musicologia - pierre boulez - pensar la musica - (fra)

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  • 5/13/2018 Musicologia - Pierre Boulez - Pensar La Musica - (Fra)

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    Pierre Boulez

    Penser la musiqueaujourd'hui

    Denoel /Gonthier

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    Au Docteur Wolfgang Steinecke,Je dedie ces etudes ecrites a Darmstadt,

    pour Darmstadt,en temoignage de sympathie et d'amitie.

    Editions Gonthier C B. Schott's Sohne Mayence, 1963

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    De moi a moi- Le musicien est toujours suspect, des qu'il a l'inten-

    lion de se livrer a une introspection analytique.- Je l'accorde, on a volontiers considere la rejlexionsous l'angle bhere des speculations c poetiques , position

    prudente, au demeurant.- Elle a comme supreme avantage de rester dans le

    vague et de se bercer de quelques formules eprouvees. Lesbasses besognes techniques ne sont pas iugees dignes defigurer dans les salles d'apparat ; elles doivent restermodestement a l'ojjice, et l'on ne se prive pas de vousreprocher votre incongruite si l 'envie vous prend d'adop-ter l'attitude contraire.- De fait, il s'est produit quelques exces, avouez-le :l'on a reserve quelquejois plus de temps a l'ojjice qu'iln'en [audrait consacrer; on nous a montre les notes dezaz, d'electricite, que sais-je... Toutes les factures y sontpassees, genereusement 1 Cela ne resout pas davantage laquestion 1 Qui pourra se targuer, d'ailleurs, de la risoudrejamais?

    - Cependant, vous auriez mauvaise grace a ne pas Ieconstater, l'on se refuse generalement a l'introspectiontant du cote de chez Guermantes ... oii Ie regime matrimo-nial des sons est reglemente suivant une tradition socialeintouchable, que du cote de chez Swann ... oa l'amour libreest de rigueur entre les notes. Ce qui denote, finalement,une mefiance de l'intelligence bien symptomatique, desdeux cotes. Citerai-ie Baudelaire?

    - line vous en empechera pas.- Certes I... Ecoutez : c Je plains les poetes que guidele seul instinct ; je les crois incomplets ... 11 est impossible

    qu'un poete ne contienne pas un critique. It Ecoutezencore 1

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    6 PENSER LA MUSIQUE DE MOl A MOl 7- Encore Baudelaire?- c Ie veux illuminer les choses avec mon esprit et en

    projeter Ie reflet sur les autres esprits. ])Ecoutez toujours!- Toujours Baudelaire?- c Le but divin est l'injaillibilite dans la production

    poetique. Bien sur, on peut jouer longtemps avec lescitations ..- Quelquefols a qui perd gagne!

    - Mais en/in, n'a-t-on pas le droit d'estimer hautementson opinion ...- II a c fait ses preuves , n'est-ce pas?- ... specialement lorsqu'il refuse de confondre poeste

    et c pdture de la raison ]),et c ivresse du caur ])? lorsqu'ilexige une metaphore c mathematlquement exacte ? ..Bien, [ermons Baudelaire I

    - Aucune caution ne iustifiera jamais quoi que ce soit ...- Ie ne I'avais point pris comme caution; je trouvechez lui le don d'ecrire superieur au mien: il a [ormuleI'exigence [ondamentale mieux que je n'espere Ie [aireavec des mots.

    - La modestie, ce piche capital!- Vous avez cru a une profession de [oi ? Personnelle,

    meme ? II faut bien que je vous detrompe.- Encore la modestie!- Me croirez-vous le porte-parole, Ie porte-drapeau...- Quelle debauche de metaphores militaires ! Allez-vous dire ... c de l'avant-garde ?- ... d'une ecole?- Cette ecole, beaucoup la tiennent pour aberrante!- Quoi ? Laissez-mol de nouveau placer une citation!- En eprouvez-vous une si urgente necessite ? ..- Ie veux montrer ma culture! Voici Ie texte: c I'auraisa le prier de remarquer sur ce sujet, que quand un senti-

    ment est embrasse par plusieurs personnes savantes, on nedolt point [aire d'estime des objections qui semblent Ie

    ruiner, quand elles sont tres [aciles a prevoir, parce qu'ondoit croire que ceux qui Ie soutiennent y ont deja prisgarde, et qu'etant facilement decouvertes, Us en ont trouvela solution puisqu'ils continuent dans cette pensee. Dequi cette opinion ironique et tranchante?

    - Polemique pure!- Polemique ? C'est un peu court... Pascal scripsit.- Il parlait de science, et de c personnes savantes ])..- Ce serait restreindre singulierement la pensee de

    Pascal que vouloir la circonscrire a ce cas particulier. N'ya-t-il pas mille [aeons d'etre c savant ?

    - Revenons a I'" ecole]).- Ie ne saurais!- Ce mot vous blesse?- Ie le trouve derisoire. Il y a de Tepicier a vouloir

    tout classer en ecoles ; cette repartition sur rayonnages,avec etiquettes et prix, denote surtout un abus d'autorite,de droit, de confiance, brei, de tout ce que vous voudrez l

    - Les divergences de personnalites vous induirontcependant a constater..- Helas l elles m'amenent a constater ceci: que lesforces vives de la creation se sont massivement porteesdans la meme direction.- Vous etes outrageusement partial!

    - Admettons-le! La critique doit etre passlonnee pouretre exacte. Que m'importe Ie sentiment de tel ramasseurd'epaves? Mon opinion compte mille [ois plus que lasienne ; c'est elle qu'on retiendra.

    - Toute discussion est [ranchement impossible!- Aussi bien qu'il m'est impossible de croire a cette

    boutique ou les c tendances sont repertoriees pour la plusgrande gloire de la tolerance. Ie me vante d'etre anti-dilettante, souverainement.

    - Ah! voila une reminiscence deconcertante!- Antidilettante Y

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    8 PENSER LA MUSIQUE DE MOl). MOl 9- N'oubliez pas qu'il se mefiait, ce monsieur a c tete

    seche et breve lO, des variations brillantes sur l'air dec vous vous etes trompe, parce que vous ne [aites pascomme moi lO...- Oui, mais mon cas est difNrent ...

    - ... et qu'il essayait de voir, a travers les teuvres, lesmouvements multiples qui les ont fait naitre et ce qu' e llescontiennent de vie interieure lO. II trouvait cela c autrementinteressant que le jeu qui consiste ales demonter commede curieuses montres lO.

    - Encore [aut-il savoir [abriquer des montres pour lesdonner en piiture aux bricoleurs du demontage I Du reste,Monsieur Croche avait quelque don pour les [ormulesamblgues. Que pensez-vous de celle-la entre autres : c Ilfaut chercher la discipline dans la liberte.: lO? S'll y adeux termes que I'on prend pour antinomiques, ce sontbien: discipline et liberte l

    - Monsieur Croche veut briller, [aire du paradoxe, eta-ler sa desinvolture.

    - J'ai l'impression que vous [aites profondement injurea sa memoire. Au demeurant, laissez-mol vous dire que jene crois pas aux ecoles, car je reste persuade qu'un lan-gage est un heritage collectij dont il s'aglt de prendre encharge revolution, et que cette evolution va dans un sensbien determine,' mais qu'il peut exister des courants late-raux, se produire des glissements, des ruptures, des retards,des recouvrements, des ...

    - Arretez l vous vous [ourvoyez vous-meme dans unc courant lO de mots dangereux, qui me justifieraient sanstrop de peine.

    - Sans trop de peine ? Voire l Il faudrait pour cela quej'accepte pour argent comptant des malentendus accu-mules - consciemment ou inconsciemment - par les his-toriens de la musique. lis se sont livres pieds et poingsl i e s au culte du heros I La reaction s'est manijestee natu-

    rellement: on ne peut plus parler que de c necessite ine-luctable du langage , de lois intransgressibles de l'evolu-tion It. Comme si la continuite historique n'avait pas aetre revelee lO par la personnalite d'exception I

    - V ous etes done assure qu' aucune personnalite d'ex-ception It ne surgira hors des donnees historiques impli-quees par une periode determinee ?

    - La naissance d'Athena, en quelque sorte? A moinsque vous ne trouviez plus sedulsante celIe d'Aphrodite?

    - Soyez done plus reserve I Apres votre revelation lO,j'attendais deja les langues de feu ...

    - Laissons la mythologie, et convenez que vous seriezbien en peine de trouver ce bloc erratique - c chu d'undesastre obscur lO ? - qui ne sera it pas conditionne lO parson milieu, comme on dit. Vous savez, du reste, que leshistoriens et les estheticiens peuvent, en trois coups deplume, rattacher tout a tout, et n'importe quoi a n'importequoi: ces subtils raisonnements sont la substance fonda-mentale d'innombrables opuscules.: Soit I [aisons abstrac-tion des sophistes ! Je vous prouverai que ce condition-nement lO n'est pas, pour moi, un tabou. Ie reprendraipresque a mon compte: l'enthousiasme du milieu megate un artiste, tant j'ai peur qu'il ne devienne par lasuite que l'expression de son milieu lO.

    - Encore une citation?- Devine; I__:__audelaire, peut-etre ? Le dandy Baudelaire?- Non, Croche l'antidilettante! Puisque nous en reve-

    nons a lui, je reprends sa formule: I1 faut chercher ladiscipline dans la liberte lO, et j'affirme, en retour, qu'onne peut trouver la liberte que par la discipline!

    - Peut-etre ne serait-il pas du tout d'accord avec vous?Peut-hre vous decocheralt-il son sourire c long et insup-portable lO ?

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    10 FENSER LA MUSIQUETant pis! len serais navre ; mais nous vivons a

    quelque cinquante ans de distance...- Le c conditionnement , en somme!- Parfaitement l la situation est loin d'etre similaire,

    i1 nous taut reagir autrement: l'intuition s'applique a desobjectijs di/Nrents. II est necessaire pour cela de montrerquelques notes de sa z et d'electricite, de demonter quel-ques montres ..

    - Auriez-vous mauvaise conscience? Quel vertige voussaisit! Est-ce moi qui dois vous donner courage?

    - Courage? Non point! Quant au vertige ... II/autI'avouer: la ligne de crete est si etroite qu'on y avancequelquejois en mettant un pied devant l'autre. Comme ilest malaise d'etre libre et discipline!

    - La melancolie vous gagne, et I'attendrissement survous-meme t Pour peu que vous continuie; ainsi, vous mecontraindrez a partager vos opinions, jusqu'aux plusextremes I Votre scrupule augmente les miens, et je mereproche presque de vous avoir tenu pour sectaire...

    - Soyez sans crainte! je suis assez sectaire pour nepas redouter le vertige.

