mme. Mais il nacheva pas le geste et, secouant la tte, pour lui-mme, il expliqua :

    Non ! Je nai pas un instant perdre !

    Et se rapprochant du chevalier de Pardaillan jusqu le tou-cher, les yeux dans les yeux, il gronda :

    Vous voulez bien me pardonner ! Et moi qui ne suis pas chevalier, moi Jehan quon appelle le Brave, je ne vous pardon-nerai jamais lhumiliation que vous venez de minfliger Je vous tuerai, monsieur ! Allez, profitez des quelques heures qui vous restent vivre. Demain matin, neuf heures, je vous atten-drai derrire le mur des Chartreux Et sil vous convenait dou-

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  • blier le rendez-vous quil vous donne, sachez que Jehan le Brave saura vous retrouver, fussiez-vous au plus profond des enfers !

    Et il repartit comme un fauve dchan.

    Le chevalier de Pardaillan fit un mouvement en avant comme pour le saisir nouveau. Puis il sarrta, haussa les paules avec insouciance et sloigna paisiblement en sifflotant un air du temps de Charles IX.

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  • II

    Pendant que Jehan le Brave dfaut de nom, laissons-lui ce fier prnom pendant que limptueux amoureux, disons-nous, le cherchait du ct de la Croix-du-Trahoir, Fouquet tait redescendu vers la rue Saint-Honor.

    Il passa sans sarrter auprs du moine Parfait Goulard, qui il fit un signe imperceptible, et continua son chemin dans la direction du Louvre.

    peine tait-il pass que le moine, poussant du coude son compagnon, lui glissa :

    Voyez-vous ce seigneur l, devant nous Cest Fouquet, marquis de La Varenne, entremetteur, Premier ministre des plaisirs de Sa Majest !

    Et le moine clata dun gros rire grillard, tandis quune lueur fugitive sallumait dans lil de Ravaillac. Tout coup, le moine se frappa le front :

    Mais nous lavons dj crois tout lheure ! Il tait avec attendez donc ! jy suis ! avec dame Colline Colle, la propritaire de cette petite maison devant laquelle je vous ai rencontr, prcisment Par saint Parfait, mon vnr patron, je devine la manigance ! Dame Colline Colle a pour unique lo-cataire une jeune fille un ange de beaut, de candeur et de pu-ret Je gage que le marquis a soudoy lhonnte matrone Eh ! eh ! ce soir peut-tre, notre bon sire le roi passera par l, et demain peut-tre aurons-nous une nouvelle favorite !

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  • Lombre qui avait cout la conversation de Fouquet de La Varenne avec dame Colline Colle sortit de son trou lorsque le marquis se fut loign.

    Ctait un homme dans la force de lge. Les tempes grison-nantes, plutt grand, sec, merveilleusement muscl, avec ces mouvements souples, aiss, que donne la pratique rgulire de tous les exercices violents. Physionomie rude que nadoucissait pas lclat de deux yeux de braise.

    Lhomme resta un moment mditatif, les yeux fixs sur la lucarne de Jehan le Brave, et lorsque le jeune homme passa comme une rafale, il le suivit longtemps dun regard trange, terrible, un sourire nigmatique aux lvres, puis il se dirigea dun pas assur vers la rue Saint-Honor et pntra dans une maison de fort belle apparence

    Cette maison ctait le logis de Concini

    Lhomme resta l une demi-heure environ puis ressortit et se dirigea nouveau, en flneur, vers la rue de lArbre-Sec. Il al-lait le nez au vent, sans but prcis, en apparence du moins. Tout coup, son il se posa, avec cette mme expression trange que nous avons signale, sur Jehan le Brave qui paraissait chercher quelquun, en juger par lattention avec laquelle il dvisageait les passants. Lhomme sapprocha doucement et posa la main sur lpaule du jeune homme qui se retourna tout dune pice. En reconnaissant qui il avait affaire, il eut un geste de dcep-tion. Nanmoins sa physionomie sadoucit dun vague sourire, et il dit :

    Ah ! cest toi, Satta ! Javais espr

    Satta, puisque tel tait son nom, demanda :

    Que cherches-tu donc, et quavais-tu espr, mon fils ?

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  • ces mots, prononcs avec une intonation bizarre, les traits mobiles et fins de Jehan le Brave se contractrent. Il rele-va vivement, rudement :

    Pourquoi mappelles-tu ton fils ? Tu sais bien que je ne le veux pas ! Au surplus, tu nes pas mon pre !

    Cest vrai, dit lentement Satta en ltudiant avec une at-tention farouche, cest vrai, je ne suis pas ton pre

    Cependant, quand je te ramassai voici tantt dix-huit ans mourant de froid et de faim, sur le bord de la route o tu tais abandonn, tu avais deux ans peine Si je ne tavais pris, emport, soign, veill nuit et jour, car tu fus malade dune mauvaise fivre qui faillit temporter si je navais fait cela, tu serais mort Et depuis ce moment jusquau jour o je tai senti assez fort pour voler de tes propres ailes, qui donc a eu soin de toi, ta nourri, lev, qui donc a fait de toi lhomme sain, ro-buste, vigoureux que tu es devenu ? Moi, Satta ! Qui ta mis au poing la rapire que voici et ta appris le fin du fin de les-crime, qui a fait de toi une des plus fines si ce nest la plus fine lames du monde ? Moi ! Aujourdhui tu es un brave sans pareil, fort comme Hercule lui-mme, audacieux, entreprenant ; tu commandes des hommes qui ne craignent ni Dieu ni diable et qui tremblent devant toi ; tu es le roi du pav, la terreur et le dsespoir du guet, ladmiration de la truanderie qui nattend quun signe de toi pour te proclamer roi dArgot Qui a fait tout cela ? Moi ! Mais je ne suis pas ton pre Tu ne me dois rien.

    Tout ceci avait t dbit dune voix pre, mordante. Jehan avait laiss dire, sans chercher interrompre, et pendant que Satta parlait, il tenait ses yeux fixs obstinment sur lui. On et dit quil attendait anxieusement une parole qui ne tombait pas. Quand il vit que lautre avait fini, il se secoua furieusement,

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  • comme pour jeter bas le fardeau de penses obsdantes, et il gronda :

    Cest vrai ! Tout ce que tu dis l est vrai ! Mais il parat que je suis un monstre ou peut-tre mas-tu trop bien lev, puisque

    Achve, dit Satta, avec un sourire sinistre.

    Eh bien, oui, par lenfer ! jachverai. Quand tu me re-gardes, comme tu le fais en ce moment, avec ce sourire sa-tanique, quand tu me parles, de cet air narquois qui menrage, quand tu mappelles ton fils, avec cette quivoque intonation, je sens, je devine que tu es mon plus mortel ennemi que tout ce que tu as fait pour moi, tu las fait dans je ne sais quelle inten-tion tortueuse terrible, peut-tre et alors, je sens la haine me soulever, et jai des envies furieuses de te tuer !

    Avec un calme glacial, Satta dit :

    Qui tarrte ? Tu as ton pe, jai la mienne Je fus ton matre, mais depuis longtemps tu mas surpass Je ne pserai pas lourd contre toi.

    Enfer ! rugit Jehan le Brave, cest cela prcisment qui marrte ! Je ne suis pas un assassin, moi ! Cest la seule chose que tu nas pas russi faire de moi !

    Le sourire de Satta se fit plus aigu, plus quivoque, si pos-sible. Et brusquement, changeant de physionomie, avec une bonhomie qui conservait malgr lui on ne sait quoi de louche :

    Tu es dune nature trop impressionnable, dit-il, ce nest pas ta faute Tu es ainsi Moi, je suis rude, violent, afflig dun physique qui ninspire pas la sympathie Ce nest pas ma faute Je suis ainsi Bravo, jai fait de toi un bravo Pouvais-

    16

  • je prvoir que tu aurais un jour des dlicatesses de gentil-homme ? Je ne puis te parler un langage qui nest pas le mien

    Et soudain, fixant sur lui un regard trange, avec une mo-tion que trahissait le tremblement de la voix :

    Cependant, je me suis attach toi Tu es oui, tu es le seul lien qui me rattache la vie Je nai plus que toi Et comme je ne veux pas te perdre, je mefforcerai dadoucir mes manires pour toi Je ne peux pas mieux te dire.

    Leffort quil venait de faire tait vident, et cependant, ce-lui qui il parlait, celui pour qui cet effort tait accompli, parut ressentir une sensation dangoisse. Sur ce visage tincelant, o toutes les sensations se lisaient comme en un livre ouvert, une expression de malaise se rpandit soudain. On voyait quil tait touch et quil cherchait une bonne parole Cette parole, il ne la trouvait pas. Pourquoi ?

    Comme sil et compris, Satta baucha son nigmatique sourire et, changeant brusquement la conversation :

    Tu ne mas pas dit ce que tu cherchais, ce que tu esp-rais ? Jehan se frappa le front :

    Qui je cherchais ? fit-il dune voix ardente. Un insolent qui Mais dabord, tu connais ma force musculaire, nest-ce pas ? Tu as cru, et moi-mme je le croyais, que personne ntait de taille me rsister ! Eh bien, ici, dans cette rue, je me suis heurt quelquun qui ma saisi et je nai pu me dgager de cette treinte

    Oh ! sexclama Satta avec une vritable motion, que dis-tu l ? Je ne connais quune personne au monde qui soit de force

    17

  • Tu connais quelquun qui est plus fort que moi ?

