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MOSAÏQUE, revue de jeunes chercheurs en SHS – Lille Nord de France – Belgique – n° 9, juillet 2013 40 Mélanie LUCCIANO Scurra Atticus ? Le comique de Socrate d’Athènes à Rome 1 Notice biographique Mélanie Lucciano, agrégée de Lettres Classiques, est doctorante dans le cadre d’une cotutelle internationale de thèse franco-italienne entre l’Université Paris-Sorbonne et l’Università degli Studi di Torino. Elle travaille sous la direction de Messieurs les Professeurs Carlos Lévy et Ermanno Malaspina sur le sujet suivant : « Paene Socratico genere : figures de Socrate dans la littérature et la philosophie à Rome de Plaute à Sénèque ». Elle est actuellement ingénieur d’études à Paris 3 – Sorbonne Nouvelle dans le cadre du projet ANR « Renaissances d’Horace » dirigée par Mme le Professeur Nathalie Dauvois. Résumé Nos sources grecques sur Socrate établissent deux types de relation au comique, générique en tant que personnage de comédie, ou réflexif (par l’ironie) dans l’exercice de son activité philosophique. Nous pouvons alors définir un comique objectif (d’infériorité), dans lequel le philosophe est raillé, et un comique subjectif (de supériorité), où il ridiculise ses interlocuteurs dans un but psychagogique, le rire sanctionnant la réussite de la transmission de son enseignement. À Rome, nous assistons à une évolution de ces modèles de pensée ; chez Plaute, Socrate se métamorphose en un esclave rusé, transformant la comédie en un espace de réussite de la parole socratique, alors que cette dernière échoue dans la satire de Lucilius, par son incapacité à proposer des solutions aux problèmes passionnels. Le modèle socratique est disqualifié comme inopérant dans le domaine oratoire, frappant ses épigones de ridicule. C’est finalement dans la figure d’un Socrate farcesque que le comique acquiert de nouveau une dimension morale et protreptique ; les caractères comiques se transforment pour devenir vecteurs de philosophie. 1 Nous voudrions remercier M. Carlos LÉVY pour ses remarques, ainsi que Lucia SAUDELLI et Lex PAULSON pour leur aide dans la traduction des résumés.

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  • MOSAQUE, revue de jeunes chercheurs en SHS Lille Nord de France Belgique n 9, juillet 2013

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    Mlanie LUCCIANO

    Scurra Atticus ? Le comique de Socrate dAthnes

    Rome1 Notice biographique

    Mlanie Lucciano, agrge de Lettres Classiques, est doctorante dans le cadre dune cotutelle internationale de thse franco-italienne entre lUniversit Paris-Sorbonne et lUniversit degli Studi di Torino. Elle travaille sous la direction de Messieurs les Professeurs Carlos Lvy et Ermanno Malaspina sur le sujet suivant : Paene Socratico genere : figures de Socrate dans la littrature et la philosophie Rome de Plaute Snque . Elle est actuellement ingnieur dtudes Paris 3 Sorbonne Nouvelle dans le cadre du projet ANR Renaissances dHorace dirige par Mme le Professeur Nathalie Dauvois. Rsum

    Nos sources grecques sur Socrate tablissent deux types de relation au comique, gnrique en tant que personnage de comdie, ou rflexif (par lironie) dans lexercice de son activit philosophique. Nous pouvons alors dfinir un comique objectif (dinfriorit), dans lequel le philosophe est raill, et un comique subjectif (de supriorit), o il ridiculise ses interlocuteurs dans un but psychagogique, le rire sanctionnant la russite de la transmission de son enseignement. Rome, nous assistons une volution de ces modles de pense ; chez Plaute, Socrate se mtamorphose en un esclave rus, transformant la comdie en un espace de russite de la parole socratique, alors que cette dernire choue dans la satire de Lucilius, par son incapacit proposer des solutions aux problmes passionnels. Le modle socratique est disqualifi comme inoprant dans le domaine oratoire, frappant ses pigones de ridicule. Cest finalement dans la figure dun Socrate farcesque que le comique acquiert de nouveau une dimension morale et protreptique ; les caractres comiques se transforment pour devenir vecteurs de philosophie.

    1 Nous voudrions remercier M. Carlos LVY pour ses remarques, ainsi que Lucia SAUDELLI et Lex PAULSON pour leur aide dans la traduction des rsums.

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    Abstract

    Our Greek sources on Socrates place the philosopher in two types of contact with the comic idea : first, as a character in a comic play ; and second, as an ironic and self-aware comic subject using humour for philosophical ends. We can then define an objective, passive comic mode, in which the philosopher is predominantly the object of ridicule, and a subjective, active comic mode in which Socrates mocks his interlocutors for psychagogical ends, their laughter revealing the successful transmission of his ideas. In Rome, these modes of thought undergo significant evolution. In Plautus, Socrates has metamorphosed into the cunning slave, effecting a successful translation of the Socratic voice into the Roman theatrical idiom. In Lucilius satires, conversely, this voice falls short, and is portrayed instead as incapable of proposing solutions to emotionally laden problems. For many Romans, the Socratic model is disqualified as ineffective in the oratorical domain and his followers become objects of derision. Nevertheless, it is eventually by way of the farcical Socrates that the comic genre reacquires a protreptic and moral dimension, its stock figures reborn as vectors of philosophy.

    Mots-cls : comique objectif (dinfriorit) comique subjectif (de supriorit) ironie ridicule Plaute Lucilius Cicron Snque Rutilius Rufus. Keywords : Subjective/active comic mode objective/passive comic mode irony ridicule Plautus Lucilius Cicero Seneca Rutilius Rufus.

    Introduction

    Contrairement au srieux que lon pourrait attendre de

    lactivit philosophique et de ses reprsentants, lun des plus clbres philosophes antiques, Socrate, est tout particulirement li au comique, que lon entende le mot dans un sens gnrique, c'est--dire qui est li la comdie, ou bien dans un sens plus large, c'est--dire qui suscite le rire. Socrate est de fait comique puisquil est un personnage de comdie, dans les Nues dAristophane mais aussi dans dautres pices qui ne nous sont pas parvenues2 et il est galement comique

    2 Nous pouvons penser ici des potes comme Eupolis ou Amipsias. Il est dailleurs intressant de noter que lassociation entre Aristophane, Cratinus et Eupolis est voque dans les Satires dHorace (en I, IV, 1-5), lorsque ce dernier tente de dgager les sources dinspiration satirique de Lucilius.

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    parce quil fait rire, dans les textes thtraux certes, mais pas seulement ; Socrate engage galement au rire dans des uvres dont la finalit nest justement pas la rjouissance de ses destinataires. Cest le cas du dialogue platonicien dont la parent avec le thtre grec a t largement tudie ; nous pouvons ici penser BLONDELL (2002 : 19), qui met en avant la dimension dramatique des dialogues platoniciens, qui sont vus comme des ralits littraires adaptes du thtre grec , des uvres des autres Socratiques ou encore des traits philosophiques de Snque. La problmatique du Socrate comique na donc rien dartificiel, puisque nos sources comportent toutes un intense arrire-plan thtral3.