    - Coup de talon! vous rejaites sur/ace! et vous meredevenez terriblement suspect I

    - Que vous disais-je : c Le musicien

    IConsiderat ions generales

    Songeant a la somme des etudes. et articles les plusimportants parus depuis une dizaine d'annees, nous pou-vons, grosso modo, les departager en deux categories:ceux qui se proposent un bilan critique de l'epoque prece-dente en ses phases differentes, sous ses divers aspects -selon les personnalites creatrices, les developpementsd'ensemble, les decouvertes de detail; ceux qui s'atta-chent a un point particulier du developpement actuel, a ladescription d'une ceuvre recente, a la justification d'untravail en cours. Je ne considere pas comme significatifscertains apercus qui se voudraient deja c historiques s surla situation presente et qui tiennent a la fois du reportagejournalistique, de la distribution de prix et de la Carte duTendre; le c bavardage tactique > dont rel event de telsexposes ne peut faire illusion, ni suppleer a la faiblessede pensee et au manque total d'etudes serieuses a partirdes textes. L'on ne saurait, en outre, comprendre autre-ment que comme c recitals poetiques It d'acteurs-amateurs,les confessions publiques au vieux parfum Dada, c 0 alterDuft aus Marchenzeit It, ou un humour, qui se voudraitradical, se rabaisse a l'esprit de commis-voyageur et al'autobiographie exhibitionniste; la matiere en est mince,la facon dilettante: aucun cirque n'engagerait ces ' clownspales. Au mieux, ils sont parfois rafraichissants ... coca colais good for you ILa plupart des etudes sur Ia periode immediatement

    precedente sont d'un interet soutenu pour deux raisons:Ie choix de l'objet analyse, et l'analyse elle-meme. J'ai,plusieurs fois deja, fait remarquer qu'une analyse n'avait

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    12 PENSER LA MUSIQUE CONSIDERATIONS GENERALES 13d'interet veritable que dans la mesure ou eUe etait activeet ne saurait etre fructueuse qu'en fonction des deductionset consequences pour Ie futuroIl convient ici de preciser mes vues pour eviter toutmalentendu sur la methode et la fonction analytiques.Nous avons,

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    14 PENSER LA MUSIQUE CONSIDERATIONS GENERALES 15tance capitale. C'est un grave prejudice que de confondrela valeur de I'eeuvre, ou sa nouveaute immediate, avecson eventuel pouvoir de fertiliser.Pour conclure, nous allons definir ce que nous estimonscomme les constituants indispensables d'une methode ana-Iytique active: ron se doit de partir d'une observationaussi minutieuse et aussi exacte que possible des faitsmusicaux qui nous sont proposes; iIs'agit ensuite de trou-ver un schema, une loi d'organisation interne qui rendecompte, avec Ie maximum de coherence, de ces faits;vient, enfin, l 'interpretation des lois de composition dedui-tes de cette application particuliere, Toutes ces etapes sontnecessaires ; c'est se livrer a un travail de technicien touta fait secondaire que de ne pas poursuivre [usqu'a l'etapecapitale: l'interpretatlon des structures; a partir de la,et de la seulement, on pourra s'assurer que l'reuvre a eteasslmilee et comprise. II serait illusion, par incidence, den'y vouloir chercher que des cautions, qu'une justification- en soi inutile.L'auteur n'est alors qu'un pretexte, assurement ? MichelButor, a la fin de son essai sur Baudelaire, repond defini-tivement a cette objection. c Certains, ecrit-il, estimerontpeut-etre que, desirant parler de Baudelaire, je n'ai reussia parler que de moi-meme. II vaudrait certainement mieuxdire que c'est Baudelaire qui parlait de moi. II parle devous." Si vous interrogez avec perseverance - ou vehe-mence, et conviction, les maitres d'une epoque precedente,vous devenez leur medium afin qu'ils puissent vous don-ner leur reponse : ils parlent de vous par vous.C'est done revolution, Ie devenir de notre propre pensee

    que nous avons vu, tant bien que mal, s'inscrire dans desetudes qui se proposaient, avant tout, de scruter un prochepasse. Au centre de ces c explorations ,. se place, de touteevidence, Webern, qui apparut tres tot comme Ie point derepere capital permettant de definir sa propre personna-

    lite; les commentaires weberniens sont innombrables, ilsn'ont ete utiles que dans la mesure ou ils ont degage leslignes de force de la periode actuelle: serie considereecomme une repartition hierarchique, importance de I'inter-valle et des proportions d'intervalles, role du chromatismeet des sons complementaires, structures combinees des dif-ferentes caracteristiques du phenomene sonore.Naturellement, dans cette premiere categorie d'etudes,trouve-t-on une nette tendance a c generaliser s car ilestrelativement aise d'integrer Ie cas particulier au contextehistorique ; dans les descriptions du developpement actuel,en revanche, on a certainement sous-estime le fait queprendre - au fur et a mesure - une vue d'ensemble surrevolution du langage et de la pensee etait au moins aussiimportant qu'entrer dans Ie detail des diverses decouvertesmorphologiques ou syntaxiques. Et certes, lorsqu'on vitc au jour le jour s son experience creatrice, ilest difficile,pour ne pas dire parfois impossible, d'eloigner ses preoc-cupations directes, immediates, pour faire, avec la distan-ciation necessaire, une critique clairvoyante, impliquantlucidite et intransigeance, des resultats en cours.Lorsqu'il est enfonce dans l'ceuvre en devenir, il n'y a

    aucun doute que le compositeur se forge lui-meme unepsychologie d'infaillibilite a court terme; sans cette bous-sole provisoire - c j'ai absolument raison - ilhesiteraita s'aventurer sur des terres vierges. Ce reflexe est unreflexe sain, it lui permettra de venir a bout du peripleimprevu qu'il doit accomplir avant d'achever son travail.Neanmoins, en cours de route, il lui est indispensabled'estimer les distances parcourues, de relever ses coordon-nees, bref, de s'assurer qu'il ne devie pas de son propos.Je ne songe point a insinuer que Ie resultat final exigeune parfaite indentification avec Ie propos initial - on adessein de faire un portrait et ron se trouve avoir realiseune nature morte. (Henry Miller a savoureusement decrit

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    16 PENSER LA MUSIQUE CONSIDERATIONS GENERALES 17la genese d'un chef-d'oeuvre dans la nouvelle intituleeJe porte un ange en filigrane. Je voudrais au moinsciter: Vous pourrez dire, ce chef-d'oeuvre, c'est un acci-dent - et c'est bien vrai. Mais Ie Psaume 23 aussi. Toutenaissance est miraculeuse et inspiree. Ce qui apparaitmaintenant devant mes yeux est Ie fruit d'innombrableserreurs, de reculs, de ratures, d'hesitations ; c'est aussi Ieresultat de la certitude ; et: Le monde du reel et dela contrefacon est derriere nous, nous lui tournons Ie dos.Du tangible, nous avons tire l'intangible. ) L'importantconsiste a verifier si toutes les bifurcations, les incidenteset les retournements sont integres au contexte: l'adoptiond'un resultat pour une fraction determinee n'arrive pas ase justifier seulement selon son actualite, sa mise en placeopportune - ce resultat peut, au contraire, masquer lavraie solution, ou encore rompre la cohesion interne,demanteler la logique de coordination en refusant des'integrer au tout; il y a quelquefois antinomie fonciereentre structure globale et structures partielles: bien queles secondes aient ete prevues s comme subordonneesa la premiere, elles acquierent - par leur agencementparticulier - une autonomie d'existence, veritable forcecentrifuge. (Nous reviendrons sur ce phenomene, lorsquenous approfondirons les questions de la forme.) Ainsi enva-t-il, parallelement, des reflexions et des etudes sur lesdifferents champs de l'evolution actuelle, si 1'0n ne prendsoin de verifier les resultats obtenus dans l'un par lesrecherches operees dans les autres.A ce point de vue, la musique actuelle, si elle a resolu

    parfaitement Ie probleme de sa paternite, est loin de don-ner lieu a une synthese generale : selon les annees, on s'estfixe, hypnotise, sur tel probleme, tel cas particulier. Onpeut pratiquement c dater nombre de partitions -epi-gonales, certes - suivant Ie caractere des preoccupationsqu'elles subissent, des tentations auxquelles elles cedent,

    des frenesies qui les possedent ; il est a craindre que cene soit comme une vague collective qui ait entraine cesdiverses fixations. Epidemics redoutables et regulieres : ily a eu l'annee des series chiffrees, celIe des timbres nou-vellement entres dans l'usage courant, celIe des tempicoordonnes ; ilY a eu l'annee stereophonique, l'annee desactions; ily a eu l'annee du hasard ; on peut deja prevoirl'annee de l'informel: Ie mot fera fortune! Que 1'0n nesoupconne point, de rna part, une polemique trop facile amener, car les arguments surabondent, et les talents ser-viles et mineurs : pour cette raison, je ne l'entamerai pas;je me borne a constater que toute collectivite, surtout lors-qu'elle est restreinte, comme une collectivite de composi-teurs, engendre ses Ietichismes changeants: du nombre,des. grands nombres, de l'espace, du papier, du graphisme(des graffiti, aussi bien), de la (non-)psychologie, de l'infor-mation, de l'action - en consequence, de la reaction! -,du peut-etre, du pourquoi pas, du qu'en dira-t-on. ..On a tout loisir de comparer la mentalite d'une pareille

    collectivite d'epigones a celIe des tribus "primitives:memes reflexes a l'egard des fetiches sur lesquels on ajete son devolu, On raconte que, dans certaines tribusd'Afrique, si l'idole adoptee n'a pas rendu les servicesqu'on attendait d'elle, on la bat, on la mutile et finalementon la jette aux ordures en l'accablant de crachats etd'injures, pour en trouver une autre, eventuellement plusbenefique, La tribu des epigones n'agit pas autrement:elle se precipite avec voracite sur un moyen determine,dont elle n'apercevra evidemment ni les origines, ni lanecessite, puisqu'elle l'isole de toute pensee conductricelogique; elle en fera des applications standardisees, et,ayant rapidement epuise ses charmes apparents, incapablequ'elle se trouve d'en saisir la rigueur interne, il lui fauttrouver un nouveau ballon d'oxygene, coute que coute :la fourmiliere attend Ie choc qui va l'affoler et la mettre

