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NICOLAS VADOT CONVERSATION avec VINCENT BAUDOUX Éditions TANDEM

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NICOLAS VADOT

CONVERSATIONavec

VINCENT BAUDOUX

Éditions TANDEM

«When you’re sixteen, you think you can take onthe world. And sometimes you’re right!» (Bono).

«Peu importe de gagner ou de perdre. Sauf quandon perd» (Snoopy).

La série «illustrateurs» est dirigée par Daniel Fano

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Nicolas, puisque tu es aussi auteur de bande des-sinée, ce n'est pas à toi qu'il faut expliquer l'im-portance de la première image d'un récit. Elledonne le ton. Il y a les choses qu'elle dit et surtoutles autres qu'elle ne dit pas. Si j'étends la méta-phore à ton accueil, tu as insisté pour que l'on serencontre ici, chez toi, autour d'un excellent repaspréparé par tes soins. — Je tenais à te recevoir chez moi, à la cuisine,parce qu'elle est la pièce la plus importante del'habitation. Nous venons d'acheter une maisonqu'il faut rénover, et tout sera conçu à partir de lapièce centrale qui est la cuisine. Très grande, ou-verte, et qui sera aussi la salle à manger. Offrir etpartager un repas n'est pas seulement une manièred'agrémenter et faciliter les relations sociales,c'est aussi montrer son respect, une manière deconsidérer au mieux la personne avec qui l’onparle ou avec qui l’on travaille.

On pourrait dire aussi que lorsqu'on est face àson Mac ou sa feuille de dessin à longueur dejournée, on ne fonctionne que sur le seul régimevisuel. Or, la vision c'est la distance, alors quecuisiner ce sont des saveurs, des odeurs, des par-fums, des fumets, des textures, des goûts, desconsistances, toutes proximités qui s'adressent àd'autres sens et échappent au mode visuel.— En effet, cuisiner est une des seules choses quime détendent, parce qu'il n'y a pas d'enjeu autre

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Cartooning for Peace - le Vif/L’Express du 14 novembre 2008.© Nicolas Vadot

que réussir de bons plats et passer un bon mo-ment avec des amis. À l'inverse, si je vais voir unfilm ou si je lis un livre, au lieu de me détendre,mon cerveau se met en route et je replonge ins-tantanément dans le travail. Un travail incessantqui se comporte comme un ogre…

L'ogre qui mange sans trop apprécier ce qu'ilavale, tant il a faim, avec un gosier comme untrou noir sans nuances !— Oui, et au risque de faire une indigestion ca-rabinée ! J’ai d’ailleurs eu récemment une pé-riode durant laquelle je n’étais plus du toutcertain de ce que je voulais faire, ou ne plus faire.Une sorte de crise de la quarantaine, normalepuisque je suis né en 1971. Les attentats du 7 jan-vier 2015 m’ont également beaucoup fait réflé-chir, d’un côté en me démoralisant complètement– mourir pour des petits dessins, quelle absurdité!– mais d’un autre, l’utilité sociale de ma profes-sion est apparue au grand jour, en payant malheu-reusement le prix fort.

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Charlie Hebdo - L’Echo du 8 janvier 2015 et Le Vif/L’Expressdu 15 janvier 2015 © Nicolas Vadot

mes dessins ou ma parole fassent «référence»(toutes proportions gardées, quand même !) ? Parexemple, si je discute de la politique avec desgens «hors dessin», la chose me paraît bien pluscompliquée et nuancée que réaliser un petit des-sin. On en revient à la question de la légitimité.C’est pour cela que, pour faire du dessin poli-tique, il faut d’abord avoir le plus profond respectpour le métier d’homme ou de femme politique.Sans pour autant leur cirer les pompes, bien en-tendu, mais en ayant toujours bien en tête qu’euxagissent, alors que moi, je ne fais que réagir.

Ne crois-tu pas que le technicien qui répare leslave-vaisselle peut se permettre de travailler à lachaîne, quasi les yeux fermés ? On lui demanded'être efficace, bien entendu, mais on lui de-mande avant tout de ne pas surprendre les gensni de sortir d'un programme aussi précis que ba-lisé. Il applique une suite de recettes toujoursidentiques. La mécanique fonctionne, ou pas. Or,on attend l'étonnement et la surprise en ce quiconcerne le créateur, le dessinateur de presse doitinnover à chaque fois. — Tu as raison, du moins dans un monde idéal,mais avec le temps j'ai parfois l'impression de de-venir comme un réparateur de lave-vaisselle quifait ce qu'il sait déjà faire. L'ennui pointe. Il memanque la rage de jadis. Mon travail devient unmétier dans le sens répétitif du terme, que j'ai ap-

La question de légitimité de mon travail, du des-sin de presse, me taraude parce que parfois, je nesais plus vraiment si le dessin − et pas seulementla bande dessinée ou le dessin de presse − estvraiment mon truc. Je me demande pourquoi onadmire davantage les créateurs, les artistes, plutôtque certains artisans. Pourquoi telle ou telle ve-dette – et pas nécessairement dans le domaine dudessin − plutôt qu'un boulanger, par exemple ?Prenons un mécanicien qui vient réparer ton lave-vaisselle. Il ne fera jamais la une des journaux nine participera à un livre de conversation avec qui-conque pour ne parler que de lui, alors que saconnaissance du métier, son expertise en font unêtre qui me semble aussi doué, et même beau-coup plus, que bien des dessinateurs. De plus, cetechnicien n'a pas le droit de se tromper. Celamarche ou pas, objectivement, tandis que les ar-tistes ratent très souvent leur coup tout en étantnettement mieux considérés. Plus j'avance, plusje me rends compte combien mon niveau d'ex-pertise est ténu et limité. Même si j'admire le tra-vail d'acteur de George Clooney, je ne peuxm'empêcher de penser qu'un réparateur de lave-vaisselle ou un boulanger sont plus utiles à la so-ciété que lui. Jadis, le dessin était toute ma viemais, en vieillissant, je prends conscience du côtéfutile de tout cela, et surtout je me pose la ques-tion de savoir de quel droit je suis écouté et re-gardé par le public. Qui donc suis-je pour que

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contre-pied systématique ; l'hésitation, le non-choix entre le monde verbal, l'écriture, la paroleet le monde spatial, silencieux, du dessin. — Sans aucun doute. Reste que, dans la panoplie,je suis un des dessinateurs les plus graphiques,avec un dessin relativement sophistiqué par rap-port à l'esthétique du faux croquis qui domine ac-tuellement. On voit que je ne me contente pasd'une vanne, et que je passe beaucoup de tempsà construire, réfléchir, composer, évaluer chaquepartie de l'image afin que l'ensemble soit justifiéet efficace dans le moindre de ses signes. Chaquedessin est un challenge, artistique et graphiquesans quoi je m'ennuie. Or, je ne peux plus me lepermettre car j'en fais tellement, trop peut-être,trop vite, production et délais obligent. Voilàpourquoi la bande dessinée me repose du dessinde presse, car je l'envisage comme un laboratoiresans lequel je tournerais en rond comme un fauveen cage. Lorsque j'écrivais des chroniques pourla radio, ce que j’ai fait entre 2011 et 2014 pourl’émission « On N’est Pas Rentré » sur la Pre-mière (RTBF), cela venait souvent tout seul. Jele faisais quasi d'instinct, avec plaisir, et çan’avait rien d'un combat. Peut-être égalementparce que c’est quelque chose que je ne suis pasallé chercher moi-même. C’est même la premièrefois que l’on m’appelait pour faire quelque choseque je n’avais pas envisagé à l’avance, d’où l’ab-sence relative de pression. Je rêve même de tou-

pris et que je pratique depuis près de vingt-cinqans. Lorsque des gens me disent qu'ils aiment ceque je fais, je me dis parfois qu'ils devraient ou-vrir les yeux, alors qu'avant, quand personne nevoulait de moi, je me battais chaque jour avecl'impression de mobiliser toute l'énergie dontj'étais capable. Ce n'est plus le cas. C'est commeun balancier qui s'inverse. D'un côté cette récentemise en question est salutaire parce qu'elle m'in-cite à ne pas me reposer sur ce que je sais faire,mais de l'autre côté cela devient un combat per-manent. Je n'arrive plus à être bien avec ce queje fais, j'en arrive à douter de mon dessin, desmoyens, du médium et donc de mon métier dedessinateur. Or, le dessin est le métier que j'ai tou-jours voulu faire depuis que je suis petit, et d’ail-leurs je ne sais rien faire d’autre, je suis unvéritable handicapé social. Le statut que l'onm'accorde en tant que dessinateur est-il justifié ?Il m'arrive d'en douter ! Comment vais-je pouvoirtenir encore vingt ans, n'étant plus ou moins qu'àla moitié de ma carrière ? Or, il faut continuer,car j'ai des enfants à élever, une maison que jeviens d'acheter et qu'il faut rénover, et pas encoreles moyens de vivre sans revenus autres que ceuxdu fruit de mon travail…

Cette mise en question de ta légitimité en tant quedessinateur ne m'étonne qu'à moitié, tant on saitqu'un de tes particularismes réside dans le

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plus souvent les dessinateurs semblent étonnésou amusés du fait que l'on puisse traduire leursdessins en mots. J'en voudrais pour preuve cesnombreux et longs échanges lorsqu'il me sembletrouver un contresens, voire une erreur, dans l'unde tes dessins. À chaque fois, tu réagis à la se-conde, argumentant et pinaillant jusqu'au mo-ment où je me fatigue. Tu as cette capacité rarepour un dessinateur de pouvoir user ton contra-dicteur avec des mots, quitte à oublier les faitsafin d'avoir raison. — Bref, je suis un vrai politicien dans l’âme !En 2013, j'ai pris beaucoup de plaisir à rencontrerdivers publics, dont plusieurs fois des étudiants,pour la sortie du livre 20 ans à Vif, afin d'explici-ter ma manière de travailler et d'envisager ce mé-tier. Le massacre de Charlie Hebdo a ensuiterendu la démarche primordiale, je suis allé discu-ter dans les écoles, avec de jeunes gens dont cer-tains n’étaient pas du tout « Charlie », ce qui estleur droit le plus strict. Je leur explique qu’undessin de presse fait toujours partie d’un contexteet que, sorti de ce contexte – politique, géogra-phique ou social – il peut être perçu de travers.Or, avec l’avènement d’Internet, en un seul clicnos dessins sont vus à l’autre bout de la planèteet donc sortis de leur contexte, au risque d’êtremanipulés, consciemment ou non. Ce besoin de justifier mes choix n'est pas nou-veau : étudiant, il fallait déjà que j'argumente, que

cher un jour au cinéma afin d'aborder une formede narration qui ne m'est pas familière, qui de-vrait nourrir la manière de reconsidérer le dessinde presse, davantage comme défi narratif etmoins comme exploit graphique. Je viens à cepropos de terminer le storyboard du court mé-trage d’un jeune réalisateur, et je me suis amusécomme un petit fou, alors que pourtant son filmest à des années-lumière de mon univers. Mais jen’ai eu à me poser que des questions de narration,sans avoir à passer des heures derrière à fignoler!C'est pourquoi je rencontre par périodes une sortede phénomène de rejet qui vient de l'absence deplaisir à dessiner, lorsqu’il s’agit de dessins telsque je ceux que je réalise pour la presse. Or, si jene ressens plus de plaisir à faire, les lecteurs n'au-ront plus de plaisir à lire. Il est étonnant à ce pro-pos de rencontrer des gens qui me disent aimertel ou tel dessin alors que je le trouve moche, va-chement moche. Voilà la dichotomie qui m'irrite,entre ce que les gens perçoivent et ce que je res-sens. Jadis, cette coupure était passagère, rare.Aujourd'hui elle devient souvent récurrente. Voilàpour mon petit couplet Calimero !

Je voudrais revenir un instant sur ta capacité àgérer le mode verbal, à raconter aussi avec desmots. Peu de dessinateurs sont aussi articulésque toi, capables de tenir un discours rationnelet argumenté sur leur production graphique. Le

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d'où l'on vient que où l'on va mourir… Ici, àBruxelles, est l'endroit où je vis, par défaut,comme des milliers d'autres personnes, sans mesentir Belge et avec le sentiment que jamais je neme sentirai Belge. Pas plus que je ne serai jamaisAustralien ou Français ou Anglais, bien que pos-sédant ces trois passeports. Ma mère est Anglaiseet mon père Français, j'ai passé mon enfance enHaute-Savoie, une région frontalière, et je mesouviens qu'à l'école, pour mes camarades, j'étaisl'Anglais ! L'étranger. Tandis qu'à la maisonj'étais le Français, mon frère aîné ayant accaparéle rôle de l'Anglais de la famille. J'ai refusé deparler anglais jusqu'à l'âge de 12 ans environ.Ceci pour dire que je ne me suis jamais vraimentsenti à ma place, Français chez les Anglais, An-glais chez les Français. Un peu plus tard, nousavons déménagé dans l'ouest parisien, dans unquartier BCBG où je suis devenu le campagnardde service, un nouvel étranger. Après trois ans,nous sommes venus à Bruxelles où j'ai été scola-risé au Lycée français, parmi les fils de diplo-mates, que je n'étais pas. Puis je me suis inscrit àl'Erg, une école satellite de Saint-Luc, pour meretrouver dans un milieu d'artistes, la plupartgrunge comme le voulait l'époque (je n'en avaisjamais vus de près), certains nettement plus âgésque moi, qui me prenaient pour un «fils debourge». Ayant emménagé avec deux copainsaussi désorientés que moi mais pour d’autres rai-

je me convainque bien davantage que mes pro-fesseurs, parce que la question de la légitimité seposait déjà. Même la conception d'une bande des-sinée comme Maudit Mardi a fait l'objet d'un«making-of» de quatre cents pages dont je ne suispas certain qu'elles étaient forcément utiles, oùj'ai tout dépiauté par besoin de justification, maisen y prenant néanmoins beaucoup de plaisir, ap-paremment partagé par les lecteurs. Ces com-plexes par rapport à cela, disons-le ainsi, ne fontque grandir, il est de plus en plus rare que je metrouve satisfait de mon travail. Faut-il dire que cen'est pas toujours facile à vivre et me rend mal-heureux puisque j'ai bien conscience de faire unmétier que pas mal de gens adoreraient pratiquer.Dès lors, je comprends que ces crises existen-tielles puissent être vues comme un luxe. Mais,du point de vue de l’auteur, elles demeurent néan-moins nécessaires pour avancer.

