mythes grecs et héros mythique chez camus by vassiliki myrianthis
TRANSCRIPT
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Mythes grecs et hros mythique chez Camus
by
Vassiliki Myrianthis-Couvas
A thesis submitted to
Faculty of Graduate Studies and Research
in partial fulfilment of the requirements
for the degree of
Master of Arts
May 1978
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RESUME
Le but de cette thse c'est d'tudier l'influence qu'a exerc le
mythe grec sur l'imagination cratrice de Camus. Le sujet se divise en
trois parties. La premire comprend l'tude du mythe en gnral, des
mythes grecs que Camus emprunte la mythologie et de leur transformation
afin d'arriver la cration du hros mythique camusien. La seconde par
tie analyse "L'Etranger", "Caligula", HL'Etat de sige" et "La Peste".
Le but principal de ces analyses est de faire ressortir toutes les carac
trisqiques du hros mythique camusien. La troisime partie prsente la
conception camusienne du tragique, ainsi que la place que Camus lui ~ccor
de dans son oeuvre afin de donner un sens l'existence et aux angoisses
de son hros.
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ABSTRACT
The aim of this thesis is to study the influence that the Greek
myth had on Camus' creative imagination. The topic is divided into
three parts. In the first part we find a study of the myth in general~
the Greek myth, as weIl as the Greek myths that Camus borrows and
transforms so as to create his own mythical hero. In the second part we
find the analysis of L'Etranger, Caligula, L'Etat de sige,and La Peste.
The main aim of these analysis 1s to underline aIl the characteristics
of Camus' mythical hero. The third part presents Camus' concept of
tragedy as weIl as the importance he gives to it. in order to just1fy his
hero's existence and anguish.
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T A BLE DES MAT 1ER E S
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Mythes grecs et hros mythique chez Camus
INTRODUCTION ............ ~ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
PREMIERE PARTiE
Chapitre premier: Dfinition du mythe et usage camusien 5
Chapitre II: Camus face aux mythes grecs ... 15
Chapitre III: Le personnage mythique camusien 36
DEUXIEME PARTIE
Cha~itre premier: Analyse de l'Etranger . 39
Chapitre II: Analyse de Caligula
Chapitre IV: Analyse de La Peste ........ 8J
....... 51
Chapitre III: Analyse de l'Etat de Sige ..... 65
TROISIEME PARTIE
Le tragique camusien ................... 107
CONCLUSION ........................ 115
BIBLIOGRAPHIE ...................................118
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l N T R 0 DUC T ION
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Les mythes sont fa:lts pour que l'imagination les anime. (1)
Les mythes n'ont pasde v:le par eux-mmes .. Ils attendent que nous les incarnions. Qu'un seul homme au monde rponde leur appel, et ils nous offrent leur sve intacte. (2)
Camus a entendu l'appel du mythe et il y a rpondu. En se laissant
emporter par le pouvoir magique du Iuythe il en a retrouv les symboles dans
son. psychisme personnel. Or, grce son caractre polyvalent et universel
le mythe offrait Camus une source inpuisable de modles des attitudes
humaines. En lui il a trouv la forme symbolique propre exprimer et met
tre en relief certaines caractristiques humaines qui lui paraissent aussi
anciennes et permanentes que l'humanit: la rvolte contre les dieux et
l'admirable obstination de l'homme dans sa lutte contre l'absurde. L'in
fluence qu'a exerce le mythe grec sur Camus, cependant, n'est pas acciden
telle. ,Admirateur ardent de l'Antiquit grecque, il consacra une partie
considrable de ses tudes universitaires au monde du mythe et de la tra
gdie grecs o il a trouv les modles de toute preuve que puisse jamais
subir le destin humain. Un rapport intime s'est donc tabli entre Camus
et les mythes grecs donnant naissance au hros mythique camusien dont
l'aspect unique et polyvalent a offert l'crivain la matire mouvante
(1) A. Camus, Le mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942, p. 162.
(2) A. Camus, Essais" Biblio. de la Pliade, NRF, Gallimard, 1965, p. 843.
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de sa cration littraire. Par l'tnterpntrati.on de$ figures myth1.,ques
qui symbolisaient sa pense et qui dans l'Antiquit ont port une multipli
cit de noms, il a russi nos yeux crer un type de hros d'une porte
la fois particulire et univers"elle. Nous superposerons) notre tour,
plusieurs figures mythiques pour retrouver leur caractre commun et suivre
ainsi, pas pas, la cration du hros.camusien.
Il s'agit donc de tracer la transformation que subissent cinq per
sonnages mythiques grecs dans l'imagination de Camus afin de connatre
le moule dans lequel prendra sa forme le hros mythique camusien. Notre
sujet se divise en trois parties. Dans la prem~re nous tudierons le
mythe en gnral et la forme qu'il prend dans la pense camusienne: en
mme temps, nous tudierons les mythes qu'il emprunte la mythologie
grecque, leur transformation dans son oeuvre ainsi. que le hros mythique
qu'il en dduit. Dans la seconde partie nous essaierons de faire ressor
tir le personnage mythique en analysant l'Etranger, Caligula, l'Etat de
Sige et la Peste, ayant toujours comme guide le portrait que nous en
avons fait; la fin de chaque analyse nous porterons notre attention
l'emploi mythique que fait Camus du temps et de l'espace afin de crer le
climat mythique qui permettra une intgration aise entre le hros et les
lments spatiaux et temporels. La troisime partie situera le hros my
thique camusien dans le monde de la tragdie auquel Camus fera toujours
appel afin de donner une forme et une signification au conflit "chaotique"
qui existe entre son hros et l'absurde.
http:l'tnterpntrati.on
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PREMIERE PARTIE
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Chapitre premier
Dfinition du mythe et usage camusien
Tenter de circonscrire les tudes significatives consacres la
nature du mythe c'est constater que tout effort de donner une dfinition
originale ce terme serait illusoire. Ce que nous nous proposons de faire
dans cette partie de notre tude c'est d'indiquer les significations que
donnent au mythe quelques-uns des specialistes, ce qui nous aidera com
prendre le rle du mythe dans l'imagination cratrice de Camus.
Commenons par ce que Jung et Krnyi appellent "la matire du
mythe". Selon eux Hil existe une matire spciale qui conditionne l'art de
la mythologie: c'est une somme d'lments anciens, transmis par la tradi
t~on, traitant de dieux et d'tres divins, de combats de hros et de des
centes aux enfers." (1)
La valeur de ces lments c'est qu'ils renvoient toujours aux ori
gines des choses pour pouvoir ainsi raconter comment un phnomne humain
a commenc exister, comment un comportement, une attitude, une manire
4'agir, des sentiments tels que l'amour, la haine ?u la vengeanc~ ont t
fonds. Le mouvement de ces lments constitue l'essence de la mythologie.
(1) C.G. Jung et Ch. Krnyi, Introduction l'essence de la mythologie, Petite Bibliothque Payot, Paris, 1968, p. 13.
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Quelle est donc la fonction du mythe? C'est de se rapporter aux
origines pour raconter une ralit de valeur universelle qui serait autrement
indicible.
Le mythe devient alors un moyen d'expression qui aide concevoir
le mystre du monde et de l'existence humaine en fournissant dans un uni
vers potique des modles et des paradigmes de toute activit humaine si
gnificative. Devenant ainsi le symbole des situations humaines exemplai
res, il constitue la source inpuisable de la cration potique:
Lessons of life, emotional shock, the experience of passion and the crises of human destiny in general This material is psychically assimilated by the poet, raised from the commonplace to the level of poetic experience, and given an expression which forces the readerto greater clarity and depth of human insight by bringing fully into his consciousness what he ordinarily evades and over1ooks or senses only with a feeling of dull discomfort. The poet's work is an interpretation and illumination of the contents of consciousness, of the ineluctable experiences of human life with its eternally recurrent sorrow and joy. (1)
Or le mythe n'est pas simplement une srie d'aventures extraordi
naires, mais une ralit complexe qui, par un mlange du rel et du sur
rel offre au pote (2) un condens des symboles du psychisme individuel
(1) C.G. Jung, Modern Man in Search of a Soul, N.Y., Hartcourt, Brace & Cie, p. 179.
(2) Par "pote" nous entendons ceux qui nous ont transmis les mythes dans une forme narrative, tels qu'Ovide et Hsiode, ainsi que ceux qui en ont utiliss dans leurs tragdies, tels qu'Eschyle et Sophocle.
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ou collectif. Quant au personnage mythique, ce n'est pas un individu
quelconque mais un archtype (1).
Contrairement l'individu qui ne reprsente qu'un cas particulier
de l'humanit, l'archtype englobe son largissement universel. A travers
les archtypes les mythes acquirent leur fonction d'exemple et une porte
universelle puisque c'est en eux que le particulier rejoint l'universel.
Dans les diffrentes versions du mythe de Promthe, par exemple, on discer
ne toujours le dsir de la rvolte, la compassion, l'amour, l'obstination
qui existent dans une certaine mesure dans tous les hommes. Ainsi par son
caractre polyvalent et universel l'archtype devient une matire maniable
qui acquiert sa forme selon les besoins du pote lequel, sous l'influence de
l'invention artistique, devient le porte-parole de l'humanit:
what is essential in a work of art is that it should rise far above the realm of personal life and speak from the spirit and heart of the poet as man to the spirit and heart of mankind'" (2)
(1) Selon Jung et Krnyi dflns leur livre Introduction l'essence,d.e la mythologie, les archtypes sont: a) les lments d'un caractre typique b) les produits d'une tradition remontant un ge souvent impossible valuer (p. 108). L'archtype se prsente comme une figure mdiatrice qui runit les contrastes entre les bases inconscientes et le conscient. Il jette un pont entre fila conscience du prsent", menace d'arrachement, et le tout proche de la nature, inconscient et instinctif, des poques passes (p. 136).
(2)C.G. Jung, Modern Man in Search of a Soul, New York, Hartcourt, Brace & Cie, p. 194.
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En se basant alors sur l'aspect connu de son hros, il le complte
et il le refaonne en donnant ainsi un tour nouveau aux attitudes humaines
qui tendent se ressembler travers les ges.
Maintenant, puisque le mythe se rapporte toujours des vnements
qui ont eu lieu un pass difficile dterminer, sa valeur provient de
ce que ces vnenents, gr&ce leur universalit, forment une structure
permanente. Celle-ci se rapporte a un temps o l'on trouve simultanment
le pass, le prsent et le futur.
Un mythe se rapporte toujours des vnements passs: "vant la cration du monde" ou "pendant les premiers ges", en tout cas, "il y a longtemps". Mais la valeur intrinsque attribue au mythe provient de ce que ces vnements, censs se drouler un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanment au pass, au prsent et au futur. (1)
. En rsum, nous pouvons donc dire, d'une manire gnrale, que le
mythe est une reprsentation symbolique des situations, des attitudes et
des ativits humaines exemplaires qui jouissent d'une existence hors du
temps rel.
Ces proprits archtypales et temporelles, cependant, ne suffi
sent pas pour complter la dfinition du mythe. Dans l'Anthropologie Struc
turale, Claude Lvi-Strauss pousse un peu plus loin son analyse du mythe.