    Oui.

    Son nom ?

    Le chevalier de Pardaillan.

    Tripes de Satan ! Cest lui ! Cest mon insolent.

    Oh oh ! fit Satta, et rien ne saurait traduire tout ce que contenaient de sous-entendus ces deux simples onomatopes. Tu connais Pardaillan ? Tu las vu ? Cest lui que tu cherches ? pour te battre, pour le tuer, hein ? Parle donc !

    Et cette fois, son motion tait si violente, que Jehan en fut boulevers.

    Je lai rencontr tout lheure, je te lai dit.

    Porco dio ! Cela devait arriver Et tu vas te battre, ncessairement ?

    Oui.

    Quand ?

    Demain matin.

    Dieu soit lou ! Je tai rencontr temps !

    Enfer ! Mexpliqueras-tu ?

    Rien que ceci : Pardaillan ta saisi et tu nas pu te dga-ger Si tu croises le fer avec lui, il te tuera

    18

  • Me tuer, moi ! Allons donc !

    Je te dis que Pardaillan est le seul homme au monde qui soit plus fort que toi Mais je ne veux pas quil te tue, moi ! Non, per la Madona ! Demain matin, mas-tu dit ? Rpte Cest demain matin que tu dois te battre avec lui ?

    Oui, fit Jehan, stupfait.

    Bon ! Alors je suis tranquille, fit Satta, qui paraissait se calmer.

    Tu es tranquille ? pourquoi ? Que veux-tu dire ?

    Simplement ceci : demain matin, Pardaillan ne pourra plus rien contre toi !

    trange ! murmura le jeune homme. Quelle motion ! Jamais je nai vu Satta aussi mu Mais alors ? Il maime donc ? Oui, sans doute Sans quoi il ne tremblerait pas ainsi pour moi ! Je my perds Serais-je dcidment mauvais ?

    Et tout haut, dun ton brusque, mais singulirement ra-douci :

    As-tu besoin dargent ?

    Non ! cest--dire donne toujours, fit Satta, en em-pochant la bourse rebondie que le jeune homme glissait dans sa main.

    Jehan sloignait, lair rveur.

    Satta dardait sur son dos un regard terrible et grinait :

    19

  • Demain matin ! Il sera trop tard ! Pardaillan ne pour-ra rien contre toi parce que tu appartiendras au bourreau

    Il parut sabmer dans des rflexions profondes et il grommelait :

    Le laisser tuer par Pardaillan ? Oui la rigueur Mais jai mieux que cela Va, fils de Fausta, fils de Pardaillan, va, cours labme que jai creus sous tes pas ! Lheure de la vengeance a enfin sonn pour moi !

    Et senveloppant dans son manteau, de son pas souple et cadenc, il se dirigea vers le Louvre.

    20

  • III

    La cour est dans le marasme. Le roi ne dort plus Le roi ne mange plus Le roi, si dbordant de vie, ne traite plus les af-faires de ltat avec ses ministres. Il fuit la socit de ses intimes, il senferme des heures durant dans sa petite chambre coucher du premier

    Le roi est malade : de qui est-il donc amoureux ?

    Voil ce que disent les courtisans ordinaires.

    Voici maintenant ce que savent et gardent pour eux cinq ou six intimes de Sa Majest :

    Le roi a vu une jeune fille de seize ans peine. Et il a prouv le coup de foudre.

    Comme toujours, chez lui, ce nouvel amour a altr son humeur et sa sant. Dautant plus profondment que, chose in-oue, et qui prouve combien cette fois-ci il est bien assassin da-mour, lui, si entreprenant et si expditif en pareille occurrence, devenu plus timide que le plus timide des jouvenceaux, il na pas os dclarer sa flamme .

    Et tous les soirs, sous des dguisements divers, le roi sen va rue de lArbre-Sec soupirer sous le balcon de sa belle

    Les confidents du roi se sont empresss daller rder au-tour du logis de celle qui peut devenir la grande favorite

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  • Tout ce quils ont appris, cest que la jeune fille est couram-ment dsigne sous le nom de demoiselle Bertille . Demoi-selle Bertille ne sort jamais, si ce nest le dimanche, pour aller assister la messe la chapelle des Cinq-Plaies. Alors elle est accompagne par sa propritaire, respectable matrone qui r-pond au nom de dame Colline Colle. Quelques-uns cependant ont pu apercevoir demoiselle Bertille. Ceux-l sont revenus en-thousiasms de son idale beaut.

    Laprs-midi de ce jour o se sont drouls les diffrents incidents que nous venons de narrer, le roi tait dans sa petite chambre. Il tait assis sur sa chaise basse, et du bout des doigts il tambourinait machinalement sur ltui de ces lunettes. De temps en temps, il poussait un soupir lamentable et gmissait :

    Que fait donc La Varenne ?

    Et il reprenait le cours de ses penses :

    Jamais femme ne ma produit leffet que me produit cette jeune fille ! Bertille ! Le joli nom, si clair, si frtillant ! Ber-tille ! Jarnidieu ! do vient donc que je suis troubl ce point ? Est-ce la candeur, linnocence de cette jeune fille ? Je ne me reconnais plus ! Ce cuistre de La Varenne ne viendra donc pas !

    Brusquement Henri IV frappa ses deux cuisses et se leva en murmurant :

    Jai beau chercher, je ne trouve pas qui donc ce doux visage me rappelle-t-il ? Qui donc ? Voyons, parmi les belles que jai eues autrefois, cherchons

    Il fit plusieurs fois le tour de la chambre, de ce pas acclr qui faisait le dsespoir du vieux Sully, oblig de le suivre quand il expdiait les affaires avec lui, et tout coup :

    22

  • Ventre-saint-gris ! Jai trouv ! Saugis !

    Lair rveur, il revint sasseoir sur sa chaise et poursuivit :

    Cest la demoiselle de Saugis que ressemble mon doux cur de Bertille Saugis ! Heu ! cest bien loin cela ! Ma conduite ne fut peut-tre pas trs nette vis--vis de cette demoi-selle Dieu me pardonne, je crois que je lai quelque peu violen-te Javais sans doute trop bien soup ce jour-l ! H ! mais, jy songe Cest curieux comme les souvenirs se lvent nom-breux et prcis quand on fouille srieusement le pass. Cette pauvre Saugis, je crois bien quelle est morte en donnant le jour un enfant qui aurait bien, oui, ma foi, seize ans lge de Ber-tille !

    Pour la premire fois, un soupon vint leffleurer, car il r-pta :

    Lge de Bertille !

    Il rejeta la pense qui se faisait obscurment jour dans son cerveau :

    tait-ce un garon ou une fille ? Du diable si je le sais Je naurais jamais pens cela sans cette vague ressemblance Est-elle si vague ? Heu !

    Et pour se remonter soi-mme :

    Par Dieu ! je suis content dtre sorti de ce souci Me voil plus tranquille Je veux, pour les beaux yeux de Bertille, faire rechercher cet enfant de la pauvre Saugis et, garon ou fille, je lui ferai un sort raisonnable. Cest dit, et je ne men ddi-rai pas Aprs tout, cest un enfant moi Mais que fait donc ce bltre de La Varenne ?

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  • Comme il se posait cette question pour la centime fois, La Varenne fut introduit. Le confident paraissait radieux et, tout de suite, avec cette familiarit quHenri IV encourageait dans son entourage et savait dailleurs royalement rprimer lorsquelle al-lait trop loin, il scria :

    Victoire ! Sire, victoire !

    Le roi devint trs ple, porta la main son cur et chance-la en murmurant :

    La Varenne, mon ami, ne me donne pas de fausse joie je me sens dfaillir.

    Et, en effet, il paraissait sur le point de svanouir.

    Victoire, vous dis-je ! Ce soir, vous entrez dans la place ! Du coup, le roi fut debout et, radieux :

    Dis-tu vrai ? Ah ! mon ami, tu me sauves ! Je me mourais Ce rle damoureux transi commenait peser. Ce soir, dis-tu, quas-tu fait ? Tu las vue ? Tu lui as parl ? Maime-t-elle un peu, au moins ? Ne me cache rien, La Va-renne Ce soir, je la verrai, je lui parlerai, enfin ! Jarnidieu ! quil fait bon vivre et quel radieux jour que ce jour ! Parle. Ra-conte-moi tout Mais parle donc !, Il faut tarracher les pa-roles du ventre !

    Eh, mordieu ! Vous ne me laissez pas placer un mot ! Sil faut vous dire les choses tout trac : jai achet la propri-taire, qui nous ouvrira la porte ce soir.

    Cette matrone qui paraissait incorruptible ? La Varenne haussa les paules :

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  • Le tout tait dy mettre le prix, dit-il. Il men a cot vingt mille livres, pas moins.

    Et en mme temps, il tudiait du coin de lil leffet produit par lnonc de la somme.

    Henri IV savait se montrer gnreux en amour. Il nen tait plus de mme quand il sagissait de lcher la forte somme ceux qui servaient ses amours :

    Tu mas demand la place de contrleur gnral des postes, dit-il. Tu las.

