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211 Mouvements religieux radicaux pendant la transition L’exemple d’Ansar Al-Charia en Tunisie : naissance et expansion Perspectives 2011-2014 Alaya ALLANI Introduction La Tunisie a connu le phénomène du terrorisme depuis la fin du règne de l’ancien président Habib Bourguiba et a bénéficié d’une relative accalmie pendant celui de l’ancien président Zine El Abidine Ben Ali; toutefois, les attaques terroristes étaient plus rares et espacées 1 . Après la Révolution tunisienne (17 décembre 2010/14 janvier 2011), la question de la loi d’amnistie générale a été soulevée et a été accueillie favorablement par tous les courants politiques. L’application de cette procédure ne s’était pas accompagnée de mécanismes permettant de contrôler le mouvement des extrémistes religieux libérés. Cette situation a engendré une période de tension entre cette tendance, qui est devenue Ansar al-Charia 2 et le gouvernement de la Troïka 3 à l’origine de l’animosité et de la confrontation. Comment le phénomène du terrorisme en Tunisie a-t-il évolué après le Printemps arabe, notamment en ce qui concerne Ansar al-Charia ? Quelles sont les implications pour la sécurité au plan économique et politique ? Quelles sont les perspectives nationales et régionales pour cette organisation? I. Origine et évolution Certains chercheurs, notamment l’intellectuel américain Aaron J. Zilin, soulignent que les organisations Ansar al-Charia dans les pays arabes ont été créées après le Printemps arabe. Selon Zilin, cette organisation ne dispose pas d’un commandement unifié similaire à Al-Qaïda 4 . La vérité est que l’absence d’un leadership unifié à la tête des organisations Asar al-Charia est en réalité due au fait que ces organisations agissaient secrètement pour le compte d’Al-Qaïda. Cette réalité a été par la suite confirmée par les enquêtes menées par les autorités judiciaires lors du procès d’Ansar al-Charia en Tunisie. Il est important de noter que l’organisation a probablement reçu son nom de Ben Laden plutôt que d’Al-Qaïda 5 . 1 Avant la Révolution du 04 janvier 2011, les opérations terroristes étaient limitées à une opération tous les cinq ans (1987, 2002 et 2007). 2 Ansar al-Charia existe dans sept pays arabes, notamment la Tunisie, l’Égypte, la Libye, le Yémen, le Mali et le Maroc; l’organisation a été créée dans tous ces pays après la Printemps arabe. 3 Ce gouvernement est formé de trois partis, à savoir le mouvement Ennahda issu des Frères musulmans, le Congrès pour la république créé par Moncef Marzouki avant de devenir président de la république et le parti Etakatol pour le travail et les libertés créé par Mustafa Ben Jaafar, président de l’Assemblée nationale constituante. 4 Zilin (Aaron - j), « know Ansar al-Sharia in your country », The Institute of Washington, DC, 21 septembre 2012 (arabe et anglais); lien vers l’article : www.washingtoninstitute.org/ar/policy-analysis/view/know-your-ansar-al-sharia 5 Nous notons dans ce contexte la déclaration de l’un des amis d’Abdullah Azzam. Il s’appelle Abdullah Anas, ancien directeur du Bureau des Moudjahidines en Afghanistan Dans l’un de ses entretiens en arabe sur la chaîne BBC le 25 juin 2014 (conduit par Mackie Crescent), il a déclaré qu’Abdullah Azzam était contre la création de l’organisation appelée Al-Qaïda. Les activités des Afghans arabes se limitaient à expulser les Russes d’Afghanistan. Il a insisté depuis le début, que l’idée de la création d’une organisation appelée Al-

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Mouvements religieux radicaux pendant la transition

L’exemple d’Ansar Al-Charia en Tunisie : naissance et expansion

Perspectives 2011-2014

Alaya ALLANI

Introduction

La Tunisie a connu le phénomène du terrorisme depuis la fin du règne de l’ancien président Habib Bourguiba et a bénéficié d’une relative accalmie pendant celui de l’ancien président Zine El Abidine Ben Ali; toutefois, les attaques terroristes étaient plus rares et espacées1.

Après la Révolution tunisienne (17 décembre 2010/14 janvier 2011), la question de la loi d’amnistie générale a été soulevée et a été accueillie favorablement par tous les courants politiques. L’application de cette procédure ne s’était pas accompagnée de mécanismes permettant de contrôler le mouvement des extrémistes religieux libérés. Cette situation a engendré une période de tension entre cette tendance, qui est devenue Ansar al-Charia2 et le gouvernement de la Troïka3 à l’origine de l’animosité et de la confrontation. Comment le phénomène du terrorisme en Tunisie a-t-il évolué après le Printemps arabe, notamment en ce qui concerne Ansar al-Charia ? Quelles sont les implications pour la sécurité au plan économique et politique ? Quelles sont les perspectives nationales et régionales pour cette organisation?

I. Origine et évolution

Certains chercheurs, notamment l’intellectuel américain Aaron J. Zilin, soulignent que les organisations Ansar al-Charia dans les pays arabes ont été créées après le Printemps arabe. Selon Zilin, cette organisation ne dispose pas d’un commandement unifié similaire à Al-Qaïda4. La vérité est que l’absence d’un leadership unifié à la tête des organisations Asar al-Charia est en réalité due au fait que ces organisations agissaient secrètement pour le compte d’Al-Qaïda. Cette réalité a été par la suite confirmée par les enquêtes menées par les autorités judiciaires lors du procès d’Ansar al-Charia en Tunisie. Il est important de noter que l’organisation a probablement reçu son nom de Ben Laden plutôt que d’Al-Qaïda5.

1 Avant la Révolution du 04 janvier 2011, les opérations terroristes étaient limitées à une opération tous les cinq ans (1987, 2002 et 2007).2 Ansar al-Charia existe dans sept pays arabes, notamment la Tunisie, l’Égypte, la Libye, le Yémen, le Mali et le Maroc; l’organisation a été créée dans tous ces pays après la Printemps arabe. 3 Ce gouvernement est formé de trois partis, à savoir le mouvement Ennahda issu des Frères musulmans, le Congrès pour la république créé par Moncef Marzouki avant de devenir président de la république et le parti Etakatol pour le travail et les libertés créé par Mustafa Ben Jaafar, président de l’Assemblée nationale constituante. 4 Zilin (Aaron - j), « know Ansar al-Sharia in your country », The Institute of Washington, DC, 21 septembre 2012 (arabe et anglais); lien vers l’article :www.washingtoninstitute.org/ar/policy-analysis/view/know-your-ansar-al-sharia5 Nous notons dans ce contexte la déclaration de l’un des amis d’Abdullah Azzam. Il s’appelle Abdullah Anas, ancien directeur du Bureau des Moudjahidines en Afghanistan Dans l’un de ses entretiens en arabe sur la chaîne BBC le 25 juin 2014 (conduit par Mackie Crescent), il a déclaré qu’Abdullah Azzam était contre la création de l’organisation appelée Al-Qaïda. Les activités des Afghans arabes se limitaient à expulser les Russes d’Afghanistan. Il a insisté depuis le début, que l’idée de la création d’une organisation appelée Al-

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Tout d’abord, il est bon de rappeler que Ansar al-Charia en Tunisie a été créée en avril 2012 à la suite de la libération en mars 2011 de son fondateur, Saifi Abdallah ben Hussein, connu sous le nom d’Abu Ayaz6. Il importe également de noter que certains des principaux artisans de cette organisation ont été auparavant engagés dans le Mouvement islamiste créé par Rached Ghannouchi. Parmi ces dirigeants figurait Abu Ayaz qui a rejoint le mouvement au début des années 80. Il a par la suite rejoint le Parti islamiste qui porte actuellement le nom de “Mouvement Ennahda”. Les partisans d’Abu Ayaz se comptaient par centaines en 2011 et par milliers en 2012 (entre 5000 et 6000).

Nous rappelons qu’à sa création, Ansar al-Charia en Tunisie était une organisation bicéphale avec le théoricien Khatib Al-Idrissi7, et l’activiste Abu Ayaz, le chef de l’organisation. Idrissi n’avait pas l’intention de transformer Ansar al-Charia en un courant intellectuel et un mouvement politique. C’est pourquoi il s’est tenu à l’écart

