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The South Carolina Modern Language Review Volume 6, Number 1   46 Ambig uïté n arrat ive et f ragme ntat ion dans Dora B ru de r   de Patrick Modiano by Dominique Linchet  Birmingham-Southern College Jean-Patrick Modiano est né à Boulogne -Billancourt le 30 juin 1945, d’un père  juif et d’une mère d’origine fl amande. Ses parents se connurent et se marièrent durant l’Occupation et Patrick naquit quelques mois après la Libération. Modiano passa sa  jeunesse à Paris, dans un appartement avec vue sur la Seine et le quai Conti. Son frère cadet, Rudy, mourut enfant. Son père ne semble pas avoir été très pr ésent durant l’enfance de l’écrivain ; il est vraisemblable que ses parents se soient séparés lorsque Patrick était encore enfant. Modiano fit une année d’études universitaires en 1966 mais ne poursuivit pas au-delà. Marié en 1970 , il réside maintenant à Paris avec sa femme et ses enfants, et vit des revenus de ses publications. Jusqu’ici, Modiano a publié vingt romans ainsi que des nouvelles et le script du film de Louis Malle, Lacombe Lucien . Il obtint le Prix Fénéon en 1968 pour s on premier roman,  La place de l’étoile , une œuvre dans laquelle il aborde e ntre autre le problème de l’identité juive.  Dora Bruder , publié en 1997, s’inscrit au sein d’un corpus dont une des  préoccupations centrales est également la recherche d’une identité—à la fois personnelle et collective—à travers la reconstruction minutieuse d’événe ments situés durant l’Occupation allemande. Comme le note Katheryn Wright : Modiano’s novels are voyages into the past by first-person narrators who sift through memori es in search of a personal and collective identity. The space in which they move is characterized by instability, chance encounters, and compromise. It is a f ragile, dysfunctional world in which

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The South Carol ina Modern Langu age Review Volume 6, Number 1  

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Ambiguïté narrative et fragmentation dans Dora Bruder  de Patrick

Modiano

by Dominique Linchet

 Birmingham-Southern College

Jean-Patrick Modiano est né à Boulogne-Billancourt le 30 juin 1945, d’un père

 juif et d’une mère d’origine flamande. Ses parents se connurent et se marièrent durant

l’Occupation et Patrick naquit quelques mois après la Libération. Modiano passa sa

 jeunesse à Paris, dans un appartement avec vue sur la Seine et le quai Conti. Son frère

cadet, Rudy, mourut enfant. Son père ne semble pas avoir été très présent durant

l’enfance de l’écrivain ; il est vraisemblable que ses parents se soient séparés lorsque

Patrick était encore enfant. Modiano fit une année d’études universitaires en 1966 mais

ne poursuivit pas au-delà. Marié en 1970, il réside maintenant à Paris avec sa femme et

ses enfants, et vit des revenus de ses publications.

Jusqu’ici, Modiano a publié vingt romans ainsi que des nouvelles et le script du

film de Louis Malle, Lacombe Lucien. Il obtint le Prix Fénéon en 1968 pour son premier

roman, La place de l’étoile, une œuvre dans laquelle il aborde entre autre le problème de

l’identité juive.  Dora Bruder , publié en 1997, s’inscrit au sein d’un corpus dont une des

 préoccupations centrales est également la recherche d’une identité—à la fois personnelle

et collective—à travers la reconstruction minutieuse d’événements situés durant

l’Occupation allemande. Comme le note Katheryn Wright :

Modiano’s novels are voyages into the past by first-person narrators who

sift through memories in search of a personal and collective identity. Thespace in which they move is characterized by instability, chance

encounters, and compromise. It is a fragile, dysfunctional world in which

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the past is superimposed on the present and where the memory that retains

that past is as fragmented as the world it portrays. (265)

Dans cette étude, j’aimerais me pencher sur la technique narrative de Modiano, en

 particulier sur ce que j’appellerai ici, faute d’une meilleure caractérisation, la

fragmentation du discours modianien. Je tâcherai de montrer que l’ambiguïté narrative,

l’apparent chaos de sa narration, ainsi que les hésitations et incertitudes du narrateur,

reflètent une réticence à se souvenir avec cohérence et de façon uniforme, de la période

traumatique de l’occupation. Je montrerai aussi que le seul point d’ancrage de la quête

menée par le narrateur de Dora Bruder  semble se situer dans la topographie parisienne ;

il suggère selon moi le poids et la responsabilité qui pèsent encore aujourd’hui sur la ville

et ses habitants, témoins de l’occupation.