    La Varenne se cassa en deux et, avec une grimace de jubila-tion, il supputait part lui :

    Allons, jai fait un bon placement ! La place me rembour-sera au centuple les dix mille livres que jai d donner cette sorcire de Colline Colle, que le diable ltrangle !

    Raconte-moi tout par le menu, fit joyeusement le roi, qui avait retrouv toute sa vivacit.

    Pendant que lhomme tout faire du roi, lancien cuisinier cr marquis de La Varenne, expliquait son matre comment il pourrait sintroduire subrepticement chez une innocente enfant quil sagissait de dshonorer, il se passait dans une autre partie du Louvre une scne qui a sa place ici.

    Une jeune femme tait nonchalamment tendue sur une sorte de chaise longue appele lit dt. Une carnation de ce blanc laiteux particulier certaines brunes, des cheveux natu-rellement onduls et dun beau noir, des traits rguliers, des lvres pourpres, sensuelles, des yeux noirs mais froids, des formes imposantes, la splendeur dune Junon en son plein pa-nouissement.

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  • Cest Marie de Mdicis, reine de France.

    Sur un pliant de velours cramoisi, une autre jeune femme dont le corps est maigre et contrefait, le teint plomb, la bouche trop grande, une paule plus haute que lautre, une femme dont la laideur semble avoir t choisie pour servir de repoussoir limposante beaut de lautre. La seule supriorit de cette dis-gracie de la nature rsidait dans ses yeux : des yeux noirs, im-menses, brillant dun feu sombre, reflet dune me forte que consume une flamme dvorante.

    Ctait Lonora Dor, plus connue sous le nom de la Gali-ga. Elle est dame datours de la reine Elle est aussi la femme lgitime du signor Concino Concini, qui nest pas encore mar-quis, pas encore marchal, pas encore Premier ministre, mais quelle veut voir devenir tout cela et mme plus, si pos-sible car il est ds maintenant elle le sait lamant de la reine Et cest sur cet amour insens quelle compte et quelle chafaude lavenir.

    Cette nigmatique crature na jamais eu quun sentiment rellement profond : son amour pour Concini ; quune seule et unique ambition : la grandeur de Concini. Peut-tre espre-t-elle quen le hissant, par la seule puissance de son mle gnie, jusqu ces sommets accessibles ceux-l seuls qui sont ns sur les marches dun trne, peut-tre espre-t-elle ainsi lblouir et faire jaillir en lui ltincelle qui embrasera ce cur jusque-l fer-m pour elle car il ne laime pas, il ne la jamais aime peut-tre !

    Quoi quil en soit, elle a rsolu de pousser Concini jusqu la toute-puissance, et cest dans ce but quelle a jet lhomme quelle adore dans les bras de la reine la reine, qui peut le faire grand. Cest dans ce but quelle a cart ou supprim tous les obstacles. De ces obstacles, il nen reste plus quun : le plus ter-

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  • rible, le plus puissant le roi ! Et cet obstacle, Lonora a rsolu de le supprimer comme tous les autres. Et ce quelle veut, de sa volont implacablement tenace, cest amener Marie de Mdicis, caractre faible et indcis quelle ptrit lentement sa guise, accepter la complicit du meurtre de son royal poux. Ce quelle veut, cest amener la reine qui ne veut pas se sparer de Concini, qui ne peut pas se passer de lui, couvrir le rgi-cide.

    Ses yeux sombres, chargs deffluves, se fixaient sur les yeux de la reine, qui clignotaient comme blouis par linsoute-nable clat de ce regard de feu, et, penche sur le visage de sa matresse, pareille quelque sombre gnie du mal, elle parlait dune voix basse, insinuante. Et ses paroles prudentes, me-sures, distillaient la mort !

    Pourquoi ces hsitations, ces scrupules ? (Elle hausse les paules.) Laissez les scrupules la masse du vulgaire, pour qui ils ont t invents. Nattendez pas pour vous dcider que votre perte soit consomme.

    Et comme Marie de Mdicis demeurait muette et songeuse, la tentatrice reprit, dune voix qui se fit plus pre, o perait une ironie menaante :

    Quand vous serez rpudie, honteusement chasse et que votre fils sera dclar btard, pour la grande gloire du fils de Mme dEntraigues2, alors, madame, vous verserez des larmes de sang, alors vous regretterez votre indigne faiblesse et de pas mavoir laiss faire Trop tard, madame, il sera trop tard !

    La reine rpondit par une question :

    2 Madame dEntraigues : Henriette de Balzac dEntraigues, mar-quise de Verneuil, matresse de Henri IV (1579-1633).

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  • Lonora, es-tu bien certaine quil ira ce soir rue de lArbre-Sec ?

    Tout fait certaine, madame

    Un silence. Marie de Mdicis semble mditer profond-ment. La Galiga lobserve avec une imperceptible moue de d-dain.

    Et ce jeune homme dont tu mas parl, reprit enfin la reine, qui paraissait chercher ses mots, es-tu bien sre de lui ?

    Elle baissa davantage la voix, jeta un coup dil inquiet au-tour delle et acheva :

    Ne savisera-t-il pas de parler aprs ?

    Sur la tte de Concini, madame, je rponds de lui, je r-ponds de tout. Ce jeune homme frappera sans trembler Il ne parlera pas aprs, parce que cest pour son propre compte quil agira.

    Il hait donc bien le roi ?

    Lonora eut un insaisissable sourire : la reine paraissait accepter la complicit. Sans rien laisser paratre de ses senti-ments, elle dit :

    Non ! Mais il est amoureux et jaloux comme tous les amoureux. Or, la jalousie, madame, engendre facilement la haine.

    Pas pourtant jusquau point de se faire assassin.

    Si, madame, lorsquil sagit dune nature violente et pas-sionne comme celle de ce jeune homme. Ce matin mme, pour

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  • lavoir vu de sa fentre au moment o il soudoyait la propri-taire de la jeune fille en question, ce jeune homme sest ru comme un fou la recherche de M. de La Varenne. Sil avait pu le joindre, la carrire du marquis tait termine du coup Mais vous vous trompez trangement quand vous parlez dassassinat Ce jeune homme est un bravo, cest vrai. Mais un bravo extraordinaire comme on nen vit jamais de pareil Ne croyez pas quil ira tratreusement poignarder celui dont nous parlons. Cest en face quil lattaquera. Cest en un combat loyal quil le tuera.

    Enfin, comment ty prendras-tu pour lamener accom-plir ce geste ?

    Je mintresse lui, moi Cest mon droit Dailleurs il est le fils dadoption dun de mes compatriotes Pour lui tmoi-gner cet intrt, je glisse dans son oreille un renseignement Est-ce ma faute, moi, si ce renseignement dchane la haine en lui ? Et si la haine, chez lui, se traduit par des gestes qui tuent, en suis-je responsable ?

    Elle tait effroyable de cynisme tranquille, et cest ainsi quelle dut apparatre Marie de Mdicis, car elle murmura, va-guement pouvante :

    Tu es terrible, sais-tu ?

    Lonora sourit ddaigneusement et ne rpondit pas. Pous-se par la curiosit, peut-tre avec le secret espoir de faire d-vier cette conversation qui lpouvantait, la reine sinforma :

    Qui est ce malheureux ? Comment sappelle-t-il ?

    On le connat sous le nom de Jehan le Brave. O est-il n ? Le nom de son pre et de sa mre ? Mystre. Satta, qui la lev et laime comme son fils, pourrait peut-tre rpondre

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  • ces questions. Mais il est muet sur ces points Ce que je sais, pour lavoir vu luvre, cest que cest une force Malheureu-sement pour lui, il a des ides lui des ides qui ne sont pas celles de tout le monde Cest un fou.

    ce moment, la porte du cabinet souvrit silencieusement et Caterina Salvagia, la femme de chambre de confiance de la reine, parut dans lentrebillement. Sans entrer plus avant, elle fit un signe Lonora et se retira discrtement aussitt.

    Marie de Mdicis, sans doute au courant, se redressa sur son lit dt et scria joyeusement, une flamme subite aux yeux :

    Cest Concini ! Fais-le entrer, cara mia !

    Elle pensait que, du coup, la terrible conversation tait termine. Mais la Galiga ne bougea pas. Et, avec une froideur effrayante, elle posa nettement la question :

    Madame, dois-je exciter la jalousie de Jehan le Brave ? Et la reine rpta le mot quelle avait eu dj :

    Tu es terrible !

    La Galiga attend, muette, impassible comme la fatalit.

    La reine Marie de Mdicis sest redresse. Son regard sem-plit dune lointaine pouvante. Ses lvres tremblantes re-tiennent le mot terrible qui veut schapper et tomber tomber comme une condamnation, car ce mot, cest la mort du roi de France !

    Enfin, elle gmit :

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  • Que veux-tu que je te dise ? Cest terrible ! terrible ! Laisse-moi le temps de rflchir plus tard attends Tu peux bien attendre un peu, voyons !

