nishida bergson

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  • Nishida Kitar, interprte de Henri Bergson1

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    Nishida Kitar, interprte de Henri Bergson11Llan et la dure.

    Michel DALISSIER

    ENGLISH SUMMARYNishida Kitaros18701945approach to Henri Bergsons18591941philosophy

    represents a striking feature of the reception of French philosophy in Japan during the Taisho period. But while Bergsons ideas were famous in the early years, Nishida rapidly came to criticize two of his main notions: llan and la dure.

    The first term has to be understood from its active and emptying expression: the snapping outEinschnappen; otherwise we cannot energetically justify how the lan can jump, command, and create. We need to probe deeper into the source of this emptying operation.

    The second expression has to be understood in terms of unification titsuof being and nothingness, and not simply as a flow of being and time; otherwise we cannot logically understand why duration is at the same time constant and changing. It is thus necessary to explore the genuine significance of the idea of unification itself.

    The interpretations of the Japanese philosopher allow us to deepen our understanding of Bergson, through a particular emphasis put on his discussion of time and differentiation.

    Key Words: Bergson, Nishida, dure, lan, nothingness.

    Introduction.

    Kuki Shz dclare de la philosophie franaise, quelle est investie dun esprit de finesse. Nishida surenchre: elle possde quelque chose dunique2. Il nest pas inutile de rappeler ici que lancien professeur dallemand luniversit Gakushuin, avant de sadonner la lecture du grec ancien pour pouvoir fonder sa logique du lieu contre Aristote, consacre de longues annes lapprentissage du franais, afin de lire Biran, Boutroux, Brhier, Descartes, Gilson, Lachelier, Montaigne, Pascal, Poincar, Ravaison, Tarde3, mais aussi De Broglie, Durkheim, Espinas, Valry, Proust. Pourquoi sera-t-il pourtant dabord le lecteur de son contemporain, Bergson18591941, dont il semble bien loign plus dun point de vue, ne serait-ce que celui du style? Quittant rapidement Kanazawa et son emploi denseignant pour devenir professeur luniversit de Kyto, il dvore-si lon omet la philosophie

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    anglosaxonne-presque exclusivement la philosophie allemande: Kant, Fichte, Hegel, Schelling, les No-kantiens, et Husserl. Alors pourquoi Bergson?

    Premire partie. Llan et la dure.

    I. 1. Une ambition dmesure?Il nest pas douteux que louvrage cl concernant le rapport entre les deux penseurs est

    Intuition et rflexion dans l veil soi 4. Assurment, lapproche de ces 44 sections, rdiges de 1915 1917, se rvle peu aise quant la saisie des motivations comme des enjeux.

    Mais lclairage bergsonien vient ici justement dissiper les tnbres. Dun point de vue structurel, il convient de remarquer avant toute chose que ce second ouvrage prend pour modle une certaine lecture de Matire et mmoire de Bergson, crit auquel Nishida a consacr un cours ds 19141915, partir dune traduction allemande5. Les analogies sont flagrantes: examen dun systme pur qui prpare celui dun systme exprimental, reprise de la plupart des schmas, de lanalyse de la lumire rouge du cerveau et du corps, des mtaphores de la rfraction optique, de la grossesse, de la photographie, du cinmatographe, des nbuleuses, thorie des images, de la dure pure et de l lan vital. Toutefois, dun point de vue doctrinal, cest plus essentiellement le point de dpart problmatique du livre qui en appelle un dialogue avec les thses bergsoniennes6. Dun point de vue hermneutique, le manuel de philosophie de 1911, recherche7encore scolaire et systmatique8, cde la place, en passant par un recueil dessais intermdiaire, un trait dhistoire de la philosophie et de spculation9, qui se propose un projet unifiant qui apparatra grandiose ou dmesur dambition. Il ne sagit plus tant dexposer une ou des philosophiesfranaise, allemandeque de les interprter10. Le but de Nishida est clairement proclam: unifier, partir dun fondement profond, deux philosophies aussi rf ractaires lune lautre que le nokantisme et le bergsonisme, sur la base dune interprtation nouvelle de Fichte11. Ici, le projet hermneutique denglobement des points de vue, ou des positions tachibade pense se radicalise. Rappelons quil tait engag ds la Recherche sur le bien, et illustr par des rfrences disparates, parfois incompatibles, des doctrines scientifiques et philosophiques. Son apothose viendra avec la topologie mise en place partir de 1926. Un autre passage12prcise: ale sens nouveau donn Fichte consiste dabord entrer en pense dans la conscience de soi. Cest ensuite que lon pourra penser lunification des perspectives bbergsonienne de la dure pure, et cnonkantienne des anticipations de la perception.

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    aLinterprtation de Fichte est la suivante. Dabord, la conscience de soi jikaku, dans la Tathandlung jik13est saisie dans un mouvementla Handlung, laction , qui va de la pense au fait : elle soppose laspect statique du fait

    Tatsache, donn empirique partir duquel remonte la dduction transcendantale chez Kant. La Tathandlung constitue l auto-dveloppement dun systme auto-veill, une sorte danti-monade14. Ensuite, lauto-position du Moi est le droulement dune action unifianteketsug, dont il est la fois le sujet et l objet, l acte et le produit, la pense et le fait15, dont ltre nest pas le produit, mais le dpt16. Voil le sens nouveau: la Tathandlung ralise une union de la pense et de la perception au niveau dune exigence dunification17. Celle-ci sprouve dans la sensation transcendantale sengentekikankaku, qui avance en se dveloppant elle-mme. Ainsi, nous sentons directement la ligne droite, en tant quelle est une exigence intuitive reprsentative de la pense des nombres; nous anticipons lanalyse ds le stade de larithmtique.

    bVenons-en Bergson. Ce qui est transcendentalement senti dans la Tathandlung fichtenne, pour Nishida, cest le vritable temps, qui sapparentenous verrons plus loin la limitation capitale que subira ce rapprochement la dure pure junsuijizokude Bergson. Ce temps est celui de l auto-dveloppement du systme auto-veill, qui avance en se dveloppant soi-mme , qui dure, qui devient narudure pure. Le fondement profond est ici lacte , plus profond que ltre, qui nen constitue que le dpt.

    Pour anticiper sur la suite, toute la problmatique nishidienne consistera se demander si un tel dpt nen arrive pas boucher la source de lcoulement bergsonien, tourbillon bouillonnant de ltre, source certes embouteille sa sortie par lopacit conceptuelle comme le montrait Bergson18, mais peut-tre plus profondment encore ouverture radicale par laquelle schappe le rel, que le philosophe franais aurait laiss impense.

    Durer, cest donc se glisser, rentrer en pense irete kangaerudans lacte de dveloppement lui-mme, nager avec la vague mme qui nous fait agir. Cette unification nest pas l union statique19avec une chose, mais consiste sunifier avec la marche mme de lunit qui sintgre elle-mme, se prvoie elle-mme. Ainsi, se glisser dans le mouvement de la conscience de soi fichtenne, cest en saisir le droulement intime, cest se mettre durer, cest devenir un durer.

    cIl reste un aspect expliquer: la rfrence l anticipation yryet lunion des perspectives bergsonienne et nokantienne. Le vritable temps shin no tokiest temporalit de lunification; il ne ralise pas un cart, ne nat pas dune distance entre

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    lanticipant et l vnement anticip, mais sourd du dveloppement mme du systme auto-veill. Pas de perspective temporelle sans la compaction20primordiale du temps dans la dure, sans lunit de la dure au cours de son avance en dveloppement. Ce qui dure sagrandit en retournant son fondement21, en ce sens que son fondement est toujours relanc en avant, afin quil puisse durer, glisser sans cesse lintrieur de soi-mme.

    Do la rfrence au nokantisme. Kant soutient que le Verstand peut, certaines conditions, anticiper la sensation dans la grandeur intensive, sous le spectre de la graduation. Hermann Cohen voit plutt en cela lanticipation propre au Denken, dans son dveloppement unificateur qui rclame une intuition. Nishida fonde ce dveloppement mme dans celui de la ralit effective genjitsu, comme sensation transcendantale. Anticiper ce nest donc pas prvoir l aprs partir de l avant, mais se glisser de manire sensible dans lacte de dveloppement mme de la phnomnalit, rejoindre lcoulement mme de la dure pure, qui santicipe elle-mme. Sous lgide de Fichte, repens en termes dunification, les perspectives de Bergson et Cohen sunifient puisque dans lacte, durer cest santiciper soi-mme. Laspect dj topologique du titre mme de louvrage en est justifi: intuition

    bergsonisme22et rflexionnokantismedans niokerulveil soiFichte.

    Trois objections se prsentent ici lencontre de lambition nishidienne.1Pour Bergson, santiciper, cest perptuer son tre23. Or, au niveau du temps

    vritable, il y a dperdition dtre, puisque santiciper cest perdre son tre pour le retrouver transform. Le fondement profond nest-il pas un pur nant : comment alors en parler?24Est-ce vraiment la dure qui fournit une base conceptuelle suffisante la rinterprtation nishidienne?I. 2 & I. 3

    2Lauto-anticipation du temps vritable dans son coulement constitue ici un retour soi. Or la dure nest-elle pas essentiellement irrversible?II. 1II. 3

    3Bergson aurait-il accept cette interprtation de sa pense en termes dunification? Ne condamne-t-il pas au contraire une telle notion?cf. appendice

    I. 2. Elan et HappementTentons de rpondre la premire question. Un tel dfaut dtre va correspondre

    lide dun nant gnrateur de la ralit. Ici ce sont trs clairement les perspectives de llan vital bergsonien et du happement lippsien quil convient de mettre en perspective.

    Le retour au fondement constitue le point de dsquilibre selon lequel la ralit se ralise, sincorpore, selon une hirarchisation25effective du rel, oriente selon lide

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    dune unit croissante. Cette concrtisation, ce perfectionnement sont anims par un lan yakushin/eran. Son lancement est rendu possible par une nergtique26

    qui procde de l tant /ens, non pas au non-tant /nihil, mais au nant relatif, que constitue lunification du on + m on. Un tel nant peut tre dit relatif en ce sens dabord que la conception dun nant absolu napparatra que plus tardivement chez Nishida, et ensuite quil sagit dun nant relatif non pas ltrecest le m on qui est relatif, ngativement, ltre, mais laddition mme de ltre et du non-tre.

    Lunit de llan, par del sa diffrenciation27, se trouve ainsi tendue entre ces deux ples, ontique, et ontique + montique, qui maintiennent comme une diffrence de potentiel entre une unit de plus haute dimension kjitekititsu, et une unit basse. Le nant relatif constitue ainsi l arrire-plan haikeide toute unit et de toute chose, plongs ainsi dans un perptuel devenir; non pas ce devenir, tant subtantiel28

    quon trouve chez Bergson, mais un devenir interdit dtre, y compris de manire rversible, comme de manire irrversible, dtre seulement pass ou futur. Ainsi, du fait de la possibilit mme de la rptition, le dsquilibre de la ralit prcipite dans le nant relatif nest pas une irrversibilit: il y aura un devenir du pass.