I can't get no satisfaction, ritournelle qui fait letour du monde des jeunesses dorées, à quoi ré-pond Cant' buy me love… — Et si c'était une question d'appartenance, lesdessinateurs de presse venant tous de quelquepart, d'un terroir ? Sauf moi. Où sont mes ra-cines? J'ai une conscience mondialiste par défaut,une vision extérieure qui est l’une des forces demon travail. En même temps, je le ressenscomme défaut car la question est moins de savoir

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sider, l'homme du dehors, celui d'à-côté, l'étran-ger. Ce doit être pour ça que j’adore le cinémades frères Coen… On ne peut pas comprendre ceque je fais sans cette donnée qui me constitue. Ja-mais je ne me sens là où je devrais être, ce quinourrit cette question de la légitimité.

En quoi ceci concerne-t-il le dessin ?— C'est pareil. Certes, j'ai appris la technique,mais j'utilise bien des subterfuges pour masquerles défauts. Je serais incapable de faire commeKroll qui dessine comme il respire, les yeux fer-més. Par incapacité, j'ai donc appris à conceptua-liser, à calculer, à transformer mes faiblesses enatouts tout en sachant que ce sont des manques.J'ai besoin de l'illusion d'un dessin stable, solide,qui résiste au temps pour compenser ce sentimentd'être continuellement à côté de la plaque. Quandj'ai quitté la Belgique pour l'Australie, j'étais ànouveau un étranger. Puis, retour en Belgiquesans être Belge. La question s'exacerbe chaquejour qui passe puisque mes enfants ont besoin destabilité alors que j'ignore où je serai dans dixans, s'il faut attendre jusque-là. Ceci dit, je préfèrenettement cela à l’option nationaliste, le « être dequelque part plutôt que de son temps » cher auxsouverainistes de tout poil… Peut-être s'agit-ilaussi de la métaphore du métier de dessinateur depresse, dans la mesure où le journal actuel n'en apas vraiment besoin. Un journal ne peut se faire

sons, je me suis retrouvé avec ces fils de couplesdivorcés (c’était la première fois que j’en cô-toyais) venant d’un milieu différent du mien,alors que mon image était celle d'un bourgeoisparisien issu d'un milieu parmi les plus conven-tionnels. Comme si ce n'était pas suffisant, j'aiopté pour le dessin de presse alors que la plupartdes enseignants étaient des fanatiques de la pureplasticité : ils se fichaient pas mal de savoir simon image était juste ou pas, mais étaient préoc-cupés du rapport qualitatif entre un rose et unvert, alors que moi je travaillais en noir et blanc!La galère, avec laquelle j'aurais sombré siquelques rares enseignants, dont toi, Claude Re-nard, Alain Goffin et Olivier Grenson, n'avaientdécidé de me soutenir. Vous étiez à peu près lesseuls à pouvoir admettre, comprendre et gérer lesquestions liées à la narration. J'ai choisi le dessinde presse parce que je ne me sentais pas suffisam-ment armé en dessin pour affronter la bande des-sinée : j'étais le dessinateur de presse qui faisaitde la BD, alors que pour les dessinateurs depresse j’étais un auteur de BD qui faisait du des-sin de presse. A la fin de mes études, ChantaleAnciaux, enseignante à l'Erg, a transmisquelques-uns de mes dessins au Vif/L’Express,où l’on m’a expliqué que si je voulais travaillerpour eux, il fallait faire de l’actualité belge, et encouleur… bref, l’inverse de ce que je faisais ! Mavocation était donc, depuis le début, d'être un out-

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— Bien entendu, puisqu'ils en vivent ! C'est leurgagne-pain ! Je peux te citer l'anecdote d’un au-teur de BD qui, pendant une semaine, a remplacéun de mes amis cartoonistes le temps de ses va-cances à l'étranger. Après quelques jours, il étaitlessivé, il n'avait pas soupçonné le stress que gé-nère ce métier. Ceci dit, remettons les choses àleur juste place : il s’agit d’un stress choisi, pasdu tout celui de beaucoup de gens qui sont stres-sés de manière subie. Néanmoins, réaliser un des-sin de presse de temps à autre, selon l'intérêt quel'on porte à l'actualité, à son rythme, c'est possi-ble. Mais le faire de manière obligatoire chaquejour, et dans mon cas six cents fois par an, c'estune toute autre affaire. Et pourtant, on y arrive, àforce d'entraînement, quotidien, même si le résul-tat n'est pas génial chaque jour, ce qui serait sur-humain. Reste qu'il faut à chaque fois atteindreun niveau acceptable, disons professionnel. Nousdevons vivre avec l'idée que chaque jour l'aven-ture peut se terminer. Je me souviens de mes dé-buts au Vif, où le rédacteur en chef adjoint m'aaccueilli en me disant que l'on ne pouvait pasvivre de ce métier. Là, j'ai compris la rage, l'ins-tinct de survie puisque c'était tout ce que je savaisfaire. J'étais donc présent chaque mercredi àchaque conférence de rédaction qui préparait lenuméro suivant. Un jour, je me suis assis à laseule chaise encore disponible, et tout le mondea éclaté de rire en me disant «Pas encore !» :

sans rédacteurs, sans photographes, sans gra-phistes. Ce trinôme suffit à dispenser toute l'in-formation. Des mots, des images, la mise enscène des uns avec les autres. Le dessin n'a riend'indispensable à priori, il le devient par habitude,comme l'habitude de saler ou poivrer ce que l'onmange, et parce que les lecteurs l’estiment essen-tiel pour mettre un peu de distance vis-à-vis de ladureté du monde. Le dessin garde un lien avecl’enfance, ce que retrouvent à mon avis les lec-teurs, pourtant adultes, de la presse sérieuse danslaquelle je travaille. Si je travaillais pour FluideGlacial, je m’ennuierais, parce que j’aime avanttout travailler pour des adultes qui ne sont passuffisamment restés des enfants, à charge pourmoi de leur faire une piqûre de rappel quoti-dienne. Mais, par exemple, je me sens incapablede faire de l’illustration pour enfants. Il y a tropd’ironie naturelle dans mon dessin. À nouveau,je persiste à être l’étranger : l’enfant au pays desadultes, mais pas l’adulte au pays des enfants, jen’ai pas assez de maturité pour ça ! Voilà pour-quoi ce métier reste fragile, et stressant.

Cette question du stress de voir son dessin ac-cepté ou pas, alors que les délais de productionse résument à quelques heures en fonction del'actualité, me semble générale parmi tous lesdessinateurs de presse. On ne peut passer un mo-ment avec eux sans qu'ils l'évoquent !

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ment indifférent. Il est autrement plus grisant defaire un dessin et le présenter à quatre-vingt millepersonnes qui se fichent de savoir si c'est biendessiné où si l'on y décèle les influences d'untelou untel. Ils exigent que le dessin leur plaise. Ilscomprennent, ou pas, sans en référer à Malévitchpar exemple. Point barre. N'est-ce pas mieux etplus sain ainsi ? Car si tu restes en milieu fermé,tu te scléroses. Je viens d'un environnement bour-geois, mais si je venais d'un milieu ouvrier, mondiscours serait probablement tout aussi convenudans ses revendications, sans tenir compte lemoins du monde des réalités contemporaines. Unpeu par provocation, je l'admets, j'aime bien tenirun discours de droite dans les milieux de gauche,et inversement. Se tenir constamment à la croiséedes chemins est un bel exercice intellectuel, quim'oblige de n'être jamais sûr de rien, ni de ce queje fais ni de ce que je suis. Mais qu’est-ce quec’est fatigant pour moi et mon entourage !

N'aimerais-tu pas pouvoir t'asseoir le soir, cheztoi, au calme, et te dire que tout va bien ?— Cela n'arrive jamais, ou trop rarement.

c'était le siège réservé au rédacteur en chef ! Onm'y voyait comme un ovni parce que d'habitude,le dessinateur de presse ne participe pas à cesconférences de rédaction. J'ai dû prouver que maprésence autant que mon métier étaient néces-saires. J'ai dû convaincre, tout simplement. Sou-viens-toi, à l'Erg, école d'art, le métier dedessinateur de presse était considéré comme unpasse-temps oisif, parasitaire, sans la moindre im-portance et la moindre nécessité. Tandis qu'à l'ex-térieur, il était perçu comme de « l'art », et doncpas non plus comme un vrai métier. À chaquefois, tu as le cul entre deux chaises, tu es à la croi-sée des chemins, un peu journaliste, un peu ar-tiste, jamais vraiment l'un ni vraiment l'autre.

Note que tout l'intérêt d'une telle position, pour-tant inconfortable, est que tu ne t'adresses pas àun microcosme prédéfini qui a ses a priori.— En effet, si tu vis parmi les bourgeois exclusi-vement, tu deviens comme eux sans t'en rendrecompte. Même chose avec les prolos, avec les ar-tistes ou n'importe quel groupe social ou profes-sionnel. Si tu restes trop longtemps dans unmilieu donné, tu te ramollis le cerveau. Même lepetit milieu de la bande dessinée est formé d'au-teurs qui se connaissent par coeur et se fréquen-tent, d'éditeurs, de journalistes faisant office decritiques, etc. Tout cela ne fait pas le public. Etreconnu par mes pairs seulement m'est complète-

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Si j'en reviens au réparateur de lave-vaisselle, onpourrait penser que c'est son cas chaque jour,mais je n'accepte pas l'argument, car la machinefonctionne ou pas. Comme un dessin, il est réussi,ou pas. L'efficacité d'un lave-vaisselle ou celled'un dessin sont pareilles, il n'y a pas de milieu.Tu me diras que le réparateur connaît la formule,qu'il y a une différence qualitative entre l'artisteet l'artisan, et c'est vrai que réparer des machinesà longueur de journée peut être jouissif, mais est-ce une vraie satisfaction pour autant ? Ce tech-nicien reproduit un savoir-faire mais, toutcompétent qu'il soit, il n'interroge pas le monde. — La première interrogation du dessinateur depresse est bien plus terre-à-terre, et s'adressed'abord à son rédacteur en chef qui accepte ledessin présenté, ou pas. Ce matin, j'ai proposé undessin que je pensais formidable : eh bien non,ils n’en ont pas voulu ! Pour chaque dessin im-primé, trois, quatre, cinq, six ou sept ont été sug-gérés. Il faut gérer cette frustration permanentecar nous travaillons en équipe. N'empêche, et j'ai-merais revenir sur cette question du réparateur delave-vaisselle – décidément, je fais une fixation!Lorsque nous étions en Australie, nous avions laRolls-Royce de ces machines, une super Miele.Qui tombe en panne. Le technicien vient, et nousapprenons sa passion au point de sacrifier ses va-cances et ses deniers afin de pouvoir visiterl'usine de la maison-mère en Allemagne, à l'autre

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Angoissés - Le Vif/L’Express du 13 septembre 2002. © Nicolas Vadot

bout du monde, à ses frais, puis suivre toutes lesformations nécessaires afin que plus rien de lamachine n'ait de secret pour lui. Peut-être dira-t-on ce bonhomme pathétique et pitoyable, mais jene le pense pas : en quoi sa passion est-elle moinslégitime que celle d'un créateur ? C'est tout ledébat.

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Lave-vaisselle - Dessin inédit. © Nicolas Vadot

Est-ce une bonne question ? Bertrand Henne, ouun philosophe serait-il capable de rendre comptede leur analyse (qui tient en de longues phrases)en une petite image silencieuse ? À chacun saniche, son expertise, aucune n'est supérieure auxautres.— Oui, mais c'est difficile à gérer dans la mesureoù nous effectuons des métiers dits artistiques,que l'on a choisis en pleine connaissance decause, et dont un des ingrédients de base est l'égo-centrisme. Aucun succès n'est possible dans cesmétiers liés à la création si ta dose de narcissismeconcentré n'est pas largement au-dessus de la nor-male. Connais-tu un seul artiste qui ne soit égo-centrique? Une idée secoue à chaque fois lesjeunes que je rencontre, quand je leur dis qu'ilsdoivent apprendre à gérer leur exhibitionnisme.Et ce, même dans la générosité. Ainsi, récem-ment, j'ai participé à une réunion de Cartooningfor Peace en compagnie de Plantu et d’autres des-sinateurs : Kichka (Israël), Chappatte (Suisse),Boligan (Mexique). Tous, nous sommes ce quel’on appelle « de fortes personnalités ». C'est pa-reil à la radio. Quand je faisais partie de la banded’On n’est pas rentré, je côtoyais des genscomme Alex Vizorek, Myriam Leroy ou OlivierMonssens, une autre belle brochette de gens à fortcaractère, mais dont chacun est pourtantconscient de son minuscule niveau d'expertise sion le compare aux vrais spécialistes. Or, c'est à

Ne voit-on pas une similitude avec le monde éco-logique où le plus humble est aussi important quele plus grand ? Le recycleur de bouse n'est-il pasaussi utile que le plus efficace des prédateurs ?Comme dans la fable fameuse des organes ducorps où chacun estime qu'il est le plus impor-tant, ce qui n'est pas vrai, nous le savons. — Chacun dans son rôle, en effet, comme la pluspetite des pièces dans une grosse machine, unlave-vaisselle ou un boulon d'une navette spa-tiale. Pour en revenir au dessin, dans L'Écho, lemien occupe une surface physique d'un sixièmede page. Vis-à-vis des quarante pages du journal,c'est vraiment peu. Toutefois, il paraît que c'estce que cherche d'abord le lecteur. En quoi suis-jelégitime, une fois encore, par rapport à cela ?Lorsque tu débutes dans le métier, c'est toute tavie, et plus tu avances, plus tu te rends comptecombien peu cela représente. L'autre jour, à laradio, Bertrand Henne (qui interviewe le mondepolitique chaque matin sur les ondes de la Pre-mière) se fendait d'une analyse politique remar-quable, intelligente, vis-à-vis de laquelle je suisresté pantois parce que j'en serais bien incapable.De même, quand je lis des livres de philosophesou de journalistes, leur niveau d'expertise estmille lieues plus élevé que le mien. Que valentmes petits dessins face à tant d'expertise ? Qu'ap-portent-ils en plus aux gens ?

