moreau introduction à la métaphysique leibnizienne

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Introduction àla métaphysique leibnizienne Author(s): JOSEPH MOREAU Source: Studia Leibnitiana, Bd. 6, H. 2 (1974), pp. 248-261 Published by: Franz Steiner Verlag Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40693741 . Accessed: 27/03/2014 16:45 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Franz Steiner Verlag is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Studia Leibnitiana. http://www.jstor.org This content downloaded from 140.209.2.26 on Thu, 27 Mar 2014 16:45:42 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Introduction àla métaphysique leibnizienneAuthor(s): JOSEPH MOREAUSource: Studia Leibnitiana, Bd. 6, H. 2 (1974), pp. 248-261Published by: Franz Steiner VerlagStable URL: http://www.jstor.org/stable/40693741 .

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248 Joseph Moreau

Peters [1901]: Hermann Peters, Leibniz in seiner Beziehung zur Chemie und den anderen Naturwissenschaften, in: Chemiker-Zeitung 81 (Cöthen, 9. Oct. 1901) pp. 865-866.

Peters [1916]: Hermann Peters, Leibniz als Chemiker, in: Archiv für die Geschichte der Naturwissenschaften und der Technik VII (1916) pp. 85-86.

Peuckert [1928]: Will-Erich Peuckert, Die Rosenkreutzer (Jena 1928) p. 415. Schick [1942]: Hans Schick, Das ältere Rosenkreuzertum (Berlin 1942) pp. 23, 133 η,

141. 277. Schmieder [1832]: Karl Christoph Schmieder, Geschichte der Alchemic (1832, repr.

Ulm 1959) pp. 414-416. Van Dülmen [1969]: Richard van Dülmen, Sozietatsbildungen in Nürnberg im 17.

Jahrhundert, in: Festgabe für Karl Bosl (München 1969) pp. 181-182. Waite [1924]: Arthur Edward Waite, The Brotherhood of the Rosy Cross (London

1924) p. 362. Waldau [1786] : Georg Ernst Waldau, Vermischte Bey träge zur Geschichte der Stadt

Nürnberg (Nürnberg 1786) Vol. I, pp. 120-122. Wiedeburg [1962 a]: Paul Wiedeburg, Der junge Leibniz, das Reich und Europa, I.

Teil: Mainz (Darstellungsband) (Wiesbaden 1962) pp. 47-48. Wiedeburg [1962 b]: Paul Wiedeburg, Der junge Leibniz, das Reich und Europa, I.

Teil: Mainz fAnmerkunesband) (Wiesbaden 1962) pp. 78-80. Will [1755] : Georg Andreas Will, Nürnbergisches Gelehrten-Lexicon, 4 parts (Nürn-

berg 1755-1758). Will [1764]: Georg Andreas Will, Nürnbergischen Münz-Belustigungen, 4 parts (Alt-

dorf 1764-1767). Wittemans [1938] : Fr. Wittemans, History of the Rosicrucians, trans. F. G. Davis

(London 1938) p. 111. Wolff [1717]: Christian Wolff, Elogium Godofredi Guilielmi Leibnitii, in: Acta

Eruditorum (July 1717) pp. 324-325. Yates [1966] : Frances A. Yates, The Art of Memory (London 1966, repr. Harmonds-

worth 1969) pp. 372, 421.

Introduction à la métaphysique leibnizienne

Par

JOSEPH MOREAU (BORDEAUX)

Le Discours de Métaphysique de Leibniz est bien moins connu que le Discours de la Méthode de Descartes, et malgré la ressemblance de leurs titres, ces deux écrits appartiennent à des genres nettement différents. Ni l'un ni l'autre, en effet, n'appartient au genre oratoire: discours ne veut pas dire ici «morceau d'éloquence», mais «enchaînement de pensées», dissertation. En outre, le Discours de la Méthode est une publication, un manifeste; l'auteur s'adresse au public savant, et dans une Préface à l'édition de trois ouvrages scientifiques: La Géométrie, La Dioptrique,

Studia Leibnitiana, Band VI, Heft 2 (1974) © Franz Steiner Verlag GmbH, Wiesbaden, BRD

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Introduction à la métaphysique leibnizienne 249

Les Météores, il met en lumière la méthode qu'il a suivie dans ses travaux, et qui doit conduire à un renouvellement total de la science. Le Discours de Métaphysique n'a jamais été publié par son auteur; il s'inscrit dans le cadre d'une correspondance privée, il rentre dans le genre épistolaire. C'est un petit traité dans lequel Leibniz a réuni les thèses fondamentales de sa philosophie en vue de les soumettre à l'examen de l'illustre théo- logien Antoine Arnauld1. Leibniz était de religion réformée, mais il pense que sa philosophie mérite d'être prise en considération par l'éminent théologien catholique, car elle est de nature, à son avis, à réconcilier avec la religion ceux qui s'en laissent détourner par des considérations pré- tendues scientifiques ; en vue d'un si grand dessein doivent être oubliées les divergences entre protestants et catholiques. Leibniz, conseiller du prince de Hanovre (converti au catholicisme alors que ses sujets de- meuraient protestants), s'est préoccupé toute sa vie de l'union des égli- ses. Réunir les églises, c'est à son avis réaliser un front commun contre l'athéisme2; c'est aussi refaire l'unité de l'Europe, réunifier la chrétienté; c'était enfin remédier à la division de l'Allemagne. Leibniz, précurseur de l'oecuménisme, de l'union européenne, n'en était pas moins un pa- triote allemand, dont l'activité s'exerçait dans les milieux politiques et dans les cercles scientifiques, où la langue allemande n'était pas d'usage courant. Pour jouer le rôle d'un grand Européen, il a dû devenir un écrivain français. Il écrit en latin aux professeurs d'universités et aux jésuites; mais il converse en français avec les savants des académies et avec les princesses.