    La diffrence de potentiel entre le nant relatif et ltre dfinit un mouvement de compltion permanent, que Nishida conceptualise au moyen de la notion de happement yakuny/Einschnappen29reprise Thodore Lipps1851191430, et voque ct de celle de l lan. Le happement dsigne le vide ncessaire leffectuation dun mouvement, dune action, dune ralisation; il aspire ce qui aspire sa compltude31. Cette notion inspirera galement plus tard Miki Kiyoshi1897194532. Nishida naura de cesse de la repenser dans le sens dune nontologie de lvidement. Par contraste, sa mditation de llan le conduira sur le chemin de la notion tardive d intuition dans lagir33. Pour Bergson, le mouvement de la pointe de lpe de lescrimeur entrane l action pure toute entire, se propageant rtrospectivement au travers des parties du corps comme un seul lan divis, contre la perspective philosophique qui reconstruit a posteriori le mouvement. Lescrimeur est tout entier dsquilibr par l enrichissement34ontologique du mouvement.

    Mais ce quil convient dexpliquer, cest ce glissement du mouvement, ce fracas de son effondrement en lui-mme qui dsquilibre lagir: comment le mouvement peut-il entraner lacte? Comment, alors que Bergson cherche bien penser: une production qui prend forme selon une pleine continuation de soi, et non pas selon une ngation, une production qui nest pas tire par un manque ou un nant? Et de fait lide dune traction

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    dtre hante mystrieusement son uvre.35Plus gnralement, Merleau-Ponty note quil y a l un vitalisme raffin: Le rapport de llan vital ce quil produit nest pas pensable il est magique. Pourquoi donc cet lancement qui transit llan? Qui pourrait bien le faire commencer? En quel lieu mditer lattirance mme de cette espce dattraction, de cet attrait qui semble paradoxalement se confondre avec le mouvement commenc lui-mme36, attirance qui sous-tend, met en tension la ralit bergsonienne? Comment chapper la coupure inintelligible qui sintroduit ici?37Pour Nishida, qui reconsidre ce niveau une opration qui napparaissait que comme une rduction chez Bergson38, cest le happement du nant qui suscite laction et son dsquilibre en pointe, en avant delle-mme, qui opre la jonction.

    Toutefois, lan et happement, bondissement et accueil en soi-mme, aspiration ...un tre, jamais au nant39et aspiration dans...un nant, largissement senrichissant et vide se creusant, ne constituent pas seulement deux aspects dune mme ralit. Comme toujours chez Nishida, lun des deux prend le devant sur lautre, en ce quil exprime mieux la force unifiante que constitue la ralit40. Cest le happement qui rend possible, dans lautre sens, le saut hiyakude llan, sautillement quil faut concevoir tout aussi bien en direction de lavenir dans la perception que du pass dans la mmoire41, bond qui fait rentrer lastiquement dune position sensitive, perceptive, intellectuelle, une autre au sein du rel, de dimension plus leve kjiteki, dans le sens du retour en direction du fondement concret42. Le saut opre une autodtermination effective propre un systme auto-veill considr, il libre de lenfermement au sein dune position donne: par exemple la ncessit dutiliser de nouveaux nombres, de passer une autre forme de quantit, dunifier algbre et analyse43.

    Le nant relatif plac en tte happe ltre plac en queue, prcipite llan de l auto-dtermination44, et ralise ainsi lunification englobante des deux points de vue. Lnergtique du retour au fondement impose une situation pour ainsi dire explosive du prsent, bancal, dsquilibr, happ par le nant relatif. Le prsent porte la dflagration non diffre ou esquive de la ralit dans son veil soi. Lunit est elle-mme sa propre gense, et ne passe pas tout dun coup du nant absolu ltre, mais chaque instant de ltre au nant relatif. On notera ici la proximit de certaines ides bergsoniennes. Dabord, celle de l explosif, qui manifeste le mode de dveloppement de lvolution cratrice, auquel rpond la propulsion de llan, et la chaleur de la vie de lesprit. Ensuite, lide dun Dieu comme cration perptuelle, inacheve, selon limage de l crivain45. Toutefois, ce qui fait cette perptuit, aux yeux de son lecteur japonais, ce nest pas le passage de la dure, mais

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    une ncessit unificatrice ternelle qui transcende le temps.Nous saisissons ainsi plus clairement pourquoi ce dernier ne se limite pas parler de l

    lan, ni de l lan vital46, mais insiste avant tout sur la pointe de llan vital47, en laquelle sallume le feu de la volont absolue. En termes topologiques, la pointe dsigne le lieu dun point dont ltre comme ponctualit est refus, qui stend, scoule, se dilue dans la dsubstantialisation qui lui donne la forme mme de son lancement, un peu comme la crte dune vague dtre au sein dun ocan de nant48; ltre y est comme chauff blanc et susceptible dune dformation en pointe, rougi pour se trouver refondu, pour reprendre une image bergsonienne49. Nous touchons sawaruici la source jaillissante, qui anime lassaut propre l exigence. Llan vital, en sa pointe, signifie le retour de la connaissance sa pure nature opratoire, la rinitialisation de toute perspective celle du dpart, du partir de kara. Pour user dun jargon plus tardif, aucune chose nest dfinitivement produite. Auto-veille, elle reprsente toujours un partir de ce qui est produit en direction de ce qui produit50.

    Cest en ce sens quil convient de comprendre le concept dune limite kykugenqui soit en mme temps une extrmit. Contre lide dune inconnaissable infinit de points en puissance comme divisibilit dans lespace, plus proche de celle de l infiniment mobile bergsonien51, celle de lextrmit-limite constitue une infinit actuelle52, en pointe, qui ne peut jamais tre atteinte, quAristote refuse53, et que Nishida cherche repenser chez Dedekind comme auto-dtermination de lexprience. Par exemple, les cts de ce systme auto-veill que constitue le polygone poussent pour ainsi dire dans un lan latral, pour rejoindre la forme limite du cercle, point de vue suprieur qui lenglobe et le fonde54, comme sil tait anim dune vie unificatrice propre. En tant quextrmit aiguise, pointue, relance, la limite assure essentiellement une transition. Cest ainsi quest interprte la pointe de l lan vital ou de la dure55: la limite est une pointe lance vers son dpassement, elle dure. Llan nest ni un mouvement motiv, ni une vitesse, ni du temps, mais une mobilit sans motif 56, un effort, une acclration, une perptuation du mouvement, une reprise dlan, un slancer, avoir de llan: il est de part en part dure57.

    I. 3. Normativit de llanToutefois, llan vital ne se rduit pas un simple saut arrach par le happement du

    nant, pointant en direction dune transition infinie de soi. Il relve du nant, mais pour parler comme E. Lask, au sens du non-tant comme valeur. Llan bondit, anime et norme.

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    Nishida va insister sur ce point lorsquil va voquer une rduction progressive du temps selon trois conceptions de son poque. 1La cosmologie scientifique sen tient lide dun temps absolu, Repre fondamental qui permet de penser lvolution de l univers, depuis le lointain pass des nbuleuses58. 2La thorie de la relativit59pose au contraire que le temps est relatif au rfrentiel considr, qui ne peut jamais tre absolu. 3Enfin, la phnomnologie de Husserl met hors circuit la thse du temps objectif de la physique pour dcrire la conscience intime du temps au sein de laquelle il se constitue60.

    Il est singulier que Nishida nvoque pas dans ce contexte le concept de dure mais plus volontiers celui de l lan, en un sens effectif. Cest que la dure concernecf. IIle cours irrversible du temps, alors quil sintresse ici son ordre61, qui quant lui peut tre rversible. Le bon ordre junjo adopter dans le cas du temps absolu est immuable, irrversible, dtermin selon l avant et l aprs. En revanche, dans le cas du temps relatif, l ordre zengoest rversible, en vient tre dtermin sadamattekurupar le choix dun repre.

    Or, lordrejunjodu vritable temps de lunification doit tre la fois relatif et absolu, dans la mesure o lunit est absolument relative elle-mme, la fois on et m on. La relativisation sans fin shuketsunakistai, du temps nest pas sa simple relativit, mais dsigne son approfondissement tetteisuruabsolu. Voil lauto-dtermination qui le fait apparatre tour tour comme un phnomne dordre logique physique, psychologique, phnomnologique. En bref, l ordre du temps na rien de temporel62, rversible ou non, il se fonde sur un ordre de la valeur. Le temps ne se contente pas de couler, mais constitue un systme auto-veill qui se relativise et sordonne en unifiant toutes ces significations63.

    Un semblable ordre de la valeur correspond un il faut64. Il exprime lessence cratricenormative: ce qui vaut est ce qui cre, limage de cette unit du rel qui se refait, non pas tant tout momentBergson, que sans cesseNishida65. Cest l ordre de la cration interne de llan vital66, qui exprime une exigence normative dunification. Le temps comme systme auto-veill constitue la fabrique de toutes ces conceptions quil revt; il est par exemple fixation de coordonns relatifs ou absolus, pas linverseon aurait l un doublage , cf. Seconde partie, III. 2. Cette volont d unifier s exprime pistmologiquement comme aspiration vers lunit67: H. Hertz voulait unifier la dynamique, Einstein les thories lectromagntiques et gravitationnelles68. Bergson sera celui qui tentera de justifier l aspiration vers, qui nexprime rien de moins que lintimit des profondeurs obscures de notre tre69, et Nishida celui qui tentera, en amont de celle-

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    ci, de justifier ce qui aspire aspirer ncessairement vers, normativit du happement qui fonde celle de llan.

    Une telle normativit signifie donc la cration de lunit. Le temps ne coule pas comme une unitketsugglobale fixe, spatialise, il nest pas simplement une variable

    henst, qui dailleurs peut tre limine70, dans le cadre de la reprsentation mcaniste du monde71, ou encore une forme, un dieu. Le temps ralise une unit

    titsuinfinie, impossible atteindre, totaliser dans un systme72.

    II. 1. Irrversibilit et transcendance:Tentons de rpondre la seconde question: le pass peut-il se rpter

    kurikaesuau sein mme de lirrversible cours du temps?73Cest ici une mise en cause plus quune refondation profonde de la philosophie bergsonienne, qui sorganise lencontre de lide dune dure imprvisible et irrversible74.

    Une premire thse, de nature thique, celle de la transformation du pass kako wo henzuru, consiste refuser lide dun mal radical. Cette possibilit dun refus de la fatalit du temps, qui cartle ses dimensions entre elles, cest celle, toujours ouverte, du repentir kkai75. Le pass nest jamais moralement mort, et les changements du prsent peuvent encore laffecter. Dans la conscience pcheresse, la conversion76, auxquelles nous ajouterions volontiers la jalousie, l criture de lhistoire, le chemin de repentance dun philosophe77, la signification du pass se transforme. Lunification en cours se ralise par le dtour qui efface la diffrenciation78de la blessure ouverte dans le pass79. Du fait dune prsance de lunit sur le temps, il existe une solidarit80temporelle, le pass peut encore se jouer dans le prsent, pour le futur. Conserver, cest sunifier sans relche au pass, tout en se tenant sur la pointe du prsent et en sunifiant l-venir81. Ceci ne saurait se rduire dailleurs lunion au seul pass, oublieuse du futur, prcipitant une unit finie, origine perdue et mythique que convoite une pense rtrograde et mortifre82. Quoi quil en soit, N. Sugiyama met bien en vidence le fait que lide dun rapport, dun lien extrieur entre le prsent et le pass est condamnable dun point de vue bergsonien, sous lespce dun faux problme essentiellement de nature aprs-coup, et trahit cette espce de perversion quest la frnsie du lien qui habite lintelligence83.