    Lon pourrait penser que si Socrate fait rire en philosophie, cest parce quil a fait du rire un des fondements de sa pense philosophique, la manire dun Dmocrite, dont lhilarit, loin de pousser lexpression dune quelconque rjouissance, nest quun versant dune rflexion dsabuse sur le monde, dont laspect taciturne dHraclite constituerait alors lautre versant. Or, la question est plus complexe que cela : lexercice de la philosophie par Socrate est li un procd qui pourrait tre qualifi de comique, lironie. Nous retrouvons donc dans lelenchos socratique un aspect divertissant, tel quil existe dailleurs dans la comdie : le fait de dvoiler quelquun qui nest pas ce quil prtend tre, un faux savant (HYLAND, 1995 : 132-133). Le procd fait alors rire le public qui assiste la discussion ; nous pouvons penser ici lEuthydme qui en donne certainement lexemple le plus vident (MICHELINI, 2000 : 509-535)4. 3 La parent entre les et les formes thtrales, comme le mime, est dj exprime par Aristote, dans la Potique, 1447 a 28-b 11. KUHN (1941 : 6) souligne, en dpassant le tmoignage dAristote, les points communs entre les dialogues platoniciens et la tragdie. NUSSBAUM (1986 : 129) nuance cette position, que lon peut rsumer de la faon suivante : If the dialogues are a kind of theater, owing a debt to tragic models, they are also a theater constructed to supplant tragedy as the paradigm of ethical teaching . 4 Le thme du rire est particulirement important dans lEuthydme ; il apparat dailleurs selon diffrentes modalits, entre comique calcul ou involontaire et devient lapanage de tous les protagonistes : Socrate est raill par les sophistes

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    Si lironie socratique comporte donc un aspect comique, lequel repose sur le ridicule qui frappe les interlocuteurs rfuts par Socrate (ROSSETTI, 2000 : 253-268), il ne lpuise pas : le procd implique galement une dimension protreptique ; les interlocuteurs de Socrate une fois sortis de la situation daporie devraient en effet se tourner vers la recherche de la vrit. Cest donc bien cette dimension ambigu, complexe, de lironie socratique, qui, au lieu de dnouer les tensions par le rire, exacerbe la violence de certains interlocuteurs de Socrate, qui laisse perplexes les auditeurs des dialogues5, et qui interroge les exgtes antiques : doit-on prendre au srieux la prtention dignorance de Socrate comme le fait le Varron des Acadmiques de Cicron (GLUCKER, 1997 : 58-88)6, sinterroger sur la validit

    pour la navet apparente de ses questions en 273 d, Clinias est moqu son tour car il est pris au pige de la discussion des sophistes et affirme alors une chose et son contraire (275 e ; 276 b-d). Cest ensuite Socrate lui-mme qui a recours lhumour pour poser son discours (285 a ; 291 b), avant de jouer les sophistes qui, se sentant ridicules, refusent de rpondre (294 d). 5 Platon, Gorgias, 481 b : . , , ; - . , , . Callicls Dis-moi, Chrphon, Socrate est-il srieux ou plaisante-t-il ? ; Chrphon mon avis, Callicls, il est tout ce quil y a de plus srieux. Mais le mieux est de lui demander. Les traductions cites dans cet article sont celles de la C.U.F., que nous modifions dans certains cas. 6 Cicron, Academici libri, I, 15-16 : Socrates mihi uidetur, id quod constat inter omnes, primus a rebus occultis et ab ipsa natura inuolutis, in quibus omnes ante eum philosophi occupati fuerunt, auocauisse philosophiam et ad uitam communem adduxisse, ut de uirtutibus et de uitiis omninoque de bonis rebus et malis quaereret, caelestia autem uel procul esse a nostra cognitione censeret uel, si maxime cognita essent, nihil tamen ad bene uiuendum. Hic in omnibus fere sermonibus, qui ab iis, qui illum audierunt, perscripti uarie et copiose sunt, ita disputat ut nihil affirmet ipse, refellat alios, nihil se scire dicat nisi id ipsum, eoque praestare ceteris, quod illi, quae nesciant, scire se putent, ipse, se nihil scire id unum sciat, ob eamque rem se arbitrari ab Apolline omnium sapientissimum esse dictum, quod haec esset una ommis sapientia, non arbitrari sese scire quod nesciat. Quae cum diceret constanter et in ea sententia permaneret, omnis eius oratio tamen in uirtute laudanda, et in hominibus ad uirtutis studium cohortandis consumebatur, ut e Socraticorum libris maximeque Platonis intellegi potest. Ce fut Socrate, me semble-t-il et lon en convient unanimement qui, le premier, dtourna la philosophie des questions obscures

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    philosophique du procd la manire de lArpinate, ou nen faire quun habile instrument rhtorique ? Peut-on ne rduire Socrate qu un scurra Atticus, comme le font les picuriens selon Cotta dans le De natura deorum7 ? Cest donc bien ce caractre quelque peu insaisissable qui conduit les Latins gommer les aspects proprement philosophiques de lironie pour en faire une figure du langage, dont le caractre est certes plaisant, mais non plus rellement divertissant. Cette volution apparat clairement chez Cicron8, et saccentue chez Quintilien : ainsi, dans lInstitution oratoire, sur les six et voiles par la nature elle-mme, auxquelles, avant lui, tous les philosophes se consacraient, et la dirigea vers la vie en commun. Ainsi, il enqutait sur les vertus et les vices, le bien et le mal en gnral, mais il considrait que les choses clestes taient loin de notre connaissance ; dailleurs, mme si nous les connaissions parfaitement, elles ne nous aideraient nullement bien vivre. Dans presque tous ses entretiens, si diversement et abondamment transcrits par ses disciples, Socrate utilise une mthode de discussion telle quil naffirme rien lui-mme, dtrompe les autres, dit que tout ce quil sait cest quil ne sait rien, et que, sil lemporte sur les autres, cest parce que ceux-ci croient savoir ce quils ne savent pas, tandis que lui sait seulement quil ne sait rien. Telle est, son jugement, la raison pour laquelle Apollon la dclar le plus sage de tous les hommes, toute la sagesse consistant uniquement ne pas juger que lon sait ce que lon ne sait pas. Tandis quil maintenait ses propos et sen tenait fermement cette opinion, tout son discours semployait pourtant louer la vertu et exhorter les hommes la rechercher passionnment, comme nous lapprennent les livres des Socratiques et surtout ceux de Platon. 7 Cicron, De natura deorum, I, 93. 8 Cicron, Brutus, 292 : Ego, inquit, ironiam illam quam in Socrate dicunt fuisse, qua ille in Platonis et Xenophontis et Aeschinis libris utitur, facetam et elegantem puto. Est enim et minime inepti hominis et eiusdem etiam faceti, cum de sapientia disceptetur, hanc sibi ipsum detrahere, eis tribuere illudentem qui eam sibi adrogant [] Sed in historia, qua tu es usus in omni sermone, cum qualis quisque orator fuisset exponeres, uide, quaeso, inquit, ne tam reprehendenda sit ironia quam in testimonio. L'ironie qu'on attribue Socrate, dit-il, et dont il use dans les livres de Platon, de Xnophon, et d'Eschine est une chose, mon sens, spirituelle et lgante. C'est en effet un procd qui ne manque pas dadresse et qui est mme spirituel, en discutant sur la sagesse, que de se la refuser soi-mme et de l'attribuer ironiquement ceux qui se piquent de lavoir [] Mais dans un expos historique, comme celui que tu viens de faire en te proposant de montrer quel avait t le caractre de chaque orateur, prends garde, je te prie, que lironie ne soit aussi rprhensible quelle le serait dans la bouche dun tmoin qui dpose.

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    occurrences du terme ironie (IV, 1, 39 ; VI, 3, 68 ; VIII, 6, 54 ; IX, 1, 3 ; IX, 2, 46 ; IX, 3, 29), une seule se rapporte Socrate9. Lironie revt donc une dimension technique, et non plus comique ; elle est dailleurs classifie par Lausberg (1998 : 266-268 ; 403-407) comme un trope de lelocutio, li lornatus, ou une figure per immutationem, c'est--dire un trope conceptuel.