 Dora Bruder  retrace l’enquête anxieuse et décousue des derniers moments d’une

adolescente avant son internement à Drancy puis sa déportation à Auschwitz. L’ouvrage

débute avec la voix du narrateur qui explique comment en 1988, il trouva, par hasard

dans « un vieux journal, Paris-Soir , qui datait du 31 décembre 1941 » ( Bruder  7) l’avis

de recherche placé par les parents d’une jeune fille juive de quinze ans. Cette annonce

lance Modiano sur la trace de la disparue, et en quête de réponses pour savoir comment

Dora, en pleine occupation, s’échappa du pensionnat catholique où on la cachait, et ce

qu’il advint d’elle. Le seul document que le narrateur déclare avoir trouvé et où le nom

de Dora est mentionné, est une liste de juifs déportés de Drancy à Auschwitz en

septembre 1942. Outre ces deux documents, il ne trouve rien de concret. Cela

n’empêche toutefois pas le narrateur de poursuivre sa recherche, de tenter d’élucider le

mystère de la disparition de Dora, et de combler les lacunes de son enquête à l’aide de

spéculations et de questions qui demeurent pour la plupart sans réponse.

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Tout au long du récit, le narrateur essaie d’obtenir des renseignements, soit par

l’intermédiaire de documents (annonces de journaux, photos, lettre d’un homme

appartenant au même convoi que Dora etc.)i, soit grâce à des conversations entreprises

avec des témoins oculaires (cousine de Dora, par exemple) ou des contemporains de la

 jeune fille (un brocanteur qui aurait pu la rencontrer). Malgré ses efforts apparents pour

fournir au lecteur les détails les plus minutieux de la vie et du destin de Dora, son récit est

fait de bribes et d’anecdotes décousues. Il passe de façon arbitraire, du récit de sa

recherche sur le destin de Dora, à des souvenirs personnels d’enfance et d’adolescence,

ainsi qu’à des passages qui relatent des épisodes de la vie de son père durant

l’occupation. Parlant par exemple de la fugue de Dora du pensionnat où elle avait trouvé

refuge, il se souvient de la sienne :

Je me souviens de l’impression forte que j’ai éprouvée lors de mafugue de janvier 1960 (77)

Ailleurs, le narrateur imagine une rencontre entre son père et Dora lors de son arrestation:

C’était en février pensai-je qu’ »ils » avaient dû la prendre dans leurs

filets […] Ce mois de février, le soir de l’entrée en vigueur de l’

ordonnance allemande, mon père avait été pris dans une rafle, auxChamps-Elysées […] Ils l’avaient embarqué. Dans le panier à salade

qui l’emmenait des Champs-Elysées à la rue Greffulhe, siège de la

 police des questions juives, il avait remarqué, parmi d’autres ombres,

une jeune fille d’environ dix-huit ans […] Alors, la présence de cette jeune fille dans le panier à salade avec mon père et d’autres inconnus,

cette nuit de février, m’est remontée à la mémoire et bientôt je me suisdemandé si elle n’était pas Dora Bruder […] Peut-être ai-je voulu qu’ils se croisent, mon père et elle, en cet hiver 1942. Si différents qu’ils

aient été, l’un et l’autre, on les avait classés, cet hiver-là, dans la

même catégorie des réprouvés. (62-3)

La narration est donc de nature fragmentaire : la quête de Dora est interrompue par des

associations apparemment autobiographiques, des passages traitant de son père, ainsi que

des éléments contextuels historiques et littéraires associés à l’occupation (collaboration et

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déportations en particulier), mais pas directement liés à la disparition de Dora, événement

sur lequel est pourtant centré le récit.ii  Des critiques ont appelé ces phénomènes

« dispersion narrative ». Marja Warehime, par exemple, remarque que Rue des Boutiques

Obscures, un autre roman de Modiano, est divisé en courts chapitres de longueurs variées

et présentant entre autre tantôt une série de photos, tantôt une annonce de journal, tantôt

un retour en arrière en apparence biographique. (Originality 337)

De même et d’emblée, le lecteur se voit mené à mettre en question la compétence

de la voix narrative, celle de ce « je » qui se charge de témoigner sur une époque et une

 page d’histoire qu’il n’a pas lui-même vécues. Au début du quatrième chapitre en effet,

après nous avoir appris la naissance de Dora le 25 février 1926 ainsi que sa disparition

durant l’hiver 1942, le narrateur nous informe qu’en 1965, « il eut vingt ans à Vienne »