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    18 PENSER LA MUSIQUE CONSIDERATIONS GENERALES 19en rernue-menage. On conviendra qu'une telle pratique(dit tout crument) releve du bordel d'idees plus que de lacomposition.11 etait utile, sans doute, que ces fetichismes se soient

    donne libre cours car ils ont eu Ie merite de clarifier lasituation; ce n'est point par paradoxe que je l'ecris. Uneperiode comme la notre aura connu leur expansion plusrapide, etant donne la plus grande facilite de diffusion;mais c l'epigonisme , a vrai dire, n'est pas un fait parti-culierement remarquable de nouveaute : c'est meme unmal necessaire ; il aiguille l'attention plus vite et a moin-dres frais sur la caducite de certains precedes, la non-validite de certains raisonnements - demonstration ababsurdo ; il met en garde et tient en eveil toute consciencecreatrice q u i tendrait a s'eblouir des merveilles nouvellesrencontrees, a se laisser prendre au piege narcissique desmiroirs qu'elle se fabrique. L' epigonisme peut etre con-sidere comme la critique la plus aigue, quoique - ouparce qu'involontaire; profitant des lecons qui s'en peu-vent tirer, on aurait tort de s'en irriter. Aussi bien, Iedomaine createur n'a-t-il pas fini de s'enrichir des resul-tats auxqueIs il concourt, negativement, Neanmoins, s'ilfaut voir les choses en face, j'affirme que tous ces diversfetichismes proviennent d'un manque profond d'intellec-tualisme. Cet enonce paraitra etrange, alors qu'en gem!-ral on juge la musique de nos jours hyper-intellectuelle;je puis, au contraire, constater, sous de nombreux aspects,une regression mentale certaine: pour rna part, je nesuis pas pres de l'admettre. Le choc a un pouvoir dont lesvertus s'epuisent vite; la sensation s'ernousse, l 'eblouisse-ment s'evanouit, laissant une irritation certaine, d'avoirete c floue . Qui emploie sommairement la stereophonie,rejoint les delices du Cinerama; c'est dire qu'on se referea une idee assez peu relevee de l'espace, anecdotique.L'espace ne s'identifie point avec cet autodrome sonore

    auquel on a tendance a Ie reduire ; l'espace serait plutotpotentiel de distribution polyphonique, indice de reparti-tion de structures. L'erreur vient tres probablement de ceque ron confond mouvement avec moyen de c transport .Qui fait usage du bruit sans appel a une mise en conditionhierarchique, aboutit egalement a l'anecdotique, memeinvolontairement, par reference a la realite, Ce que nousdisions plus haut du rapport de la structure principaleavec les structures secondaires, s'applique avec exactitudeau cas du bruit - et des associations qu'il eveille avecla realite, Tout objet sonore, s'il marque des affinites tropevidentes avec un bruit se rapportant a la vie courante(voire la plus actuelle: mecaniques, moteurs, etc. - pro-vidence inattendue d'esprits si sagaces qu'ils confondentle e modernisme s de la pensee musicale avec Ie e machi-nisme s de la civilisation contemporaine), tout objet decette sorte, par sa reference a l'anecdote, s'isole absolu-men! du contexte ou it se situe ; it ne saura point s'y inte-grer, la hierarchie de la composition exigeant des etres suf-fisamment souples pour les subordonner a son propos, suf-fisamment neutres pour que l'apparence de leurs carac-teristiques soit susceptible de se modifier suivant les fonc-tions renouvelees qui les mettront en place et les ordonne-ront. Tout element allusif rompt la, dialectique forme-morphologie, rend problernatique le rapport des structu-res partielles et des structures globales par l'apparitiond'incornpatibilites irreductibles.De tout cela, je retiens, au premier chef, l'anecdote:

    la lecon des surrealistes - en sens contraire - ne sem-blerait pas encore tout a fait comprise.

    e L'acte surrealiste Ie plus simple, ecrit Andre Bretondans Ie Second Manijeste du Surrealisme (1930), consiste,revolvers aux poings, a descendre dans la rue et a tirerau hasard, tant qu'on peut, dans la foule. Mais it ajoute,en note: Oui, je m'inquiete de savoir si un etre est doue

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    20 PENSER LA MUSIQUE CONSIDERATIONS GENERALES 21de violence avant de me demander si, chez cet etre, laviolence compose ou ne compose pas ; et, plus loin, dansla meme note: e Cet acte que je dis le plus simple, il estclair que mon intention n'est pas de Ie recommander entretous parce qu'il est simple, et me chercher querelle a cepropos revient a demander bourgeoisement a tout non-conformiste pourquoi il ne se suicide pas. ,. L'attitude n'aguere varie depuis trente ans: on s'agite et on palabrejusqu'a ce que ron rencontre les questions essentielles;on les esquive alors comme une incongruite : e bourgeoi-sement > doit nous suffire, comme reponse - c'est bienleger ! Ainsi nous ne verrons jamais Ie concert Ie plussimple: de I'estrade e tirer au hasard, tant qu'on peut ssur la foule des auditeurs, leur donner a entendre Ie bruitsupreme - ce concert n'a pas encore eu lieu, peut-etrepar simple malentendu entre acteur et spectateurs; enlieu et place, on maltraitrera de braves instruments quin'en peuvent mais: mince compensation que de recueillirles ultimes confidences des couvercles de piano sadique-ment tortures ou les gemissements eoliens des harpes que1'0n fesse allegrement. Au lieu d'un acte fondamental,absolu, il faudra nous contenter d'anecdotes de choc.L'histoire begaye, e1leradote; voyons:

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    22 PENSER LA MUSIQUE CONSIDERATIONS GENERALES 23d'erreur, empechement purement materiel sur Ie cheminde la perfection ideale ; puis on a consenti un coefficientd'erreur imprevu qu'on a, peu apres, voulu imprevisible ;Ie processus accentuant toujours ses degfits contagieux,Ie schema lui-meme s'est trouve corrompu: il a fini paretre, intrinsequernent, imprevu - veritable jeu de cartessans figures auquel font defaut les regles du jeu, soit Iefameux = couteau sans lame, auquel manque Ie manche ,.de Lichtenberg. Un geste accidentel sur un schema derencontre n'a guere de chances architectoniques ...On comprend d'ailleurs fort bien comment la situation

    a ete amenee a evoluer en ce sens precis. Quand nousavons commence a generaliser la serie a toutes les com-posantes du phenomene sonore, nous nous sommes jetesa corps perdu - a tete perdue, plutot - dans les chif-fres, brassant pele-mele mathematiques et arithmetiqueelementaire; la theorie des permutations que la musiqueserielle utilise n'est pas une matiere scientifique tres com-plexe, it suffit de relire Pascal pour s'en convaincre, etse rendre compte que nos ca1culs et systernes se resumenta de bien modestes speculations - leur ambition est limi-tee a un objet precis. Au surplus, a force de preorganiserIe materiau, de lec precontraindre ,. on avait debouche surl'absurdite totale: de nombreuses tables de distributionnecessitaient des tables de correction, en nombre a peupres equivalent, d'ou une balistique de Ia note; pourtomber juste, il fallait rectifier! Les differentes grilles dedepart s'appliquaient, en effet, a un materiau < ideal (c mon paletot aussi devenait ideal ) sans se soucier descontingences - des basses besognes - de quelque naturequ'elles soient: les organisations rythmiques ignorant lesrelations metriques realisables, les structures de timbresfaisant fi des registres et de la dynamique des instru-ments, les principes dynamiques ne tenant aucun comptedes rencontres et des masques, les ensembles de hauteurs

    n'ayant cure des problemes harmoniques ou des limitesde tessiture. Chaque systeme, soigneusement centre surlui-meme, ne pouvait supporter les autres, s'accompliravec eux qu'en de miraculeuses coincidences. Aussi bienIes eeuvres de cette periode manifestent-elles une extremeraideur dans tous les domaines de l'ecriture ; les elementsoublies dans la distribution des grilles par Ie compositeuret sa baguette magique, a la naissance de l'ceuvre, seregimbent de facon vehernente contre l'ordre etranger,hostile, qui leur est impose; ils se vengent a leur facon :l'ceuvre n'arrive pas a s'organiser selon une coherenceprobante, elle sonne mal; son agressivite n'est pas tou-jours deliberee.Enserre dans ce reseau de carcans, il etait difficile de

    ne pas se sentir un jouet de la loi des grands nombres;finalement, tout choix n'avait qu'une importance relative,n'aboutissant qu'a decouper une tranche de hasard. Cettedemarche, on aurait pu l'appeler un transfert sur Iesnombres; Ie compositeur fuyait sa responsabilite dans Iechoix, Ia determination, pour Ia faire assumer par uneorganisation numerique, bien incapable de cela; dans lememe temps, il se sentait brime par une telle organisa-tion, en ce sens qu'elle Ie faisait dependre d'une absurditecontraignante.Quelle reaction manifester face a cette situationextreme? De deux sortes, tres exactement: ou bien faire

    craquer Ie systeme de l'interieur en ne demandant auxnombres que ce qu'ils peuvent nous donner - c'est-a-direfort peu - ou bien esquiver Ies difficultes par Ie liber-tinage, en se justifiant par des considerations psychologi-ques et parapsychologiques somme toute assez banales. Laseconde voie etait, bien entendu, la plus tentante car ellene necessitait qu'un minimum d'efforts et d'imagination.Le dilettantisme y etait justifie sous un pretexte neuf,par une sorte de pacte, de contrat renouvele avec la paresse

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    24 PENSER LA MUSIQUE CONSIDERATIONS GENERALES 2 Smentale et l'inconsistance inteIlectueIle. On rafistolait, cefaisant, Ies mythes Ies plus degeneres d'un romantisme itbas prix: on retablissait, en effet, la primaute de lac fantaisie s, de l'c inspiration ; on se laissait entrainer,absorber, engloutir par l'evenement, la revelation. Quelparadoxe etrange l Cette eclosion de c liberte s recele larneme ideologic que celIe des pires contempteurs deI'expression contemporaine I Meme l'interprete, c e monstresacre, refait surface et refleurit dans son destin pythiqued'interpreter les obscurs dess(e)ins des divinites du Par-nasse, on n'ose dire de l'Olympe. Oracles, oracles I Mainset pinceaux ... Je dessine, tu devines... nous imaginons. ..(resume de cet art poetique c1arteux).Etouffant dans les prisons closes du nombre, on s'estr u e vers l'exterieur, la premiere occasion etait bonne; et

    alors TOUT fut permis, y compris l'exhibitionnisme Ieplus sot et Ie plus vulgaire! Pensait-on echapper ainsi aIa seule realite? Et que signifiaient cette permission gene-rale, ces grandes vacances de Ia pensee, sinon, toujours, lafuite devant Ia responsabilite ? On avait fait confiance aun aspect de Ia Ioi des grands nombres, on se repose surun autre aspect de cette meme loi. Quel changement autrequ'apparent ? Le processus mental est de la rneme qualite,s'il suit Ia direction categoriquement inverse. L'on se doit,au contraire, de reprendre fortement en main son disposi-tif intellectuel pour Ie reduire a soumission et l'entrainera creer une nouvelle Iogique des rapports sonores. 11faut,a un amas de speculations, opposer la speculation.