    Dans le cadre de notre tude, qui porte avant tout sur la littrature latine, nous ne parlerons donc pas de lironie socratique proprement dite, puisque nous ne la retrouvons donc pas totalement chez les Latins, mais nous inclurons le comique issu du ridicule que lironie engendre (HYLAND, 1995 : 128-129), qui, lui, cre le rire, sans ambigut. Il semble donc bien alors que si la figure de Socrate peut tre lie au comique, elle lest dans un sens problmatique, adoptant certaines caractristiques du comique, mais ne se limitant pas celui-ci : il nous appartient den tudier les modalits. 1. Lacte de naissance de Socrate : les sources grecques entre

    comique objectif et comique subjectif

    1.1. Le comique dans le comique : Aristophane

    Lacte de naissance littraire du philosophe athnien, les

    Nues, mais galement les textes platoniciens, tablissent un

    9 Quintilien, Institution oratoire, IX, 2, 46 : At in figura totius uoluntatis fictio est, apparens magis quam confessa, ut illic uerba sint uerbis diuersa, hic sensus sermoni et uoci et tota interim causae conformatio, cum etiam uita uniuersa ironiam habere uideatur, qualis est uisa Socratis (nam ideo dictus , agens imperitum et admiratorem aliorum tamquam sapientium), ut, quem ad modum continua , sic hoc schema faciat tropos ille contextus. Au contraire, dans la forme figure de lironie, toute lintention est dguise, le dguisement tant plus apparent quavou ; dans le trope, lopposition est toute verbale ; dans la figure, la pense et parfois tout laspect de la cause sont en opposition avec le langage et le ton de voix adopts. Ainsi la vie entire dun homme peut sembler ntre quironie, comme celle de Socrate (qui tait appel lironiste, parce quil se prsentait comme un ignorant et un admirateur des autres, considrs comme des sages) ; en un mot, si une mtaphore continue fait une allgorie, lironie-figure est faite dune srie dironies-tropes.

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    archtype du Socrate comique grec, dont dpendra la rception latine du philosophe. Le Socrate-personnage que nous donne voir Aristophane remplit des fonctions qui sapparentent tout dabord aux rles masculins typiques de la Comdie Ancienne (TAPLIN, 1993 : 35 ; 54) : il fait rire le public, puisquil apparat la plupart du temps comme un personnage dtach de la ralit quotidienne. Le Socrate historique est ainsi raill par le pote comique, comme le prouve la reprise satirique de thmatiques philosophiques dans les vers 222-230 des Nues :

    . , . . , ; . , , . . . . , , ; . , , . St. Socrate !...Mon petit Socrate ! So. Pourquoi mappelles-tu, crature dun jour ? St. Dabord que fais-tu l ? Je ten conjure, dis-le-moi. So. Je marche dans les airs et regarde le soleil. St. Alors, cest dune corbeille que tu regardes de haut les dieux et non de la terre, au moins. So. Jamais, en effet, je naurais pu dmler exactement les choses clestes, si je navais suspendu mon esprit et confondu ma pense subtile avec lair de mme nature.

    Socrate affirme une communaut dessence entre les ralits

    transcendantes et lesprit humain pour justifier le fait dtre juch dans une corbeille. Pourtant, le point sur lequel nous voudrions insister est le fait quune grande partie du comique des Nues repose non pas seulement sur le caractre du philosophe proprement dit, mais galement sur sa confrontation, dans le cadre du dialogue, avec son disciple, Strepsiade : ce qui clate dans la pice, cest bien limpossibilit de la communication entre les deux hommes, qui se manifeste scniquement dans notre texte par la diffrence des niveaux o se tiennent les personnages. Ds que le philosophe entre

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    en scne, la communication est compromise10, puisquil se tient dans une machine qui le surlve par rapport aux autres personnages.

    Donc, si un aspect du philosophe athnien est raill ici par le pote comique, cest bien son inefficacit en tant que matre penser : Strepsiade se rvle incapable de comprendre lenseignement socratique11, et Socrate exprime dailleurs son dcouragement face un disciple aussi peu rceptif, aux vers 627-631 :

    . , , , So. Non, par la Respiration, par le Vide, par lAir, jamais je ne vis un homme aussi rustre, aussi inepte, aussi gauche, aussi oublieux. Les moindres babioles quon lui apprend, il les a oublies avant de les avoir apprises.

    Ce qui est bien mis en lumire ici, cest lincapacit de

    Socrate transmettre son savoir, ce qui tient peut-tre au genre comique (STRAUSS, 1993 : 64-65), et linefficacit de sa philosophie pour rsoudre les problmes de la vie quotidienne, qui aboutit un dchanement de violence, puisque Strepsiade entend bien dtruire la fois le Phrontistrion et Socrate lui-mme, entour de ses disciples. La pice se termine dailleurs sans que lon sache bien ce quil advient des philosophes, ce qui donne un ton particulirement grinant la fin de la comdie.

    10 Un terme en rend bien compte, cest le diminutif quutilise Strepsiade pour qualifier Socrate qui, sil peut avoir une valeur affective, peut galement rendre compte de lloignement du philosophe et donc de leffet de distance entre les deux hommes. 11 ce titre, il faut noter que la mise en question de la transmission de la philosophie socratique ne tient pas au personnage de Socrate lui-mme, mais est dvalorise dans lensemble de la pice : Strepsiade nest pas mme de comprendre les propos du disciple de Socrate, aux alentours du vers 210, mme lorsque cet enseignement porte sur des domaines clairs et senss comme lexemple de la cartographie. De plus, si lenseignement semble avoir port ses fruits, puisque Strepsiade se rvle capable de mettre en droute ses cranciers, sa victoire nest que de courte dure ; il est dans la scne suivante battu par son propre fils.

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    1.2. Le comique hors du comique : Platon et les

    Socratiques

    Si lon sintresse maintenant aux autres sources

    grecques sur la figure de Socrate, c'est--dire aux sources philosophiques (nous concentrerons nos remarques sur Platon, mais une rflexion du mme type pourrait tre mene dans les textes de Xnophon), cest surtout lambivalence du comique socratique qui apparat. En effet, la figure de Socrate mle en elle un type de comique que nous pourrions qualifier de comique dinfriorit ou comique objectif dont nous avons dj eu dmonstration dans la pice dAristophane o Socrate devient objet du rire, de la raillerie, par son fait ou bien par la volont dautrui, un comique de supriorit ou comique subjectif, o Socrate cre le rire au dpend dautres personnages que lui-mme, par ses moqueries (ROSSETTI, 2000 : 253-268). Ce type de comique apparat surtout dans la pratique de lironie, et plus particulirement de la rfutation, au dtriment parfois de lexpos philosophique : ainsi, dans lEuthydme, Socrate et ses interlocuteurs semblent tous se comporter comme des bouffons, cest bien le rire du public qui sanctionne la valeur dune argumentation.