( Bruder  21) et qu’il n’a donc pas eu direct accès, en tant que témoin, à la période et aux

événements qu’il décrit dans son roman. En outre, il reconnaît sa propre insignifiance

lorsqu’il déclare « Je n’étais rien » (8). Il note aussi sa confusion quant aux périodes dont

il se souvient :

Les perspectives se brouillent pour moi, les hivers se mêlent

l’un à l’autre. Celui de 1965 et celui de 1942. (10)

De plus, l’enquête est également mise en doute par l’usage fréquent de la forme

interrogative. Les questions sur le sort de Dora abondent, ainsi que des expressions qui

mettent en doute la fiabilité du narrateur : « Comment le savoir ? » (22), « Qui sait ? »

(59), la répétition de « peut-être » (22, 35, 40, 47, 59, 63, 73, 76, 110, 117, 129), « j’/on

ignore » (59, 74, 88), « j’hésite » (14), « je devine » (39),« il est probable » (23), « je

suppose » (25, 39, 58) « on imagine » (76),« on ne saura jamais » (76, 108), « il se peut »

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(64). Autant d’éléments narratifs qui diminuent la confiance que le lecteur aurait pu

 porter au narrateur.

Finalement, lorsqu’il ajoute des détails à l’histoire de Dora, il ne cite pas souvent

ses sources. Il écrit par exemple « je ne suis jamais allé vérifier » (8), « je n’ai trouvé

aucun témoin, aucun indice » (89) et « j’en étais réduit aux suppositions » (61). Parfois,

il informe directement le lecteur de certains détails non fondés :

Ainsi, j’ai fini par savoir que Dora Bruder et ses parents habitaient déjàl’hôtel du boulevard Ornano dans les années 1937 et 1938. Ils occupaient

une chambre avec cuisine au cinquième étage, là où un balcon de fer court

autour des deux immeubles. (13)

De même, lorsqu’il parle des parents de Dora, il spécule sur leurs conditions de vie sans

raison apparente :

Les années qui ont suivi leur mariage, après la naissance de Dora, ils ont

toujours habité dans des chambres d’hôtel. (27)

Ou, lorsqu’il cite ses sources--un membre de la famille Bruder, par exemple--il souligne

leur manque de fiabilité :

J’ai retrouvé une nièce d’Ernest et de Cécile Bruder. Je lui ai parlé

au téléphone. Les souvenirs qu’elle garde d’eux sont des souvenirsd’enfance, flous et précis en même temps. (28)

Et un peu plus loin :

D’après sa nièce, elle était employée dans un atelier, du côté de

la rue du Ruisseau, mais elle n’en est pas sûre. (31)

Il note aussi l’inutilité de sources possibles :

Tant que je n’aurai pas recueilli le témoignage de l’une de ses anciennes

camarades, je serai réduit aux suppositions. […]Mais après tout, qu’aurait-elle pu m’apprendre ? (42-3)

L’enquête de détective à laquelle se livre le narrateur de façon apparemment

minutieuse, ne présente donc pas les caractéristiques qui permettraient au lecteur de lui

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accorder crédence. Parlant d’autres romans de Modiano, Paul Raymond Côté a noté « un

style où domine une vision fragmentaire et onirique de l’enfance, où sont privilégiés

l’énigme, le flou et l’incertain. » (316) Alan Morris quant à lui remarque :

Modiano’s protagonists, understandably, would always like to knoweverything there is to know about the années noires, but they are

for ever frustrated […] Fragmentation occurs, vagueness creeps in,

and doubts crop up, the formal result of which is that, along side thewealth of precise detail in the oeuvre modianesque, we also get the exact

opposite: absences, omissions and blank space—all of which are signs of an

inability to remember which leads us back to amnesia. (236)

Bref, la quête ne mène qu’à l’incertitude et à l’effritement; les questions abondent,

les pistes se disloquent et les témoins s’avèrent absents, inutiles ou incompétents. Le

texte de Modiano semble ainsi résister cohérence et résolution.iii

  Je suggèrerai ici que

l’instabilité, l’ambiguïté de la narration de Modianoiv

 reflètent celles de l’occupation,

 période trouble où les gens disparaissent et où leurs traces s’effacent. Face à un passé

flou que l’on préférerait oublier, face à un narrateur instable et à une narration

fragmentée, le lecteur se voit amené à questionner et à reconstruire ce qui apu se passer.