    Les speculations partielles en vue d'une realisationdeterrninee sont, certes, indispensables; on eprouve Iebesoin de circonscrire, tres etroitement parfois, la diffi-culte a surmonter, le probleme a resoudre, 11existe unerealite terriblement presente et pressante, dont on ne vienta bout qu'en l'abordant sous un angle extrernement pre-cis; car l'ecriture proprement dite nous laisse face a des

    cas particuliers pour lesquels Ia tradition - pas pluslointaine qu'immediate - ne pourrait nous donner memeun indice de solution, elle nous laisse demunis de ruses;il s'agit non seulement de questions morphologiques, maisegalement de problemes de structures, de grandes formes.11est assure que Ia mise en ceuvre nouvelle du materiaunous entraine loin des solutions habituelles. Les fonctionsc harmoniques , par exemple, ne sauraient s'envisagerdesormais comme des fonctions permanentes; les pheno-menes de tension-detente ne se posent absolument pasdans les memes termes qu'auparavant et surtout pas dansdes termes fixes et peremptoires ; la tessiture, en particu-lier, y joue un role determinant. Les relations verticales seconcoivent cornrne materiel direct de travail, comme inter-mediaire dans I'elaboration d'objets complexes, soit encorecomme supervision du travail sur des objets complexes;dans les trois cas, on ne pourra traiter la dimension verti-cale avec la meme technique, chacun ayant ses exigencespropres reclamant des lois d'organisation derivees, biensur, d'une loi premiere mais organiquement specifique.De meme, les fonctions horizontales n'ont que peu deliens directs avec les anciennes lois contrapunctiques; Iecontrole des rencontres n'observe pas les memes rapports,la responsabilite d'un son par rapport it un autre s'etablitselon des conventions de distribution, de repartition. Ainsique pour les relations verticales, on peut les diviser entrois groupes: de point it point, d'ensemble de points itensemble de points, enfin relations entre les ensemblesd'ensembles. La figuration elle-meme, vu Ie principe devariation, ne saurait plus retenir Ies formules classiquesd'engendrement canonique; Ia rigueur de dependance deces figures entre elles obeit it d'autres criteres de trans-formation selon une dissyrnetrie tres elaboree, Joignantces deux dimensions classiques de la polyphonie, i1 existedesormais une sorte de dimension diagonale dont Ies

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    26 PENSER LA MUSIQUE CONSIDERATIONS GENERALES 27caracteristiques participent, Ii un degre variable, de cha-cune d'entre elles. Independamment de toute dimension,les intervalles entre eux se developpent dans un milieudont la coherence est assuree par des principes chroma-tiques de complernentarite (chromattques etant pris dansson acception la plus generale, point restreinte aux seulsdemi-tons). Les lois selon lesquelles s'organisent les struc-tures de durees n'ont absolument plus rien Ii voir avecla metrique c1assique, sinon seulement qu'elles peuventse baser sur un temps pulse egal - simple cas parti-culier. Le temps possede, de meme que les hauteurs, cestrois dimensions: horizontale, verticale, diagonale; larepartition precede egalement par points, ensembles,ensembles d'ensembles ; ces organisations ne marchent pasobligatoirement de pair avec celles des hauteurs; il sertenfin de lien entre les differentes dimensions relativesaux hauteurs elles-memes, puisque Ie vertical n'est queIe temps zero de l'horizontal - progression du succes-sif au simultane. Du fait de cette morphologie, les struc-tures locales et les structures globales - responsables dela forme - n'obeissent pas davantage Ii des lois perma-nentes. Aussi bien existe-t-il une maniere irreductiblementnouvelle de concevoir les grandes formes: homogeneiteou non de ses differentes composantes, causalite ou iso-lation des divers instants, fixite ou relativite dans l'ordrede succession, dans la hierarchic du c1assement, virtualiteou realite des relations formelles. .. Nous y reviendrons endetail lorsque nous aborderons ce sujet, de ce point devue, encore peu explore.Les speculations partielles sur les sujets que nousvenons d'enumerer etaient necessaires, justifiees ; sans

    elles, aucun des differents plans de l'organisme sonoren'aurait pu evoluer utilement. Elles menent directementa la speculation, generale, sur laquelle on doit obligatoire-ment deboucher si ron ne veut pas rester dans le domaine

    des gadgets Ii la saison. J'entends bien encore ici que lesspeculations partielles des veritables temperaments crea-teurs se distinguent foncierement des speculations It -au sens financier du mot - des epigones ; ces dernieres nesauraient s'integrer Ii quoi que ce soit, parce qu'elless'assimilent Ii des trucs It magiques pour exorciser lesquestions essentielles et se derober aux reponses de verite;Ii mes yeux, elles n'entrent definitivement pas en ligne decompte dans l'evolution et la formation de la pensee musi-cale contemporaine, elles ressortissent tout au plus, a lapata-logique. Toutefois, meme si elles s'appliquent a larealite musicale, les speculations partielles ne doivent pasdevier vers l'absurdite en empruntant le dangereux che-min du sophisme ; rien n'est plus trompeur, et plus faux,qu'une deduction hative ou mal engagee, malgre l'aspectd'evidence qu'il lui arrive de revetir : succession de syl-logismes, facilement reductibles a des prototypes trop con-nus - l'aberration consciencieusement organisee, d'unetres superbe faiblesse. Les speculations, pour garder leurvalidite, doivent s'integrer dans un ensemble systematise ;alors, par leur contribution Ii cet edifice theorique, eUestrouvent leur veritable raison d'etre, et tendront d'elles-memes a la generalite, but essentiel de la speculation. Cesysteme coherent, il est imperieux, maintenant, de Ie pro-mouvoir; i1 donner a une impulsion au developpementfutur de la pensee musicale, et la mettra en garde contredes deviations ou des hypertrophies inutiles, voire con-traignantes. La faiblesse de certains cheminements de pen-see observes jusqu'a present est tres precisement ceci:on n'est pas alle au bout de la speculation partielle, d'oucertaines contradictions persistantes et redhibitoires. Ondoit les surmonter pour valider totalement, sans faille,la reflexion musicale contemporaine.Le mot c logique s, employe plus haut, m'invite Ii fairedes comparaisons. Lorsqu'on etudie, sur les nouvelles

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    28 PENSER LA MUSIQUE CONSIDERATIONS GENERALES 29structures (de la pensee logique, des mathematiques, de latheorie physique. ..) la pensee des mathematiciens ou desphysiciens de notre epoque, on mesure, assurement, quelimmense chemin les musiciens doivent encore parcouriravant d'arriver a la cohesion d'une synthese generale. Nosmethodes empiriques ne favorisent d'ailleurs point unevoie collective menant a cette synthese.II faut done, en ce qui conceme Ie domaine musical,reviser severement certaines positions, et reprendre lesproblernes a leur base pour en deduire les consequencesnecessaires ; ne nous hypnotisons pas sur tel ou tel casparticulier, telle anecdote, tel evenemeat : nous courons Ieplus grand risque d'aboutir a une hierarchic renverseeentre un systeme de base et ses deductions, aboutissementset consequences. Soit un exemple actuel (nous en aborde-rons quelques autres au fur et a mesure des chapitressuivants): si l'on se fixe, au depart, sur la notion d'actionimmediate, de reaction instantanee - d'impulsion stimu-lee (sorte d'c ecriture automatique s dans le geste et safonction, declenchee sur ordre par des informations pre-cises, mais imprevues) on fausse totalement cette notionadoptee empiriquement; l'on se doit de trouver un c sys-terne qui engendre necessairement ces c provocations ,ces stimuli, et non point d'ecrire c provocations et stimuliselon une certaine c ordonnance ou une logique defacade ne saurait, en tout etat de cause, assumer desfonctions d'engendrement, done organiser l'action. Ordon-ner (dans le double sens du mot) Ie deroulement d'un cer-tain ensemble de gestes - methodiquement, empirique-ment ou par l'intervention du hasard - n'est en rien leurdonner la coherence d'une forme. Je ne pourrais mieuxfaire que de citer a ce propos ces phrases de Louis Rougiersur la methode axiomatique, elles peuvent servir d'epigra-phe a notre serie d'etudes : c La methode axiomatique per-met de construire des theories purement formelles qui sont

    des reseaux de relations, des baremes de deductions toutesfaites. Des lors, une meme forme peut s'appliquer a diver-ses rnatieres, a des ensembles d'objets de nature differente,a la seule condition que ces objets respectent entre euxles memes relations que ceUes enoncees entre les symbolesnon dennis de la theorie. 11me semble qu'un tel enonceest fondamental pour la pensee musicale actuelle; notonsparticulierement la derniere incidente.Ainsi se trouve posee la question fondamentale: fonderdes systemes musicaux sur des criteres exclusivementmusicaux - et non passer, par exemple, de symbolesnumeriques, graphiques ou psycho-physiologiques a unecodification musicale (sorte de transcription) sans qu'il yait de l'une aux autres la moindre notion commune. Legeometre Pasch ecrit par exemple: c Si la geometrie veutdevenir une science deductive, it faut que ses precedesde raisonnement soient independants de la significationdes notions geometriques, comme its sont independantsdes figures; seules les relations imposees a ces notions parles postulats et les definitions doivent intervenir dans ladeduction . - II importe de choisir un certain nombre denotions primitives en relation directe avec Ie phenomenesonore - et avec lui seul -, d'enoncer, ensuite, des postu-lats c qui doivent apparaitre comme de simples relationslogiques entre ces notions, et cela independamment de lasignification qu'on leur attribue . - Ceci etabli, l'on doitajouter que cette condition de notions primitives n'est pasrestreignante, car, dit Rougier, il existe un nombre illi-mite de systemes equivalents de notions et de propositionsque l'on peut choisir comme premieres, sans qu'aucunes'impose par droit de nature. ,. c Ainsi, poursuit-il, un rai-sonnement doit toujours etre independant des objets surlesquels on raisonne . Le peril est clairement enonce, quinous menace: en se fondant presque uniquement sur Iec sens concret, empirique ou intuitif des notions choisies

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    30 PENSER LA MtJSIQUB CONSIDERATIONS GENERALES 31comme premieres It, on est entraine a des erreurs de con-ception fondamentales. Choisir les notions primitives enfonction de leurs specificites et de leurs relations logiquesapparait comme la premiere reforme a apporter d'urgencedans Ie desordre actuel.A ceux qui m'objecteront que, partant du phenomene

    concret, ils obeissent a la nature, aux lois de la nature, jerepondrai, toujours selon Rougier, que: c nous donnonsIe nom de lois de la nature aux formules qui symbolisentles routines que revele l'experience. It n ajoute d'ailleurs :c C'est un langage purement anthropomorphique, car laregularite et la simplicite des lois ne sont vraies qu'enpremiere approximation, et i1 arrive souvent que les loisdegenerent et s'evanouissent avec une approximation pluspoussee, It Leon Brillouin insiste et precise: c C'est un abusde confiance de parler des lois de la nature comme si ceslois existaient en l'absence de l'homme, La nature est bientrop complete pour que notre esprit puisse l'embrasser.Nous isolons des fragments, nous les observons et nousimaginons des modeles representatifs (assez simples pourl'emploi) It ; il rappelle c Ie role essentiel de l'imaginationhumaine dans l'invention It - et non point la decouverte -c et la formulation It de ces fameuses lois. Autant dire,pour revenir a notre domaine propre que l'ere de Rameauet de ses principes c naturels It est definitivement abolie;sans que nous devions, pour cela, cesser de chercheret d'imaginer les modeles representatijs dont parle L.Brillouin.II etait utile, avant de commencer en detail l'etude de

    la pensee musicale actuelle, de rappeler quels principeslogiques on doit respecter, sinon les malentendus pren-nent cours, et en abondance - nous en avons des exemplesrecents ; parmi tant d'autres, la confusion entre hasardpur et relativite dans l'univers des sons et des formes,

    alors que ces deux notions, loin de se recouvrir, n'obeissent,a aucun moment, aux memes lois structurelles.Ce mot-ole de structure nous invite a une conclusion -

    toujours d'apres Rougier - qui peut aussi bien s'appliquera la musique: c Ce que nous pouvons connaitre du monde,c'est sa structure, non son essence. Nous Ie pensons entermes de relations, de fonctions, non de substances etd'accidents.,. Ainsi devrions-nous faire: ne partons pointdes c substances et des accidents s de la musique, maispensons-la c en termes de relations, de fonctions It.Je redoute, apres cette declaration, que 1'0n ne me traite

    d'c abstrait absolu '", et que 1'0n ne m'accuse d'oublier, aforce de parler structures, Ie contenu proprement musicalde l'ceuvre a ecrire. J'estime qu'il y a, la aussi, un malen-tendu a lever. Ainsi que l'affirme Ie sociologue Levi-Strauss a propos du langage proprement dit, je demeurepersuade qu'en musique i1 n'existe pas d'opposition entreforme et contenu, qu'il n'y a pas c d'un cote, de l'abstrait,de l'autre, du concret It. Forme et contenu sont de memenature, justiciables de la rneme analyse. c Le contenu,explique Levi-Strauss, tire sa realite de sa structure, et cequ'on appelle forme est la mise en structure des structureslocales 1, en quoi consiste Ie contenu. It Encore faut-il queces structures se soumettent aux principes de logique for-melle que nous enoncions plus haut.Je veux, en terminant, mettre l'accent sur Ie fait queles chapitres suivants n'adopteront volontairement plus unton polernique : il serait, en l'occurrence, deplace. Sansdoute trouvera-t-on acerbes certains paragraphes de cetteintroduction; on s'indignera vraisemblablement de l'ano-1. Rappelons clairement que par mise en structure on ne peut enten-dre une simple addition de ces structures locales car une formeainsi que I 'ecri t Paul Guilleaume, est autre chos~ ou quelque chos~

    de plus que la somme de ses parties.