Qaïda ne faisait pas l’objet d’un consensus. Il est important de noter qu’Abdullah Anas a précisé qu’il était présent à cette rencontre et qu’il était témoin de l’échange qui a eu lieu entre Azzam et Ben Laden. Azzam aurait demandé à Ben Laden : « Que faisons-nous avec une organisation internationale comprenant des dizaines de ressortissants d’Afrique du Nord, des centaines du Proche-Orient, des centaines d’Afghanistan, du Pakistan, de l’Indonésie et d’autres pays ? » L’invité de la BBC a été témoin de cet échange. Cela nous fait penser qu’Oussama Ben Laden avait planifié de changer plus tard le nom d’Al-Qaïda en Ansar al-Charia. Cela peut être une hypothèse plausible mais pas indiscutable.6 Abu Ayaz est né en 1965 dans la région de Menzel Bourguiba, dans le gouvernorat de Bizerte, au nord de la Tunisie. Certaines sources ont évoqué son adhésion au début à la doctrine des Frères musulmans et de son engagement au début des années 80 dans les rangs du mouvement islamiste créé par Rached Ghannouchi (connu aujourd’hui sous le nom du Mouvement Ennahda), puis a fait scission. Il est parti au Maroc pour terminer ses études de droit. Il a abandonné et s’est rendu en Grande-Bretagne pour y obtenir un permis de résidence. Sa demande a été rejetée et il s’est par la suite rendu en Afghanistan et a rencontré Ben Laden en 2000 à Kandahar. Il a créé avec Tarek Maaroufi une organisation appelée Le groupe de combat tunisien à Jalalabad. Ce groupe a été accusé d’être à l’origine de l’assassinat du commandant Ahmad Shah Massoud en 2001. La même année, les Nations Unies ont classé ce groupe comme appartenant à Al-Qaïda. Il s’est par la suite rendu en Turquie où il a été arrêté et remis aux autorités tunisiennes en 2003 durant le règne de l’ancien président Zine El Abidine Ben Ali. Abu Ayaz a été condamné à quarante ans de prison. Il a été relâché en mars 2011 après la Révolution tunisienne, ce qu’il est convenu d’appeler les révolutions du Printemps arabe. En un temps record, Abu Ayaz était capable de créer un solide réseau d’associations caritatives pour soutenir son organisation en l’absence de tout contrôle du gouvernement de la Troïka. Ce gouvernement était contrôlé par le Mouvement Ennahda, un parti proche des Frères musulmans. De nombreux journaux ont évoqué la complicité de certains lobbies dans le Mouvement Ennahda pour soutenir Ansar al-Charia. Abu Ayaz a été actif pendant plusieurs mois et a organisé des manifestations populaires; et ses sympathisants ont crié des slogans lors des manifestations publiques à la gloire d’Al-Qaïda et de ses hommes. Cela s’est produit sous les yeux des autorités. Il a été accusé de créer une police salafiste dans certaines régions du pays. Le gouvernement a changé sa position vis-à-vis du courant Ansar al-Charia seulement après l’attaque de l’ambassade des États-Unis à Tunis le 14 septembre 2012 (deux jours après l’assassinat de l’ambassadeur américain à Benghazi). En fait, la confrontation entre les autorités et cette tendance n’a en réalité commencé qu’à la fin du règne du gouvernement islamiste. La confrontation avec Ansar al-Charia et les terroristes n’est montée d’un cran qu’après le départ des Islamistes du pouvoir en janvier 2014. Le gouvernement de la Troïka les critiquait notamment de ne pas faire preuve de détermination pour l’arrestation d’Abu Ayaz qui s’est enfui en Libye et qui vit actuellement, d’après de nombreuses sources, sous la protection de Sufian ben Qmo, l’un des leaders d’Ansar al-Charia en Libye. Il est connu que le gouvernement tunisien a classé Ansar al-Charia comme organisation terroriste le 17 août 2013. Quelques mois plus tard, les États-Unis ont adopté la même position concernant Ansar al-Charia en Tunisie et en Libye. Cela explique le recours aux États-Unis pour capturer les principaux acteurs du mouvement djihadiste en Libye, tels que Abu Anas Al-Libi en octobre 2013 à Tripoli et Ahmad Abu Khtalh qui a été arrêté le 16 juin 2014 par des commandos américains en Libye sous prétexte de son implication dans l’assassinat de l’ambassadeur américain à Benghazi le 12 septembre 2012. 7 Le prédicateur Idrissi est né en 1956 dans l’État de Sidi Bouzid (la même région où Mohamed Bouazizi s’est immolé, déclenchant ainsi la Révolution tunisienne). IL a travaillé comme infirmier en Arabie Saoudite. Il a étudié sous la tutelle du cheik Abdelaziz Ben Baz, la plus grande autorité religieuse du pays, ainsi que sous celle d’autres cheiks. Il a été condamné pour l’incident de Sliman en 2006 et a été emprisonné en 2009. Il est considéré comme l’un des rhétoriciens du courant salafiste. Il a écrit des livres sur le Coran et le courant salafiste.

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et a continué à apporter des conseils, mais sans participer aux grandes manifestations tenues par l’organisation à l’instar du meeting de Kairouan le 20 mai 2012. Idrissi estime que ce qui importe le plus est de réunir un grand nombre de personnes qui se reconnaissent intellectuellement dans l’organisation et qui pourraient être converties en une force motrice. Abu Ayaz était pressé d’imposer son influence et son charisme, et d’utiliser l’organisation comme un outil sur la scène politique et pour obtenir des fonds auprès des associations qui le soutenaient dans le pays et à l’étranger.

Le groupe Ansar al-Charia a commencé ses activités en Tunisie et a été fortement impliqué dans la manifestation contre le film Persepolis avant les élections du 23 octobre 2011. Par ailleurs, le groupe a participé à la campagne contre le film L’innocence des musulmans et a été impliqué dans l’attaque contre l’ambassade des États-Unis à Tunis le 14 septembre 2012.

Ansar al-Charia a profité de l’ouverture du gouvernement tunisien dirigé par les Islamistes après la Révolution. Cela a été le cas lors du premier gouvernement dirigé par Jebali et du second conduit par Larayedh. Ansar al-Charia a renforcé ses structures ainsi que son réseau associatif de soutien, activant sous plusieurs dénominations, et dans le cadre de diverses activités dont certaines existaient sans autorisation légale8.

1. Ansar al-Charia en 2011 et sa volonté de faire partie du jeu politique

Pour renforcer ses structures organisationnelles, Ansar al-Charia a réduit ses mouvements dans de nombreuses villes. Sa présence a été forte dans les gouvernorats du sud, les zones d’où sont issus la plupart des leaders historiques d’Ennahda tels que Rached Ghannouchi, Ali Larayedh et Habib Ellouz. Cela a également été le cas dans les gouvernorats du centre-ouest tels que Kairouan et Kasserine, en plus de ceux du nord-ouest tel que Jendouba.

L’année 2011 a coïncidé avec plusieurs événements. En septembre 2011, s’est tenue pour la première fois dans l’histoire de la Tunisie moderne la conférence des salafistes arabes. En juillet 2011, une conférence réunissant la famille islamiste élargie s’est tenue. Cette rencontre réunissait essentiellement les courants de l’Islam politique et du Mouvement salafiste avec leurs composantes réformées et djihadistes. Elle s’est tenue à La Soukra, l’une des banlieues de la capitale Tunis. Lors de cette rencontre, les participants se sont accordés sur une feuille de route qui ambitionnait d’unir l’action islamiste en Tunisie. Certains analystes estiment que cette rencontre, à laquelle ont participé des acteurs clés du Mouvement Ennahda ainsi que leurs homologues du mouvement salafiste, a été préparée pour s’accorder sur la répartition des rôles afin de permettre aux Islamistes de prendre le pouvoir. Selon certains journaux, le Forum de La Soukra recommandait principalement de s’accorder sur le dénominateur commun de l’action islamiste et d’accepter le droit des courants de cette mouvance à maintenir leur identité.

Voici un extrait de leur déclaration, repris par Ghannouchi : « Coopérons sur les points que nous avons convenus et excusons-nous les uns les autres pour les points de divergence. » Il s’agit en réalité d’une célèbre phrase de Hassan al-Banna, fondateur des Frères musulmans en Égypte. Aux dires de certains, il aurait existé une coordination

8 L’une des fréquentes critiques adressées au Mouvement Ennahda qui a dirigé le gouvernement pendant cette période est qu’il a laissé le champ libre aux activités d’associations, y compris celles des djihadistes salafistes. Le ministre de l’intérieur dans le gouvernement indépendant de M. Mehdi a évoqué des violations graves survenues dans les rangs des associations religieuses enregistrées accusées de blanchir le terrorisme. Voir Essabah du 25 juin 2014.

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entre les membres du Mouvement Ennahda et ceux d’Ansar al-Charia visant à soutenir Ennahda aux élections du 23 octobre 20119.

Abu Ayaz répétait sans cesse sa litanie : « La Tunisie est une terre de prédication, et non de djihad », mais certains analystes y ont vu une tactique de camouflage pour permettre à Ansar al-Charia de renforcer ses structures organisationnelles. Certains analystes pensent que Abu Ayaz, qui appartenait auparavant au groupe de Ghannouchi, savait parfaitement que près de la moitié du Mouvement Ennahda était idéologiquement proche des salafistes10; c’est pourquoi le soutien électoral à Ennahda était acceptable.

Le succès d’Ennahda aux élections d’octobre 2011 a ouvert la voie à Ansar al-Charia et lui a assuré une liberté de mouvement. Il est intéressant de noter qu’Ansar al-Charia menait ses activités sans disposer de la moindre autorisation. Des fonctionnaires appartenant à Ennahda ont suggéré à Ansar al-Charia de déposer une demande pour créer une association de type salafiste. Abu Ayaz a toujours rejeté cette option, déclarant qu’il n’est pas légalement acceptable d’aller vers un gouvernement qui n’applique pas la loi islamique (la Charia) et de demander une autorisation légale pour ses activités. En fait, Ansar al-Charia a refusé de se conformer à cette procédure pour plusieurs raisons :

* 1. Ayaz trouve qu’il est plus approprié d’activer dans l’illégalité; par ailleurs, une telle démarche l’exonère de toute responsabilité morale et politique.

* 2. S’il rentre dans la légalité, ses activités, son financement, ses programmes et ses mécanismes d’action seront étroitement surveillés.

* 3. Il se considère au-dessus des partis politiques et des associations et pense que les pouvoirs publics n’appliquent pas le principe de gouvernance qui devrait mener à l’instauration d’un État islamique. Par conséquent, ils ne sont pas qualifiés pour décider de la légitimité de la réglementation existante. Selon Abu Ayaz, le djihad contre l’Occident, les juifs et les croisés à travers le monde est le seul principe à suivre pour l’instauration d’un État islamique.

Pendant que le Mouvement Ennahda était au pouvoir, il n’a trouvé aucun problème au fait qu’Ansar al-Sharia tenait des manifestations politiques et de sensibilisation sans aucune autorisation légale. Ennahda a accepté l’idée qu’Ansar al-Charia pourrait mener ses activités dans le cadre de ce qui est « acceptable et non tolérable ». Cette situation a permis à Ansar al-Charia de doubler le nombre de ses partisans à la fin de 2011 et au début de 2012. Le nombre de ses partisans est passé de quelques centaines à quelques milliers. La rhétorique radicale de l’organisation rappelait le discours utilisé par le Front islamique du salut en Algérie dans les années 90. C’était une idée qui a remis en question le pouvoir établi et encourageait des slogans en faveur du djihad, de la résistance et la pénitence séculière.