Il devient lui-même détective tant au niveau biographique (la vie de Dora, du narrateur et

celle de son père) qu’historique (la période de l’occupation en France et le destin des juifs

européens). C’est son désir d’explications et de dénouement qui active la narration/quête,

ou comme le remarque Akane Kawakami :

The desire to know, to find an answer is at the root of all narratives,inconclusive as they may and must be. And perhaps […] the original

source of narrative desire […] is not very important, as long as it sparks

off a proliferation of narratives in accordance with the order of narration,

involving the reader in the ceaseless activity of sense-making. (33)

Ainsi, le nœud du problème, le noyau de la quête n’est certes pas Dora. Il nous faut

 plutôt remonter à la période qui engloutit Dora, la redécouvrir. Il s’agit de nous souvenir

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et de recréer, par la mémoire, cette période d’occupation faite d’ambiguïté. L’écriture, le

récit, sa déconstruction à travers la fragmentation narrative, et sa reconstruction dans

l’échange textuel permettent à la mémoire collective de s’activer, et aux événements

racontés d’échapper à l’oubli. C’est bien ce rôle qu’envisage le narrateur de Dora

 Bruder :

Si je n’étais pas là pour l’écrire, il n’y aurait aucune trace de la présence

de cette inconnue et de celle de mon père dans un panier à salade en

février 1942, sur les Champs-Elysées. (65)

Chez Modiano, comme le souligne Bertrand Westphal, « l’écriture comble le vide du

temps. » (111)

La seule trace concrète de l’occupation, la certitude où peut s’ancrer le

souvenir se situe dans l’existence de la ville, des bâtiments et des rues de Paris. La ville

est faite d’empreintes, inscrites dans la pierre, et grâce à elles, « la ville d’hier

[m’]apparaît en reflets furtifs derrière celle d’aujourd’hui » (51). Le narrateur suit les

traces de Dora au fil des rues parisiennes et retrouve les lieux par lesquels passa la jeune

fille. Il se souvient avoir traîné dans les cafés du boulevard Ornano, non loin du numéro

41, dernière adresse de Dora. Il devine la jeune fille et ses parents, « en filigrane »,

comme il traverse le square de Clignancourt, descend vers Simplon et le boulevard

Ornano. Il reconnaît un cinéma et traverse la rue Hermel pour arriver « devant

l’immeuble du 41 boulevard Ornano, l’adresse indiquée dans l’avis de recherche de Dora

Bruder. » (11)

Toutefois, la ville elle aussi présente une certaine mouvance qui menace

d’effacement et d’oubli. Ainsi, devant la prison des Tourelles, lieu de transit avant la

déportation de Dora vers Auschwitz, le narrateur déclare :

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Un haut mur entoure l’ancienne caserne des Tourelles et cache les

 bâtiments de celle-ci. J’ai longé ce mur. Une plaque y est fixée sur

laquelle j’ai lu :ZONE MILITAIRE

DEFENSE DE FILMER

OU DE PHOTOGRAPHIERJe me suis dit que plus personne ne se souvenait de rien. Derrière lemur s’étendait un no man’s land, une zone de vide et d’oubli. (131)

Mais le narrateur rectifie bientôt ce commentaire :

Et pourtant, sous cette couche épaisse d’amnésie, on sentait bien quelque chose,

de temps en temps, un écho lointain, étouffé, mais on aurait été incapable de direquoi, précisément. (131)

L’identité du narrateur semble d’ailleurs dépendre de la stabilité de cet environnement.v 

Ainsi, le remarque Martine Guyot-Bender, « in Modiano’s novels questions create

suspense and directly engage readers in the interpretative process. (29) Ou, comme le

note Timothy Scherman nous pouvons noter chez Modiano un processus de

«défamiliarisation caractéristique du Nouveau Roman » et dont le but est de déranger la

 passivité du lecteur. (299) Mettant en question une représentation définitive du passé et

la capacité d’une personne, le narrateur, d’interpréter le passé, Modiano souligne les

dangers d’une vision simpliste de l’histoire. La représentation de l’occupation n’est pas

faite de « témoignage ou de confession, […] mais plutôt d’une évocation fabulée et sans

cesse soumise à l’éclatement, à la dislocation de toute chronologie» (Khalifa 100). La

fragmentation au sein du récit «reproduces the chaos of memory and the vast gap

 between past events and what can be understood of them.» (Guyot-Bender 28). Selon