    Alors Lonora se leva et se courba dans une longue et sa-vante rvrence de cour. Elle exagra la correction des attitudes imposes par ltiquette et dune voix tranchante qui contrastait avec cette humilit voulue :

    Jai lhonneur de solliciter de Votre Majest mon cong et celui de Concino Concini, mon poux.

    La reine plit affreusement. Elle bgaya :

    Tu veux me quitter ?

    Sil plat Votre Majest, oui, dit Lonora glaciale. De-main matin nous quitterons la France.

    Affole par la pense de perdre Concini, Marie cria :

    Mais je ne le veux pas !

    Votre Majest daignera excuser mon insistance Notre dcision est irrvocable Nos prparatifs de dpart sont faits. Nous voulons nous retirer.

    ces mots, prononcs dessein, la souveraine chez Marie de Mdicis se rveille enfin et se rvolte. Elle se redresse de toute sa hauteur, et laissant tomber un regard courrouc sur la confidente toujours courbe :

    Vous voulez ! rpta-t-elle en martelant chaque syllabe. Et moi, je ne veux pas !

    Madame

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  • Assez ! Il ne me plat pas daccorder le cong que vous sollicitez Allez !

    Et comme la dame datours bauchait un geste, elle reprit violemment :

    Allez-vous-en, dis-je, ou par la santa Maria, jappelle et vous fais arrter.

    Lonora, comme crase, obit, se retire reculons. Et la reine, que cette feinte soumission apaise, se reproche dj sa violence, soupire la pense quelle va tre prive dune visite de Concini.

    Arrive la porte, la Galiga se redressa et, respectueuse-ment, sans bravade, mais dune voix ferme :

    Votre Majest, je pense, ne trouvera pas mauvais que jaille de ce pas chez le roi.

    Ces paroles jettent le trouble et leffroi dans lesprit de la reine, qui balbutie :

    Le roi ! Pour quoi faire ?

    Le supplier de nous accorder ce cong que Votre Majest nous fait linsigne honneur de nous refuser.

    demi rassure, Marie gronda :

    Tu vous oseriez ! Malgr ma volont !

    Pour mon Concini, oui, madame, joserai tout mme encourir la colre et la disgrce de ma reine

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  • Ingrate ! Tu nes quune ingrate !

    Ctait le prlude de la capitulation. Leffort que Marie de Mdicis avait fait pour rsister tait aux trois quarts bris. Cest que la pense de perdre Concini laffolait. Cest que lamour de Concini tait devenu toute sa vie.

    Et Lonora, qui ne comptait que sur ce sentiment, le com-prit bien, car elle dit plus doucement :

    Le roi accordera avec joie ce cong qui le dbarrassera de nous Vous le savez, madame.

    Eh oui ! elle le savait. Cest pourquoi elle gmit :

    Mais enfin, pourquoi veux-tu ten aller ?

    Eh ! madame, je vous vois dispose tout pardonner au roi tout lui sacrifier peut-tre pousserez-vous labngation jusqu vous effacer devant Mme de Verneuil ou devant lastre nouveau qui brillera demain sur la cour.

    Tu as peur que je tabandonne ?

    Oui, dit nettement la Galiga. Si jtais seule, je vous di-rais : disposez de ma vie, elle vous appartient. Mais il y a Conci-ni, madame Cest lui quon frappera et je ne veux pas quon me le tue, moi !

    Moi vivante, on ne touchera pas un cheveu de Concini !

    Le roi est le matre, madame.

    Ainsi si tu te sentais en sret

    Pas moi, madame Concini.

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  • Cest ce que jai voulu dire Tu ne parlerais plus de me quitter ?

    Eh, madame, vous savez bien que cest la mort dans lme que nous vous quitterions Concini surtout Il vous est si dvou, poveretto !

    Eh bien ?

    Une dernire hsitation suspendit la phrase.

    Eh bien ? interrogea Lonora, qui palpitait despoir.

    La rsolution de Marie de Mdicis est prise : tout plutt que perdre Concini.

    Eh bien, dit-elle dune voix blanche, je crois, Lonora, que tu as raison Il est temps de dchaner la jalousie de ton protg.

    La reine venait de prononcer la condamnation de son poux, le roi Henri IV.

    Lonora se courba pour dissimuler la joie puissante qui l-treignait. En se relevant, elle dit simplement :

    Je vais vous envoyer Concini, madame.

    Et elle sortit, froide, inexorable, emportant la mort dans les plis rigides de sa robe.

    Cependant Marie de Mdicis souriait limage voque de Concini. Et ses lvres pourpres, entrouvertes, appelaient le baiser de lamant qui allait venir, le baiser qui lui tait d Car

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  • il tait sa part elle, sa part tacitement convenue dans le meurtre qui se prparait.

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  • IV

    Henri IV avait dcid de se rendre onze heures du soir rue de lArbre-Sec. Mais le Barnais tait un vif-argent. Ds neuf heures, bouillant dimpatience, ne tenant plus en place, il tait parti, quittant le Louvre par une porte drobe. Il avait, pour cette expdition, revtu un de ces habits trs simples et fort r-ps, comme il les affectionnait, qui lui donnait lapparence dun pauvre gentilhomme et dont sa garde-robe tait mieux fournie que dhabits neufs et luxueux. La Varenne laccompagnait seul et devait le quitter la porte de sa belle.

    La maison de dame Colline Colle avait sa faade sur la rue de lArbre-Sec. Le derrire donnait sur une impasse appele le cul-de-sac Courbton. Il y avait l une porte basse renforce de tentures paisses. Sur le devant, la porte principale sornait dun perron de trois marches. Les marches franchies, on se trouvait sur un palier do mergeaient deux piliers massifs qui suppor-taient le balcon en haut duquel nous avons entrevu, le matin mme, la jeune fille chez laquelle le Vert Galant cherche se glisser comme un larron. Les deux piliers, de chaque ct, et le balcon surplombant la porte formaient comme une vote dombre opaque.

    Devant la porte, La Varenne frappa dans ses mains deux coups rapprochs. Signal convenu avec la propritaire. Et se penchant loreille du roi, avec une familiarit obsquieuse et un rire cynique :

    Allez-y, Sire ! Enlevez la place dassaut.

    Henri mit le pied sur la premire marche et murmura :

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  • Jamais je ne fus aussi mu !

    ce moment une ombre surgit de derrire un des piliers, se campa au milieu, devant la porte, dominant ainsi le roi. En mme temps une voix jeune et vibrante lana dans le silence de la nuit cet ordre bref :

    Hol ! Tirez au large.

    La Varenne, qui dj sloignait, revint prcipitamment sur ses pas

    cet instant prcis, un cavalier savanait dun pas insouciant. Entendant la voix imprieuse, apercevant ces deux ombres au bas dun escalier, le cavalier sarrta quelques pas du perron, simmobilisa au milieu de la chausse, curieux sans doute de ce qui allait se produire, et sans quaucun des acteurs de cette scne part prter attention lui.

    Cependant le roi avait recul dun pas. La Varenne, sur un signe qui recommandait la prudence, se campa au bas du per-ron, et dun ton plein de morgue, il railla :

    Vous dites ?

    Je dis, reprit la voix froide et tranchante, je dis que vous allez vous faire triller selon vos mrites si vous ne dguerpissez linstant.

    Il devenait difficile de parlementer avec un inconnu qui, du premier coup, le prenait sur ce ton. La Varenne lessaya cepen-dant et, dune voix o commenait percer limpatience :

    Hol ! tes-vous enrag ou fou ? monsieur Comment, un paisible passant ne pourra pntrer chez lui parce quil

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  • Tu mens ! interrompit la voix qui se faisait plus pre, plus mordante, tu ne demeures pas dans cette maison.

    Ah ! prenez garde, mon matre ! Vous insultez deux gentilshommes !

    Tu mens encore ! Tu nes pas gentilhomme ! tu es un marmiton Retourne tes marmites, mauvais gte-sauce Tu vas laisser brler le rti !

    On ne pouvait faire une plus sanglante injure La Varenne dont la noblesse et le marquisat taient de cration rcente encore que de lui rappeler aussi brutalement la bassesse de son extraction. Livide de fureur, il hoqueta :

    Misrable !

    Quant ton compagnon, continua la voix dans un rire strident, il doit tre gentilhomme, lui puisquil cherche sin-troduire tratreusement, la nuit, dans le logis dune jeune fille sans dfense pour y jeter la honte et le dshonneur ! Ah ! par-dieu oui ! ce doit tre un gentilhomme de haute et puissante gentilhommerie puisquil ne recule pas devant une besogne vile dont rougirait le dernier des truands !

    La Varenne ne manquait pas de cette bravoure qui il faut le stimulant dune galerie attentive pour la faire panouir. Seul il et dj tir au large comme lavait ordonn Jehan le Brave car on a devin que ctait lui. Mais il y avait le roi. Impossible de se drober. Puis le ton, crasant dimpertinence, dont cet in-connu lavait renvoy ses marmites, lavait exaspr jusquau dlire, avait dchan en lui une haine implacable. Enfin sa bra-voure tait en tous points conforme sa nature vile et tortueuse.

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  • Cest ce qui fait que sournoisement il dgaina, et tratreuse-ment, limproviste, il porta un coup terrible de bas en haut en grinant :

    Drle ! Tu payeras cher ton insolence !

