nomenculture hs n°1 jean-jacques rousseau

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REVUE LITTÉRAIRE ET CULTURELLE MAI 2012 - www.NOMENCULTURE.fr ISSN : 2115-7324 NOMENCULTURE JEAN-JACQUES ROUSSEAU HORS-SÉRIE N°1

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Nomenculture, revue littéraire et culturelle, présente son premier numéro hors-série, consacré à Jean-Jacques Rousseau.

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Page 1: Nomenculture HS N°1 Jean-Jacques Rousseau

REVUE LITTÉRAIRE ET CULTURELLE

MAI 2012 - www.NOMENCULTURE.frISSN : 2115-7324N

OMEN

CULT

URE

JEAN-JACQUES

ROUSSEAU

H O R S - S É R I E N ° 1

Page 2: Nomenculture HS N°1 Jean-Jacques Rousseau

Ils ont contribué à ce hors-série : Stéphanie Cuoq-Petit, Benoit Darlot, Gwenaël Devalière, Romain Egret, Gwladys Echallier, Erell

Hannah, Jean Jourdheuil, Jovan, Josiane Michael Kouagheu Chemou, Erik Leborgne, Françoise Mabille, Ariane Mayer.Illustrations : Pierre Malhaire, Vincent Mey, Hubert Camus, Coriolan Verchezer

Paris, mai 2012

Il y a 300 ans naissait l’inimitable, l’incomparable Jean-Jacques Rousseau. À cette occasion, de nombreuses publications sont revenues sur l’homme et son œuvre (romanesque, théâtrale, autobiographique, poétique, musicale, politique, encyclopédique, botanique…), qu’il s’agisse de magazines, de revues ou de livres. Parmi ces derniers citons, par exemple, la biographie de Raymond Trousson parue aux éditions folio/Gallimard en octobre 2011 ou, plus récemment, son anthologie Rousseau 1800-1912, aux Presses de l’université Paris-Sorbonne (PUPS). Signalons la nouvelle édition des Confessions, à paraître aux Classiques Garnier, basée sur une stricte relecture des trois manuscrits, à laquelle participent J. Berchtold, S. Kuwase, Y. Séité et  E. Leborgne. J’ai moi-même l’honneur de faire partie de ces publications récentes, avec mon roman historique Trois ans avec Rousseau (éditions Kirographaires). L’originalité de ce premier hors-série proposé par Nomenculture est l’approche de Rousseau que nous avons voulu offrir : car si nous publions des articles théoriques, nous avons également accordé beaucoup d’importance à ce que Rousseau inspire, encore aujourd’hui, que ce soit sous forme théâtrale, poétique ou nouvelliste. Jean-Jacques Rousseau n'est pas qu'un monument de la littérature francophone  : il est aussi l’auteur d’ouvrages, tous genres confondus, qui résistent au temps et continuent d’inspirer.

Dans ce numéro aux auteurs d’horizons très divers, vous trouverez tout aussi bien des premières publications que les travaux d’un grand spécialiste comme Erik Leborgne. C’était là notre souhait, en espérant désormais que vous prendrez plaisir à la lecture de notre premier hors-série.

Hubert Camus

EDITORIAL

Pierre Malhaire

[email protected]

Page 3: Nomenculture HS N°1 Jean-Jacques Rousseau

P.4 Les Confessions de Jean-Jacques

Rousseau : autobiographie,

anthropologie et politique

Par Erik Leborgne

P.8 Minuit à Onze heures

Par Jean-Baptiste Colas-Gillot

P.12 Confessions entre les lignes

Par Gwenaël Devalière

P.16 Le Mythe du bon sauvage, de la

mythologie Judéo-Chrétienne a la

fantasmagorie post-apocalyptique

Par Erell Hannah

P.22 Conversation Par Josiane Michael Kouagheu Chemou

P.24 Mon Ami Rousseau Par Stéphanie Cuoq-Petit

P.26 Discours sur la télé-réalité Par Jean-Jacques Rousseau

P.30 Nature morte Par Ariane Mayer

P.34 À l’Aurore de l’exil Par Jovan

P.36 Pour un rousseauisme alternatif : L’Aventure transcendantaliste Par Romain Egret

P.39 Le Modèle éducatif parfait selon Rousseau Par Gwladys Echallier

P.42 Passeur de lettre Par Françoise Mabille

P.44 Trois ans avec Rousseau Par Hubert Camus

P.46 Apologie de la fessée ou comment prendre du plaisir sans souffrir Par Benoit Darlot

P.48 Rencontre avec Jean Jourdheuil Par Hubert Camus

SOMMAIRE

Page 4: Nomenculture HS N°1 Jean-Jacques Rousseau

Erik Leborgne est maître de conférences à l’Université de Paris III. Ses recherches portent sur le rapport littérature-anthropologie, la lecture psychanalytique des textes, l’œuvre de Rousseau, la fiction romanesque du XVIIIème siècle, La Comédie humaine et certains auteurs du XXème siècle (Leiris, Roussel, Perec, Beckett). Il a publié une quarantaine d’articles, un livre sur la fantasmatique prévostienne (Figures de l’imaginaire dans le Cleveland de Prévost, Desjonquères, 2006) et édité des œuvres de Prévost, Rousseau (Rêveries du  promeneur solitaire et Dialogues. Rousseau juge de Jean-Jacques, GF), Mme de Tencin (Les Malheurs de l’amour de Mme de Tencin, Desjonquères, 2001), Courtilz de Sandras (Mémoires de Montbrun, Desjonquères, 2004), Lesage, Marivaux et Mme de Charrière (Lettres Neuchâteloises, Lettres de Lausanne, Caliste, Honorine d’Userche, P.U. de St-Etienne, 2011). Il prépare une édition des Confessions (L.VII-XII) et du Pygmalion dans le cadre des Œuvres complètes de Rousseau (éd. chronologique, Classiques Garnier).

« Qu’on n’objecte pas que n’étant qu’un homme du peuple, je n’ai rien à dire qui mérite l’attention des lecteurs. […] Dans quelque obscurité que j’aie pu vivre, si j’ai pensé plus et mieux que les rois, l’histoire de mon âme est plus intéressante que celle des leurs.  » Cette assurance et cette fierté du Citoyen de Genève, affirmées dans ce projet de préface des Confessions écrit en 1764 (manuscrit dit de Neuchâtel), Rousseau les doit à la sûreté de son génie et à sa hauteur de vue philosophique et politique. On oublie parfois que cet homme timide et gauche en société sut défier avec sa plume l’élite institutionnelle et intellectuelle de son époque  : Stanislas (roi de Pologne lorrain), Rameau (l’oncle), le mathématicien d’Alembert auteur de l’article Genève de l’Encyclopédie, Beaumont l’archevêque de Paris qui condamna l’Emile sans en avoir compris une ligne. Le Siècle des Lumières voit l’émergence de l’individu en littérature, la naissance du concept moderne de république démocratique, et l’invention des sciences de l’homme. Dans ces trois domaines, Jean-Jacques Rousseau a révolutionné la manière de concevoir et de penser le sujet humain. Il avait donc quelque raison d’être fier de retracer «  l’histoire de [s]on âme », dans une perspective fort différente de celle des mémoires.

Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau : autobiographie, anthropologie et politique Par Erik Leborgne

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Pierre Malhaire

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La plus grande partie des Confessions raconte la formation personnelle d’un obscur prolétaire genevois qui ne devient célèbre qu’en 1750 avec la publication de son Discours sur les sciences et les arts. Rousseau n’hésite pas à présenter son livre comme des anti-mémoires  : « Oui, moi, moi seul, car je ne connais jusqu’ici nul autre homme qui ait osé faire ce que je me propose. Des histoires, des vies, des portraits, des caractères  ! Qu’est-ce que tout cela ? Des romans ingénieux bâtis sur quelques actes extérieurs, sur quelques discours qui s’y rapportent, sur de subtiles conjectures où l’auteur cherche bien plus à briller lui-même qu’à trouver la vérité  » («  préface  » de 1764). Rousseau s’écarte de la pratique des mémoires sur plusieurs points. Si certains critères formels demeurent (l’identité du narrateur autodiégétique et de l’auteur, la forme du récit rétrospectif en prose), l’objet premier des Confessions n’est plus l’être extérieur et sa place dans le monde, mais le sujet

intérieur. L’autobiographe privilégie le regard introspectif, la description de son moi saisi dans ses mouvements les plus intimes  : « L’objet propre de mes confessions est de faire connaître exactement mon intérieur dans toutes les situations de ma vie. C’est l’histoire de mon âme que j’ai promise, et pour l’écrire fidèlement […] il me suffit, comme j’ai fait jusqu’ici, de rentrer au-dedans de moi  » (Préambule du L.VII, GF, p.12). L’autobiographie s’apparente ainsi à une enquête sur la propre formation de l’auteur qui se trouve face à lui-même comme face à un mystère : « Je vais avoir 50 ans, il serait bien temps de me connaître. Qu’ai-je été  ? que suis-je  ?  », s’interroge Stendhal au tout début de La Vie d’Henry Brulard (1835). Stendhal comme Rousseau se proposent de réinterpréter l’évolution de leur moi passé afin de comprendre le moi actuel. Cette démarche est généralement présentée en tête de l’ouvrage, dans ce que Philippe Lejeune a nommé le « pacte autobiographique » (l’Avis de l’auteur des Essais, le préambule du livre I des Confessions, les deux préfaces de L’Age d’homme de Leiris).

Cette rupture avec la perspective des mémoires a une portée idéologique et philosophique. Les mémoires sont traditionnellement articulés à l’Histoire, grand genre de la littérature depuis l’Antiquité. En position de témoin ou d’acteur des événements politiques, le mémorialiste rapporte ce qu’il a vu (ou subi) au cours des guerres

civiles (Mémoires de Mme de la Guette, 1681), des combats (la Fronde vue par La Rochefoucauld et Gondi), ou encore ce qu’il sait de la vie des courtisans parasites grassement pensionnés par les impôts du Tiers-Etat (la cour de Versailles vue par Saint-Simon). Les mémoires sont ordonnés selon une vision aristocratique du monde et une mentalité de privilégiés. Par opposition, l’autobiographie prend pour sujet un anonyme de l’Histoire  : le hobereau Michel Eyquem qui habite sur une petite hauteur ou montagne (d’où son nom), Jean-Jacques Rousseau fils d’horloger vivant dans un quartier populaire de la cité de Calvin.

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Le narrateur réinterprète sa formation personnelle à partir de son expérience personnelle et familiale, et non plus de sa seule lignée. Cette perspective n’est idéologiquement pas neutre sous la plume du Citoyen. «  Plus on pouvait compter de fainéants dans une famille, et plus elle devenait illustre » : c’est ainsi qu’il évoque le préjugé de naissance dans son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes (1755), texte fondateur qui rappelle en conclusion un scandale permanent : il n’est pas normal « qu’une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire.  » Le modèle anthropologique postulé par Rousseau a partie liée avec une vision politique de la civilisation moderne, qui se retrouve en maints endroits des Confessions (par ex. la découverte de la misère du paysan français pressuré par le fisc, à la fin du L.IV).

Se raconter tout entier en remontant aux « aux premières traces de mon être sensible » (livre I), telle est la perspective novatrice de son autobiographie qui s’ouvre sur une période jusque là négligée par tous les mémorialistes : l’enfance. On sait l’influence qu’aura le récit de l’enfance de J.-J. sur Mme Roland (Mémoires particuliers) et Chateaubriand (Mémoires d’outre-tombe). Rousseau fixe à la fois une thématique de l’activité mémorielle (importance des jeux, des sensations primitives) et une méthode interprétative d’inspiration sensualiste. Le sujet humain se constituant à partir de ses expériences sensorielles, il devient possible d’identifier certaines séries de sensations et de reconstituer «  la chaîne des sentiments qui ont marqué la succession de mon être, et par eux celle des évènements qui en ont été la cause ou l’effet. » (L.VII).P.

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Rousseau peut alors expliquer ses apparentes contradictions qui le font passer, lui le plus aimant et le plus doux des hommes, pour un farouche misanthrope. De cette archéologie du moi, le premier livre des Confessions fournit un modèle de lecture. Au-delà du charme des anecdotes de l’enfance, Rousseau amène son lecteur à adopter une perspective philosophique sur les événements fondateurs de sa jeunesse : la lecture des romans de sa mère, la fessée donnée par Mlle Lambercier, le peigne cassé, l’apprentissage chez un maître tyrannique. Rousseau révèle l’existence d’une sexualité infantile, sujet tabou à l’époque, et l’importance capitale du développement précoce de l’imaginaire, en particulier la fixation des premiers fantasmes. Il reconstruit par là un modèle anthropologique postulé dans ses textes théoriques comme le Discours sur l’origine. Posant comme hypothèse l’homologie entre le développement de l’individu et l’histoire de l’espèce humaine, il montre que l’homme de la nature (saisi à travers ses représentations culturelles  : le sauvage, le paysan, l’enfant) n’est jamais complètement étouffé par «  l’homme de l’homme  » (l’homme civilisé). En conséquence, chacun peut retrouver en lui-même ce moi archaïque, en s’inspirant de la démarche autobiographique adoptée dans les Confessions.