    Un second argument sen prend la thse de lvolution Cratrice: Limpossibilit, pour la conscience, de traverser deux fois le mme tat84, et donc de connatre la sensation telle quelle tait. Or, la proposition: Un moment du temps ne peut se rpter85P1entrane une contradiction mujunen un double sens. Premirement, Bergson avait

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    remarqu le paradoxe dun tel jugement arrt propos dun passage justement irrversible. Deuximement, son lecteur japonais soutient: Ne pas pouvoir se rpter contient dj la possibilit de se rpter86. P1 se contredit: elle doit elle-mme se rpter chaque moment, et constitue dj sudeniun objet de rflexion qui transcende le temps. Lirrversibilit du cours du temps se fonde sur la rptition ordonne de son principe.

    La solution nishidienne cette aporie de la rptition consiste alors soutenir quil ny a pas en effet de vritable rptition au niveau de la temporalit. Certes Bergson pense une rptition de nature virtuelle dans la rduction, limitation et contraction de la totalit, selon laquelle la mmoire toute entire se rpte en chaque section du cne87; pourtant, une telle rptition temporelle se fonde sur la succession relle du tout: pour lauteur de lEssai, le bouillonnement de la dure qui scoule serait concevoir sur le mode dune tension croissante, sans tourbillons, sans reflux et l hypothse dun retour en arrire reprsenterait une construction aprs-coup88. Cependant, Bergson nexplique-t-il pas davantage comment le temps se rpte en lui-mme que pourquoi il peut se rpter dans sa perptuation? Nishida cherche au contraire expliquer le pourquoi de la rptition au niveau dune rptition relle qui transcende le temps et le changement89, celle de lunit qui se conserve. Toutefois, transcender le changement temporel, ce nest pas l transcender tout changement henka, tre invariable. En effet, transcender, cest prcisment changer, librer et rendre possible la transformation henzurudu pass. La rptition devient dordre hnologique90, elle appartient un vritable temps pour lequel cest lunit qui revient de manire circulaire enkantekiet permet de lier les dimensions du temps91et les amas de lespace.

    La conscience de la succession se fonde sur la reconnaissance ninshikide ce qui se suit, sur la rptition dun motif universel qui sautodtermine ici comme une unit interne qualitative. Regardons un paysage. Diverses sensations ici se succdent, parce que la sensation mme sautodtermine et se rpte, transcendantI. 1atoute dtermination dans sa progression shinkessentielle. La rptition constitue lautodtermination bondissante dune unit, qui se transcende elle-mme pour toujours mieux sunifier; ce nest ni limmuabilit temporelle ni la rptition qui scande la compaction de la dure.

    Comme le signale terme coulement: nagaresaru, le temps est la fois coulementnagarede quelque chose qui persiste et revient, et disparitionsaru; ou encore, lcoulement, pour se faire disparition, doit constamment, pour reprendre le terme quemploie N. Sugiyama, reprsenter le lieu basho la fois dune existence qui possde de soi-mme lidentit soi, prend part la phase d accomplissement, et dune

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    production jamais inaccomplie92. En dautres termes, plutt que de simplement scouler et de passer, la dure en pointe persiste, se prolonge ench; la production fait passer les choses qui se sont coagules en elle, mais elle-mme ne passe jamais93. Ce paradoxe, Bergson le signale au moyen de lexpression et pourtant, en rsout le comment au moyen de la thorie des degrs de tension, mais nous en laisse mditer le pourquoi. Ds lors, il convient dinsister, dans une perspective nishidienne, sur le lieu autorisant le maintien de ces deux aspects, de soutenir quune transcendance circulaire transcende mme lirrversibilit du cours du temps, de lcoulement de la dure94. Pour que la dure dure, il faut la rptition dune unit durable, durante, dune unit de dure.

    II. 2. Lattachement et larrachement au tempsDo le reproche majeur que va adresser lhermneute japonais lencontre de Bergson:

    lattachement lide de temps. Comment quelque chose peut-il se conserver?95Dans la perspective du second, il faut penser plus fond lune des trois synthses, celle de la reproduction, que Kant aurait dlaisse96. Ds lors, le pass se conserve de lui-mme automatiquement. Pourquoi? Parce que, dune part les exigences pratiques de laction lloignent, le repoussent dans le nant, et de lautre parce quil est temporellement, quil dure, sinstalle irrversiblement; parce que la matire le chasse et la mmoire le sauve. Une telle conservation hozontemporelle est comprendre au sens dune gardede traditions, de vins. Le pass ne disparat pas, il est sauvegard dans ltat o on la laiss. La mmoire souvenir, enregistre systmatiquement les vnements vcus de notre vie en les datant. Toutefois, une telle conservation nest jamais quapproximative, parce que toute ractualisation du pass implique une nouvelle situation pratique, parce que toute dure, y compris de conservation, est irrversible. Une pure rptition idale serait celle de la matire et de lhabitude, non de lesprit97.

    Mais do provient lunit de ce qui ainsi se rpte? Par quel miracle ce qui est dabord sacrif i au nant, diffrenci, revient-il la vie dans le droit chemin de la dure? Pour Nishida, une telle intgrit tient la conservation ijide soi dune unit dans son dveloppement propre.98Grce lnergtique, le schma bergsonien se trouve justifi: l tre se conserve au sein du nant relatif parce que se ralise laddition du on + m on. La vritable dure persiste comme un tout issaiqui est la fois totomonile rien issaidehanai. Cette addition correspond une unit du mouvement et du repos, qui, comme volont absolue, transcende le temps, rversible comme irrversible, ni condamne durertre99ou cessernant100. Cest de

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    cette manire que lon peut soutenir que la conservation dans le temps et dans ltre dpend de celle de cette unit dans le nant relatif; lunit de la dure prcde la dure mme.

    Pour Bergson, la dure cherche sactualiser, les souvenirs sefforant de se faufiler sur la scne de la prsence. Nishida interprte cette pousse comme une activit dun systme qui smetse fait arriverde lui-mme et se dveloppe de lui-mme jihatsujiten. Pour chercher reconqurir son influence perdue en sactualisant101, la dure, loin de seulement scouler, doit tre veille, anime elle-mme, son opration propre, son ordonnance intime. Voil pourquoi elle pousse et cherche sactualiser. Le projet nishidien de purifier junkasurule concept de temps qui scoule revient donc mettre laccent sur le soi jikode la dure.

    Do le reproche lencontre de Bergson: ne reste-t-il pas trop enferm dans la pense du temps?102Dune part, sa notion mme de conservation en atteste. De lautre, sa conception mme du soi est temporelle. En effet, cest bien la dure qui apparat comme la source vivifiante des phnomnes dans l animation intime du sentiment103. Il demeure pris par le point de vue temporelI. 2, et se condamne ne pas voir lunification transparatre derrire haigola dure, ne pas concevoir la dimension de la transcendance du temps, de la circularit de la volont, laquelle seule constitue le temps vritable. La refondation purifiant le concept de dure remonte de la sorte lide directrice dune unification purifiante. Une conscience dordre transcender le temps retrouve son unit directrice, l unit qui transcende le changement, qui ne disparat pas, mais revient essentiellement. Ce nest ni lunit statique immobile et sans changement temporel, ni l unit dynamique104quvoque Bergson, mais l unit topologique105, qui sintgre sans relche.

    Certes, Bergson distingue clairement le temps destructeur de la dure. Le premier tient une illusion, lie la prminence au sein de notre reprsentation de lide dune conservation statique des places dans l espace106. En ralit, le temps vritable, cest--dire le pass, se conserve automatiquement, et mme davantage que lespace, puisquen lui, la superposition infinie est virtuellement possible. De cette conservation dynamique de squences qui peuvent revenir tmoignent admirablement les deux formes de la mmoire. Nous lavons vu, ce temps non destructeur se conserve chaque fois diffremment en se recroquevillant en lui-mme, tout en demeurant ouvert limprvisibilit du prsent. Ds lors, le temps retrouv est tout aussi irrversible que la dure. Voil comment Bergson peut soutenir la foistotomoniltre et le nant, que le pass se maintient alors mme que le temps ne peut revenir en arrire: il grossit irrversiblement du fait de lirrversibilit de la

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    dure; le pass dure. Soit la rptition est idalematire, soit elle est approximative, virtuelle et conservatrice: il ny a pas de rptition relle, voil le principe de lirrversibilit fond. Le prix payer en est une identif ication du temps vritable avec la dure.

    Do une rcidive de largument nishidien: le fait mme qui ny ait pas de rptition lidentique doit se rpter. Sil ne se rpte pas, ce nest plus un principe; sil se rpte, il se contredit. Cette aporie logique ne semble pas en mesure dtre rsolue de manire thorique. Certes, le philosophe franais explique comment, du fait des exigences pratiques, la rptition sera non rptitive, imprvisible; comment, si lon parle comme Merleau-Ponty, le monde dure de faon discontinue et imprvisible parce quil ne se rsout pas dans la srie dinstants homognes et prvisibles que construit lanalyse causale107. Il reste que Bergson nexplique pas thoriquement pourquoi108, mme en recourant lirrversibilit: car le principe tombe justement dans un cercle, une rversibilit. Aux yeux de son lecteur japonais, il convient de dplacer le problme du temps en direction de lunit, de sortir de lenfermement dans la perspective qui identifie le temps la dure. Bergson ne nous laisse pour ainsi dire le choix quentre laporie dune dure non rptable dans le temps, qui sombre dans le monde des objets de pense qui se rptent, et l illusion dune dure objective dans l espace, qui se confond avec une temporalit fantasque et destructrice.

    Ds lors, trop affair donner une primaut au temps par rapport lespace, il a manqu, selon Nishida, lopration pure qui fonde la foistotomoniles deux. La dure pure, oppose dune certaine faon lespace, a pour mode de dveloppement le changementhenka109. Celui-ci soppose un dveloppement hattende l lan vital qui transcende la fois lespace et le temps, peut se dployer dans toutes les directions de lespace, et toutes les dimensions du temps, sans ordre temporel assign, qui peut crer rebours110. Cest bien l tat de lvolution cratrice, oppos lirrversibilit de la dure, quil faut considrer au lieu du temps, au niveau du mouvement.111L lan vital nous permet l arrachement lgard mme de la dure, et constitue une notion plus fidle pour comprendre le dveloppement unificateur, non encombr de la dimension temporelle.

    Conclusion.La conception nishidienne de la mmoire permet de rcapituler notre premier parcours

    tout en louvrant au second. Une recollection skiest impossible pour Bergson: la volont de se souvenir est irrversible et coule avec la dure112. Or, cest justement pour Nishida la volont ishiqui permet le lien rel au pass en le rendant prsent. Sa

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    vitalit unificatrice la rend adhrente113 elle-mme, solidaire de tous ses moments. Llan vital de la volont se rinsre positivement en soi, unification insigne qui fait la conservation, l o lirrversibilit radicale de la dure en dfinitive, diffrencie. Si Nishida retient bien plus de Bergson lide dlan vital que celle de dure pure, cest parce que llan permet de penser justement le bond en dehors de la dure. Il faut, au fond, enjamber le temps pour penser le fondement profond de la mmoire114.