    Jehan devina le coup plutt quil ne le vit. Il ne fit pas un mouvement pour lviter. Seulement, dun geste prompt comme lclair, il leva trs haut le pied et le projeta violemment en avant.

    Atteint en plein visage, La Varenne alla rouler sur la chaus-se, o il demeura vanoui.

    Voil ! Drle est pay, dit froidement Jehan.

    Le cavalier, qui avait assist impassible cette scne ra-pide, murmura :

    Le superbe lion ! Vrai Dieu ! voil qui me change un peu de ce rpugnant troupeau de loups et de chacals quon ap-pelle des hommes. Je devine toute lalgarade. Mais qui donc en a-t-il ?

    ce moment Jehan descendait les deux marches et sap-prochait du roi.

    Monsieur, fit-il dun ton rude, donnez-moi votre parole de ne jamais renouveler lodieuse tentative de ce soir et je vous laisse aller je vous fais grce !

    Effar, stupide dtonnement, troubl par limprvu, de la-venture, le roi secoua la tte.

    Non ! Dgainez en ce cas, dgainez !

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  • Et en disant ces mots, Jehan, dun geste large, sans hte in-utile, tira son pe, fouetta lair dun coup sec, fit un pas vers le roi et avec un calme terrible :

    Je vais vous tuer, monsieur, dit-il. Au fait, ce sera plus sr quune parole de gentilhomme, en quoi je nai aucune confiance.

    Henri se ressaisissait. Lide quil pouvait tre en danger de mort ne lui venait pas encore. Laventure ntait encore ses yeux quun contretemps fcheux. Certainement ce ntait quun malentendu, une mprise qui se dissiperait ds quil aurait fait entendre ce forcen quil se trompait et sattaquait qui tait assez puissant pour le briser. Il se redressa de toute sa hauteur et dun ton ddaigneux o il entrait plus dimpatience que de co-lre :

    Prenez garde, jeune homme ! Savez-vous qui vous parlez ? Savez-vous que je puis dun geste faire tomber votre tte ?

    Le cavalier aux coutes sursauta :

    Cette voix ! On dirait !, Oh ! diable !

    Jehan le Brave fit un pas de plus dans la direction du roi, le toisa de haut en bas, car il le dominait de toute sa tte, et :

    Je sais, dit-il glacial. Mais avant que vous nayez bauch ce geste, moi je vous plonge le fer que voici dans la gorge !

    Cette fois, Henri commena de souponner que ce ntait pas une mprise, que ctait lui personnellement que ce fu-rieux en voulait. Nanmoins, il ne se rendit pas, et plus ddai-gneux, plus hautain :

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  • Assez ! fit-il. Jai affaire dans cette maison. Va-t-en ! Il en est temps encore.

    Dgainez, monsieur ! Il en est temps encore.

    Pour la dernire fois, va-t-en ! Tu auras la vie sauve !

    Pour la dernire fois, dgainez ! ou, par le Dieu vivant, je vous charge !

    Henri jeta un coup dil sur lhomme qui osait lui parler ainsi. Il vit un visage flamboyant. Il lut dans ces yeux tincelants une implacable rsolution.

    La peur, ce sentiment sournois et dprimant, Henri IV y tait accoutum. Il lprouvait chaque fois quil lui fallait faire face un pril personnel. Mais toujours, par un effort de volont admirable, il parvenait matriser cette rvolte de la chair et alors il ny avait pas de brave plus follement brave que ce peu-reux. Cette fois, il saperut, la sueur de langoisse sur les tempes, que lesprit ne parvenait pas dompter la matire. Pourquoi ?

    Cest quil avait en lui une terreur que les vnements de-vaient justifier et quil ne put jamais parvenir refouler : la terreur de lassassinat.

    Or, Henri venait de lire dans les yeux de cet inconnu quil se savait en prsence du roi. Cest pourquoi il ne se nomma pas. Or, si cet inconnu, sachant quil parlait au roi, osait menacer ainsi, cest quil tait rsolu tuer. Ctait clair. Ds lors, il ny avait plus quune alternative : se laisser gorger bnvolement ou se dfendre de son mieux. Ce fut ce dernier parti quHenri, faisant appel tout son sang-froid, se rsigna.

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  • Lentement il dgaina et tomba en garde. Les fers senga-grent.

    Ds les premires passes, Henri reconnut lincontestable supriorit de son adversaire. Il sentit le frisson de la mort le frler la nuque, et dans son esprit perdu il clama :

    Oh ! on ma dpch un redoutable coupe-jarret ! Cest un assassinat prmdit Je suis perdu !

    Il eut autour de lui ce regard angoiss du noy qui cherche quoi il pourra se raccrocher et il aperut alors le cavalier qui stait insensiblement rapproch.

    Hol ! monsieur, cria le roi, tes-vous complice ?

    Ceci pouvait sous-entendre : si vous ntes pas complice, ne me laissez pas gorger.

    Cest ce que traduisit sans doute linconnu, car il sappro-cha vivement et juste point pour dtourner le bras de Jehan, au moment o il se fendait fond dans un coup droit fou-droyant qui et infailliblement tu le roi.

    Maldiction ! gronda furieusement le jeune homme, tu vas payer !

    Et il se rua lpe haute sur le malencontreux inconnu.

    ce moment, la porte du logis si vaillamment dfendu souvrit delle-mme et sur le seuil apparut la demoiselle Ber-tille.

    Et le bras lev de Jehan retomba mollement. Le geste de mort sacheva par un geste dimploration ladresse de la pure enfant et cette physionomie linstant davant si terrible prit une

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  • expression de douceur extraordinaire, ces yeux noirs si tince-lants se voilrent, semblrent demander grce. De quoi ? Peut-tre de lavoir dfendue sans son assentiment.

    Le roi passa la main sur son front o perlait la sueur et murmura :

    Ouf ! Jai vu la mort !

    Quant linconnu, il regardait tour tour la jeune fille et le jeune homme et un mince sourire errait sur ses lvres nar-quoises pendant quil songeait :

    Voil donc le joli tendron pour qui ce matre fou a os tenir tte au plus puissant monarque de la terre, lobliger, lui pauvre hre, mettre flamberge au vent, le rduire implorer lassistance dun passant ! Morbleu ! il me plat, ce jeune lion ! Et elle ! Ma foi, elle est assez belle pour justifier aussi insigne folie ! Mais, dcidment, cest une belle chose que lamour !

    En son dshabill de laine blanche, le lger manteau dor fin et duveteux de son opulente chevelure retombant en plis harmonieusement onduls sur la frange de sa robe, adorable dans sa grce virginale, Bertille savana lentement jusquau bord du perron doucement clair par les sept cires du flam-beau dargent que, sur le seuil, dame Colline Colle levait au bout de son bras tremblant dmotion.

    Pendant le temps trs court quelle mit franchir les quelques pas qui la sparaient du bord du perron, la jeune fille tint constamment son regard lumineux, brillant dune nave ad-miration, fix sur les yeux de Jehan. De ces trois hommes im-mobiles quelle dominait du haut des marches, il semblait quelle ne vt que lui. Et il faut croire que ce regard si candide, si pur, parlait un langage muet dune loquence singulirement expressive, car le jeune homme qui navait pas trembl en me-

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  • naant le roi, se sentit frissonner de la nuque aux talons, il sentit le sang affluer son cur quil comprima de sa main crispe, et il se courba dans une attitude de vnration qui tait presque un agenouillement.

    Il faut croire que le langage de ces yeux tait singulire-ment clair, car le roi plit lui aussi, et lui qui, peut-tre, avait oubli son audacieux agresseur, il ramena sur lui un il froid qui tait une condamnation.

    Quant linconnu dont le geste opportun venait de sauver la vie au roi, il contemplait le couple si jeune, si gracieux, si idalement assorti, dont toutes les attitudes trahissaient la-mour le plus chaste, le plus pur, avec une visible sympathie, et ses yeux se reportant sur le visage convuls par la jalousie de Henri, une lueur de piti brilla dans son il railleur et il mur-mura :

    Pauvres enfants !

    Quand elle eut suffisamment remerci le jeune homme, car toute son attitude tait la fois un cantique damour et dactions de grces, Bertille se tourna vers le roi, sinclina dans une r-vrence gracieuse que plus dune grande dame et admire, et dune voix harmonieuse, admirablement timbre, douce comme un chant doiseau, elle dit, avec un ton de dignit dconcertant chez une aussi jeune et aussi ignorante enfant :

    Daigne Votre Majest honorer de sa prsence lhumble logis de noble demoiselle Bertille de Saugis.

    La foudre tombant grand fracas net pas produit sur les deux principaux acteurs de cette scne leffet que produisirent ces paroles.

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  • Dun bond, le roi franchit les trois marches et fut sur la jeune fille quil dvorait dun regard ardent. Il tait livide et tout secou dun frisson qui nchappa pas lil perant de lincon-nu qui contemplait cette scne dun air intress.

    Henri bgaya :

    Vous avez dit Saugis ? Saugis ?

    Cest mon nom, sire.

    Henri passa la main sur son front ruisselant.

    Jai connu, dit-il lentement, pniblement, dans le pays chartrain, une dame de Saugis Blanche de Saugis.

    Ctait ma mre.