L’autobiographie peut donc être définie comme la mise en forme littéraire d’une philosophie de l’individu appliquée à un sujet spécifique. Sa pratique est très exigeante  : elle ne saurait se borner à raconter sa vie ou à restituer ses émotions passées, selon une habitude nombriliste bien française (Rousseau dirait même  : parisienne). Les autobiographies au sens plein des Confessions restent très rares dans la mesure où elles supposent à la fois une sensibilité particulière et une double compétence intellectuelle, littéraire et philosophique. �

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Le bâton frappe onze fois de dix coups puissants et d’un onzième plus frêle, assourdi. Le Rideau s’ouvre sur une scène obscure, éclairée seulement au moyen de quelques bougies. Au centre, de dos, un homme en costume noir, seul, face à un secrétaire en bois. Tout à gauche, une petite horloge à demi-cassée fait grincer les heures. Tout à droite, un petit téléviseur recouvert d’un linge blanc laisse apparaître quelques images brouillées. Un temps, l’homme se lève.

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L’homme, tournant autour du secrétaire.

Je ne forme rien… (Il s’immobilise). J’ai beau me dire… (Il souffle une bougie). Me dire quelques mots mais je ne forme rien. (Il se saisit d’une feuille, l’observe, la déchire compulsivement). Personne ne m’entend. (Il jette les morceaux à côté de l’horloge).

L’homme se rapproche de sa chaise, la tire vers lui et se rassied. L’horloge sonne dix coups. Il écoute attentivement, le dos droit, sans bouger, puis reprend sa plume.

On m’étouffe, je me sens m’asphyxier. (Le rythme de ses paroles s’accélère). Il me faudrait quelqu’air souffler sur mes poumons et me redonner la force. Il faut qu’ils sachent !

Il se lève de nouveau et vient au devant de la scène, sans toutefois que son regard ne semble se porter sur les spectateurs. Le téléviseur s’éteint, l’homme sursaute.

Une voix, par répétitions compulsives.

Seul sur la terre seul sur la terre seul sur la terre seul sur la terre (rythme étouffé) seul.

L’homme

À l’aurore je sentais encore mon cœur irradié de toutes sortes de lumières. Ce soir, je serai éveillé et lunaire. Rougis. Mes joues, mon visage, mes veines. (Il soupire, le dos voûté). Ah… Il me faudrait encore du temps pour que je parle. (Le téléviseur s’allume. Fond noir). Ce matin j’étais encore ce cher enfant cherchant le sein de sa mère ; le téter, le mordre et saigner. Ce soir…

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E Minuit à Onze heures Par Jean-Baptiste Colas-Gillot

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Le prélude d’une mélodie2 interrompt l’homme. Les touches d’un piano lancinantes assombrissent ses pas. Il déplace alors la chaise jusque derrière le secrétaire, qu’il tourne lui aussi vers le public. Il s’assoit.

Une voix

Des diversions sur une inquiétude et des moi (un temps), des moi, (un temps) des maux.

L’homme, éparpillant ses feuilles sur son secrétaire

Ma page est affreusement blanche comme un voile. Il n’y a aucun œil qui n’y vit ni ne voit mon propre regard gorgé de pourpre. (Sur le téléviseur, on voit pendant que l’homme parle, la scène du Chien andalou où un œil se fait trancher). Déjà mes yeux sont incrustés sur mon tombeau et je ne vois plus que ces mains, ces bras, qui se précipitent comme un seul diable pour y planter leurs clous  ; que je souffre, que je m’efface même de la nature.

Long silence. L’homme s’avachit sur sa chaise. Sa main soutient son menton.

L’homme, écoutant la musique qui reprend crescendo

Ce soir… Je n’aurai rien écrit. Rien ne subsiste ou alors, si : des miettes, des lambeaux. Mon corps s’effritera et toutes mes chairs seront rendues à la terre. De mon esprit rien ne peut plus éclore tandis que je fais de ma dépouille un engrais fertile pour quelques bourgeons, quelques fleurs qui se nourriront de ma sève. Sève… Sève… Il faut qu’ils sachent…

Ses murmures sont noyés par la conclusion de la musique, dont les deux dernières notes sont transposées sur le téléviseur. Images rapides d’un homme qui ouvre les yeux et lève la tête vers l’écran puis d’une photographie en noir et blanc d’un homme allongé dans l’herbe. Gros plan sur le soleil, noir. S’ensuivent alors très rapidement des images mises bout à bout les unes des autres, sans ordre, sans que l’on ne distingue au premier coup d’œil tous les éléments. L’homme souffle alors toutes les bougies. Pénombre. Un temps.

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L’homme, dans l’obscurité

Mes pas sont flous, noirs. Vous ne pouvez plus me voir marcher. (On entend toutefois le bruit de ses pas, s’accélérant). Je suis animé d’un mouvement machinal dont je ne peux trouver la cause dans notre cœur. Pesant. (Il se met à genoux). Du poids de mon cœur las  : je suis effondré. (La scène s’éclaire à nouveau d’une lumière se concentrant sur le corps agenouillé de l’homme, au sol).

Une voix, légèrement diffuse

La mort dans sa toute sa pureté rend tout autre artifice insipide.

L’homme, semblant avoir entendu la voix pour la première fois

Mourir... (Il se redresse). Mourir sans artifices et s’inscrire dans le cycle naturel des choses. Tout cela me paraît plus acceptable désormais. (Le téléviseur s’éteint et se rallume aussitôt, laissant apparaître un homme recroquevillé sur lui-même). Le temps m’a vu avachi mais l’on ne m’y prendra plus. Je suis stable. Là. (Il lève les épaules en exagérant son mouvement). Ce ne sont pas quelques mots sans encre qui me tuent  : je peux parler et faire de ma voix mon temps à venir. (Un temps). Des témoins. Et des témoins…

L’horloge sonne difficilement onze coups.

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Une voix

Et d’un regard serein, plongé dans un été (très bas), de… (plus fort) – triste année – nous ne voyons plus que le trouble.

L’homme, d’une voix presque maladive

Mes bras me font mal. Sale douleur, sale mensonge : j’envisage d’être stable et me voilà écroulé… (Un temps). Oui, tu as raison, je suis seul…

Le téléviseur se focalise sur l’endormissement progressif du visage de l’homme, qui s’écroule peu à peu, inerte. Zoom sur son visage et son expression livide. Puis on montre la scène dans son entièreté, sur le téléviseur, comme un double de la scène. La lumière diminue doucement, jusqu’à la pénombre finale. Le téléviseur délivre la dernière image  : un inconnu enjambant le corps allongé de l’homme, s’attardant quelques minutes au-dessus de lui et s’emparant ensuite d’une feuille. On le voit murmurer : « La onzième. ».

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LE Confessions entre les lignes

Par Gwenaël Devalière

Cherchant via Internet des informations sur Jean-Jacques Rousseau pour monter un cours en 1ère littéraire, Gwenaël DEVALIERE, professeur de Lettres et Conseiller pédagogique au Lycée Descartes de Rabat au Maroc tomba "par hasard" sur l'appel à textes de la revue Nomenculture. Une fuite d'eau dans la pièce où  il était  le détournait en partie de son travail de recherche. Attendant un plombier peu pressé,  il enrageait  de voir son exemplaire de "l'Aleph" de Borges qui avait malencontreusement passé la nuit  sous l'évier incontinent complètement détrempé. De  ces rencontres improbables  - deux auteurs qu'il affectionne reliés à  une clepsydre contrariante et  menant à l'appel à texte de Nomenculture- est née l'idée de Mathieu Robinet et de son destin singulier qu'on lira ci-dessous, premier texte qu'il publie.

Mathieu Robinet naquit le 28 juin 1728, seize ans jour pour jour après Jean-Jacques Rousseau. Il ne subsiste rien de cet homme et cette courte biographie fera de lui, aux yeux de lecteurs trop inattentifs, un mythographe singulier  ; pour les autres, elle introduira à une émouvante relecture de l’œuvre du sublime misanthrope. C'est pour eux seuls que j'écris.

Naître le même jour qu'un grand homme est une coïncidence  ; pour Mathieu Robinet, ce fut la marque du destin qui aiguilla le sens qu'il souhaita donner à toute sa vie. Je n'ai pas trouvé sa date de décès, ni trace de sa sépulture. Il connut vraisemblablement la Révolution et émigra en Suisse. Un ami antiquaire m'a en effet rapporté d'Ermenonville deux ouvrages singuliers, de la main même de cet homme dont j'ignorais tout il y a peu. Les deux manuscrits que je possède furent retrouvés dans l’écurie d'un vieux relais de poste en démolition, lui-même ancienne propriété du Marquis de Girardin, ami testamentaire de Rousseau. Ils se présentent sous la forme d’un petit carnet saturé d'écriture en tous les sens, et des quatre-vingts premières pages déchirées d'un volume in-quarto. Le carnet de voyage est un petit portfolio où alternent des pages parfaitement vierges et d'autres saturées d'écriture totalement illisible. Il semble à le parcourir qu'un seul mot, long et complexe, soit interminablement reproduit sur la feuille. J’incline à penser qu'il s'agit, entre autres, de la date du 2 juillet 1778 suivie d'une multitude de croix biffées là où d’autres ne verraient que des gribouillis invariablement répétés. L'autre ensemble de feuilles provient d’une édition probablement ante princeps des Confessions, peut-être un prototype envoyé à l’écrivain par son éditeur et qui reproduit partiellement les deux premiers livres de l’ouvrage. Aucun indice ne permet de savoir précisément de quelle édition il s’agit. On sait que les amis testamentaires de Rousseau, Moultou et Du Peyrou, établirent l’édition définitive de cette œuvre en 1782. Or, j’ai de bonnes raisons de croire que cette édition lui est antérieure.

Page 13: Nomenculture HS N°1 Jean-Jacques Rousseau

Sur ce curieux exemplaire, les quelques pages des Confessions sont toutes couvertes d'une écriture manuscrite, ajoutée comme subrepticement entre les lignes du texte imprimé. Ce texte manuscrit, qui court sous l'autre, fut à l’en croire rédigé en 1766 au château de Vincennes. Il faut s'armer de patience et d'une bonne loupe pour lire cette étrange confession qui court sous le célèbre texte.

D'un point de vue matériel, cet ensemble surprenant suffirait à faire de ce manuscrit un objet fort singulier. À certains moments, le texte manuscrit rejoint celui qui est imprimé, reprenant alors un mot de l'écrivain, parfois reproduit exactement au-dessus de la ligne imprimée, parfois souligné dans l'œuvre comme pour montrer que le mot est inséré dans le manuscrit. Il est cependant possible que l'encre, dont l'intensité varie sensiblement, se soit évaporée et donnât ainsi au lecteur l'illusion que les deux textes dédoublés se rejoignent et se confondent en une superposition très ponctuelle. Reste que les emprunts sont de plus en plus nombreux et le dernier feuillet de quatre pages reproduit exactement, dans l'interlignage, trois lignes entières de Rousseau. L’écriture, à l’antépénultième page, cesse d’ailleurs brusquement sur cinq lignes pour laisser apparaître le seul texte de Rousseau. Le texte, d’abord dédoublé semble alors doublement singulier  : l'écriture de Mathieu Robinet, initialement divergente tend vers celle du grand homme, si bien que les mots de l'écrivain deviennent progressivement les siens, dans un contexte a priori différent. L’écriture singulière mime un état de rêverie et de méditation à partir du texte de Rousseau. Il s’en écarte initialement pour ensuite s’y superposer ponctuellement, avant de le doubler et même le devancer.

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Page 14: Nomenculture HS N°1 Jean-Jacques Rousseau

En effet, la dernière page rédigée apparaît remarquable  : l'interlignage manuscrit reproduit la suite du texte qui aurait dû figurer sur la page suivante, absente des feuillets conservés. Elle commence précisément là où le texte imprimé s'arrête et se trouve à son tour suspendue au milieu d'une phrase. L'ensemble est trop fragmentaire pour vérifier s'il s'agit d'un procédé ingénieux employé par un prisonnier en manque de papier et d'encre ou s'il s'agit d'un jeu d’écriture schizophrène qui amenuise progressivement l'écart entre un texte écrit et celui d'un écrivain, allant jusqu'à le devancer.