    Do, ngativement, une vritable signification, non temporelle de lirrversibilit, qui sextrait de la nature mme du soi. Celui-ci, irrductible un point savanant sur la ligne du temps, constitue plutt un sujet du connatre, qui ne peut se prendre lui-mme en entier pour objet. Cest en ce sens quil est vritablement non rptable: il constitue cet unificateur infini115, qui ne peut jamais trouver son unit dernire.

    Dans cette non-identit rflexive, le soi se rvle trou116, vacant, bant et constitue une image renverse de la dure qui stale dans une prsence quon dira bon droit ontologique117. Cest pour cette raison que le prsent genzaiapparat ensuite fuyant118, centre de gravit chshinen lequel la ralit scrase de tout son poids pour y disparatre. Il est comme le seuil119par lequel la conscience peut se fondre la ralit entire, le lieu en pointe de la disparition du moi et de l limination du temps120. Quelle noirceur dsigne-t-il et o se trouve-t-elle? Comment penser une telle ouverture du soi qui prfigure, pour parler comme Deleuze, l ouverture dun Tout dans lequel il ny a rien contempler?121En quoi pouvons-nous ici toucher sawaruenfin une unit infinie et absolue122, mditer une unification avec lunification?

    Certes, Bergson en viendra mditer une forme douverture fondamentale dans les Deux Sources, celle du saltus de l lan damour bondissant, qui sexprime avec force dans la charit de l me ouverte, dont lobjet est sans limite, qui embrasse lhumanit entire, les animaux, les plantes, surnaturelle avant dtre naturelle. Mais comment justifier du fait que la charit puisse apparatre comme vide, remplir, alors que la notion de vide est fermement condamne par le bergsonisme: De tout cela, elle pourrait la rigueur se passer. Sa forme ne dpend pas de son contenu. Nous pourrions aussi bien la vider. La charit subsisterait chez celui qui la possde, lors mme quil ny aurait plus dautre vivant sur terre. Si Nishida porte ici un trait dans la marge de son dition de 1932, ce nest pas seulement parce quune telle dclaration rappelle un passage clbre de la Recherche sur le bien concernant lamour du Bouddha. Cest aussi et surtout sans doute parce que son intrt va droit cette ide dun vide efficient et sans limite, nant exaltant et chauffant le sentiment damour chez ltre qui lprouve123.

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    Appendice. Dialectique de lunif ication:Ce que Bergson pense dans llan vital, cest l unit de la fonction organique, qui stend

    dans la complexification de lvolution visuelle, et pas son exercice mesur et quantifi. Cette unit dconcerte l esprit par sa perptuation, sa tenue en elle-mme, sa dure qui est un trait dunion. Il voit bien quun indissociable lien, un tout sympathique lui-mme, se reconstitue au travers de la division du travail des espces, des organes, qui revient, se perfectionne. Cest l unit de la vie, vis a tergo jamais pose ou bout comme un attrait infiniment loeuvre de l organisation de lun au multiple. Elle soppose lunit toute faite acheve de la fabrication qui cristallise le multiple dans l un, union spatiale qui caractrise par exemple les socits dAbeilles ou de Fourmis124

    Pourtant, qui ne voit pas quune telle thorie de lunification125approche demeure prisonnire dun schma diffrenciateur? Lexpression paradigmatique nen est-elle pas lide dune distinction des diffrentes voies adaptatives de limprvisible volution cratrice, opposer la voie troite du finalisme? Lunit se fait certes, mais nest-ce pas au prix dun dsordre croissant? Ce qui grandit, ce nest pas lunit solidaire de ses moments

    Nishidamais la dualit solidaire de ses moments dans la dissociation. Le refus dune unit derniresaishtitsu ne provient pas dune rflexion sur la nature mme du rel comme unification infinie, mais dune vieille sagesse de la nature destine propager la diversit du vivant. La sentence est sans appel: la vie ne procde pas par association et addition dlments, mais par dissociation et ddoublement. Et pourtant, le mouvement de cration sans fin de lvolution sera de nouveau prsent comme celui de l unit du monde organique, unit fconde, d une richesse inf inie, unit relle qui dpasse lunit possible dont rve l intelligence, puisquelle la produit justement. Enjeu extrme, puisquil en va de la bonne faon de philosopher. Loption mcaniste qui hypostasie une unit abstraite de la nature

    matire, Forme, catgorie, dmon, Dieuau fondement du rel se perd delle-mme, est faite, se donne inconsciemment ce quelle doit chercher. Une vraie philosophie renoncera l unit factice que lentendement impose du dehors la nature et retrouver l unit vraie, intrieure et vivante.126

    En fait, il conviendrait peut-tre mieux de parler ici dune dialectique de la diffrenciation et de lunification, de l explosion et de la conservation, suivant la formule: La divergence des voies en mme temps que la communaut de llan. Mais le philosophe de Matire et mmoire lui-mme nous le dfend. Il condamne en effet la notion dunification, en un double sens127. Dabord, implicitement, il distingue radicalement sa

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    position de celle du nokantisme, ce qui rend le projet nishidien dunir partir dun fondement profond les no-kantiens daujourdhui et Bergson plus malais envisager.

    Ensuite, lunification, terme vague, dclare-t-il, constitue une notion que l intelligence projette imprieusement sur la ralit entire, unissant celle-ci sur le fond dun principe unique, comme dans la catgorisation et la synthse kantienne. Reflet infidle de la ralit, qui pour sa part a choisi la voie de la diffrenciation, dont un des rsultats, local et dat, est prcisment lintellect unifiant. Lintelligence nen viendra reflter le rel que si lon remarque quelle est plus encore prise de division que d union, danalyse que de synthse. Il sensuit que la diffrenciation qui a donn naissance cette vellit dunification aurait trs bien pu donner naissance une autre exigence dintellection de l esprit. Loin de constituer une assise certaine, lunification nest quun besoin pistmique issu de la contingence radicale de lavenir dans lvolution diffrenciatrice, irrductible tout calcul unificateur dune intelligence surhumaine synthtique; un jectt de cet explosif, qui alimente lvolution, une gerbe de la diffrenciation externe. Pour Nishida au contraire, lunification de conscience reflte celle de la ralit dans la ncessit radicale dun englobement interne128, lencontre de la ralit diffrencie livre la pure pense

    Une histoire du concept tmoigne de son enracinement pistmique. Notre connaissance scientifique de la nature est une unification transcendante des choses dans la mtaphysique grecquela Forme chez Platon, l unit divine chez Aristote. Elle devient celle, immanente, des relations dans la vision moderne, qui hypostasie en Dieu lunit du savoirLaplace, Spinoza, Leibniz. un tel dogmatisme, Kant rpond: Lintelligence humaine suffit, pour unif ier, mais dans lopration dj impersonnelle de synthse divinise par Fichte. Partout, lunification intellectuelle cherche stopper lcoulement vivant du rel dans une union visant lunit hypostasie, divine, ternelle. La combinaison froid de lintelligence, qui part dune multiplicit dlments solidesides, motspour raliser une unit composite, sopposera encore au feu de la concidence primitive qui se rsout en diffrenciation et solidification seconde dlments129.

    Deux limitations psent ici sur notre notion: dune part, elle est intellectuelle, et mme triplement130, et de lautre, elle est rduite son avorton quest lunion. Le lieu pour penser une unification relle et infinie demeure encore inexplor, voil. Pourtant, 1Bergson restreint toute de suite sa virulente censure: une certaine psychologie de lintellect, propdeutique, doit cder la place lexgse de la gense vritable de lintelligence en mme temps que de la matire, qui culmine dans lanalyse de l unit de llan. 2Ensuite, la thorie de l intuition ne lve-t-elle pas le voile? Cest bien au sein de lintuitio,

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    qui est lesprit mme, et non de lintelligence, que lon voit l unit de la vie mentale, qui est loin de se rduire lunion synthtique. 3Encore: la conservation des dbris de lvolution, avorte, empche, rtrograde, vient contrebalancer le sacrifice de la diffrenciation, dans lide dune solidarit de la dure avec elle-mme, dans le temps, solidarit organique et mlodique quexprime dans lEssai lide tant dune succession que dune pntration mutuelle131. Toutefois, l encore, la conservation de lvolution se fait selon des sries divergentes qui volueront sparment. Chez Nishida, cest une unification premire qui apparat selon deux aspects dont lun conserve la dimension unifiante. Chez Bergson, dans la diffrenciation quelque chose se conserve. 4Enfin, nous trouvons chez les deux auteurs une approche en termes de hirarchisation. Mais chez le premier, lunification est hirarchiquement suprieure la diffrenciation. Chez le second, la hirarchisation sprouve mme la diffrenciation, dans la slection progressive des voies de lvolution.132

    Notre dialectique concerne tout autant lintelligence que le rel. Unit et multiplicit sont les mots abstraits au moyen desquels lentendement problmatise les rapports de lun et du multiple, inadquats pour exprimer les choses de la vie. Pour autant, Bergson remploiera ces mmes termes pour exprimer la tendance sassocier qui est combattue par celle l individuation : comme si l unit multiple de la vie, tire dans le sens de la multiplicit, faisait dautant plus deffort pour se rtracter sur elle-mme. Ce balancement concerne non plus seulement la pense, mais aussi le rel, en loccurrence ici les rapports sociaux. Bergson semble sen tenir linadquation des mots, sans justifier leur nouvel emploi. L lan vital nest ni unit ni multiplicit pures,il sautera indfiniment de lune lautre. Nishida pensera cette dialectique en la polarisant: sans rtractation133

    de lunit, pas dunit, sans unit, pas de diffrence.Cest sans doute dans les Deux Sources que les deux auteurs sapprocheront le plus avant de

    sloigner, tels deux astres soumis des orbites diffrentes. Bergson distingue1341l me close, unit sans lan, ferme et statique de linstinct et de lhabitude, infra-intellectuelle, propre de la nature en lhomme et lanimal. 2l me qui souvre, unit qui se redresse, mais manque dlan, retombe dans la fermeture propre lintellectualit, cest--dire lunification intellectuelle qui recherche une unit finale, propre de la rationalit grecque. 3l me ouverte, mystique, unit pleine dlan, ouverte et dynamique, supra-intellectuelle, cest--dire: comme une unit qui envelopperait et dpasserait une multiplicit incapable de lui quivaloir, toute lintellectualit quon voudra. Nous avons bien ici sous sa plume, au niveau de l intuition, de l aspiration, de l motion, ou encore de lesprit oriental, lunit nishidienne135.