(1) Claude Lvi-Strauss, Anthropologie structurele, Paris, Plon, 1958, p. 231.
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Ayant tudi,les diffrents myth.es prs.ents au sein de certaines cultures
il arrive aux constatations suivantes: bien que les vnements d'un mythe
ne semblent pas suivre une certaine logique, et malgr l'apparence arbi
traire du mythe, il arrive que l'on trouve la reproduction assez fidle
du mme mythe dans diverses rgions du monde. Afin d'expliquer ce phno
mne il dcompose le mythe en mythmes (1) auxquels il jUQ:tapose les
lments de diffrentes versions du mme mythe. En analysant ainsi la
structure du mythe il conclut que ce qui constitue la substance du mythe
ce ne sont pas les lments isols de sa composition, mais la manire dont
ils sont combins afin de raconter une histoire, quelque soit la langue
ou la culture du peuple qui l'a transmis. Il observe aussi que les mythes
en gnral font usage d'une frquente rptition d'une mme squence dont
la fonction est de "rendre manifeste la structure du mythe" (2). Quant
au langage du mythe, bien qu'il fasse partie du langage naturel dont il
sort, il appartient un niveau qui s'lve au-dessus du niveau de l'ex
pression ~inguistique usuelle.
Enfin, quelle que soit la stru~t,ure du mythe ou la langue dans la
quell il est transmis, il arrive que ce qui lui donne son caractre uni
versel et sa transcendance dans l'expression linguistique c'est la perma
nence des proccupations de l'esprit humain qui s'y manifestent.
(1) Selon Lvi-Strauss les myth~es sont les lments les plus complexes de tous qui relvent en propre du mythe et forment de grosses units constitutives.
(2) C. Lvi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 254.
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Quelle est mai.ntenant la place du mythe dans les socits modernes?
Selon Mircea Eliade, la prose narrative et surtout le roman ont remplac
la rcitation des mythes dans les socits modernes. En proie au progrs
et la technique, l'homme moderne se rvolte contre le temps historique
et cherche accder d'autres rythmes temporels que celui qui l'crase
au nom de ce progrs. Or, si des correspondances s'tablissent entre le
psychisme indivudiel de l'auteur et la forme symbolique d'un certain my-
the, alors le mythe est adopt sous sa nouvelle forme:
On se tromperait gravement en pensant que le pote travaille avec des lments emprunts. La source de son pouvoir crateur, c'est une exprience primordiale impossible exprimer sinon au moyen d'une imagerie mythologique, En elle-mme, cette exprience n'offre ni mots ni images, car c'est une vision perue Itcomme dans un miroir, d'une manire obscure". Elle est semblable un tourbillon de vent qui happe tout sur son passage et n'assume une for .... me visible que par les objets qU'il soulv~. Comme ce genre d'expression n'puise jamais les possibilits de la vision parce qu'il ne peut en galer la richesse, il faut que le pote ait sa disposition une rserve immense de matriaux, s'il dsire communiquer ne serait-ce que quelques-unes de ses intuitions. (1)
L'oeuvre serait alors le rsultat de la rencontre des tendances
profondes de l'auteur, de sa philosophie et du message qu'il veut transmet
tre avec le mythe qui lui permet de les prsenter d'une manire effi
(1) C.G. Jung, Modern Man in Search of a Sou1, New York, Hartcourt, Brace & Cie, cit et traduit par E. Kushner in Le Mythe d'Orphe dans la littrature franaise contemporaine, a thesis presented to the Facu1ty of Graduate Studies and Research, McGil1 University, 1961, p. 13.
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cace et vivante.
Avant d'tudier la place qu'occupe le mythe dans l'imagination
cratrice de Camus, il est ncessaire de tenir compte de la distinction
que fait R. Trousson entre "thmes de situation" et "thmes de hros"
dans son livre Les tudes de thmes. Par thme de situation il entend
les thmes qui ne peuvent pas tre indpendants dtun certain contexte.
L'histoire d'Antigone, par exemple, appartient au groupe des thmes de
situation. Car qui pense Antigone songe Cron, Hmon, la lutte
fratricide de Polynice et d'Etocle et la maldiction des Labdacides.
Sans cet ensemble des circonstances Antigone n'existerait pas. En d'autres
termes, ce n'est pas la personnalit individuelle d'Antigone qui fait la
situation mais toutes les circonstances qui font d'elle le personnage in
carn par elle.
Dans le cas d'un thme de hros, cependant,
le protagoniste dpasse la situation, la fait contingente ou la cre: qui dit Promthe pense libert, gnie, progrs, connaissance, rvolte. Sa polyvalence et son autonomie le mettent l'abri d'une 1tfixation" et lui assurent, non seulement une complte-indpendance, mais surtout une porte symbolique rsume dans le hros, quelles que soient son action et les circonstances o la fantaisie du pote choisira de le faire voluer. (1)
(1) R. Troussan, Les tudes de thmes, Paris, M.J. Minard, Lettres modernes, 1965, p. 36.
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Le thme de hros alors, en sortant d'un contexte fixe et d'un
cadre dfini devient indpendant et susceptible de s'intgrer au got et
aux moeurs d'un sicle. Par sa souplesse, sa multiplicit de significa
tions et sa polyvalence il peut s'adapter toutes les nuances et toutes
les variations de l'tat des ides d'une poque.
Ayant comme point de dpart ces deux dfinitions nous allons montrer
que le mythe chez Camus prend la forme du "thme de hros" et que ce qui
l'intresse dans le mythe ce sont plutt les attitudes significatives
d'une manire ,d'tre que l'empreinte des vnements, des ides ou des ci
tations. Dans ses Carnets il dit:
Mon oeuvre pendant ces deux premiers cycles: des tres sans mensonges, donc non rels. Ils ne sont pas au monde. C'est pourquoi sans doute et jusqu'ici je ne suis pas un romancier au sens o on l'entend. Mais plutt un artiste qui cre des mythes la mesure de sa passion et de son angoisse. C'est pourquoi aussi les tres qui m'ont transport en ce monde sont toujours ceux qui avaient la force de l'exclusivit de ces mythes. (1)
Les tres dont il parle, cependant, ne sont pas exclusivement de
sa propre cration. Ce sont des personnages dont l'origine profonde re-
monte la mythologie grecque. D'ailleurs, il nous le dit lui-mme dans
ses Carnets:
"Cl) 'A. Camus, Carnets IV, Gallimard, NRF, 1964, p. 325.
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t~e monde on je suis plua i l'aise, c'est le mythe grec. u (1)
Pour cette raison il nous para~ indispensable de parler brivement
titre de parenthse explicative, des tudes de Camus pendant lesquelles
il est entr en contact avec la pense grecque.
Camus a fait sa licence de Philosophie l'Universit d'Alger o
il avait comme matre J. Grenier. Directeur de son dip18me prsent en
1936 sous le titre "No-platonisme. et pense chrtienne", celui-ci exera
sur son lve une influence dcisive. Ce que.Camus doit son matre ainsi
que l'admiration qu'il prouve pour lui, il l'a proclam maintes fois non
seulement dans ses crits, mais par une longue amiti qui dura jusqu' sa
mort:
Grenier m'a donn le got de la mditation philosophique; il a guid mes lectures. Par le style et la sensibilit, il est au premier rang de nos crivains. Faut-il regretter que sa modestie, un certain dtachement le retiennent de se manifester plus souvent? Toujours est-il que Les Iles est un livre admirable. Et quel merveilleux ami, toujours vous ramenant vers l'essentiel malgr vous! Grenier fut mon matre et il l'est rest. (2)
(1) Ibid., p. 317.
(2) A. Camus, Essais, "Les nouvelles littraires, 10 mai 1951", Biblio. de la Pliade, Gallimard, NRF, 1965, p. 1338.
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Mais Camus ne s'est pas arrt l'tude de Plotin. En 1936 il
tudie Epictte, en aot 1938 il reprend son tude sur Plotin. En 1939
il tudie Epicure et de nouveaux Sto~ciens, et en 1941 Marc-Aurle.
D'ailleurs dans ses Carnets (III), il cite les vnements de l'histoire
grecque qui l'ont impressionn.
Sa confrence Athnes en 1952 sur l'avenir de la tragdie ainsi
que ses notes des Carnets (III), s~ulignent l'tendue de ses tudes clas
siques ainsi que son intrt pour le thtre grec.
Deux choses ont donc influenc l'orientation intellectuelle de
Camus: ses tudes grecques et son mattre J. Grenier.
Ce que nous avons tudi jusqu' prsent, c'est la signification du
mot "mythe", l'influence qu'exerce le mythe sur l'imagination cratrice,
et sa place dans la socit moderne. Ensuite, partir d'une dfinition
des "thmes de situation" et des "thmes de hros", nous avons conclu que
Camus emploie plutt le thme de hros dont les origines se trouvent dans
l'antiquit grecque. Pour rendre compte de l'influence de la pense
grecque sur Camus nous avons ensuite parl trs brivement de ses tudes
classiques.
Notre prochaine tche sera de montrer comment nous sommes arrivs
la conclusion que ce sont "les thmes de hros" qui jouent le raIe actif
dans son oeuvre littraire.
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Chapitre II
Camus face aux mythes grecs
Comme nous l'avons dj mentionn le mythe grec a jou un rle trs
actif dans l'oeuvre de Camus. Pour pouvoir comprendre pourquoi il choisit
tel mythe plutt qu'un autre, ainsi que les transformations que subissent
les mythes sous sa plume, il est ncessaire de connatre le mythe tel que
l'antiquit nous le transmet.
Les mythes qui prdominent dans l'oeuvre de Camus sont les sui
vants: 1) le mythe de Promthe 2) le mythe de Sisyphe 3) le mythe
d'Oedipe 4) le mythe de Nmsis et 5) le mythe d'Orphe. Nous disons
"prdominent ll car il ne cesse de faire allusion d'autres mythes grecs,
surtout dans ses essais, que nous considrons secondaires. Quant l'ordre
dans lequel nous allons tudier ces mythes, il n'est pas arbitraire; il suit
.l'importance que leur acco"rde l'auteur dans son oeuvre consciemment ou
inconsciemment.
Nous commenons d'abord par le mythe de Promthe qui occupe la
place la plus privilgie dans l'oeuvre camusienne.
Le nom de Promthe qui en grec signifie "prvoyant", voque diver
ses versions mythologiques. Fils ou bien du Titan Eurymdon ou bien
d'Iapetus et de la nymphe Clymne, il fut l'un de Titans les plus intelli
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gents qu'ait connus la mythologie grecque. Malgr, cependant, la renom
me que connut Promthe travers les sicles ses dbuts furent modestes.
Hsiode, qui fut le premier donner une forme littraire au mythe dans la
Thogonie et dans les Travaux n'accorde pas une grande importance au mythe.