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parler du syndrome du SDF, mais nous savonsqu'avec les métiers que nous pratiquons la possi-bilité de ne plus avoir aucun revenu n'est pas àexclure. Nous essayons de faire en sorte qu'ellene se réalise pas, mais nous savons qu'un rien suf-fit, un malheureux accident de la vie, comme ondit. C'est présent à chaque instant dans un coin dema tête, dès que je dessine, voilà pourquoi je saisqu'il ne faut pas m'endormir sur ce que je saisfaire, et que j'ai intérêt à fonctionner en prise derisques. Parfois, je me dis que j'aurais dû prati-quer un métier «plus normal» parce qu'il y amoins de risques… Quoique, de nos jours, plusaucun métier n’est acquis pour la vie…

Justement ! On avait jadis la certitude que fabri-quer des boutons de culotte était un métier né-cessaire. Les exemples sont innombrables,aujourd'hui peut-être plus que jamais. Les maré-chaux-ferrants se voyaient là pour des millé-naires jusqu'au jour où l'on a inventé le véhiculequi n'a plus besoin de chevaux. D'un coup, lapratique professionnelle des milliers de per-sonnes s'est retrouvée obsolète. Peut-être d'ail-leurs que l'évolution, au sens large, fonctionneainsi ! — Tout en remarquant que les changements ac-tuels sont infiniment plus rapides. Je parlais il ya peu avec un ingénieur du son en radio qui medisait que son métier n’existera probablement

nous qu'il revient «d'informer» ou de divertir lesgens. N'est-ce pas de l'imposture ? Toutefois,dans la gamme, le dessin de presse, ou plutôt ledessin politique, est malgré tout une école d'hu-milité permanente : que tu en aies l'envie ou non,tu dois y aller, on t'attend au tournant. Voilà pour-quoi je suis ébahi lorsque je rencontre, dans lesécoles d'art, des étudiants qui se prennent pourles nouveaux Picasso, à l'abri des aléas de la viedans leur tour d'ivoire, qui s'imaginent que lemonde entier les attend pour s'émerveiller de leurpetit nombril. La réalité est tout autre, et lesécoles n'y préparent pas. Cette dualité entre l'egoet l'indifférence du monde est souvent pénible àgérer. J'ajouterai que le fait de faire des enfantset les éduquer remet bien des pendules à l'heure,car quelle vie vais-je être à même de leur offrir,en tout cas tant qu’ils dépendront financièrementde moi ? J'en parlais récemment avec le parrainde mon fils. Il est graphiste, père de trois gosses,moi de deux. Nous nous souvenions pourtant quenous avons débuté dans la vie comme agentsd'accueil dans un cinéma du centre-ville deBruxelles, gagnant à peine de quoi subvenir à nosmaigres besoins d’alors. Or, il suffirait d'un rien,par exemple que l'on se casse la main ou qu'unemaladie nous tombe dessus pour que nousn'ayons plus les moyens de subvenir à l'éducationde nos enfants, sachant que nous sommes sousstatut d’indépendant. Il est peut-être exagéré de

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plus dans trois ou cinq ans. En dix ans, le métierde dessinateur de presse a changé du tout au tout,et si j’avais pris un long congé sabbatique entre-temps, je serais dans l'incapacité de pratiquermon métier aujourd'hui. Il y a dix ans, tu écoutaisles infos le matin et le soir, et entretemps, lepresse entrait en mode « veille », période pendantlaquelle les journalistes écrivaient et les dessina-teurs dessinaient. Aujourd’hui, rien de tout cela :on est vissés à Internet et une info chasse l’autre,non plus en vingt-quatre heures, mais en soixantesecondes. Je me souviens que le jour de la desti-tution de Moubarak en Égypte, j’ai fait quatredessins sur la journée : le temps que j’en termineun, il était déjà dépassé !

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Moubarak - L’Echo du 12 février 2011. © Nicolas Vadot

gnement. Le discours dominant qui fustige lesjeunes me semble inadéquat. Il est vrai que lesjeunes ignorent des tas de choses que nous sa-vions, mais de l'autre côté ils en savent beaucoupplus que nous sur d'autres sujets et, globalement,s'ils le désirent, ils peuvent être infiniment mieuxinformés, donc formés. — Les jeunes ont un avantage énorme, celui dene pas être encombrés de trop de mémoire.Chaque génération débute dans de nouvellesconditions, qu'elle trouve normales. Ainsi durisque de chômage permanent que les jeunestrouvent normal, alors qu'il nous semble épou-vantable. Pour la génération des Trente Glo-rieuses, celle de mes parents, il était normald'avoir du travail correctement rémunéré et cer-tains étaient d'ailleurs engagés avant la fin deleurs études. Pour ma génération (je suis né aumoment du premier choc pétrolier au début desannées 1970), avoir du travail était une chance, ilfallait aller la chercher, sans trop regarder à la ré-munération. On m'a dit au début qu'il était impos-sible de vivre en faisant du dessin de presse,raison pour laquelle j'ai eu envie de prouver queje pouvais y arriver. J'ai toujours dessiné, on meconsidérait comme doué jusqu'au moment où jesuis entré dans ce milieu peuplé de professionnelspour découvrir qu'il y avait autour de moi beau-coup de gars virtuoses à qui les fées avaient déjàdistribué le meilleur. Ce n'était pas mon cas et,

C'est pourquoi il est plus important d'apprendreà apprendre qu'apprendre des techniques trop dé-finies. Voilà qui est déstabilisant car jamais on nesait sur quel pied danser. La presse est en train desortir du trou et commence peu à peu à trouverun nouveau modèle qui tient compte des techno-logies numériques avec tout ce qu'elles impli-quent. La profession semble moins paniquéequ'il y a quatre ou cinq ans parce que le métier seréinvente. Il y a intérêt, car c'est de sa survie dontil s'agit. Ainsi, le dessin de presse trouvera d'au-tres moyens de se diffuser si le support papier ve-nait à disparaître, ce qui n'est pas encore acquis.Internet est une révolution digne de celle de Gu-tenberg, aussi radicale, il faut lutter chaque jourafin de ne pas se faire larguer. Pour autant, toutesces nouveautés sont-elles pertinentes et s'inscri-ront-elles dans l'avenir ? J'en doute. Facebook,par exemple, semble pour l'instant «the place tobe», l'endroit où il faut être, mais j'estime que toutautant que Twitter, c'est du vent. La probabilitéd'en revenir à des fondamentaux, par exemple lapresse écrite, ne m'étonnerait pas du tout. Beau-coup se décidera selon les besoins des généra-tions futures, qui elles-mêmes se détournent déjàde Facebook au profit d’Instagram et autres...

Je suis souvent étonné de la faculté d'adaptationdes nouvelles générations. C'est d'ailleurs unedes grandes leçons de toutes ces années d'ensei-

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métaphore politique, je dirai que je suis en cam-pagne permanente. Comment comprendre autre-ment ma volonté de financer Maudit Mardi encrowdfunding après m'être fait jeter de partoutpar les grands éditeurs ? Les édinautes - les inter-nautes qui ont financé l’album, au nombre de 280,j'ai été les chercher un par un, par challenge.C’était très excitant, à telle enseigne que j’airemis le couvert trois ans plus tard, cette fois avecSept ans de bonheur, mon nouveau recueil consa-cré à la crise financière. Ils ont été cette fois-ciplus de 300 à investir dessus et c’est vraiment uneexpérience que j’adore, une relation vraimentparticulière avec ces premiers lecteurs, ravisd’être en quelque sort des « happy few » invitésà suivre la création d’un livre. Le temps où l’édi-teur avait à priori droit de vie et mort sur un projet(ce qui m’est souvent arrivé) est dorénavant ré-volu, et c’est une très bonne chose.

d'un coup, moi qui pensais me trouver au premierrang, je me suis retrouvé au bout de la file. Mesachant peu doué, j'ai été alors obligé d'inventerdes stratégies avec pour arme principale la vo-lonté, arme qu'ignoraient certains de mes cama-rades, et pour cause : ils n'en avaient pas besoin.J'ai très vite compris que, contrairement à eux, jene pouvais me reposer sur des lauriers que jen'avais pas. Aujourd'hui encore, cela me sauvecar je sais que les choses ne sont jamais acquises.C'est peut-être pourquoi nombre de mes cama-rades de l’époque n’ont pas percé, malgré un ta-lent hors norme. Ma position est inconfortable,certes, mais elle est la seule viable à terme, entout cas si je veux durer.

Il me revient en mémoire une anecdote. Tu avaisété invité à rencontrer des étudiants. Ceux-ci re-chignaient à se déplacer sous prétexte que desexamens devaient avoir lieu quelques jours plustard. Tu as débuté ta présentation par : «Dansmon métier, je passe un examen chaque jour». — Je m'en souviens, tout comme je me souviensquand j’étais étudiant, la période des examensétait excitante car il fallait avant tout convaincreun jury dont les membres ignoraient tout de moi.J'allais les chercher un par un, eux qui au départn'étaient pas forcément acquis à la cause (c’est uneuphémisme) d’un « dessinateur de petitsmickeys ». Je n'ai pas changé, et pour prendre une

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Jamais je n'ai accepté «non» en tant que réponse,alors qu’on me dit « non » à peu près chaque jouren presse quotidienne, jusqu’à ce qu’un dessinsoit accepté ! Je ne lâche jamais. Heureusement,sans quoi j'aurais coulé depuis longtemps. D'au-tres auraient sans doute développé un complexede persécution à l'idée de devoir se battre seulscontre tous, ou croire au mythe de l'artiste maudit.Moi pas. Très vite, j'ai compris où étaient mes fai-blesses, et comment en tirer parti. L'obstinationm'a sauvé. Tous les auteurs qui durent dans cesmétiers sont d'abord des gens qui ont pris leur lotde claques dans la gueule et qui s'en sont relevés.

N'est-ce pas le cas de tout vivant ? La petitegraine qui tombe dans la forêt a des chances in-fimes de devenir adulte et se reproduire, tant lesprobabilités de se voir dévorer toute crue sontgrandes. Il lui faut de la chance, et surtout la vo-lonté de survivre parmi tant de conditions hos-tiles. — La concurrence est partout, elle est devenuenotre mode de vie, pour autant qu'il en ait jamaisété autrement. Lorsque l’on est travailleur indé-pendant, on sait que le filet de l’État-providencen’est pas pour nous ; pire, nous sommes soumisaux lois de l’ultra-libéralisme, mais au sein mêmed’un État-Providence ! Quand tu parles d'uneseule petite graine, tu te trompes. Il y en a des di-zaines, voire des milliers, ce qui complique en-

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Cover Sept ans de bonheur - septembre 2015. © Nicolas Vadot

d'une école de spectacle, scandalisée parce que,comédienne, elle risquait de devoir manger de lavache enragée quelques années, et pour survivrepratiquer un métier éventuellement sans rapportavec ses études. Elle ne disait d'ailleurs pas «mé-tier» mais «gagne-pain», ce qui est significatif.Dans quel monde vit-elle ? Si tu veux être actrice,tu assumes. Tu sais avant de commencer que c'estun métier à risques, plus à risques en tous cas quebien d'autres. Nous faisons un métier où noussommes payés pour faire ce que nous aimons etpour être ce qu'on est, ce qui me semble déjà unprivilège énorme. Elle veut en plus être subsidiéepar l'État ! Mais qu’elle regarde autour d’elle :l’écrasante majorité des gens exerce un «gagne-pain» : si on leur donnait le même salaire, maisqu’ils pouvaient rester chez eux, la plupart di-raient oui tout de suite ! François Schuiten a prisle temps de bâtir sa carrière, modestement, avecautant de talent que d'obstination. De mon côté,j'ai vendu des crèmes glacées à l'UGC DeBrouckère pendant trois années et il m’en a falludix de plus pour commencer à vivre correctementde mon travail. Je déteste cette mentalité desjeunes artistes qui ont encore tout à prouver et quiestiment que tout leur est déjà dû. Oublient-ilsque bien des ouvriers se lèvent chaque jour à 5 heures du matin pour aller visser des boulons àlongueur de journée dans une usine ? C'est ce queje me dis lorsque, le matin, il m'arrive de ne pas

core la chose. On en revient à l'interrogation dedépart : pourquoi moi, qui ne suis pas nécessai-rement le plus doué ? François Schuiten a dit unjour, avec raison, qu'il était vulgaire de vouloirplaire à tout le monde. Et donc réaliser un dessinque tu sais intéressant, mais qui ne plait qu'à unnombre limité de personnes, peut être une bonnechose malgré cet échec apparent.