I

Comment Leibniz, qui a près de quarante ans lorsqu'il écrit, en 1686, le Discours de Métaphysique, est-il parvenu à l'élaboration d'un système philosophique déjà définitivement constitué? Il a reçu à l'université de Leipzig l'enseignement scolastique, à base d'aristotélisme et de tho- misme; mais dès son enfance, il avait lu, dans la bibliothèque paternelle, les ouvrages des savants et des philosophes de l'antiquité, dont il reçut une impression profonde; et quand il se fut affranchi de l'enseignement traditionnel, «émancipé des écoles triviales»3, il se mit à l'étude des mathématiques et à la lecture des philosophes modernes. Il fut d'abord enthousiasmé. En découvrant Bacon, Kepler, Galilée, Descartes, «il eut, nous dit-il, l'impression qu'Aristote et Platon, Archimède, Hip- parque et Diophante, et les autres maîtres du genre humain étaient en

1 Cf. GP II. 11-14: Lettre au Landgrave Ernst von Hessen-Rheinfels, accompagnée d'un sommaire des articles du Discours de Métaphysique. 2 Cf. par exemple, Lettre à Madame de Brinon, du 29 sept. 1696, ap. P. Hazard, La crise de la conscience européenne, p. 240-241.

3 à Remond, 10 janv. 1714 (GP III, 606).

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250 Joseph Moreau

face de lui et qu'il conversait avec eux»4. Mais cet enthousiasme fut bientôt troublé par une inquiétude: la philosophie mathématique des modernes, expliquant tous les phénomènes de la nature par figure et mouvement, comme Descartes, ou par combinaison d'atomes, comme Démocrite et Epicure, dont les vues étaient reprises par Hobbes et Gas- sendi, tendait à détruire l'image du monde reçue de la tradition scolastique et conforme à la croyance religieuse: l'image d'un monde hiérarchisé, finalisé, où tout a sa fonction et sa place, entièrement constitué pour le service de l'homme et la gloire du Créateur. La nouvelle philosophie explique la formation de l'univers par des lois nécessaires, voit dans les productions de la nature, dans les merveilles du monde vivant, les effets d'un mécanisme aveugle, et rend l'intervention de Dieu inutile; l'expli- cation scientifique semble conduire à l'athéisme. Leibniz entreprend de montrer que ceux qui tirent de la science de telles conséquences sont dupes d'une conclusion précipitée. Dans l'un de ses premiers écrits, Confessio naturae contra atfaistas, de 1668, il reprend à son compte le mot de Bacon: «Philosophiam obiter libatam a Deo abducere, penitus haustam reducere ad eumdem»5. (Un peu de science éloigne de Dieu, beaucoup de science y ramène).

La réflexion philosophique de Leibniz s'exercera dorénavant sur ce thème; il s'efforcera toujours de surmonter le conflit entre le mécanisme scientifique, qui exclut l'action de Dieu dans le monde, et le finalisme théologique. Ce conflit, qui semble issu de la science moderne, est aussi ancien que la philosophie ; il se ramène aux yeux de Leibniz, connaisseur de la philosophie antique, à l'opposition entre Démocrite et Aristote6; et il estime qu'il peut être résolu sans renoncer à l'explication mécaniste. Il faut convenir avec la science moderne, avec la physique mathématique, que tous les phénomènes de la nature s'expliquent par les lois de la mécanique et que les causes des choses matérielles ne peuvent être saisies autrement; mais les principes de cette explication mécaniste, les lois fondamentales du mouvement, ne sont pas l'expression d'une néces- sité absolue et aveugle; elles ont été établies par la sagesse de Dieu7.

Pour bien comprendre ce point, il faut considérer la distinction, fon- damentale aux yeux de Leibniz, entre les vérités de raison et les vérités d'expérience. Les vérités de raison sont celles dont l'opposé est incon- cevable, la négation contradictoire: il est inconcevable que 2 et 2 ne soient pas 4, que les rayons du cercle soient inégaux, que l'affirmation et la négation soient vraies en même temps. Les vérités de raison sont des vérités nécessaires, dont le contraire est impossible, excède le pou-

* Guglielmi Pacidii Plus ultra (GP VII, 53). 5 GP IV, 105. • à Th. Burnett, 8/18 mai 1697 (GP III, 205). Cf. notre article: Tradition et

modernité dans la pensée de Leibniz, dans Studia Leibnitiana, 1972, p. 48 sq. 7 A nimadver stones in partem gêneraient Principiorum C artes ianorum, II ad art.

64 (GP IV, 390-391).