    Dans les deux cas, si la philosophie socratique est bien comprise, les deux types de comique trouvent un dpassement rflexif : le rire est ncessaire, car il permet de prendre conscience dune rupture, dune ralit atopique qui conduit alors la rflexion. Le Silne souvre sur un trsor de sagesse, et le rire cr par lironie de Socrate est, comme lcrit Emmanuelle JOUT-PASTR (1998, 277-278), le prliminaire une comprhension raisonne de lactivit philosophique . Ici encore, la question de la transmission de la connaissance est essentielle : nous pouvons en effet faire une distinction entre les personnes qui sont capables de comprendre le rire socratique, qui rpondent par le rire, comme Simmias dans le Phdon en 64 a-b, avant de sengager sur la voie de la sagesse, et ceux qui le comprennent pas (NARCY, 2000 : 283-292) :

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    . , , . , , , , . "Il y a des chances pour que ceux qui sattachent la philosophie au sens droit du terme, les autres hommes ne se doutent pas que leur unique occupation, cest de mourir, et dtre mort ! Si donc cest la vrit, il serait assurment bien trange de navoir nulle autre chose cur que celle-l pendant toute la vie ; puis, quand cette chose arrive, de sirriter propos de ce que, jusqualors, on avait cur et de quoi lon soccupait !" L-dessus, Simmias se mit rire : "Par Zeus ! Socrate, dit-il, je nen avais tout lheure nulle envie : tu mas pourtant fait rire !"

    En revanche, ceux qui ne parviennent pas comprendre lenseignement du philosophe dnoncent le caractre railleur des propos de Socrate, qui est, selon eux, inconvenant dans le cadre de la rflexion philosophique. Le comique ne remplit alors pas sa fonction : les interlocuteurs de Socrate ne rient abso-lument pas, et si rire il y a, comme dans le cas de Thrasymaque au premier livre de la Rpublique (en 337 a), il sagit dun rire de violence, sardonique, proche dune agression.

    , , , , , , . ces mots, [Thrasymaque] clata dun rire sardonique, et scria : " Hercule, voil bien lironie ordinaire de Socrate ! Je le savais, moi, et javais prdit la compagnie que tu refuserais de rpondre, que tu singerais lignorant, et que tu ferais tout plutt que rpondre, si on te posait quelque question."

    Cest en gardant en mmoire ces deux lignes danalyse, c'est--dire dune part la distinction entre comique objectif/ comique subjectif (ou encore comique dinfriorit et comique

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    de supriorit), et dautre part limportance de la russite ou non de la transmission du savoir philosophique que lon peut aborder la dimension comique du personnage de Socrate dans la littrature latine.

    2. Devenir Socrate : russite et ridicule

    2. 1. La russite de Pseudolus : lexemple de la

    comdie latine

    Si le philosophe athnien fait son entre dans la

    littrature grecque par la porte de la comdie, il emprunte la mme voie Rome : Socrate apparat pour la premire fois en latin dans le Pseudolus de Plaute. Il faut toutefois constater que le Socrate comique, au sens gnrique du terme, diffre profondment de son original grec. Tout dabord parce que le personnage dAristophane, auteur de lAncienne Comdie qui propose son public une uvre politise et ancre dans la ralit de son temps, na que peu voir avec un personnage de la Na dont sinspire Plaute : Pseudolus est un personnage topique, celui du seruus fallax, comme en atteste dailleurs son nom, prompt tromper son vieux matre Simon et son adversaire le leno Ballion pour parvenir ses fins. Socrate nest donc plus ici un personnage, mais uniquement un des nombreux masques de Pseudolus, personnage polymorphe sil en est, puisque lesclave prend galement la place dun autre personnage (le serviteur du militaire) pour mieux tromper Ballion, et simprovise galement metteur en scne, assumant donc le rle de lauteur lui-mme dans son uvre. Dans le passage qui nous occupe, les vers 464-468, Simon avertit son ami Calliphon : vouloir discuter avec Pseudolus revient vouloir discuter avec Socrate :

    SIMO. Conficiet iam te hic uerbis, ut tu censeas Non Pseudolum, sed Socratem tecum loqui. PSEUDOLVS. Itast : iam pridem tu me spernis, sentio. Paruam esse apud te mihi fidem ipsi intellego. Cupis me esse nequam ; tamen ero frugi bonae.

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    SIMON. Il va tembobiner si bien dans ses discours que tu croiras que ce nest pas Pseudolus, mais Socrate qui te parle. PSEUDOLUS. H oui ! Il y a longtemps que tu me mprises, je le vois. Tu nas quune faible confiance en moi, je le sais. Tu veux que je sois un vaurien ; cela ne mempchera pas dtre un brave garon.

    Lapparition de Socrate se fait donc sous la forme dun jeu sur lidentit, qui se produit grce au pouvoir des mots manis par Pseudolus (SLATER, 2000 : 128). En effet, selon les termes mmes de son matre Simon, lorsque Pseudolus parle, il devient Socrate, afin de mieux rouler son interlocuteur. Deux aspects ressortent nettement de cette assimilation de la figure de Socrate celle de Pseudolus : il sagit tout dabord dun rapprochement o la rfrence au philosophe est connote ngativement, ce qui est clairement peru comme tel par les diffrents protagonistes, comme le souligne la mention du verbe sperno dans la bouche de Pseudolus.

    Cette vision ngative de la figure de Socrate va de pair avec lexpression dun comique subjectif, de supriorit, que lesclave nous donnera voir tout au long de la pice et qui sexprime avant tout par un jeu sur les mots, voire sur les langues, puisque aprs avoir t trait de Socrate, Pseudolus rpond, de manire succincte, en grec. Nous sommes donc ici bien loin de la vision dun Socrate raill, tel quil pouvait apparatre dans les Nues. Pseudolus, lorsquil revt son masque de Socrate, use du pouvoir quil exerce par les mots, mais il faut noter, ce qui renforce dailleurs laspect ngatif confr au personnage, que si nous nous intressons plus particulirement la scne mme dans laquelle Pseudolus est rapproch de Socrate, les paroles de Pseudolus ne servent pas faire avancer lintrigue ; Pseudolus ne fait que proclamer quil triomphera de ses ennemis, mais sans en donner une reprsentation manifeste. Ainsi, lorsque Pseudolus devient Socrate, il profre des paroles qui tournent vide, qui lui donnent de limportance il va jusqu se comparer loracle de Delphes , mais qui ne possdent pas de relle efficacit. Socrate-Pseudolus fait rire son public, mais la manire dun jeu rhtorique gratuit. Lorsque ses ruses

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    savreront russies, par des actes concrets (comme le fait de se faire passer pour le serviteur de Ballion afin de tromper le serviteur du militaire, et vice-versa auprs de Ballion, qui il envoie son missaire, Singe), ce nest plus alors Socrate, mais lingnieux Ulysse quil sera compar.

    Le pouvoir de la parole socratique existe donc, mais il na quune fonction rhtorique ; il repose sur du vide. Il permet alors un esclave de se donner de limportance, en crant un comique de mots, certes plaisant, mais qui na aucune consistance, aucune russite relle.

    2. 2. Lucilius et la satire latine : vers un aveu

    dinefficacit de la parole socratique ?

    Cest en ce sens que nous devons probablement

    comprendre lapparition de Socrate dans la satire latine, sous la plume de Lucilius : en effet, lorsque nous sortons du monde de la comdie pour entrer dans celui de la satire, le comique de supriorit dgag par la figure de Socrate, qui sappuie sur un usage tourdissant du langage, rvle sa vacuit, do son inutilit. La personnalit de Lucilius, le fondateur de la satire, genre spcifiquement romain selon Quintilien12, nest pas indiffrente en ce qui concerne la rfrence Socrate et, dune faon plus large, la philosophie dans son uvre. En effet, le personnage de Lucilius abrite une ambigut essentielle : il reprsente, de par son origine sociale et ses idaux politiques, bien des valeurs comprises dans le mos maiorum, et ridiculise les tenants de lhellnomanie comme Titus Albucius, ou les Stociens trop fervents, comme Quintus Mucius Scaeuola. Pourtant, sa proximit avec le cercle de Scipion Emilien est bien connue, tout comme son amiti pour Laelius, le Sapiens13, pour le philosophe stocien Pantius (DES PLACES, 1956 : 83-93), ou encore pour le scholarque de lAcadmie Clitomaque,

    12 Quintilien, Institution Oratoire, X, 1, 93. 13 Cicron, Laelius De amicitia, I, 1.

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    qui lui ddia ses uvres. Cest sans doute en prenant en compte ce tiraillement entre identit romaine, qui se reflte aussi dans le genre quil utilise, et intrt pour la philosophie que nous pouvons analyser le fragment XXVII, 22 (Charpin) = 709-710 (Marx).