9 C’est ce qui m’a été rapporté par une journaliste étrangère qui m’avait rencontré avec Abu Ayaz à l’été 2012. Il a assuré qu’Ansar al-Charia en Tunisie avait réellement contribué à mobiliser les électeurs à voter pour le Mouvement Ennahda lors des élections de l’Assemblée constituante qui se sont tenues le 23 octobre 2011.10 Il est à rappeler que le Mouvement Ennahda a revu son discours politique lors de sa dernière manifestation en juillet 2012, où il a adopté l’approche démocratique tout en maintenant son fondement idéologique forgé à la fin des années 80. Ennahda ne l’a pas revu mais l’a imprimé à nouveau et publié en 2012 au motif qu’il peut être actualisé lors de sa prochaine conférence. Plusieurs chercheurs ont expliqué que le Mouvement Ennahda a maintenu son fondement idéologique pour éviter de provoquer le mouvement salafiste et essayer de gagner ses électeurs. Il est important de noter que le fondement idéologique d’Ennahda est très proche de l’idéologie salafiste qui est mise en porte-à-faux dans son discours politique.

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2. Ansar al-Charia en 2012 et l’émergence du phénomène du terrorisme

Les six premiers mois de 2012 ont été caractérisés en Tunisie par une violence contre des acteurs clés de la société civile à ‘instar des intellectuels et les politiciens. Un doigt accusateur a été pointé sur Ansar al-Charia l’accusant d’être l’instigatrice de la violence contre ces acteurs. Certains journaux ont parlé de la volonté d’Ansar al-Charia de créer des émirats islamiques, allant jusqu’à affirmer que Sejnane était l’un de ces émirats. Sejnane appartient au gouvernorat de Bizerte, au nord du pays, par ailleurs la région d’origine d’Abu Ayaz. Il est important de noter que les attaques menées par les sympathisants d’Ansar al-Charia restaient impunies dans la plupart des cas. Certains ont vu là une connivence entre les partis présents dans le gouvernement dirigé par Ennahda en collaboration avec Ansar al-Charia11.

On a assisté en 2012 au déplacement massif de djihadistes tunisiens vers la Syrie. Ansar al-Charia est considéré comme l’un des principaux maîtres d’œuvre de ce recrutement. En outre, de nombreux rapports ont révélé qu’en 2012 Ansar al-Charia avait tiré d’énormes profits en traitant avec un réseau de contrebandiers.

Rachid Ammar, ancien chef d’état-major des armées12, a exprimé ses craintes d’une « somalisation de la Tunisie » lors d’un entretien qu’il avait accordé le 24 juin 2013 à la chaîne de télévision Tunisia. Il a exprimé ces craintes puisque les djihadistes ont commencé à gagner considérablement du terrain dans le pays durant une période donnée. Ils l’ont fait en stockant des armes, en organisant des entraînements et en planifiant des actes subversifs pour prendre le pouvoir13. Pendant cet échange, Rachid Ammar a indiqué que les djihadistes s’entrainaient dans les maquis durant toute l’année, de 2012 à 2013, une période qui a coïncidé avec l’assassinat des martyrs Chokri Belaid en février 2013 et Mohammed Brahman le 25 juillet 2013. Le général Ammar n’a toutefois pas donné les noms des organisations djihadistes, même si l’opinion publique et l’élite intellectuelle tunisiennes savaient qu’elles appartiennent aux deux tendances, à savoir le mouvement d’Ansar al-Charia et les cellules dormantes d’Al-Qaïda. Parmi ces courants, on peut citer des combattants tunisiens qui représentent la majorité, en plus d’une minorité de combattants du Maghreb et d’autres pays africains.

La question qu’il convient de se poser est la suivante : le gouvernement de Jebali et de Larayedh était-il oui ou non au courant de ces entraînements ? Ces personnalités n’ont pas tardé à démentir les rumeurs sur les centres d’entraînement des djihadistes sur les Monts Châambi et ailleurs. Elles affirment que ces rumeurs ne sont pas vraies et qu’il ne s’agit ni plus ni moins que d’islamistes pratiquant des activités sportives14. Contrairement aux propos du chef d’état-major, la position officielle consistant à nier l’existence de centres d’entraînement suscite des préoccupations quant à l’absence d’harmonie entre les responsables politiques et les autorités militaires. Cette absence d’harmonie est-elle due au fait de ne pas avoir connaissance des centres

11 De telles pratiques avaient également cours en Égypte sous le gouvernement Morsi.12 Rachid Ammar était le commandant suprême de l’armée qui a accompagné les étapes de la Révolution tunisienne. Il est resté à son poste jusqu’au jour de cet entretien télévisé en juin 2012 dans lequel il a déclaré avoir demandé sa retraite. L’entretien était une occasion pour lui d’exprimer ses réserves sur la politique sécuritaire du gouvernement Ennahda à l’égard d’Ansar al-Charia.13 Voir notre article dans le journal Le Temps du 25 juin 2013. 14 Marianne est le journal français qui a été le premier a révélé le 19 octobre 2012 la présence de centres d’entraînement pour djihadistes en Tunisie Les responsables ont démenti cette nouvelle et ont accusé le journal de mentir. Plus tard, l’information a été confirmée par le biais d’une déclaration du chef d’état-major des armées.

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d’entraînement ? Ce qui révèlerait une faiblesse fatale du système de renseignement. Ou est-ce du fait de la complicité de certains lobbyistes au pouvoir qui s’emploient à couvrir de tels exercices ? L’existence de ces centres engage-t-elle la responsabilité du gouvernement dans son ensemble ? Ou celle du gouvernement de la Troïka, du ministre de l’intérieur ou du premier ministre ? Ou celle de ces deux ministres agissant de concert depuis qu’ils appartiennent au Mouvement Ennahda ?

On remarque que pendant cette période, la coordination du renseignement entre la Tunisie et l’Algérie pour lutter contre le phénomène du terrorisme dans les deux pays a été à son niveau le plus bas. Il est à noter que le chercheur algérien Antar Benadbdennour a affirmé que la coordination entre les intérêts de la Tunisie et de l’Algérie au début du mandat du Mouvement Ennahda en Tunisie était faible car les généraux algériens responsables du renseignement ne faisaient pas confiance aux responsables de la sécurité tunisienne appartenant à Ennahda. Ils craignaient que la fourniture du renseignement concernant les terroristes ne soit accessible aux opposants de l’Algérie. Le chercheur algérien a indiqué que la coordination du renseignement a par la suite retrouvé un niveau de coopération appréciable entre les deux pays15 grâce aux facteurs suivants : a) la neutralisation des ministères de souveraineté passés sous le contrôle de personnalités indépendantes, b) l’assassinat de Chokri Belaid en février 2013.

2012 a également été considérée comme une année importante pour Ansar al-Charia et Abu Ayaz. En effet, le mouvement a convoqué une grande réunion le 20 mai 2012. Abu Ayaz a attiré entre 5 et 6 milles participants à cette occasion. Il a été observé parmi les participants la présence du courant salafiste djihadiste qui était majoritaire avec près de quatre mille membres, et le reste des participants était issu du courant salafiste scientifique. Des représentants de l’Islam politique appartenant au Mouvement Ennahda régional ont assisté à cette rencontre.

Pendant la réunion, on a entendu des slogans tel que « nous sommes tous des Oussama Ben Laden » et d’autres slogans extrémistes obligeant un ministre Ennahda à critiquer ce qui s’est passé pendant cette rencontre. Toutefois, le gouvernement n’a pas pris de mesures contre les organisateurs de la rencontre; en revanche, Ansar al-Charia a considéré cela comme étant un feu vert à la poursuite de ses activités.

Le discours d’Abu Ayaz le 20 mai 2012 dans la grande ville de Kairouan, devant une foule immense, révélait une tendance pour un projet politique d’un État religieux. Lors de cette rencontre, il a confirmé l’idée selon laquelle la

Tunisie est une terre de prédication et non de djihad. De nombreux chercheurs ont estimé que cette position n’est pas contraire aux instructions d’Ayman al-Zawahiri qui a appelé les révolutions du Printemps arabe à aider les régimes islamistes ayant accédé au pouvoir en dépit de leurs divergences sur quelques-uns de leurs principes.

Abu Ayaz a confirmé lors de la rencontre de Kairouan du 20 mai 2012 qu’il est impossible de dissocier son groupe du Mouvement Ennahda.

Pendant cette rencontre, il a parlé d’une éducation islamique qui exclut toute mixité et a également évoqué le tourisme islamique pour attirer les communautés musulmanes d’Europe et éviter l’exhibitionnisme des touristes étrangers.

15 L’intervention d’Antar Ben Abdel Nour lors d’un colloque sur les problèmes de sécurité dans la région méditerranéenne organisé par le Centre des études internationales dans la capitale Tunis le 20 juin 2014 à l’Hôtel Africa. Son discours était intitulé « Stratégie sécuritaire à la frontière algérienne ».

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Il s’est également exprimé sur la nécessité de créer des banques islamiques qui remplaceraient les banques conventionnelles, et a plaidé en faveur d’un système financier et d’imposition islamique. Il a en outre plaidé pour des réformes dans le secteur de la santé, la création d’hôpitaux pour éviter que les hommes ne se mélangent aux femmes. Ces exigences annoncent en réalité le début d’un projet visant à politiser le djihadisme salafiste et à lui donner une apparence civile.

Ce qu’Abu Ayaz n’a pas dit dans sa réunion est comment il entend mettre en œuvre ces exigences, serait-ce pas des méthodes pacifiques ou par la force ? De nombreux chercheurs pensent que l’absence de clarifications sur les mécanismes de mise en œuvre du programme d’Abu Ayaz décliné dans son discours de Kairouan est la preuve, selon Ansar al-Charia, que l’application de ces idées n’obéit pas aux mécanismes démocratiques :

D’abord, Ansar al-Charia ne croit pas en l’option démocratique puisqu’elle est considérée au départ comme étant contraire à la « Charia ». D’après l’organisation, la démocratie est une violence faite à la gouvernance de Dieu.

Ensuite, les leaders de ce courant ont pensé à d’autres moyens pour imposer leurs idées à travers une politique du fait accompli. Nous constatons que les moyens d’action de ces associations n’avaient aucun fondement en droit. Ces moyens sont considérés en quelque sorte comme des instruments de coercition. C’est ainsi qu’en 2012, la prédication a commencé à prospérer, de même que la charité et les aides sociales16.

Cette situation n’a pas contraint les autorités à interdire ces tentes de propagande religieuse malgré les appels de plusieurs partis politiques. Ces tentes de propagande se tenaient devant des établissements scolaires et des marchés hebdomadaires faisant du prosélytisme au vu et au su de tous, mais recrutaient en secret ceux qui acceptaient de se joindre à leur organisation.