    Misricorde ! cria en lui-mme Henri, boulevers, cest ma fille ! Et jai failli !

    Instinctivement ses yeux se portrent sur Jehan le Brave qui paraissait ptrifi et il ajouta :

    Dieu soit lou qui la plac sur ma route pour mpargner le remords de cet pouvantable crime !

    Voyant que le roi se taisait, Bertille, ignorante sans doute des rgles de ltiquette, demanda :

    Votre Majest ne le savait-elle pas en venant ici ?

    Il y avait une candeur si manifeste dans le ton dont fut po-se cette question que le roi, rougissant malgr lui, se hta de dire :

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  • Si fait, jarnidieu ! Mais je tenais massurer je voulais vous entendre confirmer

    Gravement, avec un accent touchant de mlancolie, la jeune fille dit :

    Il y a bien longtemps que je nesprais plus lhonneur in-signe que le roi veut bien me faire ce soir Nimporte, Votre Majest est la bienvenue chez moi. Entrez, Sire.

    Elle avait lair dune souveraine accordant une faveur un de ses sujets, et le roi, lui, paraissait singulirement gn. Il fit un mouvement pour pntrer dans la maison. Au moment dentrer, il se rappela tout coup cet inconnu qui venait de lui sauver la vie, et il se retourna dans lintention de lui adresser quelques paroles de remerciement. Il nen eut pas le temps. Un incident imprvu clata brusquement comme un nouveau coup de tonnerre.

    Lorsque Bertille parut sur le perron, nous avons vu que Je-han tait tomb en extase. Cette extase se changea en stupeur douloureuse lorsquil entendit la jeune fille se nommer en invi-tant le roi pntrer chez elle. Peu peu la stupeur tomba et fit place la colre, laquelle sexaspra son tour pour slever jus-qu la fureur. La fureur froide, aveugle, qui ne raisonne pas, qui se hausse du premier coup aux pires actes de folie.

    Un moment linconnu qui le surveillait du coin de lil put croire quil allait escalader le perron, sauter sur le roi, ltrangler et, qui sait ? poignarder aprs la jeune fille.

    Mais il changea dide sans doute. Ou plutt il est probable quil ne raisonnait plus et agissait sous lempire dun accs de folie. Dun geste rageur, il rengaina violemment son pe quil avait toujours la main, comme sil et voulu sinterdire soi-mme tout acte de violence, et croisant ses bras sur sa large poi-

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  • trine, livide, les yeux exorbits, il clata soudain dun rire stri-dent, terrible et en mme temps il tonna :

    Entrez, sire ! Soyez le bienvenu chez noble demoiselle Bertille de Saugis qui nesprait plus linsigne honneur que vous voulez bien lui faire ce soir ! Entrez ! la chambre virginale souvrira pour vous ! entrez, les courtines sont tires ! entrez, la noble demoiselle est prte au sacrifice damour !

    Ds les premiers mots, Henri stait retourn stupfait, en songeant :

    Voyons jusquo il osera aller !

    Bertille, ple comme une morte, attachait sur lexalt un re-gard charg dun douloureux reproche qui prit bientt une ex-pression de tendre piti.

    Le fou car il tait fou en ce moment, fou de rage jalouse continua de sa voix de tonnerre :

    Ah ! par lenfer, la farce est plaisante, et jen ris de bon cur ! Riez donc avec moi, noble demoiselle, et vous aussi, Majest ! Riez de ce triste hre, de ce truand, de ce fou qui s-tait imagin dfendre une pure, une innocente jeune fille et qui navait pas hsit, lui misrable inconnu, sans fortune et sans nom, se dresser devant un roi, larrter, le tenir sa merci ! Riez, vous dis-je, riez de ce triple fou qui ne soupon-nait pas que la pure, linnocente jeune fille nattendait quun signe pour se laisser choir dans les bras du galant barbon mais couronn !

    Comme sil navait rien entendu de ces sarcasmes violents, dbits sur un ton de violence inou. Henri se tourna vers lin-connu, et avec ce sourire accueillant quil avait pour ses amis :

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  • Serviteur, Pardaillan, serviteur3, dit-il. Et tout aussitt, trs cordial :

    Puisquil est dit qu toutes nos rencontres et il ne tient pas moi quelles ne soient plus frquentes

    Votre Majest sait que de loin comme de prs

    Je sais, Pardaillan, fit doucement Henri. Il nempche que vous me ngligez trop, mon ami.

    Pardaillan, puisque ctait lui, sinclina sans rpondre. Henri touffa un soupir et poursuivit :

    Je disais donc : puisque chacune de nos rencontres vous rendez service moi ou ma couronne sans quil me soit possible de vous prouver ma gratitude, puisquil vous plat quil en soit ainsi, rendez-moi encore un service

    Je suis vos ordres, sire.

    Henri se redressa, et trs froid, en le dsignant dun coup dil ddaigneux :

    Gardez-moi ce jeune homme Je lavais, ma foi, oubli, mais il parat quil tient ce que je moccupe de lui Gardez-le moi donc prcieusement.

    En entendant cet ordre, Jehan se redressa et fixa un il tincelant sur lhomme que le roi paraissait honorer dune

    3 Cette formule de politesse qui peut paratre singulirement fami-lire, Henri IV avait lhabitude de lemployer indistinctement pour toutes les personnes de sa connaissance quil rencontrait. De mme il appelait les gens par leur nom, sans aucun titre. Le plus souvent il disait : Mon ami , et ne disait : Monsieur que lorsquil tait fch. (Note de M. Zvaco.)

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  • estime particulire. Bertille, au contraire, lui jeta un regard im-plorant.

    Sans paratre rien remarquer, le chevalier de Pardaillan r-pondit avec un flegme admirable :

    Vous le garder, sire ! Cest facile Jehan eut un sourire de ddain.

    Bertille crispa ses mains diaphanes avec une expression de dsespoir qui et touch tout autre quun amoureux jaloux.

    Mais, continua imperturbablement Pardaillan, je ne puis pourtant pas vous le garder jusqu lheure du jugement dernier. Le roi me permettra-t-il de lui demander ce quil faudra en faire ?

    Tout simplement le conduire jusquau Louvre et le re-mettre aux mains de mon capitaine des gardes

    Trs simple, en effet Et alors, quadviendra-t-il ?

    Ne vous occupez pas du reste, fit Henri avec autorit. Cest laffaire du bourreau.

    Jehan se raidit dans une attitude de dfi. Bertille chancela et dut sappuyer un des piliers.

    Le bourreau ! peste ! oh diable ! reprit Pardaillan avec un air parfaitement indiffrent. Pauvre jeune homme !

    Henri IV connaissait sans doute de longue date ce singulier personnage, qui lui parlait avec une sorte de respect narquois, qui avait des allures dsinvoltes, des attitudes telles quon pou-vait se demander si ce ntait pas plutt lui qui tait le roi. Il connaissait sans doute ses manires, il avait appris sans doute

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  • lire sur cette physionomie indchiffrable, car il scria, avec plus dinquitude que de colre :

    Enfin, Pardaillan, obissez-vous ?

    Jobis, Sire, jobis ! Diantre ! rsister aux ordres du roi ! Je saisis ce jeune homme, je le trane au Louvre, au Chtelet, la potence, la rue, je lcartle moi-mme.

    Et tout coup se frappant le front, comme quelquun qui se souvient brusquement :

    Jour de Dieu ! et moi qui oubliais ! Ah ! cuistre, bltre, faquin ! Je vieillis, Sire, voil-t-il pas que je perds la mmoire ! Sire, vous me voyez afflig, dsol, navr, dsespr. Je ne puis faire ce que Votre Majest me demande.

    Bertille se sentit renatre, le rose reparut sur le lis de ses joues, ses doux yeux bleus se posrent sur cet inconnu et se le-vrent ensuite au ciel en une muette action de grces.

    Jehan, qui navait pas bronch, le considra avec un ton-nement manifeste.

    Pourquoi ? demanda schement le roi.

    Eh ! Sire, je viens de me souvenir, linstant, que mon-sieur ma prcisment donn, pour demain matin, certain ren-dez-vous auquel un gentilhomme ne saurait se drober peine de se dshonorer.

    Eh bien ?

    Comment, Sire, ne comprenez-vous pas que, devant me battre demain matin avec un monsieur, je ne puis larrter ce

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  • soir ? Voyons, Sire, ce jeune homme aurait le droit de croire que jai eu peur.

    Et en disant ces mots avec un air de navet ingnue, ses yeux ptillants de malice se posaient tour tour sur Jehan, chez qui ltonnement commenait faire place de ladmiration, et sur Bertille qui, aprs avoir respir un moment, retombait dans les transes.

    Monsieur de Pardaillan, fit le roi dun air svre, ne sa-vez-vous pas que nous avons dict des lois4 trs rigoureuses seule fin de rprimer cette criminelle fureur de duels qui dcime la fleur de notre gentilhommerie ?

    De cet air figue et raisin qui paraissait inquiter Henri, Par-daillan scria :

    Corbleu ! Cest vrai ! Joubliais les dits contre le duel Ah ! dcidment la mmoire sen va chez moi ! Les dits ! Peste ! je naurai garde de les oublier maintenant !

