nicholas sparks - eklablogekladata.com/crubccvdkmedygboledkyceya7y/chemins... · du mÊme auteur...

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  • NICHOLASSPARKS

    CHEMINSCROISÉS

    Traduitdel’anglais(États-Unis)parSylvieDelCotto

  • DUMÊMEAUTEURCHEZLEMÊMEÉDITEUR

    Unchoix,2009LaDernièreChanson,2010LePorte-bonheur,2011Unhavredepaix,2012

    Unesecondechance,2013

  • PourMiles,Ryan,Landon,

    LexieetSavannah.

  • 1

    Débutfévrier2011Ira

    Parfois,jemedisquejesuisledernierdemonespèce.Jem’appelle Ira Levinson. Je viens du Sud, je suis juif, etmalgré les insultes occasionnelles, j’ai

    toujours été fier demes origines. Je suis aussi unvieil homme. Je suis né en 1920, l’annéeoù l’on ainterditl’alcooletaccordéledroitdevoteauxfemmes,sibienquejemesuissouventdemandésicelaavaitinfluencélecoursdemavie.Aprèstout,commejen’aijamaisaiméboireetquemonépouseafaitlaqueuepouraccordersavoixàRooseveltdèsqu’elleaeul’âgerequis,ilestfaciled’imaginerquemonannéedenaissanceaitdictétoutelasuite.Cette idéeauraitamusémonpère.C’étaitunhommedeprincipes.«Ira, l’entendais-jediredansma

    jeunesse,quandjetravaillaisavecluiàlamercerie,jevaistedirecequetunedoisjamaisfaire».Puisil parlait de ce qu’il intitulait ses « règles de vie. » J’ai grandi au son de ses codes de conduite quiportaient sur à peu près tout. Certains avertissements étaient d’ordre moral, enracinés dans lesenseignementsduTalmud;probablementceuxquelaplupartdesparentsrépétaientàleursenfants.J’aiapprisànejamaismentir,tricherouvoler,parexemple,maismonpère–unjuifàtempspartiel,commeilaimaitàsedéfiniralors–avaitplutôtlesenspratique.«Nesorspassouslapluiesanschapeau,medisait-il.Netouchejamaisaubrûleurdelacuisinière,aucasoùilseraitencorechaud.»Ilmeconseillaitdenepascomptermonargentenpublic,nid’acheterdebijouxàlasauvette,mêmesic’étaitaprioriunebonne affaire. Sesne fais jamais ceci ou cela s’accumulaient à l’infini,mais en dépit de leur naturealéatoire, j’ai fini par tous les suivre, peut-être pour éviter de le décevoir. Depuis toujours, sa voixm’accompagnepartoutoùjevais,surleplusbeaudetousleschemins:celuiquel’onnommelavie.Delamêmefaçon,ilmedisaitsouventcequejedevaisfaire.S’ilprônaitl’honnêtetéetladroitureen

    toutecirconstance,ilmerecommandaitégalementdetenirlaporteauxfemmesetauxenfants,d’avoirunepoignéedemainferme,demesouvenirdunomdechaquepersonneetdedonnerauclientunpeuplusquecequ’ilattendait.Sesrègles,ai-jefiniparcomprendre,étaientnonseulementlabased’unephilosophiequiluiaététrèsutile,maisellesendisaientlongsurl’hommequ’ilétait.Puisqu’ilcroyaitenl’intégrité,monpèrepensaitqu’ilenétaitdemêmepourlesautres.Ilavaitfoienlabienséanceetsupposaitquetoutlemondeétaitcommelui.Ilétaitconvaincuquelaplupartdesgens,sionleurlaisselechoix,préfèrentce qui est juste,même quand c’est difficile et que le bien triomphe presque toujours dumal.Mais iln’étaitpasnaïfpourautant.«Faisconfianceauxautres,medisait-il, tantqu’ilsnetedonnerontpasderaisondeteméfier.Etnebaissejamaislesbras.»Plusquequiconque,monpèreafaçonnél’hommequejesuis.Par la suite, la guerre le changea. Plus précisément, l’Holocauste le changea. Pas son intellect,

  • puisqu’ilpouvaitremplirlagrilledesmotscroisésduNewYorkTimesenmoinsdedixminutes,maissonregard sur le genre humain. Il devint différent, car lemonde qu’il pensait connaître lui parut soudainabsurde.Ilapprochaitalorsdelasoixantaine,etaprèsm’avoirproposédedevenirsonassocié,ilpassamoins de temps au magasin. À la place, il préféra devenir juif à plein temps. Il se mit à allerrégulièrement à la synagogueavecmamère–dont jeparlerai plus loin– et à soutenir financièrementplusieurscausesjuives.Ilnevoulaitplustravaillerpendantleshabbat.Ils’intéressaàtoutcequiavaittraità lacréationde l’Étatd’Israël,ainsiqu’à laguerre israélo-arabequiendécoula,etdécidadeserendre à Jérusalem aumoins une fois l’an, comme s’il cherchait quelque chose dont il avait toujoursignorél’importance.Plusilvieillissait,plussesvoyagesàl’étrangerm’inquiétaient.Maisilm’assuraitqu’ilétaitcapabledes’occuperdelui-même,cequifutlongtempslecas.Malgrélesannées,sonespritneperditriendesavivacité;soncorps,malheureusement,futmoinsrésistant.Ileutunecrisecardiaqueàquatre-vingt-dix ans, et bien qu’il s’en fût remis, l’attaque qu’il subit sept mois plus tard affaiblitgrandementsoncôtédroit.Mêmeaprèscela, il tintencoreàsedébrouiller seul.Bienqu’ileûtbesoind’undéambulateurpourmarcher,ilrefusadepartirenmaisonderetraiteetcontinuadeconduire,mêmesijelesuppliaisd’yrenoncer.–C’estdangereux,luidisais-je,n’obtenantgénéralementqu’unhaussementd’épaules.–Commentveux-tuque jefasse? luiarrivait-ilderépondre.Commentveux-tuque j’aille fairemes

    coursessansvoiture?Finalement,monpèremourutunmoisavantlejourdeses101ansavec,àcôtéluisurlatabledenuit,

    sonpermisdeconduirerangédanssonportefeuilleetunegrilledemotscroisésremplie.Savieavaitétélongue, riche, et ces derniers temps je me surprends souvent à penser à lui. J’imagine que c’estcompréhensible,puisquejemarchesursestracesdepuisledébut.Touslesmatins,enouvrantlaboutique,commedansmafaçondetraiterlesclientsdurantlajournée,ses«règlesdevie»m’onthabité.Jemesuissouvenudunomdetouslesclients,jeleuraidonnéplusquecequ’ilsattendaient,etdetoutemaviejen’aijamaisoubliédeprendremonchapeauquandlecielétaitmenaçant.Commemonpère,j’aieuunecrisecardiaqueetjemesersd’undéambulateur,etsijen’aijamaisaimélesmotscroisés,j’aitoujoursl’espritaussivif.Etcommemonpère,jesuistropentêtépouravoirrenoncéàconduire.Aveclerecul,c’étaitprobablementuneerreur.Sij’avaisarrêté,jenemetrouveraispasdanscettesituationdélicate:àl’écartde lanationale,mavoitureàmoitiéenfoncéedansun talusescarpé, lecapotembouticontreunarbre.Etjenerêveraispasd’uneThermosdecafé,d’unecouvertureetdel’undecestrônesquiservaientàtransporterlespharaons.Carpourautantquejesache,ceseraitàpeuprèsleseulmoyendemesortird’icivivant.Çavamal.Del’autrecôtédupare-briseétoilé,laneigetombe,floueetdéconcertante.Matêtesaigne

    etdesvertigesm’assaillentparvagues;jesuispresquecertaind’avoirlebrasdroitcassé.Laclaviculeaussi. J’aidesélancementsdans l’épauleet lemoindremouvementest insoutenable.Malgrémaveste,j’aitellementfroidquejegrelote.Jementiraisendisantquejen’aipaspeur.Jeneveuxpasmourir,etgrâceàmesparents–mamèreest

    morteàquatre-vingt-seizeans– j’ai longtempssupposéquemesgènesmeprédisposaientàvivreplusvieuxque jene lesuisdéjà. Ilyaencorequelquesmois, j’étaisconvaincuqu’ilmerestaitsixbonnesannéesàvivre.Enfin,peut-êtrepasdebonnesannées.Çanemarchepluscommeça,àmonâge.Jemedésagrègedepuisunmoment–lecœur,lesarticulations,lesreins,quelquespetitsboutsdemoncorpsontcommencé à rendre l’âme–,mais récemment, une complication est venue s’ajouter à l’ensemble.Desgrosseursdanslespoumons,adéclaréledocteur.Destumeurs.Uncancer.Désormais,letempsqu’ilmerestenesecompteplusenannées,maisenmois…Malgrétout,jenesuispasencoreprêtàmourir.Pasaujourd’hui. J’ai quelque chose à faire, quelque chose que je fais tous les ans depuis 1956. Une

  • merveilleusetraditionvas’éteindre,etpar-dessustout,jevoulaisavoirunedernièreoccasiondedireaurevoir.Toutdemême,c’estamusantdevoiràquoipenseunhommequandilcroitsamortimminente.Jesais

    aveccertitudequesij’aifaitmontemps,j’aimeautantnepaspartirdelasorte,tremblantdespiedsàlatêteetclaquantdesdents,pourqu’enfin,inévitablement,moncœurlâchepourdebon.Jesaiscequisepassequandonmeurt–àmonâge,j’aiassistéàtropd’enterrementspourpouvoirlescompter.Sij’avaislechoix,jepréféreraism’éteindrechezmoidansmonsommeil,allongédansunlitconfortable.Ceuxquimeurentdanscesconditionsontbonneallureàlaveillée,etc’estlaraisonpourlaquelle,silaFaucheusevientàmetapersurl’épaule,j’aid’oresetdéjàdécidédetenterdemefaufilersurlesiègearrière.Jetiens à éviter que l’onmedécouvre raidi par le froid, figé dans uneposition assise, telle une étrangesculpturedeglace.Commentferait-onpourm’extrairedelavoiture?Vucomme je suis coincéderrière le volant, ça reviendrait à faire passer unpianopar les toilettes.

    J’imagineunpompiergratterlaglaceenbrutalisantmoncorpspourledégager,toutencriant:«Tourne-lui la tête par là, Steve » aumoment où il leur faudrait extirpermon cadavre gelé de l’habitacle, ou«Pousselebrasduvieuxdansl’autresens,Joe».Secouantetfrappant,poussantettirantjusqu’àceque,dans un dernier effort, il s’écrase sur le sol. Pas pourmoi, merci bien. J’ai encorema fierté. Donc,commejel’aidit,siçadoitseproduire,jeferaitoutmonpossiblepourmehissersurlabanquettearrièreavantdefermerlesyeux.Decettemanière,ilspourrontmeglisserparlaportièreaussifacilementqu’unbâtonnetdepoisson.Maispeut-êtreque jen’aurai pas à envenir là.Peut-êtrequequelqu’unva remarquer les tracesde

    pneussurlaroute,cellesquisedirigenttoutdroitverslefossé.Peut-êtrequecettepersonnevas’arrêterpourvérifiers’ilyaunblessé,etpeut-êtrequ’avecsalampetorche,elleverraqu’ilyaunevoituretoutenbas.Cen’estpasinconcevable,çapourraitarriver.Ilneigeetlesgensroulentlentement.C’estsûr,onvametrouver.Ilfautquequelqu’unmetrouve.N’est-cepas?

    ***

    Peut-êtrepas.Ilneigetoujours.Monsoufflesortparpetitesboufféescommeceluid’undragon,etlefroidcommence

    àm’endolorirdelatêteauxpieds.Maisçapourraitêtrepire.Commeilfaisaitfroidquandjesuissorti,mêmes’ilneneigeaitpasencore,jemesuishabilléchaudement.J’aipassédeuxtee-shirts,unpull,desgants et unbonnet.Pour l’instant,mavoiture est de travers, le nezpointévers le bas.Maceinturedesécurité, toujours attachée, supporte mon poids, mais ma tête repose sur le volant. En se déployant,l’airbagadispersédelapoussièreblancheetuneodeurâcredepoudreàcanondansl’habitacle.Cen’estpasconfortable,maisjetiensbon.J’aimalpartout.L’airbagasûrementmalfaitsontravail,carmatêteaheurtélevolantet j’aiperdu

    connaissance.Pendantcombiendetemps,jenesaispas.L’entaillequejeporteàlatêtesaigne,etlesosdemonbrasdroitsemblentvouloirtranspercermapeau.Desélancementsmetraversentlaclaviculeetl’épaule,etj’aipeurdebouger.Jemerépètequeçapourraitêtrepire.Bienqu’ilneige,lefroidn’estpastroppiquant. Ilsontannoncéunechutede températurependant lanuit,etondevraitdescendreàmoinsquatredegrés,mais demain elles remonteront à trois degrés au-dessusde zéro.Deplus, le vent va seleveretonattenddesrafalesàtrentekilomètresàl’heure.Demain,dimanche,lesrafalesvontgagnerenforce,mais à compter de lundi soir, le temps va progressivement s’améliorer. Le front froid va enfin