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    Pourtant, qui ne voit quelle est exprime sur un mode mtaphoriquecommeet au conditionnel? Nest-ce pas parce que l englobement rel et temporel sera critiqu comme le propre dun gradualisme, au profit dune partition de soi du tout en mouvement, selon le mcanisme du bond propre au mirage rtrospectif? Ou encore, parce que lunification sexprime, mme ngativement, laide du paradigme intellectuel, en lequel elle se cantonne? Mais alors quelle fin se fixer comme mthode la recherche de llment commun de plusieurs doctrines? Pourquoi lauteur de Matire et Mmoire, explique-t-il dans les Deux sources quil faut comprendre comment rtablir la dualit dorigine, qui se rsorbe dans lunit?136

    1Cet article en deux parties reprend une srie de confrences Tky, ainsi que les discussions qui les ont suivies. Nous remercions luniversit Gakushuin, MM. Sugiyama Naoki, Mochizuki Tar, ainsi que l association philosophique franco-japonaise . Nous ferons rfrence notre thse Nishida Kitar, une philosophie de l unif icationNK, cole Pratique des Hautes tudes, 4ime Section, 11/2005, prix Shibusawa-Claudel 2007, dans laquelle le lecteur trouvera la plupart des textes cits dans ces pages, et qui est rsume dans: La pense de lunification,http://www.reseau-asie.com/ rubrique: Congrs; ainsi qu nos articles: De la nontologie chez Nishida KitarDN, Revue de philosophie franaise, Socit franco-japonaise de philosophie, Tky, n11, juillet 2006, 184194. The Idea of Mirror in Nishida and DogenIM, J.W. Heisig

    ed., Frontiers of Japanese Philosophy, Nanzan Institute for Religion and Culture, Nagoya, 2006, 99142. Unification and Emptiness in Predication. The Stoics, Frege, Strawson, Quine, Nishida; History of Logic under a Topological EnlightenmentUEP, Philosophia Osaka, No. 2, March 2007, Osaka University. Nous citerons les oeuvres de Bergson dans les ditions originales, annotes par Nishida.

    2 18881941 18701945. Voir: hashi Ryosuk, La signification de lhistoire de la philosophie dans la philosophie de Nishida, dans 1987, La philosophie de Nishidanouveaux matriaux et tudesPN- Kayano Yoshio & hashi Rysukditeurs, ditions Minerve, Kyto, 1987, 97.

    3Yusa Michiko, Zen & Philosophy, An Intellectual Biography of Nishida KitarZP, University of Hawaii Press, Honolulu, 2002, 124.

    4dans uvres compltes de Nishida KitarNKZ, tome 2, quatrime dition, diteur: Midorikawa Tooru, Editions Iwanami, 1987. Trad: Valdo H. Viglielomo, Takeuchi Toshinori, et Joseph S. OLeary, Intuition and Reflection in Self-CounsciousnessIR, State University of New York Press, Albany, 1987.

    5ZP 218. Nishida est le premier auteur introduire rellement Bergson au Japon. Ds 1910, il a lu lEssaiEDIC, de 1889, F. Alcan, Paris, 1932, l Introduction la mtaphysique de 1903, et introduit la pense bergsonienne au Japon par son article doctobre 1910: Essai sur la mthode philosophique de Bergson dans le recueil dessai Pense et exprience shisaku to taikende 1915, NKZ I, 317327. En septembre 1911, un autre article: Sur la dure pure de Bergson propose une synthse de lvolution cratrice de 1907ZP 124125/NKZ I, 327334. Sur tout ceci, on se rfrera ltude dtaille de Miyayama Masaharu, la rception de Bergson lpoque de TaishRBT , Jinbun, n4, Centre de recherche en sciences humaines, universit

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    Gakushin, 20054 2005 83104 .

    Nishida a donc bien lu des ouvrages de Bergson avant de commencer la rdaction de IR en 1913. Cet intrt ne diminuera jamais. Voir ses confrences de 1916, NKZ XIV, 2021, 7181. Il rdigera en 1922 les articles: Dure pure, lan vital pour le Dictionnaire de philosophie des Editions Iwanami, et signera en 1932 une prface la traduction japonaise de l nergie spirituelle de 1919,NKZ XIII, 217218, 248252. Deux essais mobilisent de faon importante les thses bergsoniennes, d abord La connaissance intuitive chokkakutekichishiki, CIde 1930, NKZ V, 196260, ensuite Toi et moi watashi to nanji, TMde 1932. Voir la traduction de ce dernier texte par Jacynthe Tremblay dans Nishida Kitar, l veil soi, C.N.R.S. ditions, Paris, 2003, 95144. En 1939, Bergson est toujours prsent la pense de Nishida, cf. Lauto-identit absolument contradictoire zettai mujuntekijikoditsu, AIAC, dans Nishida Kitar l veil soi, 145192, NKZ IX.

    6Sur ce point, voir NK, 267 seq. Ajoutons quau contraire, comme le montre Miyayama, lpoque de Taish est caractrise par une rception fervente du bergsonisme, qui se dchire pourtant rapidement autour de la question de savoir quelle importance et quel sens donner Matire et mmoire, ce qui sera une raison dterminante du dclin rapide de cette mme ferveur, en faveur du nokantisme, Op. Cit., 8889.

    7 Recherche du bien, NKZ, I, 1200. Trad.: Abe Masao & Ives Christopher, An Inquiry into the GoodRB, New Haven, Yale University Press, 1990, pagination de la traduction: 162celle de loriginal: 183.

    8Alors que la recherche tait dlibrment orchestre selon un plan, cette somme acadmique darticles se rvle peu soucieuse de proposer une table des matires mokujidfinie, prface de 1917, xxiii1011. On a mme pu soutenir que la RB possdait une structure proche de celle de la Phnomnologie de l esprit

    B. Stevens, ou bien les caractres de la structure onto-thologique de la mtaphysique au sens heideggrien, cf. 1995, La philosophie de Nishidaou le tournant de la philosophiePNTP, Editions Chikuma, Tky, 1995, 169170. Cf. NK 601613. Miyayama montre en outre les limites dun rapprochement possible avec une premire lecture exhaustive du corpus bergsonien, Op. Cit., 85.

    9 shisaku. Nous passons dun premier livre, zen no kenky, un recueil darticles Spculation et exprience, puis un nouvel ouvrage part entire, IR, dont la prface proclame lambition spculative, xxiii-xxiv11.

    10Cest--dire, au sens de Dilthey, de mieux comprendre lauteur quil ne sest compris lui-mme, voir: Origine et dveloppement de lhermneutique, dans Le monde de l esprit, Aubier, Paris, 1947, 322, ou encore, selon Bergson lui-mme, se corriger infiniment soi-mme, lintuition philosophique, 139.

    11 IR, prface de 1917, xix34. Il est possible de trouver une premire bauche de ce projet dans un essai de 1910, sous la forme dune ressemblance remarque entre les deux courants philosophiques. Voir Miyayama, Op. Cit. p. 94.

    12IR, 9394185187.13IR, 5455108109.14On peut dfinir ce dernier comme une antimonade, condition de prendre le prfixe au sens dune

    ngation et non au sens dune opposition, qui sveille sans cesse la profusion hfu, cf. notre Seconde partie, III. 1, en notede ses dterminations du fait de son emplacement au sein du nant, non plus sur le mode ontologique de l enrichissementde ce qui est, mais nontologiquequi concerne le nant absolu. Celui-ci oblige lantimonade se transcender sans cesse, perdre sans cesse son unit pour la relancer.

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    15Principes de la Doctrine de la Science, Oeuvres de philosophie premire, trad. d Alexis Philonenko, Vrin, Paris, 1999, 19 & 20. Ce passage est abondamment soulign par Nishida, dans ses ditions allemandes, NK 340.

    16B. Bourgeois, Le vocabulaire de Fichte, Action agir ou faire fait, Ellipse, 2000, 5.17 yky, IR, 130260.18Lintuition philosophique, 141, 151, 153. Cette image bergsonienne que lon peut retrouver mutatis

    mutandis chez un Husserl-dune source ontologique bouillonnante et toubillonnante, embouteille par lappareillage conceptuel, soppose celle dun goulet, dun creux o sengouffre le rel, qui illustre les penses nishidiennes successives du happement, puis du lieu du nant absolu.

    19 seiteki titsu. Voir par exemple Comprhension logique et comprhension mathmatiqueCLCM, introduction, trad.avec Ibaragi Daisuk , et commentaire de M. Dalissier, Ebisu, 2003, Maison Franco-Japonaise, Tky, 265266. IR, 111219220.

    20EDIC, 127.21 jikanteki moto ni kaettemiru, NK 317 et seq.22Cf. infra, II. 3. Il convient de rappeler avec N. Sugiyama que ce terme imprgn dune signification

    intellectuelle et optique, nest pas ncessairement adquat pour caractriser la philosophie bergsonienne. Bergson parle en un sens plus prcis d auscultation chshinspirituelle dans la Pense et le mouvant. Ausculter lexprience, ce nest pas accder immdiatement la vrit dans lvidence intuitive, cest prter attention , couter, sonder le bourdonnement de la vie profonde et dferlante, dceler au contraire une structure de lvidence jimei no kz, selon une superposition de couches obscures excaver. Cest sentir la dtermination de soi mizukara wo ketteidu tout en succession de lexprience 2006, Bergson, auscultateur de l exprience

    BAE, Editions Sbunsha, Tky, 2006, 56, 12, 3437, 177; EDIC, 126, sonder le fond dinterpntration dynamique de ltre mouvant, prter loreille au rythme, la mlodie intime du moi et des chosesBAE, 104105, 259, 274275. -Ajoutons que si lexprience bergsonienne se donne ici une dtermination ketteidcisive au sens dune dcision, dune rsolution de la ralit en sa marche cratrice, dun enrichissement de la totalit de ltre, la dtermination genteisera au contraire conue par Nishida comme une limitation, une restriction du nant dans ltre, au niveau de lide d auto-dtermination du nant absoluIM, 110113, 124-. Sugiyama tablit comment Bergson pense contre lunit formelle kantienne, qui synthtise un donn multiple, dont la vie dialectique diffrenciatrice propre reste penser, une unit originelle, relle, immanente, autoconstituante, qui constitue la personnalit, vivante, vitale, bouillante wakiagatte, qui vit avant et dans la synthse, que je vis dans lacte mme dausculter, qui fait progresser de lun au multiple ichikara taheto susumudans lauto-dterminationBAE, 6, 6669, 84, 93. Il est frappant de remarquer telle point une position comme celle du dernier Nishida tentera dunifier ces deux perspectives qui progressent respectivement du multiple lun et de lun en direction du multiple. Voir NK, quatrime partie, et lessai: La position de lindividuel dans le monde historiquePI, dans la traduction de J. Tremblay, Nishida Kitar le jeu de l individuel et de l universel JIU, C.N.R.S. ditions, Paris, 2000, 229274. Ausculter, ce ne sera pas pourtant sen tenir mon exprience, mais tout autant cesser dtre un spectateur, se placer dans le lieuoriginel du moio lon sidentifie autrui dans limmanence de la dure, prouver soi-mme comme lui la situation, en suivant lexemple de Paul, qui pour anticiper les mouvements de Pierre, doit sentir les choses scouler comme lui. Plus quexprimenter, cest faire et refaire, transmettre et transcrire tsugenaosulexprience, afin dagir. Par extension, nest-ce

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    pas le geste bergsonien mme de passeur, lgard de lhistoire des doctrines philosophiques?BAE, 9698, 144, 164, 315, 333. Nest-ce pas encore dcrire dans lexprience ce qui amne, provoque, cause, inspire, met en contact, dclenche nos penses et nos actions, autant de traductions possibles du concept fondamental de shokuhatsu quexplore Sugiyama, et qui dsigne le fait de susciter laltrit rectrice de laction, soit selon le systme ordonn et impersonnel des habitudes de la socit ferme, soit selon lappel personnifi notre libert cratrice dans la socit ouverteBAE, 240242, 328329?