Bien entendu, mais François Schuiten peut sepermettre de dire cela parce qu'il est assuré d'unpublic d'indéfectibles, même s'il est restreint si onle compare aux plus grands succès commerciaux. — Oui, évidemment. Reste que, succès ou pas,dans un petit milieu ou dans le grand public,l'obstination reste un des ingrédients indispensa-bles sans lequel tu n'arrives jamais à rien. C'estaussi le cas de Schuiten et sa volonté de poursui-vre son travail comme il l'entend quels que soitl'accueil ou les critiques, démarche pour laquellej’ai le plus grand respect. C’est quelqu’un d’aussiintègre qu'obstiné. Remettons les choses en pers-pective : il y a des gens passionnés par leur mé-tier, bien payés pour l'exercer, alors que la plupartdes autres font un métier qui les fait ch… et sou-vent mal rémunéré. Nous sommes donc des pri-vilégiés. Et ce privilège doit se mériter, parl'expertise par exemple. L'autre jour, il y avait unemanifestation pour le statut des artistes. L'inter-view était menée auprès d'une jeune diplômée

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Et je ne sais toujours pas si j'avais tort ou raison.Peut-on faire autrement lorsqu'une passion de-vient un métier ? Toutefois, si la retraite s'impo-sait à cause d'un pépin physique, par exemple,j'ignore comment je réagirais. En 2003, je me suiscassé le coude gauche. Eh bien j’ai continué àbosser parce que je n’avais pas le choix. J’étaisen train de terminer un album, il me restait deuxplanches et l’éditeur attendait la livraison. D’au-tre part, je ne gagnais pas assez pour me permet-tre d’arrêter trois semaines. Au moins, pour lecoup, on pouvait vraiment dire que je dessinaiscomme un bras cassé ! Je parlais de JustineHenin. Dans ce cas-ci, c’était plutôt l’exemple deFranz Beckenbauer en 1970 qui a joué une demi-finale de Coupe du monde avec un bras cassé…il a d'ailleurs perdu le match !

L'âge et le vieillissement n'imposent-t-ils pas unralentissement des activités, même si l'on s'en dé-fend ? — Tu veux dire que le corps est une machine quis'use à la longue ? Qui, avec le temps, force à re-considérer la manière dont on le traite ? Il est vraique, parfois, j'aurais envie de me poser, de moinssortir, moins rencontrer des amis, d'en fairemoins, mais je n'y arrive pas parce que j'ai toutsimplement peur de la mort. Ce qui m'oblige àprouver constamment que je suis en vie…Comme un sentiment d'éternité, même si je sais

avoir envie de dessiner, pensant à celui qui estdéjà au turbin depuis quelques heures sans enavoir le choix, alors que je suis tranquillementassis dans mon atelier avec mon chat qui ron-ronne à côté de moi. Il ne faut jamais oublier que,malgré tout, nous sommes des enfants gâtés quidevraient prendre conscience du bonheur de fairece que l'on aime, avec le luxe de pouvoir en vivre,le tout en habitant dans un pays libre, stable etriche. Dans ce contexte, le minimum est de don-ner le maximum. L'abandon de Justine Henin àl'Open d'Australie face à Amélie Mauresmo a ététrès mal considéré là-bas, parce que chez lesAnglo-Saxons, même si tu as mal au bide, turampes malgré tout. Soyons honnête, il est pro-bable qu'elle était vraiment au bout du rouleauphysiquement et qu’elle ne pouvait plus mettreun pied devant l’autre. N'empêche, cela n'a pasdu tout été bien perçu. Voilà pourquoi j'évite d'engarder sous la semelle, j'aurais l'impression de metrahir, et de trahir mes lecteurs par la même oc-casion.

Penses-tu parfois à une éventuelle pause-car-rière? — Jamais ! Je ne le pourrais pas. Par contre, si jesuis victime d'un pépin physique… Vers 30 ans,j’ai fait une psychothérapie. La psy m'a enguir-landé parce que, je la cite : «Vous traitez votrecorps et votre esprit comme une machine». Oui.

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combien c'est vain et absurde. Voilà qui expliquema boulimie de travail. Il est paniquant d'enten-dre qu'un jour je serai peut-être contraint à moinsd'action. Pour autant, j'imagine mal Usain Bolt à50 ans qui s'entêterait à vouloir battre une fois en-core son record du monde. Risible et tragique àla fois. Il n'est pas nécessaire d'atteindre cet âgepour se poser des questions. Le cas d'Arnaud La-villenie qui bat le record de Sergei Bubka en sautà la perche en est une illustration superbe. Gagnerquelques centimètres alors que l'on est au-delàdes 6 mètres, cela veut dire quoi ? Que cherche-t-il ? Jusqu'à un certain âge, on se dit que tout estpossible, on se croit immortel. J'ai 44 ans, déjà àla moitié de ma vie, ou seulement à la moitié,c'est selon, statistiquement parlant. J'ai comprisqu'il y a des choses que je ne ferai jamais, hélas.Mais il y a des choses que je veux faire…

Que tu veux ou que tu peux ? — Dans l’une de mes scènes préférées de 80jours, je fais dire à Winston Churchill − qui offi-cie comme spectre du personnage principal, Ed-mond, un vieillard de 80 ans rajeunissant d’un anchaque jour : « Dans la vie, il faut accepter de nepas tout contrôler, sinon on ne tient pas le coup».Le contrôle est mon problème, je le sais. Je suisce que l’on appelle un «control-freak».

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Usain Bolt - Le Vif/L’Express du 24 août 2009. © Nicolas Vadot

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80 Jours, planche 56 © Vadot /Guéret - 2006

un homme que je n’ai jamais connu. Il est décédéun an avant que je la rencontre. Et je ne savaispas comment réagir puisqu'il me manquait cer-taines pièces du puzzle. La réalisation de cetteBD a donc été l'ouverture d'une boîte de Pandoreparce que tout le scénario tourne autour de l'ab-sence du père. Mais je n'avais pas prévu que celainterrogerait aussi la relation avec mon proprepère. Et la relation avec mon père de substitution,celui qui m'a donné vie dans ce métier, JacquesGevers, qui fut directeur de la rédaction duVif/L’Express entre 1989 et 2005 et qui nous abrutalement quittés en septembre 2012. J'ai doncimaginé un bonhomme qui cumule la sagesse del’esprit vieillissant – à moins que la démence aitdéjà commencé à prendre ses quartiers - avec uncorps qui rajeunit. Où en arrivera le compte à re-bours ? Jamais on ne saura ce qu'est cette étrangemaladie, dénommée en littérature comme le « syndrome de Merlin ». Chacun de mes albumsest ainsi nécessité par une question existentielleprofonde, cette peur de la vieillesse, de la décré-pitude, c'est-à-dire de la perte de contrôle. Laperte de contrôle artistique n'existe que sur scènelors des représentations de ImproJusticia. Là, jene contrôle rien, ce qui fait se marrer le public.C'est pourquoi j'aime y dessiner, justement parceque je ne contrôle plus. Ainsi Maudit Mardi, quipourrait être un «Peter Pan sans les ailes» commele disait mon ami Olivier Guéret (co-scénariste

J'ai réalisé sept albums BD, et il m'en reste plusou moins autant à inventer, guère plus. Que vais-je y raconter ? Jamais je n'aurais pensé à celajadis tant j'avais tout le temps devant moi. Com-ment répondre à la question de savoir ce que tuvas laisser comme « œuvre » ? Or, commencerun plan de carrière à mon âge est idiot. C'est troptard, ou trop tôt. Autant relativiser, car même ungénie comme Beethoven ne comptera plus pourgrand-chose dans quelques milliers d'années.

D'où la sagesse de se dire que notre rôle est peut-être modestement de permettre à la vie de conti-nuer.— Dans une très longue perspective, la vie vueainsi serait en effet une école d'humilité perma-nente. Cela me rappelle une phrase que j’adore,dans Electron Blue, ma chanson préférée dugroupe américain REM : «And who am I ? I’mjust a guy. I’ve got a story like everyone». Or,mon métier est au contraire une école d'inhumi-lité, si je puis le dire ainsi, puisque nous signonstout ce qu’on fait, et plutôt deux fois qu’une : dansles journaux, c’est «Le regard de Plantu», «LeKroll», «La semaine de Vadot», etc. Tout celavaut pour autant que le corps et la santé suivent.Agir tant que c’est possible, pour avoir le moinsde regrets possibles au moment du décomptefinal. C'est la raison pour laquelle j'ai réalisé 80jours, album lié à la mort du père de mon épouse,

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de 80 Jours et de Norbert l’Imaginaire), une his-toire basée sur la frustration. Le personnage (ex-trapolation de moi-même) souhaite s’envoler,mais quelque chose le bloque, comme une frus-tration permanente. Frustration qui régit égale-ment mon dessin parce que je ne parviens pas ày trouver l'exubérance de Cabu ou de Reiser.

Tu viens d'évoquer ImproJusticia, il faut rappelerà nos lecteurs de quoi il s'agit. — C’est un spectacle créé par Bruno Coppens quifonctionne comme une parodie de procès, dontl’accusée est la langue française. Il y a un procu-reur joué par Bruno et des avocats qui défendentet attaquent l’accusée. Ces «avocats» sont descomédiens (Alex Vizorek, Kody, Dominique Wa-trin, Éric De Staerke), auxquels se joignent devrais juristes comme Marc Preumont ou ChristianPanier. Il y a quatre procès dont les thèmes farfe-lus sont par exemple : « Le roi est un asexué lin-guistique. Peut-il se reproduire ? ». Et commedans tout procès qui se respecte, il y a un dessi-nateur qui va croquer en direct les moments forts.Et chaque soir, je dessine donc sur ce qui se ditdurant les débats. Là, je dois me lâcher, ne pas lé-cher les images, faute de temps, en réagissant auquart de tour, avec pour seul but de faire marrerles gens dans le public, puisque mes dessins sontreportés via un rétroprojecteur sur une écrangéant placé en arrière-plan de la scène.

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Improjusticia - 2014. © Nicolas Vadot

Tes images de presse se caractérisent par cesnombreux signes que tu places un peu partoutcomme des panneaux d'indication, des petits dra-peaux, des légendes, des commentaires, des éti-quettes, des flèches de renvoi, etc., comme si lelecteur n'était pas capable de comprendre, oucomme si tu voulais éviter l'inévitable polysémiedes images, voire l'éradication des lapsus ou detout autre sens qui t'échapperait. — Je sais que tu apprécies davantage les dessinsoù l'image seule dit tout, sans la moindre légendeverbale ou écrite.

On rejoint là une forme d'art contemporain, pu-rement visuel, sans la moindre explication. À monavis, le dessin de presse en est digne: une foissorti de ses cases, il est grand, au propre commeau figuré. C'est à tort que l'on réduit le dessin depresse aux petits formats via lesquels il s'imprimedans les journaux. On disait jadis pareil d'Hergé,et pourtant, une fois agrandies, ses cases devien-nent de vrais chefs-d'œuvre. Parmi l’une de tesimages muettes, je vois cette femme voilée, sym-bole de l'emprisonnement physique, sinon cultu-rel, et dont la petite fente laissée aux yeux devientun oiseau blanc. Magritte, s'il avait été politique,aurait pu le faire. Ou Julian Key, avec sa chafe-tière.

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Niqab - Le Vif/L’Express du 7 juin 2012. © Nicolas Vadot

— Et pourtant, ce dessin a été réalisé en pleinepanique, un lundi soir, très tard, en improvisation,après une longue soirée passée avec des amis.Mon épouse, qui jamais pourtant ne met le nezdans mon travail, est venue me souhaiter unebonne nuit, et voyant cela sur écran en a été mé-dusée. Cela ne m'avait pourtant pris que deux mi-nutes.

Peut-être parce que cette longue soirée avait di-minué tes capacités de contrôle ? — Tu remarqueras que je n'ai pourtant pu m'em-pêcher de dessiner l'intégriste islamiste en bas,avec son fusil, alors que j'aurais pu m'en passer.Ce détail est tout à fait inutile, sinon pour faire lelien avec un événement précis. Toutefois, si cetype de dessin est publiable dans Le Vif/L'Ex-press, sa publication est impossible dans L'Echo.Pas pour des raisons de fond, mais parce qu’ilssouhaitent des choses drôles, quelle que soit lagravité de l'actualité, tout comme ils sont aller-giques à l'humour géopolitique. J'aime ce dessinde l'Inde et du Pakistan qui s'embrassent tout encachant un couteau derrière leur dos. Publié, maisdans Le Vif. Ceci dit, parfois, dans l’Écho, ça passe aussi,comme ce dessin sur Arafat dont le corps avaitdû être exhumé parce qu’on soupçonnait non pasune mort naturelle, mais un empoisonnement auplutonium.