Dans les quelques lignes qu'il consacre au mythe il fait la louange de la
toute-puissance de Zeus. Quand au don du feu, s'il a d soulager l'homme
il a caus en mme temps son malheur; Promthe devient ainsi un insolent
p1utBt qu'un librateur jusqu' l'poque d'Eschyle qui sera le premier
lui donner le titre d'initiateur de toute civilisation. Promthe est un
dieu trs proche de l'humanit, capable de passions humaines telles que
l'amour, la haine, la rvolte et la rconciliation. Symbole du courage et
de la gn~rosit, il dcide de sauver l'homme de la destruction en lui don
nant le feu qui symbolise la connaissance, les arts et les sciences, et
qui ouvre la route vers le progrs et l'indpendance vis--vis les dieux.
Or, chez le tragique il ne s'agit plus de la dchance de l'humanit mais
de son dgagement pour toujours hors de l'animalit.
Promthe est dsormais l'intelligence lucide, connaissant son destin et l'assumant dans un sacrifice volontaire; luttant au nom des hommes, ces misrables, pour les arracher la hantise du prissement; leur assurant, avec les Uaveugles espoirs", les secours d'un indfinissable messianisme. (1)
(1) R. Trousson, Le thme de Promthe dans la littrature europenne, Genve, Droz, 1964, tome II, p. 475.
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Certes, la tragdie dtEqchyle n'est pas celle de la rvolte humaine.
Malgr ses bienfaits, Promth.~ ne peut pas chapper ~ la jus.tice de Zeus.
Eschyle, comme Hsiode, ne peut pas se dtourner de la morale de son poque.
Chez lui, malgr les diffrences entre les hommes et les dieux il n'y a pas
d'hostilit envers le divin; quelles que soient les aspirations de l'homme,
elles doivent toujours @tres tempres par le respect des immortels. Ce....
pendant, bien qu'il mette en garde contre la dmesure et la vanit, le Pro
mthe du vieux pote sera le pre de tous les Promthes venir, jusqu'
nos. jours.
A partir d'Eschyle la lgende se modifie et s'enrichit d'un auteur
l'autre. Pendant sept sicles, cependant, le mythe ne subit presqu'aucun
changement, sinon que Promthe devient avec les dieux le dmiurge de l'hu
manit. Seul Lucien de Samosate semble avoir le courage de donner une
nouvelle interprtation au mythe. Pour la premire fois les hommes, que
Promthe avait crs son image, se dressent contre les dieux. Dsorm~is
les .die~ se trouvent impuissants face l'intelligence humaine. Promthe
.se transforme alors en dieu philanthrope qui au cours des sicles futurs
sera le principe de la rvolte humaine.
Les sicles qui suivirent n'taient pas encore prts accueillir
cette transformation. Tout au long du Moyen Age la rvolte promthenne
se tait. Seul le Promthe crateur a t retenu jusqu' la Renaissance
o l'on voit non seulement la rsurrection du mythe mais le dbut d'une
tape dcisive dans l'volution du mythe. Promthe devient l'homme en
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qute de la connaissance et par l le symhole de la cond::J:.t:!:.on huma:i.ne ~ tout
en demeurant soumis Dieu. Mais cela ne suffit pas. Le Titan doit se
dbarrasser de Dieu; et ce n'est que sous la plume de Goethe que la tradi~
tion explose.
Promthe n'est plus une abstraction, mais
la projection sublime d'un tre exception
nel qui le dote de valeurs originales. ( )
Au nom du gnie, au nom de la cration le
Titan rejette ses chaines ( ) Dsormais,
le mythe antique est protestation, rbellion,
exigence et conqute de droits lgitimes.
Au coeur du manichisme titanique, Promthe
difie l'homme, destitue Zeus-Jhovah et, de
son flambeau devenu immortel, inendie les
tnbres de la superstition et de la crainte. (1)
Telle fut donc l'aventure de Promthe jusqu'au XXe sicle. Peut
il finalement se reposer? Est-ce dans ce sicle qu'il aura son apothose?
Les rponses ces questions sont insatisfaisantes, ou plutt complexes.
Bien que son nom soit devenu synonyme de "rvolt", la rvolte promthen'""
ne se partage parmi d'autres figures mythiques telles que Sisyphe, Oreste,
Antigone et Hercule. Or, si la notion de la rbellion continue avoir du
succs, le personnage qui l'a toujours incarne commence connatre la
dcadence. Et si les gnrations futures ne prennent pas l'avertissement
de Camus au srieux, le mythe de Promthe risque de disparatre jamais
de la scne littraire.
(1) Ibid., p. 477.
http:huma:i.nehttp:cond::J:.t:!:.on
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Voici maintenant ce que Camus. nouq raconte dans L'Homme rvolt sur
ce mythe:
Les premiers thogonies nous montrent Promthe enchan une colonne, sur les confins du monde, martyr ternel exclu jamais d'un pardon qu'il refusa de solliciter. Eschyle accroit la stature du hros, le cre lUide (nnul malheur ne viendra sur moi que je ne l'aie prvu"), lui fait crier sa haine de tous les dieux et, le plongeant dans "une orageuse mer de dsespoir fatal", l'offre pour finir aux clairs et la foudre: IlAh! voyez l'in.. justice que j'endure! If On ne peut donc dire que les Anciens aient ignor la rvolte mtaphysique. Ils ont dress bien avant Satan, une douloureuse et noble image du Rebelle et nous ont donn le plus grand mythe de l'intelligence rvolte. (1)
Que symbolise alors Promthe pour Camus? D'abord, il est "l'idal
rvolutionnaire" et "le modle de l'homme contemporain" qui cherche se
librer de l'angoisse de la mort et de l'asservissement de l'histoire.
L'hoInITle 4'aujourd'hui, cependant, en proie la .. t~chnique, n'est pas encore
prt tre l~br. Pour lui la technique et l'art ne peuvent pas se r
concilier. Il rejette alors l'art au profit des machines:
si Promthe revenait,les hommes le cloueraient au rocher, au nom mme de cet humanisme dont il est le premier symbole. (2)
(1) A. Camus, L'Homme rvolt) Paris, Gallimard, 1951, p. 43.
(2) A. Camus, Fssais, 1tL'Et; Promthe aux Enfers", Bib1io. de la Pliade, N.R.F., Gallima~d, 1965, p. 841.
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Mais eat-ce que Promthe dsespre~ Yer,d~il sa foi en l'homme?
Non, car il sait que s'il ne sauve pas l' homme d' auj ourd 'hui, il es t encore
possible de sauver les enfants de cet homme. La leon finale alors de
Promthe est cette foi patiente en l'homme et en son admirable obstination:
Le hros enchan maintient dans la foudre et le tonnerre divins sa foi tranquille en l'homme. C'est ainsi qu'il est plus dur que son ro~ ch.er et plus patient que son vautour. Mieux que la rvolte contre les dieux, c'est cette longue obstination qui a du sens pour nous. Et cette admirable volont de ne rien sparer ni exclure qui a toujours rconcili et rconciliera encore le coeur douloureux des hommes et les printemps du monde. (1)
En rcapitulant la lgende de Promthe, dans son volution et dans
sa transformation par Camus nous pouvons en faire ressortir les caract
ristiques suivantes. Face la misre humaine Promthe se rvolte contre
lacruaut de Zeus et il donne lthomme le feu qui l'lvera au-dessus des
autres cratures. Sa rvolte, cependant, n'est pas pardonne car en se
rvoltant contre Zeus, il se rvolte contre l'ordre tabli. Condamn alors
un tourment ternel, il est clou son rocher o un aigle doit lui d
vorer le foie. Ce qui rend sa rvolte admirable c'est le fait qu'il l'a
commise consciemment, en sachant les consquences. Il accepte alors son
chtiment volontairement en le justifiant par sa foi en l'homme, qu'il gar
dera avec une obstination inpuisable. Seul dans son entreprise il se trou
(1) Ibid., p. 844_
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ve ahandonn non seulement par les autres divinits. mais aus$.i par l'honune
pour qui il subit ce supplice. Et pourtant, il ne dsespre pas:
Si nous devons nous res1gner vivre sans la beaut et la libert qu'elle signifie, le mythe de Promthe est un de ceux qui nous rappelleront que toute mutilation de l'homme ne peut @tre que provisoire. (1)
Nous arrivons ainsi au deuxime mythe important dont le titre
apparat dans une de ses tudes philosophiques: Le mythe de Sisyphe; le
nom du hros signifie "trs sage" .
Comme c'tait le cas avec Promthe, ie nom de Sisyphe apparat
dans plusieurs rcits mythologiques. Selon Homre il fut le plus sage et
le plus prudent des mortels. Tous les rcits, cependant, s'accordent le
mettre d~ns les Enfers o il est condamn rouler une grosse roche jus-
qu'au ~ommetd'une montagne. Aussitt qu'il y arrive, la roche descend
par son propre poids et il est oblig de la remonter sans un instant de
dtente.
Comment s'est-il inflig ce supplice? A la condition qu'Asopus
donnerait de l'eau la citadelle de Corinthe, il a rvl les secrets des
dieux --ce qui lui a valu d'@tre prcipit dans le Tartare. La ruse, ce
pendant", ne lui a pas manqu. En enchanant la Mort il l'a retenue jus
(l) Ibid., p .843.
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qu' ce que Mars. la dlivrt la pri.re de ?luton, qui voyait son royaume
devenir dsert puisque personne ne pouvait plus mourir. Celle~ci cependant
n'tait pas sa dernire dfaite. En trompant les dieux infernaux encore
une fois il est retourn la vie et ce n'est que des annes plus tard
qu'il fut ramen par Herms au royaume des morts' pour pousser ternelle
ment son rocher.
Comme la lgende d'Oedipe, le mythe dE~ Sisyphe a inspir deux
courants diffrents de rcits: les contes populaires, et l'expression
littraire. Le premier, qui date plutt d'avant. le XIXe sicle, parle de
diffrentes ruses employes pour enchaner ou emprisonner la mort eula
rendant ainsi inefficace. Dans le deuxime, Sisyphe devient le frre de
Promthe. Symbole de la condition humaine il reprsente dans son suppli
ce l'tre qui s'engage excuter une tche n'aboutissant rien.
Voxons maintenant ce que ce mythe signifiait pour Camus et comment
il l'a transform en accentuant davantage certains vnements. Pour Camus,
il y a trois lments qui font l'intrt du mythe: la rvlation des se
crets des dieux, son retour la vie et sa descente vers le rocher.
Rvler Asopus que c'tait Zeus qui lui avait enlev la fille,
en change de l'eau pour la citadelle et ses habitants, tait un acte de
courage et de gnrosit. Car en fait, il savait que personne ne peut
chapper la vengeance de Zeus:
-
- ~..J -
Aux foudres clestes, il pr:fra la bendic.... tion de l'eau. Il en fut puni dans. les en.... fers. (1)
Quant son retour la vie, il symbolise sa rvolte contre le
destin et la mort:
Son mpris des dieux sa haine de la mort et sa passion pour la vie, lui ont valu,c~ supplice indicible o tout l'tre s'emploie ne rien achever. (2)
Nous arrivons ainsi au troisime point du rcit qui fut pour Camus
une des bases de sa philosophie:
c'est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe mtintresse. Un visage qui peine si prs des pierres est dj pierre lui-mme! Je vois cet homme redescendre dtun pas lourd mais gal vers le tourment dont il ne connatra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi srement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. A chacun de ces instants, o il quitte les sommets et s'enfonce peu peu vers les tanires des dieux, il est superleur son destin. Il est plus fort que son rocher.