    23Evolution cratriceEC, Felix Alcan, Paris, 1914, 4 & 307309.24Les deux sources de la morale et de la religionDS, Flix Alcan, Paris, 1932, 155.25 yi/Primat, IR, xxiii, 5163, 106, 152159/10, 99124, 208, 310325.26IR, 98194. Nishida emploie lui-mme ces expressions grecques.27La position nishidienne cherche penser lunit de llan bondissant, plutt que sa diffrenciation

    bunkacomme chez Bergson et Gilles Deleuze, Le bergsonismeB, PUF, Paris, 1966, 92 et seq.28La pense et le mouvant,PMAlcan, Paris, 1934, Lintuition philosophique, p. 156.29Thodor Lipps, Psychologische Untersuchungen, Leipzig, 1907, 2324 & 153. Cette notion de happement est

    fondamentale dans IR et invoque maintes fois, voir: 78, 84, 130, 145159, 164, 261, 294.30IR, 8384163164. Cf. NKZ I, 312, III 363.31 Petit dictionnaire de philosophie, Edition Iwanami, Tky, 1933, 928929.

    Nishida possde un exemplaire de 1930, conserv Kamakura, n13 278 dans le 57 Catalogue de la collection complte des livres de Nishida Kitar

    Cat., dit par Yamashita Masao, Institut dtudes culturelles de luniversit de Kyto, 1982. Il est manifestement linspirateur de ce passage, incomprhensible sans les analyses dveloppes dans IR.

    32Miki concevra une logique de limagination, pour laquelle l intuition est mdiatise par la rflexion, ce qui sexprime ainsi sous une forme temporelle: Cest un point du prsent qui ramasseen luile pass infini et est happ en direction de lavenir. Toutefois une telle logique ne doit pas devenir celle dune mdiation de tout par tout, qui laisserait chapper itsushitele saut vital seimeitekichyaku. Miki vise sans doute ici soit la logique de labsolue mdiation de Tanabe Hajime, soit encore une comprhension htive des thses de ce dernier, laquelle il pourrait bien lui-mme se ranger. Quoi quil en soit, le contexte est videmment bergsonien et lippsien, et rappelle trangement les analyses de Nishida, jusque dans les termes eux-mmes. Pourtant, ce qui proccupe ici Miki est, suivant son habitude, le risque dune perte de ce que nous appelons une symtrie, cette commutation mme entre le saut et le happement, qui passent lun dans lautre, dans lalternance symtrique dont ils ne prsentent que deux aspects. Voir ce propos son ouvrage principal, Logique de l imaginationet le commentaire d Akamatsu Tsunehirodans 2001, Fujita Masakatsudir., La philosophie de l cole de Kyto, Shwad, Kyto, 2001, 72 et 93. Par contraste, Nishida cherche tablir une priorit du happement sur l lan, une disymtrie, directement commande par les thses directrices de sa nontologie.

    33 kitekichokkan, voir les textes traduits dans Nishida Kitar, l veil soi. Sur la nontologie, se rfrer la seconde partie, IV. 1.

    34Bergson, cit dans BAE, 259. Voir EDIC, 130, 134, 148150: L enrichissement ordinaire de ltre. Cette perspective reconstructrice sera celle du doublageSeconde partie, III. 24. Concernant lextension de cette problmatique nishidienne chez Miki, on consultera Akamatsu Tsunehiro: La philosophie de Miki Kiyoshi, dans La philosophie de l cole de Kyto, Op. Cit., p. 93.

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    35 BAE, 26. Nous soulignonsdornavant dsign par un astrisque. Lide dune tractionkudpar quelque chose, par un tre, par la richesse de lexprience321, est omniprsente chez Bergson. Au niveau sensible, le dsir tire lui la reconnaissance, au niveau de la saisie spatiale du monde matriel. Ajoutons cela le telos qui tire lui la reconnaissance, selon lquation bergsonienne: parfaire, cest refaire par soi-mme, se renrouler dans le droulement propre la chose, se retrouver comme tract par la dure quil faut durer par soi-mmeBAE, 174, 181, 315, afin dagir.

    En un sens moral et social, l insertion hairula pression atsuryoku, l attraction inryoku, l -motion jd, l obligation sekimuapparaissent comme des avatars dune force morale encore impersonnelle. Le rle yakuwari jouer en socit est fix par un systme ferm dhabitudes qui nous tire dans le sens de laccomplissement de laction, du travail et du devoir.

    Cette traction keninmorale, qui nat de leidos du Bien chez Platon, se fait plus intense, quand la socit souvre l inaccompli, quand la force qui suscite cesse de rsister teik cette ouverture mme, se fait rsistance la rsistance, et sabandonne des formes plus leves de la convocation shokuhatsu: l aspiration netsub, l invitation sasou/izanau, l encouragement ykizukeet l appel yobikake. Ainsi les grands hommes, lcoute de ces dtonateursque sont en un sens le beau, et surtout le bien, nous entranent hikitsurerupersonnellement comme des modles. Car si lartiste cre des formes arrtes qui empchent llan, lhomme de morale seul possde, tel un Dieu, le Christ sur la Croix, cette libert de prendre sur soi le plus tsuyoi shokuhatsu wo kmuru, lintgralit de llan que les autres ne peuvent soutenir, afin de crer des crateurs et de le faire passer, reprendre de llanBAE, 213, 275, 283285, 293315, 323, 328.

    Partout, dun point de vue nishidien, cest un tre qui tracte, alors que la succion mme de la traction, le creux de llan en ngatif pour ainsi dire, demeure sans lieu. La traction est bien destine perptuer ltre: la gnrosit de ltre moral a pour but d intensif ier la vie des autres, de la mme faon que ltre senrichit lui-mme sans cesse259, 322. En rsum, la spculation ne vaut rien car elle ne me tire pas, jen fais mon jouet et mon esclave, en me donnant lillusion de limpntrable, de ltre, de la matire. L-motion est plus grave, elle nous capture, nous pntre shimihairu, nous soulve mochiageru, et nous rvle que rien nest impntrableBergson, que le rien mme est pntrableNishida.

    36Sur cette notion, cf. EDIC, 29, 121l attraction rtrospective des causes, dans la suggestion hypnotique, demeure bien toujours une attraction d tats psychiques, dtre conscient; de plus, elle explique pistmiquement le mouvement et ne le produit pas ontologiquement, alors que le happement le suscitera rellement chez Nishida. Voir encore BAE, 245, 281285, 301.

    37La structure du comportementSC, PUF, Paris, 1949, 171176. Sa thse que l action laquelle pense Bergson est toujours laction vitale, celle par laquelle lorganisme se maintient dans lexistence, rend ses yeux impossible la description dactions cratrices appartenant l ordre humain et non plus spcifiquement l ordre organique. Les actes proprement humains, -lacte de la parole, du travail, lacte de se vtir par exemple, -nont pas de signification propre. Ils se comprennent par rfrence aux intentions de la vie.

    38DS, 92, 131, 229.39DS, 47, 62. Mme dans la description que fait Bergson de la piti comme le fait dun ego qui, dune part,

    soublie, dans une conservation de soi concerte devant la souffrance, selon un calcul, visant une lvation, la piti visant faire de nous pour ainsi dire des justiciers, et de lautre qui soublie, dans un besoin de

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    shumilier, une aspiration descendre, une force, un charme ou attrait miryoku, ce sont l encore deux aspects dun lan, volontaire ou ensorcelBAE, 276, EDIC, 14. Lappt pour le vide, le happement, qui semble ici prfigur par le second aspect est en ralit refus, car lhumilit est pour, laspiration , la force de, lattrait provient de, de sorte que cest bien encore un tre qui apparat comme la finalit dernire et paradoxale de loubli, ce que nous appelons ailleurs une rontologisation, DN, 186188. Il est rvlateur que ds 1889 le nant ne saurait tre que ce quoi nous aspirons au sein dune tristesse extrme, quand nous sommes habits dun sentiment d crasement et de dsespoir. L crasement, cest bien le crpuscule de ltre, en sa compaction et sa richesse mmes, ide que reprendra la critique du mot brutal EDIC, 8, 100.

    40 hmen/IM, 105, et NK, 203210.41Le happement happe tout autant le saut en avant que le saut en arrire, le pass aussi, attire, il constitue

    galement le lieu dun nant actif qui attire, suscite, ractive.42 gutaitekikonkyo heno kangen, IR, 115226. Nishida tente donc de fonder laide de

    lnergtique du nant relatif la ncessit du saut propre l lan vital, de mme quil tentera plus tard de fonder le mouvement mme de lAufhebung, partir dun semblable happement dans le lieu du nant absolu. Cf. La dialectique de Hegel considre de ma position, NKZ XII 6485.

    43Nishida mditera ainsi les grandes dcouvertes mathmatiques, la gomtrie analytique par Descartes, la reprsentation graphique des complexes par Gauss, et celles tenant leurs fondement. Cf. NK 413, 446.

    44 jikogentei/IR, 103204. EDIC, 12645DS, 4352, 270276. Cette image bergsonienne sappliquerait bien lcrivain Nishida, NK, 745.46Comme nous la fait remarquer Suzuki Izumi, la problmatique nishidienne de la vie seimei, qui

    anime tous les niveaux topologiques du rel, du nombre Dieu, gagnerait tre relie lide de la vitalit de llan rinterprt. Cest un travail entier qui demeure entreprendre, exploitant les textes des annes 30 et 40.

    47 eran vitaru no sentan, IR, 92184.48Sur la dsubstantialisation, IM, 104. N. Sugiyama a attir notre attention sur cet lan vital propre la

    pointe, et prend limage dune crte pour illustrer le thme de la pointe mobile, BAE, 165. Nous filons ici cette mtaphore en la greffant sur celles, nishidiennes, de la vague et de la mer, NK, 297, 1092.

    49DS, 226. Voir 43 et sqq.50 tsukuraretamono kara tsukuru mono he, NK, 4ime partie.51EDIC, 98, 128.52 genjitsutekimugen/aktuelle Unendliche, IR, 3672o Nishida note lallemand. Signalons ici une

    note indite de 1944, conserve au btiment des archives historiques de luniversit Gakushuin, sous la rfrence E2, 91 dans le 18 2002. Documents relatifs Nishida Kitar incluant un Catalogue des lettres non publies dans les Oeuvres Compltes, Catalogue des fonds collects dans le btiment des archives historiques de l universit GakushuinCat. Archives, n18, Tky, 2002. Nishida y dcrit clairement sa conception de linfini comme actuel et non plus potentiel: Le problme de linfini: non potentiel mais actuel. Autodtermination du prsent absoluInf inite Not potential but actual. Ausselbstbestimmung der absoluten Gegenwart. Alors que pour Aristote une infinit en acte est inconcevable, lacte devant tre essentiellement fini dans lentlchie qui le couronne, pour Nishida linfinit constitue une opration dauto-dtermination infinie.

    53Physique, III, 6, 206b, Belles Lettres, 1961, Paris, 105. Cf. NK, 891, 1286, 1344.54 takakukei en utsuriiki.