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Inde-Pakistan - Le Vif/L’Express du 5 décembre 2008© Nicolas Vadot

Arafat - L’Echo du 7 novembre 2013. © Nicolas Vadot

jours la même chose : j’écris un script de quarantepages, à la manière d’une pièce de théâtre, où leslieux sont indiqués et les dialogues écrits, maisoù aucune indication de mise en scène n’est pré-sente, parce que la mise en scène, ça se travaillequand on a les mains dans le cambouis et que l’onest en train de faire les planches, qui naissentd’ailleurs sur l’ordinateur, au montage, dans lamesure où je dessine mes cases séparément, avantde reconstituer le puzzle sur l’ordinateur. Je nefais d’ailleurs pas forcément l’album dans l’ordrechronologique. Raison pour laquelle je ne pour-rais pas travailler sur le scénario d’un autre. Scé-nario, dessins et couleurs étant pour moiintrinsèquement liés. Et par rapport à mon scriptde départ, je conserve en général 30 %, le sque-lette narratif. Le reste s’invente au fur et à me-sure: certains personnages prennent du corps,d’autres se révèlent moins importants, la mise enscène donne de nouvelles idées, et ainsi de suite.Le fait de passer dix heures par jour sur un décorva faire vagabonder mon esprit et me donner denouvelles idées pour la suite du récit. J’aime vrai-ment travailler pendant deux ans sur un matériauen constant changement. La différence entre mesdessins de presse fignolés et leur ébauche est par-lante aussi. Certains préfèrent les ébauches, dontles Impubliables, parce qu'ils sont l'image d'une« pensée en mouvement » comme me l’avait dé-crit un ami. Pourquoi donc est-ce que je passe

Là aussi, image simple, mélangeant deux sym-boles. Pour en revenir au besoin d'explication,c'est aussi parce que je me dis que le lecteur n'estpas constamment le nez dans l'information et qu'ilignore peut-être les tenants et les aboutissants,d'où ce besoin d'être didactique. Je ne présumejamais de la culture politique ou géopolitique dugrand public. De là à tout expliquer dans un des-sin, non, mais quand même… Expliciter afind'être sûr d'être compris fait partie de mes obses-sions, mais peut-être devrais-je lâcher prise ? Jene peux m'empêcher de prendre le lecteur par lamain. En tant que lecteur, je déteste être pris audépourvu par une référence que je ne pige pas.J’appelle cela le « respect du lecteur », qui est àmon sens primordial. Nous faisons un art popu-laire – donc susceptible d’être vu par le plusgrand nombre, en tout cas par les gens qui lisentla presse, ce qui restreint déjà les choses.

Comment envisages-tu la question pour la bandedessinée, qui est par essence cette mixitéimage/texte ? — Les préparations y sont extrêmement minu-tieuses, écrites, tout y est prévu avec des mots. Etpourtant, on ne peut pas dire que je ne fasse quedu dialogue. Tu conviendras que j'y laisse parlerl'image, et l'explicatif est ajouté lorsque vraimentil n'y a pas moyen de faire autrement. C’est tou-

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l'image mentale. Par exemple, Hergé. Tu te sou-viens d'images vues dans ses histoires, tu lesadores, mais elles ne se trouvent pourtant pasdans les albums, elles sont fictives, virtuelles.C'est ton cerveau qui les imagine à partir des in-dices, bien réels ceux-là, laissés par le dessina-teur. C'est ce que je vise dans mes BD,sciemment. Pierre Kroll ne fonctionne pas decette manière, ni Frédéric duBus (dessinateurpour La Libre Belgique), parce que ces imagesmentales ne sont possibles qu'à partir d'un certaindegré de «léchage graphique», de pertinence dansles détails que tu ne peux atteindre en dessinantvite. Tu te souviens du dessin intitulé Le vrai vi-sage de Berlusconi, où les yeux du Cavaliere sontun soutien-gorge et son sourire une petite culotte?

autant de temps – pour le dire poliment − à «fignoler » ? J'ignore évidemment si les per-sonnes qui m'emploient seraient prêtes à publierles ébauches plutôt que les réalisations peaufi-nées, et ces réflexions m'amènent à me poser laquestion de savoir jusqu'où je dois aller, à quelmoment m'arrêter ? D'autant que j'aime les deuxrégimes, autant l’ébauche que le fini. Alors, queltype de dessinateur suis-je ? À ce jour, je n'ai tou-jours pas la réponse.

Tu connais Jean Auguste Dominique Ingres, leplus froid des peintres qui est simultanément leplus chaud des dessinateurs, sachant que la dif-férence de régime entre l'esquisse et le produitfini vaut aussi pour une impressionnante kyrielled'auteurs dans bien des domaines ? Ingres,comme Rubens ou Rembrandt ou Delacroix ouSeurat prouvent qu’une ébauche peut être abou-tie graphiquement. Ils prouvent aussi que ce sontles images réalisées au plus vite qui durent, tan-dis que les laborieuses mises au net n'ont qu'unbref temps de vie, ce qui pose la question de sa-voir si les images trop finies ne seraient pas unéloge à la médiocrité ? L'art des Pompiers en té-moigne. — Quoi qu'il en soit, je sais que si je propose àl'un des journaux où je publie, de remplacer lesimages finies par les ébauches, ce sera «non». Laquestion que tu soulèves m’amène à celle de

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Berlusconi - Le Vif/L’Express du 9 mai 2008. © Nicolas VadotMappemonde - Le Vif/L’Express du 14 mars 2003. © Nicolas Vadot

sement qui crée la guerre. Berlusconi prend sasource chez Arcimboldo. J’ai juste remplacé leslégumes par des sous-vêtements féminins ! J'yajouterais cette image de l'Afrique représentéepar des armes (voir page 62), la pauvreté sansnom d'un côté face au coût exorbitant de la gabe-gie des armes de l'autre. Il est impossible d'arriverà inventer ces images par la logique, par le canalde l'intellect. Elles sont irrationnelles.

Et du dessin en trois niveaux superposés de lamappemonde recouverte du drapeau américain ?Et de la femme musulmane évoquée tout àl’heure ? Ces images telles quelles n'ont rien deréel, elles fonctionnent comme une fable visuellequi ne se comprend que si elle est impeccabledans sa gestion graphique. Ce type d'image vientde mon inconscient. Je suis incapable de l'expli-citer en raisonnement déductif. Autant cetteimage est instantanée, autant son commentairesera long. L'image-flash et le long temps de saverbalisation. Se pose ici la question de l’hu-mour: ces images-là ne sont souvent pas les plusdrôles (sauf dans le cas de Berlusconi, mais lui,c’est comme DSK, dès qu’il apparaît dans un des-sin, c'est pour des raisons scabreuses et potaches,ça fait rire). Donc, je fais peu de dessins de cegenre dans L’Écho, mais plus dans Le Vif. C’esten cela aussi que travailler pour ces deux jour-naux est complémentaire : deux publics diffé-rents, deux manières différentes d’aborderl’actualité.

On rejoint ici les intuitions de Koestler lorsqu'ilévoque la «bissociation», ce choc de deux chosesmises en présence alors qu'elles sont étrangèresl'une à l'autre. Choc qui produit l'idée, l'inventiond'une chose qui n'existait pas auparavant. — La musulmane, c'est la prison de son costumeet l'oiseau-liberté. La mappemonde, c'est un pan-

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Elles s'imposent d'un coup, sans réfléchir. Lesimages mentales sont aussi une des bases du ci-néma, notamment vis-à-vis de la couleur. AinsiAmerican Beauty de Sam Mendes et son utilisa-tion du rouge. Ce film n'est pas seulement bienconstruit logiquement parlant, mais également vi-suellement : chaque élément narratif d'impor-tance y est rouge. La porte d'entrée du couple estrouge. La voiture est rouge. Les pétales dans lerêve sont rouges. Le sac en papier qui vole dansl’air le fait contre un mur de briques rouges. Infine, quand Lester Burnham, le personnage cen-tral joué par Kevin Spacey, se fait tirer dans latête à la fin, l'écran devient une grande flaquerouge. Cela démontre l'efficacité des imagesmentales parce que, à la longue, tu oublies lecontexte, voire le scénario, tandis que les imagesrestent. Un autre exemple, Heat, de MichaelMann avec Al Pacino et Robert de Niro, est unfilm que j'ai vu vingt fois. Il y a le flic et le truandqui jouent au chat et à la souris, ils se rencontrentet l'un finit par buter l'autre. Scénario banal duthriller de base, quoique proche de la tragédiegrecque : chacun des deux personnages repré-sente la face opposée d'une seule et même per-sonne. Et malgré le fait que le film s'appelle Heat(ce qui signifie « flic » en argot des truands), ilest glacial. Toutefois, il faut admirer sa construc-tion chromatique dont je me faisais toute une his-toire, sans doute en allant chercher trop loin.

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Afrique - Le Vif/L’Express du 8 février 2008. © Nicolas Vadot

Jusqu'au jour où j'ai entendu une interview de Mi-chael Mann qui explicite de manière rationnelletout ce que je pensais relever de l'intuition. Voiciun film qui dure trois heures et qui, pendant lapremière moitié, jusqu'à ce que les deux protago-nistes se rencontrent, fonctionne de manière cir-culaire, avec beaucoup de bleu. De manièrefortuite, ils en arrivent à prendre un café ensem-ble, et le plan se focalise sur une bouteille de ket-chup, rouge, placée négligemment au centre dela table, alors que rien, narrativement, ne le né-cessite. Le seconde moitié du film propose unemise en scène bien plus géométrique, carrée, àl'opposé des spirales précédentes. Jusqu'à la scènefinale sur l'aéroport de Los Angeles, quadrillé decubes eux-mêmes composés de damiers rougeset blancs. Tout a été pensé et réfléchi, construiten vue d'une image mentale car la mise en scènevisuelle ancre l'inconscient. C'est ce que jecherche dans mes dessins. Si tu relis Norbertl'Imaginaire, tu noteras l'utilisation du rouge, pi-quée directement chez Sam Mendes. Tous les élé-ments narratifs sont rouges, en premier lieu leslunettes du personnage principal.

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Norbert l’Imaginaire, tome 1 planche 20 © Le Lombard - 2012

jours l’exemple du drapeau ukrainien, que j’aiutilisé sous toutes les coutures à l’occasion de lacrise avec la Russie : le drapeau est bicolore, avecun bleu ciel en haut et un jaune paille en bas. Or,cela représente quoi ? Un paysage ukrainien autemps des moissons. Bref, il symbolise la ri-chesse et l’opulence d’une part, le rapport à laterre pro-russe et celui porté vers le ciel étoilé del’Europe de l’Ouest pour la partie bleue d’autrepart. Quand tu sais ça, tu possèdes déjà une autreclé de lecture géopolitique. Un drapeau est le pre-mier élément de l’inconscient collectif d’une na-tion.

On connaît ta manière de travailler, tu proposesune série de projets dont quelques-uns sont per-tinemment inacceptables… — Pour trois raisons. La première parce qu'ainsile projet que je souhaite voir passer a plus dechance d'être retenu. La deuxième est que celavaccine le rédacteur en chef, il s'habitue à meshorreurs et peut plus facilement accepter certainsexcès qui suivront. La troisième consiste à me fa-briquer une réserve d'impubliables… qui serontpubliés parce que le public en raffole. Il m'est tou-tefois arrivé, comme à n'importe quel dessinateurde presse je suppose, mais rarement quand même,de me voir refuser toutes les propositions. Alors,je les poste sur Facebook, sans dire qu'il s'agit derefus, et les commentaires montrent que la publi-

Après, par rapport à la couleur, j’ai appris àconstruire des images, selon deux règles.D’abord, la couleur fonctionne en triangles vi-suels : si tu mets une couleur forte à deux en-droits, il faut que cette même couleur se retrouveà un troisième, pour que l’œil joue au billard.Sinon, le regard part dans le décor. Deuxième-ment, pour qu’une image tienne, il ne faut jamaisque les quatre couleurs principales (jaune, rouge,bleu et vert) soient de la même intensité, sinon cesera plat. Il faut au moins en enlever une, voiredeux ou trois. Si l’on se base sur ces deux règles,on a peu de chances de faire des couleurs ban-cales.

Reste que de mauvaises couleurs peuvent massa-crer un bon dessin, et que de bonnes couleurs nepourront jamais sauver un mauvais dessin ! — La couleur chez moi n’est jamais décorative,elle est narrative, au même titre que le reste. Ellerelève pour moi du langage visuel. Je sais qu’il ya une tradition dans le dessin de presse – héritéedu temps où la presse était uniquement en noir etblanc – de ne pas faire de couleur, celle-ci n’étantlà que «pour faire joli», mais je ne suis pas dutout d’accord. Prends l’exemple du drapeau d’unpays: c’est la quintessence du dessin de presse,exprimer une nation toute entière à partir de deuxou trois signes colorés. Or, les drapeaux ne sontpas en noir et blanc, que je sache… Je donne tou-

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nal, sauf quand il y a une information aussiénorme que le décès de Nelson Mandela parexemple. Ce repli domestique est d'ailleurs unphénomène qui touche toute la presse, et qui semarque depuis une dizaine d'années. Ainsi, tou-jours pour citer Le Vif, ils se sont aperçus que lescouvertures traitant de l'international sont peuvendeuses, tandis que les couvertures locales lesont. Ils ne proposent d'ailleurs plus qu'une oudeux couvertures internationales par an, à chaquefois pour un événement d'exception. Peut-êtrefaut-il incriminer les technologies d'informationcontemporaines, car si d'un clic tu peux facile-ment savoir ce qui se passe à l'autre bout dumonde, inconsciemment tu as envie d’être rassuréen t’intéressant plus à ce qui se passe chez toi.Peut-être aussi est-ce un signe de la peur de lamondialisation ? Et puis, la presse se portant mal,elle donne aux gens ce qu'ils attendent, ce qui lesconcerne au plus près. Mais disons qu’au Vif, jepeux me permettre des dessins pas forcément ri-golos, mais qui vont tenir une semaine. Alorsqu’à L'Écho, en quotidienne, on veut que je fasserire avant tout. Le rythme de parution étant dif-férent, un dessin du Vif doit tenir le coup pendantsix jours, raison pour laquelle j’y aborde plus desujets « costauds » qu’en quotidienne, où une pe-tite phrase chasse l’autre en vingt-quatre heures,voire moins…

cation n'aurait pas créé de scandale. Ou, travail-lant pour deux journaux, il est arrivé qu'un dessinrefusé chez l'un soit bien accueilli chez l'autre, etinversement. Parfois le refus du rédacteur en chefs'explique parce qu'il attend un dessin humoris-tique, alors que je n'ai vraiment pas l'envie d'en-visager le sujet par ce biais. On attend tropsouvent que nous soyons drôles, je dis «nous»parce que cela arrive aux confrères aussi. Com-ment veux-tu être drôle à propos d’un attentatcomme celui du marathon de Boston en avril2013, par exemple ? Certains rédacteurs en chefpensent que nous sommes là pour faire de l'hu-mour, quoi qu'il arrive. Il faut comprendre quel'humour est un moyen parmi d'autres. Mais jecomprends que L'Echo, qui est un journal très sé-rieux, bourré de chiffres, recherche avec mes des-sins un moment de détente qui fasse naître unsourire. C'est pourquoi, parfois, malgré l'actualitédramatique, je me colle une vanne belgo-belgequi a toutes les chances de faire rigoler.