    [nec] sic ubi Graeci, ubi nunc Socratici carti ? quidquid quaeritis, periimus. Alors, o sont les Grecs, o sont maintenant les textes socratiques ? Quelque soit ce que vous cherchez, nous sommes perdus.

    Il est particulirement difficile de porter un jugement

    dfinitif sur un fragment de Lucilius, et cela pour deux raisons principales : la premire tient au genre mme de luvre, c'est--dire la satire : il sagit comme nous lavons dj vu dun genre proprement romain, la dimension fortement rfren-tielle, comme un miroir offert la socit contemporaine (GRIMAL, 1994 : 148), donc peu propice intgrer un philosophe athnien comme Socrate. De plus, la forme mme de la satire, ouverte toute sorte de sujets varis pose le problme du statut de ce qui est dit : y a-t-il une forme dadhsion de la part de son auteur, Lucilius, ou au contraire une distance ironique, critique ? La seconde raison qui peut nous conduire rserver notre propos concernant le sens accorder au texte de Lucilius est la mauvaise transmission de son uvre, son aspect fragmentaire, qui pose des problmes un double niveau : celui de ltablissement du fragment proprement dit, mais galement celui de linsertion du fragment dans la Satire laquelle il appartient.

    Les diffrents diteurs tombent daccord, en sappuyant avant tout sur des critres mtriques et des dtails chronologiques, pour dire que notre fragment appartient au livre 27, lun des plus anciens crits par Lucilius. Ce livre dveloppe avant tout la thmatique amoureuse, ou plutt la thmatique de laveuglement quinduit la passion et, plus prcisment, la passion amoureuse. Laveuglement se manifeste alors dans un sens quasi physique : lhomme ne

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    peut plus faire confiance ses sens, qui le trompent14. Il sagit ici dun lieu commun des philosophies hellnistiques, que lon retrouve aussi bien dans lcole stocienne et no-acadmicienne (LVY, 1992 : 83) que dans lcole picurienne15.

    Le fragment que nous prsentons peut donc se lire comme le cri dsabus, voire dsespr dun homme (que rien ne nous permet didentifier avec Lucilius lui-mme), en proie la passion, mais tout de mme suffisamment lucide pour juger de la gravit de son tat. Dune certaine manire, cet amoureux transi prsente bien des points de rapprochement avec un jeune amant de la Na, la fois conscient de son mal mais incapable dy remdier par lui-mme (AUHAGEN, 2001 : 9-23). Le lien entre Socrate et la thmatique amoureuse est dailleurs voqu par Lucilius, dans un fragment o, citant le Charmide et le fait que le philosophe ne fasse pas de diffrence entre ses amants, se dveloppe un sentiment dautodrision16.

    Puisque nous ne sommes pas ici dans le monde de la comdie, ce nest pas son esclave que le jeune homme demande de laide, mais aux Socratici charti, lesquels se rvlent inaptes lui proposer une solution. On peut alors supposer une forme de vacuit de la parole socratique face aux troubles engendrs par la passion, vacuit qui est renforce par la dissolution de lidentit du philosophe athnien, puisquon ne parle plus de Socrate, mais des Socratiques et de leurs textes, sorte de genre littraire part dont Horace atteste lexistence, en reprenant lexpression mme de Lucilius au fminin, les Socraticae chartae17.

    14 Platon, Thtte, 157 e. 15 Nous pouvons citer par exemple Lucrce, De rerum natura, IV, 1154. 16 Lucilius, Satires, XXIX, 66 (Charpin) = 832-833 (Marx) : sic Socrates in amore et in adulescentulis /meliore paulo facie : signat nil quem amet. Cest ainsi que Socrate agissait dans son amour pour les jeunes gens dassez gentil minois : rien nindique lequel il aime. 17 Horace, ptre aux Pisons, v. 309-311 : Scribendi recte sapere est et principium et fons. /Rem tibi Socraticae poterunt ostendere chartae, /uerbaque prouisam rem non inuita sequentur. Pour bien crire, il faut du bon sens : l en est le principe, l en est la source. Les ouvrages socratiques pourront te faire voir lide, et, une fois lide devant tes yeux, les mots viendront la rejoindre sans se faire prier.

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    Cette dissolution saccompagne donc dune multipli-cation des figures reprsentant, incarnant le philosophe (qui devient son tour une sorte de porte-parole de lensemble de la philosophie, dnonce dans sa totalit), pour un rsultat tout aussi ngligeable. Dans le cadre dune comdie, on pourrait parler dun comique objectif, qui mettrait en avant la fois le ridicule du jeune homme et celui de ses conseillers inutiles, mais, dans le cadre de la satire, genre qui se veut le reflet de la ralit, le ridicule se teinte dun rire grinant, limage dune socit o lhomme est abandonn face aux affres de la passion (MANUWALD, 2011 : 321). Il y a donc un dplacement du comique, devenu un comique dinfriorit par rapport la comdie du Pseudolus, de Socrate vers ceux qui esprent rsoudre leurs peines amoureuses par le recours sa philosophie, incohrence dont nous trouvons trace aussi chez Properce18.

    Socrate passe donc au second plan en ce qui concerne la thmatique comique, et cette dilution de la figure socratique entre ses diffrents disciples, qui ne sont donc plus que des ples reflets, anonymes, du philosophe athnien, conduit une perte de puissance des propos socratiques, un affaiblissement de son enseignement. Le ridicule ne touche donc non plus Socrate, mais les Socratiques. 3. Devenir Socrate : des Socratiques ridicules par leur

    comportement inadapt

    Le terme de Socratique , sil sentend avant tout, en

    grec comme en latin, pour qualifier des textes o apparat la figure du philosophe athnien, peut aussi avoir lacception de la manire de, qui sassimile Socrate (ROSSETTI, 2001 : 11-35 ; ALESSE, 1997 : 282). Or, se dveloppe dans la littrature successive toute une srie dpigones du philosophe athnien, qui sont leur tour frapps de ridicule.

    18 Properce, lgies, II, 34, 27-28 : Quid tua Socraticis tibi nunc sapientia libris /proderit aut rerum dicere posse uias ? quoi te servira maintenant la sagesse acquise par les livres socratiques ou de pouvoir dire les chemins de la nature ?

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    Nous ne sommes plus vraiment ici dans la mise en place dun comique objectif ou subjectif li la figure de Socrate, mais dans un comique de projection : cest bien parce que ces personnages adoptent des caractristiques socratiques tout en restant des Romains quils deviennent risibles ; Socrate, confront la mme situation, ne lest pas.

    Leur comportement dnote en effet dune inadaptation par rapport la socit romaine, voire dune forme de folie pure et simple : cest le cas du lecteur malheureux du Phdon, Thombrote dAmbracie dont nous retrouvons la trace, aprs Callimaque19, chez Cicron et chez Ovide, ainsi que chez des auteurs chrtiens (WILLIAMS, 1995 : 154-169 ; JERPHAGON, 1994 : 39-48 ; SPINA, 1989 : 12-39).