Les autorités n’ont certes pas empêché ces tentes au début, mais la prolifération des actes de violence qui ont suivi leur installation a obligé le gouvernement à les interdire en l’absence d’une autorisation préalable. Cette situation a été évoquée avant les événements des Monts Châambi en avril 2013.

L’année 2012 a été importante pour Ansar al-Charia en lui permettent de :

Dans un premier temps de réunir une foule de milliers de sympathisants et de faire d’eux des membres de l’organisation ;

Ensuite d’acquérir et de stocker des armes le long de la frontière libyenne ;

Enfin de s’entrainer sur les Monts Châambi et à d’autres endroits présentés par certains journaux comme des installations sportives.

2012 a été marquée par l’attaque de l’ambassade des États-Unis à Tunis, précisément le 14 septembre, trois jours après l’assassinat de l’ambassadeur américain à Benghazi. Plus tard, les enquêtes ont révélé l’implication dans l’assassinat de deux Tunisiens membres de la branche tunisienne d’Ansar al-Charia. Par la suite, le tribunal a rendu des décisions prouvant cette implication. IL s’agit peut-être de l’une des principales

16 Les sympathisants d’Ansa al-Charia plaçaient périodiquement leurs tentes devant de petites écoles secondaires et des marchés hebdomadaires pour expliquer la philosophie de l’organisation et en même temps apporter de l’aide aux pauvres. L’organisation a dépêché des convois médicaux dans des bidonvilles pour fournir gratuitement certains services de santé. Beaucoup s’étonnent du soutien matériel et politique dont bénéficie Ansar al-Charia de la part des élites au pouvoir et en dehors du pouvoir.

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raisons qui ont incité en décembre 2013 les États-Unis à classer Ansar al-Charia en Tunisie et en Libye comme organisations terroristes. Les événements de l’attaque de l’ambassade américaine à Tunis ont représenté un tournant décisif dans le changement de la position du gouvernement envers Ansar al-Charia, même si cela n’a pas été un grand virage, comme l’atteste les peines clémentes infligées aux responsables de l’attaque. Le Département d’État américain a demandé que ces peines soient revues17.

Après l’incident de l’ambassade au mois d’octobre 2012, une séquence vidéo a été mise en ligne montrant Rached Ghannouchi avec des sympathisants du mouvement salafiste. Il les encourageait à accélérer la création d’écoles, d’universités et d’institutions salafistes avant qu’il ne soit trop tard parce que le mouvement ne contrôlait pas encore la sécurité et l’armée. Certains analystes ont interprété cet appel de Ghannouchi comme une invitation ouverte au courant salafiste pour constituer une force et imposer un fait accompli pour lequel il serait difficile de faire marche arrière.

Nous n’oublions pas les installations fournies par le gouvernement pour recevoir en 2012 de nombreux prédicateurs du Almachreq, Moyen-Orient qui se rendaient en Tunisie à l’invitation des associations religieuses, notamment Ansar al-Charia, pour donner des cours considérés par les associations de défense des droits de l’homme comme étant un appel à l’expiation et à la haine. La conséquence aurait été la division de la population en croyants et en infidèles. À la fin de 2012, de légères différences entre le gouvernement de Jebali et le courant d’Ansar al-Charia ont commencé à émerger, surtout après l’attaque de l’ambassade des États-Unis à Tunis le 14 septembre 2012 et qui a été plus tard attribué à Ansar al-Charia18. La fissure a commencé à prendre de l’ampleur entre le gouvernement et l’organisation en 2013, ce qui a été considéré comme le début du compte à rebours de cette tendance.

3. Confrontation ouverte entre le gouvernement et Ansar al-Charia en Tunisie : 2013-20143

2013 a été considérée comme une année difficile à plus d’un titre. Elle a en effet été marquée par des assassinats politiques en Tunisie et des bouleversements régionaux significatifs, en commençant par l’expulsion d’Al-Qaïda du Nord Mali le 03 janvier 2013. Elle s’est achevée avec la chute de Morsi le 30 juin 2013. L’assassinat des défenseurs des droits de l’homme que sont Chokri Belaid en février 2013 et Mohammed Brahmi au mois de juillet de la même année a marqué la fin d’une trêve entre le gouvernement tunisien et Ansar al-Charia. Les enquêtes judiciaires ont révélé l’implication d’Ansar al-Charia dans les deux meurtres. Certains journaux locaux ont parlé de groupes tunisiens d’Ansar al-Charia qui s’entrainaient en Libye pour mener des opérations terroristes en Tunisie et à l’étranger comme en Irak, en Syrie, en Algérie et en Afghanistan. C’est ainsi que le marché de la vente des armes et de la formation a prospéré en Libye Il est intéressant de noter la présence grandissante d’Al-Qaïda et d’Ansar al-Charia, notamment à Benghazi, Derna, Sirte et Sabratha. Selon de

17 Après l’appel, l’affaire a été rejugée le 23 juin 2014. Le verdict était de deux ans d’emprisonnement et le non-lieu dans le cas de l’incendie criminel d’une école américaine. Compte tenu de l’attaque de l’ambassade, la détermination de la peine a été renvoyée. Les dispositions relatives à la première phase du procès n’ont pas dépassé deux ans sans peine de prison. Voir le site Tunivisions (24/06/2014) à l’adresse http://ar.tunivisions.net/47570/566/14918 L’attaque de l’ambassade des États-Unis par Ansar al-Charia était un signe de protestation contre la projection du film L’innocence des musulmans. Cette attaque a eu lieu le 14 septembre 2012, trois jours après l’assassinat de l’ambassadeur américain à Benghazi. Cet acte indique que l’organisation est passée à une étape de violence systématique.

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nombreux rapports d’analystes et d’occidentaux, les quatre centres d’entraînement en Libye comprenaient des combattants tunisiens et algériens ainsi que des combattants issus de la côte africaine. L’année 2013 a été marquée par une vague de déplacement continue de djihadistes pour la Syrie, un mouvement qui a débuté en 2012 et qui se poursuit depuis lors. Mehdi Jomaa, premier ministre du gouvernement indépendant a déclaré, sur la base du rapport du ministre de l’intérieur, que le gouvernement a empêché plus de 8000 djihadistes tunisiens de se rendre en Syrie19. Sur la base du nombre des djihadistes et des sympathisants d’Ansar al-Charia, il existe environ dix milles Tunisiens influencés par la doctrine des djihadistes et prêts pour le djihad à l’étranger. Ces personnes sont préparées psychologiquement et intellectuellement dans les mosquées contrôlées par Ansar al-Charia et les mouvements religieux radicaux. Si nous divisons le nombre de sympathisants influencés par la pensée djihadiste par le nombre total de la population, on se rend compte qu’un Tunisien sur mille est sympathisant de l’idéologie djihadiste ou influencé par celle-ci au début de 2014. Ce ratio était supérieur un an plus tôt pendant le règne des Islamistes. Lorsque le nouveau gouvernement a pris le contrôle des mosquées, le phénomène de voyage vers la Syrie a commencé à reculer20.

Voici un tour d’horizon d’une série d’événements associés à l’évolution de l’activité d’Ansar al-Charia en 2013 :

En 2013, Ansar al-Charia a abandonné sa prise de position considérant la Tunisie comme une terre de prédication et non de djihad sans toutefois l’annoncer officiellement.

En 2013, la coordination de la sécurité armée entre Ansar al-Charia en Tunisie et Ansar al-Charia en Libye s’est renforcée. 2013 a également été marquée par l’assassinat de l’agent de sécurité Sbouai. Cet acte terroriste rentre dans ce que les terroristes ont appelé la « lutte contre la tyrannie ».

Le 29 avril 2013, les événements du Mont Châambi ont débuté.

Le 19 mai 2013, la tenue de l’Assemblée générale d’Ansar al-Charia à Kairouan a été empêchée. Quelques semaines avant, Abu Ayaz disparaissait secrètement, dans des circonstances mystérieuses, après avoir essayé d’échapper à la vigilance des agents de sécurité autour de la Mosquée de la Foi au centre de la capitale. Il faisait l’objet d’une enquête à ce moment-là. De nombreux partis politiques ont accusé le ministre de l’intérieur Larayedh du Mouvement Ennahda de ne pas faire preuve d’une réelle fermeté en ce qui concerne son arrestation. Après le départ d’Ennahda du gouvernement, l’un des directeurs du ministère de l’intérieur a déclaré avoir reçu des ordres de ne pas arrêter Abu Ayaz21.

Les arrestations qui ont eu lieu dans les rangs d’Ansar al-Charia entre mai et août 2013 ont révélé que ce courant préparait des assassinats et d’autres opérations terroristes. Beaucoup ont été arrêtés.

En août 2013, le ministère de l’intérieur et le gouvernement ont déclaré Ansar al-Charia

19 L’annonce a été faite sur le site Breaking News le 04 mars 2014; voir http://breakingnews.sy/ar/article/34827.html.20 Au début du mois de juin 2014, le ministre des affaires religieuses a indiqué que le nombre de mosquées sur lesquelles le gouvernement n’avait pas de contrôle ne dépassait pas 90 sur un total de 5100.21 Le 10 juillet 2014, le parquet a convoqué Ali Larayedh et le ministre de l’intérieur du gouvernement d’Hammadi Jebali ainsi que Toufik Dimassi, chef des services spécialisés au ministère de l’intérieur.

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comme organisation terroriste

La position d’Ennahda et d’autres partis islamistes n’était pas en phase avec celle du gouvernement. En effet, des leaders d’Ennahda tels que Ajami Alorima, Habib Ellouz et d’autres ont refusé la classification d’Ansar al-Charia comme organisation terroriste. Le parti islamiste Hizb at-Tahrir a pris la même position exprimée par son porte-parole.

En 2013, les réactions violentes d’Ansar al-Charia à travers des opérations terroristes se sont intensifiées dans des gouvernorats et des régions tels que Jendouba, Sidi Bouzid, Qublat, Sousse et Monastir et la menace d’opérations terroristes a augmenté à la fin de 2013.