Plus troublant, le bas de la dernière page se clôt sur l’allégation suivante  : « Mes yeux se promènent sans cesse d'une ligne à l'autre, et il n'est pas possible que dans une variété si grande il ne s'en trouve qui les fixent davantage et les arrêtent plus longtemps. Je prends goût à cette récréation des yeux, qui dans l'infortune repose, amuse, distrait l'esprit et suspend le sentiment des peines  ». Ces deux phrases renvoient explicitement à la pratique singulière de Robinet. Il y évoque la puissance de cette écriture de l’entre-deux qui écarte les murs et les barreaux de sa prison, de même qu’elle disjoint et rejoint de façon surprenante le texte imprimé. Parcourant récemment l’œuvre de Rousseau, je tombai presque par hasard sur ce même passage, aux temps verbaux près, cette fois extrait de la Septième promenade des Rêveries du promeneur solitaire. Or, Robinet affirme avoir rédigé ses Confessions en 1766. Le texte de Rousseau, lui, rédigé dix ans plus tard et jusqu'à sa mort l’été 1778 ne fut publié qu’au printemps 1782. Comment concilier les textes, les dates et leurs auteurs respectifs ? Plusieurs hypothèses doivent être envisagées. La plus simple consiste à penser que Robinet –  s’il est bien l'auteur des Confessions qui courent sous celles de Rousseau – a reproduit ce passage après la publication des Rêveries. Il peut s’agir d'un faux, ce que l’exemplaire unique d’une édition unique semblerait prouver. Mais la scrupuleuse honnêteté de mon ami antiquaire, les circonstances de la découverte, le peu de prix qu’il attachait à ces papiers informes, la difficulté que j'eus à les déchiffrer, le procès-verbal de l’incarcération au château de Vincennes de Robinet retrouvée aux archives départementales de Vincennes sous la cote 5E985 à la date précise de la rencontre de Rousseau et de Diderot, ce faisceau de faits extérieurs au manuscrit m’amène à envisager une autre hypothèse. Ce manuscrit retrouvé dans les dépendances d'un ami du grand écrivain aurait pu être lu par l'écrivain lui-même. Il en aurait cité un extrait dans l'état d’abandon et de rêverie qui était le sien en 1776. Pourrait-on comprendre que l'ouvrage fût incomplet parce qu'il comprenait d'autres passages dont Rousseau lui-même se serait inspiré ? Ses amis s’occupèrent de la publication de ses textes  : y aurait-il eu parmi eux les textes de Robinet qu’ils auraient pris pour ceux de Rousseau lui-même ?

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Je crois possible que Jean-Jacques, abandonné des hommes, s'étant procuré par un heureux hasard son propre ouvrage interligné par un inconnu, s'en soit inspiré. Il aurait alors complété le sien, faisant de la rencontre de ces deux textes naître un troisième. Un passage repris d’une œuvre l’autre et d’un auteur l’autre peut s’être déplacé dans les deux sens. Il ne remet pas en cause les projets distincts de ces deux hommes, unis par d'étranges liens textuels. L'intérêt du manuscrit tient cependant à l'entreprise, sans exemple connu, qu'expose son auteur. Il décrit en effet le bouleversement qui fut le sien à la lecture de Rousseau, de même que Rousseau décrit le bouleversement qui fut le sien en cheminant vers Vincennes pour y rencontrer Diderot. Ces deux illuminations dévièrent la trajectoire de deux vies distinctes qui se rejoignent peut-être en un dernier texte. Les motifs de l’internement de Mathieu Robinet, précise-t-il dans un passage de ses Confessions, viennent de ses vagabondages incessants, où il déclamait la profession du vicaire savoyard sur les places publiques. Il avoue avoir usurpé l'identité du citoyen de Genève pour déjeuner à sa faim, mais il décrit souvent comment il écopa de jets de pierre et combien il fut souvent bouté, sans ménagement, hors des villages, à coups de trique et de menaces. Il ressembla tant à son modèle qu'il paraît possible que son modèle finît par s'inspirer de lui, bouclant ainsi la boucle de textes entrecroisés.

Robinet déclare qu'ayant appris combien le chemin qui menait au château de Vincennes avait pu être déterminant pour Jean-Jacques, combien il était passé à côté de cette révélation lors de son arrestation, il œuvra pour se faire de nouveau interner dans ces mêmes lieux. Convaincu, comme il l'écrit, que Jean-Jacques y devînt Rousseau, il lui semblait inconcevable de ne pas commencer à écrire ses propres Confessions à l'intérieur même des Confessions de l'auteur et dans le lieu de la métamorphose publique de cet auteur. Le témoignage prenait sens et forme de cette double insertion dans le texte et dans le lieu où tout avait commencé. Le manuscrit expose cet amour bouleversant et rêvé qui prend les formes d'une conversion. À son tour, Les Rêveries du promeneur solitaire rend un discret hommage à cette confession et tisse à même le texte un rapport fraternel et jamais aperçu entre Jean-Jacques et cet épigone inconnu qu’était Mathieu Robinet. �

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Le Mythe du bon sauvage, de la mythologie Judéo-Chrétienne a la fantasmagorie post-apocalyptique Par Erell Hannah

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1"#"La"femme"vit"que"l'arbre"était"bon"à"manger"et"agréable"à"la"vue,"et"qu'il"était"précieux"pour"ouvrir"l'intelligence;" elle"prit"de" son" fruit," et" en"mangea;" elle"en" donna" aussi"à" son"mari,"qui" était"auprès"d'elle,"et" il"en"mangea."Les"yeux" de"l'un"et"de"l'autre" s'ouvrirent," ils" connurent"qu'ils"étaient" nus," et"ayant"cousu"des"feuilles"de"figuier,"ils"s'en"firent"des"ceintures.Genèse&(3&:&6+7)L'Éternel"Dieu"dit:"Voici,"l'Homme"est"devenu"comme"l'un"de"nous,"pour"la"connaissance"du"bien"et"du"mal." Empêchons#le"maintenant"d'avancer"sa"main,"de"prendre"de"l'arbre"de"vie," d'en"manger,"et"de"vivre"éternellement." Et" l'Éternel" Dieu" le"chassa" du" jardin" d'Éden," pour" qu'il" culKvât" la" terre,"d'où" il"avait"été"pris.Genèse&(3&:&22+23)

2"#"ls"n’ont"de"vêtements,"ni"de"laine,"ni"de"lin,"ni"de"coton,"car" ils"n’en"ont"aucun" besoin;"et"il"n’y"a"chez"eux"aucun"patrimoine,"tous"les"biens"sont"communs"à" tous." "Ils"vivent"sans"roi"ni"gouverneur,"et"chacun"est"à"lui#même"son"propre"maître."[…]"Que"puis#je"dire"de"plus?""Ils"vivent"selon"la"nature.&Amerigo&Vespucci,&Mundus&Novus,&1503

Née en 1988 à Gelnhausen (Allemagne) Erell Hannah est diplômée d'un Master de Sociologie de la Culture et de la Communication, obtenu en 2008 à l'Université de Provence. Elle a également étudié la sociologie de la sexualité à l'University of Bristol. En 2011, elle publie aux Éditions Universitaires Européennes un essai intitulé "Identités virtuelles et influences sociales".

I) BRÈVE CHRONOLOGIE DU MYTHE DU BON SAUVAGE : DE LA GENÈSE AU XIXÈME SIÈCLE

L’INNOCENCE ET LE PARADIS PERDU. La Genèse présente les deux premiers êtres humains comme des créatures innocentes vivant dans un monde idéal, le jardin d’Eden, sans compréhension du monde et d’eux-mêmes, le jardin prodiguant toutes les ressources qui leurs sont nécessaires. Jusqu’au jour où les créatures de Dieu goûtent au fruit de la connaissance1. De la chute du jardin découleront les misères des hommes  : le travail, la douleur et la mort. De solides racines pour un clivage qui nourrit encore aujourd’hui l’imaginaire collectif  : celui de la connaissance induisant la souffrance opposé au bonheur suscité par l’innocence.

LE BON SAUVAGE À L’ÈRE DES EXPLORATIONS MARITIMES. Les XVème et XVIème siècles sont ceux des grandes explorations. L’Europe occidentale découvre alors des terres inconnues, de l’autre côté des océans, sur lesquelles vivent d’autres Hommes. Des hommes différents, et qui s’organisent en sociétés aux règles bien étrangères à leurs découvreurs2.

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Ces explorations donneront naissance à l’ensemble d’un courant littéraire, les récits de voyages, qui mêlent observations topographiques, biologiques, ethnologiques et réflexions philosophiques3.

Les penseurs du XVIIIème siècle, en pleine réflexion sur la nature de l’homme, ont saisi ces comptes-rendus d’altérité comme une aubaine pour mettre en perspective les valeurs et fonctionnements des sociétés occidentales, allant jusqu’à remettre en question les notions de civilisation et de progrès4.

Et le débat ne se cantonne pas à une leçon de relativisme, car les philosophes des lumières, que ce soit Montaigne, Diderot, ou encore Rousseau (qui théorise dans le processus de civilisation l’origine de l’inégalité des Hommes5) prennent parti  : l’Homme à “l’état de nature“ est mis en opposition à la déliquescence et à la corruption de l’Homme civilisé.6

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3&+&On&peut&notamment&citer&Le"voyage"autour"du"monde"fait"en"1764"et"1765"de&John&Byron,&celui&de&1766&par&Bougainville,&celui&de &1768&par&Thomas &Cook,&ainsi&que&L’astrolabe"et"la"boussole&de&La&Pérouse&en&1788.

4&+&Ainsi,& le &foncTonnement&par&communautés &tribales &remet+elle &en&cause&l’existence&d’un&état,&la&démocraTe&ou&le&vivre+ensemble&celle &de &la&royauté,&le &partage&des &richesses &celle&de&la &propriété,&la&religion&animiste&celle&des&religions&monothéistes,&la&liberté&sexuelle,&celle&de&la&bienséance,&etc…

5" #" Tant" que" les" Hommes" se" contentèrent" de" leurs" cabanes" rusKques," tant" qu'ils" se" bornèrent" à"coudre" leurs" habits" de" peaux" avec" des" épines" ou" des" arêtes" (…)" en" un" mot" tant" qu'ils" ne"s'appliquèrent"qu'à"des"ouvrages"qu'un"seul"pouvait" faire,"et"à"des"arts"qui"n'avaient"pas"besoin"du"concours"de"plusieurs"mains,"ils"vécurent" libres,"sains,"bons"et"heureux"autant"qu'ils"pouvaient"l'être"par" leur" nature" (…)"mais"dès"qu'on" s'aperçut" qu'il" était"uKle"à" un" seul" d'avoir" des"provisions" pour"deux," l'égalité"disparut," la" propriété"s'introduisit," le" travail"devint"nécessaire"et" les"vastes" forêts"se"changèrent"en"des"campagnes"riantes"qu'il"fallut"arroser"de"la"sueur"des"Hommes,"et"dans"lesquelles"on"vit"bientôt"l'esclavage"et"la"misère"germer"et"croître"avec"les"moissons."Jean+Jacques&Rousseau,&De&l’inégalité&parmi&les&Hommes,&1755

6&+&Laisse"nous"nos"moeurs";" elles"sont"plus"sages"et"honnêtes"que"les"Kennes";"nous"ne"voulons"plus"troquer" ce" que" tu" appelles" notre" ignorance" contre" tes" inuKles" lumières." Tout" ce" qui" nous" est"nécessaire"et"bon,"nous"le"possédons."Sommes#nous"dignes"de"mépris,"parce"que"nous"n'avons"pas"su"nous"faire"des"besoins"superflus"?"(…)"Va"dans"ta"contrée"t'agiter,"te"tourmenter"tant"que"tu"voudras";"laisse#nous"reposer":"ne"nous"entête"ni"de"tes"besoins"facKces,"ni"de"tes"vertus"chimériques.Denis&Diderot,&Supplément&au&voyage&de&Bougainville,&1796

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IEL’ÈRE INDUSTRIELLE

L’époque des caravelles et des grandes explorations maritimes prend fin au XIXème siècle avec l’avènement de la révolution industrielle. Les théories des lumières laissent alors peu à peu place au rationalisme et l’on ne retrouve du mythe du bon sauvage qu’une interprétation poétique par les romantiques. Ainsi, dès la fin du XVIIIème et les œuvres de Blake, on peut retrouver cette exaltation de la nature mise en opposition à la noirceur des villes, exaltation fréquemment liée à une sensation de nostalgie. On note d’ailleurs à cette période un renouveau de la poésie pastorale, ainsi que l’avènement de l’acception moderne de l’adjectif «bucolique7».

II) UNE NOUVELLE ACCEPTION DU MYTHE DU BON SAUVAGE ? QUELQUES PISTES…

Je souhaiterais désormais proposer quelques liens qui ont encore rarement été tissés entre le mythe du bon sauvage et…

… LA SCIENCE-FICTION.

Les nouvelles explorations  : Le XIXème et XXème siècle marquent l’époque des grandes entreprises coloniales, et bien vite, il ne reste que de rares poches de Terra Incognita. L’Homme rêve cependant toujours à l’existence de territoires inexplorés, de civilisation à découvrir, de la possibilité de l’altérité… Et, rapidement, c’est sur d’autres planètes qu’il va la mettre en scène. Dès 1930 apparaît le mot de science-fiction, qui rentrera très vite dans le vocabulaire courant.