    LArpinate commence par relater la msaventure de lapprenti-philosophe dans le Pro Scauro, III, 3-6 :

    At Graeculi quidem multa fingunt, apud quos etiam Theombrotum Ambraciotam ferunt se ex altissimo praecipitasse muro, non quo acerbitatis accepisset aliquid, sed, ut uideo scriptum apud Graecos, cum summi philosophi Platonis grauiter et ornate scriptum librum de morte legisset, in quo, ut opinor, Socrates, illo ipso die quo erat ei moriendum, permulta disputat, hanc esse mortem quam nos uitam putaremus, cum corpore animus tamquam carcere saeptus teneretur, uitam autem esse eam cum idem animus, uinclis corporis liberatus, in eum se locum unde esset ortus rettulisset. Num igitur ista tua Sarda Pythagoram aut Platonem norat aut legerat ? Mais il est vrai que tous ces petits Grecs imaginent mille choses, et cest chez eux aussi que lon raconte que Thombrote dAmbracie se prcipita du haut dune muraille trs leve, non quil lui ft arriv aucun malheur, mais comme je le vois crit chez les Grecs, aprs avoir lu le trait si profond et si beau compos par le grand philosophe Platon sur la mort, ce trait o, je crois, Socrate, le jour mme o il devait mourir, soutient avec force preuves que la mort vritable est ce que nous croyons tre la vie, lorsque lme est tenue enferme dans le corps comme dans une prison et que la vie est le moment o cette mme me, dlivre des liens du corps, est retourne au lieu do elle est issue. Est-ce que, par hasard, la dame sarde dont tu parles connaissait ou avait lu Pythagore ou Platon ?

    19 Callimaque, pigramme, 23.

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    Cicron, dans le Pro Scauro, dveloppe sur le mode sarcastique, pour ddouaner son client, accus davoir dshonor une femme et davoir, par l-mme, pouss la malheureuse au suicide, une image qui semble donc tre dj rpandue dans lAntiquit : le caractre inconsidr des lecteurs du Phdon et des imitateurs de Socrate.

    Lintention de Cicron dans le Pro Scauro, la diffrence des Tusculanes o il rapporte la mme anecdote de faon la fois plus sobre et plus documente20, vise clairement reconstruire une dimension comique dans le rapport au philosophe athnien, comme le montre lemploi du diminutif dprciatif Graeculi, ou encore linsistance sur le fait que Thombrote na pas compris lenseignement socratique. Donc, dans le texte cicronien, est mis de nouveau en lumire le pouvoir des mots, celui de Platon cette fois-ci, ainsi que le pouvoir dvocation de la figure de Socrate, travers la description de sa mort, comme semble le montrer lexpression Socrates, illo ipso die quo erat ei moriendum , qui rsume le Phdon limage dun Socrate mourant. Cette image donne une force de conviction largumentation assimilant la philosophie la dliaison du corps et de lme.

    Cette forte prsence de Socrate pousse certains lecteurs une lecture fautive du Phdon : puisque philosopher quivaut apprendre mourir, autant mourir tout de suite et gagner ainsi ses galons de philosophe. Thombrote na pas saisi que dans la formule selon laquelle philosopher, cest apprendre mourir, ce qui importe est justement lapprentissage. Ces lecteurs trop presss effectuent une confusion des genres : ils lisent comme une narration (fingunt) ce qui doit tre vu

    20 Cicron, Tusculanes, I, 83-84 : A malis igitur mors abducit, non a bonis, uerum si quaerimus. [] Callimachi quidem epigramma in Ambraciotam Theombrotum est, quem ait, cum ei nihil accidisset aduersi, e muro se in mare abiecisse lecto Platonis libro. Je disais donc que la mort nous arrache des maux et non des biens, si lon va au fond des choses. [] De Callimaque nous avons une pigramme en lhonneur de Thombrote dAmbracie, lequel, dit-il sans quil lui ft arriv nulle contrarit, se jeta dans la mer du haut du rempart, aprs avoir lu louvrage de Platon.

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    comme un trait philosophique et sassimilent ainsi la figure du philosophe athnien. Ils deviennent donc socratiques et par l-mme ridicules, parce quils appliquent au pied de la lettre les prceptes des textes philosophiques qui ncessitent pourtant une exgse, et semblent presque victimes dun destin quils pensaient matriser, comme lillustrent les vers 493-500 du Contre Ibis dOvide :

    Vel de praecipiti uenias in Tartara saxo, Vt qui Socraticum de nece legi opus, Vt qui Thesae fallacia uela carinae Vidit, ut Iliaca missus ab arce puer, Vt teneri nutrix eadem et matertera Bacchi, Vt cui causa necis serra reperta fuit, Lindia se scopulis ut uirgo misit ab altis, Dixerat Inuicto quae mala uerba Deo ! Ou bien jette-toi dune roche escarpe dans le Tartare, comme le lecteur du trait socratique De la mort, comme celui qui vit les voiles trompeuses du navire de Thse, comme lenfant prcipit de la citadelle dIlion, comme celle qui fut la fois la nourrice et la tante maternelle du petit Bacchus, comme celui qui mourut pour avoir invent la scie, comme se jeta dune roche leve la vierge de Lindos qui avait insult le Dieu Invaincu !

    Mme sils ne connaissent pas toujours un dvelop-pement aussi tragique, les imitateurs de Socrate se carac-trisent toutefois par une inadaptation de leur comportement aux cadres de la socit romaine : cest le cas de Publius Rutilius Rufus qui, accus injustement de concussion (KALLET-MARX, 1990 : 122-139 ; HENDRICKSON, 1933 : 153-175 ; PAIS, 1918 : 35-83), refusa de se plier aux artifices rhtoriques attendus du plaidoyer judiciaire. Le jury, vendu la cause de ses accusateurs, le condamna alors lexil. Cicron, par la bouche dAntoine, nous relate lanecdote au premier livre du De oratore, en 230-231 :

    Nunc talis uir amissus est, dum causa ita dicitur, ut si in illa commenticia Platonis ciuitate res ageretur : nemo ingemuit, nemo inclamauit patronorum, nihil cuiquam doluit, nemo est questus, nemo rem publicam implorauit, nemo supplicauit ; quid multa ? pedem nemo in illo iudicio

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    supplosit, credo, ne Stoicis renuntiaretur. Imitatus est homo Romanus et consularis ueterem illum Socratem, qui, cum omnium sapientissimus esset sanctissimeque uixisset, ita in iudicio capitis pro se ipse dixit, ut non supplex aut reus, sed magister aut dominus uideretur esse iudicum. Et maintenant ce grand homme est perdu pour nous, parce que sa cause fut plaide comme elle et pu ltre dans la rpublique idale de Platon. Pas un de ses avocats neut un gmissement, une exclamation, un cri de douleur, une plainte ; pas un nimplora la patrie, ne fit appel la piti ; bref, pendant tout ce mmorable procs, pas un nosa frapper la terre du pied : on craignait, jimagine, que le fait ne ft dnonc aux Stociens. Il imita ainsi, ce Romain, ce consulaire, lantique Socrate, Socrate, le plus sage des hommes, qui, aprs la vie la plus pure, dans un procs o il y allait de sa tte, se dfendit lui-mme de telle sorte, quil semblait non pas un suppliant ou un accus, mais un prcepteur qui donne des leons : je me trompe, un matre qui donne des ordres ses juges.