  • s’éloigner,etlesventstomber.Mardi,lestempératuresdépasserontlesquatredegrés.Je le sais parce que je regarde la chaîneMétéo.C’estmoins déprimant que les informations, et je

    trouve ça intéressant. Ils ne se cantonnent pas aux prévisions ; certains programmes montrent descatastrophesduesauxintempéries.J’aivudesreportagessurdesgensquiétaientauxtoilettesaumomentoùune tornadeaarraché leurmaisondeses fondations,etdes témoinsqui racontaientcommenton lesavaitsauvésaprèsqu’ilsavaientétéemportéspardesinondationséclairs.SurlachaîneMétéo,lesgenssurvivent toujours aux catastrophes, puisqu’on les interviewe.Çameplaît de savoir à l’avancequ’ilsn’ontpaspéri.L’andernier,j’aivuunreportagesurdesvoyageursquiserendaientautravailentrain,etquiontétésurprisparleblizzardàChicago.Leschutesdeneigeontétésisoudainesquelesroutesontdûêtreferméesalorsqu’ellesétaientencombréesdevoitures.Pendanthuitheures,desmilliersdegenssontrestés sur l’autoroute sans pouvoir avancer, alors que la température dégringolait.Le documentaire seconcentrait sur deuxpersonnes qui s’étaient retrouvées coincées dans la tempête de neige,mais, àmagrande stupéfaction, ni l’une ni l’autre n’était chaudement vêtue. Pendant la tempête, elles ont frôlél’hypothermie.J’admetsqueçam’échappe.LeshabitantsdeChicagosaventqu’ilneigefréquemmentdansleurrégion.LeblizzardleurarriveparfoisduCanada,etilsdoiventforcémentserendrecomptequ’ilfaittrès froid. Comment l’ignorer ? Si je vivais dans ce genre de ville, je rassemblerais des couverturesthermiques, des bonnets, un blouson de rechange, des cache-oreilles, des gants, une pelle, une lampetorche, des chaufferettes pour les mains et une bouteille d’eau dans le coffre de ma voiture, avantHalloween. Si j’habitais Chicago, je pourrais rester coincé dans une tempête de neige pendant deuxsemainesavantd’avoirdusouciàmefaire.Cependant, j’habiteenCarolineduNord,etc’estbien làmonproblème.En tempsnormal,quand je

    prendslevolant–exceptionfaitedemonvoyageannueldanslesmontagnes,généralementenété–,jenem’éloignepasdeplusd’unedizainedekilomètresdemondomicile.Parconséquent,moncoffreestvide,maisjemerassureenmedisantquemêmesij’yavaisunechambred’hôtelportative,ellenemeseraitpasd’ungrandsecours.Letalusestverglacéetabrupt,etjen’auraisaucunechanced’yaccéder,mêmesiellerenfermaitlestrésorsdeToutankhamon.Malgrétout,jenesuispascomplètementdémuni.Avantdepartir,j’aipréparéuneThermosdecafé,deuxsandwichs,desprunesetunebouteilled’eau.J’aiplacélanourrituresurlesiègepassager,àcôtédelalettrequej’aiécrite,etmêmesitoutaétédispersépendantl’accident, l’idéeque toutça se trouvedans lavoitureme réconforte.Si la faimfinitparme tenailler,j’essaieraidemettrelamainsurunencas,maisj’aid’oresetdéjàcomprisquemangerouboireauraientunprix.Toutcequientredoitressortiràunmomentdonné,etjen’aipasencoretrouvédesolutionàceproblème.Mondéambulateurreposesurlabanquettearrière,etlapentem’enverraitdirectementdanslatombe;vumesblessures,lesbesoinsnaturelssontsecondaires.Je pourrais justifier cet accident en concoctant une histoire exaltante basée sur les conditions

    météorologiques, ou décrire un chauffard quim’aurait poussé en dehors de la route dans un accès decolère,maisçanes’estpaspasséainsi.Voicicommentc’estarrivé:ilfaisaitnoir,laneigeacommencéàtomberdeplusenplusfort,ettoutàcoup,larouteatoutsimplementdisparu.Jesupposequej’aiprisunvirage–jedisbien«suppose»,parceque,manifestement,jen’aipasvulevirage–,toujoursest-ilquej’aisoudaintraversélabarrièredesécuritéetdévaléletalus.Alorsjesuisassislà,seuldanslenoir,etjemedemandesilachaîneMétéovaréaliserunreportagesurmoi.Jenevoisplus rienà travers lepare-brise.Mêmesi çamecoûtedesdouleursatroces, j’active les

    essuie-glaces,sansgrandespoir.Pourtant,auboutd’unmoment,ilsrepoussentlaneige,etilneresteplusqu’unefinecouchedeglacedevantmoi.Cesoudainéclatdenormalitém’émerveille,mais j’éteins lesessuie-glacesdemauvaisgré,enmêmetempsquelespharesencoreallumés.Jemedisqu’ilvautmieuxéconomiserlabatterie,aucasoùj’auraisbesoindemeservirduKlaxon.

  • Jemedécalelégèrement,etunéclairmetranspercedubrasàlaclavicule.C’estletrounoir.L’agonie.Jerespireetj’attendsquelepicdedouleurpasse.Dieu,jeVousenprie!Jefaisdemonmieuxpournepas crier quand, par miracle, ça se calme. Je respire régulièrement en retenant mes larmes, et lasouffrancefaitplaceàl’épuisement.Jepourraism’endormiretnejamaismeréveiller.Jefermelesyeux.Jesuisfatigué,tellementfatigué…Bizarrement,jemesurprendsàpenseràDanielMcCallumetàl’après-mididelavisite.Jerevoisle

    cadeauqu’ila laisséderrière luiet, toutencédantausommeil, jemedemandevaguementcombiendetempsjevaisdevoirattendreavantquequelqu’unnemeretrouve.

    ***

    –Ira!Jel’entendsd’aborddansunrêve,malarticulé,informe,commeunsonperçusousl’eau.Ilmefautun

    momentpourcomprendrequel’onprononcemonnom.Maisc’estimpossible.–Ilfautquetuteréveilles,Ira.Mesyeuxs’ouvrentdoucement.Surlesiège,àcôtédemoi,jevoisRuth,mafemme.–Jesuisréveillé,dis-je,matêtereposanttoujourssurlevolant.Sansmeslunettesquisesontperduesdansl’accident,ellem’apparaîtfloue,fantomatique.–Tavoitureaquittélaroute.Jebatsdespaupières.– Un taré m’est rentré dedans. J’ai dérapé sur une plaque de verglas. Sans mes réflexes de chat,

    ç’auraitpuêtrepire.–Tuasquittélarouteparcequetuvoisaussimalqu’unechauve-sourisetquetuestropvieuxpour

    conduire.Combiendefoist’ai-jeditquetuétaisundangerpublic?–Tunemel’asjamaisdit.–J’auraisdû.Tun’asmêmepasvulevirage.Ellesetaituninstant.–Tusaignes.Relevantlatête,jem’essuielefrontdemamainvalideetellemerevientrouge.Ilyadusangsurle

    volantetletableaudebord,destraînéespourprespartout.Jemedemandecombienj’enaiperdu.–Jesais.–Tuaslebrascassé.Laclavicule,aussi.Ettonépaulen’apasl’airnormal.–Jesais,répété-je.Quandjeclignedesyeux,laprésenceoul’imagedeRuthvacille.–Tuasbesoind’alleràl’hôpital,dit-elle.–Onestd’accord.–Jem’inquiètepourtoi.Jemepermetsquelquesrespirationsavantderépondre.Delonguesrespirations.–Moiaussijem’inquiètepourmoi,finis-jepardire.Ruth,mafemme,n’estpasvraimentdanslavoiture.J’ensuisconscient.Elleestmorteilyaneufans,

    le jouroùj’aieul’impressionquemavies’arrêtaitnet.Je l’avaisappeléedusalon,etcommeellenerépondaitpas, jem’étais levédemonfauteuil.Àl’époque, jepouvaismedéplacersansdéambulateur,mêmesijen’étaispasrapide,etenarrivantauniveaudelasalledebains,jel’avaisvueparterre,prèsdulit,étenduesurlecôtédroit.J’avaisappeléuneambulanceetm’étaisagenouilléprèsd’elle.Jel’avaisrouléesur ledosetavaispalpésoncou,sans trouverdepouls.J’avaiscollémabouchesur lasienne,

  • inspirant et expirant, comme je l’avais vu faire à la télévision. Sa poitrine s’était soulevée et j’avaiscontinué jusqu’à être pris de vertiges,mais elle n’avait pas réagi. J’avais embrassé ses lèvres et sesjouesetl’avaisserréedansmesbrasjusqu’àl’arrivéedel’ambulance.Ruth,mafemmedepuisplusdecinquante-cinqans,étaitmorte,etletempsd’unbattementdepaupières,toutcequej’aimaisavaitdisparuavecelle.–Pourquoies-tulà?–Quellequestion!Jesuislàpourtoi.Évidemment.–Combiendetempsai-jedormi?–Jen’ensaisrien,dit-elle.Ilfaitnuit.Jecroisquetuasfroid.–J’aitoutletempsfroid.–Pascommeça.–Non,pascommeça.–Quefaisais-tusurcetteroute?Oùallais-tu?J’envisagedebouger,maislesouvenirdeladouleurquim’atranspercéplustôtm’endissuade.–Tulesais.–Oui,dit-elle.TuterendaisàBlackMountain.Làoùnousavonspassénotrelunedemiel.–J’avaisenvied’yallerunedernièrefois.C’estnotreanniversaire,demain.Elleprenduninstantpourrépondre.–Jecroisquetuperdslatête.Nousnoussommesmariésenaoût,pasenfévrier.–Pascetanniversaire-là.J’ometsdepréciserqued’aprèsledocteur,jenetiendraipasjusqu’aumoisd’août.–L’autreanniversaire,dis-jeplutôt.–Dequoiparles-tu?Iln’yapasd’autreanniversairedemariage.Iln’yenaqu’un.–Lejouroùmavieachangépourdebon,développé-je.Lejouroùjet’aivuepourlapremièrefois.Ruthgardelesilence.Ellesaitquejesuissincère,maiscontrairementàmoi,elleatoujourseudumal

    àexprimersesémotions.Ellem’aimaitpassionnément,maisjelepercevaisdanssoncomportement,safaçondemetoucher,ladouceuraveclaquelleseslèvreseffleuraientlesmiennes.Et,quandj’enavaisleplusbesoin,ellem’écrivaitsonamour.–C’étaitle6février1939,commencé-je.Tufaisaisdescoursesenvilleavectamère,Elisabeth.Vous

    êtesentréesdanslaboutique.Tamèrecherchaitunchapeaupourtonpère.Elles’adosseausiègesansmequitterdesyeux.–Tuessortidelaréserve,poursuit-elle.Ettamèreestarrivéejustederrièretoi.Oui,çamerevientsoudain,mamèremesuivait.Ruthatoujourseuunemémoireextraordinaire.Commemafamillematernelle,celledeRuthvenaitdeVienne,maisilsn’avaientimmigréenCaroline

    duNordquedeuxmoisplustôt.IlsavaientfuiVienneaprèsl’Anschluss,quandHitleravaitordonnéauxnazis d’annexer l’Autriche auReich.Lepère deRuth, JakobPfeffer, unprofesseur d’histoire de l’art,savaitcequesignifiaitlamontéedeHitleraupouvoirpourlesjuifs,etilavaitvendutoussesbienspourréunirlespots-de-vinnécessairesàlalibertédesafamille.Aprèsavoirtraversélafrontièresuisse,ilsétaient allés à Londres, puis à New York, avant d’atteindre Greensboro. L’un des oncles de Jakobfabriquaitdesmeublesàquelquespâtésdemaisondumagasindemonpère,etpendantdesmois,Ruthetsa famille avaient vécu dans un petit deux-pièces au-dessus de l’usine. Plus tard, j’ai appris que lesémanationspermanentesdelaquerendaientRuthmaladelanuitaupointdel’empêcherdedormir.–Nousétionsentrésdansvotreboutiqueparcequenoussavionsquetamèreparlaitallemand.Onnous

    avaitditqu’ellepouvaitnousaider.