Remise en question de la civilisation et du progrès  : Rapidement, comme un étrange écho aux réflexions des Lumières, les explorations fictionnelles du XXème siècle vont aborder le thème des craintes de corruption associées à l’éloignement de l’état de nature. La civilisation (désormais principalement caractérisée par son avancée technique/technologique) est également remise en question, parfois exposée comme un facteur d’oppression, et non de libération. Ainsi, l’on peut noter dès les cycles Robots et Fondation, entamés dans les années 1950-60 par Asimov, une critique de la progressive industrialisation et bureaucratisation de la planète, qui finit par mener la civilisation à sa perte. Ce thème de la chute de la civilisation poussée à son paroxysme dans le chaos, l’horreur ou l’extinction devient dès lors un des piliers du genre. De La planète des singes à Wall-E en passant par Malevil, tous reprennent ce postulat. Il s’agit également du thème central de la grande majorité des dystopies contemporaines (Le meilleur des mondes, 1984, Blade Runner, Brazil…).

7"#"Pars"courageusement,"laisse"toutes"les"villes";Ne"ternis"plus"tes"pieds"aux"poudres"du"cheminDu"haut"de"nos"pensées"vois"les"cités"serviles";"Comme"les"rocs"fatals"de"l'esclavage"humain.Les"grands"bois"et"les"champs"sont"de"vastes"asiles,Libres"comme"la"mer"autour"des"sombres"îles.Marche"à"travers"les"champs"une"fleur"à"la"main.Alfred&de&Vigny,&La&maison&du&Berger,&1844.

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Le bon sauvage  : Les explorations se font désormais à un niveau interplanétaire. C’est en conséquence l’extraterrestre qui devient la nouvelle figure de l’altérité (Et non plus le tahitien !). Il est amusant de noter qu’une frange de la science-fiction pose l’extraterrestre en tant qu’altérité curieuse, bienveillante, parfois même salvatrice. Il prend alors la place du “bon sauvage“. (Des exemples caractéristiques en sont La belle verte et le récent Avatar).

… LE GENRE POST-APOCALYPTIQUE.

Intéressons-nous plus particulièrement à un des sous-genres, de plus en plus répandu, de la science-fiction : les récits post-apocalyptiques.A la différence des œuvres dont ils est question dans le paragraphe précédent, la majorité des productions post-apocalyptiques ne met pas en opposition extraterrestres d’une part et humains de l’autre. Il ne s’agit pas de mettre en opposition deux civilisations, mais bien deux propensions de l’Homme qui se combattent au sein d’une même planète, du même peuple, parfois du même individu. Un point intéressant car il permet d’illustrer le contraste entre un Homme “naturel” idéal et un autre, civilisé et corrompu, comme étant essentiellement un procédé rhétorique.

Voulez-vous savoir l’histoire abrégée de presque toute notre misère ? La voici. Il existait un Homme naturel, on a introduit au dedans de cet Homme un Homme artificiel et il s’est élevé dans la caverne une guerre continuelle qui dure toute la vie. Tantôt l’Homme naturel est le plus fort ; tantôt il est terrassé par l’Homme moral et artificiel ; et, dans l’un et l’autre cas, le triste monstre est tiraillé, tenaillé, tourmenté(…). Cependant il est des circonstances extrêmes qui ramènent l’Homme à sa première simplicité.Denis Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1796

Ces circonstances extrêmes, nous les retrouvons dans un large pan de la production artistique d’anticipation.

L’effondrement de la civilisation, et la reconstruction  : En effet, un scénario usuel de la science-fiction expose un groupe de survivants devant reconstruire les règles d’une nouvelle société suite à un effondrement technologique et géopolitique majeur. Malevil de Robert Merle fut sûrement un des premiers romans du genre, mais ce thème semble omniprésent depuis les années 90 : parmi les plus connus, la série Dark Angel, le jeu vidéo Fallout ou le manga Gunnm.

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Un retour à l’état de nature : Et ce qui est saisissant, c’est qu’un certain nombre de productions pose cette reconstruction comme une occasion de retourner à un état de nature, en s’étant parfois enrichis des erreurs du passé. Parmi les oppositions les plus caractéristiques de l’Homme “naturel“ à l’Homme “civilisé”, citons les factions rivales du manga X de Clamp, les “faeries“ des nouvelles de Léa Silhol (jeunes humains proches de la nature décidant de trouver refuge loin des villes), ou encore les “anti-tech8“ de la série Dollhouse se réfugiant à Safe Heaven.

8& +& Il &existe&actuellement& un&mouvement& non+ficTonnel &préconisant& une&méfiance&envers &les &progrès&technologiques.&Il&est&appelé&le&néo+luddisme.&

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LE BON SAUVAGE, UNE FIGURE D’AVENIR ? RETOUR AU PARADIS PERDU.

L’Eden et l’innocence de l’Homme sont considérés dans les écritures judéo-chrétiennes comme à jamais perdus.

Héritier de cette grille de lecture, le “bon sauvage” de Rousseau ne pouvait être qu’une métaphore.

L’analyse de cette figure dans son acception moderne permet cependant d’en envisager un nouvel aspect, ouvrant des perspectives qui auraient fait rêver les philosophes des Lumières  : Si l’Homme devait reconstruire une civilisation, que garderait-il de celle qui s’est effondrée ?

Les œuvres post-apocalyptiques ne représentent en effet pas l’Homme “naturel”, le “bon sauvage”, comme une figure du passé ou celle d’un présent alternatif mais bien comme celle de l’avenir  : c’est la civilisation qui relève alors du passé, permettant un retour aux sources au cours duquel les Hommes retrouvent le paradis perdu : “l’état de nature“.

De l’Eden à l’Apocalypse au nouvel Eden, la boucle est bouclée… �

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IE Conversation Par Josiane Michael Kouagheu Chemou

Je suis une jeune camerounaise étudiante en première année de journalisme à l'institut universitaire du Golfe de Guinée à Douala (Cameroun). Passionnée d'écriture j'ai publié Eclairs, un recueil de poèmes et j'ai également été lauréate du prix Naji Naaman 2011, catégorie Prix du mérite avec mon poème Femme verte. J'ai de nombreux autres manuscrits inédits. 

L’élèvePourquoi l’égalitéA-t-elle disparu dans la sociétéAu profit de la propriété ?

RousseauC’est que l’homme naturel

Au départ paisible et honnêteS’est plongé dans l’action accidentelle

Du monde et de ses déboires

L’élèveQue s’est il donc passéPour transformer ainsi la société ?

RousseauLes inondations, les tsunamis,

Ont façonné les ennemisParmi les hommes jadis amis,

Car il a fallu coopérerPour survivre à ces désastres.

Cette association contraire aux astresA nourri l’esprit de propriété

Il fallait donc oublier l’égalitéPour pouvoir vivre en société ;

L’État a englouti nos libertésIndividuelles et originelles.

L’élèveMais alors que devait-on fairePour sauver du gouffre la Terre ?

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3Rousseau

Créer comme ce fut le casCe qu’on a appelé l’État.

Ce n’était plus moi,Ce n’était plus toi,Mais c’était nous.

Et surtout de partoutC’était un mal nécessaire

Protéger les forts des faibles,Sauver les riches des pauvres,

Il fallait amener les loisDans ce monde naturellement solitaire,

Et nous avons signé ce contrat social.

L’élève Quel était son rôle ?

RousseauSon rôle ?

Ta question est drôle !Il fallait qu’on s’accommode de la société

Il fallait qu’on se donne les libertésGénérales qui nous concernaient tous

Et nous avons instauré la volonté générale.En éteignant nos penchants individuels

J’étais un homme et toi aussiOn ne pouvait avoir pour ennemis

Les animaux dans notre vie,On ne pouvait avoir pour amis

Les autres créatures.Ce n’est qu’en société

Qu’on détermine sa natureQuand on est homme

Et c’est cela ce contrat social.�

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SIE Mon Ami Rousseau

Par Stéphanie Cuoq-Petit

Stéphanie CUOQ-PETIT, auteure des Veuves de la Grande Guerre, d'éternelles endeuillées ?, ed. du Cygne, 2007 et du XXe siècle en 30 dates clés, coll. les mini-Larousse, 2011

Rousseau, mon ami Rousseau,À peine né, te voilà déjà meurtri !

Au moment même de te donner la vie,Alors que toi, tu pousses ton premier cri,

Ta mère, d’abord pâlit, puis périt.

Rousseau, mon ami Rousseau,À dix ans à peine, gronde en toi tant de colère :

Déjà privé de mère, tu te retrouves en un instant sans père.Il t’abandonne à ta triste misère

Et tu vas, et tu erres de galères en galères.

Rousseau, mon ami Rousseau,À croire que loin de toute romance,

Le sceau de l’infamie scelle tes années d’innocenceJusqu’à ta douce rencontre avec Mme de Warens

Dont les bras aimants te feront oublier bien des absences.

Rousseau, mon ami Rousseau,À Paris, rempli d’espoir, tu montas

Conquérir l’Académie, ton système de notation musicale sous le bras.

Sourd à ton génie, auprès des Encyclopédistes, tu te consolas,Pour un temps seulement, car au nom de Genève, tu te brouillas.

Rousseau, mon ami Rousseau,Apostat, tu protestas au nom de ta foi.

Si pour ta Maman, catholique tu devins, bientôt calviniste te revoilà :Seule ta conscience te fit office de loi !

Ce qui te coûta plus d’une fois le précieux soutien d’un roi.

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Rousseau, mon ami Rousseau,Avide de justice, tu luttas avec tes mots contre l’inégalité.

Pour toi, tous les maux venaient du droit de propriété ;L’éducation par la nature de la Nouvelle Héloïse, Emile devait sauvegarder

Pour que le Contrat social soit un jour plus équilibré…

Rousseau, mon ami Rousseau,À force d’incompréhensions, tu rédigeas tes Confessions.

Par ce témoignage unique, tu espérais plus de compassion,Surtout pour ton aveu d’abandon des enfants nés de ton ancillaire passion.

Mais rien ne vint, et tu perdis tes dernières illusionsDans les Rêveries d’un promeneur solitaire, pétri d’insoumission.

Rousseau, mon ami Rousseau,À Ermenonville pour les Cieux, tu nous quittas,D’abord dans l’île aux peupliers, on te couchaPuis au Panthéon, finalement, on te transféra.

- Adieu, charmante nature, dans un dernier râle, tu murmuras.Mais console-t-en ! Désormais ta renommée au sommet, jamais ne vacillera,

Car, de là, toi l’homme des Lumières, tu guideras toujours nos pas.�

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E Discours sur la télé-réalité Par Jean-Jacques Rousseau

Publication Post-mortem, de source inconnue

De quoi, ô France, et toi, Humanité, vous ont donc servi mes avertissements  ? Pourquoi m'avoir fait quitter les peupliers d'Ermenonville pour le Panthéon  ? C'est un bien triste spectacle que de voir une nation entière oublier ceux qu'elle a consacrés  : une fois les honneurs rendus au corps, on n'en rend plus aucun à l'esprit, mais de ce titre de Grand Homme je veux continuer à me rendre digne.

Je ne peux plus longtemps fermer les yeux sur ce que les peuples occidentaux nomment la télé-réalité, Moi qui ai blâmé les divertissements de mon temps, je ne peux que frémir d'horreur devant ceux du vôtre, Français du XXIème siècle.