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    55IR, 111219220.56EDIC, 8587, 98, 122123, 128131, 159.57DS, 117, 210, 226.58 zettaitekijikan mukashi no seiun. Cest une thorie laplacienne, quanalyse Emile

    Meyerson, Identit et ralit, Flix Alcan, Paris, 257.59 staiseigenri. Sur le lien entre les penses de Nishida et dEinstein, cf. NK, 1160 seq.60IR, 115116226228.61Pour reprendre la terminologie kantienne de la seconde analogie de lexprience, Ordnung der Zeit/Ablauf

    der Zeit, Critique de la raison pureCRPu, GF, Paris, 1976, 233234B248249/A203204.62IR, 111219220.63Pour anticiper sur la seconde partie, on peut dire que, dj en 1917, une proto-topologisation se met en place.

    Le temps absolu lordre fix, appartient au lieu de ltre dtermin ; le temps relativiste lordre indtermin qui fixe en soi un ordre dtermin, au lieu du nant oppositionnel. Le vritable temps, lordre sautodterminant, appartient au lieu du nant absolu.

    64 kachitekijunjo ti/sollen. Cette thorie nat dune critique de H. Rickert. IR, 10132730.

    65 dokomademo. cette expression qui hante lcriture nishidienne, et qui signifie linachvement perptuel de lunit dont on ne peut trouver la fin, il faut opposer cette formule bergsonienne: tout moment, qui exprime au contraire la prennit du temps dans son coulementBAE, 166.

    66 eran vitaru no naimentekisz no junjo. Nishida critiquera en 1932 cette notion dans TM, 104356, pour sa plnitude ontologique: llan vital doit contenir la possibilit de la mort, biologique comme celle de loubli du soi en faveur de l autre, figure par lanantissement du nant absolu : Llan vital doit tre intermittent. danzokuEn 1932, Bergson expliquait en effetce qui semble accrditer la thse de Merleau-Pontyque llan vital est purement un lan de vie, pas de mort. La mort, loin dtre un phnomne fondamental comme chez Heidegger, nest quun concept forg par lintelligence en sectionnant la vie: La pousse vitale ignore la mort, DS, 145. En conclusion de notre deuxime partie, nous verrons que cette dialectique du comme doit sappliquer la notion mme de dure.

    67Cf. Pierre Duhem, La thorie physique, Marcel Rivire, Paris, 1914, 449: Le physicien trouve donc en lui-mme une irrsistible aspiration vers une thorie physique qui reprsenterait toutes les lois exprimentales au moyen dun systme dune parfaite unit logique.

    68IR, 126127251. Voir NK, 371 et sqq. Il nest cependant pas douteux que la thorie nishidienne de la volont absolue ne saurait se rduire un volontarisme shushisetsudessence psychologique ou moral, compte tenu des dclarations explicites du philosophe lui-mmecf. NK, 122, 463571. Pour rpondre une question de T. Mochizuki, on peut dire quil faudrait parler dun volontarisme mtaphysique chez Nishida, qui ne disparat pas tant quil se dissimule et samplifie au fur et mesure que sa pense sautodtermine. condition de ne pas entendre cette volont en un sens schopenhauerien, ou en un sens bouddhique, puisquelle ne doit pas tre nie, mais affirme en sa nature cratrice szteki.

    69EDIC, 130.70Emile Meyerson, Identit et ralit, Llimination du temps, Flix Alcan, Paris, 1932, 236258. Nishida

    voquera ce phnomne dans sa reprsentation tridimensionnelle de lveil soi. NK 457.71 kikairon, IR, 123124242244.

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    72 koteiserareru kkanka zentaikei, IR, 130260.

    73IR, 129130258260. Il faut faire le lien avec lide de l universalit comme rptition dun mme facteur, telle que lexpose P.F. Strawson, Individuals, An Essay in Descriptive Metaphysics, Routledge, Londres, 1959, 3138. Nishida radicalise ce thme dans sa thorie de lauto-dtermination de luniversel, en soutenant lide dune rptition cratrice de soi de celui-ci. Cf. UEP.

    74EDIC, 118, EC, 67, 18.75RB, 172195196. Le lecteur voudra bien se rfrer NK, 208217.76Nishida voque ici Oscar Wilde et saint Augustin, RB, 172195196, IR, 129130258259.77Marcel Proust la recherche du temps perdu, Pliade, Gallimard, 1954, 490, Paul Ricoeur, La Mmoire,

    l Histoire, l Oubli, Seuil, Paris, 2000, 227, 2001, Tanabe Hajime, La philosophie comme chemin de repentance, philosophie de la mort, Editions Teisha, Kyto, 2001.

    78NK 78 seq.79Plus tardivement, Nishida soutiendra que le pass et le futur sunissent dans le prsent, cf. NK, 4ime partie.80 danketsu, RB, 141163. Il faut lopposer lopacit diffrenciatrice de la solidit,Seconde partie,

    III. 4, note.81Cest pour cette raison que Nishida prendra la peine de dcrire les deux directions de propagation de

    lunification par deux schmas diffrents, le cercle et le cne, en sappuyant sur Bergson.82ZP 269. Autrement dit, comme la vu G. DeleuzeB, 62, lunit au pass doit tre la fois une translation

    qui unit le souvenir au prsent, mais aussi une rotation du souvenir sur lui-mme pour prsenter dans cette union sa face utile. En termes nishidiens, lunification temporelle est tout la fois linaire et circulaire, du fait de lenglobement perptuel de lunit en elle-mme.

    83 tsaku, littralement la perversion sexuelle. BAE, 99. En ce qui concerne cette notion d intelligence, N. Sugiyama tablit clairement quelle peut prendre trois sens, ce qui fait toute sa complexit et sa richesse, indpendamment de ses limites propres, BAE, 195198. Cest prcisment parce que Bergson a vu les normes pouvoirs de lintelligencecomme ceux du corps, quil ne peut abandonner lhomme la seule intelligence.

    84EC, 6.85 kurikaesukoto ga dekinai, IR, 489495.86IR, 139278. Voir la reformulation tardive de cette critique en 1939, AIAC, 153159.87Voir BAE, 169170.88EDIC, p. 118120, 130.89 chjikanteki, chhenkateki, IR, 111219220. CI, 203, 223.90Pour rpondre une question de I. Suzuki, il convient de prciser que la thorie nishidienne de lunit,

    hnologie sans unit ultime, anti-plotinisme encore plus encore quanti-platonisme, subira des volutions de structure, des ruptures qui restent solidaires darticulations densembleplus que de relles cassures diffrenciatriceset des approfondissements continuels, au sein de la progression de la pense du philosophe japonais. Sur tout ceci, cf. NK 116, 642, 791, 985, 1080, 1114.

    91 musubitsuku, Le point de vue de lintuition agissante, dans NKZ VIII, 107110.92Sur ces notions qui, dessinent lun des axes principaux de sa lecture de Bergson, et permettent de substituer

    une ontologie de l accomplissement, sur le modle de la fermeture et cohsion soi de llment ou du

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    systme spatial, et de l inaccomplissement, sur le modle de l ouverture et de la production durable, une doctrine du temps taye selon les trois dimensions du pass, du prsent et de l avenir, se rfrer aux analyses de N. Sugiyama, BAE, 7982, 98, 101, 213, 297, 326327.

    93seisei no nakani gykoshiteshimatta mono, BAE, 166170, 69. Dans une veine proche: Le prsent nest pas linstant simplement identique lui-mme, ni quelque chose qui serait absolument sans identit soi, comme dans le cas de diffrents instants successifs, qui seraient chargs de formes diffrentes.BAE, 165Dun point de vue nishidien, ce nest ni lun ni lautre, car cest lun et lautre, lun plus lautre, le prsent sera dit ternel, ternellement changeant, un prsent qui inclut le pass et lavenir, Le problme de la culture japonaise1940NKZ XII, 308309. Sur cette notion, voir IRES, 162

    331, NK, 803, IM, 112115, et les textes rassembls dans Nishida Kitar, l veil soi.94IR, 50, 92, 13399100, 183184, 269270.95IR, 111219220.96BAE, 89.97Matire et MmoireMM, P.U.F. 1941, 86, 162, 166, 250.98IR, 54106107. Cf. Le problme de la culture japonaise, Op. Cit., 285286, 307, 329, 331, 349.99PM, De la position des problmes, les faux problmes, 7678.100 dsei no gitsu, IR, 139278.101MM, 146, 187.102 N. Sugiyama tablit que cest un reproche un peu semblable quadressait Bergson

    Kant dans lEssai, savoir celui de demeurer prisonnier dune doctrine du temps fonde sur la distinction de la forme keiseiet de la matire, de lhomogne et de lhtrogne, identifiant le temps un champ vide et homogne, lempchant de sentir la dure luvre. Par ailleurs, limportance de la notion dtre transparat dans sa critique selon laquelle Kant ferait du moi une forme plutt quun tre sonzai, BAE, 3945. Ainsi, si Bergson entend rtablir une vritable doctrine du temps, en le prservant de son assimilation fallacieuse l espace, cest encore dans le cadre dune ontologie, l o Nishida cherche sextraire du lieu mme o coule le temps, pour penser la notion de lieu en son essence fondamentale.

    103EDIC, 100101. Cette animation de ltre doit tre oppose dune part l esprit animateur que la religion statique projette dans les tres, et qui nat de la fonction fabulatriceDS, 191193, et dautre part lanimation nontologique propre lveil soi, tel que le conoit Nishida. Retenons cette distinction afin de bien comprendre que linterprtation qui sera donne plus bas de la philosophie bergsonienne en termes d auto-dtermination, qui peut paratre impropre, concerne la premire et la dernire significations ici dployes. Il est clair en effet que dun point de vue bergsonien, lide dauto-dtermination peut tre envisage dabord comme lanimation continue et persistante, projete dans les choses par la fonction fabulatrice, une sorte de magie qui prolonge virtuellement laction du corps, et qui est lacte ce que le nant est ltre.

    104IR, 62, 133122123, 269270. NK, 278279, 468 et seq. henka wo chetsusurutitsu seitekititsu, dtekititsu, IR, 111, 132219-, 266267. CLCM, 265266. Aux yeux de Bergson les tats simples, reprsentent, dans leur unit dynamique et dans leur multiplicit toute qualittive des phases de notre dure relle et concrteEDIC, 184. Cette unit est celle de la pntration mutuelle, qui exprime lessence des lments exprims101.

    105 bashotekititsu. Dans une note de 1944, conserve au btiment des archives de GakushuinCat. Archives n E5 p. 91, Nishida emploie cette expression. Nous retrouvons nouveau une topologisation:

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    lunit statique est stratifie dans le lieu de ltre dtermin, alors que l unit dynamique, quvoquera Bergon, est lengeance du lieu du nant oppositionnel, source essentielle de toute rciprocit; rappelons que ce nant constitue ltre indtermin, mouvant, par opposition ltre dtermin, solidifi, ptrifi dans les symboles et les mots. Seule lunit topologique appartient au lieu du nant absolu. Cf. NK 987, 1080, 1148.

    106MM, 159.107Il y a donc un cours des choses qui porte les lois et ne peut tre rsolu dfinitivement en elles. Traiter le

    monde physique comme un entrecroisement de sries causales linaires o chacune garde son individualit, comme un monde qui ne dure pas, cest une extrapolation illgitime, et il faut relier la science une histoire de lunivers o le dveloppement est discontinu, SC, 150151. Cette ide prendra toute sa profondeur dans la seconde partie de cet article, lorsque nous analyserons les phnomnes du doublage et du mirage.