  • Ellesecouelatête.–Nousavionslemaldupays,etbesoinderencontrerquelqu’undecheznous.J’acquiesce.Aumoinsparlapensée.–Mamèrem’atoutexpliquéquandvousêtesparties.Illefallaitbien.Jen’avaispascomprisuntraître

    motdevotreconversation.–Tamèreauraitput’apprendreàparlerallemand.–Est-cequeçaauraitchangéquelquechose?Avantmêmequetunesoissortiedumagasin,jesavais

    qu’onsemarieraitunjour.Nousavionstoutelaviepourparler.–Tudistoujoursça,maiscen’estpaslavérité.Tum’asàpeineregardée.– J’en étais incapable. Tu étais la plus belle fille que j’aie jamais vue. C’était comme essayer de

    regarderlesoleilenface.–Ach,Quatsch…,raille-t-elle.Jen’étaispasbelle.J’étaisuneenfant.Jen’avaisqueseizeans.–Etmoi,àpeinedix-neuf.Maisj’avaisraison,enfindecompte.Ellesoupire.–Oui,dit-elle,tuavaisraison.Biensûr,j’avaisdéjàaperçuRuthetsesparentsavantcejour-là.Ilsfréquentaientlamêmesynagogue

    quenousets’asseyaientaupremierrang,commedesétrangersenterreinconnue.Mamèremelesavaitmontrésaprèsleservice,lesobservantdiscrètementalorsqu’ilsretournaientprécipitammentchezeux.J’aitoujoursaiménosbaladesdusamedimatin,quandnousrentrionsàlamaisonaprèslasynagogue,

    carj’avaismamèrepourmoiseul.Nouspassionsnaturellementd’unsujetàunautre,etjemeréjouissaisde bénéficier de toute son attention. Je pouvais lui parler de mes problèmes, ou lui poser toutes lesquestions qui me passaient par la tête, même celles que mon père aurait trouvées futiles. Mon pèredonnaitdesconseils,etmamèrem’offraitduréconfortetdel’amour.Monpèrenesejoignaitjamaisànous;ilpréféraitouvrirlemagasindebonneheurelesamedi,enmisantsurleweek-endpourfaireduchiffre.Mamèrecomprenait.Àcetteépoque,j’étaisconscientqu’ilsavaientdumalàgarderlaboutique.La Dépression touchait durement Greensboro, comme partout ailleurs, et certains jours, aucun clientn’entrait.Laplupartdesgensétaientauchômage,etilsétaientencoreplusnombreuxànepasmangeràleur faim. Ils faisaient la queuepourobtenir de la soupeoudupain.Lamajorité desbanques localesavaientcoulé,engloutissantleséconomiesdesparticuliersavecelles.Monpèreétaitdugenreàmettredel’argentdecôté,maisen1939,mêmepourlui,c’étaitdifficile.Mamèreavait toujourstravailléavecmonpère,bienqu’elles’occupâtrarementdesclients.Àcette

    époque,leshommes–notreclientèleétaitpresqueexclusivementmasculine–voulaientêtreservisparunautre homme, pour la commande comme pour l’essayage des costumes. Toutefois, mamère veillait àlaisserlaportedelaréserveouverte,defaçonàobserverlesclients.Jedoisdirequemamèreexcellaitdanssondomaine.Monpèretirait,ajustaitetmarquaitletissuauxendroitsvoulus,maisd’unseulcoupd’œil, ma mère savait si elle devait rectifier les marques laissées par mon père. Elle était capabled’imaginer le client dans le costumeà confectionner avec la ligneprécisede chaquepli et de chaquecouture.Conscientdesontalent,monpèrepositionnaitlemiroirdesortequ’ellepuisseépierlaboutique.Certains hommes auraient pu se sentir menacés, mais cela emplissait mon père de fierté. Selon ses«règlesdevie»,ilétaitpréférabled’épouserunefemmesupérieureenintelligence.–C’estcequej’aifait,m’a-t-ilditunjour,ettudevraisfairedemême.Pourquoipenseràtout?Je dois avouer que ma mère était bien plus intelligente que mon père. Elle ne fut jamais bonne

    cuisinière–onauraitmêmedûluiinterdirel’accèsàlacuisine–maiselleparlaitquatrelanguesetcitaitDostoïevskienrusse.Pianisteclassiqueaccomplie,elleétaitentréeàl’universitédeVienneàuneépoqueoù les femmes étaient rarement admises. Pour sa part, mon père ne fit pas d’études. Commemoi, il

  • commença à travailler dans la mercerie familiale dès son enfance, car il était doué en comptabilitécommeaveclaclientèle.Etcommemoi,ilrencontrasafemmeàlasynagogue,peuaprèsl’installationdecettedernièreàGreensboro.Néanmoins, nos ressemblances s’arrêtent là, car jeme suis souvent demandé simes parents étaient

    heureuxensemble.Ilseraitfaciled’avancerquelavieétaitdifférenteàleurépoque,quel’onsemariaitmoinsparamourquepourdesraisonspratiques.Jeneveuxpasdirepar làqu’ilsétaientmalassortis.Mes parents étaient de bons partenaires l’un pour l’autre, et je ne les ai jamais entendus se disputer.Pourtant,jemesuissouventdemandés’ilsétaientamoureux.Pendanttouteslesannéesoùj’aivécuaveceux,jenelesaijamaisvuss’embrasser,etilsn’étaientpasnonplusdugenreàsetenirnonchalammentparlamain.Lesoir,monpères’attelaitàlacomptabilitésurlatabledecuisineetmamères’installaitausalon,unlivreouvertsurlesgenoux.Plustard,quandilspartirentàlaretraiteetquejereprislemagasin,j’espéraislesvoirserapprocher.Jecroyaisqu’ilsallaientvoyagerensemble,partirencroisièreoujouerauxtouristes,maisaprèssonpremiervoyageàJérusalem,monpèreavaitprisl’habitudedesedéplacerseul. Ilsmenèrentdonc leursvies séparément, s’éloignant toujoursplus l’unde l’autre, redevenantdesétrangers.Àquatre-vingtsans,ilssemblaientneplusrienavoiràsedire.Ilspouvaientpasserdesheuresdanslamêmepiècesansprononceruneseuleparole.QuandRuthetmoiallionsleurrendrevisite,nousavions tendanceàpasserd’aborddu tempsavec l’un,puisavec l’autre,etdans lavoiture,enrentrant,Ruthmeserraitlamaincommepourmepromettrequenousnefinirionspascommeeux.Ruthsemblaitplusperturbéeparleurrelationqu’eux-mêmes.Mesparentsn’avaientapparemmentpas

    ledésirdecomblerlefosséquilesséparait.Ilssesentaientbien,chacundansleurmonde.Avecl’âge,tandisquemonpèreserapprochaitdesesorigines,mamèredéveloppaunepassionpour le jardinage.Elle passait des heures à tailler ses plantes derrière lamaison.Mon père adorait regarder les vieuxwesternsetlesactualitésdusoir;desoncôté,mamèreavaitseslivres.Et,biensûr,ilss’intéressèrenttoujoursauxœuvresd’artqueRuthetmoicollectionnions,auxoriginauxquifinirentparnousenrichir.

    ***

    –Tuasmisdutempsavantdereveniraumagasin,dis-jeàRuth.Dehors,laneigearecouvertlepare-briseetcontinueàtomber.ÀencroirelachaîneMétéo,çaaurait

    dûcesserdepuisunmoment,maismalgrélesmerveillesdelatechnologiemoderneetdelamétéorologie,lesprévisionsnesontpasinfaillibles.C’estuneraisondepluspourtrouvercesprogrammesintéressants.–Mamèreaachetélechapeau.Nousn’avionsplusd’argentpourautrechose.–Maistum’astrouvéséduisant.–Non.Tesoreillesétaienttropgrandes.J’aimelesoreillesdélicates.Ellearaisonausujetdemesoreilles.Ellessontgrandes,etellesressortentcommecellesdemonpère,

    maiscontrairementà lui, j’enavaishonte.Quand j’étais jeune,vershuitouneufans, j’aidécoupéunelonguebandedetissudansunechuteetpassélerestantdel’étéàdormiraveccebandeauenrouléautourdelatête,enespérantlesrecoller.Mamèrefaisaitsemblantdenerienremarquerquandellevenaitvoirsijedormaisbien,maisilm’estarrivéd’entendremonpèreluimurmurersuruntonpresqueoffensé:Ilamesoreilles.Qu’ont-ellesdesihorrible?JeracontaicetteanecdoteàRuthpeudetempsaprèsnotremariage,etellerit.Depuiscejour,elleme

    taquinasouventàproposdemesoreillescommeellevientdelefaire,maisduranttouteslesannéesquenousavonspasséesensemble,ellenefitjamaispreuvedeméchanceté.– Je croyais que tu aimais bien mes oreilles. C’est ce que tu me disais chaque fois que tu les

  • embrassais.–J’aimaisbientonvisage.Ilétaitdoux.Tesoreillesallaientavec.Jenevoulaispastevexer.–Undouxvisage?–Oui.Ilyavaitdeladouceurdanstesyeux,commesitunevoyaisqueleboncôtédesgens.Jel’avais

    remarqué,mêmesitumeregardaisàpeine.–J’essayaisdetrouverlecouragedeteproposerdeteramenercheztoi.–Non,dit-elle,ensecouantlatête.Jelavoismal,maissavoixestjeune:c’estcelledelajeunefilledeseizeansquej’airencontréeily

    asilongtemps.–Jet’aisouventrevuàlasynagogueaprèsça,ettunem’asjamaisriendemandé.Ilm’estmêmearrivé

    det’attendre,maistupassaisdevantmoisansdireunmot.–Tuneparlaispasanglais.–Àcemoment-là,jecommençaisàlecomprendreetàleparlerunpeu.Situm’avaisposélaquestion,

    j’auraisdit:«D’accord,Ira.Faisonslecheminensemble.»Elleaunaccent.AllemanddeVienne,légeretmusical.Chantant.Àlafindesavie,sonaccents’était

    fortementestompé,maisilnedisparutjamaisvraiment.–Tesparentsnel’auraientpaspermis.–Mamèreauraitditoui.Tuluiplaisaisbien.Tamèreluiavaitditquetureprendraislaboutiqueun

    jour.–Jelesavais!Jet’aitoujourssoupçonnéedem’avoirépouséepourmonargent.–Quel argent ?Tun’en avais pas.Si j’avais voulu épouser unhomme riche, j’aurais choisiDavid

    Epstein.Sonpèreétaitpropriétaired’unefabriquedetextile,etilsvivaientdansunmanoir.C’étaitl’unedesblaguesrécurrentesdenotreviedecouple.Mamèren’avaitpasmenti,mêmesielle

    savaitqu’ilétaitimpossibledefairefortuneaveccetteboutique.Audépart,c’étaituncommercemodesteetçalerestajusqu’aujouroùjevendislefondsetprismaretraite.–Jemesouviensdevousavoirvusprendreunsodaensemble,enfacedumagasin.Davidt’yretrouvait

    presquetouslesjourspendantl’été.–J’aimaisbienlessodaschocolatés.Jen’yavaisjamaisgoûtéauparavant.–J’étaisjaloux.–Tuavaisraisondel’être,dit-elle.Ilétaitriche,beaugarçon,etsesoreillesétaientparfaites.Jesouris,enregrettantdenepasladistinguerplusnettement.L’obscuritém’enempêche.–Àunmomentdonné,j’aibiencruquevousalliezvousmarier,touslesdeux.–Ilm’ademandémamainplusd’unefois,etjeluirépondaisquej’étaistropjeune,qu’ilallaitdevoir

    attendre que je terminemes études.Mais c’était unmensonge.En vérité, jem’intéressais plutôt à toi.C’estpourcelaquejetenaisàcequenousallionstoujoursprendreunverreenfacedumagasindetonpère.Jelesavais,biensûr.Maisj’aimaisl’entendredesabouche.–Jerestaisdevantlafenêtre,etjeteregardaist’asseoiraveclui.–Jetevoyaisparfois.Ellesourit,etpoursuit:– Une fois, je t’ai même salué de la main, et malgré cela, tu ne m’as jamais proposé de me

    raccompagnerchezmoi.–Davidétaitmonami.C’étaitvrai,etcelalefutpendantunegrandepartiedenotrevie.NousfréquentionsDavidetsafemme,

    Rachel,etRuthdonnaitdescoursàl’undeleursenfants.

  • –Çan’avaitrienàvoiravecl’amitié.Tuavaispeurdemoi.Tuastoujoursététimide.–Tudoismeconfondreavecquelqu’und’autre. J’étais sûrdemoi,galantavec lesdames,un jeune

    FrankSinatra.Parfois,jedevaismecachertantlesfemmesmepoursuivaient.–Quandtumarchais,tugardaislesyeuxrivéssurleboutdeteschaussures,etturougissaisdèsqueje

    tefaisaiscoucou.Etpuis,aumoisd’août,tuasquittélaville.Tuespartiàl’université.JepoursuivismesétudesauWilliam&MarydeWilliamsburg,enVirginie,etnerentraiàlamaison

    qu’endécembre.Avant de retourner à l’université, au cours dumois, je visRuth à deux reprises à lasynagogue,etdeloinàchaquefois.Enmai,jerevinspourtravaillertoutl’étéaumagasin,etàl’époque,laSecondeGuerremondialefaisaitrageenEurope.HitleravaitconquislaPologneetlaNorvège,vainculaBelgique, leLuxembourget lesPays-Bas,et réduisait laFranceenbouillie.Dans lapresse,commedanslesconversationscourantes,iln’étaitplusquestionquedelaguerre.PersonnenesavaitsilesÉtats-Unisallaientprendrepartauconflit,etl’ambianceétaitmorose.Quelquessemainesplustard,laFranceallaitêtreécraséepourdebon.–Quandjesuisrevenu,tufréquentaistoujoursDavid.–Maisj’avaisaussisympathiséavectamèreentonabsence.Quandmonpèretravaillait,mamèreet

    moiallionsàlaboutique.NousparlionsdeVienneetdenotrevied’avant.Mamèreetmoiavionslemaldupays,biensûr,maisj’étaisaussiencolère.JenemeplaisaispasenCarolineduNord.Jen’aimaispascepays.Jenem’ysentaispaschezmoi.Malgré laguerre,unepartiedemoiavaitenviederentreraupays.Jevoulaisaidermafamille.Nousnousinquiétionsbeaucouppoureux.Jelavoistournerlatêteverslavitreetsonsilencem’indiquequeRuthpenseàsesgrands-parents,à

    sestantesetàsesoncles,àsescousins.LaveilledudépartdeRuthetdesesparentspourlaSuisse,desdouzainesdemembresdesafamilleéloignées’étaientréunislorsd’undînerd’adieu.Ilss’étaientditaurevoir avec angoisse et promis de rester en contact ; quelques-uns étaient heureux pour eux,mais ilstrouvaientpourlaplupartquelaréactiondupèredeRuthétaitexagérée,quec’étaitinsensédetoutquitterpourunavenirincertain.Toutefois,certainsd’entreeuxavaientglissédespiècesd’ordanslapochedesonpère,etaucoursdessixsemainesqu’illeuravaitfallupouratteindrelaSuisse,c’étaitcetargentquileuravaitpermisd’avoiruntoitsurlatêteetdenepasmourirdefaim.Àl’exceptiondeRuthetdesesparents,toutelafamilleétaitrestéeàVienne.Dèsl’été1940,ilsdurentporterl’étoilejaunesurlebrasetpresquetousarrêterdetravailler.Àcemoment-là,ilétaittroptardpourfuir.Mamèrem’avaitparlédesvisitesdeRuthetdesesinquiétudes.CommeRuth,elleavaitencoredela

    familleàVienne,maiscommelaplupartdesgens,nousnesavionspasàquoinousattendre,niàquelpoint la suitedesévénementsallait être terrible.Ruthnonplusne le savaitpas,mais sonpère l’avaitdeviné.Plustard,j’aicomprisquec’étaitl’hommeleplusintelligentquej’aiejamaisrencontré.–Tonpèrefabriquaitdesmeublesàcetteépoque?–Oui,ditRuth.Aucuneuniversiténevoulaitl’embaucher,alorsilafaitcequ’ilapupoursubvenirà

    nosbesoins.Maisc’étaitdurpourlui.Iln’étaitpasfaitpourcréerdumobilier.Quandilacommencé,ilrentraitexténué,avecdelasciuredeboisdanslescheveuxetdesbandagesauxmains,etils’endormaitaussitôtsursachaise.Maisilnes’estjamaisplaint.Ilsavaitquenousavionsdelachance.Quandilseréveillait,ilprenaitsadoucheetenfilaitsoncostumepourdîner.C’étaitsafaçondeserappelerl’hommequ’ilétaitautrefois.Pendantlerepas,ilbavardaitavecanimation.Touslesjours,ilmedemandaitcequej’avais appris à l’école, et il écoutait ma réponse avec beaucoup d’attention. Ensuite, il m’invitait àchangerd’angledevue.«Àtonavis,qu’est-cequec’est?»demandait-il,ou:«As-tupenséquec’étaitpeut-êtrecela?»Biensûr,jesavaiscequ’ilcherchaitàfaire.Aufonddelui,ilétaittoujoursenseignant,ilétaitdouépourcemétieretc’estpourcelaqu’ilapuretrouverunpostedeprofesseuraprèslaguerre.Ilm’a appris, comme à tous ses étudiants, à penser parmoi-même et à faire confiance àmon propre