Mais que pouvait-on attendre des descendants de ceux qui découvraient, enfants, la télévision, remplaçant peu à peu le feu patriarcal lors des veillées ? On verra, hélas, que le destin de l'intelligence humaine est de décroître peu à peu, comme les eaux de l'océan assujetties au cours d'un astre, non pas brillant et sphérique, mais rectangulaire et blafard,

Chers lecteurs, – mais reste-il encore dans votre monde une place pour la lecture ? – je vous laisse le soin de blâmer mes propos comme ceux d'un Scipion austère et radotant, si vous les trouvez tels,

Ingrata patria, ne quidem habebis consilia mea1

Pour ceux qui se reconnaîtraient dans les quelques lignes qui vont suivre, je les assure de ma plus grande amitié, et les supplie de ne pas quitter le chemin de la vertu, chose si difficile dans la société des hommes,

***

1 : "Patrie ingrate, tu n'auras pas même mes conseils", Rousseau réécrit l'épitaphe supposée de Scipion l'Africain  : Ingrata patria, ne quidem habebis ossa mea (Patrie ingrate, tu n'auras pas même mes os), Le général Scipion (235 av JC – 183 av JC), après avoir dédié sa vie à Rome, dut quitter sa patrie en raison d'en procès,

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La télévision est une invention vile et trompeuse elle détourne trop souvent l'homme des valeurs de la vertu et le rend mou, efféminé et mauvais citoyen. Je ne reviendrai pas sur les considérations générales, qui sont déjà développées dans le Discours qui m'a valu le prix de l'Académie de Dijon en 17502, Bien que ce discours concernât des divertissements autres, les effets me semblent si proches que tout expliquer à nouveau ici ne servirait de rien, Je voudrais donc m'attacher à l'un des programmes qui me paraît le plus dangereux, celui de la télé-réalité,

Dans votre société, la religion, le labeur et la nation ont été effacés pour l'individu, Mauvais citoyen par excellence, il n'aime ni Dieu, ni son travail, ni son pays, Il réserve son énergie à lui-même, et à ses loisirs, L'animal ne réfléchit pas plus que ne l'exige ses besoins immédiats, De même en est-il pour l'homme moderne : une grande intelligence ne peut être exercée que pour un grand dessein, et il n'a plus comme dessein que de s'abrutir,

Que voit-on dans ces programmes ? Des spectacles dégradants, des bêtes offrant leur fornication nocturne dans des eaux claires3 ! Quant à moi, je n'y ai point vu de différence avec deux cochons se vautrant dans la fange, Mais pire encore que ce voyeurisme lubrique est le voyeurisme intellectuel qui y répond,

2 : Rousseau fait évidemment allusion au Discours des sciences et des arts,

3 : Allusion à la "scène de la piscine", lors de la première saison de Loft Story.

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E Il ne suffisait pas de débaucher les corps, il fallut aussi débaucher les esprits  ! Partout, ce ne sont que répliques infantiles, fautes de langue et néologismes hasardeux, Des imbéciles regardent des imbéciles, et sont heureux sans-doute, de se reconnaître dans ce mépris de la langue de Molière, Français, ne vous étonnez pas si vous n'avez plus ni nation ni esprit, vous les avez tous les deux perdus en perdant le Français !

C'est donc ainsi que fonctionne la télé-réalité, elle offre à l'homme le spectacle de sa propre dépravation, elle flatte ses bas instincts, et cela le réjouit  ! Soit spectateur, soit candidat, cette forme de programme ne peut apporter que le vice, car elle exalte le péché qui tous les engendre  : l'oisiveté,

Observer l'homme, sa nature, ses devoirs et sa fin, voilà quelque chose dont je ne peux nier l'intérêt, Or, dans la télé-réalité, il s'agit bien d'observation, comme celle que l'on peut pratiquer sur les animaux en cage, Mais elle ne se laisse pas d'être faussée dès le début, puisque la présence de l'oeil inquisiteur et éternel des caméras empêche tout comportement réel, On ne peut donc même pas reconnaître d'enseignement à ce type d'émission, sur ce qui est pourtant au centre de l'attention : l'être humain,

Les candidats de télé-réalité ne veulent que s'acquérir de l'éclat, Qui suis-je pour leur reprocher cette faiblesse, moi qui y ai jadis cédé4 ?, Mais ils veulent établir leur célébrité sur le vide le plus navrant qui puisse exister  : celui de l'esprit, Ils n'ont aucun talent, et vont jusqu'à s'enorgueillir de leurs défauts parce qu'ils les ont fait connaître  ! Quoi, y'aurait-il à présent du mérite à n'en avoir aucun ?

L'homme a besoin de se réaliser dans son travail  : son travail est sa raison d'exister au sein de la société, et sa vie privée est au contraire la négation de la société, celle qui ne concerne plus que lui et les êtres qui lui sont proches, La télé-réalité bouleverse cet ordre  : le travail devient la vie privée, la vie privée s'offre à toute la société, La télé-réalité est donc la négation même de l'ordre social, et peut-être même pourrait-elle en annoncer la fin,

4 : Voir notamment le triomphe du Devin de Village, dans le livre VIII des Confessions,

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9 Enfin, pendant que le spectateur contemple le vide, son esprit de citoyen s'évanouit, Quelle arme formidable pour les gouvernements peu scrupuleux, qu'offrir ce néant intellectuel à la contemplation des jeunes esprits ! Valoriser l'absence de réflexion et l'absence d'action, la puérilité (les candidats n'agissent point par eux-mêmes, et ne font qu'obéir à des directives suggérées par l'extérieur), c'est avilir et détruire des générations pour mieux les abuser à l'âge adulte !

Français frivole ! Les circenses seuls te sont départis, et tu en oublies de réclamer ton panem ! Qu'importent la crise, le chômage, l'isolement, quand en allumant sa télévision on peut perdre son temps devant des futilités ?

Aux armes, citoyens  ! Cette invective, peuple de France, c'est la tienne  ! Ce chant de révolte et de violence, tu en récites les paroles – quand tu les connais – sans plus en comprendre le sens, Je ne reviendrai pas sur le bien-fondé de tes institutions, qui ont tant évolué depuis que j'ai quitté ce monde, Tu as choisi la démocratie : sache qu'elle n'est jamais acquise, la démocratie est une guerre permanente entre le peuple, toujours enclin à se laisser diriger et abuser, par fainéantise, et le pouvoir, toujours prêt à sacrifier le bien commun de l'état à son propre intérêt, Et dans cette guerre, l'arme télé-réalité, utilisée contre le peuple, a fait des hécatombes,

***

Telles sont, ô peuple Français, les dernières observations dont je voulais te faire part, On m'a souvent reproché de ne pas avoir le style lapidaire et mordant de Voltaire, alors je t'offre ces quelques brèves lignes, en espérant que tu pourras y trouver ce qu'il te faut, Mon éternel compagnon et ennemi5, hélas, n'est pas plus optimiste que moi à ton sujet, malgré ses quelques connaissances en la matière6, �

Auteur : Clotilde Sourd,étudiante de lettres classiques, en première année de Master à l'Université Toulouse Le Mirail.

5 : Rousseau et Voltaire se trouvent tous deux à l'entrée de la crypte du Panthéon,6 : Allusion à Candide, ou l'Optimisme, de Voltaire,

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ENature morte Par Ariane Mayer

Étudiante à HEC en management culturel, j'ai toujours été passionnée par la philosophie, la littérature, et surtout les auteurs mêlant l'une à l'autre. J'ai effectué en 2010 un Master II à la Sorbonne sur la relation entre l'art et la pensée chez Heidegger, et travaille en ce moment particulièrement sur Rousseau, au programme pour la préparation à l'agrégation de philosophie 2012.

S’il fallait peindre Jean-Jacques Rousseau, on le

verrait sans doute semblable à ce rare portrait que la

postérité a gardé de lui  : un homme simple, auréolé

d’un casque de cheveux aux boucles argentées,

tournant légèrement la tête de côté, l’œil droit,

sombre, souriant à demi. On placerait ce visage sur

un fond de montagne, ou de collines chatoyantes

que baigne un soleil hivernal, un mélange étonnant

de calme angoissé et de sourde clarté. À l’intérieur

de ce visage, dans ses recoins invisibles, on

inventerait sans doute tout un paysage intellectuel,

empruntant ses reliefs à ceux des livres et des

manuels d’école : un tempérament de fougue et de

révolte inspirée, une misanthropie qui veille dans

l’ombre, l’éternelle chandelle d’un écrivain qui dit

« je », le clair-obscur d’un philosophe qui pense contre

le monde. On ne lui donnerait pas de rides, et

quasiment pas d’âge, l’âge peut-être d’un visage

que deux cents ans ont vieilli, l’âge surtout d’une

perpétuelle jouvence, d’un regard démocrate,

moderniste, libre-penseur, né deux siècles avant d’être né. On verrait un

portrait plein de couleurs, de tourments et pourtant de rigueur, une

silhouette qui emprunte sa lueur à la joie toujours trompée, et son contour

aux lignes d’un roman toujours inachevé. Mais Rousseau n’aimait pas les

livres, et Rousseau n’aimait pas les portraits.

Pierre Malhaire

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1Lorsqu’il entra en littérature, par une journée estivale d’automne 1749,

ce fut pour dire « non » à l’art, non à la dégénérescence dont notre brillante

culture frappe la nature humaine. Il y entra, d’ailleurs, comme un jeune laïc

entrerait en religion. Tombant par hasard sur un numéro du Mercure de

France, alors qu’il allait rendre visite à Diderot emprisonné à Vincennes, il

aperçut sur le vif une question que l’Académie de Dijon lançait en

concours  : «  Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à

épurer les mœurs ». Voilà une question qui aujourd’hui nous

étonne. Le rapport entre les arts et les mœurs, entre les

sciences et les mœurs, voilà une obscure problématique

que le XXème siècle s’est empressé d’abolir. On ne pense

plus, depuis les Fleurs du mal et le Portrait de Dorian Gray,

depuis l’étincelle de Baudelaire et de Wilde, à théoriser la

liaison entre l’art et la morale  : on cherche tout au plus à

rendre l’art amoral, voire à le consacrer, depuis la violence

contestataire du dernier tiers du XXème siècle, comme

apanage de l’immoralisme. Toujours est-il qu’à l’époque de

Rousseau, la question se posait encore, et qu’elle se posait

enfin. L’influence du puritanisme protestant avait chassé

l’art de ce monde, l’influence concurrente de l’humaniste

l’y avait réinvité  ; il fallait, désormais, prendre la mesure du

temps présent. C’est à cette tâche que s’attela un citoyen

de Genève encore inconnu de ses pairs, à cette tâche ou

plutôt –  à ce destin. Car pour lui, rien n’était moins

philosophique que d’entrer en philosophie. S’il ouvrit la porte

de cet arrière-monde immatériel, ce fut avec éclat, avec

une convulsion physique, nerveuse, presque sanguine qui le

portrait à la vérité, c’était l’embrasser non pas pour la chérir,

mais avec la passion splendide de celui qui voulait la nier.

D’un hasard aperçu au coin d’une gazette, il fit une vocation, un amour

invulnérable pour le droit et non la chaîne d’un devoir  ; prêtre de l’anti-

philosophie, il signa par là sa profession de foi de philosophe.

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Décrivant à Malesherbes le sentiment qui l’envahit à la lecture de la

question posée par l’Académie de Dijon, Rousseau ne prend pas le ton d’un

savant, mais le vocabulaire d’un coup de foudre intelligible. Bien avant

l’heure, bien avant L’Education sentimentale, déjà, «  ce fut comme une

apparition », une apparition qui naît de la chair mais dont l’objet, loin de se

ramener à la beauté charnelle, confine à la séduction idéelle. Il eut, écrit-il,

une « inspiration subite », un torrent de vérités qui soudain « l’illuminèrent », un

pressentiment entier, total, d’une vérité secrète et scellée au commun des

mortels, une évidence assez fugace et incertaine pour atteindre à la parfaite

certitude. Il ne déploya pas son raisonnement dans le temps, n’utilisa pas en

guise de réponse les laborieux rouages de la dialectique et de la pensée

discursive ; il déploya sa pensée, seulement, dans l’intense concentration de

l’instant. Ce fut comme un éclair, un éclair qui le fit entrer dans les ordres. À

ceci près que la vérité tacite qui soudain se révéla à lui n’était pas celle de

Dieu, à peine peut-être celle de l’idéal, et dans une faible mesure celle de

l’Homme  : la religion qui le posséda entièrement, en cet instant de

douloureuse extase, c’était celle des hommes.

La plume qu’il prit quelques temps plus tard parvint tout juste à

rassembler les échos dispersés de cet appel intérieur. Il écrivit trois évangiles,

trois œuvres principales, avec les bribes éclatées de cette clarté originelle. Le

premier d’entre eux était le Discours sur les sciences et les arts. Un discours sur,

ou plutôt contre les sciences et les arts. Car ceux-ci, en effet, à l’exception

de quelques grands savants dont la cime dépasse la forêt des mortels, ne

font que tordre les hommes en ôtant à leur regard la vigueur de l’origine, ils

les embourbent dans la division, la concurrence, l’orgueil et la haine, ils

provoquèrent la décadence de Rome, amollirent la virilité militaire qui sied

aux grandes âmes au profit des vains raffinements de la réflexion, dressèrent,

partout sur leur passage, le spectre de la jalousie, de l’envie et de la gloire,

tournèrent, enfin, toutes nos têtes vers l’effroyable bannière de l’amour-

propre. C’est que les arts et les sciences, pour le penseur, sont soldats de

l’immoral et de la mort, ils relâchent les mœurs et délaissent le goût simple

d’une vie frugale, ils abaissent notre regard vers de sottes sophistications

intellectuelles, vers un inutile luxe de la pensée alors même qu’ils devraient

l’élever jusqu’à la terre.