    Monsieur, fit Henri que la colre commenait gagner, le souvenir des services que vous mavez rendus vous couvre en-core Mais croyez-moi, nabusez pas de ma patience ! Oui ou non, obissez-vous ?

    Pardaillan se redressa de toute sa hauteur. Sa physionomie se fit de glace et schement il laissa tomber :

    Non !

    Pour quelle raison ? Peut-on le savoir ? dit le roi avec une ironie menaante.

    4 Les dits contre le duel.

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  • Toujours glacial, Pardaillan soutint avec une paisible as-surance le regard foudroyant du roi et de sa mme voix tran-chante :

    Je ny vois pas dinconvnient Puisque le roi ne le de-vine pas, je lui dirai que ne mtant de ma vie fait pourvoyeur de bourreau, je ne commencerai pas soixante ans mabaisser semblable besogne.

    Vous osez ! gronda le roi.

    Posment, Pardaillan franchit deux marches du perron, ce qui le mettait la hauteur dHenri IV, lequel tait de taille plutt petite. Et l, les yeux dans les yeux, avec un calme effrayant :

    Vous osez bien me menacer, vous ! Vous osez bien minsulter en me proposant une besogne de sbire !

    Le roi frmit de colre. Il allait lancer quelque cinglante r-plique. Il nen eut pas le temps.

    Jehan le Brave, qui jusque-l tait demeur immobile et muet, parut se rveiller tout coup. Il savana son tour et, sans regarder la jeune fille, brusquement, sur un ton de souve-raine hauteur :

    Avant de vous fcher avec ce brave et loyal gentilhomme, dit-il, il et peut-tre t bon de savoir si je consentirais me laisser arrter !

    Et avec un orgueil prodigieux :

    Un roi seul me parat digne darrter Jehan le Brave. Al-lez donc, Sire, je ne veux pas retarder plus longtemps votre lgi-time impatience Quand vous sortirez, vous me trouverez ici, cette porte, prt vous suivre au Louvre.

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  • cette extraordinaire proposition, la jeune fille, de ple quelle tait, devint livide. Elle ferma ses beaux yeux comme pour se soustraire la hideuse vision du supplice au-devant du-quel le jaloux, dans son exaltation, se prcipitait tte baisse.

    Pardaillan lui jeta un regard de travers et murmura :

    Il naura pas piti de la douleur de cette malheureuse en-fant ! La peste soit des amoureux jaloux, qui ne savent rien voir !

    Stupfait, Henri scria :

    Vous mattendrez ? Vous me suivrez au Louvre ?

    Partout o il vous plaira de me conduire.

    Vous savez, mon matre, que cest au-devant du bourreau que vous courez ?

    Il sera le bienvenu !

    Ceci fut lanc avec une sorte de joie furieuse. En mme temps, ses yeux tincelants, fixs sur les yeux de Bertille, sem-blaient lui dire :

    Cest vous qui me tuez ! Vous seule !

    Froidement, non sans admirer intrieurement la folle bra-vade, Henri dit :

    Je retiens votre parole, jeune homme. Jarnidieu ! je suis curieux de voir si vous irez jusquau bout.

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  • Avec cette fiert orgueilleuse qui paraissait lui tre particu-lire, Jehan affirma :

    Jehan le Brave tient toujours ce quil promet.

    Henri le considra attentivement une seconde, puis il eut un geste qui signifiait : Nous verrons ! Et il entra dans la mai-son.

    Un moment Bertille fixa son il pur, charg dune ten-dresse compatissante sur le jeune homme, aussi ple quelle, raidi dans une attitude quil croyait outrageusement mprisante et qui ntait que lexpression la plus parfaite du dsespoir pous-s ses extrmes limites. Puis elle descendit lentement les trois marches et sapprocha. Et Jehan, qui net pas recul dune se-melle devant la mort mme, recula devant elle.

    Alors, dans un murmure infiniment doux :

    Pourquoi avez-vous offert au roi de lattendre, alors quil vous tait si facile de vous retirer si tranquillement ?

    Il tressaillit, remu jusquau plus profond de son tre par la douceur pntrante de cette voix. Ce ne fut quun clair. Tout de suite lorgueil, qui, semblait tre le fond de sa nature, reprit le dessus, et agressif, violent, hriss, dune voix rauque o gron-daient des sanglots refouls :

    Que vous importe ! De quel droit vous occupez-vous de moi ? Quy a-t-il de commun entre nous ? Savez-vous seulement qui je suis ?

    Trs simplement, ses yeux bleus, limpides comme lazur de ce ciel dt qui brillait au-dessus de leurs ttes, fixs sur ses yeux lui, elle dit :

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  • Je ne vous connais pas, cest vrai ! Cest la premire fois que je vous parle, cest vrai ! Vous ne me connaissez pas davan-tage, et pourtant vous navez pas hsit tirer lpe contre le roi de France, pour dfendre la porte dune inconnue.

    Il rla :

    Je croyais !

    Il allait dire : Je croyais votre innocence, votre puret. Je ne savais pas que vous nattendiez que loccasion de vous vendre ! Oui, voil ce quil voulait dire, le malheureux ! Mais il y avait une si chaste dignit dans lattitude de la jeune fille, il y avait une telle irradiation damour dans sa gorge, le blasphme ne fut pas profr. Mais, furieux de ne pas oser, il grina :

    Le roi vous attend, madame !

    Je sais Et cest pour vous que je fais attendre un roi Et cependant vous voulez mourir ! Or, coutez, ceci est un se-cret de honte quil faut pourtant que je vous fasse connatre, vous Le roi Je ne lai vu quune fois, de loin Je ne lui ai jamais parl, je ne le connais pas, il ne sest jamais occup de moi et pourtant cest mon pre !

    Il ny avait pas se tromper cet accent de sincrit. Jehan ne douta pas. Tout de suite, il fut convaincu. Comme si cet aveu, qui semblait coter la jeune fille, let assomm, il tomba ru-dement genoux, et joignant les mains, il implora :

    Pardon ! Oh ! pardon !

    Elle laissa tomber sur le malheureux qui sanglotait ses pieds un regard rempli de mansutude, et sans faire un geste, trs ple, avec la mme douceur, elle reprit :

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  • Vous, tuer mon pre ! Vous ! tait-ce possible ? Pou-vais-je laisser faire cela ?

    Il rla, toujours prostern :

    La maldiction est sur moi ! crasez-moi

    Elle secoua doucement sa tte charmante, et se penchant sur lui, dans un souffle, elle acheva :

    Maintenant que vous connaissez le honteux secret de ma naissance, il me reste ceci vous dire : moi aussi, jai cru peut-tre me suis-je trompe

    Elle tait, maintenant toute rose, adorable en son pudique moi. Et cette fois, lorgueil et la jalousie furent balays, empor-ts comme ftus par le souffle puissant de lamour. Cette fois, il comprit demi-mot et ivre de joie, aprs avoir failli devenir fou de rage et de douleur, il bgaya :

    Achevez !

    Et elle, linnocente, qui ignorait ce qutait lamour, elle qui navait fait que suivre jusque-l les impulsions de son cur, sans se demander si ctait lamour qui la poussait, oubliant quelle ne le connaissait pas, que ctait la premire fois quelle lui parlait, elle comprit que ce jeune inconnu, que depuis des se-maines et des semaines elle guettait de loin sa fentre, dont elle admirait la fire prestance, la dmarche souple et assure quand il passait en se redressant sous son balcon, elle comprit quil avait accapar son cur. Elle eut la soudaine, la fou-droyante intuition que sil mourait, elle navait plus qu mourir elle-mme. Et trs simplement, avec une superbe sincrit, une adorable franchise, ignorante de toute hypocrisie, elle dit ce quelle pensait :

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  • Je ne sais pas Je ne peux pas vous dire Mais je sens que si vous mourez maintenant je mourrai aussi !

    Et toute blanche, droite et le front redress, jugeant quelle navait rien ajouter, elle franchit les trois marches, rentra chez elle et ferma doucement la porte.

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  • V Puissances du ciel ! rugit lamoureux, elle maime ! Est-ce possible ? Ai-je bien entendu ? Quoi, ce regard si pur sest abaiss sur moi ? Est-ce un rve ou une ralit ?

    Une joie inoue le soulevait, le transportait. Il se redressa flamboyant, la main sur la poigne de sa longue rapire, et ses yeux tincelants semblaient dfier tout lunivers.

    Alors, il saperut que le chevalier de Pardaillan tait en-core l. Il ne saperut pas que le chevalier le regardait sans le voir, un sourire de mlancolie sur les lvres. Sans doute cette scne laquelle il venait dassister venait dvoquer en lui des souvenirs la fois terribles et trs doux, car il paraissait violem-ment mu. Il ne se demanda pas pourquoi il tait rest, ce quil attendait. Il oublia quil stait pris de querelle avec cet inconnu le jour mme, il oublia quil avait voulu le tuer linstant davant et quil devait se battre avec lui le lendemain. Il ne comprit quune chose, cest que cet homme avait tout vu, tout entendu. Ce ntait plus un inconnu, ce ntait plus un ennemi, ctait, momentanment du moins, un ami. Ctait le tmoin qui il al-lait pouvoir parler delle. Et radieux, il scria :

    Vous avez entendu, nest-ce pas ? Je nai pas rv ? Elle a dit : Si vous mourez, je mourrai aussi ! Elle la bien dit, nest-ce pas ?