  • jugement.Jel’observe,enpensantàquelpointc’estsignificatifqueRuthsoitdevenueenseignanteelleaussi,et

    DanielMcCallummerevientàl’esprit,unefoisdeplus.–Etenparallèle,tonpèret’aaidéeàapprécierl’art.–Oui,dit-elled’unevoixteintéed’espièglerie.Ilm’aaidéepourçaaussi.

  • 2

    QuatremoisplustôtSophia

    –Allez,viens,suppliaMarcia.Jeveuxquetuviennes.Onesttreizeouquatorzeàyaller.Cen’estpassiloin,McLeansville.C’estàmoinsd’uneheurederoute,ettusaisqu’onvas’éclaterdanslavoiture.Depuisson lit,oùelle relisaitsansconvictionsesfichessur l’histoirede laRenaissance,Sophiafit

    unemouesceptique.–Jenesaispas…unrodéo?–Tudisn’importequoi,protestaMarciaenarrangeantsonchapeaudecow-boynoirsursatêtedevant

    lemiroir,l’inclinantàdroitepuisàgauche.MarciaPeakétait lacamaradedechambredeSophiadepuissadeuxièmeannéeà l’université,etde

    loinsameilleureamiesurlecampus.–A,cen’estpasunrodéo.Cen’estqu’uneépreuveàdosdetaureau.EtB,cen’estpasleproblème,

    reprit-elle.C’estsurtoutunprétextepoursortirducampus,sebaladerenvoitureettraîneraveclesfilles.Ils organisent une soirée après le concours et vont installer des bars dans la vieille grange près del’arène…Ilyauraungroupedemusique,onvadanser,etjetegarantisquec’estuneoccasionuniquedetrouverautantdebeauxmecsréunisdansunmêmeendroit.Sophial’observapar-dessussesnotes.–Rencontrerunjoligarçon,c’estladernièrechosedontj’aieenvieencemoment.Marcialevalesyeuxauciel.–Ceque jeveuxdire,c’estque tuasbesoindemettre lenezdehors.Onestdéjàenoctobre.Ona

    reprislescoursdepuisdeuxmois,ettudoisarrêterdebroyerdunoir.–Jenebroiepasdunoir,assuraSophia.J’enaijuste…marre.–MarredevoirBrian,tuveuxdire?ElleseretournabrusquementversSophiaetpoursuivit:–Ça, jepeux lecomprendre.Maisc’estunpetit campus.EtChiOmegaetSigmaChi1marchent de

    pair,cetteannée.C’estinévitable,tun’ypeuxrien.–Tusaisdequoijeparle.Ilmesuitpartout.Jeudi,ilétaitdansl’atriumdeScalesCenteraprèsmon

    cours.Quandonétaitensemble,çan’arrivaitjamais.–Tuluiasparlé?Oua-t-ilcherchéàdiscuteravectoi?–Non,réponditSophiaensecouantlatête.J’aifilédroitverslasortie,commesijenel’avaispasvu.–Iln’yapasmortd’homme,alors.–Quandmême,çafilelachairdepoule…

  • –Etalors?fitMarciaenhaussantlesépaules.Çanedoitpast’atteindre.Cen’estpasunpsychopathe,quandmême.Ilvafinirparcomprendre.Sophiadétournaleregardensongeant jel’espère,maisdevantsonsilence,Marciatraversalapièce

    pours’asseoirsurlelitàcôtéd’elle.ElletapotalajambedeSophia.–Essayonsd’abordercettehistoireaveclogique,d’accord?Tuasditqu’ilavaitarrêtédet’appeleret

    det’envoyerdesSMS,non?Sophiaacquiesçademauvaisgré.–Bah,voilà.Ilesttempsdepasseràautrechose,conclut-elle.– C’est ce que j’essaie de faire. Mais partout où je vais, il est là. Je n’arrive pas à comprendre

    pourquoiilnemelaissepastranquille.Marciaramenasesjambescontresapoitrine,etcalasonmentonsursesgenoux.–C’est simple.Brian pense que s’il arrive à te parler, à trouver lesmots justes et à te charmer, il

    arriveraàtefairechangerd’avis.Illecroitsincèrement.Marcialaconsidéraavecgravité.–Sophia,tudoiscomprendrequetouslesgarçonssontcommeça.Lesmecspensentqu’ilspeuventtout

    réglerpar laparole,et ilsveulent toujourscequ’ilsn’ontpas.C’estdans leursgènes.Tu l’asplaqué,alorsmaintenantilveutterécupérer.C’estclassique.Elleadressaunclind’œilàsonamie.–Avecletemps,ilfiniraparcomprendrequec’estfini.Enfin,tantquetunecèdespas,biensûr.–Jenecéderaipas,affirmaSophia.–Tantmieux,ditMarcia.Tuastoujoursététropgentilleaveclui.–JecroyaisquetuaimaisbienBrian.–Maisjel’aimebien.Ilestdrôle,séduisantetriche.Onnepeutpasluireprochergrand-chose.Onest

    amisdepuislapremièreannée,etonseparletoujours.Maisavectoi,ilaéténul,etenplusilt’atrompée–toi,macamaradedechambre.Pasunefoisnideux,maistrois.Sophiasesentitdépitée.–Mercidemelerappeler.–Tusais,entantqu’amie,c’estmonrôledet’aideràtournerlapage.Commentjem’yprends?Jete

    proposecettesolutionformidableàtoustesproblèmes,unesoiréeentrefilles,loinducampus,ettoi,tuveuxresterlà?!CommeSophianedisaitrien,Marciasepenchaverselle.–S’ilteplaît!Viensavecnous.Jen’aipersonneàquidonnerlebras.Sophiasoupira,carellesavaitàquelpointMarciapouvaitêtretenace.–Bon,trèsbien,jeviens,finit-elleparaccepter.Siàcemomentprécisellel’ignorait,chaquefoisqu’ellerepenseraitaupassé,ellesediraitquec’était

    làquetoutavaitcommencé.

    ***

    Alorsqueminuitapprochait,Sophiadevaitadmettrequesonamieavaiteuraison.Elleavaitbesoinde

    sortir…Ellepritconsciencequ’elle s’amusaitpour lapremière foisdepuisplusieurs semaines.Aprèstout,ellen’avaitpassouventl’occasiond’apprécierl’odeurdelapoussière,delatranspirationetdelabouse,enadmirantdescinglésmontéssurdesanimauxencoreplusdingues.ElledécouvritqueMarciatrouvaitleshommeschevauchantdestaureauxfollementexcitants,etàplusd’unereprisesacolocataire

  • luiavaitdonnéuncoupdecoudepour indiquerunspécimenparticulièrement séduisant,dontceluiquiavaittoutremporté.–Lui,ilestlàpourleplusgrandplaisirdesyeux,avait-elleprécisé.EtSophiaavaitpouffé,amuséededevoiradmettrequ’elleavaitraison.Aprèslesépreuves,lasoiréefutuneagréablesurprise.Lagrangedélabréeavecsonsolenterrebattue,

    sesmurslambrissés,sespoutresapparentesetsestrousbéantsdansletoit,étaitbondéedemonde.Troisrangéesdepersonnessepressaientdevantchaquebarfaitdebricetdebroc,etlafouleserassemblaitautourdetablesetdesiègesdispersésaupetitbonheurdansl’immenseespace.Ellen’écoutaitjamaisdemusiquecountry,maiscegroupeétaitdynamiqueetlapistededanseimprovisée,composéedeplanches,étaitprised’assaut.De tempsen temps, lesdanseursserangeaienten ligneet tout lemonde,saufelle,semblaitconnaîtrelespas.Çaressemblaitàuncodesecret.Unechansons’arrêtait,uneautrecommençait,lesdanseursquittaientlapisted’unblocetd’autreslesremplaçaient,chacunoccupantuneplaceprécisedans la rangée, lui donnant l’impression que la chorégraphie était orchestrée d’avance.Marcia et lesautresfillesdeleursororitésejoignaientauxgroupes,exécutantlesmouvementsàlaperfection,cequiinvitaSophiaàsedemanderoùellesavaientappriscesdansesenligne.Siellen’étaitpasprêteàseridiculisersurlapiste,celan’empêchaitpasSophiadeseréjouird’être

    là.Contrairementàlaplupartdesbarsd’étudiantsprochesducampus–oudetouslesbarsoùelleétaitallée, en fin de compte –, les gens étaient agréables. À tel point que c’en était ridicule. Elle n’avaitjamais entendu autant d’inconnus crier « pardon », ou « désolé » en souriant amicalement avant des’éloigner.EtMarciaavaitvujustesurunautrepoint:lesbeauxmecsaffluaient,etcommelaplupartdesfillesprésentes,ellenesegênaitpaspourenprofiter.Depuisleurarrivée,aucuned’ellesn’avaitpayéunseulverre.Cettesoiréecorrespondaitàl’imagequ’ellesefaisaitduColorado,duWyomingouduMontana,sansy

    avoirjamaismislespieds.Quiauraitpus’attendreàtrouverautantdecow-boysenCarolineduNord?Survolant lafouleduregard,elles’aperçutqu’ilnes’agissaitpasd’authentiquescow-boys.Laplupartétaientlàparcequ’ilsaimaientassisteràdesspectaclesàdosdetaureauetboiredelabièrelesamedisoir,maisellen’avait jamaisvuautantdechapeauxdecow-boy,desantiagsetdeceinturonsàboucleréunisdansunmêmelieu.Etlesfemmes?Ellesportaientaussidesbottesetdeschapeaux,maisentresescamaradesdelasororitéetlesautresfillesprésentes,lesminishortsetdébardeursultracourtsétaientpluscourantsquesurlecampuslepremierjourchaudduprintemps.OnauraitdituneconventionDaisyDuke2.Marciaetlesfillesétaientalléesfairedushoppingdansl’après-midi,etdanssonjeanetsonhautsansmanches,Sophiasesentaitmalfagotée.Elle sirotait son verre et se contentait d’observer, écoutant sans en perdre unemiette.Marcia avait

    suiviAshleyquelquesminutesplustôt,certainementpourparlerd’ungarçonqu’elleavaitrencontré.Laplupartdesautres fillesétaient réuniesparpetitsgroupes,maisSophiane ressentaitpas l’enviede sejoindreàelles.Elleavaittoujoursétésolitaire,etcontrairementauxautres,ellenevivaitpasselonlesrèglesduclub.Malgrélesbonnesamiesqu’elleyavaitrencontrées,elleavaithâtedetourner lapage.Plongerdanslavraieviel’effrayait,maisl’idéed’avoirsonappartementluifaisaitenvie.Elleimaginaitvaguementunloftenville,dansunquartierremplidepetitsrestaurantsetdecafés,sanssavoirsic’étaitréaliste.Envérité, un logementmiteux aubordd’unenationale àOmaha, dans leNebraska, aurait étépréférable à sa situation actuelle. Elle en avait assez de loger dans une association de filles, et passeulement parce que Chi Omega et Sigma Chi étaient de nouveau réunis. C’était la troisième annéequ’elle passait dans cet internat, et la vie en collectivité était de moins en moins excitante. Non,rectification.Dansunemaisonoccupéepar trente-quatre filles, l’excitationétaitpermanente, etmalgréses efforts pour s’en préserver, cette année ne s’annonçait pas plus paisible que les précédentes. Les

  • dernièresarrivantessetracassaientconstammentàproposdecequel’onpensaitd’elles,etdecequ’ilfallaitfairepourmonterengradedansleclassementdepopularité.Mêmequandelles’étaitjointeàl’organisationenpremièreannée,Sophiasemoquaitdetoutcela.Elle