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Introduction à la métaphysique leibnizienne 251

voir de Dieu même; telles sont les vérités logiques, arithmétiques, géo- métriques8. Mais il n'en va pas de même des lois élémentaires de la mé- canique, des lois de la propagation du mouvement, de sa distribution après le choc; ces lois ne sont pas connues a priori, ni absolument démon- trables; il n'y aurait aucune contradiction, aucune impossibilité, à ce qu'elles soient différentes. Dieu, estime Leibniz, «ne peut pas vouloir que la somme des angles d'un triangle ne soit pas égale à deux droits. Mais il aurait pu vouloir - s'il n'était pas sage - que les espaces parcourus par les corps en chute libre ne soient pas proportionnels aux carrés des temps et qu'un grand corps ne retarde pas l'élan d'un plus petit qui le choque»9. Les lois élémentaires du mouvement, les principes de l'expli- cation mécaniste ne sont pas des vérités nécessaires et ne peuvent s'ex- pliquer que par le choix divin10. Ces lois, Dieu les a établies de préférence à d'autres, également possibles, parce qu'elles sont les plus propres à assurer la conservation de l'Univers, la permanence de son organisation. Leibniz s'applique à montrer que si les lois du mouvement étaient autres (ce qui n'est pas impossible), leur jeu n'aurait pu aboutir à la formation d'un univers ordonné, tel que nous l'observons; et non seulement le monde ne serait pas sorti du chaos, mais il serait bientôt retombé dans une immobilité uniforme11. Le monde et son organisation n'auraient pu être conservés que par des interventions répétées de Dieu, par des mira- cles perpétuels. Leibniz ne nie pas que Dieu puisse faire des miracles; mais ils sont exceptionnels. Dans le cours ordinaire de la nature, tout s'effectue selon des lois et relève de l'explication mécaniste. Dans l'expli- cation des phénomènes particuliers de la nature, on ne doit faire appel à d'autres causes que des causes mécaniques; mais pour rendre compte des lois mêmes de la nature, des principes généraux auxquels l'explication est suspendue, il est indispensable d'invoquer Dieu et sa sagesse12. L'explication scientifique ne fait point appel à l'intervention divine dans le détail; mais quand on réfléchit sur les conditions qui rendent l'explication possible, c'est alors qu'on est ramené à Dieu. Dieu n'est donc pas relégué complètement par l'explication scientifique, puisqu'elle le réclame pour principe. Dieu a établi dans le monde des lois telles que l'ordre et la variété des effets sont réalisés pour ainsi dire automatique- ment, sans son intervention; mais c'est en cela précisément que se manifeste sa sagesse. Un ouvrier est d'autant plus habile, son ouvrage est d'autant plus parfait, qu'il n'a pas besoin de réparations, comme une horloge parfaitement réglée13. Ce qu'il y a d'admirable dans la conduite divine, c'est que la plus grande richesse des effets est produite par les

β à Bourguet, 11 avril 1710 (GP III, 550). 9 M. Gueroult, Dynamique et Métaphysique Leibniziennes, p. 48. Cf. Théodicée

III 351 (GP VI, 322-323). 10 Cf. Tentamen anaeoeicum ÍGP VII. 271-272). 11 Cf. Discours de Métaphysique, 21 (GP IV, 447-448), et aussi GP VII, 259-260). 12 Ibid., 18 (GP IV, 444). 13 Cf. à Thomasius, 19/29 déc. 1670 (GP I, 33).

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252 Joseph Moreau

voies les plus simples, toutes les magnificences de l'Univers par le jeu d'un petit nombre de lois élémentaires14.

Par de telles considérations est mise en évidence la finalité universelle, affirmée par la théologie. Tous les phénomènes particuliers, les choses dans leur détail, s'expliquent mécaniquement; mais les lois générales ont été établies en vue de la conservation et de l'organisation du tout ; le règne des lois naturelles ne saurait s'expliquer autrement. Dès lors, si l'ordre général de la nature, la constance de ses lois, ne peut s'expliquer que par la sagesse divine, il n'est pas déraisonnable de reconnaître la fina- lité dans les organisations particulières, notamment dans l'admirable structure des animaux. Gardons -nous de l'extravagance «de quelques esprits forts prétendus, qui disent qu'on voit parce qu'il se trouve qu'on a des yeux, sans que les yeux aient été faits pour voir»15. Si la finalité règne dans la marche générale de l'Univers, peut-on supposer que l'orga- nisation manifestée dans ses parties soit l'effet du hasard? Ainsi, aux yeux de Leibniz, c'est la finalité générale, dont l'affirmation s'impose pour des raisons théoriques, qui garantit celle des organisations parti- culières. Reconnaître la finalité d'un organe, d'une fonction, n'exclut pas d'ailleurs l'analyse de son mécanisme; cela donne au contraire l'occa- sion de la rechercher et de la découvrir16.

II

C'est donc par des considérations logiques, en montrant que les lois du mouvement ne se ramènent pas à des vérités nécessaires, que Leibniz met en évidence la finalité de la nature, l'organisation universelle et la sagesse divine; de cette façon, il rétablit l'accord entre la science et la théologie, et remet en honneur la philosophie traditionnelle17. Mais c'est là seulement l'aspect extérieur, «exotérique», de sa pensée; car, si on l'examine en profondeur, si on suit le philosophe dans ses analyses, on s'apercevra que les thèses traditionnelles reposent chez lui sur une vision métaphysique étonnante au regard de la pensée commune. Leibniz s'était aperçu, après quelques tentatives infructueuses, que les lois de la mécanique n'étaient pas démontrables, comme les théorèmes de la géométrie, qu'il était impossible de les établir a priori, sans aucun re- cours à l'expérience; il s'est alors demandé d'où provenait cette diffé- rence. Il a été conduit par là à reconnaître que si le mouvement se définit en fonction de l'espace et du temps, s'il peut être décrit au moyen d'équations de caractère géométrique, en ce sens qu'elles font intervenir seulement des dimensions de l'étendue, ou du moins représentables dans

" l'espace (le temps, en effet, peut être représenté par une ligne), il ne peut

14 Discours de Métaphysique, 6 (GP IV, 431), et sommaire du § 5 (GP II, 12). 15 Ibid., 19 (GP IV, 445). " Ibid., 22 (GP IV, 448). » Ibid., 18 (GP IV, 444).