    Pardaillan tressaillit violemment, comme quelquun quon ramne brutalement la ralit. Il laissa tomber sur le jeune homme un regard o ne se voyait plus cette expression nar-quoise qui lui tait habituelle et trs srieusement :

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  • Heu ! Je crois, en effet, avoir entendu quelque chose dans ce got !

    Elle la dit ! scria lamoureux, ravi de lattention quon paraissait lui prter. Ah ! ventre-veau ! le monde est moi maintenant !

    Les trsors de Golconde, je veux les conqurir pour les dposer ses pieds ! Je veux une couronne pour parer son front si noble !

    Pardaillan le contempla un instant avec une visible bien-veillance. Et de fait, il et t difficile de trouver cavalier plus accompli.

    Il tait de taille au-dessus de la moyenne, admirablement proportionn, souple, nerveux. Ses mouvements vifs, aiss. Merveilleusement muscl, il paraissait dou dune force peu commune. Les traits fins, le teint dune blancheur rare, les che-veux noirs, longs, naturellement boucls, la lvre fine, un peu ddaigneuse, surmonte dune moustache releve en croc. Mais la merveille de cette physionomie tincelante, quil tait impos-sible de ne pas remarquer, ctait ses yeux : deux diamants noirs, immenses, le plus souvent fulgurants dun insoutenable clat, et parfois, comme en ce moment, dune douceur trange.

    La jambe nerveuse, emprisonne dans de longues bottes en cuir souple, fauve, montant jusqu mi-cuisse, le talon trs haut, muni dperons normes, frappant le sol dun air conqurant. La large poitrine serre dans un pourpoint de velours gris-bleu. Pas de collerette, mais un large col rabattu, laissant nu et bien dgag le cou puissant, dune blancheur marmorenne. Il est prsumer quil fut linventeur de cette mode qui devait faire fu-reur quelques annes plus tard. Une large charpe de soie blanche passe en bandoulire sur le pourpoint : blanche parce

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  • quil avait remarqu que le blanc tait la couleur prfre de Bertille. Un large feutre orn dune grande plume rouge place crnement de ct, des gants poignet montant jusquau coude, et enfin, au ceinturon raill, une rapire dmesurment longue.

    Tout cela quelque peu fatigu, lim, voire mme rapic par-ci, par-l, mais impeccablement propre, port avec une ai-sance cavalire, une lgance naturelle remarquable et remar-que.

    Tel apparut Jehan le Brave aux yeux de Pardaillan qui le dtaillait de ce coup dil prompt et sr de lhomme habitu peser rapidement la valeur des choses et des gens. Et il faut croire que ce fin connaisseur navait trouv aucun dtail rele-ver, car il continuait de sourire avec une bienveillance marque.

    Lamoureux cependant continuait laisser dborder sa joie et dans un clat de rire plein, sonore :

    Son pre ! Ctait son pre ! Croyez-vous ? Et moi, mi-srable truand de basse truanderie, quand je pense que jai os profr Oh ! je devrais marracher cette langue de vipre et la donner aux chiens !

    Et tout coup, se rappelant :

    Et sans vous, monsieur, jaurais tu son pre ! Car je lau-rais tu, voyez-vous, ajouta-t-il avec cette orgueilleuse as-surance qui lui tait personnelle. Et maintenant tout serait dit, je naurais plus qu maller jeter tte baisse dans la Seine. Ah ! monsieur le chevalier, comment macquitter Hol ! H ! tes-vous enrag ! Ventre-veau !

    Voil ce qui avait motiv ces exclamations.

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  • Pardaillan avait sans doute des raisons lui pour ne pas se retirer. Pardaillan savait que le meilleur moyen de se faire bien voir dun amoureux, cest encore de le laisser parler tout son saoul, sans linterrompre. Pardaillan, ayant dcid de ne pas quitter encore Jehan le Brave, lcoutait avec une patience inal-trable. Seulement, si Pardaillan voulait bien couter, il ne voyait pas la ncessit de se fatiguer. Cest pourquoi il avait mont deux marches du perron et stait assis tranquillement, le dos appuy un des deux piliers. Il en rsultait que Pardaillan, accroupi dans lombre plus opaque du pilier, demeurait invi-sible dans la nuit, tandis que lamoureux, debout devant lui, se dtachait nettement dans le clair-obscur.

    Or, tout en paraissant couter attentivement, par suite dune vieille habitude, Pardaillan, de son il perant, fouillait la nuit, dans toutes les directions.

    Cest ainsi quil vit une ombre sapprocher sournoisement du jeune homme qui lui tournait le dos. Soudain lombre bondit. Lclair blafard dune lame large et acre brilla dans la nuit. Cen tait fait de notre amoureux et de ses rves, si Pardaillan navait t l. Le geste mortel avait t si foudroyant quil deve-nait impossible davertir le jeune homme. Le chevalier nhsita pas. Il saisit brusquement Jehan le Brave dans ses bras puis-sants, le souleva, le tira lui.

    Lassassin, emport par son lan, alla frapper une marche sur laquelle son couteau se brisa net.

    Dans son existence, prilleuse souvent, aventureuse tou-jours, Jehan avait appris depuis longtemps dj garder un in-altrable sang-froid devant les attaques les plus imprvues. Cest pourquoi, sans manifester ni surprise ni motion, ds que Pardaillan le lcha, il fit face son agresseur et descendit les marches quil avait franchies malgr lui.

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  • Avec une promptitude et une sret de coup dil admi-rables, il avait tout de suite remarqu, malgr la nuit, quil se trouvait en prsence dun gueux quelque dtrousseur de nuit malheureux, sans doute lequel, stupide dtonnement, ne son-geait pas fuir et tenait encore dans sa main crispe le manche du couteau dont la lame venait de se briser. Cela suffit Jehan. Il ddaigna de dgainer. Avec un tel adversaire, les poings suffi-raient, sil y avait lieu.

    Cependant, lagresseur, en se trouvant face face avec le jeune homme, dune voix o grondait un dsespoir poignant, clama :

    Ce nest pas lui !

    cette exclamation, Jehan sursauta. Pardaillan fut debout au mme instant, et tous les deux, comme si la mme ide leur venait en mme temps, ils eurent un regard furtif vers le logis de Bertille le logis o se trouvait le roi.

    Ce fut rapide comme un clair. Dj Jehan se penchait sur lhomme pour tcher de dmler qui il avait affaire, et une double exclamation retentit en mme temps :

    Ravaillac !

    Monsieur le chevalier Jehan le Brave ! Et aussitt Ra-vaillac ajouta :

    Maldiction sur moi, qui ai lev le bras sur le seul homme qui ait eu piti de ma dtresse !

    Or , matre. Ravaillac, dit froidement Jehan le Brave, tu voulais donc me meurtrir ?

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  • Ne croyez pas que cest vous que jen voulais ! dit vive-ment Ravaillac.

    Il nen est pas moins vrai que sans ce digne gentilhomme jtais bellement occis !

    Et avec ce ton de souveraine hauteur qui lui tait naturel, et qui surprenait et dconcertait chez le pauvre hre quil parais-sait tre, Jehan ajouta :

    En tout autre moment je te ferais payer cher ce geste-l, mon brave Ravaillac ! Mais aujourdhui, mon cur dborde de joie Aujourdhui, je voudrais pouvoir presser lhumanit en-tire dans mes bras ! Ventre-veau ! je men voudrais de molester un pauvre diable comme toi ! Va, je te fais grce !

    Ravaillac hocha la tte dun air farouche.

    Vous me pardonnez, cest bien ! et cela ne me surprend pas de vous. Vous tes la jeunesse, vous tes la force, vous tes la bravoure, vous tes aussi la gnrosit je le savais. Mais moi qui ne suis rien de tout cela, moi qui ne sais que pleurer et prier, je sais du moins garder le souvenir dun bienfait et je ne me par-donnerai jamais !

    Bah ! puisque je te pardonne ! Nen parlons plus Mais, au fait, qui en avais-tu ? Tu as cri : Ce nest pas lui !

    Ravaillac eut une imperceptible hsitation, et dun air morne :

    Il y a deux jours que je nai pas mang deux jours que jerre par les rues comme un chien perdu Comprenez-vous ?

    Pauvre diable ! Oui, je comprends Tu cherchais quelque bourse assez convenablement garnie pour tassurer le

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  • gte et la pitance pendant quelque temps Mais cela ne mex-plique pas le : Ce nest pas lui !

    Je suivais un seigneur dont la mise me paraissait annon-cer la bourse dont vous parliez jai d le perdre de vue je ne sais comment je ne men suis aperu que lorsque je me suis vu devant vous Cest pourquoi jai prononc ces paroles.

    Ah ! fit simplement Jehan sans insister davantage. Mais sais-tu ; que pour un homme qui, comme toi, a des principes religieux outrs tel point quil a voulu endosser le froc, sais-tu que tu ny vas pas de main morte ! Passe encore de ravir la bourse, mais la vie par-dessus le march Voil qui mtonne de toi.

    L