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    32 PENSER LA MUSIQUE CONSIDERATIONS GENERALES 33nymat dans l'allusion: des noms! Des noms? Jesus ouBarrabas ? C'est une question que je laisserai sans reponse,miroir que je tends consciemment a des personnages dontla naivete et la suffisance font un aimable cocktail avecleur amateurisme et leur arrivisme; puissent-ils s'abimerdans la contemplation de leur propre image. N'allez pointsupposer, cependant, que je jouerai a la petite guerre: jene songe pas le moins du monde a me meler a des posi-tions de partis avec groupes, sous-groupes, contre-groupeset groupuscules. J'ai parle plus haut d'une sociologie desepigones dans leur comportement a l'egard des fetiches ;iI serait egalemeat interessant de decrire leur strategic,primitive ou cornpliquee, enveloppante ou agressive: veri-table voliere parlementaire de perroquets poIitiques ouchacun ne se veut qu'a gauche de son voisin. Cela s'agglu-tine en divers noyaux plus ou moins denses, repandus outernes, avec ses intelligences et son vocabulaire de com-man de, ses parodies de predilection, ses mots de passe, etses idees a repasser; tout se termine souvent par desattaques mesquines et des questions de personnes. Onn'echappe pas au foisonnement de mises au point histo-riques (qui se veulent bornes milliaires, mais ne sont queles paves de l'Enfer), declarations de principes, bulles-miniature (ou des paradoxes mous manquent piteusementde corset) ... Amusant, le malentendu ! Que l'on sache bienque nous n'en sommes pas dupes.Cette parenthese etant desormais fermee, deflnit lvement,

    il m'est plus aise de dire combien j'ai de respect pour ceux,et ceux-la seuls, qui ont participe vraiment, de toute lapuissance d'invention dont ils sont doues, a I'elaborationde la musique de notre temps. Pas davantage, je ne don-nerai des noms: ils sont assez rares pour etre tres connus.Je tiens a rappeler combien ces etudes, non moins qu'ames propres recherches doivent a l'observation de leurstravaux.

    Meme s'il m'arrive de porter un jugement cnnque surtelle ou telle circonstance de cette veritable activite crea-trice, que I'on veuille bien, des lors, ne pas ignorer monintention constructive: on ne saurait decouvrir un universnouveau sans heurts et sans erreurs. Ce qu'il me paraitprimordial d'expliciter, c'est I'absolue necessite d'une cons-cience logiquement organisee, qui evite de tomber dansI'anecdotique; en se fixant sur I'anecdote, on perd totale-ment de vue les problemes les plus essentiels, ou ons'expose ales meconnaitre gravement. Encore n'ai-je pasaborde certaines categories metalogiques ", si je puis dire,com me Ie style (et Ie gout), la specificite de l'action, sansparler d'autres phenomenes qui donnent a l'ceuvre musi-cale son profil definitif,Je tacherai de me placer desormais, tout au long de ces

    essais, sur Ie plan Ie plus rigoureux qu'iI me soit possibled'atteindre: effort qui nous permettra a tous, j'espere, eta moi tout Ie premier, de mieux reperer la pensee musi-cale actuelle. II semble que ce soit Ie travail Ie plus urgenta entreprendre actuellement, car decouvertes et apercusse sont succede sans grande cohesion. DiscipIinons notreunivers mental de telle facon que nous n'ayons pas devantnous de reniements a affronter, de des i llusions a subir,de deceptions a surmonter; organisons strictement notrepensee musicale: elle nous delivrera de la contingence etdu transitoire. N'est-ce pas Ie principal refus que nousdevons opposer a des tentations combien seduisantes, maiscombien vaines? Pas de fuite en avant, s'il vous plait:une des marques Ies plus ins ignes de la deroute, Aller jus-qu'a la chair nue de l'ernotion, disait Debussy; je dirai :aller jusqu'a la chair nue de l'evidence.

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    II

    Techn ique musica le

    Parler de la technique musicale, en general, est un pro-jet bien ambitieux: traiter a fond ce sujet au cours d'unseul expose releve, en tout cas, de la gageure. Je ne peuxme proposer d'epuiser toutes les questions posees par l'evo-lution actuelIe du langage, surtout lorsque cette evolutionse poursuit de facon bien vivace; cependant, j'aimeraisdonner un apercu assez complet, tenter une mise a jourde l'etat actuel des recherches, sans prejuger les decouver-tes futures. Mon ambition reste assez grande, neanmoins,pour adopter un point de vue tres general, suffisammentexhaustif ; aussi, commencerai-je mes investigations en mereferant a certaines notions fondamentales.L'univers de Ia musique, aujourd'hui, est un univers

    relatij ; j'entends: ou Ies relations structurelIes ne sontpas definies une fois pour toutes selon des criteres abso-Ius; eIIes s'organisent, au contraire, selon des schemasvariants.Cet univers est ne de I'elargissement de Ia notion de

    serie ; c'est pourquoi j'aimerais d'abord etablir une defi-nition de la serie sous son angle Ie plus restreint et, ensuite,Ia generaliser a un ensemble, a un reseau de probables.Qu'est-ce que la serie ? La serie est - de facon tres gene-rale - Ie germe d'une hierarchisation fondee sur certainesproprietes psycho-physiologiques acoustiques, donee d'uneplus ou moins grande selectivite, en vue d'organiser unensemble FINI de possibilites creatrices liees entre elIespar des affinites predominantes par rapport a un caracteredonne; eet ensemble de possibilites se deduit d'une serieinitiale par un engendrement FONCTIONNEL (eIle n'est

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    36 PENSER LA MUSIQUE TECHNIQUE MUSICALE 37pas Ie deroulement d'un certain nombre d'objets, permutesselon une donnee numerique restrictive). Par consequent,iI suffit, pour instaurer cette hierarchic, d'une conditionnecessaire et suffisante qui assure cohesion du tout et rela-tions entre ses parties consecutives, Cette condition estnecessaire, car l'ensemble des possibilites est [ini dans letemps meme ou il observe une hierarchisation dirigee ; elleest suffisante puisqu'elle exc1ut toutes les autres possibi-lites. Que, pour une des donnees du fait son o re, cette con-dition necessaire et suffisante determine la hierarchisation,les autres phenomenes ont loisir de s'y integrer ou, sim-plement, coexister; ce qu'on pourrait transcrire: principed'interaction ou d'interdependance des diverses compos an-tes sonores (ce dont les phenomenes acoustiques nous don-ner1t I'exemple it l'etat organique; un son - generalementdefini - est, en effet, une somme de frequences observantdans leurs relations des proportions - variables ou non- determinees en qualite et en nombre, affectees d'uncoefficient dynamique - variable ou non - ; la frequenceetant elle-merne une fonction du temps (periodes-seconde),la somme des frequences sub it globalement une enveloppedynamique, egalement fonction de temps; on voit qu'audepart, vibration, temps, amplitude s'interagissent pouraboutir au fait sonore total). Cette interaction ou cetteinterdependance n'agissent pas par addition arithmetique,mais par composition vectorielle, chaque vecteur ayant -de par la nature de son materiau - ses propres structu-rations. II peut done y avoir: soit organisation principale,ou primordiale, et organisations secondaires, ou annexes;soit organisation glob ale rendant compte des diverses spe-cialisations; entre ces positions extremes, prennent placeles divers stades de predominance de certaines organisa-tions par rapport it d'autres, autrement dit, une dialec-tique it vaste champ d'action entre liberte et obligation(entre ecriture libre et ecriture rigoureuse).

    Cette notion s'applique a toutes les composantes du faitsonore brut: hauteur, duree, intensite, timbre; elle s'appli-que egalement it toutes les derivees de ces quatre notionsfondamentales: j'entends parler aussi bien des complexes- hornogenes - de hauteurs, durees, intensites, timbres,que des complexes - combines - hauteur / duree, hau-teur / intensite, etc. A ce propos, je tiens it Ie rappeler, ilme semble indispensable de concevoir l'interchangeabilitedes composantes sonores comme un phenomene structurelde base; dans Ie merne temps, il no us faut soulignerqu'elles s'organisent suivant une progression d'une primor-dialite decroissante. Je renonce it employer ici Ie mot dehierarchic qui implique, en quelque sorte, une subordina-tion, alors que ces phenomenes sont reellement indepen-dants, sinon dans leur existence, du moins dans leur evo-lution: ils obeissent it un principe commun d'organisationdes structures, cependant que leur engendrement mani-feste des divergences suscitees par leurs caracteres pro-pres. En vue d'une dialectique de la composition, la pri-mordialite me parait revenir it la hauteur et it la duree,l' intensite et Ie timbre appartenant it des categories d'ordresecond. L'histoire de la pratique musicale universelle seporte garante de ces fonctions d'importance decroissante,ce que la notation vient confirmer par les differentes eta-pes de sa transformation. Les systemes de hauteurs et lessystemes rythmiques, concurremment, apparaissent tou-jours comme hautement developpes et coherents, alorsqu'on serait souvent en peine de denicher des theoriescodifiees pour les dynamiques ou les timbres, abandonnesIe plus souvent au pragmatisme ou it l'ethique (ainsi desnombreux tabous en ce qui concerne l'emploi de certainsinstruments ou de la voix). L'Europe occidentale no us enadministre une preuve non moins eloquente : les neumesont vise it transcrire plus precisement les hauteurs; lanotation proportionnelle, posterieurernent, a pennis de ren-