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Introduction à la métaphysique leibnizienne 253

toutefois être déterminé en relation avec ses causes que par le moyen de lois dans lesquelles intervient un facteur qui ne peut être représenté dans l'espace, à savoir la force18. La force se conçoit comme la puissance de produire un effet; cet effet se déploie dans l'espace, sous un aspect mesurable, à travers lequel peut être estimée la force ; mais la force, c'est l'effet encore enveloppé, une grandeur qui n'est pas étendue dans l'espace et qui est cependant réelle19. Les lois du mouvement doivent tenir compte d'un facteur qui échappe à la représentation géométrique, et c'est pour cela qu'elles ne sont pas démontrables a priori, comme les théorèmes de la géométrie.

Cette conclusion se tire d'une réflexion épistémologique, d'une réfle- xion sur les lois du mouvement, qui a permis de restaurer le finalisme théologique et la philosophie traditionnelle ; mais nous allons maintenant être conduits par elle vers une conception métaphysique nouvelle et de caractère surprenant. La considération de la force, qui doit être prise en compte dans l'étude du mouvement, nous atteste d'abord qu'il y a dans les corps, dans les choses qui se meuvent, quelque chose de réel qui n'est pas étendu. Cette conclusion s'oppose directement à l'opinion de Descartes, pour qui tout ce qu'il y a de réel dans les corps se réduit à l'étendue: toutes les qualités sensibles, toutes les propriétés des corps, se ramènent selon lui à des déterminations de l'étendue, résultent de la disposition de ses parties20. Descartes se fait de la matière une conception géométrique, servant de base à une physique mécaniste; tous les change- ments dans la nature se ramènent à des mouvements de particules; tout s'explique par figure et mouvement21.

A cette conception géométrique de la matière, on peut objecter d'abord, avec le sens commun, qu'un corps ne s'identifie pas avec l'étendue, avec la place qu'il occupe: la matière ne se confond pas avec l'espace, elle est ce qui remplit un espace22. De l'identification de la matière avec l'étendue, professée par Descartes, il s'ensuit qu'il ne peut y avoir de vide ; puisque le corps n'est rien de plus que l'étendue, que l'espace qu'il occupe, il s'ensuit, pour Descartes, que tout est plein de corps23. Pour Leibniz, le corps ne se réduit pas à l'étendue: il occupe de l'étendue; mais ce qui le distingue de l'étendue, c'est qu'il résiste à la pénétration et au mouvement24. Par cette distinction, conforme au sens commun, Leibniz rejoint les Atomistes de l'Antiquité, qui opposaient l'étendue vide et la matière, dispersée en une multitude innombrable de parties indivisibles ou atomes. Leibniz, cependant (c'est là son originalité), refuse non seulement l'étendue partout pleine de Descartes, mais également le vide

18 Cf. Specimen dynamicum (GM VI, 241). 19 Lettre à Bayle (GP III, 48). 20 Descartes, Principia philosophiae, II 4. 21 Ibid., II 64. 22 Cf. Leibniz, Phoranomus, dans Archiv für Gesch. der Philos. I (1888), p. 578:

impletionem spatii. 23 Descartes, Principia philos., Il 16. 2« GP IV, 395.

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254 Joseph Moreau

et les atomes; il semble ainsi rejeter les deux seules conceptions qui puissent servir de base à l'explication mécaniste; à vrai dire, il tend à montrer que l'explication mécaniste n'a pas une portée absolue, qu'elle n'atteint pas le fond des choses.

Voyons donc pour quelle raison Leibniz s'est détourné de l'atomisme, après l'avoir d'abord adopté. L'intérêt de l'atomisme, c'est qu'il veut fonder la réalité des corps en les distinguant de l'espace vide, qui n'est rien. Pour cela, il attribue aux corps, en plus de l'étendue, l'impéné- trabilité; or seuls sont absolument impénétrables, non les corps composés, mais leurs éléments indivisibles. Si la matière était divisible à l'infini, elle ne se distinguerait pas de l'étendue vide; la réalité des corps exige qu'il y ait une limite à la divisibilité de la matière, qu'elle se décompose finalement en particules insécables, ou atomes. Au regard de Leibniz, les atomistes ont parfaitement raison de soutenir que la réalité des corps composés suppose des éléments simples, des unités indivisibles. Mais de telles unités, affirme Leibniz, ne sauraient se rencontrer dans la matière, pas plus que dans l'étendue vide. Un corps, si petit qu'on le suppose, est toujours étendu; et par là, si résistant qu'on l'imagine, il ne. sera jamais absolument indivisible. La notion d'atome, de particule matérielle indivisible, est contradictoire; et si la réalité des composés, des corps, suppose des unités absolument simples, celles-ci ne peuvent être qu'immatérielles25. La considération des lois du mouvement a con- duit à reconnaître qu'il y a dans le corps quelque chose de réel qui n'est pas étendu, à savoir la force; nous devons convenir maintenant que seul ce qui est simple, par conséquent inétendu, immatériel, peut être réel. Un point mathématique est conçu comme indivisible, mais il est seulement idéal; les points physiques, les points matériels, ne sont jamais parfaite- ment indivisibles; il n'y a, dit Leibniz, que les points métaphysiques, unités immatérielles, comme les esprits ou les âmes, qui soient vraiment réels26. Tout ce qui nous apparaît dans l'étendue sous la forme de corps, de composés matériels, n'est que l'apparence offerte à nous sens, à notre vision confuse, par un fourmillement d'êtres spirituels. tPax où Ton voit, écrit Leibniz, qu'il y a un monde de créatures, de vivants, d'animaux, d'entéléchies, d'âmes dans la moindre partie de la matière. Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons ... Et quoique la terre et l'air interceptés entre les plantes du jardin, ou l'eau interceptée entre les poissons de l'étang, ne soit point plante ni poisson, ils en contiennent pourtant encore, mais le plus souvent d'une subtilité à nous imperceptible»27