Ces réactions sont liées à la découverte de la branche armée au sein d’Ansar al-Charia et d’un projet détaillé d’assassinats politiques visant, selon certains analystes, à semer la confusion dans le dialogue national qui a été lancé en 2013. Ansar al-Charia a essayé d’empêcher la promulgation de la constitution qui ne répondait pas à ses idées, en particulier lorsqu’un accord a été signé par les politiciens sur la non inclusion de la Charia dans la Constitution comme source de la loi.

L’année 2013 a été marquée par la démission du gouvernement de Jebali ainsi que par l’approbation de la démission du gouvernement de Larayedh à la fin de cette année, à la suite des répercussions des attaques terroristes attribuées à Ansar al-Charia.

La question que se posent de nombreux analystes est de savoir si le terrorisme en cours en Tunisie se limite aux assassinats politiques ou aux autres opérations terroristes ? Ou est-ce restreint à l’introduction d’armes dans le pays ? Les cellules dormantes d’Ansar al-Charia et d’Al-Qaïda peuvent-elles être tenues responsables d’une partie ou de la totalité de ces opérations terroristes ? Ou existe-t-il d’autres partis impliqués dans ces opérations ?

Il semble probable qu’Ansar al-Charia était impliquée dans plusieurs opérations terroristes, mais il existe des hypothèses selon lesquelles d’autres partis auraient également été impliqués, notamment des Libyens appartenant à l’ancien régime. Ils ont recruté des terroristes pour mener des opérations terroristes en Tunisie en réponse à la contribution des partis tunisiens au renversement de Kadhafi après la Révolution. Cette hypothèse selon laquelle des terroristes ont participé à Ansar al-Charia sans en être membres est plausible. De nombreux journaux en ont d’ailleurs parlé. Le parcours de l’organisation et l’identité des personnes impliquées dans les assassinats de Belaid et de Brahmi ont fait l’objet d’une analyse approfondie dans le cadre des enquêtes judiciaires. Cela pourrait permettre de comprendre les motivations et les justifications de ceux qui ont un intérêt dans de telles opérations, que ce soit au niveau national ou à l’étranger. Cela n’est possible qu’en reliant les deux assassinats et les circonstances dans lesquelles ils ont eu lieu, c’est-à-dire la situation politique et sociale et son impact sur les bouleversements régionaux.

Il est presque certain que les opérations terroristes en Tunisie ne sont pas uniquement attribuées à Ansar al-Charia, mais la contribution de l’organisation est la plus importante dans de telles opérations.

4. Organisation hiérarchique d’Ansar al-Charia en Tunisie

Ansar al-Charia a une structure centrale et une structure régionale

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Structure centrale : se compose d’un comité législatif qui comprend des leaders de renom de l’organisation; est limité en nombre et ne comporte pas plus de 11 membres

Bureaux nationaux : font partie des structures centrales comprenant cinq bureaux, dont quatre sont ouverts; le cinquième n’est pas rendu public.

Le Bureau politique

Le Bureau du plaidoyer

Le Bureau social

Le Bureau des médias

Il existe un bureau de la sécurité comprenant la branche armée qui n’est pas connu du public mais qui a été identifié lors des enquêtes judiciaires.

Il existe des organes de direction centraux connus et d’autres qui ne le sont pas et qui font partie des organes de direction alternatifs.

Il existe un émir central de l’organisation en la personne d’Abu Ayaz.

Structures régionales : Il existe des cellules dans chaque région et un émirat dans chaque gouvernorat ou dans plusieurs gouvernorats. Chaque cellule comprend entre 5 et 12 membres.

Il existe des émirs locaux et régionaux.

En ce qui concerne les membres du Comité législatif, les organisateurs ont indiqué qu’ils étaient au nombre de 12 (11 + l’émir Abu Ayaz); cinq noms seulement sont connus comme Ayaz, Abu Hassan, Sami Ben Brik, Sami Essid, Abu Khaled al-Khatib et Saifuddin Rais22.

Il est probable que les membres non déclarés représentent l’organe de direction alternatif de même que la branche armée de l’organisation comme l’a annoncé le ministère de l’intérieur en août 2013. Par ailleurs, l’existence d’un lien entre Al-Qaïda et Ansar al-Charia au Maghreb islamique a été révélée, ce qui a contribué au financement d’Ansar al-Charia en Tunisie.

Ce modèle organisationnel d’Ansar al-Charia ressemble à l’organisation Talibans23.

5. Sources de financement d’Ansar al-Charia

Le financement d’Ansar al-Charia est probablement issu de quatre sources :

La première source : les dons

Il s’agit des dons provenant en particulier :

• de particuliers ;

• de la zakat ; et

22 Plusieurs rapports ont présenté Saifuddin Rais de Kairouan comme étant un sérieux prétendant à la succession d’Abu Ayaz à la tête de l’organisation. Les services judiciaires lui ont posé la question de savoir ce qu’il avait reçu en échange de l’allégeance à l’émir de Daesh Abu Bakr al-Bagdadi qui s’est autoproclamé calife des musulmans (Al Chourouk, 07 juillet 2014).23 C’est ce que m’a révélé une journaliste américaine à Kaboul dans un entretien daté d’avril 2013.

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• de l’aumône.

Ces dons vont essentiellement dans les caisses de l’organisation et en particulier dans son appareil financier. Les salafistes se servent de la Fatwa pour encourager les dons. Dans des biens des cas, les reçus ne sont pas fournis par crainte de poursuites judiciaires, qui pourraient obliger l’organisation à la transparence dans ses transactions financières. Toutefois, ces dons ont considérablement diminué après la classification de ce courant comme organisation terroriste en août 2014. C’est ainsi que les ressources fournies par Al-Qaïda représentaient le principal revenu. Plusieurs rapports ont évoqué une insuffisance des ressources au point que certains djihadistes prenaient à leur charge certaines dépenses24.

La deuxième source : les dons d’Al-Qaïda

Ils proviennent essentiellement des dirigeants d’Al-Qaïda au Maghreb islamique, particulièrement après les enquêtes judiciaires révélant l’allégeance d’Abu Ayaz à l’émir d’Al-Qaïda Abdelmalek Droudkel. Certains rapports ont rendu public le montant du budget d’Al-Qaïda au Maghreb islamique qui s’élève à environ 300 millions de dollars.

Des dons provenaient également des factions proches d’Al-Qaïda tels que le bataillon de Morabitoun dirigé par Mokhtar ben Mokhtar dit « Le borgne ».

La troisième source : le produit de la contrebande, l’économie parallèle et les revenus provenant d’associations proches.

Le secteur parallèle de l’économie s’est développé après la Révolution. Le ministère de l’économie a déclaré que l’économie en 2014 a connu un taux de croissance élevé dépassant les 40 %25. Plusieurs parties étaient actives dans ce secteur parallèle, notamment les contrebandiers, les commerçants, des personnes collaborant des factions terroristes appartenant aux associations caritatives.

En avril 2014, des responsables du ministère de l’intérieur ont présenté un rapport sur l’implication de plus de 150 associations dans le financement du terrorisme26, ce qui a incité de nombreux élites politiques et acteurs clés de la société civile à exiger une enquête sur un certain nombre d’associations afin de passer au crible leurs programmes et mécanismes de financement.

La quatrième source : financements servant à faire entrer les Tunisiens en Syrie

Ces fonds provenaient d’associations du Golf pour recruter les djihadistes tunisiens en Syrie. Une partie, considérée comme un montant important, revenait à Ansar al-Charia27. En raison de l’absence d’une législation criminalisant clairement le

24 Édition en ligne d’Al Chourouk, 30 juin 2014 http://www.alchourouk.com/59147/566/1/-_العميد_مختار_بالنصر:_بلعور_في_ليبيا_لتوحيد_المقاتلين_العائدين_من html. Il est important de noter que l’expert militaire, le général de brigade Mokhtar ben Nasr, dans.-سورياun entretien accordé à ce journal, faisait savoir que le nombre de jours d’Al-Qaïda dans la région est compté en raison de la crise financière devenue grave. Il a été demandé aux nouvelles recrues, en particulier de la Tunisie et de la Libye, de subvenir elles-mêmes à leurs besoins financiers.25L’économie parallèle est l’économie informelle, qui ne paie pas les impôts et donc ne déclare pas ses revenus réels à l’État.26 Voir la section Babnet (05 avril 2014) du sitehttp://www.babnet.net/rttdetail-83013.asp26-27 Voir le journal « le Tunisien » en date du 31/08/2013; le lien de l’article

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blanchiment d’argent28 à des fins de terrorisme, Ansar al-Charia a géré un important réseau de travailleurs dans le secteur de l’économie parallèle. L’organisation a démontré à ses financiers à l’étranger qu’elle est très active et prospère. Cela a été prouvé par des rapports étrangers, notamment des rapports américains qui ont révélé la présence d’environ trois milles djihadistes tunisiens en Syrie. C’est le groupe djihadiste étranger le plus important en Syrie. C’est ainsi qu’Ansar al-Charia a bénéficié de fonds importants pour faire le travail29 puisque l’organisation est chargée de l’acheminement.

6. Outils médiatiques appartenant à Ansar al-Charia

Comme tous les mouvements djihadistes, la politique des médias, les journaux, les sites Internet et les adresses sur les sites de recherche constituent un élément fondamental de l’existence d’Ansar al-Charia Dans une étude récente sur les supports de communication d’Ansar al-Charia en Tunisie réalisée par le chercheur américain Aaron Zelin, ce dernier souligne qu’ils comprennent:

Un compte Facebook inaccessible par moment.