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3Car tout est là, dans ce monde tremblant et lumineux d’un jour. Le

savant à force de savoir, l’artiste à force de produire des artefacts qui

compliquent à outrance la candeur du réel, ne font que détourner notre

attention du seul bien qui nous appartienne, cette grâce d’un présent

d’autant plus palpable qu’elle ne s’explique pas. On voit déjà percer, dans

ce lyrique discours contre le lyrisme de l’intelligence, l’auteur qui plus d’une

décennie plus tard, dans le Contrat social et la « Profession de foi du vicaire

savoyard » de l’Emile, donnera ses lettres de noblesse à l’idée tant répudiée

par les clercs de religion naturelle. La volonté d’un Dieu purement intérieur

qui se moque des dogmes et des Ecritures, des savants arguments et des

sottes querelles des prêtres, plonge ses racines dans la même terre que celle

qui entend rétablir, au détriment des combats de la pensée et des luxes

abstraits de l’esthétique, la foi absolue en l’évidence. Si Rousseau n’aimait

pas les portraits, s’il détestait les livres de fabulistes comme ceux des

philosophes, c’est parce qu’il n’aimait pas une chose et une seule  : la

spéculation. �

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LE À l’Aurore de l’exil

Par Jovan

Jovan (prononcé "robane"), de son vrai nom Jérémy ROBIN est né en 1983 à La Roche-sur-Yon en Vendée. Entre envie et besoin, ses dix-sept ans marquent ses débuts dans l’écriture. En inventant ses propres codes, il explore et décrit avec sensibilité le monde qui l'entoure.La poésie libre devient une évidence à l'âge de 26 ans. Il opte alors pour un nouveau nom: Jovan. Il explique lui-même que ce genre lui offre une « liberté du mot » et que, pour lui, ce procédé est indispensable pour une écriture aboutie.

« Un exil de trente-sept heures, deux minutes et vingt-huit secondes »Livre I: « Un itinéraire à tracer » (Jovan)

Editions ROBIN - Novembre 2011

Publications précédentes : « Mon rêve au Paradis » (Jérémy ROBIN) Septembre 2008», « L'abîme d'un rêve » (Jérémy ROBIN) Novembre 2010

En parallèle, Jérémy ROBIN a créé en septembre 2010 sa maison d'édition. (Les Editions ROBIN)

Les heures,longues

d'un passé pluvieux.

Lasd'errer sans but,aux profondeurs

d'un monded'où je suis proscrit,

je pressensle voyage

irréelqui m'attend.

De ces fossesnoir ébène,je ressens

les vapeursglacées,

et je me voisface à l'écume

ternie,mélangeant

sa douce briseà l'atmosphère

inodore,atrabilaire,de cet exil.

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5Faire son Rousseau aujourd’hui Par Leo de Bodt

Étudiant en licence trois de littérature générale et comparée à l'université Sorbonne nouvelle, ayant publié un texte d'opinion et une nouvelle dans la

revue Nomenculture et quatre critiques de cinéma dans les Feuillets de Nomenculture.

Rousseau ? L’homme qui a dit que les hommes sont profondément bons ? Qui a écrit sur l’éducation mais abandonné ses enfants  ? Oui, celui-la  ! C’est bien lui, le génial inventeur de l’intériorité, de la méditation, ce philosophe solitaire mais profondément altruiste. Tant de bêtises ont été

écrites sur lui, tant de clichés circulent sur son compte  ! C’est une aberration ! Pourquoi une telle somme de pensées justes et applicables ont-elles si longtemps dormi dans l’esprit brumeux de la nouvelle doxa française ? Ce même Rousseau, mesdames et messieurs, je vous propose de l’imiter ! Soyons nous aussi des promeneurs solitaires à l’affût d’instants de

contemplations pures mais sachons lier cette aspiration rêveuse à une pensée politique, celle d’un contrat social moderne tout en conservant un regard distancié et amusé sur nos actions, comme le fait Jean-Jacques dans les Confessions sans pour autant quitter la gentillesse profonde qui habite en nos cœurs. Bref, changeons le monde en remettant Rousseau sur

le devant de la scène de la plus belle des manières : en s’en inspirant pour vivre. L’idée même de vie s’accompagne nécessairement d’altruisme, sinon pourquoi diable avoir créé plusieurs hommes ? Puisque la société a perverti l’homme bon qui est en nous, refaçonnons nos cœurs  ! Devenons des Rousseauistes convaincus, si, bien sûr, la chose est possible dans notre

siècle qui prône un individualisme borné et stupide. Nous pouvons affirmer être des gentils sans perdre le titre d’écrivain, ni de philosophes. �

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Pour un rousseauisme alternatif : L’Aventure transcendantaliste Par Romain Egret

Je ne suis pas rousseauiste. Je n'ai jamais fait partie de ces adorateurs du promeneur solitaire, du théoricien de la cité idéale, du pédagogue innovant de l'Émile, de l'auteur hardi des célèbres Confessions. Rousseau a toujours fait figure d'énigme pour moi, être taciturne qui m'irrite autant qu'il me ravit. Je pense souvent au portrait que Ramsay fit de lui : qu'y a-t-il sur ce visage, qu'est-ce qui se marque sur cette peau, une inquiétude, un sourire  ? Un homme difficile à saisir, tantôt exalté, tantôt honni, souvent incompris  ; tout proche, et si difficile à voir. Rousseau est un personnage terriblement trouble dont je ne peux supporter la présence qu'avec peine.

Et pourtant, parmi les auteurs que j'admire entre tous, ces êtres d'exception qui nous offrent tant de perspectives, je veux dire les transcendantalistes américains, tous, bien que leurs idées proviennent d'horizons aussi différents que le romantisme, le néo-platonisme, l'idéalisme allemand, ou encore la pensée orientale de la Bhagavad-Gītā, tous, dis-je, ont le cœur de Rousseau (bien qu'il soit probable qu'ils ne l'aient jamais lu).

S'il y a bien une chose que l'on ne saurait nier à propos de Rousseau, c'est la puissance effective de sa voix  : un souffle qui fait imploser les carcans réducteurs, qui invite à sortir. C'est un battement de cœur nouveau, authentique, que Rousseau veut nous faire entendre dans ses écrits, et c'est bien ce même battement qui retentit, quoique sur un rythme différent, dans les textes de ces chercheurs extravagants.

Dans ses fondements mêmes, l'aventure transcendantaliste s'apparente à un rousseauisme alternatif.

« Comment vivre, comment obtenir le plus de vie possible ? » Ces quelques mots issus du Journal de Henry David Thoreau posent la question vitale à laquelle essaya de répondre la jeunesse transcendantaliste américaine de 1850. Ce serait une méprise fatale que de voir dans cette interrogation les relents d'un hédonisme effréné  : Thoreau, très certainement le représentant le plus éminent de cette philosophie poétique, prône ainsi la chasteté (« La chasteté est la floraison de l'homme ; et ce qu'on appelle Génie, Héroïsme, Sainteté, et autres, ne sont que les fruits qui en procèdent » – il resta vierge toute sa vie), recommande une forme de dénuement essentiel (« Simplifie, simplifie  »), un contact rude, féroce et mystique avec la nature sauvage  : « Ne serait-ce pas délicieux de rester plongé jusqu'au cou dans un marais solitaire pendant tout un jour d'été, embaumé par les fleurs du myrica et de l'airelle ? Disons douze heures de conversation familière avec la grenouille tachetée ... ». Voilà qui donne le ton.

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7L'aventure transcendantaliste se veut avant tout une initiation à l'existence essentielle. En cela, elle est à proprement parler révolutionnaire  : est révolutionnaire le geste qui ouvre le monde. Cette ouverture du monde, cette entreprise rousseauiste par excellence est menée de front par trois grandes figures de la littérature américaine  : Ralph Waldo Emerson, Henry David Thoreau et Walt Whitman.

« On sentait vaguement que quelque chose d'essentiel et de très beau était passé par là, mais on n'arrivait pas à mettre le doigt dessus », déclara un auditeur d'Emerson à la sortie d'une de ses conférences. Fils et petit-fils de pasteurs, Emerson choisira au sortir de ses études de théologie de se démarquer de la tradition familiale  : il renonce à la prêtrise, et après avoir perdu sa jeune femme, il entreprend un grand voyage en Europe à partir de 1831, avant de revenir en Nouvelle-Angleterre en 1833. De son périple, il ramène de nombreuses observations sur les mœurs anglo-saxonnes, mais aussi, et surtout, les plans de sa grande œuvre  : l'essai Nature, qu'il fait publier en 1836. Ouvrage étonnant, enthousiasmant sur plus d'un point, Nature, qui fait songer par de nombreux égards à La Profession du vicaire savoyard et à quelques promenades du rêveur solitaire, apparaît comme le bréviaire indispensable à une jeunesse américaine en quête d'indépendance. Divisée en 8 parties, l'œuvre propose une nouvelle épistémologie, assez nettement idéaliste, qui explore les différentes appréhensions du cosmos. Émaillant son texte de poèmes et de formules percutantes qui insistent sur l'unité des manifestations multicolores de la nature («  Et la rose parle tous les langages  » affirme le poème liminaire), Emerson invite à retrouver les émotions cosmiques, apprendre à percevoir les contours saints de la vie, à saisir la gloire de Dieu (non pas le barbu bougon des judéo-chrétiens, mais plutôt la force ineffable des panthéistes) dans le spectacle sans cesse changeant de la nature. C'est aussi, au final, une révolution du regard que cherche à faire naître Emerson  : «  Notre époque regarde vers le passé. Elle bâtit le tombeau des ancêtres. Elle fait de l'histoire, de la critique, elle écrit des biographies. Les générations passées regardaient Dieu et la nature face à face  ; nous, à travers leurs yeux. Pourquoi ne pourrions pas nous aussi entretenir une relation originale avec l'univers ? »

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RIE «  Ce que j'aime le plus chez Thoreau, c'est son esprit anarchiste, sa

dissidence, le fait qu'il a suivi sa propre voie envers et contre tous », déclara le poète Walt Whitman à propos du disciple d'Emerson, le jeune Thoreau. Après de brillantes études à Harvard, durant lesquelles il fréquente plus les bibliothèques que les cours, Thoreau devient professeur, avant de donner sa démission au bout d'une semaine parce qu'il refuse d'administrer des châtiments corporels aux élèves. En 1835, il rencontre Emerson. Appliquant ses principes d'autonomie, Thoreau fait des enseignements de son mentor un art de vivre pratique, marqué par une quête de pureté radicale  : c'est ainsi qu'en 1845, il s'éloigne de la société, et s'isole dans les bois, près d'un lac, pour vivre dans « dans une maison qu' [il] avai[t] construite [lui]-même ». C'est ici qu'il écrira son chef d'œuvre, Walden, ou la vie dans les bois (1854), texte inclassable, qui tient à la fois de l'autobiographie, du roman, de l'essai, du poème en prose, qui est tout cela à la fois, et plus encore  ; charge féroce contre le conformisme et le prosaïsme ; plaidoyer pour « une vie sans principe  », accordé au rythme de la nature, aspirant à une sorte d'union mystique avec elle  ; œuvre insolente qui fait voler en éclat toutes les habitudes et traditions  : « A la justice, donnez-moi la vérité »  ; poème de la nature et de l'individu  : «  Si je ne suis pas moi, qui le sera  ?  » Quoique résolument apolitique, Thoreau a sa vie durant été violement anti-esclavagiste ; il est aussi le père de la désobéissance civile, qu'il a le premier mise en pratique, et théorisée dans un court texte rédigé en prison, sobrement intitulé La Désobéissance Civile (1846).

Enfin, Walt Whitman vint, qui fit de ce geste d'ouverture un recueil de poésie organique, les fameuses Feuilles d'Herbe (1855). Avec un style électrique réfractaire à toutes les grimaces de son temps, Whitman chante dans son œuvre un idéalisme sensuel, un hédonisme d'une pureté inégalable, magnifie l'énergétique de la nature et de l'individu, brise les chaînes de l'esprit  : « Arrachez les verrous des portes  ! / Arrachez les portes même de leurs gonds ! ». Sa poésie, dont la prosodie est toute entière basée sur le souffle, manifeste « un monde ouvert », pour reprendre l'expression du poète Kenneth White. Elle propose un cosmos infini et invite tous les pèlerins, chasseurs de vérité, désaxés et autres visionnaires à le parcourir et à le célébrer inlassablement.

C'est le monde qu'ont voulu redécouvrir les transcendantalistes, et cette révolution du regard, c'est à Rousseau qu'on la doit. �

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9Le Modèle éducatif parfait selon Rousseau Par Gwladys Echallier

J'ai obtenu mon Baccalauréat Littéraire l'année dernière avec une très bonne note en littérature, ce qui m'a permis d'acquérir un peu plus de

confiance en moi. C'est ainsi que j'ai commencé à faire lire mes "essais" et à participer à des concours littéraires comme celui-ci, qui me permet d'être publiée pour la première fois. C'est un véritable honneur, et je tiens à remercier tout particulièrement mon enseignante en philosophie au lycée Jean-Puy. J'envisage des études de philosophie ou de documentaliste/

bibliothécaire pour l'année prochaine.