Ainsi, la science du monde matériel, qui explique tous les changements de la nature par figure et mouvement, au moyen des lois de la mécanique,

25 Système nouveau de la nature 3 (GP IV, 478). ·· Ibid., 11 (GP IV, 482-483)/ 27 Monadologie, 66-68 (GP VI 618).

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Introduction à la métaphysique leibnizienne 255

autrement dit la physique mathématique, nous fournit une représentation objective des choses; elle nous montre l'ordre et la régularité des phéno- mènes qui apparaissent dans l'espace et qui sont reliés par des lois inva- riables; mais les choses matérielles, les objets dans l'espace, «ne sont que des phénomènes bien réglés»28, et qui ne peuvent avoir leur fonde- ment que dans des substances simples, des unités spirituelles, qui échappent à notre perception sensible, et dont l'activité se traduit précisément par la force, ce facteur inétendu qui intervient nécessaire- ment dans les lois de la mécanique et les distingue des théorèmes de la géométrie, dont l'objet est purement idéal. Le passage des mathématiques à la science de la nature requiert la considération de la force, notion ambiguë au regard de la pensée mathématique (puisqu'elle est mesurable sans être étendue), et qui a son principe dans la métaphysique29.

Pour dissiper le caractère étrange de cette métaphysique, il faut remarquer d'abord que si ces substances simples ou unités spirituelles, que Leibniz appelle d'un nom grec des monades, sont analogues à des âmes, cette analogie n'exclut pas entre elles des degrés : elles ne sont pas toutes proprement des âmes, des êtres doués de conscience; à plus forte raison, elles ne sont pas toutes des esprits, des âmes raisonnables30. Les corps vivants sont des organismes, constitués d'une hiérarchie de monades inconscientes, sous la direction d'une monade dominante, qui est l'âme de l'animal31. Les choses matérielles, les corps bruts, sont des composés ou agrégats de substances simples, douées seulement de spontanéité. La spontanéité est le caractère commun à toutes les monades. Elle consiste en ce que chacune exerce son activité selon sa loi propre, en vertu de l'exigence qui la définit dans son individualité, comme un être unique parmi l'infinité des êtres possibles. Quand un corps se met en mouvement, c'est en vertu d'une force qui est en lui, et qui résulte de la spontanéité de toutes les monades qui entrent dans sa composition. Ainsi l'entend la métaphysique32. Comment s'expliquer alors qu'à nos regards le mouvement semble être communiqué d'un corps à l'autre selon des lois constantes? qu'un corps ne se mette en mouvement que quand un autre le pousse et selon les modalités de l'impulsion qu'il reçoit ?

C'est que Dieu, qui a créé le monde, n'a fait entrer dans sa composi- tion que des unités de substance, ou monades, telles que le déroule- ment spontané de leurs modifications s'effectue en accord réciproque, en vertu d'un ordre préétabli. Les corps n'agissent pas les uns sur les

28 à Remónd, 14 mars 1714 (GP III, 612). 29 Animadv. in Cartes., II ad art. 64 (GP IV, 391): « Nam praeter extensionem

ej usque variât» ilitates inest materiae vis ipsa seu agendi potentia quae transitum facit a Metaphysica ad naturam, a materialibus ad immaterialia. »

30 Monadologie, 19, 29 (GP VI, 610, 611). 31 Ibid., 70 (GP VI, 614). 32 GP IV, 397.

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256 Joseph Moreau

autres, étant donné que les unités spirituelles dont ils sont composés agissent chacune selon sa spontanéité propre; l'action réciproque des corps, réglée par les lois du choc, n'est qu'une apparence, un aspect superficiel; au fond des choses, il n'y a que des unités spirituelles, dont chacune exerce son activité propre à travers une suite de changements qui naissent de son propre fonds, en parfaite spontanéité à l'égard d'elle-même, et pourtant en correspondance constante avec les change- ments qui arrivent simultanément dans les autres substances33. Les lois du mouvement, selon lesquelles il se distribue entre les corps, concernent seulement les phénomènes, les apparences dans l'espace, et la constance de ces lois ne fait que traduire, exprimer à ce niveau superficiel, l'accord réciproque des substances, des unités spirituelles, dont chacune exerce son activité selon sa loi immanente, selon l'exigence qui la définit dans son individualité. Mais les innombrables unités dont se compose le monde ne sont qu'une sélection parmi l'infinité des essences individuelles possi- bles; et si elles s'accordent toutes entre elles, si malgré leur spontanéité radicale les changements qui se produisent en chacune arrivent en con- gruence avec les changements qui produisent en toutes les autres, c'est parce que Dieu a choisi, pour les faire coexister dans l'univers, précisé- ment celles qui dans leur développement spontané étaient propres à s'ajuster réciproquement.