Tu décris là l’ambivalence du dessinateur poli-tique par rapport au dessinateur humoristique. — Chez le second, l’humour est une fin, chez lepremier il est un moyen parmi d’autres. Si tu re-marques, il y a dans ma production de plus enplus de dessins «rigolos», ce qui ne me semblepas nécessairement un mieux. En page 3 du Vif,je ne peux quasiment jamais faire de l'internatio-

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j'ai l'impression que l'on digère tout cela plus cal-mement. J'essaie toujours de traiter ces informa-tions souvent superficielles comme un théâtre,une comédie humaine. Benoît Lutgen, le prési-dent du cdH, que j'ai pu rencontrer hors caméra,avoue que la politique n’est pas son truc, qu'il n'ajamais vraiment voulu faire cela, qu'il y est entréà reculons. Là, le chroniqueur quotidien que jesuis trouve ce détail intéressant, et exploitableparce que la politique aide à décortiquer l'âme hu-maine au-delà des individus et des particularitésdu moment ou du lieu. Sans doute faut-il y trou-ver le succès médiatique des histoires de BillClinton et Monica Lewinsky, Tiger Woods, Ber-lusconi, qui ne sont, in fine, que de la comédie deboulevard. Le sexe, les coucheries, comme ledessin de presse, font tomber les masques. Fran-çois Hollande et Julie Gayet, c'est pareil, un idéalqui vire au trivial. Le paroxysme en la matièreétant l’affaire DSK : voici un économiste brillant,qui a tout compris avant les autres, qui lors de sonacte de contrition cathodique chez Claire Chazalen septembre 2011 fait une démonstration remar-quable sur l'état de l'économie grecque. Voilà leprésident du FMI qui a la planète à ses pieds, quetout le monde imaginait futur président de laFrance, mais qui se tape à la va-vite une femmede chambre. Tout le glacis social disparaît à la se-conde où il laisse parler sa pulsion. L'homme po-licé, éduqué, contrôlé et entraîné aux médias est

Ces contraintes sont-elles si négatives ? Je penseaux grands créateurs de la Renaissance parexemple, Vinci, Michel-Ange, Titien, Véronèse ettous les autres, soumis à des programmes dras-tiques de la part de leurs mécènes et commandi-taires aux exigences parfois capricieuses etirrationnelles. Cela n'a en rien empêché la créa-tion de chefs-d'oeuvre. — La manière dont je tente d'y répondre est deviser l'universalité, même si je traite d'une bis-brouille entre partis politiques. Derrière, il y atoujours des êtres humains, des comportementsuniversels. Le monde a complètement changé enune petite décennie, entre d’une part les attentatscontre les Twin Towers à New York et de l’autrela révolution tunisienne. A peine dix ans, pendantlesquels le monde a basculé. On est passé durantcette décennie de Jean-Paul II en poste plus devingt-cinq ans à Benoît XVI, qui démissionne ra-pidement, fait rarissime. La France a vécu trenteannées dans le duel Mitterrand-Chirac, mais ilsdisparaissent d'un coup de la scène active. Inter-net, devenu populaire, a aussi changé la manièrede voir le monde. La crise financière de 2008 acontraint les gens à revoir un modèle qu'ils pen-saient bâti pour des siècles. La même année, auxÉtats-Unis, le premier président noir est élu. 2011a été une année exceptionnelle, je pense à Fukus-hima, sans compter qu'en Belgique il y eut cetteinterminable crise gouvernementale. Aujourd'hui,

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ainsi subitement (re)devenu bestial. L'animal decirque retrouve une sauvagerie si longtempscontenue. Le barrage pète. Voilà la fascination,car nous savons aussi que cela peut arriver à n'im-porte qui, n'importe quand, sans prévenir. Je nedis pas que tous les hommes sont des détraquéssexuels, mais que notre métier de dessinateur depresse consiste à enlever le glacis social et inter-roger l'inconscient collectif qui se cache derrièrechacune de ces péripéties apparemment superfi-cielles.

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DSK - L’Echo du 20 septembre 2011. © Nicolas Vadot

issu de l'ère numérique ? — La forme de mes BD est peut-être trop hy-bride. Et peut-être trop cérébrale car je m'interdisd'y être instinctif. J'aime trop manier les conceptsvisuels. En lui-même le dessin m'ennuie, je leconsidère comme un simple vecteur. Norbertl'Imaginaire est un croisement, à mi-chemin entrela BD et le dessin de presse car tout y est affaired'images mentales, de tracé enfantin qui joueavec des concepts d'adultes, des couleurs tran-chées qui en effet séduisent peu, me rappelant laformule de Picasso : «Là où il y a du gris, je metsde la couleur». Pourquoi faire un ciel bleu réalistesi la narration est plus juste avec un ciel vert ?Quant à la grille blanche qui saute aux yeux, ellepermet d'oublier le format des cases. Chacune demes planches est conçue comme une espèced'équation à la fois mathématique et sensible, hy-bride comme la peinture de Mondrian qui dansealors qu'elle n'est faite que de lignes droitesnoires. Ou Bonnard dans le sens opposé, un fruitconfit en attente d'être dégusté par les yeux.

Tu viens d’utiliser deux fois le mot «hybride»,parlant à la fois de BD, de dessin de presse, depeinture. Or, l'Histoire montre que les premiersdessinateurs de presse sont à la fois des humo-ristes graphiques et des peintres sérieux, lesfrères Carrache, Le Bernin, Hogarth, plus prèsde nous Daumier, Nadar (excellent dessinateur,

N'est-ce pas aussi ce qui nourrit tes BD, parexemple, où la trame commune est de savoir quicommande, la raison, l'inconscient, la dépres-sion, la pulsion… — Ou l'imaginaire. Ou le coup de foudre que l'onne peut prévoir et qui vient d’ailleurs. J'ai l'im-pression que Norbert l'Imaginaire est la pluscomplète de mes histoires, celle qui contient toutce menu, et qui débouche sur le compromis entretoutes les parties. Toutefois, malgré l'intérêt théo-rique que peut avoir un tel scénario, et peut-êtreà cause de cet intérêt, le succès commercial n'apas été au rendez-vous. Je reste néanmoins per-suadé qu'un jour cette série trouvera sa place,sous forme de bande dessinée ou autre. C’estjusqu’à présent mon vrai rendez-vous raté avecle succès…

À condition que le succès soit lié à la qualité descontenus, ce qui n'est pas toujours le cas. Laforme me semble tout aussi importante, et sou-vent prime sur le fond. Quand je relis tes albums,l'évidence de la grille blanche qui sépare lescases saute aux yeux et rappelle peut-être un peutrop les «vieilles» BD. De même la blancheur dupapier de fond qui contraste si fort avec les cou-leurs tout en nuances. Pourquoi, à l'âge du nu-mérique, ne pas travailler sur des fonds colorés,et amplifier la séduction visuelle ? Pourquoi nepas affirmer plus franchement que ce travail est

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Il devient moins lisible car l'ensemble serait unesorte de bavardage graphique, du bruit visuel.Pour le prochain album BD, je pensais arrêter lescrayonnés et tenter de travailler directement parencrage, pour ne plus tricher avec le trait. Laligne claire est un juge de paix en matière detenue d’un dessin : il n’y a qu’un trait et il a inté-rêt à être bon. Il est plus facile de faire une belleombre en crayonné avec des prétentions artis-tiques que de produire un seul trait, clair, net, etjuste du premier coup. Jamais le beau geste nem'a excité. Si, devant un dessin de presse j'en-tends dire «Quel beau dessin», je pense que c'estplutôt mauvais signe car son but n'est pas la per-formance. Jamais devant Marec, mon confrèreflamand, tu ne dis que le dessin est beau. Pour-tant, quelle efficacité ! Je trouve symptomatiquequ'à chaque rencontre avec des étudiants de gra-phisme communicationnel, on ne me pose quedes questions relatives à l'esthétique. Je l'admetspour la BD qui a un statut plus proche de l'art,mais jamais pour le dessin de presse. L’esthétiqueest au service de la narration, et non l’inverse.Ceci dit, après avoir fait plusieurs bouts d’essaidu prochain album à l’encre, ça ne fonctionnaitpas… et je suis donc retourné à la technique quiétait celle de Maudit Mardi : de grandes cases aucrayon remontées ensuite dans Photoshop. Pour-tant, je ne suis pas encore satisfait, il y a moyend’aller plus loin, d’explorer d’autres voies. Ré-

on l'oublie), Gustave Doré. La caricature, quis'établit comme genre au début du XVIIe siècleenfantera assez vite le dessin humoristique et ledessin de presse, tandis que la BD est un avatarplus récent, enfant de la presse imprimée du XIXe.Je veux dire par là que ce côté hybride est peut-être dans la nature même de ces pratiques, unede leurs spécificités et non pas un défaut. — Le Fifre de Manet a été mon premier choc pic-tural au musée d'Orsay en 1989. Deux mètres cin-quante de haut, des couleurs violentes, en à-plat,qui m'ont introduit à voir ensuite la picturalité deVelasquez, Caravage, Titien. Manet, qui est selonmoi un des inventeurs de l'art moderne, avecCourbet et Turner. Tous les trois sont à la limite,un pied dans l'art ancien, l'autre dans l'art mo-derne. Sans doute que je m'y retrouve à cause deleur côté hybride, en transition constante entredeux mondes.

La plupart des artistes que tu cites sont des colo-ristes notoires. Or, tu sembles englué dans tontracé de contour, noir, charbonneux comme de lapoussière. Ne pourrait-il et ne devrait-il pas luiaussi se soumettre à la logique de la couleur ?— À l'âge du numérique, on est capable en effetde dessiner en couleur, avec toutes les couleurs,à l’infini. Je l'ai jadis expérimenté dans les des-sins de presse, durant deux ans, mais j'y ai re-noncé car il me semble que cela déforce le dessin.

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objets ou des choses, par exemple lorsque je des-sine une tempête de neige je ne fais que quatreou cinq flocons différents, que je répète dans uneautre configuration et ainsi de suite…

sultat, le projet est actuellement en jachère, il abesoin de décanter encore un peu, graphiquementparlant… Et puis il est en train de monter en moi.Il faut lui laisser le temps…

À propos de Turner encore. Ses tableaux sontcomme une immense chaudière, l'intérieur d'unmoteur, une fusion d'énergie, un maelström, unmagma qui est infiniment petit et infinimentgrand. Quelques-uns de tes dessins m'y font pen-ser, dans une forme plus contemporaine évidem-ment, j'y vois le même entassement quantitatifd'objets ou d'humains qui s'empilent les uns surles autres comme dans un dépotoir. À premièrevue, il s'agit d'un foutoir dans lequel tout se fondet se confond, comme de la bouillie bouillante !— Ce désordre est pourtant tout à fait construit.Si tu prends ce dessin consacré à la surpopulation(voir page 80), en effet des centaines de person-nages s'y trouvent. Pourtant, je n'en ai dessiné quequatre : un Noir, un Indien, un Jaune, un Blanc.En quelques clics d'ordinateur, j'en ai fait desfemmes, ce qui me donne une batterie de huit per-sonnages. Le reste c'est du clonage, via Photo-shop, à partir d'un même original. C'est d'ailleursun de mes grands plaisirs, dessiner des foules dif-férenciées à partir de la répétition d'une seulebase de départ. Exactement comme à grandeéchelle, tous les humains sont pareils hormisquelques variations de détail. Cela vaut pour des

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C'est curieux, je te parle de la chaleur de Turneret tu réponds par la froideur de flocons de neige!Le chaud-froid qui est aussi une des composantesde toute bonne cuisine ! — Comment trouver la bonne température pourle bon produit au bon moment ? Pourquoi ce re-froidissement ? Ne devrais-je pas conserver lachaleur des premiers jets ? Pourquoi les dessinstels que je les fais sur scène en direct avec Impro-Justicia ne pourraient-ils pas passer tels quelsdans le journal ? Non, parce que je sens que cetteimprovisation n'est pas suffisamment chargée. Jerefroidis pour analyser et ensuite ajouter deschoses qui autrement manqueraient. Je suis unfils d'Hergé, le maître absolu de la narration pourqui chaque détail est réfléchi et nécessaire. Rienne lui échappe, il cerne tout, au propre comme aufiguré. J'ai adopté son processus, partir d'es-quisses chaudes qui sentent la rage, et refroidirprogressivement pour ne garder que ce qui sert lanarration. Jamais le dessin chez Hergé ne peut nine doit se lire comme une virtuosité quelconque.Le dessin est au service de ce qu'il raconte. Dansde nombreuses interviews, il répète qu'il est avanttout un raconteur d'histoires. Un détail technique:il utilisait la règle pour ses crayonnés, jamais pourses encrages, afin de garder de l’émotion dans letrait. Je fais pareil.