Si ce mythe est tragique, c'est que son hros est conscient . Sisyphe proltaire des dieux
(1) A. Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942, p. 162.
(2) Ibid.) p. 162
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iJnpuJs.sant et rvolt, connat.t toute l' ten'r"' due de sa mts.rable condition: c' es t elle qu'il pense pendant sa descente. La clair""" voyance qui devait faire son tourment consom~ me du m@me coup sa victoire. Il n'est pas de destin qui ne se surmonte. pas par le mprts. (1)
Qu'est-ce que le nom Sisyphe signifie donc pour Camus? Il signi
fie, comme Promthe, le sacrifice volontaire pour l'homme. En choisissant
l'eau, qui est la source de la vie pour toutes les cratures sur terre, il
se trouve aux enfers. Le dsespoir, cependant, ne convient pas son
caractre. Se laissant emporter par son amour pour la vie et par son mpris
pour la mort et la cruaut des dieux, il se rvolte sans jamais perdre sa
lucidit et sa clairvoyance. Comme Promthe, il est puni pour s'tre
dress contre l'ordre tabli. Et ce n'est que dans son supplice solitaire
qu'il se met en paix avec son destin en trouvant dans sa tche la seule
mesure de bonheur que le destin peut lui assigner:
Pour le reste, il se sait le matre de ses jours. A cet instant subtil o l'homme se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher, contemple cette suite d'actions sur le lieu qui devient son destin, cr par lui, uni sous le regard de sa mmoire et bientt scell par sa mort.
Mais Sisyphe enseigne la fidlit suprieure qui nie les dieux et soulve les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers dsormais sans matre ne lui parait ni strile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque clat minral de cette montagne
(1) Ibid .. , p. 163 ..
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pleine de nuit, lui seul, t'orme un monde. La lut.te elle~me vers les. sommets suffit remplir un coeur d'homme. Il faut imagi..... ner Sisyphe heureux. (1)
Le troisime mythe dans l'ordre de ceux que nous avons indiqus,
c'est l'histoire d'Oedipe dont les origines renontent la plus haute anti
quit. Produit spontan de l'imagination populaire, il s'est ajout la
lgende de l'antique Thba~de qui parle de la guerre des Sept Chefs contre
Thbes. Bien que les origines prcises de la lgende soient incertaines,
il parait que sa raison d'tre est p1ut8t dans l'ordre d'une explication
morale de faits aussi tranges que la rivali~ de deux frres pour le trne
dans la lgende thbaine.
Homre, Hsiode et bien d'autres potes piques avaient t tents
pa~ le cycle thbain. Ce qu'on a cependant aujourd'hui de ces oeuvres
considrables, ce ne sont que des fragments. Mais les potes piques ne
furent pas les seuls s'intresser l'histoire d'Oedipe. Comme la l
gende offrait par sa nature mme la possibilit de provoquer chez les
spectateurs la terreur et la piti elle fut adopte par trois grands' po
tes tragiques: Eschyle, Sophocle et Euripide. Inspirs par les malheurs
d'Oedipe et de sa famille ils ont enrichi la matire pique en introduisant
des faits nouveaux et en dveloppant la croyance la fatalit et
l'invitabilit de l'oracle de Delphes.
(1) Ibid., p. 166.
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Or, partir d'un my,the ~.olat,re p;t;jJnj.t:lf, la lgende d'Oedi,pe
traversa diffrentes tapes dans le monde grec et latin sans cesser de se
transformer et de s'enrichir. Examinons maintenant brivement ce qu'est
devenue la'lgende au Moyen Age. Sans jamais perdre son charme et son in
trt elle continue se perptuer travers tout le Moyen ge par deux
moyens diffrents. Le premier, c'est la tradition orale et ses contes
populaires qui donnent au mythe des formes multiples. Le deuxime, c'est
la tradition artistique ou littraire dont l'expression se trouve dans le
"Roman de Thbes" compos vers le milieu du XIIe sicle.
'Le Roman de Thbes fut le moule dans lequel la lgende se conserva pendant quatre sicles dans toute sa robuste vigueur, pour faire plus tard de nouveau piace la forme antique rajeunie par le gnie littraire de la Renaissance. (1)
L'auteur, cependant, de ce "roman" ne s'intresse pas conserver
lanot~6nexacte de la fatalit antique. Ce qu'il prsente c'est un conte
plein d'aventures mais dpouill entirement du merveilleux mythologique.
Ce qU'il conserve cependant presque intact c.e sont les traits principaux:
du' cont grec auxquels s'intresseront plus tard les potes de la Renais
sance dans leur tentative d'imiter et de rajeunir les modles antiques
de la tragdie grecque.
(1) Canstans, Lopold, "La lgende d'Oedipe tudie dans l'antiquit au Moyen ge et dans les temps modernes en particulier dans Le Roman de Thbes, Slatkine Reprints, Genve 1924, rim-, pression de l'dition de Paris, 1881, p. 131.
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Arrive a:tns:i:. la R,enai.&.sance la lgende d? Oedipe conna'tt encore
une fois l'admiration qu'elle mrite jusqu' l'avnement du XVIIe sicle
o elle retrouve sous la plume de Corneille et de Racine la forme la plus
approprie sa nature: la forme dramatique.
Qu'arrive-t-il maintenant a.la lgende entre la fin du XVIIe sicle
et le XXe sicle? En ce qui concerne le domaine littraire, elle ne connat
pas une grande transformation en tant qu'oeuvre classique jusqu' 1931
quand Gide compose son "Oedipe'~ qui est sa meilleure pice de thtre.
Ayant comme modle la tragdie de Sophocle il la suit pas pas en transpo
sant sa propre pense. Comme ce fut le cas de Promthe, Oedipe s'humanise
et se libre; en vainquant le Sphinx il dsasservit non seulement les Th
bains mais l'humanit entire. Quant au domaine de la psychanalyse, il
ouvre de nouvelles possibilits la lgende. Dans l'union incestueuse
d'Oedipe et de sa mre il trouve l'exemple par excellence d'un des plus
importants "complexes" de l'enfance que Freud a nomm le complexe d'Oedipe
(1) .
Mais revenons aux Grecs. Comme nous l'avons dj-mentionn, la
(1) Selon Freud chez tout enfant nat une pulsion oriente vers le gen1teur du sexe oppos; (par des raisons physiques etphysiologiques, les ples contraires s'attirent), par consquent, le parent se prsente l'enfant comme un rival. L'agressivit se dclnche ainsi que le dsir d'anantir son rival. Freud a remarqu que chez Sophocle cette volution psychique est clairement prsente quoique sous le camouflage du symbole. Oedipe tue son et pouse sa mre. Tout se passe en ralit au niveau du sous~conscient, mais, de l la nomination de complexe d'Oedipe ce conflit psycho-sexuel entre parent et enfanta
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lgende d'Oedipe a inspir plusi.ellr$~ granda potes tr.agiq,ues dont Sophocle
fut un. En elle il a trouv le thme qui a inspir trois de ses plus
belles tragdies: Oedipe-roi, Antigone et Oedipe Colone. Et il n'y
a pas de doute que c'est dans ces trois tragdies que Camus a trouv la
source de sa version. En modifiant encore une fois les mots, il change le
texte de Sophocle en faisant prononcer Oedipe le fameux '!Tout est bien"
au moment de la rvlation accablante. Ce faisant, non seulement il donne
la pense d'Oedipe un contenu plus positif, mais il accentue la lucidit
et la sagesse du hros ~qui fait du destin une affaire dthommes, qui doit
tre rgle entre les hommes" (1).
Au dbut, Oedipe diffre de Promthe et de Sisyphe par le fait
qu'il tombe dans le pige que lui a prpar son destin, sans le savoir.
A partir'du moment, cependant, o il sait la vrit et il s'arrache les
yeux, il devient leur frre:
Oedipe obit d'abord au destin sans le savoir. A partir du moment o il sait, sa tragdie commence. Mais dans le m@me instant, aveugle et dsespr, il reconnat que le seul lien qui le rattache- au monde, c'est la main frache d'une jeune fille. Une parole dmesure retentit alors: "Malgr tant d'preuves, mon age avanc et la grandeur de mon me me font juger que tout est bien". (2)
(l) A. Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942, p. 165.
(2) Ibid., p~ 164.
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N, alors, malgr l! Oracle de s.on meurtre et de aon inceste, :LI
devient le jouet d'un destin implacable e.t aosurde. A la suite des vne,
ments, sur lesquels il n'a aucun pouvoir, il devient conscient de sa situa
tion et il se rvolte en s'arrachant les yeux. Dans un monde sombre et
solitaire, dont le seul lien avec la vie et la lumire est la main de sa
fille, il surmonte la cruaut de son destin en prononant le "Tout est [;fen"
qui nous enseigne, comme l'ont fait Promthe enchatn sur son rocher et
Sisyphe redescendant vers sa pierre, que mme dans les situations les plus
dsesprantes "tout n'a pas t puis".
Le quatrime mythe qui a proccup l'auteur. c'est le mythe de Nm
sis. Selon Hsiode, elle tait la fille d'Erbe et de la Nuit qui resta
sur la terre et dans les Enfers pour veiller ce que les fautes soient
punies et'que les rgles imprescriptibles de la Justice soient excutes ...
Dans les traits de paix elle tait souvent invoque pour en assurer la
stricte observance. Elle maintenait la foi jure, recevait les voeux
secrets, vengeait l'infidlit des serments, consolait les amantes aban
donnes," rassurait les humbles et courbait les ttes des orgueilleux. Son
devoir tait de maintenir, avec l'aide de Furies, de l'ordre et del'harmo
nie dans la famille et la socit. En inspirant la crainte des remords et
des chtiments, elle faisait comprendre aux hommes les avantages de la
vertu et la paix d'une honnte conscience. Dans les illustrations de
Nm0sis on la voit d'habitude un doigt sur la bouche et tenant un frein ou
un aiguillon; ce qui indique qu'elle excitait surtout la discrtion, la
prudence et la modration dans la conduite.
-
- JO
Que a:ymbo1i~.e alors; Nms:J:.s pour Ca:rnus? COlllllle il 1>11..I:td:J:..que 1u:J:..-:"'
m@me dans ses Carnets, elle constt.tue la troi:>si~e ~tape de son enqu~te
philosophique sur le sens de la vie. Or, ce que nous avons constat, jus~
qu' prsent c'est que les hros mythiques qu'il a choisis sont tous veil
ls par la force d'une absurdit: Promthe par l'absurdit du pouvoir
destructif de Zeus, Sisyphe par l'absurdit de la mort et Oedipe par
l'absurdit du destin. La faon dont ils affrontent cette absurdit c'est
par la rvolte qui se ralise par un sacrifice volontaire et lucide et qui
se justifie par l'acceptation de leur condition, dans laquelle ils se trou
vent par leur propre choix. Quelle est donc la force qui les conduit
l'acceptation de leur condition, et les rend heureux dans leurs confins?