En considérant Dieu comme l'auteur des lois de la nature, des règles du mouvement, son ouvrage nous était apparu comme une vaste horloge parfaitement réglée, qui n'a pas besoin d'être remontée, ni réparée par l'horloger; il nous apparaît maintenant comme un magasin d'horlogerie, où une multitude d'horloges distinctes et indépendantes marquent toutes la même heure, parce qu'elles sont toutes réglées exactement34; ou mieux encore, puisque le mécanisme ne concerne que l'aspect exté- rieur des choses, l'Univers est comparable à un vaste orchestre, où chaque musicien exécute sa partie, produit le chant exigé par la nature de son instrument, et où l'harmonie résulte de la convenance réciproque des divers chants dans une combinaison voulue par le compositeur.

III

Cette vision harmonique, non seulement nous révèle la structure profonde de l'Univers, dont l'explication mécaniste concerne seulement l'aspect superficiel, mais elle a aussi le privilège de s'étendre à tous les niveaux de sa réalité : non seulement à cette réalité qui s'exprime dans les phénomènes physiques, mais encore à celle du monde moral, dans le- quel se manifeste l'activité des esprits, des êtres conscients et raisonnables, à travers les événements de l'histoire. C'est en la considérant à ce niveau que la doctrine de l'harmonie universelle sera aperçue le plus clairement.

33 Système nouveau. . ., 14 (GP IV, 484). M GP IV, 498-501.

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Introduction à la métaphysique leibnizienne 257

Nous avons reconnu que les lois naturelles sont irréductibles à des vérités nécessaires, telles que les théorèmes de la géométrie; à plus forte raison, les vérités historiques, les propositions qui énoncent des événements de l'histoire, ne sont pas des vérités nécessaires; elles ne sont pas connues a priori, par pur raisonnement, mais seulement par la perception ou d'après le témoignage; c'est pourquoi les événements eux-mêmes sont regardés comme contingents, et non pas nécessaires. Une proposition énonçant un fait historique, par exemple: César franchit le Rubicon, n'implique pas d'elle-même sa propre vérité, ni la réalité du fait énoncé; celui-ci aurait pu ne pas se produire ; en ce cas, la proposition qui l'énonce serait fausse; mais cette fausseté n'a rien d'inconcevable, tandis qu'il est inconcevable, contradictoire, que les rayons du cercle soient inégaux35. Les vérités historiques sont donc d'une autre nature que les vérités logiques et géométriques ; cela ne doit pas nous étonner puisque les lois de la na- ture elles-mêmes sont irréductibles à des vérités nécessaires. Mais une vérité qui n'est pas nécessaire, qui est dépendante d'un événement, n'a pas un caractère absolu; est-eUe encore une vérité?

Leibniz, d'une part, met en relief la distinction entre les vérités de raison, ou vérités nécessaires, et les vérités de fait, ou vérités contingen- tes; mais, d'autre part, il soutient que toute proposition vraie suppose l'inhérence du prédicat dans le sujet. S'il est vrai que je ferai ce voyage, c'est qu'il y a une «connexion entre moi, qui suis le sujet, et l'exécution du voyage, qui est le prédicat»; ce prédicat est contenu dans mon être, sinon la proposition ne serait pas vraie absolument36. De ce point de vue paraît s'effacer la distinction entre les deux sortes de vérités; elle semble relative seulement à notre ignorance. Si les événements de la vie de César ne nous paraissent pas inhérents au sujet à qui ils arrivent, comme il est compris dans la notion du triangle que ses angles sont égaux à deux droits, c'est que nous n'avons pas une notion complète du sujet César. La notion du triangle ou du cercle est une notion générale et abstraite, c'est-à-dire simplifiée, dont il nous est possible d'apercevoir tout le contenu, toutes les propriétés qu'elle renferme; mais la notion d'un sujet individuel, comme César, est tellement complexe que Dieu seul la peut saisir en tous ses détails, au point de savoir a priori, et non par expérience, tout ce qu'il fera dans son existence, ce que nous ne pouvons savoir, nous, que par expérience, ce que nous n'apprenons que par l'histoire37.

Mais d'une telle conception de la vérité, aperçue de toute éternité dans la préscience divine, ne résulte-t-il pas que tout ce qui arrive est déterminé d'avance, que nul événement n'est contingent, qu'il ne peut

36 Discours de Métaphysique, 13 (GP IV, 437-438), ainsi que les Remarques sur la lettre de M. Arnauld, et la lettre à Arnauld de juin-juillet 1686 (GP II. 37-59).

38 à Arnauld (GP II, 52). 37 Discours. ... 8 (GP IV,· 433); Remarques sur la lettre. . . (GP II, 39).

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258 Joseph Moreau

y avoir d'action libre? Leibniz s'applique à écarter ces conséquences, en même temps qu'il précise sa conception de l'univers et de la création. Un événement historique, le passage du Rubicon par César, est un événement contingent ; il aurait pu ne pas se produire, car, s'il est compris dans la notion individuelle de César comme une conséquence dans son principe, César cependant aurait pu ne pas être; ou, pour mieux dire, il aurait pu exister à sa place un autre César, respectueux des lois de la République, renonçant à son ambition de dictateur. Le César dictateur, celui qui a réellement vécu dans l'histoire, n'était que l'un d'entre les Césars possibles. Une fois que Dieu, en créant le monde, a décidé de faire exister le César dictateur, il est nécessaire qu'il franchisse le Rubicon, puisque cette démarche est un effet de sa spontanéité, une suite de son essence ; mais c'est là une nécessité dérivée, suspendue au choix de Dieu, qui lui n'était pas nécessaire, mais libre, en un sens que nous préciserons tout à l'heure.