Improviser, contrôler, chaud, froid, Turner,

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Surpopulation - Le Vif/L’Express du 3 novembre 2011. © Nicolas Vadot

— Quand j'étais gamin, j'étais supporter ferventdes Girondins de Bordeaux, entraînés à l'époquepar Aimé Jacquet. En 1985, ils n'ont pas perdu unseul match à domicile et n'ont encaissé que vingt-sept buts. Or, tout le monde les critiquait pour larigueur peu spectaculaire de leur jeu. N'empêche,c'est en appliquant la même recette que les Bleussont devenus champions du monde en 1998, en-traînés par le même Aimé Jacquet. Cette équipede Bordeaux me faisait rêver, parce qu'elle jouaitcomme une équation, sans jamais la moindre er-reur. À l'inverse, la moindre erreur de l'adversairese traduisait en but. Du grand art. Michel Platini,qui a joué une bonne partie de sa carrière en Ita-lie, disait que lorsqu'un match se terminait par un0-0 là-bas, c'était un bon match puisque cela si-gnifiait qu'il n'y avait pas eu d'erreur. Un Italienpréfère un 0-0 à un 4-4. Disons que je rêveraisd'un catenaccio graphique. Lors de la réalisationde Norbert l'Imaginaire, Olivier Guéret racontaitcombien il aimait me voir dessiner des machinesloufoques qui ne servent à rien. J'y passais untemps fou tout en prenant beaucoup de plaisir. Jesais d'où cela vient. Lorsqu'il y a bien longtemps,je vivais chez mes parents, il y avait une piscinemais je préférais passer du temps dans la salle desmachines, fasciné par tous ces tuyaux et ces tur-bines à l'intérieur desquelles il se passe tant dechoses invisibles mais qui déclenchent l'imagina-tion. J'adore aussi dessiner des villes. Pour la cré-

Hergé. Ce que l'on appelle la ligne claire est unimpératif de la photogravure, technique del'époque. C'est la meilleure façon à ce moment derendre une image lisible. Je prétends que ceuxqui y voient un choix esthétique se trompent. Or,les techniques ont changé. Avec le numérique, onpeut se permettre bien d'autres choses. — Le numérique est un outil, pas un but en soi.Hergé est comme Manet, ancien peut-être maistoujours bien présent dans la manière d'élaborerune image. Manet, c'est la ligne claire en pein-ture, comme Hergé en bande dessinée. On pour-rait même prétendre qu'Andy Warhol fait partiede la famille, lui aussi un froid qui ne travailleque sur des intensités chaudes, un «control-freak»dans le dérapage permanent. Il est un concepteur,présent dans l'atelier mais sans trop se salir lesmains, laissant aux assistants le soin de réaliserce qu'il imagine. Aujourd'hui, le processus estidentique pour Wim Delvoye qui délègue la plusgrosse partie de la réalisation de son oeuvre.Après tout, un architecte ne doit pas être son pro-pre maçon !

Ne trouve-t-on pas ici le problème identique à celuide football, où les meilleurs joueurs ne font pas né-cessairement les meilleurs entraîneurs ? Il s'agit dedeux métiers différents. Et sur le terrain, le joueurdoit à la fois appliquer les consignes, mais êtrecréatif et inattendu afin de surprendre l'adversaire.

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hors de cette tour d'ivoire. La BD est un challengeoù je ne me repose pas sur ce que je sais déjàfaire.

En peinture, la distance idéale pour voir un ta-bleau est celle du pinceau au bout du bras dupeintre. Peut-être d'ailleurs le numérique permet-il quelque chose de similaire dans sa capacité àdescendre jusqu'au pixel de base qui seraitcomme le grain de la toile jadis. Ce besoin du dé-tail invisible fait partie de la perfection de l'écri-vain qui réécrit dix fois sa phrase pour trouver leplacement juste d'une virgule. Comme un toutgrand cuisinier dépose au bon moment le petit in-grédient qui fait la grande différence. — La qualité est dans cette nuance, invisible maisressentie par les autres sens.

Le dessin de presse souffrirait-il d'une sorte decomplexe d'infériorité ? J'ai l'impression que sou-vent tes collègues s'autoflagellent en refusant devoir en quoi ils peuvent être grands. Outre les ha-bitudes culturelles, peut-être s'agit-il d'une ques-tion de médium, car il est vrai qu'un petit bout depapier journal chiffonné n'a pas le même impactqu'une oeuvre exposée dans un musée ou le seulenvironnement impose déjà le respect. On meparle du grand nombre de déchets, mais il fautêtre d'une mauvaise foi crasse pour ignorer queles musées sont remplis de choses ennuyeuses et

dibilité, j'utilise toujours une solide base photo-graphique, et en effet, de loin, l'image semble réa-liste dans les moindres détails. Toutefois, si tut'approches, ou si comme moi tu la regardes entrès gros plan sur l'écran, tu vois une sorte d'artabstrait, un des plaisirs les plus jouissifs du dessinde BD, comme si je mangeais ces images. La vi-sion de près contredit la vision de loin. Elles tra-vaillent en deux régimes différents, commeManet, comme Velasquez. Et le grand Caravagequi, de ce point de vue, a deux siècles d'avancesur ses contemporains.

Tu viens de dire «manger les images», ce qui mefait penser à cette phrase très éclairante de PaulKlee, selon lui, il faut brouter les tableaux, lesvoir avec son museau, les renifler comme unepeau et les caresser des yeux. Quel est, selon toi,le statut du dessin de presse vu sous cet angle ? — Cette jouissance est hélas inconnue des au-teurs de dessin de presse parce qu'on ne leur de-mande pas le plaisir, mais l'efficacité. Et qu'il y abeaucoup plus facilement moyen d'y dissimulerses faiblesses. Voilà pourquoi, à défaut d'êtrepeintre, je ne peux me passer de la BD, parcequ'elle me permet d’expérimenter ce genre dechoses. La BD telle que je la conçois est un labo-ratoire, mais je sais aussi que si je ne faisais quecela, je deviendrais vite neurasthénique car j'aiaussi besoin de parler du monde, de me nourrir

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de son humilité, sans tomber dans la prétentionpour autant, qu'il se fasse entendre et surtout res-pecter. — Lorsque j'ai eu le plaisir d'exposer au Muséede l'armée avec Marec, nous avons montré desagrandissements numériques géants réalisés àpartir de nos miniatures quotidiennes, et ça don-nait bien. Beaucoup de gens les redécouvraienten y trouvant soudain nombre de qualités que l'onne perçoit pas en petit. Pourtant, seul le formatétait différent. Ceci me rappelle une anecdote trèséclairante : encore étudiant, je montre des dessinsde Plantu à l'un de mes professeurs pourtant loind'être un intégriste de l'Art avec un grand A. Ilme dit : «C'est QUAND MEME du beau dessin»,ce qui en dit long sur l'absence de considérationdu dessin de presse, même dans les milieux apriori favorables, spécialisés et informés…

Attention toutefois au piège où sombrent une par-tie des auteurs de BD actuelle qui s'imaginentêtre des artistes. — On en revient à l’idée évoquée du microcosmequi ramollit le cerveau autant qu’il fait gonfler leschevilles, et accessoirement le portefeuille. Lagrande force du dessin de presse réside dans lefait qu'il est l’un des derniers métiers où il n'y arien à vendre. Où il n'y a pas encore de responsa-bles commerciaux qui dictent ce qu'il faut faire,et par quel moyen y arriver. Le dessin de presse

ratées. S'ils osaient s'afficher sur le terrain del'art, les dessinateurs de presse acquéreraientune aura plus grande. Le débat n'est pas nou-veau, il faut se souvenir de l'époque où Franquin,ou Hergé, par exemple, ne prenaient aucun soinde leurs originaux et les abandonnaient à l'im-primerie, ou, incrédules, les offraient aux pre-miers admirateurs. Pour ces auteurs, ces dessinsque nous considérons aujourd'hui comme deschefs-d'oeuvre n'avaient aucune valeur. Et quefait-on aujourd'hui ? On les agrandit, morceaupar morceau, pour les vendre dans des galerieshaut de gamme parce que ces petites cases sontaussi belles et parfois bien plus belles que la plu-part des tableaux qu'elles avoisinent. Roy Lich-tenstein l'a bien montré. Les dessinateurs depresse semblent parfois trop timides, trop mo-destes, alors que leur pratique est parmi les pluscomplexes et difficiles dans la panoplie des pra-tiques artistiques contemporaines, à la croisée del'art et des médias. — Une fois sorti de son contexte informatif, ledessin de presse peut être plus ambitieux et s'ap-procher de l'affiche, voire de la peinture. Évidem-ment, il faut choisir les images adéquates, cellesqui traversent les péripéties de l'actualité, qui par-lent de l'âme humaine universelle, intemporelle,des images mentales inconscientes.

Il faut se battre pour que le dessin de presse sorte

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de presse a à voir avec la rage et la mauvaise foi.Peut-on encore être rebelle à 40 ans, lorsqu'on acharge de famille, des traites à rembourser, uneretraite à préparer, etc. ?

Ne crois-tu pas que tout coexiste, Rimbaud génieprécoce avec Titien génie tardif ? — Étant donné notre âge moyen, la plupart d'en-tre nous n'est ni l'un ni l'autre ! Le dessin depresse a quelque chose à voir avec la rébellion,avec l'adolescence, avec le fait de ne pas êtred'accord avec le monde tel qu'il est. Un dessina-teur de presse peut-il (bien) vieillir ? J'ai tendanceà penser qu'à partir du moment où cela devient«un métier», avec tout ce que cela impliquecomme éventuelles reconnaissances officielles,c'est fichu. Peut-être la poésie est-elle une ma-nière d'éviter ce piège ? Voilà pourquoi je faisaussi de la BD, et rien ne me fait plus plaisir qued'entendre et lire que mes histoires sont prochesde la poésie. Dessiner sans les contraintes du dessin de presse fige le temps, tu ne le vois paspasser, surtout la nuit quand il y a peu de sollici-tations extérieures. Tu te concentres alors sur tacase de BD, tu y passes des heures, juste pour undétail que tu ajoutes, que tu modifies ou que tuenlèves, avec le plaisir quasi sensuel du bricolagegratuit, juste pour voir.

se régénère constamment parce qu'il s'adresse auplus grand nombre. Nous faisons un métier depasseurs, de vulgarisation des élites informéesvers le grand public qui ne l'est pas forcément.Nos productions quotidiennes sont pareilles àcelles d'un boulanger qui doit livrer son painchaque jour en temps et en heure, quoi qu'il ar-rive, quels que soient ses états d'âme. Nousn'avons pas plus droit aux crampes métaphy-siques qu'un réparateur de lave-vaisselle. À nousde profiter du fait que notre métier ne soit pas en-core pris au sérieux, notamment par nos em-ployeurs qui savent que l'on n'a pas besoin dedessins pour faire un journal. C'est parce qu'onn'a pas besoin de nous que nous sommes descombattants, des survivants, pas des artistes. Lepiège se referme quand on commence à croireque l'on devient une institution. Le danger est réeltant la sclérose intellectuelle est une maladie pro-fessionnelle chez nous. Reiser y a échappé parcequ'il a eu de ce point de vue la chance de mourirjeune.

Paraphrasant Jacques Brel, un dessinateur depresse serait comme un cochon, un bourgeois,plus il devient vieux, plus il devient bête, plus ildevient con.— Cette question de l'embourgeoisement est es-sentielle, car il est tellement agréable d'y trouverson confort. Voilà le drame, sachant que le dessin

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Tu rejoins là le travail de Heath-Robinson, l'il-lustrateur anglais du XIXe siècle qui a inventé etdessiné des tas de machines absurdes, mais ri-goureusement fonctionnelles. Il faut croire quecela rencontre un besoin dans l'imagination col-lective puisqu'au début du XXe siècle l'AméricainRube Goldberg fera pareil. Plus tard et dans lechamp artistique, Tinguely, plus récemment lesSuisses Fischli et Weiss et, en extrapolant, Gas-ton Lagaffe de Franquin. — Pour Norbert l'Imaginaire, Olivier Guéret in-vente l’Émotron, un régulateur d'émotion, et medemande de le visualiser. Je lui demande à quoicela ressemble et il me répond du tac au tac :«Aucune idée». «Il n'y a d'autre solution qu'ima-giner».