On le sait tous, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) n'eut pas une vie facile,

surtout à la fin de celle-ci. Il est né à Genève, au sein d'une famille d'artisans. À 16 ans à peine, il quitte son pays et fait la connaissance de Mme de Warens, une dame qui sût lui donner goût à la philosophie.

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En 1742, Rousseau tente sa chance à Paris et fini par recevoir le Prix de l'Académie de Dijon avec son Discours sur les sciences et les arts en 1750. De là, il écrivit son Discours sur l'origine et les fondements des inégalités parmi les hommes (1755), Julie ou la nouvelle Héloïse (1761), le Contrat social et Émile en 1762. Ces dernières œuvres marqueront le début de ses persécutions  : il doit quitter Paris. Au même moment, la République de Genève prononce la condamnation de ses œuvres  ; c'est alors que Rousseau renonce à son statut de citoyen de Genève. Il se lança alors dans un long et périlleux voyage à travers l'Europe. En 1770, il se voit en droit de regagner Paris et décèdera huit ans plus tard à Ermenonville.

Rousseau est un philosophe «  moderne  », il prend l'homme, la société, les politiques (déf.  : recherche de la meilleure organisation possible pour la cité. Aristote), les inégalités, la « volonté générale », le langage (contre la thèse de Condillac), la pitié, la sensibilité et le luxe comme objets, le plus souvent comme objets de comparaison les uns aux autres. Selon lui, l'homme est «  bon par nature  », autrement dit sans prendre en compte la société (qui produisit les majeures inégalités entre les hommes). Pour cela, il fait l'hypothèse d'un état naturel originel, essentiel (au sens qui sera plus tard sartrien), précédant la venue de la société. Autrement dit, cette supposition est un outil théorique de comparaison entre l'homme en soi et l'homme via la société et sa politique. Beaucoup des inégalités parmi les hommes d'aujourd'hui seraient l'œuvre de cette société imparfaite. Rousseau nous persuade que l'homme n'est pas un être social par nature et se lève contre le « dogme du péché originel  » (qui affirme que l'homme est mauvais par nature). Rousseau croit en «  l'amour de soi » (à ne pas confondre avec «  l'amour-propre » qui, lui, naît de la société et de la réflexion et qui se transforme en un obsessionnel souci de soi), qui serait dans l'essence même de l'homme. Cet amour de l'homme pour lui-même nous viendrait des sentiments plutôt que de la raison (déf.  : faculté de mise à distance, d'examen, et donc de bon jugement). Mais Rousseau ne veut pas non plus nous dire que l'homme n'est bon et serein que lorsqu'il est isolé, seul et sauvage. La pitié (déf. : expression d'une douleur profonde et intérieure à la vue de la souffrance d'autrui) que les hommes manifestent entre eux prouve une certaine bienveillance de l'un envers l'autre. On éprouve de la pitié en imaginant ce que l'autre peut ressentir. Et c'est cette pitié qui impose à chacun de « faire son bien sans faire de mal aux autres ».

Nous allons nous pencher sur l'un des ouvrages les plus lus et les plus populaires sur le sujet, à savoir Emile ou De l'éducation, composé de cinq livres et publié en 1762. Si populaire qu'aujourd’hui, au Japon, les autorités imposent à tous les instituteurs d'écoles maternelles la lecture de cette œuvre.

Rousseau donne naissance à un jeune garçon fictif, nommé Émile (d'où le titre). Il y décrit, étape par étape, son idée de la meilleure éducation possible, en élevant des dizaines de questions éducatives à mesure qu'Émile prend de l'âge.

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1Le dernier livre traite de l'éducation des filles en reprenant le même schéma théorique  : Sophie, sortie également de l'imagination de notre a u t e u r. P l u s q u ' u n t r a i t é s u r l'éducation, c'est un traité sur la nature humaine.

Émile se décompose par âges  : le premier livre s'intéresse aux enfants de 0 à 5 ans et au développement physique qu'elle impose, le second aux enfants de 5 à 12 ans et au développement de leurs sens, le troisième aux enfants de 12 à 15 ans, «  l'âge de force  » où Rousseau met en évidence le difficile choix d'un métier futur (Émile sera menuisier), le quatrième aux enfants de 15 à 20 ans, dans lequel Rousseau soulève toutes les questions relatives au sexe, aux drogues, à l'amour et à la

religion, et le dernier ouvrage traite du mariage, de l'éducation des femmes et de la famille.

Le monde entier place Rousseau en haut de l'échelle des éducateurs, pourtant il a abandonné ses cinq enfants (ce que Voltaire a soigneusement dénoncé plusieurs fois, afin de montrer toute l'ironie de son ennemi). Rousseau distingue trois éducations qui façonnent l'homme  : « Cette éducation nous vient de la nature, ou des hommes, ou des choses" (livre 1er). Selon lui, une éducation parfaite serait celle qui arriverait à orienter ces trois éducations dans un même sens, une mauvaise éducation au contraire serait celle qui ne les orienterait pas vers les mêmes finalités et donc rendrait l'enfant confus. Rousseau insiste sur le respect de la liberté naturelle de l'enfant, ce qui l'amène à critiquer les parents qui ont recours à des nourrices («  la véritable nourrice est la mère  ») et à des précepteurs étrangers (« le véritable précepteur est le père. »)

Les principes des devoirs de l'homme s'enracinent dans l'intérêt personnel. L'idée de justice, par exemple, n'est relative qu'aux intérêts propres à chacun. Les passions de l'homme ne doivent être étouffées, car elles ont l'amour de soi pour principe et parce qu'elles visent naturellement la conservation de soi. Elles ne deviennent mauvaises que par le biais d'un mauvais usage, c'est à dire lorsqu'elles deviennent excessives. Tout cela doit être conduit et maîtrisé par l'éducateur, sans pour autant aller contre la nature.

L'ouvrage est condamné par le Parlement, en particulier à cause de la Profession de foi du vicaire savoyard. �

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E Passeur de lettre Par Françoise Mabille

Enseignante,  elle communique sa passion du théâtre aux enfants et adolescents par l'animation d'ateliers théâtre et l'écriture de textes pour la

scène. Ecrit lorsque la nécessité s'en fait ressentir (poèmes, nouvelles) participe à des lectures en bibliothèques, aime le théâtre parce qu'il est la vérité, rien que la vérité, qu'il est fait de silences qui en disent long et qu'il est source de joie.

Roberto s’est levé, est passé si près de Cathy qu’il aurait pu la toucher, s’est placé en fond de scène côté cour, a tranquillement arrangé la lettre sur le

pupitre, a pris une profonde inspiration, a posé son regard sur nous, sur elle, longuement.« À Julie ». Souffle calme, voix timbrée.

Alors, ça a commencé.

Comme lavés, nos yeux ont vu Roberto pour la première fois, jeunesse de la silhouette, fièvre du regard, délicatesse des traits, simplicité vestimentaire d’une chemise légèrement échancrée et d’un jean usé.

« Oh  ! mourons, ma douce amie  ! mourons, la bien-aimée de mon cœur  ! Que faire désormais d’une jeunesse insipide dont nous avons épuisé tous les délices  ?  » Saint Preux écrit des mots incandescents, inouïs, sublimes et Cathy écoute de tout son corps, à vif dans sa robe colorée, élégante. Sa chevelure dorée scintille et, lourde de cascades emmêlées, semble une

perruque d’un autre siècle. Ses yeux bleus brillent intensément. C’est Julie d’Etanges qui lit la lettre envoyée par son amant.

« Dis-moi, Julie, toi qui, d’après ta propre sensibilité, sais si bien juger de celle d’autrui, crois-tu que ce que je sentais auparavant fût véritablement de

l’amour ? »Leurs deux visages, tournés vers le public, irradient, immobiles. Dans la bouche de Roberto, la voyelle « u » se fait douce et les touches d’accent italien donnent à la langue de l’écrivain suisse une sensibilité impétueuse et rocailleuse, naturelle.

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3Les mots tourbillonnent, irradient, se propagent comme des flammèches dans la salle boisée. La passion inspire à Saint Preux des phrases

éblouissantes qui convergent vers Julie et qu’elle accueille, émerveillée, le regard soudain agrandi.L’air alentour se densifie, le temps se contracte, le silence se fait protecteur, nous sommes éperdument tournés vers Saint Preux, si jeune, si amoureux, si spontané.

Souffle coupé, oublieux de tout, de nous-mêmes.

Rien n’existe que cela, le présent, l’instant. Et chaque parole, chaque silence, chaque seconde.

Deux amants et une lettre rédigée il y a deux cent cinquante ans, lettre que l’on s’imagine écrire ou recevoir un jour peut-être mais on sait bien qu’elle est unique et ne concernera jamais que ces deux-là.

La grande fenêtre cintrée filtre une lumière automnale, douce et blonde et

projette sur le parquet de chêne les ombres mêlées des comédiens. L’espace contenu entre la charpente incurvée et les lambris veinés s’ouvre démesurément et laisserait entrevoir les draps blancs, les escarpins déchaussés, les volutes du jupon de Julie au pied du lit.

Odeur de cire, de poudre à cartouches, souvenir du lieu, fabrique de guerre devenue fabrique de rêves.

Quelque part, dans une autre pièce, il y a une petite épée de bois. Inoffensive, redoutable. Arme d’un preux chevalier à l’amour condamné, on

le pressent, on le sait. Julie aussi, le sait.

« Ah  ! donne-moi ton cœur, ma Julie, pour aimer comme tu le mérites ». Et son cœur battait, on l’entendait. Roberto s’est tu, est allé s’asseoir dans la lumière rasante, à la limite du plateau. Nos cœurs se sont contractés, les

particules de lumière se sont immobilisées.Après le spectacle, seul au bar du foyer, Roberto a dîné d’un sandwich et d’un verre de vin, une petite valise à ses pieds, son train partait une heure plus tard. �

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E Trois ans avec Rousseau Par Hubert Camus

Trois ans avec Rousseau est le premier roman d’Hubert Camus (éditions Kirographaires). Dans ce roman à la fois historique et d’initiation on suit le parcours de Nicodème Veyran, 17 ans en 1775 et nouvel ami de Rousseau. L’aîné apprendra au jeune homme la philosophie, la botanique et le plaisir des promenades mais Nicodème ne saura s’en satisfaire et va commencer de tomber amoureux de son Mentor.L’extrait que nous vous proposons se situe au chapitre 2. Monsieur Lamache, précepteur du héros, y rencontre Jean-Jacques Rousseau par hasard.

Je revis justement notre maître peu après, inopinément. Lamache me faisait un cours de botanique en contexte. Nous étions au nord de Paris, vers la Nouvelle-France. Il me désigna une fleur fort jolie et m e d e m a n d a d e m ’ e n approcher. Je me penchai et l’observai sans pouvoir en dire grand-chose sinon désigner sa corolle ou quelques autres de ses parties essentielles. Mon précepteur, d’un ton docte et particulièrement hautain, me donna moult détails qui lui avaient permis d’abord de mieux décrire la fleur, mais ensuite de déterminer son espèce. Un personnage, qui se tenait derrière nous sans que nous l’eussions entendu venir, laissa échapper un petit rire. Je me retournai et vis

d ’ a b o r d u n e s i l h o u e t t e debout, un carnet à la main, qui nous observait. Je distinguai son air bonhomme. Il me sourit, et je restai stupide.

L’homme de mes songes depuis des mois, mon maître à penser, mon Mentor mythologique s’accroupit au côté de Monsieur Lamache. Très calmement, très gentiment, il revit les conclusions du précepteur et lui démontra ses torts. Ce dernier, vexé d’être ainsi contredit devant son élève, demanda d’un ton sec :

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5– Effectivement Monsieur, je reconnais mon erreur. À qui ai-je l’honneur ?– Jean-Jacques Rousseau, Monsieur. Pour vous servir.

La réaction de Lamache ne se fit pas attendre, et elle mérite d’être contée : il bondit plus vite que ne le permet la nature, ouvrit des yeux coqués, devint tour à tour rouge et blême, considéra son homme et constata que ce n’était pas un usurpateur, me regarda comme si j’étais coupable ou blâmable de quoi que ce soit, inspira bruyamment, regarda Rousseau, qu’il finit par saluer :

– Monsieur, dit-il piqué et sans enthousiasme, je suis ravi de vous rencontrer et c’est un honneur que d’avoir été corrigé par votre personne. Pardonnez mon ignorance et l’enseignement dévoyé que j’inculque à Monsieur le fils de Monsieur Veyran. À la vérité, ce ne sont que des rudiments dont Monsieur n’aura sans doute pas raison de faire usage dans son avenir.