Selon Camus cette force est "symbolise par Nmsis, desse de la mesure,
fatale aux dmesurs" (1).
En acceptant ainsi les limites de leur condition, ils vitent la
tentation de la dmesure qui les conduirait la destruction finale:
vivre dans le blasphme, la rsignation et l'intransigeance, serait admet
tre leur chec dfinitif.
Nous arrivons finalement au cinquime mythe de la srie qui nous
occupe, le mythe d'Orphe. Si nous l'avons laiss pour la fin,
(1) A. Camus, Essais, "L'Homme rvolt", Bib1io. de la Pliade, NRF, Paris, Gallimard, 1965, p. 699.
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- 31
c'est parce que c'efit le. aenl lIlY.'th.e pa):'ll).:i.. ceux que nOUfJ ayons traits qui
apparait dans l'oeuvre de Camus implicitement. Bien que le mythe d'Orphe
n'apparaisse presque jamais ses rsonances se rpercutent d'une manire
multiple dans l'oeuvre notamment lorsqu'il s'agit de sentiments tels que
l'isolement, la solitude et la victoire de la cration sur la fatalit
ou l'absurde.
Comme ce fut le cas de Promthe, le mythe d'Orphe a subi plusieurs
transformations depuis sa naissance dans l'Antiquit. Malgr, cependant,
sa complexit certains lments du mythe se sont organiss et ont donn
naissance deux traditions principales. La premire tradition appartient
la priode classique et post-classique en Grce. D'aprs cette tradition,
que l'on classifie religieuse, Orphe a t le fondateur d'une religion
nomme l'Orphisme. C'est aussi un hros qui a eu l'audace et le courage de
d~scendre en Enfer et de le conqurir. La seconde, qui occupe une place
importante dans les pomes de Virgile et d'Ovide fait partie du domaine
littraire: elle dcrit la descente d'Orphe au Royaume des Morts et son
chec dans son effort de ramener Eurydice avec lui la vie.
Aprs avoir consult quelques tudes sur les diffrentes versions
du mythe nous avons remarqu que chaque gnration littraire a sa propre
conception de la tradition orphique. Pour cette raison il serait plus
simple de dire que l'volution orphique a connu plusieurs tapes diff
rentes. La premire serait celle de l'Antiquit dont nous avons dj par
l. La deuxime est celle du Moyen ge o l'on transforme librement l'ef
fort de l'Antiquit en utilisant surtout .comme sources les pomes de
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Virgile et d"Ovide, et ou l! on constate une concentx-at:L.on sur les vertus
morales et thologiques. A la Renaissance le personnage d'Orphe s~ d:ga
ge de ses transformations allgoriques et se diffuse largement travers
la posie, comme fondateur mythique de la posie et de la musique, comme
hros civilisateur victorieux de la barbarie, comme chantre capable de
capter l'harmonie universelle et de la traduire aux hommes en rythmes
(on disait "nomores lt ) qui ont la vertu de porter cette harmonie dans la
vie et "l'me des hommes. Orphe est donc l'archtype dont le chant poti...
que parle de l'harmonie cosmique que les philosophes et les hommes de
science essaient d'atteindre dans leurs propres disciplines. Quant la
quatrime, elle commencerait vers la fin du dix-neuvime sicle. Ce qui
marque cette tape n'est pas seulement la rapparition du mythe mais. plu
tt la signification qu'on lui attribue.
Sources d'allusion, d'allgories, d'exemples, des rcits tout faits, la mythologie antique l'avait toujours t. Mais l'on avait jamais encore, depuis la Renaissance du moins, dpouill l'Antiquit de son revgtement " l'antique" pour recueillir ses vieux mythes comme des sources de sagesse mystique d'une valeur comparable la sagesse chrtienne ( .. ): lever Orphe, Promthe, Herms, au rang de hros de l'humanit entire, et ramener le Christ au rang de hros mythique ( ) ce hros fut pour certains auteurs de la gnration de 1885 prophte inspir. En le vnrant, ces auteurs voyaient un rapport certain entre la sagesse antique et l'me moderne, dans l'unit de la civilisation occidentale. (1)
(1) E. Kushner, Le mythe d'Orphe dans la littrature franaise contemporaine, A thesis presented to the Faculty of Graduate Studies and Research, McGi11 University, 1961, p. lB.
http:concentx-at:L.on
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- JJ -
Puia la guerre de 1914 arrive en rrance et avec elle l1~ntluence
de Freud. Les interprtations .daliates s-e retirent pour donner leur pla'!'"'
ce des significations sombres: les descentes aux enfers du conscient et
de l'inconscient. Les potes chrtiens, cependant, n'acceptent pas ce pes
simisme. Sans pouvoir nier l'enfer ils savent au moins que l'tincelle
de la rsurrection ne s'teindra jamais. Quant au myth.e mme d'Orphe il
est devenu'dsormais Hun riche rservoir de symboles, que les crivains
utilisent soit pour exprimer leur idal esthtique et leur nostalgie de
la beaut, soit dans un sens psychologique, pour y projeter leur propre
situation" (1).
Quel sens donnerait Camus ce mythe? D'aprs son choix des per
sonnages mythiques jusqu' prsent, il est clair que passionn par le re
gard en arrire d'Orphe, il aurait t d'accord avec l'interprtation que
lui donne Eva Kushner dans son tude du mythe d'Orphe.
Au moment du regard, . il cherche se sai-' sir d'une certitude qui n'appartient qu'aux dieux, d'un absolu que les dieux eux-mmes lui dfendaient de violer; car les dieux, et spcialement les dieux infernaux, ne tol~ rent pas que l'on ravisse leurs secrets il enfreint, alors la dfense des dieux, commettant l'acte qui doit l'galer eux. (2)
(1) Ibid., p. 501.
(2) Ibid., p. 352.
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Anai., comme Promthe et S:f..srphe :f..1 $,erai.t puni. d! avoir es.say
d'atteindre aux privilges qui. appartiennent aux di.eux seuls.
Camus" cependant ne s'est intress explicitement ni aux aventures
d'Orphe aux Enfers, ni a son chec dans sa tentative de ramener Eurydice
au monde des vivants. Ce que l'on trouve dans son oeuvre c'est plutt
la signification du personnage d'Orphe en tant qu'archtype de la solitu
de, de la sparation (1), et de l'isolement physique et psychologique
qutaccompagnent tous ces hros. La seule. preuve que nous avons de l'associa
tian consciente que fait Camus entre le thme de la sparation des amants
et le mythe d'Orphe est dans ses Carnets IV.
Peste. uIl aimait se rveiller quatre heures du matin et l'imaginer alors. C'tait l'heure o il pouvait se saisir d'elle. A quatre heures du matin, on ne fait rien, on dort. 1l
Une troupe thtrale continue jouer: une pice sur Orphe et Eurydice. (2)
.Ces aspects du mythe, cependant, qui semblent occuper une place
privilgie dans son oeuvre ne sont pas les seuls considrer; il en
existe d'autres l'tat de rsonnances qui placent ce mythe au rang du
mythe de Promthe et de Sisyphe. Bien que ces aspects n'aient pas t
(1) Nous tudierons le thme de la sparation en dtail dans notre analyse de la Peste.
(2) A. Camus, Carnets IV, Paris, Gallimard, 1964, p. 115.
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-~-
mentionna dana notre tude du mrthe on ne peut paa les .ignoxer. Orphe,
comme Promthe et Sisyphe, a o~fert l'homme un don ~nest~aQle; la
cration potique. Malgr son dchirement aprs la perte de son amante,
il continue chanter. Rien ne peut arr@ter ce chant, pas m@me la mort.
Il potise alors son malheur et sa douleur en ajoutant ainsi la rvolte
obstine de Promthe et la clairvoyance de Sisyphe encore une image de
dfense contre l'aosurde, celle dont le lieu est la cration potique.
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- 36 -
Chapitre III
Le personnage mythique camusien
Ayant tudi les personnages mythiques qu'il emprunte la mytho
logie grecque ainsi que les transformations qU'ils subissent par son ima
gination, nous arrivons la dernire tape de notre tude des mythes
avant l'analyse des ouvrages. Or, ce qu'il nous reste considrer c'est
la question de savoir si l'union de ces cinq personnages lgendaires donne
naissance au personnage mythique de Camus.
Il est vident, dtaprs les comparaisons que nous avons faites et
les ressemblances que nous avons releves, que leur choix n'est pas arbi....
traire. Sans aucune exception, ou bien ils se ressemblent ou bien ils se
compltent.
Voici alors le personnage mythique composite qui se dgage de nos
dductions.
Au commencement il nous semble satisfait de la vie telle qu'elle
se prsente lui. Il refuse alors d'ouvrir les yeux sur la condition
humaine, jusqu'au moment o un vnement survient, malgr lui, et l'oblige
se rveiller. Ce qui le rveille c'est la force implacable de l'absur
de et du destin humain en gnral .. Touch par l'injustice de l'absurde
et guid par son amour et sa compassion pour l'homme, le hros se rvolte
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contre l'ordre des choses tel qU'il est impos. L'inaolence du rvolt,
cependant,lne peut pas @tre permise. Il est alors. condamn des tourments
ternels et irrversibles qU'il accepte pourtant sans se plaindre. Et
c'est par cette acceptation qU'il se surpasse en imposant des limites
sa rvolte:
Au midi de la pense, le rvolt refuse ainsi la divinit pour partager les lettres et le destin communs. (1)
Le rvolt alors, "sans prtendre tout rsoudre", donne au moins
un sens son sacrifice en faisant face sa situation avec une obstina
tion qui seule lui permet d'affirmer avec certitude que,-malgr les appa
rences, "tout est bien".
Finalement, dans toutes ses entreprises le personnage mythique
se trouve seul. Isol par son supplice il demeure solitaire et tranger aux
autres. Occup, cependant, par son effort continu de donner un sens
son tourment il ne dsespre pas car il sait qu'un jour les autres aussi
comprendront et en profiteront.
(1) A. Camus, Essais, Biblio. de la Pliade, NRF, Paris, Gallimard, 1965, p. 708.
-
DEUXIEME PARTIE
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L'analyse de "L'Etranger"
Nous commencerons notre tude analytique parl'Etrartger non seule
ment parce que c'est le premier dans l'ordre chronologique de quatre ouvra
ges dont nous traiterons, mais aussi parce que le merveilleux mythique y
joue un raIe beaucoup plus prcis et actif que dans les trois autres.
Meursault, homme diffrent des autres par son comportement et ses
sentiments, se trouve confront la premire preuve que lui prsentera la
socit: la mort de sa mre. Face la mort il demeure indiffrent car
en fait il trouve naturl qu'un jour on meure. Contrairement ce qu'on
attend 'd'un ho~e en deuil, il va la plage, il fait l'amour avec son
amie et il va voir un film comique. Impliqu par le hasard dans un rgle
lIami llment de comptes de son Raymond, il se retrouve seul la plage avec
le revolver de son ami dans la poche. Aprs une suite d'vnements qu'il
sera plus tard incapable d'expliquer, il tire sur l'Arabe et il le tue.