    Lassimilation entre les deux hommes, puisque Rutilius Rufus devient rellement un nouveau Socrate, est particulirement marquante, et a dailleurs frapp Quintilien, dans lInstitution oratoire, XI, 1, 12-13, qui y voit un exemple dun type de dfense Socraticum genus, caractris par son inefficacit :

    Et nos secundum communem potius loquendi consuetudinem quam ipsam ueritatis regulam diuisione hac utimur, ut ab eo quod deceat utilitatem separemus, nisi forte P. Rutilius, uel cum illo paene Socratico genere defensionis est usus, uel cum reuocante eum P. Sulla manere in exilio maluit, quid sibi maxime conduceret nesciebat. Et moi, en suivant lhabitude commune du langage plutt que la rgle mme de la vrit, jutilise cette division en distinguant ce qui est utile de ce qui est sant, moins quon ne trouve que [] P. Rutilius, la fois lorsquil se dfendit presque la manire de Socrate, et lorsque, rappel de lexil par P. Sulla, il aima mieux y rester, ne savait pas ce qui tait le plus avantageux pour lui.

    la diffrence dun Thombrote, dont la ferveur philosophique peut en soi porter sourire, le personnage de Rutilius Rufus nest pas ridicule : ce qui porte au comique, comme le montre bien Cicron qui reconstruit lanecdote, cest le dcalage que produit la vision dun citoyen romain qui se

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    comporte comme un philosophe athnien ; Socrate ne peut pas constituer un modle rhtorique applicable la socit romaine. Le ridicule nat alors de la projection de traits socratiques sur un personnage latin, clairement dfini comme un rouage important de la socit de lVrbs, homo Romanus et consularis.

    Lincompatibilit entre lattitude de Socrate au cours de son procs et le fonctionnement de la justice Rome est mise en lumire par le traitement sur le mode parodique de lactio du discours de dfense de Rutilius, o les Stociens, dune certaine manire, se substituent aux juges vritables. Ce qui importe en effet, ce nest pas de remporter le procs, mais de ne pas dplaire aux membres du Portique, lesquels se rclament en effet fortement de Socrate (ALESSE, 2000 ; LONG, 1988 : 150-171). Nous assistons donc une parodie de procs, dans lequel tous les rles sont travestis : les philosophes prennent la place des juges, et les valeurs de la philosophie remplacent les comportements attendus dans le cadre dune rhtorique judiciaire. De mme, Socrate et Rutilius ne sont plus des accuss, supplices, mais des matres de sagesse ; les domaines priv et public de lloquence sont mlangs. Cicron fait un rcit comique dun vnement qui ne lest pas ; cest donc bien la confrontation dtonante entre le monde grec de Socrate et le monde romain du mos maiorum qui cre le ridicule, et, comme nous pouvons le voir, une forme dhumour noir.

    Toutefois, face ces Socratiques frapps de ridicule, se dessine, peu peu, la figure dun nouveau Socrate, ridicule lui aussi, mais selon des modalits diverses, assumant de nouvelles significations. 4. Le bouffon Socrate : redfinition dun rle philosophique

    part entire

    4. 1. Retour dun Socrate farcesque ?

    Si un tel mouvement tait dj ltat dbauche chez les auteurs antrieurs, cest vritablement dans les textes de Snque quapparat un nouveau Socrate comique : le philo-

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    sophe latin met en scne dans ses traits un personnage de Socrate raill, proprement farcesque, sans lien textuel marqu avec la tradition grecque des contemporains de Socrate. Sont donc dfinies de nouvelles thmatiques comiques. Nous trouvons trace de la premire dans le De ira, III, XI, 2 ; Snque nous donne en effet voir un Socrate confront la violence de ses concitoyens, un thme que nous pouvons peut-tre lier la dimension ambigu du comique socratique, tel quil sexprime travers lironie, dans les textes platoniciens, qui, mal compris, engendre violences et tensions chez ses interlocuteurs21 :

    Circumscribenda multis modis ira est; pleraque in lusum iocumque uertantur. Socraten aiunt colapho percussum nihil amplius dixisse quam molestum esse quod nescirent homines quando cum galea prodire deberent. Non quemadmodum facta sit iniuria refert, sed quemadmodum lata. On doit circonscrire la colre de diffrentes manires ; il faut que la plupart des [causes de la colre] soient tournes en jeu et en plaisanterie. On raconte que Socrate, aprs avoir reu un coup de poing, se contenta de dire quil tait ennuyeux que les hommes ne sachent pas quand ils devaient sortir avec un casque. Ce qui importe, ce nest pas comment est faite linjure, mais comment elle est supporte.

    Si le philosophe athnien est donc attaqu et raill ouvertement par ses concitoyens, il convient de noter qu ces attaques publiques rpondent des attaques prives, celles de sa femme Xanthippe. Il sagit dun thme que Snque traite deux reprises, dans le De constantis sapientis, XVIII, 6- XIX, 2, mais aussi dans son trait qui nous est parvenu de faon fragmentaire, le De matrimonio, en F 31 Vottero = F 9 Bickel = F 62 Haase. Nous citons tour tour les deux textes.

    Respiciamus eorum exempla quorum laudamus patientiam, ut Socratis, qui comoediarum publicatos in se et spectatos sales in partem bonam accepit risitque non minus quam cum ab uxore Xanthippe immunda aqua

    21 Il convient de noter que nous retrouvons une anecdote similaire chez Diogne Larte, en VI, 41, mais cette fois rapporte au philosophe cynique Diogne.

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    perfunderetur. []. Non est in rixam colluctationemque ueniendum. Procul auferendi pedes sunt, et quicquid horum ab imprudentibus fiet (fieri autem nisi ab imprudentibus non potest) neglegendum, et honores iniuriaeque uulgi in promiscuo habendae, nec his dolendum nec illis gaudendum.

    Cherchons nos modles parmi les grands hommes dont nous clbrons la patience : tel Socrate, qui, voyant reprsenter des comdies o il tait bafou la grande joie du public, prit la chose de fort bonne grce et ne rit pas moins que le jour o Xanthippe, sa femme, linonda dune eau malpropre. [] Ne nous laissons jamais aller aux querelles et aux batailles. Quittons la place, et, quelques provocations que des insenss nous adressent (car elles ne peuvent venir que dinsenss), ignorons-les, ne faisons aucune distinction entre les hommages et les injures du vulgaire, et ne soyons pas plus mortifis des unes que flatts des autres. Quodam autem tempore cum infinita conuicia ex superiori loco ingerenti Xantippae restitisset, aqua perfusus inmunda nihil respondit amplius quam capite deterso : Sciebam, inquit, futurum ut ista tonitrua imber sequerentur . Alors quun jour tenait tte Xanthippe qui, du haut de sa maison, laccablait dinjures, inond deau sale, il rpondit simplement, aprs stre essuy la tte : "Je savais bien qu ces grondements de tonnerre succderait la pluie."