    étaitdevenuemembreduclubenpartieparcequ’ellenes’entendaitpasavecsapremièrecamaradedechambre,etenpartieparcequetouteslesautresélèvesseruaientverscettesororité.Elleétaitcurieused’en découvrir les raisons, en particulier parce que la vie sociale deWake était largement dictée parl’alphabetgrec.ElleavaitrapidementrejointChiOmegaetverséundépôtdegarantiepourréserverunechambredanslamaison.Elles’étaitefforcéedejouerlejeu.Vraiment.Endeuxièmeannée,elleavaitbrièvementenvisagéd’en

    devenirunagentactif.MarciaavaitpoufféderiredèsqueSophiaavaitavancécetteidée,Sophiaavaitriàsontour,etellesn’enavaientplusparlé.C’étaittantmieux,carSophian’étaitpasfaitepourlerôledemeneuse.Mêmesielleavaitassistéàtouteslessoirées,àtouteslesréunionsformellesetobligatoires,elleavaitdumalàadhéreràlaphilosophieselonlaquelle«lasolidaritévachangervotrevie»,pasplusqu’ellenecroyaitque«toutevotrevie,vousrécolterezlesfruitsdevotreadhésionàChiOmega».Chaque fois qu’elle entendait ces slogans lors des réunions, elle avait envie de lever lamain pour

    demander à ses consœurs si elles croyaient sincèrement que l’enthousiasme qu’ellesmanifestaient aucours de la semaine grecque leur profiterait à long terme.Malgré tout lemal qu’elle se donnait, ellen’imaginaitpasunentretiend’embaucheoùunfuturemployeurluidemanderait:«JelisquevousavezparticipéàlachorégraphiequiapermisàChiOmegadeseplacerentêteduclassementdessororitésdel’année.Pourvousparlerfranchement,mademoiselleDanko,ilsetrouvequec’estexactementlegenredecompétencesquenousrecherchonspourcepostedeconservateurdemusée.»Etpuisquoiencore?Lavieassociativefaisaitpartiedesonexpérienced’étudianteetelleneregrettaitrien,maiscesannées

    nepouvaientpashonnêtementserésumeràlasororité.Mêmepasenpartie.Avanttout,elleétaitvenueàWakeForestpouracquérirdebonnesconnaissances,etsabourseluiimposaitdefairepasserlesétudesenpremier.Elles’yappliquait.Elle fit tourner sonverreentre sesmainsen réfléchissantà l’annéeprécédente.Enfin…presque,en

    toutcas.Le semestreprécédent, quandelle avait apprisqueBrian l’avait trompéepour la seconde fois, elle

    n’avaitplusétéqu’uneloque.Elleavaitétéincapabledeseconcentrer,etàl’approchedesexamensdefind’année,elleavaitdûbachoteràfondpourpréserversamoyennegénérale.Elleavaitréussi…depeu.Maisellen’avaitjamaistraversédepériodeplusstressantequecelle-làetelleétaitdéterminéeàcequecelanesereproduisejamais.SansMarcia,ellen’auraitpeut-êtrepassurvécuausemestre,etc’étaituneraison suffisante pour se féliciter d’avoir rejoint Chi Omega. Pour elle, la sororité était synonymed’amitié individuelle, pas d’une identité de groupe forcenée. Et à ses yeux, l’amitié n’était pas unequestiondeplacedansunclassementdepopularité.Ainsi,commeelles’yefforçaitdepuisledébut,ellecontinueraitàjouersonrôledanslamaisonjusqu’aubout,maissansenfaireplusquenécessaire.Elles’acquitteraitdesesfacturesetdesesdettesetignoreraitlesclansquiseformaientdéjà,enparticulierceuxpourquiêtreuneChiOmegareprésentaitlepointculminantdel’existence.DesclansquivénéraientdesgenscommeMary-Kate,parexemple.Mary-Kateétaitlaprésidentedel’association,etnonseulementelleaffichaitexagérémentsonmodede

    viesolidaire,maiselleenavaitlephysique:deslèvrespleinesetunnezlégèrementretroussé,unepeaunetteetuneossaturebiendessinée.Deplus,avecsonallurederentière–safamille,quiavaitfaitfortunedans le commercedu tabac, restait l’unedesplusprospèresde l’État –pour la plupart desgens, elleincarnait l’âme de la sororité. EtMary-Kate le savait. Pour l’instant, assise à l’une des plus grandes

  • tablesrondes,elleétaitentouréedesesadmiratrices,lesjeunessœursquivoulaientdevenircommeellequandellesseraientgrandes.Commetoujours,elleneparlaitqued’elle.–J’aienviedelaisserunetrace,vouscomprenez?expliquaitMary-Kate.Jesaisquejenepeuxpas

    complètementchangerlemonde,maisjepensequec’estimportantd’apportermacontribution.Jenny,DrewetBrittanyétaientsuspenduesàseslèvres.–Jetrouveçaformidable,approuvaJenny.C’étaituneélèvedesecondevenued’Atlanta,etSophia laconnaissaitassezpourqu’ellessedisent

    bonjourchaquematin,maissansplus.LacompagniedeMary-Katelatransportaitdejoie.–Vous savez, je n’ai pas l’intention d’aller enAfrique, àHaïti ou dans ce genre d’endroits, reprit

    Mary-Kate.Pourquoialleraussiloin?Monpèreditquelesoccasionsd’aiderlesautresenrestantcheznousnemanquentpas.C’estd’ailleurspourçaqu’ilamontésonassociationàbutcaritatif,etc’estpourçaque jevais travailler pour lui quand j’aurai terminémes études.Pour aider à régler lesproblèmeslocaux.Pourfairebougerleschosesici,enCarolineduNord.Savez-vousquedanscetÉtat,ilyadesgens qui n’ont pas de toilettes à l’intérieur de leur domicile ? Vous imaginez leur vie ? Avec dessanitairessurlepalier?C’estcegenredeproblèmesqu’ilfautrégler.–Attends,jenecomprendspas,intervintDrew.EllevenaitdePittsburghetportaitune tenuepresque identiqueàcelledeMary-Kate,ycompris les

    bottesetlechapeau.Tuveuxdirequelafondationdetonpèreconstruitdestoilettes?LessourcilssoigneusementépilésdeMary-KateformèrentunV.–Qu’est-cequeturacontes?–Lafondationdetonpère,tuasditqu’ellesechargeaitdeconstruiredestoilettes?Mary-KatepenchalatêtesurlecôtéetdévisageaDrewcommesielleétaittotalementidiote.–Safondationfinancelesétudesdesenfantsnécessiteux.Construiredestoilettes?D’oùtevientcette

    idéesaugrenue?Onseledemande,seditSophia,avecamusement.Peut-êtreparcequetuasparlédesanitairessurle

    palier?Etquec’estcequetoutlemondeacrucomprendre?Maisellesegardades’exprimeràhautevoix,devinantqueMary-Katen’apprécieraitpasl’ironie.Dèsqu’ilétaitquestiondesesgrandsprojetsd’avenir,Mary-Katen’avaitaucunsensdel’humour.Aprèstout,lefuturn’étaitpasunsujetàprendreàlalégère.–Maisjecroyaisquetuvoulaisprésenterlejournaltélé,s’offusquaBrittany.Lasemainedernière,tu

    nousasparléd’unepropositiondetravail.Mary-Katerejetalatêteenarrière.–Jenevaispaspouvoirl’accepter.–Maispourquoi?–C’étaitpouranimerlejournaldumatin.ÀOwensboro,dansleKentucky.–Etalors?demandal’unedesesplusjeunessœurs,manifestementdéconcertée.–Imagine!Owensboro?Tuasdéjàentenduparlerdelavilled’Owensboro?–Non.Lesfilleséchangèrentdesregardstimides.–Exactement,annonçaMary-Kate.Jen’iraipasàOwensboro,dans leKentucky.Cebledapparaîtà

    peinesurlescartesroutières.Etjenevaisquandmêmepasmeleveràquatreheuresdumatin.Enplus,commejel’aidit,j’aienviedefairequelquechosed’important.Ilyabeaucoupdegensdanslebesoinautourdenous.Çafaitlongtempsquej’ypense.Monpèredit…MaisSophianel’écoutaitdéjàplus.Pousséeparl’enviederetrouverMarcia,elleselevaetbalayala

    salleduregard.C’étaitbondédemonde,etçanefaisaitqueseremplirunpeuplusd’heureenheure.Elle

  • se faufila derrière ungroupede filles et celui des garçons avec lesquels elles parlaient, et s’aventuradanslafouleencherchantlechapeaudecow-boynoirdeMarcia.C’étaitperdud’avance.Leschapeauxnoirsétaient légion.Elle tentade se souvenirde lacouleurduchapeaud’Ashley.Beige?Fortedecedétail,ellepoursuivitsaquêteavecplusdeconvictionetlesrepérabientôt.Alorsqu’elles’avançaitverssesamies,slalomantentrelesgroupes,quelquechoseattirasonattention.Ouplusprécisémentquelqu’un.Elles’immobilisaetsetorditlecoupouravoirunmeilleurpointdevue.Engénéral,grâceàsagrande

    taille,onlelocalisaitfacilementdanslafoule.Maislamaréedechapeauxl’empêchaitdes’assurerquec’étaitbienlui.Malgréledoute,ellesesentitmalàl’aise.Elleserépétaqu’ellefaisaiterreur,quecen’étaitquelefruitdesonimagination.Maisc’étaitplusfortqu’elle,ellenepouvaitpassedétourner.Ellescrutatouslesvisagesententant

    d’ignorer son cœur qui se serrait douloureusement. Il n’est pas ici, se répétait-elle, mais au mêmemomentelle l’aperçutdenouveau, roulantdesmécaniquesdans la fouleencompagniededeuxde sesamis.Brian.Figéesurplace,ellelesvitsedirigerversunetablelibre,Briansefrayantuncheminàgrandscoups

    d’épaule,commesurunterraindecrosse3.Elleavaitdumalàycroire.ElleserépétaitImpossible!Tum’assuiviejusqu’ici?Ellesentitlefeuluimonterauxjoues.Elleétaitavecsesamies,endehorsducampus…Qu’avait-ilen

    tête?Elleluiavaitclairementaffirméqu’ellenevoulaitpluslevoir.Elleluiavaitditdansleblancdesyeuxqu’ellenevoulaitpas luiparler.Elle fut tentéedefoncerdroitsur luipour lui redireunefoisdeplus,bienenface,qu’entreeuxtoutétaitterminé.Maisellerenonça,convaincuequeçanechangeraitrien.Marciaavaitraison.Brianétaitcertainque

    s’ilparvenaitàluiparler,ellechangeraitd’avis.Parcequ’ilsecroyaitirrésistiblequandilusaitdesescharmes pour s’excuser platement. Après tout, elle lui avait déjà pardonné ses fautes par le passé.Pourquoipasunefoisdeplus?Elle fitdemi-touret se frayaunchemin jusqu’àMarcia, se félicitantde s’êtreéloignéedes tablesà

    temps.Ellepréféraitéviterdelevoirdéambulerenfeignantlasurpriseunefoisdevantelle.Carmalgrélesfaits,ellefiniraitparêtreperçuecommecelledesdeuxquin’avaitpasdecœur.Pourquoi?ParcequeBrianétaitleMary-Katedesafraternité.Entantquejoueurdecrossetypiquementaméricain,dotéd’unphysique extrêmement séduisant et d’un père investisseur fortuné, Brian s’imposait spontanément dansleurcerclesocial.Touslesmembresdesafraternitélevénéraient,etellesavaitd’expériencequ’il luisuffisaitdeclaquerdesdoigtspourquelamoitiédesfillessortentaveclui.Ehbien,qu’elleslegardent!Sophiasefaufilaentrelesfêtards,alorsquelegroupeterminaitunechansonetendémarraituneautre.

    Elle aperçutMarcia et Ashley. Près de la piste de danse, elles parlaient avec trois garçons en jeansmoulantsetchapeauxdecow-boys,quidevaientavoirdeuxansdeplusqu’elles.Sophiapoursuivitdanscettedirection,etaumomentoùelles’apprêtaitàsaisirlebrasdeMarcia,celle-cifitvolte-face,l’airunpeuabruti.Ouplusprécisémentivre.–Tiens,salut!articula-t-ellepéniblement.ElleattiraSophiaverselle.Lesgars,jevousprésentema

    camaradedechambre,Sophia.VoiciBrooksetTom…et…Marciaconsidéralegarçondumilieuenplissantlesyeux.–Commenttut’appelles,déjà?–Terry,répondit-il.–Salut,ditSophiaparautomatisme.