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    38 PENSER LA MUSIQUE TECHNIQUE MUSICALE 39dre compte de valeurs rythmiques exactement diffe-renciees ; bien apres, on s'est inquiete de donner a Iadynamique une transcription adequate - c'est meme seu-Iement depuis Ie debut du XIXe siecle que Ies indicationsse sont multipliees ; vers Ia meme epoque, s'est accuse Iecaractere proprement specifique et irremplacable de l'ins-trumentation.Je n'etablis done pas cette distinction en suivant un

    critere e affectif , mais selon la puissance d'integrationou de coordination. Comparez, par exemple, Ia successionde timbres divers sur une rneme hauteur et, inversement,Ia succession de hauteurs diverses affectees d'un memetimbre, c'est-a-dire croisez deux organisations l'une parl'autre en renversant Ies caracteres specifiques : unicite etmultiplicite. Dans Ie premier cas, vous aurez l'impressionde l'analyse, en quelque sorte, d'une compos ante par uneautre, de Ia hauteur par Ie timbre; dans Ie second, il nevous apparaitra absolument pas que Ie timbre soit ainsianalyse par Ies differentes hauteurs qui se succedent,l'homogeneite du timbre imposant sa contrainte au-delade certaines fluctuations internes. L'unicite de la hauteurintegre Ia multiplicite des timbres; l'unicite du timbrecoordonne Ia multiplicite des hauteurs.Pour chaque composante, queUe qu'eUe soit, nous tache-

    rons d'etablir un reseau de possibilites se divisant dans Iesquatre categories suivantes, groupees par couple valeur-densite,1. Valeur absolue a l'interieur d'un intervalle de defi-

    nition, ou modulo; toute valeur ne devra se trouver qu'unefois, exclusivement, a l'interieur de ce modulo, une valeuretant definie par rapport a une unite d'analyse queIconquede l'espace considere ;

    2. Valeur relative, c'est-a-dire valeur consideree commeIa valeur absolue reproduite par modulo, de 1 a n fois:

    a toute valeur absolue correspondront de 1 a n valeursrelatives ;

    3. Densite fixe de l'engendrement: a tout original Xdonne, correspondra tout Y de meme homogeneite et dernerne poids, I'indice de densite s'etablissant sur une valeurfixe choisie de 1 an;

    4. Densite mobile de l'engendrement : a tout X corres-pondront, par transformation, des Y differents d'homoge-m~ite et de poids.ExpIicitons cette definition generale en l'appliquant, par

    exemple, au systeme de hauteurs. Si je prends Ie couple:valeur absolue avec l'octave pour modulo et Ie demi-tonpour unite d'analyse / densite fixe de l'engendrement,d'indice I, j'obtiendrai la serie classique de douze sons. Eneffet, a l'interieur de l'octave, ilne peut y avoir que douzedemi-tons, sur Iesquels se basera Ia serie, a l'excIusion detoute repetition; dans toute transposition (soit un nombrelimite de permutations) on obtiendra une succession desons uns et uniques, non combines entre eux a l'interieurde Ia serie,Exemplel

    J'ai defini un univers formel parfaitement constitue etIogiquement fonde, Mon choix s'est porte a dessein sur cetexemple simple, pour que 1'0n comprenne pIeinement Iemecanisme de deduction d'une serie en relation avec unprincipe donne. Sur cette serie de valeurs absolues, il vade soi que je puis appliquer une grille de valeurs rela-tives - tessitures - avec l'octave pour modulo, inscrire,done, l'original en quelque sorte e ideal s a l'interieur des

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    40 PENSER LA MUSIQUE TECHNIQUE MUSICALE 41divers champs que definit l'octave dans l'echelle des sonsaudibles. Inversement, si rna notion de serie s'appliquedirectement a des valeurs relatives, il rn'est loisible de Iareduire ou non a des valeurs absolues ; en d'autres termes,une serie etant proposee avec une disposition de ces ele-Exemple 24 " 5 C . ...~. i.. ft - q.! ~ _ : J : : : . : ~~-; : -

    demi-ton, avec l'octave pour modulo) et que j'obtienneainsi une succession de complexes a densite variable -respect ant, neanmoins, la condition essentielle de non-repetition -: 3/2/4/2/1, soit, au total, les douze demi-tonscontenus dans l'octave.Si je muItiplie par un complexe donne l'ensemble de

    tous les complexes, cela me donnera des series de com-plexes a densite mobile, dont certains termes seront, ausurplus, irregulierernent reductibles ; bien que multipleset variables, ils sont deduits les uns des autres on ne peutplus fonctionneliement, ils obeissent a une structure logi-que coherente.Je me contenterai d'indiquer d'autres exemples. Prenons

    Ie cas d'un complexe non homogene constitue par hauteuret duree ; si j'affecte les hauteurs de durees directement- ou inversement - proportionnelles aux intervalles quiles lient, j'obtiendrai une autre forme d'engendrementseriel en reportant l'ordre de grandeur de l'intervalle surl'ordre de succession.Exemple 4h2 .IIJ l y r l i p ' &p#t !'F-~~k#ibMt#~ ~ ~ ~ : ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ f . ~ !tPS I~ ~ ~ '1 ~-~llr .#t hr ~~ ~: R I ' ~I if ~

    ments dans des champs de frequences definis - parl'octave, entre autres -, lorsque les transpositions s'effec-tueront suivant les proportions etablies entre ces valeursrelatives - les intervalles de depart - mon universseriel sera parfaitement defini ; je n'aurai nul besoin d'unec reduction a la valeur absolue pour justifier son engen-drement.Choisissons un autre exemple: Ie cas d'un complexehomogene de hauteurs. Supposons que je groupe entreeIles des valeurs absolues (toujours dans l'univers duExemple 3 ,tiilb ~ - ! . : - ~ - - - - - - ; ~ - - ; I ~ - - - - - - - - - - 4 ~ ~ ~ l f

    L'on aura tout interet, pour obtenir des ensembles tresevolues, a traiter certains complexes par des methodes uti-lisant d'autres complexes. Les possibilites sont infinimentvastes et aboutissent a des series n'ayant qu'une relationfort lointaine avec la tres primitive serie de douze sons.

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    42 PENSER LA MUSIQUE TECHNIQUE MUSICAl.E 43Les operations dont je viens de developper la theorie etd'expliquer Ie mecanisme, peuvent sembler excessivement

    abstraites, elles ne s'en referent pas moins - et exclusi-vement - a l'objet sonore concret, car ce sont les pro-prietes memes de cet objet qui engendrent les structuresde l'univers sonore deduit et lui procurent ses qualites for-melles; pourtant, qualites et structurations ne dependentpas de l'objet sonore concret en tant qu'accident: dans cecas, on serait parvenu a un echantlllonnage - permu-tant - d'accidents, n'observant entre eux d'autre rapportlogique que ce principe de permutation, extrinseque al'ensemble de leurs caracteres, Le danger que comporteune telle permutation d'echantillons s'applique tout parti-culierement au cas des sons indetermines It - percussionou, plus generalement, bruits - dont la complexite indi-viduelle s'oppose a une hierarchie formelle qui reduiseleurs rapports a des relations simples, voire relativementsimples.A ce propos, j'ouvrirai une parenthese sur les rapports

    qu'entretiennent bruit et son. II est certain que la hierar-chie, sur laquelle a vecu l'Occident jusqu'ici, a pratique-ment exclu Ie bruit de ses concepts formels; l'utilisationqu'on en fait releve volontiers d'un desir d'illustrationc para-musicale>, descriptive. N'y voyons pas une coinci-dence ou une simple question de gout: la musique d'Occi-dent a refuse longtemps Ie bruit parce que sa hierarchiereposait sur Ie principe d'identite des rapports sonorestransposables sur tous les degres d'une echelle donnee ;Ie bruit etant un phenornene non directement reductiblea un autre bruit, il est done rejete comme contradictoire ausysterne, Maintenant que nous avons un organisme commela serie, dont Ia hierarchie n'est plus fondee sur Ie prin-cipe d'identite par transposition, mais au contraire sur desdeductions localisees et variables, Ie bruit s'integre pluslogiquement a une construction formelle, a condition que

    Exemple 5Serie deduite de l'exemple 4, travaillee d'apres les pro-cedes des exemples 1 et 3.

    II ~, - ~OT " .--..

    I " ' " ~. .... jlV"__

    Nous ne sommes pas obliges, d'ailleurs, de nous limitera des objets dejinis ; la notion d'engendrement seriels'applique aussi bien a des champs, pourvu qu'ils obeissentaux lois fondamentales que nous avons enoncees plushaut. Je ne saurais, a vrai dire, concevoir l'univers musi-cal autrement que sous l'aspect de champs plus ou moinsrestreints; c'est pourquoi je n'ai jamais accorde uneimportance exageree a l'eliminatlon totale de l'erreur surIe diagramme. Vne hauteur etant ecrite, Ie champ ou ellese produira reellement lors d'une execution est excessive-ment restreint, presque nul Ie risque d'erreur; avec lesdurees, Ie champ s'elargit d'autant que s'accentue la marged'erreur; quant aux dynamiques, elles interviennent pra-tiquement toujours dans un champ assez large, hors detoute precision absolue; considerons, en fait, un objetdefini comme Ie cas-limite d'un champ. Ainsi la penseemusicale saura se mouvoir dans un univers qui evoluerades objets existants aux ensembles d'objets probables.

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    44 PENSER LA MUSIQUE TECHNIQUE MUSICALE 45les structures qui en sont res pons ables se fondent sur sescriteres propres. Ils ne sont pas fondamentalement diffe-rents - acoustiquement parlant - des criteres d'un son.Faisons l'experience suivante: donnons a un groupe ins-

    trumental, aux timbres varies, un accord complexe a jouerpendant un laps de temps tres court; pour peu qu'il y aitdes modes d'attaque ou les phenomenes connexes soientd'une forte intensite (archet au talon, cuivres dans leregistre grave ...) on percevra cet accord comme un bruitplutot que comme une association de sons determi-nes, Prenons, au contra ire, cinq tambours et frappons uncoup, dans n'importe quel ordre, sur la peau de chacund'eux; nous percevrons imrnediatement les intervalles quiles separent, presque comme s'il s'agissait de sons sim-ples. IIest done superficiel de diviser Ie phenomene sonoreen deux categories aussi tranchees ; il semble que lesimpressions de bruit et de son proviennent, avant tout, dupouvoir d'analyse plus ou moins selectif que l'oreille aloisir de deployer. Lorsqu'elle percoit une succession rapided'accords complexes - particulierement dans Ie registregrave - ou un accord complexe isole, excessivement bref,l'oreilIe est incapable d'analyser, fut-ce intuitivement, lesrapports qu'observent les hauteurs entre e1les; elle estsaturee de complexite et percoit, globalement, des bruits.Lorsqu'elle percoit une succession reiteree de bruits diffe-rents dans un contexte simple et hornogene - memefamilIe d'instruments - eIIe les analyse instantanement etse trouve en mesure de preciser, ne serait-ce qu'intuitive-ment, les rapports existant entre eux. (Si les familIes nesont pas homogenes, la perception s'en trouve de nouveauamoindrie dans son acuite, parce que dependant d'une ana-lyse rendue difficile.) II faut done, a mon sens, traitersons et bruits en [onction des structures formeIIes qui lesutilise nt, qui les manijestent a eux-mernes, pour ainsi dire.Au-dela de l'idee de melange dec; element 'I, encore naive,