    Lallusion la femme acaritre du philosophe, Xanthippe, permet de donner Socrate une dimension proche dun personnage de comdie, dj sous-jacente chez Platon22. Encore une fois, nous retrouvons trace de lanecdote chez Diogne Larce23, et il est particulirement intressant de noter

    22 En effet, la description du caractre de Xanthippe semble un clin dil de Phdon Echcrate, dans le Phdon en 60 a : ( ) [] , [] . Xanthippe (tu nes pas sans la connatre !) [] Ds que Xanthippe nous eut aperus, ce furent des maldictions et des discours tout fait dans le genre habituel aux femmes. [] elle hurlait en se frappant la poitrine. 23 Diogne Larce, II, 36 : , , . , , , ,

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    que le passage o intervient Xanthippe est prcd dune allusion aux rapports entre Socrate et la comdie ancienne. Larrire-plan thtral est donc encore prsent, mme si limage donne de Socrate, elle, volue. En effet, travers ces nouvelles images dun Socrate raill se constitue une nouvelle mythologie autour de la figure du philosophe grec : la diffrence de la comdie dAristophane, qui reste notre point dancrage en ce qui concerne le dveloppement dun comique objectif ou dinfriorit li Socrate, nous navons plus affaire un philosophe chef dcole, mais plutt un Socrate priv, presque un homme du quotidien, dans ses relations la fois ses concitoyens et sa famille. La figure de Socrate gagne ainsi en humanit, et probablement aussi en potentialit dassimilation, puisque Socrate lui-mme a t confront lincomprhension de ses concitoyens, ce qui confre la figure du philosophe athnien une forme de sympathie, inhrente au traitement comique de lanecdote par Snque.

    4. 2. Le pourquoi de cette construction : le recours

    lexemplum

    Nous pourrions alors nous interroger sur limportance de la constitution de ce nouveau caractre comique de Socrate, un comique dinfriorit pouss son extrme, puisque Socrate se trouve physiquement humili, mme par une personne qui devrait tre plus faible que lui, sa femme, et surtout sur le pourquoi dune telle utilisation par Snque de ce Socrate raill.

    Il convient de noter que la socit romaine se constitue selon le modle de limitation des exemples (MAYER, 1991 : 143), laquelle est une pratique centrale dans la vie sociale romaine travers les institutions que sont le contubernium, o un jeune

    ; , disait dailleurs quil faut dlibrment sexposer aux auteurs comiques : car sils disent quelque chose qui sapplique nous, ils nous corrigeront ; sinon, cela ne nous concerne pas. Xanthippe qui, linjuriant dabord, allait ensuite jusqu larroser : "Ne disais-je pas, dit-il, que Xanthippe, en tonnant ferait aussi la pluie ?"

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    officier est plac sous la direction dun officier plus g dont il partage la tente pour tirer profit de ses connaissances militaires et de son influence morale, ou encore le tirocinium fori, qui permet un jeune orateur de suivre un homme aguerri, pour apprendre les ficelles du mtier. Ces institutions influencent la fois le comportement moral des individus et la production littraire. cette structuration du mode de pense de la socit romaine se superpose la pratique stocienne des exempla : celui qui veut progresser sur la voie de la sagesse doit se donner un modle, c'est--dire quelquun de plus avanc que lui qui pourra alors guider ses pas24. Comme lexplique Thomas RICKLIN (2006 : 12) propos de Cicron mais le propos peut sappliquer galement Snque utiliser des exemples revient [] se servir dune des deux faons permettant de retrouver la vrit dune chose (ratio ueri reperiendi) et donc de pratiquer cette deuxime mthode philosophique qui ne cherche pas la nature de la chose (rei natura), mais plutt son expression exemplaire. . Cette dimension exemplaire de la vie dun philosophe est dautant plus importante chez Socrate que ce dernier a fait le choix de ne pas donner une forme crite sa philosophie, dimension pratique de la philosophie que souligne Snque dans les Lettres Lucilius, 6, 4 : omnis [] turba plus ex moribus quam ex uerbis Socratis traxit, toute cette foule a plus tir des murs de Socrate que de son enseignement . Cest donc bien dans le cadre dune constitution de Socrate en tant quexemplum que nous devons comprendre lutilisation quen fait Snque : Socrate incarne le sapiens, qui doit guider le progrediens sur la voie de la sagesse. Or, dans le cadre de la philosophie stocienne, la lutte contre les passions est une activit fondamentale pour le progrediens. Cest pourquoi nous retrouvons la vision dun Socrate raill mais acceptant nanmoins son sort avec calme dans le De ira, exemple que Snque nous invite suivre.

    24 Nous en trouvons un exemple dans Snque, Lettres Lucilius, 95, 65, qui se conclut par les mots suivants : Proponamus laudanda, inuenietur imitator, Proposons de nobles modles : ils trouveront imitateur .

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    Mais pourquoi utiliser ici le personnage de Socrate, plutt quun Romain ou un matre de lcole stocienne ? Un modle alternatif avait dailleurs eu une forte influence Rome25, celui de Pythagore, lhomme des mirabilia26, mais il sagit dune figure dans laquelle le rire naurait pas eu sa place. Nous pouvons penser tout dabord que, si lon cherche lexemple dun sage qui pourrait tre ridiculis sans que son aura en soit rellement entache, cest probablement limage de Socrate qui vient immdiatement lesprit, de par ses liens avec le genre comique et de par son rapport ambigu lutilisation du rire. Pourtant, nous pouvons galement penser que cest la distance qui existe entre Socrate et la socit romaine, le caractre non proprement assimilable de Socrate, qui a entran le choix de Snque. Si, comme il lcrit dans le De breuitate uitae, nous pouvons hominis naturam cum Stoicis uincere, cum Cynicis excedere, le Socrate aux couleurs cyniques (comme le prouve la circularit des rfrences avec la figure de Diogne) incarne un modle suivre, mais galement une radicalit qui ne pourrait pas tre accepte par un Romain, qui, sil subissait ce quoi Socrate est confront, se sentirait bless dans son honneur. Le Socrate raill, du comique dinfriorit, retrouve donc dans les textes philosophiques de Snque une grandeur : il incarne le sapiens dun raisonnement pouss lextrme, qui reste valable thoriquement, mme sil nest pas applicable dans le cadre de la socit romaine du mos maiorum, que cela soit dans un cadre priv lanecdote avec Xanthippe ou public le coup reu. Le Socrate raill, qui accepte son sort, donne alors aux lecteurs de Snque une leon de philosophie. En effet, nous assistons un dpassement du comique, par la dignit de lattitude du penseur athnien, voire une neutralisation du

    25 Pline lAncien, Histoire Naturelle, XXXIV, XII. 26 Diogne Larce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VIII, 11. On consultera galement les Vie de Pythagore rdiges par Porphyre et par Jamblique.

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    comique, et cela un double niveau : Socrate peut la fois servir dexemple aux nophytes de la philosophie, en leur montrant que le potentiel comique dun acte injurieux peut trs bien tre contrebalanc par un bon mot qui lui permet de mettre les rieurs de son ct, et en effectuant donc une rponse comique contre comique, mais lexemple peut servir galement aux progredientes, qui voient dans le cas de Socrate une opportunit de mise lpreuve, laquelle se transforme en un moyen de progresser sur la voie de la sagesse. Le Socrate ridiculis auquel donne vie Snque dans ses textes assume donc une valeur de philosophie la fois pratique (puisquil joue un rle propdeutique auprs du progrediens) et thorique (puisquil permet de pousser jusqu lextrme le raisonnement qui conduit la lutte contre les passions). Conclusion

    Nous pouvons donc, au terme de ce parcours slectif dun Socrate comique dans la littrature latine, voir comment limage du philosophe athnien raill retrouve sa fonction premire, celle de faire rire bien sr, mais galement dengager la rflexion. Cest dailleurs dans le ridicule que Socrate redevient, aprs les dialogues platoniciens o le rire est un moyen dapprentissage, avec le jeu du - (KUHN, 1941 : 28), travers les textes de Snque, un matre vivant de philosophie pour les lecteurs latins, celui qui leur apprend matriser leurs passions et se jouer des vicissitudes de la vie. Bibliographie

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