  • EllesetournaversMarcia.–Jepeuxteparlerseuleàseule?–Maintenant?fitMarcia,lessourcilsfroncés.ElledécochaunregardauxgarçonsavantdesetournerversSophia,sanscachersonagacement.–Qu’est-cequit’arrive?–Brianestici,sifflaSophia.Marcia la scruta longuement, comme pour s’assurer d’avoir bien entendu, avant d’acquiescer d’un

    geste.Elless’éloignèrentde lapistededanse.Lamusiqueétaitmoinsassourdissante,maisSophiadutmalgrétoutéleverlavoix.–Ilm’asuivie.Encore.Marciajetauncoupd’œilpar-dessusl’épauledeSophia.–Oùest-il?–Danslecoindestables,avectousceuxdel’école.IlestvenuavecJasonetRick.–Commentsavait-ilquetuseraisici?–Cen’estpasvraimentunsecret.Lamoitiéducampussavaitquel’onviendraitcesoir.PendantqueSophiafulminait,l’attentiondeMarciasereportasurl’undesgarçonsavecquielleétait

    auparavant,puiselledévisageaSophiaavecimpatience.–Bon…ilestici.(Ellehaussalesépaules.)Queveux-tufaire?–Jenesaispas,fitSophiaencroisantlesbras.–Est-cequ’ilt’avue?–Jenecroispas,dit-elle.Jen’aipasenviequ’iltentequoiquecesoit.–Tuveuxquej’ailleluiparler?–Non,refusaSophiaensecouantlatête.Enfait,jenesaispascequejeveux.–Alorsdétends-toi.Ignore-le.ResteavecAshleyetmoi.Nousneretourneronspasverslestables,et

    puisc’esttout.Ilvapeut-êtres’enaller.Ets’ilnoustrouve,jen’auraiqu’àledraguer.Pourledistraire.Ellesouritd’unairaguicheur.–Tusais,jeluiplaisaisbien,avant.Avanttoi,jeveuxdire.Sophiaserrasesbrascontresapoitrine.–Onferaitmieuxdes’enaller.Marciarejetasonidéed’unmouvementvague.–Comment?Nous sommesàuneheurede routeducampusetnousn’avonspasdevoiture.Onest

    venuesavecAshley,tutesouviens?Etçam’étonneraitqu’elleaitenviedepartir.Sophian’avaitpaspenséàcedétail.–Viens, on va prendre un verre, tenta de la persuaderMarcia.Ces gars vont te plaire. Ils sont en

    troisièmecycleàl’universitédeDuke.Sophiarefusad’ungeste.–Jenesuispasvraimentd’humeuràdiscuteravecdesgarçons.–Danscecas,qu’as-tuenviedefaire?Sophiaaperçutlecielnoiràl’autreboutdelagrange,etbrusquementelleeutenviedequittercelieu

    tropbondéquiempestaitlasueur.–Jecroisquej’aibesoindeprendrel’air.Marciasuivitsonregard,puisregardadenouveauSophia.–Tuveuxquejet’accompagne?–Non,çava.Jeteretrouveraiplustard.Restedanslecoin,d’accord?–Ouais,çamarche,acceptaMarciaavecunsoulagementévident.Maisjepeuxveniravectoi,si…

  • –Net’enfaispas.Jereviensvite.Marciapartitrejoindresesnouveauxamis,tandisqueSophiaselançaitdanslatraverséedelagrange

    et de la foule, qui devenaitmoinsdense àmesurequ’elle s’éloignait de la piste et desmusiciens.Aupassage, quelques hommes tentèrent d’attirer son attention, mais Sophia fit semblant de ne pas lesremarquer,refusantdeselaisserdistraire.Lesportesenboissurdimensionnéesétaientouvertes,etdèsqu’ellemitlepieddehors,unevaguedesoulagementl’envahit.Lamusiqueétaitmoinsforteetl’airvifdel’automneluifitl’effetd’unbaumerafraîchissant.Ellene

    s’était pas rendu compte de la chaleur extrêmequi régnait dans la grange.Elle regarda alentour, dansl’espoir de trouver un endroit où s’asseoir. Sur le côté s’élevait un chêne massif, dont les branchesnoueuses s’étiraient dans toutes les directions, et, de-ci, de-là, des grappes d’étudiants fumaient etbuvaient.Illuifallutunpetitmomentpourcomprendrequ’ilssetrouvaienttousàl’intérieurd’unevasteenceinteentouréedebarrièresenboisquisedéployaientdechaquecôtédelagrange.C’étaitunanciencorral.Iln’yavaitpasdetables.Lespetitsgroupesétaientrépartisausoletcontrelesbarrières.L’und’entre

    eux était perché sur ce qu’elle crut être une vieille roue de tracteur. Plus loin, sur le côté, un hommesolitaire portant un chapeau de cow-boy scrutait les pâturages environnants, le visage plongé dansl’ombre.Ellesedemandavaguementsiluiaussiétaitdel’universitédeDuke,maiselleendoutait.Sansraisonprécise,ellen’associaitpasleschapeauxdecow-boyàDuke.Ellesedirigeaversunespacevidelelongdelaclôture,àquelquespoteauxducow-boysolitaire.Au-

    dessus d’elle, le ciel était dégagé et la lune brillait par-dessus la rangée d’arbres lointaine. Elles’accoudaauboisbrutdelarambardeetadmiralepaysage.Surladroite,elledistingualesgradinsd’oùelleavaitassistéauconcoursdemontedetaureauxsauvagesunpeuplustôt.Justederrières’étalaientdespâturagesclosdanslesquelsétaientenferméeslesbêtes.Silescorralsn’étaientpaséclairés,leslumièresdel’arènedonnaientuneallurespectraleauxanimaux.Derrièrelesenclos,vingtàtrentepick-upétaientgarés,etleurspropriétairessetenaientàcôté.Deloin,ellepercevaitleboutincandescentdescigarettesetleclaquementdesbottes.Ellesedemandaàquoiservaitcelieuendehorsdesconcoursdetaureaux.Accueillait-il des manifestations équestres ? Des exhibitions canines ? Des foires agricoles ? Autrechose?Ladésolationetladégradationdeslieuxsuggéraientqu’ilsétaientinoccupéslaplupartdutemps.La grange branlante renforçait cette impression,mais qu’en savait-elle ?Elle était née et avait grandidansleNewJersey.C’estcequeMarciaauraitdit,entoutcas.Ellelerépétaitdepuisleurpremièreannée,etSophiaavait

    trouvécelaamusantaudébut,puisdemoinsenmoins,maisc’étaitàprésentcommeuneblaguerécurrenteentre les deux amies.Marcia était originaire de Charlotte, née et élevée à quelques heures deWakeForest.Sophiasesouvenaitencoredel’airabasourdideMarciaquandelleavaitapprisqu’ellevenaitdeJerseyCity. Si Sophia lui avait annoncé qu’elle débarquait deMars, sa réaction n’aurait pas été plusvive.Sophia devait admettre que l’attitude de Marcia n’était pas totalement injustifiée. Leurs histoires

    étaientdiamétralementopposées.Marciaétaitladeuxièmed’unefamillededeuxenfants.Sonpèreétaitchirurgienorthopédiqueet samèreavocatespécialiséedans lesproblèmesd’environnement.SonfrèreaînéétaitendernièreannéededroitàVanderbilt,etsisafamillen’entraitpasdanslalisteForbes,elleappartenait assurément à la classe supérieure. C’était le genre de fille qui avait pris des coursd’équitation et de danse quand elle était petite et reçu une Mercedes décapotable pour sa majorité.Sophia, quant à elle, était fille d’immigrants. Samère était française et son père slovaque. Ils étaientarrivésdanscepaysavectouteleurfortuneenpoche.Malgréleuréducation–sonpèreétaitchimisteetsamèrepharmacienne–,leurmaîtrisedel’anglaisétaitlimitée,etpendantlongtempsilsn’avaientobtenu

  • quedespostessubalternes,vivantdansdesappartementsminusculesetdélabrésjusqu’àcequ’ilsaientsuffisammentd’économiespourouvriruneépicerie fine.Surcesentrefaites, ils avaient eu trois autresenfants.Sophiaétaitl’aînée,etelleavaittoujourstravailléavecsesparentsàlaboutiqueaprèsl’écoleetleweek-end.Les affaires allaient modérément bien, suffisamment pour subvenir aux besoins de la famille, mais

    jamaisplus.Commelaplupartdesbonsélèvesdesaclasse,jusqu’àquelquesmoisavantlesexamens,elleavaitprévud’alleràRutgers.ElleavaitpostuléàWakeForestsuruncoupde tête,parcequesonconseillerd’orientationle luiavaitsuggéré,mêmesiellen’enavaitpas lesmoyens,sibienqu’elleneconnaissait riend’autredecetétablissementque lesbellesphotosdusitede l’université.Àsagrandesurprise,WakeForestluiavaitoffertuneboursecouvrantlesfraisd’inscription,etenaoût,SophiaavaitprisunbusdansleNewJerseyetembarquépourunedestinationvirtuellementinconnue,oùelledevaitpasserl’essentieldesquatreannéessuivantes.Ç’avaitétéunebonnedécision,d’unpointdevuescolaire,dumoins.L’écoledeWakeForestétaitplus

    petite que celle de Rutgers, ce qui impliquait que les classes l’étaient aussi, et les professeurs dudépartement d’histoire de l’art étaient des passionnés qui aimaient enseigner.Elle avait déjà passé unentretienpourdécrocherunstageaumuséed’ArtdeDenver(et,non,onneluiavaitposéaucunequestionsursonrôleauseindeChiOmega),quiselonelles’étaitbiendéroulé,bienqu’ellen’aitpasencoreeuderéponse. L’été précédent, elle avait réussi à mettre suffisamment d’argent de côté pour s’offrir sapremière voiture. Rien d’excessif, une Toyota Corolla de onze ans, avec plus de cent soixante millekilomètresaucompteur, laportièrearrièrecabosséeetunecertainenombred’égratignures–maispourSophia,quis’étaittoujoursdéplacéeàpiedouenbus,c’étaitunelibérationdepouvoiralleretveniràsaguise.Accoudéeàlabarrière,ellegrimaça.Enfin,saufcesoir.Maisc’étaitsafaute.Elleauraitpuconduire,

    mais…Pourquoiavait-ilfalluqueBriansoitlà,cesoir?Qu’avait-ilimaginé?Pensait-ilréellementqu’elle

    oublierait ce qu’il lui avait fait, pas une fois, ni deux, mais trois ? S’était-il attendu à ce qu’elle lereprenneaussifacilementqueparlepassé?Pour être honnête, il ne luimanquait pas. Elle ne lui pardonnerait pas, et s’il ne l’avait pas suivie

    partout,ellen’auraitpaspenséuneseulesecondeàlui.Pourtant,ilarrivaitencoreàluigâchersasoirée,etcelal’ennuyait.Parcequ’ellenefaisaitrienpourl’enempêcher.Parcequ’elleluiaccordaitcepouvoirsurelle.Ehbienc’estfini,décida-t-elle.Elleallaitretournerdanslagrange,rejoindreMarcia,Ashleyetces

    garçons de Duke, et tant pis si Brian demandait à lui parler. Elle l’ignorerait. Et s’il cherchait àl’empêcherdepasserunbonmomentavecsesamies?Peut-êtrequ’elleembrasserait l’undesgarçonspourluiprouverqu’elleavaittournélapage.Pointfinal.Souriantàcetteidée,elleseretournavivement,heurtaquelqu’unetfaillitperdrel’équilibre.–Oh,excusez-moi,fit-elleautomatiquementencherchantàsereteniràcequ’elleavaitsouslamain.

    Sapaumetombamalencontreusementsursontorse,etellelevalesyeux.Dèsqu’ellelereconnut,ellefitquelquespasenarrière.–Wah,ditBrianenlarattrapantparlesépaules.Après avoir retrouvé l’équilibre, elle dressa un rapide bilan de cette désagréable situation, si

    prévisible. Il avait fini par la coincer. Ils étaient face à face, seuls.Exactement cequ’elle cherchait àéviterdepuisleurrupture.Génial.–Désolédesurgirdanstondos.CommeMarcia, son élocution était laborieuse, ce qui ne l’étonna pas. Brian ne ratait jamais une

  • occasiondepicoler.–Jenet’aipastrouvéeverslestables,etj’avaislesentimentquejetudevaisêtre…–Queveux-tu,Brian?demanda-t-elleenluicoupantlaparole.Le ton de sa voix le fit tressaillir. Mais comme toujours, il se reprit rapidement. C’était toujours

    commeçaaveclesrichesetlesenfantsgâtés.–Jeneveuxrien,déclara-t-ilenenfonçantlamaindanslapochedesonjean.Levoyantchanceler,ellecompritqu’ilétaittellementivrequ’iln’allaitpastarderàs’effondrer.–Alors,pourquoies-tulà?–Jet’aivuetouteseuledehorsetjesuisvenuvoirsitoutallaitbien.Il inclina la tête pour jouer son numéro d’homme au grand cœur,mais ses yeux injectés de sang le

    rendaientpeucrédible.–J’allaistrèsbienavantquetun’arrives.Ilhaussalessourcils.–Tuesdureavecmoi.–Jen’aipaslechoix.Tumetraquespartoutoùjevais.Il hocha la tête, reconnaissant par ce geste qu’elle disait vrai. Et, bien sûr, pour lui signifier qu’il

    acceptaitsondédain.C’étaitlecandidatidéalpourtournerdansunevidéointituléeQuefairepourquevotreexpetite-amievouspardonne…encore?–Jesais,répondit-ilàpointnommé.Jesuisdésolé.–Vraiment?Ilhaussalesépaules.–Jen’avaispasenviequenotrehistoireseterminedecettefaçon…etjevoulaistedireàquelpoint

    j’aihontepourtoutcequis’estpassé.Tuneleméritaispas,etjenepeuxpastereprocherd’avoirrompu.Jesuisconscientd’avoir…Sophiasecoualatête,déjàlassedel’entendre.–Pourquoifais-tuça?–Pourquoijefaisquoi?–Ça,dit-elle.Tonpetitnumérobidon.Merejoindreici,aveccetairpitoyable,fairesemblantd’être

    désolé.Queveux-tu?Saquestionsemblaleprendredecourt.–J’essaiesimplementdem’excuserd’avoir…–D’avoirfaitquoi,aujuste?demanda-t-elle.Dem’avoirtrompéepourlatroisièmefois?Oud’avoir

    passétontempsàmementirdepuisledébut?Ilbattitdespaupières.–Arrête,Sophia,dit-il.Nesoispascommeça.Jen’airienplanifié.Seulement,jen’aipasenviequetu

    passesl’annéeentièreàcroirequetudoism’éviter.Nousavonspartagétropdechosespourenarriverlà.Mêmes’ilbutaitsurquelquesmots,ilavaitl’airpresquecrédible.Presque.–Tun’asriencompris.Ellesedemandasincèrements’ilpensaitobtenirsonpardon.–Jesaisquejen’aipasàt’éviter.Maisj’enaienvie.Illafixaduregard,totalementconfus.–Pourquoitecomportes-tuainsi?–C’estuneblague?–Quand tu as rompu, j’ai compris que j’avais fait la plus grosse bêtise dema vie. Parce que j’ai

    besoindetoi.Tumefaisdubien.Grâceàtoi,jesuisdevenuunepersonnemeilleure.Etmêmesinousne