    se situe une dialectique structure-materiau selon laquellel'une est le revelateur de l'autre.Nous etendrons ce point de vue des rapports: bruit et

    son aux rapports: sons bruts et sons travailles. J'entendsque la dialectique de la composition s'accommode plusaisement d'un objet neutre, non directement identifiable,comme un son pur ou un agregat simple de sons purs, nonprofile par des fonctions internes de dynamique, de dureeou de timbre. Des qu'on faconne des figures travaillees,agglomerees en un complexe c formule , et qu'on les uti-lise comme objets premiers de la composition, on ne sau-rait, sans dommage, oublier qu'ils ont perdu toute neu-tralite, et acquis une personnalite, une individualite, lesrendant passablement impropres a une dialectique gene-ralisee des rapports sonores. Sons bruts et sons travaillesse manijesteront par et en fonction des structures qui lesmettent en jeu; il n'est pas simple de trouver Ie pointprecaire ou la responsabilite des structures et la person-nalite des objets s'equilibrent. Le c bruit represente, dureste, a l'etat organique, ce qu'un complexe de sons c for-mule reproduit a un etage plus eleve de l'elaboration. Dechaque cote du c son pur , it existe des limites perilleusesdont on doit maitriser Ie controle si I'on ne veut courirIe risque de tomber d'une veritable serie de hauteurs (sim-ples ou complexes) a une permutation d'echantil lons.Je n'ai considere jusqu'ici que des complexes d'inter-valles simples; pour etre complet, il me faut signalerl'integration de ces memes intervalles. Cette methode nousdonne, pour ainsi dire, des c surfaces s sonores utilisantsoit veritablernent Ie continuum, soit une approximation- assez grossiere d'ailleurs - de ce continuum par l'agre-gation de tous les intervalles unitaires compris entre deslimites donnees; ce que l'on appelle des clusters dans Iesens vertical, ou des glissandi dans un sens diagonal. Nousetudierons plus loin comme cette idee primitive et excessi-

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    46 PENSER LA MUSIQUE TECHNIQUE MUSICALE 47vement sommaire est loin d'une conception elaboree ducontinuum; on n'en retient ici que l'apparence la plussuperficielle. Je ne me refuse pas a les appeIer bandes defrequences : le glissando etant utilise en fonction d'untemps x a y, le cluster voit tous ses elements fonctionsimultanernent d'un seul temps x (de la fonction lineairediagonaIe de temps on passe a un temps nul). IIme faut,a ce sujet, rappeler ce que j'ai ecrit auparavant a proposdes objets definis et des champs; la bande de frequencesrepresente Ie cas d'un champ totalement rempli par unmateriel amorphe. Quand bien merne j'aurais justifie l'inte-gration des intervalles dans la hierarchic des hauteurs, etque j'en aurais fait une fonction de temps, je ne sauraisoublier que c'est un cas-limite, amorphe, je le repete, inca-pable de s'inserer dans un contexte, une structure, autre-ment que comme cas-limite. En fin de compte, ces clusterset glissandi reievent d'une stylistique trop primaire a mongre ; leur abus recent a tourne rapidement a la caricature.Ce materiau vite e ficele n'est pas garant d'une grandeacuite de conception; iI denote, en revanche, une etrangefaiblesse a se satisfaire d'organismes acoustiques indiffe-rencies. On ne saurait d'ailleurs, pariant non plus de style,mais de logique, attribuer a des cas-limites les proprietesdes cas generaux sans leur faire subir l'adaptationnecessaire.Vne remarque, encore, s'impose - toujours a proposdes hauteurs: la conception mettant en jeu la tessiturerelative d'intervalles absolus - que cette tessiture soitappliquee a une serie developpee a l'interieur d'un inter-valle de definition, ou qu'elle soit integree au developpe-ment merne de la serie -, cette conception suppose quel'apparence d'un intervalle n'est assimilable a aucune deses autres apparences, suivant la tessiture -qu'il adopte;l'intervalle absolu de definition devient, des lors, Ie pluspetit commun multiple de l'intervalle reel, variable.

    Mentionnons, sans nous y appesantir, l'erreur de consi-derer toutes les unites d'une organisation de base - lesdouze demi-tons, dans Ie cas du systeme tempere habituel- comme devant demeurer rigoureusement et immuable-ment egales entre elles: ce serait une absurdite acoustiqueet structureIIe; a moins de s'en tenir a une totale fixitede deroulernent, a tessiture chaque fois renouvelee entie-rement, ce qui ne saurait mener tres loin. Le malentenduprovient de ce que l'on a mal compris le principe de nonrepetition des elements a l'interieur d'une serie de base;on l'a confondu avec je ne sais trop quel tabou mecaniqueou obsessionnel sur le retour des elements dans les struc-tures, soit hors de l'organisation de depart. Des qu'onutilise une des transformations de la serie premiere, il vasans dire que cet enchainement mecanique est aussitotderange. Bien au contraire, l'interet des transformations- ou transpositions - consiste a creer certaines regionsprivilegiees par rapport a d'autres ; c'est sur Ie jeu de cesfonctions de privilege que s'etablira souvent la dialecti-que de l'enchainement, a proprement parler, entrainantles consequences structureIIes qui fonderont la forme.Au surplus, des l'instant qu'on place simultanement deselements dans leurs tessitures relatives, ils suivent oucontrarient les proportions acoustiques de plus grandepente It (je veux parler des rapports simples, que nousappelons naturels); de ce fait meme, ils acquierent desfonctions reciproques, qui se corroborent ou se detruisent,s'ajoutent ou s'annulent, pour donner au materiau sonprofil interne, son potentiel d'energie, sa malleabilite etses facultes de cohesion: toutes caracteristiques extreme-ment importantes, on Ie voit, dont les consequences struc-tureIIes seront non moins essentieIIes dans I'etablissementd'une forme que ceIIes de l'enchainement. Ainsi, il n'y aqu'illusion a concevoir des points sonores completementdelies d'un champ directionnel - sauf cas d'exception

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    48 PENSER LA MUSIQUE TECHNIQUE MUSICALE 49bien delimites ; on fera appel it des intervalles relatifsquant it la tessiture, dont les structures refusent tout prin-cipe fonctionnel d'identite dans les transpositions commedans les deformations qu'iIs subissent. Qu'il nous suffise,pour preciser cette notion de principe d'identite, de l'illus-trer d'un exemple. Dans le langage tonal, un accord dupremier degre, en position fondamentale, a des fonctionsidentiques dans tous les tons, majeurs et mineurs, quelsque soient le registre ou iI est employe, la distance reelleobservee entre ses constituants, les redoublements qulI'amplifient, pourvu qu'il reste en position fondamentale.On pallie l'inadequation de ce principe it la resonancenaturelle par une somme pragmatique d'interdits ou depreferences en ce qui concerne la bonne ou mauvaisedisposition des accords, de l'ecriture en general. Dans Iesysteme seriel, en revanche, aucune fonction ne se mani-feste ainsi identique d'une serie it I'autre, mais toute fonc-tion depend uniquement des caracteres particuliers et dela facon dont on les exploite; un objet compose des memeselements absolus peut, par I'evolution de leur mise enplace, assumer des fonctions divergentes. (Le premier etIe quatrieme mouvement de la seconde Cantate deWebernsont, it cet egard, particulierement explicites; it les com-parer entre eux, et it les etudier intrinsequement, onverra ce phenomene s'y manifester avec une simplicitede moyens qui Ie rend comprehensible et evident.)Dans ce refus du principe d'identite s'inscrit egalement

    c l'octave evitee It. Encore faut-il distinguer entre octavereelle et octave virtuelle. Les rapports d'octave reelles'etablissent de point it point dans un contexte aux coor-donnees homogenes, coordonnees de durees, principale-ment, mais, aussi bien, d'intensites ou de timbres; cesoctaves reelles creent un afiaiblissement, un trou, dansla succession des rapports sonores en ce sens qu'ellesreinstaurent provisoirement un principe d'identite que

    refusent les autres sons, qu'elles sont en contradiction,par consequent, avec Ie principe organisateur structurelde l'univers ou elles apparaissent; on doit absolumenteviter les octaves reelles, sous peine de non-sens struc-turel.Exemple 6

    Cependant, si nous utiIisons un complexe sonore - tou-jours it l'interieur d'un systeme de coordonnees homo-genes - comportant des frequences en relation d'octaves,ou de multiples de l'octave, avec les frequences d'un autrecomplexe sonore, nous considererons ces rapports commedes octaves virtuelles; l'assimilation de tels sons auxcomplexes respectifs dont iIs font partie est si forte qu'ilsne sauraient sortir de leur attraction et imposer par eux-memes un principe d'identite, ou donner l'impression, sifugitive soit-elle, qu'ils y obeisscnt : Ie complexe a unepregnance superieure a celie de la relation d'octave.Une fois prises certaines precautions acoustiques, ces

    octaves virtuelles ne creeront aucune disparate structu-relle ou stylistique ; ces precautions?- D'une part, eviter de placer les notes octaviantesaux extremites des complexes sonores ; l 'attention auditive

    Exemple 7

    etant immediatement attiree vers les rapports les plussimples parce qu'elle les percoit plus aisernent, elle s'atta-chera, des l'abord, aces extremites en relation d'octave,

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    s o PENSER LA MUSIQUE TECHNIQUE MUSICALED'autre part, lorsque le complexe sonore est en posi-

    tion large, prendre soin d'introduire, a l'interieur duregistre delimite par les rapports d'octaves, un intervaIleou des intervalles contraires, de plus grande tension, quien affaibliront ou en annuleront I'effet, et detournerontainsi l'attention auditive de sa tendance simplificatrice.

    51et des timbres radicaIement separes accuseront encoreleur dierese, Naturellement, on prendra, ici aussi, certai-nes precautions acoustiques en consideration, les memes,d'ailleurs, que precedemment.