Dans la deuxime partie du roman on voit se dvelopper le procs de
Meursault. En refusant de se justifier et de mentir, Bon seulement en ce
qui concerne le meurtre, mais aussi son incapacit de pleurer sur la mort
de sa mre, il se trouve condamn mort.
"Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-tre hier, je ne sais pas.
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-40
( ) Ce n' est pa~ ma taute." (1)
Est-ce de sa faute qu'Orphe ait perdu Eurydice le jour de leurs
noces! Est.....ce de la faute d'Oedipe qufil soit n malgr l'oracle de son
destin meurtrier et incestueux! Menant une vie monotone et ennuyeuse sans
liens avec le pass ou l'avenir, Meursault existe comme par habitude. Ce
n'est pas de sa faute que sa mere soit morte mais cela une veut rien dire"
car quelque chose veille sur lui et sur ses actions. Dpouill de toute
mot.ion et tranger aux formalits et l'hypocrisie, il demeure vulnrable
aux deux forces qui dcident de son sort: le soleil dans la premire par
ti du roman et la socit dans la deuxime.
Commenons par la premire partie du roman. Comme nous l'avons
dj mentionn, une sorte de merveilleux mythique joue un rle trs actif,
et rarement dtect, dans le roman. Dou d'un pouvoir magique et surnatu
relc'est le soleil qui va contrler le destin de Meursault; c'est son t
moin, son. juge et son excuteur. Comme les dieux dans le mythe il demeure
cruel et indiffrent envers sa victime. Le jour de l'enterrement de la
mre de Meursault, "le soleil dbordant qui faisait tresaillir le paysage
le rendait inhumain et dprimant" (2), "l'clat du ciel tait insoutena
ble" (3).
(1) A. Camus, l'Etranger, Paris, Folio, Gallimard, 1957, p. 9.
(2) Ibid., p. 27
(3) Ibid.~ p. 29
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Le pouVQ-r q,u' 1-.1 exe;t;ce ~url1euJ:"sault ne dev:L.ent vident, cependant,
que le jour fatal du meurtre, j'tais mo:j:,t;t endopnt, par ce soleil"Il
(1)
Possd par le soleil ce n'est plus ~eursault qui agit mais le
soleil travers lui. '''Quant Raymond m'a donn son revolver, le soleil
a gliss dessus." (2)
La tte retentissante ( ) il m'tait pnible aussi de rester immobile sous la pluie aveuglante qui tomait du ciel. (3)
Toute cette chaleur s'appuyait sur moi et s'opposait mon avance. Et ~haque fois que je sentais mon grand souffle chaud sur mon visage, je serrais les dents, je fermais les poings dans les poches de mon pantalon, je me tendais tout entier pour triompher du so~ leil et de cette ivresse opaque qu'il me dversait. A chaque pe de lumire jaillie du sable, d'un coquillage blanchi ou d'un dbris de verre, mes mchoires se crispaient. (4)
Il essaie en vain de lui chapper car chaque effort qu'il fait
il perd sa dfense, Uje savais que c'tait stupide, que je ne me dbarasse
rais pas du soleil". (5)
(1) Ibid. , p. 85
(2) Ibid. , p. 90
(3) Ibid. , p. 91
(4) Ibid. , p. 92
(5) Ibid. , p. 94
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Il &, ',ag:J..t donc d' ut:t y);:l.tab,le combat h.ro~,'1.ue. En reconnai.~&ant que
c'est le mme soleil que le jour de l'et:tterrement ~eursault satt ~u'~l ne
pourrait plus @tre le mattre de ses actes;
c'es-t alors que taut a vacill ( ) Il m'a semBl que le ciel s'ouvrait sur toute son tendue pour laisser pleuvoir du feu. Cl)
Alors il se laisse vaincre par le soleil et il tire sur l'Arabe.
Se sentant dlivr du pouvoir crasant du soleil et devenant conscient de
son acte, il le complte comme si c'tait pour tre certain qu'il n'est
pas dlirant en tirant encore quatre fois sur "le corps inerte":
J'ai compris que j'avais dtruit l'quilibre du jour ( ) Alors j'ai tir encore quatre fois sur un corps inerte o les balles s'enfonaient sans qu'il y part. Et c'tait comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. (2)
A partir de cet instant commence le drame de Meursault. Aprs un
long emprisonnement, la date de son procs est fixe. Et c'est dans la
Cour, entour par le juge, les policiers, les magistrats et le public de la
Cour d'assises qu'il fera face la deuxime force qui dictera sa destine:
la socit.
(1) Ibid., p. 95
(2) Ibid., p. 95
http:h.ro~,'1.ue
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Comme dans la premire partie, tout se passe maIgre lui; il semble
que l'absurde qui rgne ait pris la place de la fatalit antique:
En quelque sorte, on avait l'air de traiter cette affaire en dehors de moi. Tout se droulait sans mon intervention. Mon sort se rglait sans qu'on prenne mon avis. (1)
Envahi par un sentiment d'tranget envers les autres il ne se d
fend pas. Certes, il y a des moments o il veut expliquer ce qui se passe
en lui, o il veut se justifier. Cette envie, cependant, le quitte vite
car il sait qu'on ne le comprendrait pas. Mentir serait sa seule issue,
mais il la refuse. Or, c'est par ce refus qu'il se rvolte et se surpasse,
dtruisant ainsi les rgles les plus "importantes" de la societe --l'hypo
crisie et le mnsonge. Condamn pour ne pas avoir pleur l'enterrement
de sa mre plutt que pour avoir tu l'Arabe, il reconnat qu'il un'avait
rien faire'avec une socit dont tf il "mconnaissait les rgles les plus
essentielles tr. (2)
Le hros du livre est condamn parce qu'il ne joue pas le jeu. En ce sens il est tranger la socit o il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie prive, solitaire, sensuelle . en quoi Meursault ne joue pas le jeu il refuse de mentir. Mentir, ce n'est pas seulement dire ce qui n'est pas. C'est aussi, c'est surtout dire plus que ce qui est, et en ce qui concerne le coeur humain, dire plus qu'on ne sent. C'est ce que nous faisons tous, tous les jours, pour simplifier la vie. Il dit ce
(1) Ibid., p. 151
(2) Ibid., p. 157.
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qu'il est, il refuse de masquer ses sentiments et aussit8t la socit se sent menace Loin qu'il soit priv de toute sensibilit, une passion profon,de, parce que tenace, 1 t anime, la passion de l'absolu et de la vrit . On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant dans l'Etranger l'histoire d'un homme qui, sans aucune attitude hro~que accepte de mourir pour la vrit. (1)
Tout cependant n'est pas perdu. Malgr l'indiffrence du monde
envers lui, il reconnat que la vie vaut la peine mme si le bonheur d'tre
en vie se limite sa forme la plus lmentaire qui est celle de l'accord
de l'homme avec la nature. Ce n'est qu'au moment de son treinte avec la
nature qu'il sent la paix ultime:
Des bruits de campag'ne montaient jusqu' moi. Les odeurs de nuit, de terre et de sel rafrachissaient mes tempes. La merveilleuse paix de cet t endormi entrait en moi comme une mare. (2)
Tout prs de la mort il sait qu'il pourrait "tout revivre" et
qu'il n'est plus le mme homme qui avait dit, quelques jours auparavant,
que ilIa vie ne vaut pas la peine d'tre vcue" (3). ' Dlivr de, toute
(1) A. Camus, Thtre rcits nouvelles, "Prface l'Edition Universitaire amricaine", Biblio. de la Pliade, N.R.F., Gallimard, 1962, p. 1928.
(2) A. Camus, l'Etranger, Paris, Folio, Gallimard, 1957, p. 185.
(3) Ibid., p. 173.
-
rancune envers le monde il veut faire de sa mort un do~ la socit pour
qu'elle serve d'exemple tout ceux qui se conforment sans jamais mettre
en question les valeurs qu'on leur impose.
Pour que tout soit consomm, pour que je me sente moins seul, il me restait souhaiter qu'il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon excution et qu'ils m'accueillent avec des cris de haine. (l)
Choisissant ainsi la haine de ceux pour qui il se sacrifie, il est
au moins certain que sa mort n'est pas en vain. Pourquoi choisit-il la
haine? Car ce n'est que par la raction ngative des autres qu'il peut
tre certain qu'il a touch quelque chose qu'ils ne veulent pas admettre,
que cela vaut la peine de se sacrifier, ne serait-ce que pour sauver l'in
tgtit et la dignit de l'homme. En justifiant ainsi sa mort, il se met
en paix avec son destin, comme l'ont fait Promthe, Oedipe et Sisyphe
avant. lt, par l'acceptation de leur supplice.
L'aventure de Meursault est celle d'un tre diffrent des autres.
Malgr son existence de quasi-automate, contrle par l'habitude et des
penses insignifiantes, il diffre des autres tres par ses sentiments.
(1) ~, p. 186.
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Rien ne peut le toucherjni la mort de sa mre, ni l'amour de Marie, ni
l'amiti de Raymond. Il mne ainsi une vie solitaire sans but et sans
ambition. Comme entour dT un mur invisible, il n' e.st vraiment accessible
personne. Or, toute communication avec les autres est ou bien rduite
au sensuel, comme c'est le cas de ses rapports avec Marie, ou bien elle est
artificielle. Cette barrire, cependant, qui l'isole des autres n'est
pas de sa cration. On sent qu'il voudrait atteindre autrui, qu'il vou
drait expliquer qu'il n'est pas diffrent:
Il ne me comprenait pas et il m'en voulait un peu. J'avais le dsir de lui affirmer que j'tait comme tout le monde. (1)
Cet tat d'isolation et d'tranget devient plus intense quand on
considre de prs l'influence qu'ont sur lui le temps et l'espace. Ds
le dbut du roman nous avons l'impression que la vie de Meursault nous est
prsente comme dans un reportage. Dans le style de Camus le temps et
l'espace mythiques assument une tonalit neutre, mcanise, propre au monde
moderne. Ce que fait Meursault et ce qu'il entend faire demeure sans im
portance. Tout se limite exclusivement au moment actuel. Ses actes
s'accumulent sans aucun relief, sans mditation et sans rflexion rca
pitulative qui trahisse la conscience de la dure.
J'avais bien lu qu'on finissait par perdre la notion du temps en prison Je n'avais pas compris quel point les jours pouvaient
(1) Ibid., p. 103
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- 47
tre la fois longs et courts Les mots hier ou demain taient les seuls qui gardaient un sens pour moi. Lorsqu'un jour le gardien m'a dit que j'tais' l depuis cinq mois, je l'ai cru, mais je ne l'ai pas compris .. Pour moi, cttait sans cesse le mme jour qui dferlait dans ma cellule et la mme tche que je poursuivais. (1)
Ce manque de rfrence au pass et d'anticipation de l'avenir
nous donne l'impression que tout se passe en un seul instant. Dans son
isolement l'instant prend aussi ses propres dimensions pour pouvoir accen~
tuer les sentiments du personnage ainsi que l'impossibilit de toute issue.