Modiano, son évocation de la France occupée est en réalité moins une description ancrée

dans une vérité historique que la création d’ «une atmosphère, un rêve, un fantasme»

(Khalifa 100). De même, comme le remarque Gerhard Gerhardi :

L’Occupation, chez Modiano, n’est donc pas une époque qu’on

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décrit, tel un romancier réaliste, en amassant des détails historiques,

 politiques et sociaux, mais plutôt une atmosphère trouble qu’il ne

fait que suggérer, un arrière-plan vague et flou, un état d’incertitudeet d’angoisse où s’infiltre à peine la lumière crue de la conscience. (115-6)

Dans Dora Bruder, les hésitations du narrateur exposent les problèmes de

transmission de l’histoire. Dans le cas de Modiano, l’histoire de l’Occupation est d’une

 part, une histoire non pas vécue au premier degré, mais héritée de la génération de ses

 parents et vécue dans la clandestinité par son père juif. La fragmentation de la narration,

le manque de contrôle du narrateur de Dora, représente ses difficultés à intégrer cette

expérience traumatique. Comme l’explique Susan Brison, «the undoing of the self in

trauma involves a radical disruption of memory, a severing of past from present, and

typically, an inability to envision a future. » (Bal 39). Cette intégration serait donc

importante car elle permettrait au sujet de se reconstruire, de rétablir son identité, et

d’envisager avec plus de clarté, ce passé traumatique. De plus, le remarque Mieke Bal,

« the incapacitation of the subject –whose trauma or wound precludes memory as a

healing integration-can be overcome only in an interaction with others » (x). Ainsi, c’est

dans l’échange entre texte et lecteur que s’inscrirait la possibilité d’intégration. Or,

comme nous l’avons vu, la narration modianesque résiste à la fois à toute cohérence et

intégration.

A travers la fragmentation de sa narration, Modiano rejette donc avec sa

génération-et son lecteur-, « l’honneur inventé » basé sur « l’exorcisme de Vichy » de de

Gaulle, ainsi que « l’histoire sainte et édifiante de la Résistance » (Rousso 111-12). Ses

hésitations sur l’histoire, ses ambiguïtés narratives et linguistiques s ont autant

d’insistances sur les dangers d’une résolution.vi

  En outre, la topographie parisienne,

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ancre le souvenir et permet au narrateur, malgré l’échec apparent de sa quête, d’échapper

à l’amnésie. Ou, comme l’écrit Gerald Prince :

Something happened. That’s the story. The Occupation. Drancy.

Auschwitz […] Something happened and nothing can ever be the same.[…] On the one hand, little remained of what was […] Two or threeyellowed photographs, a name in some telephone book or directory,

a few vague and contradictory indications make up what is left of the

 past, of a life. On the other hand, the past—so ephemeral, so hazy—is with us […] This riding school is where my father hid. In this

street, the Gestapo had its headquarters. (37-9)

Le passé refuse d’être oublié car la ville porte en elle les cicatrices du trauma hérité par

auteur, narrateur et lecteur.

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Ouvrages cités

Bal, Mieke, Jonathan Crewe, and Leo Spitzer, eds.  Acts of Memory. Cultural Recall in

the Present.  Hanover, NH: Dartmouth College University Press, 1999. 

Côté, Paul-Raymond. “Aux Rives du Léthé : Mnémosyne et la quête des origines chez

Patrick Modiano.» Symposium 45:1 (Spring 1991) : 315-28.

Gerhardi, Gerhard. « Topographie et histoire : Paris et l’Occupation dans l’œuvre de

Patrick Modiano.» IN Wolfgang Drost, Géraldi Leroy,, Jacqueline Magnou et

Peter Seibert, ed.  Paris sous l’occupation. Universitätverlag C. Winter Heidelberg,

1995.

Guyot-Bender, Martine. “Making Sense of Narrative Ambiguity.” IN Paradigms of

 Memory. The Occupation and Other Hi/stories in the Novels of Patrick Modiano.

Martine Guyot-Bender and William VanderWolk, ed. Peter Lang, 1998.

Kawakami, Akane.  A Self-Conscious Art. Patrick Modiano’s Postmodern Fictions. 

Liverpool: Liverpool University Press, 2000.

--. “Patrick Modiano’s Unreliable Detectives.” IN Anne Mullen and Emer O’Beirne, ed.

Crimes Scenes. Detective Narratives in European Culture since 1945.  Amsterdam,

Atlanta: Rodopi, 2000

Khalifa, Samuël. “Chroniques de l’oubli: La Place de l’Etoile et Dora Bruder  de Patrick

Modiano.» In Buford Norman, ed. The Documentary Impulse in French Literature.