    108Sur la diffrence entre le comment ikanishite naniet le pourquoinan no tame nicf. IR, 117229, et notre tude sur la reformulation du principe de raison suffisante, NK 217. Mais quen est-il rellement chez Bergson lui-mme? N. Sugiyama montre comment le projet bergsonien vise ausculter lexprience, cest--dire, non pas seulement poser la question: quel est lobjet de lexpriencekeikentaish no nandearuka, mais comment est-elle par elle-mme keikensorejishin no ikaniaruka. La philosophie ne peut manquer de se poser cette question du commentikanishite de l ordre immanent aux images et au monde, et de son tonnante adquation avec notre science, qui ne trouvera une justification ultime que dans cette rponse radicalise, ce Voil comment quest en substance la notion d harmonie automatique jidchwa. Mais une telle ncessit du donoyni/comment ne relve pas du quid juris kantien, dune forme de pourquoi transcendantal, mais bien dun quid factis bergsonien. Cest bien la constatation du fait de la succession de la conscience comme mode dtre fondamental qui est la raison qui justifie en droit largument qui veut que le mme tatde consciencene peut jamais passer de manire identique, que le dterminisme considre comme un dogme. La loi de causalit nest pas une catgorie de lentendement, il convient de se demander comment elle apparat, est donne, constitue, sur le mode dun fait, partir dune analyse sensuelle et sensori-motrice. Il ne sagit pas tant ici comme chez Nishida de remplacer la question du pourquoi nazepar celle du commentikanishiteque de justifier le ressort automatique du jaillissement de la premire laide de la seconde, partir de la problmatique centrale de la reconnaissance saininBAE, 45, 21, 31, 144148, 235236.

    Dans DS, Bergson ajoute explicitement un troisime niveau dapprhension du sens, de certitude philosophique273, par rapport ceux dploys dans lEC. 1La description et lobservation des faits, fonde sur la constatation de lexistence, et sur des prsupposs thoriques, comme chez Lvy-Bruhl106, 155. 2L explication selon le comment et le pourquoi, qui peut tre, un degr infrieur, causale, mcaniste et rgressive117, 156, 209, et, un degr suprieur, psychologico-biologique, vitale et se rvle, en fin de compte mystrieuse, parce quelle sen tient trop aux faits et sy arrte ; lexplication spatialisante doit cder la place la rintgration du mouvement qui se passe dexplication114, 118, 156, 209, 274, 338. 3Il sensuit quil faudrait revenir au lieu de lintuition mystique, qui livre la comprhension religieuse et cosmogonique selon le pourquoi, qui lverait le mystre, justification attendue de llan.274281. Mais cette ultime justification est frileuse, elle relve du vraisemblable et est exprime au conditionnel: Une nergie cratrice qui serait amour, et qui voudrait tirer delle-mme des tres dignes dtre aims, pourrait semer ainsi des mondes dont la matrialit, en tant quoppose la spiritualit divine, exprimerait simplement la distinction entre

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    ce qui est cr et ce qui cre. Bergson cherche ici la raison dtre dune distinction quasi ontologique entre crateur et crature, unit et diversit, lan vital et matire brute, l o Nishida sefforcera de penser une opration infinie de relance de lunit, au moyen de lexpression partir de ce qui est produit en direction de ce qui produit. La justification bergsonienne se trouve l o se dploie une forme dauto-dtermination divine, totalit qui souvre et se fait sans cesse, Amour qui en appelle naturellement des tres aimer. 5Pourtant, cette auto-dtermination de lacte, illustre encore par la formule: L action en marche cre sa propre route320, selon lactualit de son accomplissementse verser boire, qui prcde l tre, la personne et la chose dans lesquels elle se trouve solidifiedouble, Seconde partie III. 4, tait dj prsente comme une autosuffisance de nature non-substantielle134, 191, 209, 215. Cest en ce sens que la question du pourquoi se pose pour Nishida un niveau topologique encore suprieur, en ce quelle cherche une justification qui nest plus tire de lanalyse, si lon peut dire, de conceptsAmour, autosuffisance, mais de la topologie mme de la ralit. Le soi de lautodtermination ne provient plus de la ncessit du dsir de ltre, mais de la vacuit du nant qui permet le dploiement mme de llan damour, le jaillissement et la continuation mme de lacte de nous verser boire.

    109IR, 111219220. shiitaish no sekai ni otosu, IR, 166, 168341, 347. Autrement dit, la dure est donne dans une forme logique: lirrversibilit, elle nest pas pure. Cf. Seconde partie IV. 1.

    110AIAC, 155162.111 sztekishink no jtai, IR, 132266267.112 kioku, IR, 133268. EC, 258.113 IR, 132266267. .Cf. lessaibasho, Le LieuL, 1926, dans

    NKZ IV, p. 208387, trad. Kobayashi Reiko, Editions Osiris, Paris, 2002, 90287. NK, 980.

    114IR, 131132264. Plus tard, il opposera lEr-innerung hglienne une forme de mmoire, NK, 1031 seq.

    115 shin no igi chishikitaish ninshikishukan zenjiko wo taishtosuru. IR, 132133267-. mugen no titsusha, RB, 646578. CLCM, 143.

    116NK 996. IM, 102. UEP, 38.117Hisashi Fujita nous a fait remarquer que les philosophies de Bergson et Nishida pourraient se concevoir au

    contraire comme deux tentatives radicales de sortie de lontologie. Nous nen disconvenons pas. Les catgories d ontologie, de montologie, et de nontologie constituent plutt nos yeux des outils pour permettre de tenter douvrir un dialogue entre le second et les philosophes quil lit/lie.

    Il nen demeure pas moins que le premier nhsitera pas utiliser une terminologie si ce nest une conceptualit fortement marque par la notion dtre. Ainsi, Miyayama remarque que: Lintrt du monde des penseurs aprs 1916 a tendance se dplacer dune mtaphysique qui expliqueprche l treSein, comme chez Eucken, Bergson, Tagore, au mouvement postkantien qui explique le devoirSollen.Op. Cit., 91 DeleuzeB, 4952, 59, 76, tablit comment le prsent constitue un devenir agissant, alors que le pass conserv EST au plein sens du mot: il se confond avec ltre en soi...Seul le prsent est psychologique, le pass, cest lontologie pure, le souvenir pur na de signification quontologique. Se rinstaller dans la dure, cest raliser dabord le saut dans ltre, tmoigner de notre affinit avec ltre.

    Nous avons vu plus haut en quel sens N. Sugiyama montre comment Bergson ambitionne de raliser un projet

  • Nishida Kitar, interprte de Henri Bergson1

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    dauscultation du comment est en plus du pourquoi est de lexprience, attach non pas son intellection, mais bien plus sa description jojutsu propos de cette dernire notion, cf. BAE, 134136. Il prcise quil sagit l dune autre ontologie betsu no sonzaironoppose lontologie intemporelle hijikanteki base sur l tre aru au sens de ltre statique sutatekku na aru, et une doctrine du temps diffrente de celle base sur un maintenant indissociablement li cet treBAU, 45, 92, 101. Bergson ne va pas jusqu une ontologie de ltre qui tire ncessairement lexistence de sa propre essence comme causa sui, mais sarrte prudemment une ontologie de lexistence qui tire ltre de notre dure comme sentiment profond et de notre individualit, comme de celle des grands hommes qui nous lventBAE, 106, 316.

    Dans lEssai, l tre sonzaidu moi est difficile liminer, rsiste sa transfiguration factice en tre extrieur ; jexiste signifie ce mode dtre sonzaiytaiselon lequel je dure, me succde keizoku moi-mmeBAE, 34, 38, 101. Ajoutons cela les citations suivantes: Un tre la fois identique et changeant, Le sentiment est lui-mme un tre qui vit, tre vivant, tre conscient, Les profondeurs obscures de notre tre ; la dure reprsente: L enrichissement ordinaire de ltre, pp. 77, 100, 118, 130, 140, 148, 164, 177, formule que lon comparera celle de Hegel: Un approfondissement en lui-mme de ltre, dont lintrieur a t dvoil moyennant cette progression Encyclopdie, trad. B. Bourgeois, Vrin, Paris, 1994, 159, p. 404. Dans MM, l image est prsente comme un tre qui se pose dans sa phosphorescence, et soffre par degr la conscience perceptiveBAE, 131139. Dans lEC, Bergson utilise bien lexpression ce qui est en un sens constitutifSeconde partie, IV. 2. Ltre exprime la transition qui rsout les paradoxes comme ceux de la croissance humaine, et se dposeesten autant de stations sur le sillage du mouvement, exactement comme Znon dirait que la flche est dans chacun des points de la distance

    BAE, 74, 101. Sugiyama dclare: Ltre est le fait de la production inaccomplie, et pas celui de la concidence avec le moi statiqueLe temps ne dchire pas le moi partir de ltre du moi. Je ne meurs pas du fait du temps. La mort constitue bien plutt le fait de prcipiter le soi en une chose en laquelle mon existence sest accomplie et qui concide avec le soi; le temps, linverse, est prcisment la vie, et la subjectivit. Cest de ltre dynamique que lon dduit ltre statique, de la vie la mort, du mouvement, le repos, et pas linverseBAE, 100101. Bergson se propose la relativisation dune ontologie de laccomplissement : il est trop facile daccomplir, alors que tout saccomplit malgr nous326327.

    En outre, dans les DS, sil se mfie certes, la faveur de sa critique du langage de notre verbe tre, 194, cela ne lempche pas duser du mot et de sa conceptualitun peu comme quand il utilise le mot temps et joue sur le temps des verbes, et ce de trois faons. 1Au niveau de la ralit mme, de ltre, une formule directrice exprime dabord la dure propre lorigine: Ce qui fut primitif na pas cess de ltre, 141. 2Au niveau anthropologique, lintuition, quant elle, nous ramne aux racines de notre tre, qui est dure, 267, EC 42. 3Puis ces deux premiers niveaux se rejoignent lorsque, dans un premier sens, l tre humain, cet tre intelligent, dans le mysticisme, revient l tre, par-del le vertige du nant, et son me se laisse pntrer par Lui, 221, 226, 241, 261265. Et lorsque, dans un second sens, ltre crateur se retrouve dans ses crations comme autant d tres crateurs, lorsque ltre damour tire de lui-mme des tres dignes dtre aims, autojustification de ltre dans des tres, qui est sa propre raison dtre comme courant vital, 273275. Le nant, quil soit de conscience, ou dnergie, disait dj lEDIC, ne saurait possder de force cratrice, p. 117. Comme le remarque N. Sugiyama, il y a dans lide damour comme donation dtre, appel lexistence, une autre ontologie que celle de lEC, qui sen tenait lide de ltre comme changement et cration de soi.

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    Cet amour se ralise dans la plnitude de se donner ltre, charit ouverte et formelle sans contenu, avant dtre lamour inquiet dun sujet qui convoite une union volontaire avec un objet, qui trahit une insuffisance, comme chez Descartes317320.

    118EDIC, 99.119 kadoguchi, Le Lieu, 36234. Voir galement 37 & 38234 & 236. Cf. NK 998.120 IR, 124245. Sur l oubli