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L’Emotron, Norbert L’Imaginaire, tome 1, planche 14, case 1© Lombard - 2001

(2003) inclus, j’adorais le fait qu’il construise sonmonde à lui, personnel, torturé mais tellementoriginal, au sein même de l’establishment holly-woodien. Les dessinateurs de presse font exacte-ment la même chose : ils représentent le grain desable dans un monde préordonné, grain de sablequi paradoxalement justifie et renforce ce mondeordonné. C’est Godard qui avait cette jolie for-mule : «On me dit que je suis à la marge. Maisc’est la marge qui fait tenir le cahier». EdwardScissorhands (1990), Batman Returns (1992) etThe Nightmare before Christmas (1993) sont àmon sens les trois chef-d’œuvres burtoniens, quim’ont énormément influencé et continuent à lefaire aujourd’hui. Je lisais un jour une interviewde Steven Spielberg – un autre de mes maîtres –qui disait qu’avant de tourner un film, il regardeà chaque fois son film culte, Lawrence d’Arabie,histoire de remettre les pendules à l’heure et dene pas oublier les fondamentaux du métier. Moi,avant de commencer un album, je visionne d’of-fice Heat et Edward Scissorhands. Par rapport àU2, je suis d’abord un fan inconditionnel de mu-sique, l’art le plus abstrait qui soit et le seul quel’on puisse pratiquer en tant que «consomma-teur» tout en faisant autre chose en même temps,ce qui n’est pas un luxe lorsque l’on travaille toutle temps comme moi ! Je suis devenu fan de U2sur le tard, avec Achtung Baby, paru en 1991.Voilà un groupe auquel le succès n’a jamais fait

Être un inventeur d'images est bien plus valori-sant qu'être un bon dessinateur, même si celapasse pour une part par le dessin. Mais, pour enrevenir au duo Rimbaud-Titien, ce type de créa-teur me semble bien difficile à trouver dans cemétier de par la nature même du dessin de presse.Trop jeune, tu n'as pas suffisamment de vécu oud'expérience, tu es peut-être un brin trop idéalistealors qu'une dose de mauvaise foi et d'ingratitude,voire de cynisme, est nécessaire. Trop vieux, em-bourgeoisé, tu n'as plus la hargne de la jeunesse,la faculté d'étonnement, l'indignation et la révoltenécessaires, et d'autre part tu connais toutes lesficelles du métier et tu es en face d'un rédacteuren chef ou d'un public qui te demande toujours lamême chose et surtout de ne pas les déranger. Ily a dans notre métier un côté tâcheron que jetrouve assez noble : tu proposes des trucs et on tedit parfois oui, parfois non. Tu ne peux jamais tereposer sur tes lauriers.

Connais-tu le cas d'auteurs qui ont pu se remettreainsi en question alors que leur notoriété suffi-sait?— J’ai eu deux influences majeures : Tim Burtonet U2. Tim Burton parce qu’il parle de la viejusqu’à la fin de l’adolescence et U2 parce qu’ilprend le relais, pour la vie adulte. ConcernantBurton, du temps où il faisait encore de bonsfilms, c’est-à-dire selon moi jusqu’à Big Fish

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générique du film Batman Forever (1995), il y acette phrase que j’adore : «Believe in yourselfjust as much as you doubt». Toute l’ambivalencedu groupe est là. Si je devais rencontrer Bono unjour, je pense que la première chose que j’abor-derais avec lui serait la religion, car il est profon-dément croyant et je suis totalement athée. Laconversation serait passionnante, du moins jel’espère… Il existe peu d’albums que j’estimeproches de la perfection, c’est à dire des disquesque je peux écouter d’une traite une centaine defois sans me lasser et en y trouvant toujoursquelque chose de neuf : Achtung Baby fait partiede ceux-là, au même titre que Ok Computer(1997) de Radiohead ou Songs Of Faith And De-votion (1993), de Depeche Mode, comme par ha-sard des albums sortis alors que j’avais entre 20et 26 ans et que j’étais en train de me construire…Je n’ai découvert les Beatles et Sgt. Pepper's Lo-nely Hearts Club Band que bien des années plustard. Mais mieux vaut tard que jamais… Je nesais pas si je parviendrai toujours à écouter She’sLeaving Home le jour où ma fille mettra lesvoiles… Le lien entre tous ces songwriters d’ex-ception, c’est qu’ils nous parlent d’eux-mêmestout en nous tendant un miroir. Je dis souvent quele propre d’un bon récit, c’est de raconter sa pro-pre histoire en donnant au lecteur l’impressionqu’on lui raconte la sienne… Le miroir est de-venu une figure imposée dans chacun de mes al-

perdre la tête, qui a toujours cherché à innover età se remettre en question, notamment avec Ach-tung Baby, «le son de quatre gars passant le Jo-shua Tree (sorti en 1987, l'album de laconsécration internationale pour U2) à la tronçon-neuse», comme disait Bono. Mais il y a plus queça : l’intégrité artistique du groupe n’a jamais étéprise en défaut, ils n’ont jamais surfé sur la mode.On les adore où on les déteste, mais ils ne laissentjamais indifférents.

Et au départ, ils ne semblent pas spécialementdoués.— Ils le reconnaissent bien volontiers : ils ontcommencé en étant très mauvais. Ils ont écritleurs propres chansons parce qu’ils étaient tech-niquement incapables de reproduire celles des au-tres. Leur musique ne ressemble à aucune autreet les textes de Bono sont d’une tenue et d’uneprofondeur qui laissent la concurrence très loinderrière, sauf peut-être Roger Hodgson, de Su-pertramp, dont les paroles de chansons commeTake The Long Way Home, Hide In Your Shell ouLogical Song voyagent avec moi en permanence.Il y a également chez U2 ce paradoxe constantentre une ambition démesurée et une humilité parrapport à ce qu’ils font et au résultat qu’ils espè-rent donner à leur fans (d’où la phrase mise enexergue au début de ce livre). Dans Hold Me,Thrill Me, Kiss Me, Kill Me, composée comme

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choix, que j’estime avoir non pas envie, mais be-soin de les faire. Mais je dois à chaque fois mefaire violence, car je sais qu’un album va meprendre deux ou trois ans, me bouffer du tempset de l’énergie pour, plus que probablement, faireun bide commercial et me rapporter des caca-huètes. Mais quand on aime…

Cette Conversation avec… s'est tenue à Bruxelles au prin-temps 2014 et a été complétée au printemps 2015.

bums, tu peux aller vérifier…

As-tu des albums référence en BD ? — Oui, que je relis systématiquement avant defaire un nouveau livre : QRN sur Bretzelburg deFranquin, La Débauche de Tardi et Pennac, et,évidemment, Tintin au Tibet, d'Hergé.

Y vois-tu un fil conducteur, que l'on retrouveraitdans l'ensemble de tes propres albums ? — Je raconte toujours l’histoire d’une seule etmême personne, à différents stades de sa vie : lapost-adolescence avec Norbert L’Imaginaire, latrentaine avec Neuf Mois (et la question de la pa-ternité), la quarantaine avec Maudit Mardi et lavieillesse avec 80 jours. Il me reste donc un trouà combler entre 40 et 80 ans, ce que je m’apprêteen partie à faire avec un nouveau projet baptiséL’Audace, l’histoire d’une rockstar sur le retourqui échange sa place avec celle d’un sémillantbusinessman de 50 ans. La crise de la cinquan-taine et les rêves évanouis seront au cœur du pro-jet. Je ne sais pas encore si je vais le dessinermoi-même ou bien le faire dessiner par un autre,voire, troisième hypothèse, le laisser dans mescartons en compagnie de nombreux autres, éga-lement inaboutis. Mes projets en bande dessinéeont toujours fonctionné de la même manière : ilsmettent plusieurs années à mijoter, et puis ils sor-tent. Et je ne m’y mets que lorsque je n’ai plus le

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Nicolas Vadot est né le 17 juin 1971 à Carshaltonen Grande-Bretagne, et possède la triple nationa-lité franco-britannico-australienne. De mère an-glaise et de père français, il passe sa jeunesse enHaute-Savoie avant de vivre trois ans dansl’ouest parisien, puis d’émigrer à Bruxelles à 17 ans, l’année où il décroche son baccalauréatau Lycée français. Il entreprend ses études supé-rieures à l’Erg, dont il sort diplômé en 1993. Du-rant sa dernière année d’études, ses premiersdessins sont publiés dans le magazine satiriquePan. Son premier dessin publié dans Le Vif/L’Ex-press apparaît dans les pages «Repères» du 10 décembre 1993. Suivent trois années difficilesdurant lesquelles il publie à peine une vingtainede dessins par an, tout en travaillant comme agentd’accueil à l’UGC De Brouckère, au centre deBruxelles, pour pouvoir boucler ses fins de mois.Après un passage infructueux de dix mois à Parisen 1996, il revient vivre à Bruxelles et commenceà vivre de son métier, décrochant en 1999 sa pagehebdomadaire dans Le Vif, La Semaine de Vadot.Il est également en charge de la page 3 du maga-zine depuis 2007. Sollicité par la rédaction duquotidien financier L’Écho en 2008, il y entameune collaboration quotidienne, en plus du Vif. Ilobtient par ailleurs le deuxième prix du PressCartoon Belgium en 2011 et 2012, ainsi que letroisième prix du Press Cartoon Europe en 2011.Plusieurs recueils de ses dessins ont été publiés,

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Maudit Mardi, tome 2, planche 103. © Sandawe - 2012

Vincent Baudoux Formé à l’art contemporain et à la publicité, Vin-cent Baudoux est l’un des fondateurs de l'Erg en1972 (École de Recherches Graphiques des Ins-tituts Saint-Luc à Bruxelles) où il a longtemps as-suré l'orientation Communication visuelle tout ense spécialisant dans le dessin d'humour et d'hu-meur, le dessin de presse. Il débute sa carrièredans la conception et la réalisation audio-visuelleculturelle avec, notamment, Europalia, Le muséeimaginaire d'Hergé, Le théâtre de la balançoire.Conférencier au Palais des Beaux-arts deBruxelles pendant vingt ans, il a aussi fait partiedu comité de rédaction de 9ième Art à Angoulême,publié et assuré de nombreuses présentations etconférences tant en Belgique qu'en France, col-laboré à la revue Alice avec des textes concernantles grands dessinateurs-imagiers contemporains(Sempé, Franquin, Norman Rockwell, Gary Lar-son, Bill Watterson, Steinberg). Commissaired'expositions, dont Quick et Flupke, ketjes deBruxelles, Cent ans des Instituts Saint-Luc, Le 9e

Rêve 6, Quarante ans de l'option Bande dessinée,Illustory, etc. Il a écrit Les dessous du Chat, pre-mier livre consacré à Philippe Geluck (Le Hêtrepourpre, 1996), et a été l'initiateur de la grandeexposition dudit à Paris. Participation à 100 casesde maîtres (Jijé, Schulz, Watterson, Uderzo, Fran-quin, Crumb, McKean, Reiser). Auteur de Inven-taire, monographie consacrée à Josse Goffin.

dont 20 ans à Vif à La Renaissance du livre en2013. Il est par ailleurs membre actif de l’asso-ciation Cartooning for Peace. En 2011, il estcontacté pour rejoindre l’équipe d’Olivier Mons-sens, en charge de l’émission satirique on N’estPas Rentré sur les ondes de la Première, qui du-rera trois saisons. Parallèlement à son métier dedessinateur de presse, Nicolas Vadot est égale-ment auteur de bandes dessinées et a publié à cejour sept albums: trois tomes de Norbert L’Ima-ginaire aux éditions du Lombard, entre 2001 et2004 (réédité sous forme d’intégrale en 2012), encollaboration avec Oliver Guéret, avec lequel ilpublie également 80 Jours, en 2006, aux éditionsCasterman. Puis il continue en solo, d'abord avecNeuf Mois (Casterman, 2009), et enfin avec lesdeux tomes de Maudit Mardi, parus en 2011 et2012 aux éditions Sandawe, projet financé grâceau crowdfunding. Son dernier recueil en date,Sept ans de bonheur, a lui aussi été édité de lasorte et sort à l’automne 2015. Marié et père dedeux enfants, Nicolas Vadot a passé six ans enAustralie, entre 2004 et 2010, et vit aujourd’huià Bruxelles.

www.nicolasvadot.com

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Participation à Vingt ans à Vif dédié à NicolasVadot. Consultant et commissaire associé pour denombreuses expositions chez Seed Factory,Bruxelles, notamment Le 75ième anniversaire deSpirou, That's all Folks !, Fortuna, Pen is Art.Membre actif du Press Cartoon Belgium depuissa fondation en 1999, et plus récemment du PressCartoon Europe. Jusqu'à 77 ans, il publiera unmodule Quick et Flupke dans chaque numéro dela revue des Amis de Hergé.

Aux éditions Tandem, Conversation avec Ever Meulen, 2002, Conversation avec Pierre Kroll, 2012, Conversation avec Josse Goffin, 2013, Conversation avec Nicolas Vadot, 2015, En préparation, Conversation avec Royer, etConversation avec Johan de Moor.

[email protected]

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Ce quatre-vingt- quatrième titre� de la collection « Conversation avec... »

tiré à quatre cents exemplaires� sur papier Conqueror, 100 g�

a été achevé d’imprimer �le 1er septembre 2015 sur les presses de l’imprimerie Diatex à Clermont

pour le compte des Éditions Tandem sises, 42, place d’Hymiée�

6280 GERPINNES - Belgique.

30 exemplaires sont accompagnés

d’un tirage numérique,signés et numérotés.

© Nicolas VadotVincent Baudoux

Dépôt légal D/2015/5200/5ISBN 978-2-87349-123-9

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Bernard Van den Driessche62. Horia Damian/Ben Wéry63. Marcel Moreau/François Spricigo64. André Lambotte/Maxime Longrée65. Jean-Pierre Point/Vincent Cartuyvels66. Jephan de Villiers/Arnaud Matagne67. Claude Viallat/Ben Durant68. Nathalie Grall/Nadine Ribault69. Lucien Kroll/Yvonne Resseler70. Lionel Vinche/Claude Haber71. Werner Cuvelier/Léon Wuidar72. Roger Dewint/Ben Durant73. Pierre Kroll/Vincent Baudoux

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