  • pouvons plus être ensemble, j’aimerais que l’on arrive à se voir, à discuter de temps en temps. Justediscuter.Commeavant.Avantquejefoutetoutenl’air.Elle ouvrit la bouche, prête à répliquer, mais l’insolence de Brian la laissa sans voix. Croyait-il

    honnêtementqu’ellepuisseselaissercharmerparlesmêmesexcuses?–Allez,dit-ilens’apprêtantàluiprendrelamain.Allonsprendreunverreetbavarder.Onpeuts’en

    sortir…–Nemetouchepas!s’écria-t-elled’unevoixcoupante.–Sophia…Ellelongealabarrièreets’éloignadelui.–J’aidit,nemetouchepas!Pour la première fois, elle perçut un éclat de colère dans ses yeux aumoment où il s’avança pour

    s’emparerdesonpoignet.–Calme-toi…Elletirasursonbras,tentantdesedégager.–Lâche-moi!Loindel’écouter,ilserapprochaaupointqu’ellesentitlesrelentsdebièredesonhaleine.–Pourquoifaut-iltoujoursquetufassesunescène?demanda-t-il.Tout en se débattant, elle leva les yeux sur lui, glacée d’effroi. Ce n’était pas le Brian qu’elle

    connaissait.Ilfronçaitdurementlessourcils,aupointquedesridessecreusaientautourdesesyeuxetquesamâchoirependait,molleetinforme.Paralysée,elleinclinalebusteenarrièrepouréchapperàsonsouffle chaud et saccadé. Plus tard, elle ne se souviendrait que de cette peur qui la figeait sur place,jusqu’àcequ’unevoixrésonnederrièreelle.–Tudevraislalâcher,ditl’homme.BrianlevalatêtepuisreportasonattentionsurSophia,resserrantsonemprise.–Ondiscute,c’esttout,grommela-t-ilentresesdentsserrées,lamâchoirefrémissante.– Je n’ai pas l’impression que vous soyez juste en train de parler, déclara l’inconnu. Et je ne te

    demandepasdelalâcher,jetedisdelefaire.Lavoixétaitclairementmenaçante,maiscontrairementauxéchangessaturésd’adrénalineauxquelsil

    étaitarrivéàSophiad’assisterdanslesfraternités,l’hommeparaissaitcalme.Briansentitd’instinctledanger,maisneparutpasintimidépourautant.–Jecontrôlelasituation.Occupe-toidetesaffaires,d’accord?– C’est ta dernière chance, répondit la voix. Ça m’ennuierait d’avoir à te faire mal. Mais je

    n’hésiteraispasàlefaire.Trop angoissée pour se retourner, Sophia ne put s’empêcher de remarquer les spectateurs qui

    commençaientàsetournerverseux.Ducoindel’œil,ellevitdeuxhommesseleverdupneudetracteuretfairequelquespasdansleurdirection.Deuxautressautèrentdelabarrière,levisagedissimuléparlesbordsdeleurschapeaux.Quandillesremarqua,unelueurd’hésitationtraversalesyeuxrougisdeBrian,puisillançaunregard

    mauvaisderrièreSophia,àl’hommequivenaitdeparler.–Quoi?Tuasappelétescopains,enplus?–Jen’aipasbesoind’euxpourm’occuperdetoi,affirmal’inconnud’unevoixneutre.Ce commentaire fit réagir Brian, qui écarta Sophia, relâchant son bras qu’il tenait fermement. Il

    esquissaunpasverslavoix.–Sérieusement,c’estcequetuveux?Dès qu’elle se retourna, Sophia comprit d’où provenait l’attitude orgueilleuse deBrian. Ilmesurait

  • près de deux mètres et pesait quatre-vingt-dix kilos. Il s’entraînait à la salle de gym cinq fois parsemaine.Faceà lui, l’inconnu touten longueur faisaitquinzecentimètresdemoinsquesonadversaire.Sonchapeaudecow-boysemblaitavoirconnudesjoursmeilleurs.–Laissetomber,ditlecow-boyenreculantd’unpas.Iln’yaaucuneraisond’aggraverlasituation.Brian l’ignora.Avecunevivacitéétonnante, ilplongeasursonvis-à-visde taillemoyenne, lesbras

    écartés,décidéà le renverser.Pour l’avoirvuunequantité innombrablede foisplaquerdes joueurs àterresurleterraindecrosse,Sophiareconnutlemouvement.Ellesavaitexactementcequiallaitsuivre:Brianallaitbaisserlatêteetpoussersursesjambes,pourquel’hommes’abattecommeunarbrescié.Etpourtant…siBriannelasurpritpasparsongeste,çaneseterminapascommed’habitude.AumomentoùBrianl’atteignait,l’inconnugardaunejambeimmobileetsepenchasurlecôtéopposé.Iltenditlesbraspourretournerl’élandeBriancontreluietledéstabiliser.Unesecondeplustard,Briangisaitlenezdanslapoussière,labotteérafléedesonadversaireposéesursanuque.–Maintenant,tuvastecalmer,ordonnalecow-boy.Briansedébattitsouslabotte,décidéàseredresser.Maisd’unsautrapide,toutengardantfermement

    unpiedplantédanslanuquedeBrian,lecow-boyécrasadel’autrelesdoigtsdugarçon.Parterre,Briandégageasamainenhurlant,tandisquelasemellesefaisaitplusduredanssoncou.–Arrêtedebouger,situneveuxpasaggravertoncas.L’hommeparlaitclairementetlentement,commes’ils’adressaitàunimbécile.Choquée par la rapidité des événements, Sophia considérait le cow-boy, les yeux écarquillés. Elle

    reconnutenluilesolitairequisetenaitprèsdelabarrièrequandelleétaitsortiedelagrange,etsefitlaréflexion qu’il ne l’avait pas regardée une seule fois. Il semblait préférer se concentrer sur sa botte,commes’ilmaîtrisaitunserpentàsonnettedansuncanyon.Cequ’ilfaisait,d’unecertainefaçon.Àsespieds,Brianrecommençaàsedébattre.L’hommeécrasasesdoigtsencoreunpeuplus,toutenle

    plaquant au sol de son autre botte. Brian poussa un gémissement étouffé et son corps s’immobilisaprogressivement.Cenefutqu’àcetinstantquelecow-boyposalesyeuxsurSophia,desyeuxd’unbleuperçantsousleslumièresartificiellesduparc.–Situveuxt’enaller,proposa-t-il,jemeferaiunejoiedeleretenirunmoment.Ilavaitparléavecdétachement,commesicegenredesituationfaisaitpartiedesonquotidien.Pendant

    qu’ellecherchaituneréponseappropriée,elleremarqualesmèchesdecheveuxchâtainsquidépassaientdesonchapeauetconstataqu’iln’étaitpasbeaucoupplusâgéqu’elle.Illuiétaitvaguementfamilier,etpasseulementparcequ’ellel’avaitvuprèsdelabarrièreunpeuplustôt.Ellel’avaitvuailleurs,peut-êtreàl’intérieur,maiscetteexplicationnelasatisfaisaitpas.Ellen’arrivaitpasàleresituer.–Merci,dit-elleenseraclantlagorge.Çavaaller.Ausondesavoix,Brianrecommençaàsetortiller;unefoisdeplus,samainfutmaîtriséedansuncri

    dedouleur.–Tuessûre?demandalecow-boy.Ilal’airunpeuénervé.C’est peu dire, songea-t-elle, Brian étant sans aucun doute furieux. Malgré elle, elle sourit

    discrètement.–Jecroisqu’ilacomprislaleçon.Lecow-boysemblasoupesersaréponse.–Tupourraispeut-êtrevoir cequ’il enpense, suggéra-t-il, en repoussant sonchapeaude son front.

    Justepourêtresûre.Ellesesurpritàluisourire,avantdesepencherversBrian.–Alors,tuvasmelaissertranquillemaintenant,Brian?Ilpoussauncriétouffé.

  • –Dis-luidemelâcher!Jevaisletuer…Lecow-boy soupira, appuyant toujours plus sur la nuquedeBrian.Cette fois, sonvisage s’enfonça

    durementdanslapoussière.Elleconsultalecow-boyduregard,puiss’adressaàBrianunenouvellefois.–Jedoisprendreçapourunouioupourunnon,Brian?demanda-t-ellecalmement.Lecow-boyeutunrire,révélantunerangéerégulièrededentsblanchesetunsourireenfantin.Bienqu’ellenelesaitpasremarquésplustôt,quatreautrescow-boyss’étaientplacésautourd’eux,et

    Sophiatrouvaquecetincidentdevenaitdeplusenplussurréaliste.Elleavaitl’impressiond’avoiratterrisurletournaged’unvieuxwestern,etbrusquement,ellesutoùelleavaitvucecow-boyavantcetinstant.Pasdanslagrangeendébutdesoirée,maisaurodéo.C’étaitceluiquiétaitlàpourleplusgrandplaisirdesyeux,selonlesmotsdeMarcia.Lecavalierquiavaitraflétouslesprix.–Çava,Luke?demandal’undesescamarades.Besoind’uncoupdemain?Lecow-boyauxyeuxbleussecoualatête.–Jemaîtriselasituationpourl’instant.Maiss’iln’arrêtepasdegesticuler,ilvaseretrouveravecle

    nezcassé,queçaluiplaiseounon.Elleleregarda.–Tut’appellesLuke?Ilconfirmad’unsignedetête.–Ettoi?–Sophia.Ilsoulevaleborddesonchapeau.–Ravidefairetaconnaissance,Sophia.Souriantàbellesdents,ilbaissalatêteversBrian.–TuvaslaisserSophiatranquille,sijet’autoriseàterelever?Vaincu,Briancessadebouger.Lentement,maissûrement,lapressionsursanuques’atténuaetBrian

    tournaprudemmentlatête.–Enlèvetabottedemoncou!gronda-t-il,d’unevoixàlafoisassuréeetcraintive.Sophiapassad’unpiedàl’autre.–Tudevraislelaisserserelever,jecrois,dit-elle.Réagissant du tac au tac, Luke retira son pied et s’écarta. Brian bondit aussitôt sur les siens,

    visiblementcrispé.Sonnezetsajoueétaientéraflés,etilavaitdelaterredanslesdents.Tandisquelecercledesparticipantsaurodéoseresserraitautourdelui,Briansetournatouràtourverschacundeshommes,satêtevirantdedroiteàgauche.Malgrésonétatd’ébriété,iln’étaitpasidiot,etaprèsavoirregardéSophiadetravers,ilesquissaun

    pasenarrière.Lescinqcow-boysnebougèrentpas,commesilasuiteleurétaitindifférente,maisSophiasavaitquecen’étaitqu’une illusion.QuoiquefasseBrian, ilsétaientprêtsà lecontrer,mais il reculad’unautrepasavantdepointerundoigtmenaçantversLuke.–Onn’enapasencorefini,toietmoi,tum’entends?cracha-t-il.IllaissapasserquelquessecondesavantdeseconcentrersurSophia.Sesyeuxreflétaientdelacolère,

    maisaussiunsentimentdetrahison,etsansrienajouter,ilfitvolte-faceetretournadanslagrange.1.Lessororités,développéesenréponseauxfraternitésouconfrériesaméricaines,sontdesassociationsquioffrentenparticulieruntoit

    aux étudiantes.Celles-ci doivent en retour suivre des règles de vie collective précises.Ces organisations sont désignées par les lettres del’alphabetgrec.

    2.Sex-symboldelasérieShérif,fais-moipeur,caractériséeparsesminishortsetsonairnaïf.3.Sportd’origineamérindienne,aucoursduquelonpousselaballedanslebutadverseàl’aided’unecrosse.