Un compte Twitter

Une revue électronique appelée Unity Youth Media30. Ce journal est apparu le 04 mars 2014 avec notamment pour objectifs :

- De devenir une plateforme pour les Sunnites en Tunisie

- De venir en aide à Daesh/EISL31

Le journal est publié en arable et en anglais et comprend des rubriques portant sur :

* Les informations publiées sur l’organisation

* Les contributions des théoriciens du djihad

* Les combattants tunisiens en Syrie32

L’assertion selon laquelle la revue souhaite devenir une plateforme des Sunnites en Tunisie n’a aucun sens puisque la composition de la société tunisienne n’est pas sectaire, les Tunisiens étant tous malikites. On dirait qu’il est uniquement question des Sunnites avec des particularités orientales et non locales. Nous notons également que les supports de communication de cette organisation destinés à l’opinion publique en

http://www.attounissia.com.tn/details_article.php?t=42&a=99257&temp=1&lang 28Cette législation a été soumise au Conseil national (Parlement) pour approbation seulement en juillet 2014 six mois après le départ du gouvernement islamiste. 29 Ce qui confirme le rôle de recrutement d’Ansar al-Charia de djihadistes tunisiens devant se rendre en Syrie. C’est ce qu’a affirmé l’un des détenus de retour de Syrie qui a déclaré que c’est grâce à Bilal Chaouchi, un porte-parole d’Ansar-al Charia, qu’il a été envoyé en Syrie : Voir le journal Le Temps du 11 juillet 2014 à l’adresse http://www.assabahnews.tn/article/88462

30 Zilin Z (Aaron), unification des jeunes, Hilla new Ansar al-Sharia en Tunisie, informations en ligne en date du 05/15/2014; lien vers l’article 30 http://www.hakaekonline.com/?p=60383&title.31 Ibid 32Ibid

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Tunisie présentent des faiblesses et sont presque exclusivement limités aux adhérents de l’organisation. Cela s’explique par l’irrégularité des parutions. L’opinion publique indépendante en Tunisie ne s’intéresse plus, contrairement au passé, aux thèses des courants religieux, notamment à celles des djihadistes, excepté quelques chercheurs et spécialistes des médias dans le domaine. Le soutien de Daesh est une tentative d’Abu Ayaz de faire partie du très puissant et riche mouvement djihadiste. Sachant que 80 % des combattants tunisiens en Syrie ont combattu dans les rangs de Daesh; nous pouvons donc aisément comprendre qu’Abu Ayaz s’est décidé depuis longtemps de se rapprocher de Daesh. Il l’a fait aux dépens de ses amis d’Al-Qaïda, même si le Front En-Nosra reconnu par Al-Qaïda s’est considéré comme l’imamat légitime des musulmans, au détriment de Daesh, ce qui a été révélé récemment dans un enregistrement audio33.

7. Le coût élevé du terrorisme et ses implications sur la scène politique et religieuse en Tunisie

Avant la Révolution, le taux de croissance de l’économie tunisienne était d’environ 5 %. Après la Révolution, ce pourcentage a commencé à baisser pas seulement en raison du terrorisme, mais également à cause des sit-in, des grèves et du désir de certains partis politiques de contrôler l’administration. C’est ainsi que le taux de croissance était négatif en 2011 (-1 %), ce qui se justifiait par le relatif passage du chaos à une stabilité graduelle. Ainsi, une fois les élections organisées dans de meilleures conditions que les précédentes, le taux de croissance économique s’est amélioré en 2012, passant à 3,5 %. Ce taux n’a pas été maintenu en 2013; il a baissé à 2,7 % à cause du terrorisme qui, en 2013, a frappé les secteurs les plus importants, à la fois les secteurs de l’exportation et des services. En outre, l’investissement a diminué de 22 % en 2013 et au premier trimestre de 2014. Depuis 2012, le gouvernement de la Troïka a soutenu implicitement les salafistes scientifiques et les djihadistes salafistes en créant de nombreuses associations caritatives et de défense d’intérêts, qui, en 2014, se sont engagées à soutenir le terrorisme et le blanchiment d’argent, conformément à un rapport du ministère de l’intérieur34. Mais la plus forte vague de terrorisme a eu lieu en 2013 avec l’assassinat des deux grandes figures politiques mentionnées plus haut ainsi que l’attaque de l’ambassade des États-Unis. Cet épisode a eu un impact négatif sur la croissance économique du pays car le terrorisme est relié à l’environnement global qui affecte le climat global du cycle économique.

Lorsque le consommateur est à l’origine de la contraction de l’économie, cela pourrait avoir une incidence négative sur tout secteur et toute entreprise de production. Lorsque l’État est contraint de s’engager dans une guerre contre le terrorisme, ce sera aux dépens du développement et des emplois régionaux. En raison de l’intensification de la vague de terrorisme, les banques ont connu un recul de leurs activités et ne pouvaient pas accorder des prêts en raison de l’absence de fonds du fait du financement de plusieurs projets et d’une faiblesse persistance de la rentabilité du secteur des services. Outre le terrorisme, on peut évoquer l’incapacité du gouvernement de la Troïka à endiguer la contrebande qui a alimenté en quelque sorte l’économie parallèle qui représentait

33 Le Front En-Nosra a publié le 12 juillet 2014 une déclaration annonçant la création d’un émirat islamique dans une volonté manifeste de rejeter la revendication de Daesh. Cette déclaration est apparue sur le site Web d’Al Mada le 07/13/2014http://www.almadapaper.net/ar/news/468153/%D8%A8%D8%B9%D8%AF34 Voir le journal Essabah du 05 juin 2014 qui parle des 157 associations impliquées dans le financement du terrorisme.

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entre 45 et 50 % de l’activité économique globale. Ce secteur s’est développé et a porté un coup aux recettes fiscales tout en contribuant à soutenir certaines organisations terroristes qui ont grandement bénéficié de l’économie parallèle.

Les économistes tunisiens ont estimé le coût du terrorisme à environ un milliard de dinars chaque année en plus d’une contraction marquée du secteur du tourisme et le désengagement de nombreux investisseurs à l’intérieur du territoire et à l’étranger, portant souvent le coût à un milliard de dollars par an35.

Les dommages causés au secteur de l’exportation, en particulier celui du phosphate et la détérioration du secteur des services en général s’expliquaient notamment par les sit-in, les grèves et les attaques terroristes qui ont obligé le gouvernement à adopter un budget complémentaire voté en juillet 2014. Il comprend la création de nouveaux types d’impôts et une augmentation de certains services de promotion en raison de la dégradation du déficit de la balance commerciale. Parmi les répercussions du terrorisme, on peut citer la dépréciation du dinar36, la hausse des prix et l’inflation ainsi que la stabilité du taux de chômage, comparé au taux d’avant la Révolution, même si celle-ci a été faite pour ces personnes sans emploi.

II. Les relations entre Ansar al-Charia et d’autres organisations sur le territoire et à l’étranger

1. Les relations avec le Mouvement Ennahda

Les relations entre Ansar al-Charia et Ennahda ont connu deux phases : la phase de convergence et la phase de confrontation. L’étape de convergence, qui a duré de décembre 2011 à mai 2013, a été caractérisée par l’expansion rapide de l’organisation pour lui permettre d’avoir les moyens d’agir et d’enrôler de nombreuses associations alliées. Cette étape a eu lieu sous le gouvernement de Hammadi Jebali, le secrétaire général d’Ennahda. Puis, elle s’est poursuivie jusqu’aux premières heures du gouvernement de Larayedh, également l’un des leaders du Mouvement Ennahda. La phase de confrontation a commencé depuis l’attaque de l’ambassade des États-Unis le 14 septembre 2013, puis les relations se sont dégradées suite à la découverte de mines sur les Monts Châambi, ce qui a entraîné la mort de dizaines de membres des forces de sécurité et de l’armée. Les opérations terroristes ont obligé le gouvernement de Larayedh à la classer comme organisation terroriste. Une guerre ouverte a commencé entre les deux parties. Toutefois, le Mouvement Ennahda s’est gardé dans un premier temps de prendre position contre Ansar al-Charia et n’a pas fait de déclaration au nom du parti en raison des différences d’analyse au sein de son leadership37. En revanche, les ministres du gouvernement appartement à Ennahda étaient libres de prendre position en collaboration avec d’autres partenaires du gouvernement de la troïka.

2. Les relations entre les partis salafistes et le parti Hizb ut-Tahrir

35 J’ai eu des entretiens avec des experts et des professeurs d’université sur l’économie de la Tunisie, notamment Radi Meddeb, Fethi Ennouriari et Moez Eljoudi le 18 mai 2014 à Tunis. 36 En juillet 2014 le dollar s’échangeait à 1,7 dinar. Avant la Révolution au début de 2010, il s’échangeait à 1,4.37 Au mois d’août 2014, le Mouvement Ennahda n’a fait aucune déclaration dans laquelle elle classait Ansa al-Charia comme organisation terroriste.

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Il existait trois partis salafistes organisés à l’époque du gouvernement de Jebali : le Front de la réforme, le parti Assala et le Parti de la compassion. Leurs relations avec l’organisation Ansar al-Charia étaient bonnes et ils ont participé aux manifestations organisées par Ansar al-Charia. Par ailleurs, ils n’ont pas adopté la position du gouvernement qui a classé Ansar al-Charia comme organisation terroriste pour la simple raison qu’il n’existe pas de différences de fonds entre les projets de ces partis et ceux d’Ansar al-Charia. La différence réside dans les moyens visant à accomplir ces projets. Ansar al-Charia n’a pas reconnu l’État et la loi et a demandé la création d’un État islamique, d’un califat islamique qui applique la loi islamique38; alors que les autres partis salafistes tirent leur légitimité du droit civile. Par ailleurs, ces partis n’ont pas appelé à la violence. En réalité, les trois partis salafistes n’avaient pas une base populaire, contrairement à Ansar al-Charia. Ces partis utilisaient la base d’Ansar al-Charia pendant les élections. Les partis salafistes savaient que les relations s’étaient dégradées entre Ansar al-Charia et Ennahda et ont donc cherché à utiliser à leur avantage le groupe électoral d’Abu Ayaz. Hizb ut-Tahrir n’a pas considéré Ansar al-Charia comme étant une organisation terroriste et a indiqué que les membres impliqués dans les actes terroristes de cette organisation devraient être tenus responsables à titre individuel et non collectif39.