Ce raIe symbolique du temps est interprt d'une manire extrmement effi
cace par le soleil qui semble poursuivre Neursault depuis le dbut du
rcit: "c'tait le mme soleil que le jour o j'avais enterre mamantl (2).
Dans son rayonnement le plus intense il devient une force des
tructrice symbolisant la violence et la mort. Comme dans le mythe, il
acquiert des pouvoirs surnaturels donnant ainsi l'impression que les forces
naturelles participent au mal et mme le prcipitent.
Comme son cours ne s'interrompt jamais, de la mme manire tout ce
qu'il claire reste inchang. En se transformant en tmoin universel il
a le pouvoir de suspendre le temps sans avoir distinguer entre le prsen4
le pass ou l'avenir. Ainsi, quand Meursault se trouve seul dans la plage
(1) Ibid., p. 125.
(2) Ibid . P. 94
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il a l'impression que le temps s'est arr@t: "C'tait le m@me soleil, la
mme lumire sur le mme sable qui se prolongeait ici. Il 1 avait dj
deux heures qu'elle avait' jet l'ancre dans un ocan de mtal bouillant"
(1)
Or, cet tat d'inertie temporelle est accompagne par un espace
limit o se passe l'action. Les bornes de cet esp~ce sont dtermines ou
bien par le soleil quand il est dehors ou bien par des murs quand il est
dedans: "Le ciel tait dj plein de soleil. Il commenait peser sur
moi" (2). "Le soleil tait maintenant crasant" (3). "Toute cette cha
leur s'appuyait sur moi" (4). "Le bruit des voix qui rebondissaient con
tre.lesgrands murs me causrent une sorte d'tourdissement" (5).
Ds la seconde o elle avait t prise (la sentence) ses effets devenaient aussi certains, aussi srieux, que la prsence de ce mur tout le long duquel j'crasais mon corps. (6)
Coinc ainsi par le soleil et les murs il lui devient impossible
d'chapper son destin qui ne cesse de l'craser. Cet tat d'emprisonne
(1) Ibid. , p. 93.
(2) Ibid. , p. 26.
(3) Ibid. , p. 89
(4) Ibid. , p. 92
(5) . Ibid., p. 115
(6) Ibid. , p. 167
-
- 49 .
ment, cependant, ne le ds.eapre paa.. Comme Sisyphe, il s' habi.tue sa
situation et il l'accepte:
J'ai souvent pens alors que si l'on m'avait fait vlvredans un tronc d'arbre sec, sans autre occupation que de regarder la fleur du ciel au-dessus de ma tte, je m'y serais peu peu habitue. J'aurais attendu des passages d'oiseaux ou des rencontres de nuages. (1)
Dans notre analyse nous avons essay de tracer l'aventure de
Heursault pour qu'on puisse finalement montrer comment il est "hros mythi
que camusien". Menant une vie ordinaire, contrle par l'habitude,. il
mourrait inaperu si le destin ne dcidait d'intervenir. C'est un homme
passif qui ne pose pas de questions et qui accepte sa vie sans aucune
angoisse mtaphysique. Ce n'est qu'aux derniers moments de sa vie qu'il
s'lve un niveau mythique d'existence et que sa mtamorphose se ralise.
'En proie son destin cruel il se rend compte que la vie ne se rduit pas
simplement une anticipation inconsciente de la mort. Dans sa solitude
physique et psychologique, pour la premire fois de sa vie il apprcie le
fait qu'il est vivant. Mais il est trop tard; changer le pass lui est
impossible; organiser l'avenir serait illusoire. Ce qui lui reste c'est
le prsent dont le champ est limite comme il l'est pour Sisyphe. Et
pourtant il ne dsespre pas. Le "tout est bien" d'Oedipe a pour quiva
lent chez Meursault son espoir qu'il y aurait beaucoup de gens le jour de
(1) Ibid., p. 120
-
son excution pour l'accueill:f:r "avec des cris de haine". Si sa vie a t
banale il veut que sa mort devienne exemplaire; elle acquiert ainsi les
dimensions du paragigme mythique. Sans en vouloir personne il veut
qu'on apprenne que se conformer l'hypocrisie et au mensonge serait trahir
les valeurs les plus lmentaires sur lesquelles se base toute civilisa
tion. Or, provoquer la haine de ceux qui l'entourent serait encore une
fois la certitude qu'au fond, mme s'ils ne veulent pas l'admettre, ils
savent qU'il a raison. Et c'est dans cette opposition obstine vis--vis
la socit qu'il s'lve au-dessus de l'existence banale pour devenir le
hros mythique.
-
Chapitre II
Anal:yse de "Caligula"
Ds la premire lecture de cette pice nous nous sentons boule
verss. Des sentiments m@ls nous saisissent. Est-il possible de ne pas
ha~r Caligula? Pourquoi eprouvons-nous une sympathie, que nous n'osons
pas admettre nous-mne, pour ce monstre? Et comment se fait-il que
malgr le soulagement qu'on ressent sa mort, nous ne sommes pas tout
fait indiffrents?
Caligula est un jeune empereur de Rome qui malgr son rang demeu
rait un artiste et un idaliste. Puis un jour tout a change; Drusilla,
sa soeur-amante, est morte. Pris par le chagrin de voir l'tre qu'il
avait'tant aim glisser entre ses doigts il a quitt le palais sans rien
dire personne. Aprs avoir err pendant trois jours et trois nuits dans
la fort il est retourn au palais puis par la fatigue et l'insomnie.
'4
L'empereur, cependant, qui avait quitt le palais trois jours au
paravant avait disparu jamais. A sa place il y avait un autre Caligula
tout chang et tranger tous ceux qui l'avaient connu. Sans aucune ex
plication envers personne, sauf Hlicon, il donne le premier ordre qui
o~vrira la porte son rgne tyrannique.
Nous allons bouleverser l'conomie politique en deux temps~ . tous les patriciens, toutes les per~ sonnes de l'Empire qui disposent de quelque
_ t:::1 _
-
- 52
fortune ~.,...pet:J:.te ou grande, cl est exactement la [email protected]~ -chose,....,... do~yent oligatoi.rement d$h.~ riter leurs. enfants et res.ter $;ur l'heure en faveur de l'Etat A raison de nos oesoins, nous ferons mourir ces personnages dans l'ordre d'une liste tablie arbitrairement . - (1)
Quoi de plus illogique que cet ordre? Ceci, cependant, n'est que
le commencement. Pendant trois ans il ridiculisera les. patriciens, il
torturera ses serviteurs, il humiliera ses amis les trompant avec leurs
femmes dans leurs maisons et il tuera m@me ses meilleurs amis. En cher
chant la lune, il veut bouleverser l'ordre de l'univers:
Je veux m@ler le ciel la mer, confondre laideur et beaut, faire jaillir le rire de la souffrance. (2)
Rien ne l'arrte, ni la philosophie et la sagesse de Cherea, ni
l'amiti de Scipion, ni l'amour de Caesonia, ni mme l'avertissement de
Hlicon en ce qui concerne le complot qu'on fait contre sa vie. Il pour-
suit sa tentative avec obstination jusqu'au moment o il meurt sous les
coups des assassins en leur criant: "Je suis encore vivant!" (3)
(1) A. Camus, Caligula, Gallimard, 1958, p. 30
(2) Ibid., p. 41
(3) Ibid., p. 155
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Au dbut de la pi~ce Ca~igu1a nous est pr~ent comme un empereur
parfait qui n'avait jamala caus d' i.nqu:j:tude personne
.'tout allait trop bien. Cet empereur tait parfait. (1)
Puis soudain la mort imprvue de Drusill vient changer sa vie.
Comme Meursault, il n'exerce aucun pouvoir sur les tours du destin.
Notez bien, dit Hlicon, le malheur c'est comme le mariage. On croit qu'on choisit et puis on est choisi. C'est comme a, on n'y peut rien. Notre Caligula est malheureux, mais il ne sait peut-@tre m@me pourquoi! (2)
Boulevers par l'injustice et l'absurdit de cette mort c'est comme
s'il se rveillait d'un long sommeil. Pour la premiere fois de sa vie il
se rend compt ,de la cruaut du destin humain.
Cette mort n'est rien, je te le jure elle est seulement le signe d'une vrit qui me rend la lune ncessaire. C'est une vrit toute simple et toute claire, un peu bte mais difficile dcouvrir et lourde porter ..
Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux. (3)
(1) Ibid., p. 19
(2) Ibid . ,p. 20
(3) Ibid., p. 27
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Dan&. un pre.Illi.er effort, il s! o~:L.ente alors.. vers.. une volont de.
puissance qui lui rendrai.t le lionheur impossihle. D,got par la lai.deur,
la sottise, le mensonge et l' aS'servis:sement aux conventions qui rgnent
en ce monde, il cherche le bonheur ailleurs.
Simplement, je me suis senti tout d'un 'coup un besoin d'impossible. Les choses telles qu'elles sont, ne me semblent pas satisfaisantes
Mais je ne le savais pas auparavant Ce monde tel qu'il est fait, n'est pas supportable. J'ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l'immortalit, de quelque chose qui soit dment peut-@tre mais qui ne soit pas de ce monde. (1)
Il dnonce alors l'absurde en essayant de le remplacer par l'af
firmation de son pouvoir et de sa libert absolus. Se dressant donc contre
les dieux, il leur emprunte leur arbitraire et leur libert:
On est toujours libres aux dpens de quelqu'un. (2)
Or, comme les dieux sont libres aux dpens de l'homme, Caligula
devient libre aux dpens de son peuple.
La seule faon de prouver l'homme que les dieux lui doivent leur
existence et leur pouvoir c'est en essayant de les galer.
(1) Ibid., p. 26 (2) Ibid., p. 68
http:pre.Illi.er
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- 55
J.' at. prouv il ces di.eux illusoixes. 'lu' un homme,. s'il en a la volont, peut exercer, sans apprentiS:9age, leur mtier ridicule
J'ai simplement compris qu'il n'y a qu'une faon de s'galer aux di.eux: :lI suf.... fit d'@tre aussi cruel qu'eux. (1)
Par son mpris des Dieux, ainsi que par la rvlation de leurs
secrets il devient le frre de Fromthe et de Sisyphe.
Mais qu'est-ce qui constitue l'ardeur de sa rvolte? C'est son
amour pour l'honnne et son "respect pour la vie humaine". Par la cruaut
et le meurtre sadique il veut changer la condition humaine en arrachant
aux hommes toutes les illusions qui donnent un sens la vie. Pour
que .l'humanit puisse progresser il se sacrifie en prenant sur lui la haine
du monde.