  • 3

    Luke

    Entempsnormal,ilnes’enseraitpasmêlé.Aprèstout,ilsuffisaitd’allerprendreunverredansunbarpourseretrouverconfrontéàcegenrede

    scénario,etl’enchaînementdesévénementsétaitsiprévisiblequec’enétaitpresqueridicule:uncouplepasseunebonnesoiréedansunbar,devantunverreoudeux–tropchargésenalcool–,etunedisputeéclate.L’unhurlesurl’autre,lesecondrépondenbraillant,lacolèremonteenflèche,etneuffoissurdix,l’hommefinitparretenirlafille.Parlamain,lepoignetoul’avant-bras,peuimporte.Etensuite?C’étaitlàqueçasecompliquait.Quelquesannéesplustôt,alorsqu’ilparticipaitàunrodéoàHouston,

    il s’était retrouvédansune situation similaire. Il était allédécompresserdansunpetitbardequartier,quanduncoupleavaitcommencéàsechamailler.Auboutd’uneminutedereproches,ilsenétaientvenusauxmains,etLukeétaitintervenulàaussi–saufquel’hommecommelafemmes’étaientalorsretournéscontrelui,chacunluicriantdeleurficherlapaixetdes’occuperdesesoignons.Etsanslui laisserletempsderéagir,lafemmeluiavaitsautéauvisage,l’avaitgrifféetluiavaittirélescheveuxpendantqu’ilsebagarraitaveclemari.Heureusement,iln’yavaitpaseudegrosdégâts,d’autress’étaientrapidementinterposéspourséparerletrio.Lukeétaitsortiensecouantlatête,jurantqueplusjamaisilnesemêleraitdesaffairesdesautres.Aprèstout,s’ilsavaientenviedesecomportercommedesimbéciles,pourquoilesenempêcher?C’étaitexactementcequ’ilavaiteul’intentiondefairedanslecasprésent.Audépart,iln’avaitmême

    paseuenviedes’attarderàlasoiréeaprèslerodéo,maissescamaradescavaliersl’avaientpersuadédevenirfêtersonretouretdetrinqueràsavictoire.Aprèstout,ilavaitfinipargagnerleconcours,àlafoisleshort-go4etl’all-around5.Nonpasparcequ’ilavaitparticulièrementbienmonté les taureaux,maissimplement parce que personne n’avait tenu jusqu’au bout lors de la finale.En résumé, il avait gagnéfautedecombattants,maisparfoisçaseterminaitainsi.Il était content que personne n’ait remarqué que sesmains tremblaient avant d’entrer en piste. Ces

    tremblements,c’étaitunepremièrepour lui,etmêmes’ilcherchaitàseconvaincrequ’ilsétaientdusàune interruption prolongée, il en connaissait la vraie raison. Sa mère aussi, et elle avait clairementaffirmé qu’elle s’opposait à son retour dans l’arène. Depuis qu’il avait fait allusion à son désir dereprendrepartauxtournois, l’atmosphèreétait tendueentreeux.D’ordinaire, il l’appelaitdès lafindurodéo, mais pas ce soir. Elle se moquait de savoir s’il avait gagné. Il avait préféré lui envoyer unmessagepourl’informerqu’ilallaitbien.Ellen’avaitpasrépondu.Aprèsquelquesbières,ilsentaitàpeines’estomperlegoûtacidedelapeur.Suiteàsesdeuxpremiers

    passages, ils’était retirédanssonpick-up,poussépar lebesoind’êtreseuletderetrouversoncalme.Malgré un bon classement, il avait envisagé d’abandonner. Mais après avoir étouffé cette réaction

  • instinctive,ilavaitparticipéàladernièreépreuvedelajournée.Ilavaitentendul’animateurévoquersesblessuresetlecongéqu’ilavaitdûprendre,pendantqu’ilsepréparaitderrièrel’arène.Letaureauqu’ilavaitmonté–PumpandDump,untaureauclassé–s’étaitmisàtournoyersurlui-mêmeenbondissantentoutsensdèsl’ouvertureduportail,etLukeavaiteubeaucoupdemalàs’accrocherletempsnécessaire.Aprèsqu’ilsefutlibérédelasangledemaintien,l’atterrissageavaitétéviolent,maisiln’avaitpasétéblesséetavaitsaluédesonchapeaulafouleenthousiaste.Ensuite,ilavaiteudroitàdestapesdansledosetàdesfélicitations,ettantdegensvoulaientluioffrir

    unverrequ’iln’avaitpaspus’enaller.Detoutefaçon,iln’étaitpasprêtàrentrerchezlui.Ilavaitbesoindedécompresser,derejouerleconcoursdanssatêtecommeàl’accoutumée.Danssonimagination,illuiétaittoujourspossibled’apporterlesmodificationsqu’iln’avaitpaspuappliquerpendantlamonte,etilavaitbesoindedécortiquerchaqueétapepourprogresser.Bienqu’ilaitgagné,sonsensde l’équilibres’étaitaltéré.Illuirestaitencoreunlongcheminàparcourir.Ilrefaisaitmentalementsonsecondpassage,quandilavaitremarquélafillepourlapremièrefois.Il

    était difficile de ne pas admirer sa cascade de cheveux blonds et son regard intense. Il avait eu lesentimentque,commelui,elleétaitperduedanssespensées.Elleétaitmignonne,maiscen’étaitpastout.Sonairsainetnaturellaissaitprésagerqu’ellerestaitlamêmeenjean,chezelleouenrobedesoirée.Ellen’avaitriend’unepoupéeparéedanslebutdeséduireuncow-boy.Cesfillesétaientcommunesetfacilesàtrouver.Deuxd’entreelless’étaientglisséesàcôtédeluiunpeuplustôtdanslagrangepourfaire les présentations, mais elles ne l’intéressaient pas. Au cours des dernières années, il avait euquelques aventures d’une nuit, suffisamment pour savoir qu’elles lui laissaient inévitablement unsentimentdevide.En revanche, la fille accoudée à la barrière avait éveillé sa curiosité. Elle n’était pas comme les

    autres,mêmes’iln’arrivaitpasàdéfinircequiladistinguaitdelamoyenne.Peut-êtresonregardperdudanslevague,cetinstantderelâchementdanslequelelleavaitsemblépresquevulnérable.Çan’avaitpasd’importance,carsurlemoment,cedontelleavaitbesoin,c’étaitsurtoutd’unami.Ilavaitsongéàallerluiparler,maisavaitrejetécetteidéepourseconcentrersurlestaureauxauloin.Malgrél’éclairagedel’arène,ilfaisaittropnoirpourdistinguertouslesdétails,maiscelanel’avaitpasdissuadédechercherBigUglyCritter.Ilsétaientliéspourtoujours,etilsedemandaitsiletaureauavaitdéjàétéchargédanslecamion. Il doutait que le propriétaire ait prévu de passer la nuit sur la route, ce qui voulait dire quel’animalétaitencorelà,maisilluiavaitfalludutempspourlelocaliser.Pendant qu’il observait Big Ugly Critter, l’ex-petit ami ivre avait surgi derrière la fille. Il était

    impossibledenepasentendreleurconversation,mêmedeloin,maissurlemomentils’étaitrappelésadécisiondenepassemêlerdeshistoiresdesautres.Et iln’auraitpasbougé,sicetteénormebrutenel’avaitattrapéeparlebras.Àcestade,ilétaitmanifestequ’ellenevoulaitpasdiscuteraveclui,etquandlacolèredelajolieblondes’étaitmuéeenpeur,Lukes’étaitinstinctivementapproché.Ilétaitconscientquesadécisionallaitprobablementse retournercontre lui,mais toutens’avançantverseux, il l’avaitrevuecommeelleétaitunpeuplustôtetavaitcomprisqu’iln’avaitpaslechoix.

    ***

    Luke regarda l’ex-petit ami ivredécamperet remercia sescamaradesd’avoirproposé leuraide. Ils

    disparurentl’unaprèsl’autre,sibienqueLukeetSophiarestèrentseuls.Au-dessus d’eux, les étoiles s’étaient multipliées dans le ciel d’ébène. Dans la grange, le groupe

    termina une chanson et entama la suivante, un vieux classique de Garth Brooks. Poussant un profond

  • soupir,Sophiadesserralesbras.Labriseautomnalesoulevadoucementsescheveuxaumomentoùellesetournaverslui.–Jesuisdésoléequetutesoisretrouvémêléàcettehistoire,maisjetiensàteremercierpourceque

    tuasfait,ditSophia,l’airunpeuennuyée.Maintenantqu’ilsetenaitprèsd’elle,Lukeremarqualevertpeuordinairedesesyeux,sonélocution

    fluideetprécise,sonaccentquiévoquaitdesvilleslointaines.Pendantuninstant,ilrestamuet.–Jesuiscontentd’avoirput’aider,réussit-ilfinalementàdire.Ilsetutetelleglissaunemèchedecheveuxderrièresonoreille.–Il…n’estpastoujoursaussidément,pasautantquetudoisl’imaginer.Onestsortisensemblependant

    unmomentetiln’estpascontentquej’aierompu.–C’estcequej’aicrucomprendre.–Tuas…toutentendu?Sonvisageexprimaitunmélanged’embarrasetdelassitude.–C’étaitdifficiledefaireautrement.Ellepinçaleslèvres,gênée.–C’estbiencequejepensais.–Siçapeuttesoulager,jeteprometsdetoutoublier,proposa-t-il.Elleéclatad’unriresincère,danslequelilcrutdevinersonsoulagement.–Moiaussi,jevaisfairedemonmieuxpourtoutoublier,dit-elle.Jesouhaiteseulement…Commeellelaissaitlafindesaphraseensuspens,Lukesepermitd’allerauboutdesapensée.–Àmonavis,c’estbeletbienterminé.Aumoinspourcesoir.Elles’accordaunmomentderéflexionpendantlequelelleexaminalagrange.–Jel’espèrefortement.Lukegrattalaterredupied,commes’ilcherchaitàdéterrerlaphrasesuivante.–Jesupposequetesamissontàl’intérieur.LeregarddeSophiabalayalessilhouettesquisepressaientdevantlesportesdelagrangeetau-delà.–Jesuisvenueavectoutunpetitgroupe,expliqua-t-elle.JeviensdeWakeForrest,etmacolocataire

    delasororitéadécidéquej’avaisbesoind’unesortieentrefilles.–Ellesdoiventsedemanderoùtues.–J’endoute,répondit-elle.Elless’amusenttroppourpenseràmoi.Perchée sur une longue branche de l’un des arbres bordant le corral, une chouette hulula, et ils se

    retournèrentdeconcert.–Tuveuxquejeteraccompagneàl’intérieur?Aucasoùilt’embêteraitencore,jeveuxdire?Ellelesurpritensecouantlatête.–Non.Jepensequec’estmieuxqueturestesdehorsunpetitmoment.LetempsqueBriansecalme.Il ne se calmera que s’il arrête de boire, songea Luke. Laisse tomber. Ça ne te regarde pas, se

    rappela-t-ilàl’ordre.–Tupréfèresquejetelaisse?Unelueurd’amusements’allumadanslesyeuxdelajeunefemme.–Pourquoi?Jet’ennuie?–Non,dit-ilensecouantlatête.Pasdutout.C’estjustequejenevoulaispas…–Jerigole.Elle s’approcha de la barrière en bois et s’y accouda. Penchée en avant, elle se tourna vers lui en

    souriant.Lukehésitaavantdelarejoindre.Elleadmira lavue, lescollines lointaineset leurscourbesdoucessicommunesdanscettepartiede

  • l’État.Luke ladévisagea en silence, remarqua lepetit cloud’oreillequiornait son lobe, et chercha àcomblerlesilence.–Tuesenquelleannée,àl’université?demanda-t-ilfinalement.Ilsavaitquecettequestionétaitniaise,maisiln’avaitrientrouvédemieux.–Jesuisentroisièmeannée.–Çafaitquetuas…vingt-deuxans?–Vingtetun.Ettoi?demanda-t-elleensetournantàmoitiéverslui.–Jesuisplusvieux.–Pasdebeaucoup,jedirais.Tuesalléàlafac?–Cen’étaitpastropmontruc.Ilhaussalesépaules.–Etmonterdestaureauxsauvages,c’esttonmétier?–Enpartie,répondit-il.Quandj’arriveàresterdessus.Maisilyadesmomentsoùjenesuisqu’un

    jouetaveclequels’amuseletaureau,jusqu’àcequelaclochem’autoriseàredescendre.Ellehaussalessourcils.–Jet’aitrouvéplutôtimpressionnantaujourd’hui.–Tutesouviensdemoi?–Biensûr.Tuesleseulàlesavoirtousmontés.Tuasgagné,non?–Lasoiréeaétéplutôtbonne,admit-il.Ellepressasesmainsl’unecontrel’autre.–Tut’appellesLuke…–Collins,précisa-t-il.–C’estça,dit-elle.Leprésentateuralonguementparlédetoiavanttonarrivée.–Et?–Pourêtrehonnête,jen’aipasététrèsattentive.Ilfautdirequ’endébutdesoirée,jenesavaispasque

    tuvoleraisàmonsecours.Il chercha à déceler une note de sarcasme dans sa voix, mais n’en trouva pas, et cela le surprit.

    Pointantlepouceverslarouedetracteur,ilcrutbond’ajouter:–Lesautresaussisontvenusproposerleuraide.–Maisilsnesontpasintervenus.Tuesleseulàavoiragi.Elleluilaissaletempsdesaisirlaportéedesaremarque.–Jepeuxteposerunequestion?reprit-elle.Jemelasuisposéetoutelasoirée.Lukedétachauneéchardedanslabarrière.–Pourquoimonterdestaureauxsauvages?Onrisquedesefairetueràtoutmoment,quandmême.Bienvu,sedit-il.C’étaitlaquestionlapluscourante.Ilyréponditcommeàchaquefois.–Toutsimplementparcequec’estcequej’aitoujourseuenviedefaire.J’aicommencétrèsjeune.Je

    croisquej’aimontémonpremierveauàl’âgedequatreans,etjechevauchaisdéjàdesbœufsenCE2.–Maiscommentas-tucommencé,latoutepremièrefois?Quit’afaitdécouvrirlerodéo?–Monpère,dit-il.Ilalongtempsparticipéàdesrodéos.Enselle.–C’estdifférentdestaureaux?–Lesrèglessontassezsimilaires,maisc’estàdosdecheval.Huitsecondesàs’accrocherd’uneseule

    mainàunanimalquiessaiedet’expulser.–Saufqueleschevauxn’ontpasdescornesdelatailled’unebattedebaseball.Enplus,ilssontplus

    petitsetmoinsméchants.Ilréfléchitàsaremarque.

  • –C’estassezjuste,jecrois.–Alors,pourquoitunemontespasdeschevaux,plutôtquedestaureauxsauvages?Il la regarda repousser ses cheveux en arrière de ses deux mains, cherchant à attraper les petites

    mèchesindisciplinées.–C’estunelonguehistoire.Tuasvra