3. Les relations d’Ansar al-Charia en Libye

En Libye, il existe deux associations se réclamant d’Ansar al-Charia, l’une à Benghazi et l’autre dans la ville de Derna, et cette dernière est considérée comme étant une zone fermée contrôlée par Al-Qaïda et Ansar al-Charia et abriterait des centres d’entraînement intensif des djihadistes. Parmi les plus grands leaders d’Ansar al-Charia, on peut citer Mohammed Zahawi et Sufian ben Qamo40. De nombreux rapports ont confirmé qu’Abu Ayaz, qui s’est enfui en Libye fin 2013, est actuellement sous la protection de Ben Qamo; mais selon les nouvelles actuelles, il ne jouit plus du prestige d’un haut rang dans l’organisation. Après s’être réfugié en Libye, la question de sa succession à la tête de l’appareil d’Ansar al-Charia qui était légalement interdite a créé un conflit. Selon certains observateurs, l’aile civile des médias est sous la supervision de Saifuddin Rais à Kairouan alors que la branche armée est sous la supervision de l’Algérien Abu Luqman connu sous le nom de Khaled Chaib41. Ansar al-Charia en Libye avait de très bonnes

38 Partie arabe de Jérusalem 38 23 mai 2013 38-http://www.alquds.co.uk/?p=46887 39 Le porte-parole du parti Belhadj a exprimé sa gratitude; voir Al-Quds Al-Arabi, 06 juillet 2014 39-40 Mohammed Zahawi a appartenu à Al-Qaïda tout en ayant fait allégeance à Sofiane ben Qmo qui a été le chauffeur de Ben Laden.41 Khaled Chaib, qui a été cité nommément le 11 janvier 2014 dans une déclaration du ministre de l’intérieur tunisien dans laquelle il l’a considéré comme étant le terroriste le plus dangereux ayant infiltré le territoire tunisien, en particulier les Monts Châmbi. Il est le plus ancien combattant armé en Algérie. Il a rejoint l’organisation terroriste à la fin des années 90, et a été un membre du cercle restreint de ce qui est connu comme étant le Conseil Choura des Moudjahidines, et un proche collaborateur d’Abdul Malik Droudkel connu sous le nom d’Abu Musab Abdul Wadud. Abu Luqman est originaire du gouvernorat de Bejaia; il n’a pas achevé ses études universitaires, se spécialisant en chimie, option activité terroriste et fabrication d’explosifs. Il a supervisé les attentats-suicides commis par l’organisation. Il est très proche de Droudkel qui est lui aussi spécialisé dans la fabrication d’explosifs. Selon le journal algérien Le Matin, Abu Luqman a infiltré la Tunisie il y a quelques jours. Il surveillait les mouvements des troupes tunisiennes pendant qu’il se rendait à Derna en Libye, la base d’Al-Qaïda au Maghreb et un émirat d’Ansar al-Charia. Les forces américaines l’ont accusé d’être à l’origine de l’attaque du consulat américain à Benghazi et de l’assassinat de l’ambassadeur américain.

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relations avec Abdul Hakim Belhadj ainsi qu’avec des acteurs politiques faisant partie du courant des Frères musulmans en Libye. L’organisation avait également de bonnes relations avec le gouvernement et le Congrès national avant l’élection du nouveau parlement le 25 juin 2014. Les leaders d’Ansar al-Charia ont profité de cette situation en Tunisie. Les relations étaient basées sur l’entraînement des djihadistes tunisiens se rendant en Syrie et en Irak, ou qui souhaitaient retourner en Tunisie pour y renforcer les cellules dormantes. Par ailleurs, Ansar al-Charia accordait l’asile aux membres de la branche tunisienne qui s’enfuyaient du pays. Mais les opérations militaires sous le nom de « Dignité » menées par Khalifa Haftar ont tiré la sonnette d’alarme sur le sort d’Ansar al-Charia en Tunisie et en Libye. Le siège de l’organisation a été bombardé à plusieurs reprises par les bataillons de Haftar en juin et juillet 2014. De nombreux rapports ont révélé que les principaux protagonistes du djihadisme libyen ont commencé à se déplacer en direction de la côte africaine. Il est probable qu’ils se déploieront entre le Tchad, le Niger et le Nord Mali, où le conflit a repris. Après les élections du 25 juin, il est devenu évident que le courant de l’Islam politique et le mouvement salafiste ont perdu leurs positions et qu’ils ne représentent plus que 14 % dans le nouveau parlement. Cette situation placera Ansar al-Charia dans une position inconfortable qui se reflétera négativement sur la configuration du djihad en Libye, y compris sur les recrutements d’Ansar al-Charia en Tunisie et sur le sol libyen.

4. Relations entre Ansar al-Charia en Tunisie et Daesh

On peut dire que les relations entre Ansar al-Charia en Tunisie et Daesh datent de la période précédant l’occupation de Mossoul et précisément d’il y a deux ans environ lorsqu’elle recrutait des Tunisiens pour combattre en Syrie étant donné que les Islamistes étaient au pouvoir en Tunisie. Le ministre tunisien de l’intérieur a déclaré en juin 2014 que 80 % des Tunisiens recrutés pour la guerre en Syrie combattent dans les rangs de Daesh. Depuis la bataille de Mossoul le 09 juin 2014 qui a permis à Daesh de remporter de nombreuses victoires sur le terrain, Abu Ayaz, dans sa déclaration publiée sous le titre de « Conquêtes de Daesh », a demandé à toutes les factions et à tous les bataillons djihadistes, y compris Al-Qaïda et le Front En-Nosra de se réunir et se retrouver pendant le Ramadan en juillet 2014 pour élaborer un plan d’activité commun et poursuivre avec leur programme42. Des remarques faites il y a deux ans environ lorsqu’il a appelé à combattre le gouvernement de Nouri al-Maliki et a justifié les explosions quotidiennes à Bagdad43 ont suscité un vif débat. Deux raisons pourraient justifier l’objectif d’Abu Ayaz en renforçant ses relations avec Daesh :

* La première est que cette organisation djihadiste dispose de capacités logistiques et de moyens de combat supérieurs à ceux des autres factions appartenant à Al-Qaïda.

Certaines informations révèlent que Khaled Chaib s’est rendu en Tunisie avec un individu appelé Tommy Nasser, un prince appartenant à l’organisation terroriste en question. Il a été actif dans la région de Batna. Lien vers l’article : http://www.assakina.com/news/news2/36093.html # ixzz36twHtP7X42 La déclaration a été publiée dans l’hebdomadaire Le Temps du 16 juin 2014 (hebdomadaire tunisien publié par Dar Al-Sabah).43 Selon un journal en ligne , Abu Ayad a émis une fatwa connue sous le nom « djihad après le retrait ». Il entendait par là mener une guerre sainte contre le gouvernement Maliki après le retrait de l’armée américaine. La fatwa a rendu furieux les chefs sunnites et chiites d’Irak. 13 attentats-suicides ont eu lieu en un seul jour contre des sites chiites, ce qui a incité le groupe salafiste des scientifiques d’Irak, dirigé par le mollah Khalid à faire une déclaration appelant le gouvernement irakien à engager des poursuites contre le salafiste tunisien Abu Ayaz.

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En plus, les Tunisiens représentent aujourd’hui le quart des combattants en Syrie.

* La deuxième est que l’organisation djihadiste Daesh est devenue la plus riche au monde. Abu Ayaz savait qu’Ansar al-Charia ne serait plus à même de financer ses activités après avoir été classée comme organisation terroriste.

III.- L’avenir de l’organisation Ansar al-Charia au niveau national et régional

1. Au niveau national

Ansar al-Charia est entrée dans une phase de crise depuis la perte de ses alliés qui étaient au pouvoir, et la puissance de son action est devenue limitée. Cela n’a pas empêché l’organisation de continuer à bénéficier du soutien d’associations tel que le groupe salafiste « cheiks salafistes ». Hizb ut-Tahrir a rejeté jusqu’à présent la classification d’Ansar al-Charia en tant qu’organisation terroriste, et plusieurs partis salafistes en Tunisie en ont fait de même. L’avenir de ce courant politique sera déterminé par le degré de réussite ou non de la Tunisie dans l’organisation d’élections transparentes. De nombreuses personnes s’attendaient peut-être à ce qu’Ansar al-Charia entreprenne des opérations ou procède à des assassinats pour perturber les élections législatives et présidentielles d’octobre et de novembre 2014. Par précaution, les services de sécurité ont perquisitionné l’organisation dans le gouvernorat de Sidi Bouzid (le berceau de la Révolution tunisienne) le 10 juillet 201444 et ont trouvé des armes et d’importantes sommes d’argent dans une mosquée de le gouvernorat. En outre, les services de sécurité et l’armée ont effectué des raids récemment, que ce soit dans les environs des gouvernorats de Kasserine et de Jendouba, ou dans les environs de la capitale, ce qui indiquait l’intention de cette organisation de mener plusieurs opérations. Selon certains observateurs, le retour d’Ansar al-Charia sur la scène après une période d’accalmie a coïncidé avec l’entrée en scène musclée de Daesh en Irak. De toute façon, malgré la capacité d’Ansar al-Charia de s’entourer d’une ceinture d’adhérents, ses jours sont comptés car les répercussions de la guerre de Daesh dans la rue tunisienne a renforcé le ressentiment et le rejet des thèses des courants religieux radicaux. Nous ne pouvons pas dire que cette organisation disparaîtra de la scène, mais peut-être qu’elle pourrait changer de nom tout comme son leader. Son influence reste limitée et faible tant que les aspects réels de la démocratisation prennent racine dans la société tunisienne.

2. Au niveau régional

L’avenir d’Ansar al-Charia dépend de l’évolution de la situation sécuritaire et politique en Libye du fait de la présence dans ce pays de cadres et de sympathisants de la branche tunisienne d’Ansar al-Charia. Nous savons que les Islamistes et les Salafistes en Libye ont perdu l’élection le 25 juin 2014 avec 14 % face à la montée des démocrates, libéraux et indépendant actuels. Nous pouvons nous rendre compte dans l’ensemble que l’avenir d’Ansar al-Charia en Libye sera difficile étant donné que les États-Unis et la communauté internationale sont à ses trousses. Khalifa Haftar est résolu dans sa lutte contre les courants religieux radicaux, ce qui aura des répercussions négatives sur le futur courant d’Ansar al-Charia en Tunisie. Par ailleurs, nous n’oublions pas que la guerre

44 Voir également notre analyse sur l’incident dans le journal de langue française Le Temps du 11 juillet 2014.

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ouverte contre Ansar al-Charia et les mouvements religieux radicaux, généralement en Égypte et en Algérie, aura une incidence négative sur le sort des mouvements djihadistes en Tunisie, en particulier celui d’Ansar al-Charia. Par conséquent, les principaux acteurs de ce courant chercheront de nouvelles alliances, peut-être avec Daesh ou d’autres, et c’est un jeu bien connu pour ceux qui suivent l’évolution de ces courants.