"Sais-tu combien de guerres j'ai refuses?" demandet-il Scipion, "trois parce que je respecte la vie humaine". (2)
Ce discours de Caligula peut nous paratre draIe et moqueur. Et
(1) Ibid., p. 98
(2) Ibid., p. 100
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pourtant, il ne l' e~t .pa$,.. COlllhi.en de. vie~ ne se sont pas perdue& pendant
les guerres pour des rAisons: atls.urdea et di.f1;i.ct.1el";\ comprendre. A q,ut
la faute et pourquoi tant de vies innocentes doivent~elles prir? Est-ce
la faute des politiciens'? Est.....ce la faute des circonstances? Est-ce la
faute du destin qui a plac tel homme au lieu d'un autre en proie d'une
balle ennemie? Et qui dcide de ceux qui doivent mourir et qui doivent
vivre? Autant de questions auxquelles on ne peut pas rpondre. N'est-il
pas plus rconfortant de blmer pour nos malheurs une personne de chair et
d'os et de savoir qu'on a le choix de l'accepter tel qu'elle est ou de la
dtruire?
On ne comprend pas le destin, dit-il Scipion, et c'est pourquoi je me suis fait destin. Jtai pris le visage bte et incomprhensible des dieux. (1)
A cette tentation de se diviniser dans une libert absolue s'oppo-
sent deux choses: la socit et la mesure.
Commenons d'abord par la socit. En essayant de "bouleverser l'
conomie politique", ainsi que les rgles de la morale, il menace la des
truction des normes sur lesquelles se base la civilisation humaine.
les bases de notre socit son branles, dit le premier Patricien, La famille tremble, le respect du travail se perd, la patrie tout entire est livre au blasphme. (2)
(1) Ibid., p. 101
(2) ~,p. 55
http:COlllhi.en
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Comme l1eursault, :t.l devient un lment des.tructeur et tr~nge
qui. l'on ne peut pas permettre d'exister, slnon on l'taque l'croulement
des valeurs sociales et la catastrophe dfinitive.
La plupart des hommes sont comme moi, lui explique Cherea. Ils sont incapables de vivre dans un univers o la pense la plus bizarre peut en une seconde entrer dans la ralit
Tu est gnant pour tous. Il est naturel que tu disparaisses. (1)
Dans sa passion dmesure pour le bonheur et la libert absolue,
Caligula se heurte la deuxime force qui s'oppose lui, la mesure.
Voulant pousser sa rvolte jusqu'au bout, il va jusqu' dtruire l'ordre
irrductible de l'univers naturel. A cette dmesure frntique s'oppose
encore une fois Cherea, qui est la voix de la raison et de la mesure, qui
ch~rche. le bonheur et la scurit dans le possible.
Je suis comme tout le monde. Pour m'en sentir libr, je souhaite parfois la mort de ceux que j'aime, je convoite des femmes que les lois de la famille ou de l'amiti m'interdissent de convoiter. Pour tre logique, je devais alors tuer ou possder. Mais je juge que ces ides n'ont pas d'importance. Si.'tout le monde se mlait de les raliser nous ne pourrions ni vivre ni ~t~e heureux . (2)
(1) Ibid., p. 112
(2) Ibid., p. 113
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Cette rvolte, cependant, do~t @tre chitie, cQllll1le l'ont t
d'ailleurs: celles: de PrOlllth.e, de S:t.syphe et d' Oedi.pe. Ce qu' :t.1 nous
reste savoir c'est s' i.l a russi. ou pas. Certes, :t.l n'a pas atteint
l'impossible; la lune ne lui appartient pas; l'homme va continuer mourir
sans savoir pourquoi.; et les contradictions ne vont pas disparattre.
Et pourtant, il est difficile de conclure que Caligula a chou; sa mort
n'est pas en vain. Guid par la ncessit de vivre selon les consquences
de l'absurde, il a essay, en demeurant toujours "pur dans le mal", d'aider
l'homme dcouvrir lui-mme l'absurde. Et cela il l'a russi avec
Cherea et avec Scipion. Quand Cherea demande Scipion de l'aider assas
siner Caligula, il rpond:
Mais je ne puis tre contre lui. Si je le tuais, mon coeur du moins serait avec lui.
quelque chose en moi lui ressemble pourtant. La mme flamme nous brle le coeur .
je souffre aussi de ce qu'il souffre. Mon malheur est de tout comprendre.
plus personne pour moi n'aura jamais raison!
il m'a appris tout exiger. (1)
En refusant ainsi d'assassiner Caligula, il devient l'homme dont
parle Promthe dans sa reponse l'interrogation du sicle.
S'il est donc vrai que. le salut est dans nos mains, l'interrogation du sicle je rpondrai
(1) Ibid., pp. 122-123
http:PrOlllth.e
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Qui., cause de cette xorce r.flch:i.e et de ce courage rens.e:J:gn que je senq touj oura dans quelques hommes que je "connais Les hommes dont je parle sont eux aussi. le$ fils de la justice. Eux aussi souffrent du malheur de tous, e~ connaissance de cause. (1)
Quant sa victoire dfinitive, elle est dans sa mort. Bien que son
miroir s'obstine jusqu'ae bout lui renvoyer un "visage d'homme en lui
prouvant qu'il n'est pas parvenu devenir un dieu, il est consol quand
les assassins le frappent. Car c'est dans leurs coups qu'il trouve la paix
ultime qui est de savoir qu'ils se sont rvolts contre l'absurde. D'ailleurs,
dans son entretien avec Cherea au sujet du complot contre sa vie il lui
dit,
'Cherea, poursuis jusqu'au bout le magnifique raisonnement que tu m'as tenu. Ton empereur attend son repos. C'est sa manire lui de vivre et d'tre heureux. (2)
Est-il fou, ou est-il un gnie au courage extraordinaire? Peut-on choisir
l'un en excluant l'autre? Ce sont des questions que l'on se pose la fin
de la pice. Ce qu ' il nous reste savoir c'est si la folie n'est'pas une
condition pralable au courage extraordinaire. Etre courageux dans les li-
mites de la raison n'est pas difficile. Du moment, cependant, o l'on nie
les limites et o on les dpasse, on sort de l'ordinaire. 'Et c'est exacte
(1) A. Camus, ~ssais, "L'Et; Promthe aux Enfers", Biblio. de la Pliade, NRF, Paris, Gallimard, 1965, p. 843.
(2) A. Camus, Caligula, Paris, Gallimard, p. 117.
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ment ce que fat.tCa1:igula. En o;f.,ant le~ 1i;m.i;tes' :J.Jnposes par la raL,$.Qo, et
en exerant un pouvoir aosolu et dmesur sans. jamais: perdre sa luc1.,dit,
il se place au-dessus des hommes. Devenant lui~m@me la contradiction
qu'il veut dtruire, il n'est accessible ~ personne. Car, @tre lucide
dans la draison dpasse la comprhension des honnnes. Combien de fois
n'prouve-t-il pas le besoin d'expliquer ses actes pour que les autres
aussi comprennent? Mais en vain; mgme ceux qui l'aiment ne parviennent pas
le comprendre.
si du moins, au lieu de cette solitude empoisonne des prsenes qui est la mienne, je pouvais gofite'r la vraie, le silence et le tremblement d'un arbre. (1)
La solitude qu 1il trouve dans l'incomprhension des autres lui est
insupportable. Comme Meursault, il prouve une nostalgie orphique pour
la simplicit, la beaut, et la paix de la nature. Mieux vaut vivre seul
dans la nature sans aucun souci que de vouloir dlivrer les gens qui ne
font aucun effort pour s'aider et pour chapper l'absurde.
Examinons maintenant le rle symbolique du temps et de l'espace dans
la pice. Ds le commencement de la pice nous avons l'impression que le
temps est arrt et que le drame clate ce moment exact:
(1) Ibid., p. 86
http:raL,$.Qo
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"Toujours rien...Ri.en le matin, ri.en le saix 1\:ten depu:L.s troi.$. j ours Ir. (1)
Trois ans plus tard, l'immooil:tt du temp~ continue; rien ne change.
Il insulte notre dignit .Depuis trois ans.
Il me ridiculise! A mort . Depuis trois ans.
Il nous dit que la course est bonne pour la sant .Depuis trois ans.
c'est un lache .Un cynique ..Un comdien C'est un impuissant ..Depuis trois ans. (2)
Malgr toutes rfrences au pass, nous avons toujours l'impression
que tout se passe en un seul instant. Que symbolise cette suspension de
la dure? Elle symbolise la continuation de la fatalit inluctable du
pass dans le prsent ainsi que l'impossibilit de s'en dbarasser dans
l'avenir.
s la mort de Drusilla et sa dcouverte de l'absurde, Caligula se rend
. compte que seuls sont libres ceux qui reconnaissent que le monde est sans
importance et qui essaient de rsoudre l'nigme de la mort. Par contre,
ceux qui ne sont pas libres sont coupables car en vitant de faire face
la ralit, ils vivent dans les illusions. Ce qui constitue alors la
(1) Ibid., p. 15
(2) Ibid., p. 49-51
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fatali.t du pas$.. c'est l7h~X'?d:j..t~ de notX'e cQnd:j:..t:i.onlu..til}a:Lne et, par cono::"
squent, de notre culpao.ilit. 'Malgr l'effort dsespr que fait Caligula
pour combattre l'absurde, atteindre l'impossible et empcher que les hommes
ne meurent, il choue. Rien ne peut dbarasser l'homme de sa condition.
Hlicon ne viendra pas (pour lui apporter la lune): nous serons coupables jamais! Cette nuit est lourde comme la douleur humaine (1)
Quant l'espace, il acquiert les m@mes dimens.ions implacables du
temps. Presque toute l'action de la pice se passe au palais. de Caligula
dans lequel nn n'entre qu'avec permission et duquel on ne sort qu'avec
prcaution, car prendre le mauvais couloir peut tre mortel:
Une seconde (dit Caligula aux patriciens). En sortant prenez le couloir de gauche. Dans celui de droite, jtai post des gardes pour vous assassiner. (2)
. Prenant ainsi des dimensions mythiques, il reprsente l'isolement
physique et psychologique du personnage qui une fois sur la scne, se trou
vedans une solitude absolue, spar ~our toujours du reste du monde. Dans
cet espace limit, il est priv non seulement de tout rapport avec la com
munaut humaine mais aussi de toute possibilit d'avoir des instants de
(1) Ibid., p. 154
(2) Ibid~, p. 96
http:fatali.t
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retrait, de repoa ou de md!.tat:J...on.
Arrivs ai.ns.i la fin de notre analyse de la pi.ce, nous pouvons.
affirmer, sans aucun doute, que Caligula, connue Meursault, reste fidle
au schma du personnage mythique de Camus.
Menant une vie sans autre souci que d'gtre un empereur parfait, il
s'veille, malgr lui, la triste ralit de la condition humaine: "Les
hommes meurent et ils ne sont pas heureux".
Emport par son amour pour l'homme, sa passion pour la vie et son
mpris des dieux, il se rvolte. Se sentant touff par l'absurdit de la
mort et l'insuffisance de son pouvoir de changer "l'ordre des choses", il
pousse jusqu' la dmesure sa libert absolue.
,' de quoi me sert ce pouvoir si tonnant si je ne puis changer l'ordre des choses, si je ne puis faire que le soleil se couche l'est, que la souffrance dcroisse et que les tres