Nous avions reconnu que les lois de la nature ne sont pas nécessaires comme les théorèmes de la géométrie; elles dépendent de la volonté de Dieu; mais la volonté de Dieu n'est pas arbitraire; il ne veut rien sans raison. Les lois qu'il a établies nous sont apparues comme les plus propres à assurer l'ordre de l'univers et sa conservation ; elles manifestent sa sagesse. Mais nous savons maintenant que les phénomènes physiques, les mouvements des corps dans l'espace, ne sont que l'expression super- ficielle de rapports entre des substances spirituelles; et la constance des lois ne fait que traduire l'accord réciproque des substances dans l'har- monie universelle. L'univers est une combinaison de monades accordées entre elles de telle sorte que les changements qui arrivent en chacune, en vertu de sa spontanéité propre, de l'exigence de son essence, corres- pondent avec les changements qui arrivent spontanément à toutes les autres. Il est évident d'après cela que, s'il y a au regard de Dieu une pluralité de Césars possibles, s'il aperçoit une infinité d'essences indivi- duelles possibles et s'il connaît a priori les événements qui doivent résulter de chacune d'elles, il est pourtant impossible que toutes ces séries d'événements, toutes ces histoires individuelles, s'accordent dans un même univers. Tous les possibles, dit Leibniz, ne sont pas compossi- bles. Tous les possibles aspirent à l'existence; mais seuls y parviennent ceux qui peuvent entrer dans la combinaison la plus riche, celle qui comprend le maximum de variété compatible avec l'unité, celle qui constitue l'univers le plus parfait, le meilleur des mondes possibles38. Cette combinaison se détermine par un calcul, qui s'effectue dans l'en- tendement divin, par une mathesis divina39; la constitution de

28 GP VII, 289-290, n° 7-9; De return originatione radicali (GP VII, 303): «Hinc vero manifestissime intelligitur ex infinitis possibilium combinationibus seriebusque possibilibus existere earn, per quam plurimum essentiae seu possibili- tatis perducitur ad existendum. » 3· De rerum orig. rod. (GP VII, 304).

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Introduction à la métaphysique leibnizienne 259

l'univers, la diversité des individus qu'il comprend et la suite de tous les événements résultent d'une préordination divine; rien n'y peut être changé, et cependant rien n'est nécessaire, au sens absolu du terme; d'autres univers, d'autres combinaisons d'individus et d'événements étaient possibles ; mais entre tous les mondes possibles, Dieu ne pouvait choisir que le plus parfait40. Cependant, la préordination universelle n'exclut pas le caractère contingent des événements (d'autres étaient possibles, si dès l'instant de la création, c'est-à -dire aussitôt après le choix divin, il ne le sont plus) ; et la détermination du choix divin, le caractère infaillible de la décision divine (puisque la volonté de Dieu ne peut se déterminer que pour le meilleur) ne contredit pas la liberté de Dieu. La liberté ne consiste pas dans l'indétermination du choix; sa perfection consiste, au contraire, dans la pleine détermination ration- nelle41. Etre libre, ce n'est pas agir sans raison; Dieu est libre en ce sens qu'il n'agit jamais sans raison. Or, s'il eût choisi un autre univers que le plus parfait, son choix eût été sans raison42.

Mais l'homme, lui, est-il libre? Ses actions sont comprises dans les événements de l'histoire; par conséquent, si elles ne sont pas nécessaires au sens absolu, elles n'en sont pas moins préordonnées; celui qui les accomplit ne peut rien changer à sa propre histoire, prévue de toute éternité par Dieu ; en quel sens, dans ces conditions, ses actions peuvent- elles être dites libres? Les actions des hommes, des êtres conscients, comme tous les changements qui se produisent dans les monades, même inconscientes, dérivent de leur spontanéité ; aucune de nos actions ne nous est imposée de l'extérieur; toutes naissent de notre propre fonds, mais en conformité avec l'ordre de l'Univers. Mais alors, demandera-t-on, cette conformité ne rend-elle pas vaine l'affirmation de notre spontanéité? Cet accord entre des spontanéités bien réglées n'exclut-il pas pour nous toute initiative libre ? Quelle prérogative les âmes humaines ont-elles sous ce rapport, et qui les distingue des monades dont se composent les corps bruts ?

«· Théodicée, I 8 (GP VI, 107). 41 De return orig. rad. (GP VII, 304): «quanto quisque magis est sapiens, tanto

magis ad perfectissimum est determinatus». - Quand Leibniz nous parle de «rai- sons» qui «inclinent sans nécessiter» (Discours. . . , Sommaire du § 13. GP II, 12), il ne faut pas entendre que ces raisons laissent place à une certaine indétermination, mais qu'elles n'agissent que sur une volonté raisonnable, dont les effets ne peuvent être confondus avec ceux de la nécessité aveugle. . 42 N'entendons pas simplement que ce choix eût été déraisonnable, mais qu'il

eût été impossible à un être doué de raison. A l'exception de l'univers le plus parfait, aucun autre n'eût été capable de déterminer le choix de Dieu; tout autre que le plus parfait eût été en concurrence avec un autre d'égale perfection relative, et le choix eût été sans raison. Cf. Théodicée, III 416 (GP VI, 364) : «entre une infinité de mondes possibles, il y a le meilleur de tous; autrement Dieu ne se serait point déterminé à en créer aucun».