    Exemple 8

    I t) sensa rigorefJ Mandoline "I~I_~~I

    OJ

    Nous pouvons, cependant, considerer l'existence d'octa-yes virtue lies dans les rapports de point a point, lors-qu'elles se situent dans un systerne de coordonnees nonhomogeres, principalement quant a l'organisation-temps(durees proprement dites, ou vitesses de deroulement),l'organisation-intensite (et merne le timbre) ayant un pou-voir selectif moins puissant, une pregnance moins grande.Supposons qu'une structure de points utilise un systemedonne de coordonnees et que se deroule simultanernentune autre structure de points dans un systerne de coor-donnees different: autre tempo, organisation des hauteursnon assimilable; les rapports d'octave entre ces systemesseront virtuels: la non-homogeneite des temps, en pre-mier lieu, ernpechera de percevoir ces rapports sur lememe plan; en les situant dans un contexte different,elle renforcera, au contraire, les divergences entre lesstructures ou its apparaissent. Des dynamiques opposees

    - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -

    - - -A plus forte raison, des complexes, s'organisant suivantun systeme de coordonnees non homogenes, engendre-

    ront-ils des rapports d'octave purement virtue/so J'ai ecrit,precedemment, que les octaves reelles creent un affaiblis-sement, un trou, dans la succession des rapports sonores ;ainsi en va-t-il des accords classes, non seulement lors-qu'ils apparaissent dans la dimension verticaIe qui leurest propre, mais egalement s'ils sont Ie produit de la super-position de plusieurs structures horizontales. Ils reinstau-rent, non moins que les octaves, Ie principe d'identite querefusent tous les autres sons, ils sont, de plus, charges

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    PENSER LA MUSIQUE TECHNIQUE MUSICALE S 3d'histoire(s) It ; leur signification intrinseque entre en con-flit avec les fonctions dont ils dependent: la disparate,en ce cas, est d'ordre styJistique non moins que structure!'

    poco cit. ....... -

    la meme raison: acuite de la perception. Dans un contexterarefi, les rapports acoustiques individuels sont facilesa saisir, consciemment ou intuitivement; alors que dansun contexte surcharge, les evenements se succedant a unecadence tres rapide empecheront toute perception, memeintuitive, de la plupart des rapports acoustiques indivi-duels. On ne peut, en fin de compte, parler des lois regis-sant les hauteurs sans mentionner leur dependance al'egard des autres criteres formels; je pense que rn'ap-prouveront tous les musiciens qui attachent quelqueimportance a la phenomenologie de la forme.Nous venons d'etudier longuement certaines applications

    du systeme general seriel au cas particulier des hauteurs;nous examinerons maintenant les durees, Le probleme nese pose pas exactement sous le meme angle, car les quatrecategories que nous avons envisagees sont enveloppeespar une qualite superieure : le tempo. Est-ce une qualitecompletement nouvelle, et s'applique-t-elle exclusivementa la duree ? Le tempo est-it assimilable a un champ, aune tessiture de temps ou se passe un ensemble donne dephenomenes? Le tempo est bien specifique a la duree :c'est, en quelque sorte, l'etalon qui donnera une valeurchronometrique a des rapports numeriques. II serait com-parable a la transposition totale dans le domaine deshauteurs; transposer integralement une structure donneea un intervalle quelconque, cela revient a choisir desfrequences differentes des frequences initiales, mais quiobeissent - toute correction ternperee consideree - auxmemes rapports numeriques. Cette derniere operationmodifie la perception des formes non moins qu'un chan-gement de tempo. (Jouer l'adagio de la Sonate pathetiquede Beethoven trois octaves au-dessus du son ecrit, ou lafin des Noces de Stravinsky trois octaves au-dessous,n'est pas moins caricatural que de prendre un tempo trois

    Exemple 10II (pizz.) ~~ ar~ pin.

    I" =- PI' III'"2~ violon (pizz.)

    I" = = = - pp ~ '===-Alto b I arcopizz.)==-- In pp=:;:--

    Violoncelle b . . . #~=-- pp

    Nous generaliserons cette observation a tous les inter-valles, en general, ou a toutes les combinaisons d'inter-valles, qui ont tendance a reinstaurer dans la dialectiquedes rapports sonores un principe fonctionnel d'identite -d'identi/ication structurelle: intervalles a forte attraction,combinaisons d'intervalles s'assimilant a une fonction dejaetablie. L'octave et l'accord classe n'en sont que les casparticuliers les plus saillants.N'omettons pas, enfin, de signaler que la duree absolue

    joue, dans l'estimation de ces rapports, un role primordial:une relation, acceptable lorsqu'elle apparait tres brieve-ment, devient intolerable si elle demeure presente pen-dant un laps de temps plus etendu. Les lois de vitesse dela perception se retrouvent IA comme partout ailleurs;nous les etudiercns plus loin lorsque nous parlerons dutemps strie, ou pulse. La complexite ou la simplicite ducontexte joue un role non rnoins grand que la duree, pour

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    54 PENSER LA MUSIQUE TECHNIQUE MUSICALE 55fois plus lent ou trois fois plus rapide. Les transpositionstotales - durees et hauteurs - dues a la bande magne-tique nous ont rendu, en les Iiant automatiquement, sen-sibles a cet aspect de la tessiture - generalement par-lant.) Si je n'ai pas parle tout d'abord de la transpositionlorsque j'ai etudie les hauteurs, c'est que nous notons desfrequences (absolues ou relatives) entretenant entre eIlesdes rapports numeriques trop complexes pour les maniera l'aise autrement qu'a l'etat de symboles; en ce quiconcerne les durees, j'ai aborde immediaternent la notionde tempo parce que nous notons des rapports relativementsimples qui, par lui, se definiront en quantites. Le tempone doit pas se concevoir uniquement comme etalon fixe;il est susceptible de variabilite, precisernent determineeou non. Dans Ie premier cas, on obtiendra: accelerandoou ritardando, en passant d'un etalon fixe a un etalonfixe different; dans Ie second, l'etalon de duree n'aurapas une valeur definie par un temps chronometrique pre-cis: une structure globale peut alors s'inscrire dans unchamp chronometrique, delimite ou non. Les delimitationsde ce champ chronometrique sont de deux ordres: ilsdependent, ou bien d'une hierarchic abstraite, ou biend'une hierarchic accidentelle: phenornene acoustique con-cret, geste d'execution, relation psycho-physiologique deces deux faits (duree de vibration, temps necessaire auxintervalles disjoints, longueur de souffle). Ce que je resu-merai sous la forme de tableau suivant :

    tempo mobile 2. non dirige ; etalon flottanta) champ chronometrique deli mite

    hierarchic abstraitehierarchic accidentelle

    b) champ chronometrique non delimite

    tempo fixe etalon fixetempo mobile 1. dirige ; d'etalon fixe a etalon fixe

    accelerandO} et les combinaisonsritardando de ces deux directionscas-limite: d'etalon fixe a etalonnon fixe, ou vice versa

    Nous reviendrons d'ailleurs, plus loin, sur les qualitesde ces differents tempi et en quoi les distinguent lapresence ou l'absence d'une pulsation interne. Nean-moins, ces differentes categories de tempo etant etablies,nous pouvons maintenant envisager les rapports quesont les .durees proprement dites. Nous retrouvons alorsla division etablie pour les hauteurs: 1. valeur absolue;2. valeur relative; 3. densite fixe de l'engendrement;4. densite mobile de I'engendrement. Une remarque prea-lable s'impose: habitues que nous sommes au demi-ton,nous croyons avoir affaire a une categoric specifique dela duree lorsque nous constatons qu'on multiplie et qu'ondivise l'unite rythmique, alors qu'on n'effectue pas detelles operations dans Ie domaine des hauteurs. Disonsque, tout au plus, de l'une a l'autre organisation, l' impor-tance se deplace sur tel ou tel phenornene, parce qu'ilest utilise dans un sens different. Ainsi, dans Ie domainede la duree, on peut partir d'une plus petite valeur et lamultiplier jusqu'a obtenir la plus grande; On parvientpar cette methode a une pulsation reguliere ou irregu-liere, reductible, dans ce dernier cas, aux chiffres 2 et 3,a leur somme ou a leur produit.Exemple 11

    f ~ ~ ~ . i ()" tic.t ~ .2 p ; p . c 3 ~ ;r a 2 ) ( 2 p ; ( p . . 2 + 3 p ; r . 2 ) ( 3 p . S x 2 p et:

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    cation du demi-ton, les micro-distances seront, Ie casecheant, Ia division paire ou impaire de cette meme unite.Les valeurs absolues etant choisies de la facon que nousvenons de decrire, les valeurs relatives s'inscrivent dans

    une tessiture determinee, obtenue par la multiplication ouIa division de l'echelle de base, car nous retrouvons, a cetetage superieur, les memes methodes qu'avec l'unite elle-meme , Quant a la densite de l'engendrement, nous ne pou-vons que reprendre exactement Ies termes deja employespour les hauteurs. Ajoutons que les modifications quepeut subir une serie de durees sont de trois ordres: fixe- mobile non evolutive - mobile evolutive, 1. Fixe: onconserve les proportions de l'original en Ie multipliant ouen Ie divisant par une meme valeur numerique ; ce qu'onappelle : augmentation ou diminution (ce ne sera d'ailleurspas forcemeat une modification du simple au double, ellepeut s'effectuer, incidemment, avec des valeurs irration-nelIes). 2. Mobile non evoluttve : on modifie les proportions

    56 PENSER LA MUSIQUE TECHNIQUE MUSICALEOn peut egalement prendre la plus grande valeur

    comme unite et Ia diviser en un nombre pair ou impairde parties regulieres ; c'est exactement Ia meme opera-tion que la precedente, mais en sens inverse.Exemple 12r : Ua

    2 UJ - rJJ! -L.lll! -UJJ1! do.3 4 " 6Cependant, on parvient, par cette methode, a une pul-

    sation reguliere de l'unite, car on ne peut songer a super-poser des parties de ces subdivisions, operation pratique-ment irrealisable.Exetnple J3 ",5 519rT) 7 H 7M

    '7 C r 1 r 7

    Si 1'0n observe, d'ailJeurs, dans toutes les structures, Iameme subdivision, on change l'unite en changeant detempo, et 1'0nest ramene au cas precedent.Exemple 14

    Exemple 15p . rt.,

    >c 8 r p . r r~ ..,--.

    :3 ~ P ~~-1P p . ~~

    +1 rpar ~ajout ~ du point V

    Au croisement de ces deux methodes, on choisira uneunite susceptible aussi bien d'etre multipliee que d'etresubdivisee ; le choix du tempo sera primordial dans la per-ception de la pulsation comme dans la possibilite de reali-sation des subdivisions. Pour les hauteurs, Ie probleme sepose de semblable facon lorsqu'on entre dans l'univers desmicro-distances, inferieures au demi-ton; si nous conce-vons l'univers chromatique tempere cornme la multipli-

    57

    3 "' 2

    9 1.2 G l proportions ~ga1eo1(1)1i2 3 1 1 augmenteeaproportions r~guli~

  • 5/13/2018 Musicologia - Pierre Boulez - Pensar La Musica - (Fra)

    30/89

    58 PENSER LA MUSIQUE TECHNIQUE MUSICALE 59tique; les proportions seront irregulierement agrandies ourapetissees mais toujours dans Ie rneme sens. 3. Mobileevoluttve : on modifie les proportions de l'original par unevaleur variable qui est fonction, fixe ou mobile, de sesconstituants; en pointant, par exemple, toutes les valeurs,qu'elles soient deja pointees ou non pointees : l'emploiautomatique du point entraine des irregularites puisqu'iIajoute tantot le quart, tantot la rnoitie de la valeur.Au surplus, Ie sens des irregularites ne sera pas force-

    ment constant.II est facile de deduire, a partir de la, les rnecanismes

    d'une serie simple de durees, Nous nous attacherons main-tenant a montrer quels resultats engendre un complexede proportions. Nous en donnons la forme numerique(lorsque nous le transcrirons, nous Ie ferons en suivant lesdeux methodes decrites precedemment).

    des parties egales dont la somme respecte la proportionglobale originale.Exemple 16 bbl J: J j JJ J J J J;--t"1 rhsmmm [b j 'JJnm~

    nnJ J J J J J Jfffi fffi

    II

    [~[ ~11

    II me reste a placer maintenant ces valeurs les unespar rapport aux autres, en des termes differents, aecrire une repartition a l'interieur du champ de dureedefini par la plus longue valeur;