Amsterdam, Atlanta: Rodopi, 2001.

Malka, Victor. “Patrick Modiano: un homme sur du sable mouvant.” Les Nouvelles

 Littéraires (30 oct.-5 nov. 1972): 2

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Morris, Alan. “A Child in Time: Patrick Modiano and the Memory of the Occupation.”

IN Charles Burdett, Claire Gorrara and Helmut Peitsch, ed.  European Memories

of the Second World War . New York, Oxford: Berghahn Books, 1999.

Prince, Gerald. « Re-Membering Modiano, or Something Happened.» Sub-Stance 49

(1986): 35-43.

Rousso, Henri.  Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours.  Points Histoire 135. Paris :

Seuil, 1990.

Scherman, Timothy. « Translating from Memory : Patrick Modiano in Postmodern

Context. » Studies in Twentieth Century Literature 16:2 (Summer 1992): 289-303.

Warehime, Marja. “Originality and Narrative Nostalgia: Shadows in Modiano’s Rue des

boutiques obscures.”  French Forum 12:3 (Sept. 1987): 335-45

--. “Paris and the Autobiography of a flâneur : Patrick Modiano and

Annie Ernaux.”  French Forum 25 : 1 (January 2000) : 97-113.

Westphal, Bertrand. “Pandore et les Danaïde. Histoire et temps chez Patrick Modiano. »

 Francofonia : Studi e Ricerche Sulle Letterature di Lingua Francese 14 :26 (Spring

1994) : 103-12.

Wright, Katheryn. « Patrick Modiano, » IN William Thompson, ed. The Contemporary

 Novel in France.  University Press of Florida, 1995.

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i Marja Warehime a noté la difficulté de classer l’œuvre de Modiano au sein d’une catégorie littéraire

spécifique et elle remarque aussi la nature fragmentée de ses romans :

Modiano’s works are themselves « threshold » works in literary terms : documentary and

autobiographical without fitting neatly in either category; fragmentary works in whichothers’ voices replace that of the narrator, works not quite “literary” in their desire

to preserve or collect fragments or traces of the real: letters, newspaper articles,

conversations, photographs, police reports, street signs and graffiti. (Paris 99)ii Akane Kawakami a aussi remarqué que nombre de détails fournis par les narrateurs des romans de

Modiano sont souvent non pertinents au mystère ou à l’enquête. Ils ont en fait tendance à embrouiller les

 pistes plutôt qu’à résoudre la situation.iii Selon Akane Kawakami, l’oeuvre de Modiano est post-moderne au sens où elle présente ironie et

incertitude ontologique. Kawakami remarque :

By ‘postmodern’ I indicate an aesthetic whose characteristics display an ironical

awareness of ontological uncertainty, both of themselves in the history of their

 production, and of the world in which they exist. It is an awareness which does not

lead to resolution through logical or metaphorical explanations, but prefers to dissolve

into play and parody. On the level of narrative, the postmodern manifests itself in theform of instances of self-reflexivity, parody, a questioning of the distinction between

history/biography and fiction, decentring of the narrating self and disordered narrative.

(3)iv Au sujet de l’ambiguïté narrative de Modiano, Martine Guyot -Bender parle de discontinuité. Elle écrit :

Discontinuity within individual texts reproduces the chaos of memory and the

vast gap between past events and what can be understood of them. (28)v Warehime écrit, à propos de Guy Roland, protagoniste de Rue des Boutiques Obscures :

His sense of self is less an identity than an itinerary where names and streets and places

figure prominently […] Ultimately, it is in the emotions called up by the places, more

durable than the emotions themselves, that Guy « locates » his strongest sense of self.

(340)vi Martine Guyot-Bender remarque :

Occupation’s dramatic coherence propagated by the post-Liberation era’s distinctcategorization of enemies/traitors and allies. While continuously drawing the reader’s

attention to the chaos and the tragic dimension of the period, the novelist rejects its

“totemisation”, to borrow a term from Geoffrey Hartman, who, by his own account,

 believes in represent-

ation but recognizes “distortion [is] inherent in every attempt to achieve stability and

closure, as history changes into memory and its institutionalization. Institutionalization,

rigidly framing the Occupation, thus emptying it of its incoherence and of the questions

that remain, making it intelligible, seems to be exactly what Modiano attempts to bypass.

(29)