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260 Joseph Moreau

Pour répondre à cette question, il faut remarquer que les âmes humaines sont des monades conscientes, et qui plus est, raisonnables; c'est par ce second caractère qu'elles se distinguent des âmes animales, et qu'elles sont des esprits. Considérons d'abord les perceptions conscientes des êtres vivants, de l'homme ou de l'animal; ces perceptions sont des change- ments intérieurs à l'âme43. Or, si les mouvements des corps bruts sont l'effet d'une spontanéité intérieure, propre aux monades dont ils sont composés, à plus forte raison les perceptions de l'âme ne sont-elles pas produites en nous de l'extérieur, par les impressions des sens; elles se produisent en nous spontanément, en correspondance avec les impressions des sens et les changements qui interviennent dans le monde extérieur. La succession des perceptions dans notre âme s'effectue en conformité avec les changements externes sans que nous subissions cependant leur action, mais en vertu d'un accord préalable, comme celui qui fait corres- pondre les mouvements spontanés des corps respectivement intéresses dans le choc44. La différence, c'est que les perceptions de l'âme sont des change- ments conscients; aussi l'accord réciproque ne s'exprime-t-il pas simple- ment dans un mécanisme bien réglé; il se traduit par un reflet des changements extérieurs dans l'âme; de sorte qu'un sujet conscient n'est pas seulement accordé avec tout l'univers, il le reflète en lui selon une perspective propre: il est un miroir vivant de l'univers46.

Mais cela ne suffit pas à constituer sa liberté: les mouvements des êtres vivants suivent de leurs perceptions internes, en accord avec la série des mouvements de l'Univers, et prennent place dans l'ordre des phénomènes réglés par les lois de la nature. Leur spontanéité ne déroge pas aux règles universelles du mouvement dans les corps. Il en va autre- ment de l'être raisonnable, qui n'est pas seulement accordé dans la suite de ses perceptions avec l'ordre universel, mais qui s'élève à la connais- sance de cet ordre, et qui est même capable d'en saisir les raisons, incluses dans la sagesse divine. Les esprits, ou âmes raisonnables, ne sont pas seulement des miroirs de l'univers des créatures; ils sont des images de la Divinité, capables qu'ils sont de comprendre les exigences de la raison et de les suivre dans leur conduite46. C'est en ce sens qu'ils sont libres; leur conduite, éclairée par la raison, ne déroge pas certes à l'ordre universel, à la préordination divine; mais elle n'est pas assujettie au déterminisme des lois naturelles, ni aux lois de la mécanique ni à celles de la psychophysiologie. Ces lois traduisent, en effet, un accord entre des substances ayant chacune un rôle particulier, qu'elle remplit en toute spontanéité, en vertu d'un accord préétabli; mais les êtres raisonnables ont dans l'univers un rôle tel qu'il ne peut être rempli

43 Monadologie, 17, 19 (GP VI, 609-610). 44 Ibid.. 78-79, 81 (GP VI. 620-621). " Ibid.. 63. 83 (GP VI, 618, 621). 46 Ibid., 29, 83-84 (GP VI, 611, 621).

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Introduction à la métaphysique leibnizienne 261

sans prendre en considération le Tout47; ils sont comme des musiciens qui ne sauraient exécuter leur partie sans comprendre les exigences du compositeur, car il leur appartient de faire entendre des nuances qui ne peuvent être prescrites dans les règles de l'écriture musicale. Les actions des êtres raisonnables résultent de la spontanéité propre à chacun ; elles sont inscrites dans son essence individuelle et comprises dans la préordi- nation divine, mais comme des déterminations qui échappent aux règles générales de la liaison des phénomènes, et qui par conséquent ne sauraient être soumises à la prévision scientifique. La liberté est la spon- tanéité de l'être raisonnable (spontaneitas rationalis)48; elle n'est pas indétermination pure, mais activité conforme à une détermination rationnelle, irréductible au mécanisme des lois naturelles. Les actions libres sont ainsi comparables aux miracles49, qui dérogent sans doute aux lois de la nature, mais sont conformes aux exigences d'une sagesse supérieure, et compris à ce titre dans la préordination rationnelle50. Au regard de la métaphysique leibnizienne, les lois de la nature ne sont que des maximes subalternes, des règles relatives aux phénomènes dans lesquels s'exprime superficiellement l'activité des substances; les actions, divines ou humaines, qui dérogent à ces lois n'en sont pas moins soumises à des raisons supérieures; car, sous la conduite de Dieu, rien n'arrive sans raison.

47 De rerum orig. rod. (GP VII, 307) : «cum proxime référant imaginem supremi Autoris .... et totum quodammodo exprimant atque concentrent in se ipsis, ut ita dici possit, mentes esse partes totales».

48 Couturat, Opuscules et fragments inédits de Leibniz, p. 25. 4» Ibid., p. 20: «At vero substantiae liberae sive intelligentes majus aliquid

haben t, atque mirabilius ad quamdam Dei imitationem; ut nullis certis legibus universi subalternis alligentur, sed quasi privato quodam miraculo, ex sola propriae potentiae sponte agant, et finalis cujusdam causae intuitu efncientium in suam voluntatem <causarum> nexum atque cursum interrumpant . . . Quoniam quemad- modum libera voluntate Dei cursus universi, ita libera voluntate mentis cursus cogitationum ejus mutatur, sic ut nullae, quemadmodum in corporibus <possunt>, ita et in mentibus leges subalternae universales <ad praedicendam mentis electionem sufficientes> constitui queant». - Sur ce curieux texte, insuffisamment connu, cf. notre ouvrage: L'Univers leibnizien, p. 214-216.

50 Cf. Discours . . . , Sommaire du § 7 (GP II, 12) : «Que les miracles sont conformes à l'ordre général, quoiqu'ils soient contre les maximes subalternes».

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