Observations et conclusions :

Ansar al-Charia est comme tous les autres mouvements djihadistes qui croient aux mêmes principes de loyauté et de reniement qu’Al-Qaïda comme indiqué plus haut, de même qu’à celui du djihad mondial, qui est une obligation selon ce courant45.

- Les charges de l’assassinat politique de Brahmi et Belaid imputées à Ansar al-Charia pourraient davantage isoler ce courant et justifier les poursuites contre les responsables de l’organisation en charge de la sécurité.

- Ansar al-Charia a été accusé d’assassinat de soldats tunisiens en septembre 2013, et le déplacement des opérations terroristes des montagnes vers les villes était le signe que la Tunisie n’est plus la terre de prédication comme le disait Abu Ayaz, mais la terre du djihad.

- L’expansion de l’influence d’Ansar al-Charia dans la classe moyenne et chez les riches a été frappante et indique une crise de la communauté et des valeurs46, et menace de faire disparaître l’esprit de modération et de tolérance qui a caractérisé la Tunisie depuis des décennies. De nombreux observateurs ont accusé le Mouvement Ennahda d’être le principal protecteur d’Ansar al-Charia durant son premier mandant lorsqu’il lui a accordé les moyens de réaliser ses activités, notamment les entrainements menés par les adeptes de l’organisation sur les Monts Châambi47.

- La classification d’Ansar al-Charia comme organisation terroriste en Tunisie et en Libye peut être un prélude à la suppression des centres d’entraînement en Libye et préparer la voie aux changements politiques à l’avenir, surtout le repositionnement de la tendance libérale et la baisse de l’influence des mouvements religieux. Les trois tentatives de Khalifa Haftar dans ce contexte peuvent se présenter comme suit : la première en août 2013, la deuxième en février 2014 et la troisième le 17 mars 2014. Cela peut être considéré comme un prélude au changement de la carte politique afin de

45 Par allégeance, on entend la loyauté à Dieu et à son Messager et le rejet par les croyants de tout ce qui n’est pas conforme aux voies d’Allah et de son Messager. Les salafistes scientifiques réformés pensent que le djihad ne doit pas être imposé à tous (s’il est fait par certains, cela compte pour le reste), alors que les djihadistes salafistes considèrent que c’est une obligation pour toutes ses factions (c’est-à-dire obligatoire pour chaque adulte musulman de sexe masculin). Une nouvelle fatwa a reconnu la possibilité de l’engagement des femmes au djihad à travers les attentats-suicides ou le soi-disant djihad par le mariage.46 Le chercheur Abdullatif Hanachi a indiqué dans son intervention à la radio tunisienne Mosaïque le 06/16/2014 que les courants radicaux, notamment Ansar al-Charia, ont réussi à recruter de nombreuses personnes dans la classe moyenne et chez les riches pour combattre en Syrie; voir http://www.mosaiquefm.net/ar/index/a/ActuDetail/Element/41183. 47 Rachid Ammar a été le chef d’état-major de l’armée tunisienne. Il a été le premier à parler de la présence de centres d’entraînement djihadistes aux Monts Châmbi pendant le règne des Islamistes après la Révolution. Il a affirmé que la Tunisie pourrait devenir comme la Somalie. Voir Le Soir du 26/6/2013 à l’adresse http://www.alfajr-news.net/node/17150

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revendiquer la dissolution du Congrès national, à savoir le Parlement, et l’organisation d’élections anticipées le 25 juin 2014. Ces élections ont été marquées par le repli des principaux courants des Frères musulmans et du mouvement djihadiste qui ont perdu environ 14 % de leurs sièges au Parlement, ce qui amènera Ansar al-Charia à se coaliser.

- Toutefois, le courant Ansar al-Charia continue d’être présent dans les zones rurales en Tunisie. Certaines sources crédibles parlent de la présence de nombreux combattants de cette tendance dans des zones rurales telles que Jendouba, Kairouan, Kasserine et dans des régions du sud.

- Il est probable que le nombre d’adeptes d’Ansar al-Charia diminue d’environ la moitié depuis l’annonce de classer cette organisation au rang de groupe terroriste. Il est probable que leur nombre en Tunisie ne dépasse pas 1000 membres en 2014. Nous n’oublions pas qu’Ansar al-Charia cherche à tirer avantage du retour des djihadistes tunisiens de Syrie et de Libye, qui sont estimés à environ 2000, la majeure partie étant issue d’Ansar al-Charia. Ce facteur pourrait obliger le gouvernement du premier ministre Mehdi Jomâa à élaborer en urgence un programme de réhabilitation des djihadistes sur la base d’une approche idéologique sécuritaire et sociale.

- De nombreux observateurs estiment que la menace du terrorisme d’Ansar al-Charia ne cessera pas, mais qu’il baissera surtout si la Tunisie parvient à promulguer la Constitution et la loi électorale, à former un gouvernement de technocrates et à définir une date butoir pour les élections48. Il est à noter qu’Abu Ayaz a menacé à plusieurs reprises d’empêcher la ratification de la Constitution, mais a échoué dans sa menace puisqu’elle a été adoptée.

- Le crédit de la baisse du phénomène du terrorisme en Tunisie souvent attribué à Ansar al-Charia se justifie par deux principaux facteurs :

* Le premier facteur est la force des organisations de la société civile à travers leur pression pour démasquer les auteurs d’assassinats politiques appartenant à Ansar al-Charia et ceux qui sont à leurs côtés.

* Le deuxième facteur pourrait être la volonté de tirer avantage des bouleversements régionaux après la chute de Morsi et le resserrement de l’étau autour des mouvements djihadistes en Libye; par ailleurs, l’entrée de l’Islam politique dans une crise structurelle n’est pas anecdotique, elle démantèle l’alliance tacite entre l’Islam politique et la tendance salafiste djihadiste qui a prévalu pendant les premiers mois du règne des Islamistes en Tunisie.

- Dans l’ensemble, de nombreux chercheurs estiment que l’avenir d’Ansar al-Charia reste lié aux facteurs ci-après :

* Le résultat des élections, qui aura lieu à Tunis fin 2014.

* L’amélioration de la situation sécuritaire en Libye où se trouve la plupart des leaders tunisiens d’Ansar al-Charia.

* L’arrêt de l’expansion de l’influence de Daesh dans la région du Maghreb

* La pression continue de la société civile pour empêcher que les mosquées ne

48 Les élections législatives du 26 octobre 2014 et l’élection présidentielle du 23 novembre 2014 48-

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soient utilisées à des fins politiques. Le roi du Maroc Mohammed VI a publié un décret en juillet 2014 qui interdit les Imams de parler de la politique et des affaires des organisations et les empêche de s’engager dans des activités économiques sauf s’ils bénéficient d’une autorisation écrite des pouvoirs publics49. C’est la raison pour laquelle nous avons exprimé à plusieurs fois l’urgence d’empêcher tout chevauchement entre l’espace religieux et politique pour maintenir dans un premier temps le caractère sacré de la religion puis celui de l’État civile.

- Une bonne partie des djihadistes tunisiens d’Ansar al-Charia qui se sont déplacés en Syrie pour combattre dans les rangs de Daesh peuvent poser de nombreux problèmes quant au rôle qu’ils peuvent jouer à leur retour dans leur pays. Daesh sera-t-elle un exemple pour Ansar al-Charia dans les pays où elles existent, surtout lorsqu’on sait que Daesh a acquis une grande notoriété en occupant le 09 juin la ville de Mossoul et d’autres gouvernorats en Irak ?

- L’âge moyen des membres d’Ansar al-Charia en Tunisie se situe entre 18 et 25 ans et ils sont issus de gouvernorats ayant connu des difficultés économiques et sociales qui sont des gouvernorats de l’intérieur telles que Jendouba, Kasserine, Sidi Bouzid, Siliana et certaines villes du sud de la Tunisie telles que Mednine et Kbili50. Toutefois, il existe des adhérents de ce mouvement dans des groupes sociaux aisés de certaines régions côtières telles que Sousse, Monastir et Mahdia, en particulier des diplômés sans emploi.

- Enfin, j’estime que la fin du risque d’Ansar al-Charia en Tunisie est également liée à la construction d’un discours religieux en faveur d’une approche éclairée et à l’interdiction des mosquées de recourir à un parti politique, de même qu’à l’amélioration des indicateurs économiques et sociaux à l’instar de la lutte contre la contrebande et l’économie parallèle, au soutien à l’indépendance du judiciaire et à la promotion du développement des régions marginalisées le long de la frontière ou à l’intérieur du pays.

- La pression de la société civile est la seule garantie pour la lutte contre le terrorisme parce que des indices sérieux révèlent l’implication des services de renseignement étrangers qui agitent l’épouvantail du terrorisme dans leur intérêt.

49La décision du roi a été publiée dans le journal The Egyptian Today du 03/07/2014; voir http://www.almasryalyoum.com/news/details/475253. Mohammed VI, pour la première fois dans l’histoire du Maroc et tel qu’indiqué dans ce journal, a interdit l’engagement des Imams et de toutes les personnes occupant des fonctions religieuses dans des « activités politiques ». Il leur a également interdit de « prendre toute position politique ». Il a par ailleurs interdit « tout ce qui peut constituer un obstacle à l’accomplissement des rites religieux ». La résolution a par ailleurs mis l’accent sur le fait que les oulémas n’ont pas le droit d’exercer des activités économiques sauf autorisation écrite des pouvoirs publics. 50Dans un entretien exclusif que j’ai réalisé le 02 juin 2014 à Tunis avec des responsables syndicaux du secteur de la sécurité en Tunisie, ils m’ont fait savoir qu’environ 20 personnes issues de la région d’Ouslatia, un petit village à Ben Guerdane au sud de la Tunisie à la frontière libyenne, se sont rendues en Syrie et en Irak pour le djihad.