– Vous vous trompez, cher Maître : la botanique est utile à bien des choses, qui dépassent ce qu’on attend habituellement d’elle. Connaître la nature, c’est connaître l’homme ; or qui peut se passer de se connaître, aujourd’hui ? Et que savez-vous de son avenir ? La vie réserve parfois des surprises, et j’en suis témoin devant Dieu. Un apprentissage négligé aujourd’hui peut être ressenti comme nécessaire à mon âge. Quel drôle de chemin fait-on parfois pour arriver à la botanique ! Vraiment, vous ne mesurez pas la chance que vous avez en vous occupant de l’éducation d’un homme.

Un silence suivit ces mots. Lamache regardait Rousseau d’une manière déplaisante. Rousseau le regardait dans les yeux comme par trop d’amour où mon précepteur le fixait, en cherchant la bonne phrase à lui rétorquer. Elle vint, abominable : « Monsieur, je ne crois pas que vous soyez le plus à même de me parler d’éducation, vous, lâche qui avez abandonné les vôtres et n’avez jamais instruit qu’une poignée de lecteurs ignorants ! Vos connaissances en botanique dont vous vous vantez, quoiqu’elles ne soient pas érudites, ne vous permettent pas de juger mes méthodes. »Rousseau fulminait.

Extrait de Trois ans avec Rousseau, roman d’Hubert Camus. Éditions Kirographaires. 125 pages. ISBN :Disponible en librairie et sur http://www.edkiro.fr/trois-ans-avec-rousseau.html �

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Alors que j'éprouve l'extase à la conclusion, je m'étouffe toujours à l'introduction. Je commencerai donc par des termes désuets pour entrer dans le vif du sujet par la suite.

«  Il est des enfants qu'on ne peut espérer corriger sans leur administrer de temps à autre la fessée. Certains adultes conservent le naturel de ces enfants » – Marie-Antoinette Grégoire-Coupal

Alors que la pudeur universelle avance à grand pas dans cette société que l'on décrivait encore jusqu'alors comme libertaire, la fessée recule sous les coups de ses cul-bénis, qui mériteraient bien d'être rosis. Tout adulte que nous sommes, nous gardons dans nos pensées le souvenir immortel d'une fessée. Quelques bêtises, une injustice ou sadisme parental  ; plus que nos fesses, c'est notre cerveau qui s'en souvient. Indubitablement, ce moment passé avec la main et parfois même jusqu'à l'avant bras de l'un de nos géniteurs ne fut jamais un bon souvenir, sous le coup de la réprimande, ces frappes ardentes brulaient notre chair et notre esprit pour y inscrire le message de la bonne parole de nos tuteurs. Et si cette sensation était seulement le fruit du contexte et non de l'acte ?

Commençons par la fondamentale question de la souffrance, physique j'entends. Elle n'est qu'un message en aller-retour entre le muscle et le cerveau. Le grand fessier titillé envoie au centre du titillement du cerveau un message de stimulation anormale, ce message (comme dans toute administration) est envoyé au service de traitement des plaintes, puis à un organisme supérieur secret qu'est votre hypothalamus. Celui-ci va renvoyer une sensation de douleur à votre grand fessier ainsi qu'une myriade de messages de propagande pour vos glandes lacrymales, vos capillaires sanguins, et vos muscles maxillo-faciaux. Mais pourquoi l'hypothalamus, ici, envoie-t-il un message de douleur et ses sbires dans le reste de votre corps ? Et bien oui, car bâton de maréchal du plaisir ultime, l'orgasme est en fait la pire des tortures humaines, échauffant et tendant l'espace d'un instant l'ensemble des muscles du corps humain. En somme, si l'hypothalamus envoyait le même message que celui que vous recevez dans vos fesses lors de la fessée, vous ressentiriez la mort mille fois à chaque orgasme. Le paradoxe se pose donc. Mais pour peu de temps, car la réponse est limpide et surtout compréhensible. L'hypothalamus est en fait le siège de la conscience. En effet, si la souffrance est telle quand vous vous prenez une fessé et que le plaisir est tel quand vous ressentez l'orgasme, c'est parce que l'hypothalamus en décide ainsi.

Apologie de la fessée ou comment prendre du plaisir sans souffrir Par Benoit Darlot

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C'est là que la biologie rejoint la psychologie. Notre conscience se dompte au cours de la vie, nos expériences la transfigurent au fil du temps. À l'âge où nous nous sommes tous pris des fessées, notre conscience est celle que nos parents nous envoient, en somme une conscience obtue et fermée, autoritaire et castratrice. Principe même de l'éducation, ou plutôt du « domptage ». En revanche, et c'est là que l'effet est pervers, notre mémoire est inaltérable (je ne parle bien sûr pas de celle des vieillards) et de fait, quoi qu'il puisse arriver à notre conscience par la suite, notre mémoire nous rappelle que ce moment n'était ni agréable ni moral, nous ôtant ainsi toute envie d'y revenir.

Il m'incombait donc de vous réconcilier avec la fessée. Au final, réfléchir au fait qu'il est vrai, la souffrance physique n'est qu'un signal, utile pour prévenir des problèmes graves (étouffements, brûlure, fracture, crise cardiaque…) mais qu'il pouvait être interprété de manières différentes selon la vision du récepteur. On pourrait schématiser que le châtiment corporel léger envers l'enfant l'aide à le structurer, le canaliser, mais c'est son contexte qui en est la cause. Repensez, la prochaine fois que vous ferez l'amour, à la douleur que pourrait produire votre orgasme. Vous verrez par expérience que le plaisir que vous y prendrez sera moindre, alors libérez vos pensées de votre morale, de cette conscience qui vous enferme. N'oubliez pas qu'il n'y a pas de limite à la liberté psychique. �

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Rousseau, seul face à tous dans la vie et au théâtre

Philosophe, écrivain ou musicien, Rousseau est avant tout solitaire. Mais c'est un solitaire qui cherche souvent à expliquer son comportement, les autres hommes et ce qu'il pense d'eux. En 1978 (deux cents ans après la mort de Rousseau), Bernard Chartreux et Jean Jourdheuil créent la pièce Jean-Jacques Rousseau. Seul en scène, le jeune Gérard Desarthe l'incarnait dans un monologue composé entre autres d'extraits des Rêveries du promeneur solitaire, des Confessions et de la Lettre à d'Alembert. Le texte a été réédité en juin 2010, aux éditions... des Solitaires intempestifs.

Jean Jourdheuil nous a donné rendez-vous au Café Français, à Bastille, pour un Rousseau balloté entre France et Suisse mais consacré à la Révolution française, notamment autour des murs de la prison de la Bastille. Enseignant à l'Université de Paris X en arts du spectacle, il est également écrivain, metteur en scène et surtout traducteur. Depuis sa création, Jean-Jacques Rousseau a été joué des centaines de fois, en France et à l'étranger, en français ou traduit. La réédition récente est due à une nouvelle mise en scène, jouée au Festival Villeneuve en scène en juillet.

À l'origine de Jean-Jacques Rousseau, il y avait une pièce intitulée Maximilien Robespierre, tragédie-rêverie. Robespierre se revendiquant rousseauiste, les deux auteurs ont eu à lire plusieurs textes de cet inspirateur de génie. Le titre même de la pièce sur Robespierre montre déjà l'allusion à Rousseau. Jean-Jacques Rousseau a été écrit suite à une commande. Sa forme est singulière, fonctionnant tel un zapping onirique d'une séquence à l'autre, chacune portant un titre-sujet tels «  la ville  », «  l'utopie» ou «  le théâtre ».

« Ma première idée était celle d'une pièce à trois personnages : Rousseau comme Alceste, Philinte et Célimène. Mon idée vient d'une pièce de Jacques Oblen (un allemand ami du jeune Goethe de la fin du XVIIIème, auteur de Les amis font le philosophe). Nous avons fait des relevés de textes et je me suis servi de mes souvenirs assez précis de la rêverie sur le lac de Bienne, souvent commentée comme étant celle de l'utopie. Je l'ai donc recopiée, puis j'ai pensé à la Lettre à d'Alembert pour la critique du théâtre et des spectacles. Cette critique avait une sorte d'actualité dans ces années-là, grande époque de l'épanouissement de la télévision. Tous les gens qui avaient vécu normalement sont devenus comme aliénés à la télévision -au spectacle. Cela faisait écho au texte de Rousseau. Ensuite, il devait recevoir la visite de son Philinte.

Rencontre avec Jean Jourdheuil Par Hubert Camus

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Le personnage de Célimène serait venu de différentes femmes avec qui il a eu différents rapports. J'ai pensé que Rousseau allait déraper un soir, se prendre pour Alceste et allait recevoir la visite d'autres personnages, qui sont devenus deux marionnettes dans le spectacle. Rousseau se serait adressé à eux avec des extraits du Misanthrope. Ensuite, il y a le choix d'en venir au monologue. L'idée m'est venue après avoir assisté au spectacle d'un monologue tiré d'Ulysse de James Joyce. En l'écoutant, je m'étais dit que le monologue peut inclure tout le théâtre. C'est devenu le pari : que le monologue ne soit pas qu'un personnage qui soliloque, mais une forme qui puisse envelopper tout le théâtre. Entre temps, Chartreux et moi avons relevé des choses dans les textes qui ont donné ce montage. »

En 1776, Rousseau a un accident à Ménilmontant et aux répercussions inattendues. Ironique, Jean Jourdheuil dit qu'il a voulu nous y donner rendez-vous. Mais, ajoute-t-il, les lieux ont bien changé depuis. Il allume une Gauloise.

Hubert Camus : Comment imagine-t-on un texte comme celui-là ?

Jean Jourdheuil : « À cette époque, et encore maintenant, j'ai beaucoup travaillé avec des peintres dont Lucio Fanti, qui avait des tableaux consacrés à l'Union soviétique, qu'il connaissait bien. Sur une de ses toiles, on voyait une tente, de l'herbe, un arbre. Son feuillage était fait de lettres en cyrillique. Longtemps avant d'avoir monté le texte, le décor était prévu avec un arbre, une tente et une île de livres, les lettres de l'arbre étant au sol. Quelques uns de ces livres s'allumaient quand on les ouvrait. Quand Rousseau ouvrait un livre, il était éclairé par le bas. Au début de la pièce il était sur cette île de livres, l'utopie de l'Ile de Bienne, évoquée par la tente fermée. Le théâtre s'activait quand Rousseau sortait de la tente et fabriquait comme son propre tombeau, avec un buste de lui et des bonsaïs qu'il allait arroser. La pluie de l'arrosoir s'accompagnait de coups de tonnerre, le personnage était actif et non plus méditant ; on était au théâtre avec un Rousseau qui en parlait et le critiquait, s'adressant directement aux spectateurs. Il était l'homme de la campagne qui sortait de sa tente, face aux citadins dans la salle qui allaient parler du spectacle en en sortant. On avait écrit les Rêveries du campeur solitaire ! (Jourdheuil rit) De lieu en lieu, Rousseau s'isole de plus en plus pour finir dans la relégation absolue. Paradoxalement, c'est loin de tous les hommes qu'il peut parler d'eux : il est devenu un exemplaire par excellence de l'humanité. »

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H.C. : Que pensez-vous des textes comme les romans historiques, qui mettent en scène des personnages et événements factuels mais du passé ? J.J. : « En 2004, j'ai fait un spectacle d'hommage à Michel Foucault, qui était dans mon esprit une suite à Jean-Jacques Rousseau, pour les 20 ans de la mort de Foucault. On m'avait proposé de faire une lecture ; j'ai proposé de faire un spectacle, avec un acteur et un musicien de glass harmonica. Je me suis rendu compte après qu'il s'agissait d'un geste de monument funéraire pour Foucault. Les commémorations sont peut-être le Panthéon à l'état volatile. Dans les années 70, j'ai écrit un film qui se passe pendant la révocation de l'Édit de Nantes dans les Cévennes. À la fin des années 80, j'en ai écrit un autre sur le médecin à l'époque des Lumières. J'aime bien la période des Lumières ; ça ne me viendrait pas à l'idée de le faire sur une autre période. Le médecin est un personnage nouveau dans l'ordre du savoir et de l'organisation de la société. Ce sont les premières luttes contre les épidémies, et l'activité du médecin est de faire en sorte que la nature soit travaillée par la raison, comme la connexion entre la pluie et les rhumes. Ils ont dû imposer une grille rationnelle à la nature et l'autorité de la médecine contre celle seigneuriale. »

Jean-Jourdheuil

« On était au théâtre avec un Rousseau qui en parlait et le critiquait, s'adressant directement aux spectateurs. Il était l'homme de la campagne qui sortait de sa tente. »

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« En 79, un an après la création de la pièce, elle a été filmée en studio pour Antenne 2. C'est passé à une heure de grande écoute, ce qui n'est plus imaginable aujourd'hui. Ce qui avait intéressé ce bon réalisateur de télévision était la critique implicite de la télévision. Il avait filmé comme si l'acteur de Rousseau s'adressait au téléspectateur, l'interpellait directement, puis se détournait de lui et échappait à son regard, se détournait. »

H.C. : Comment s'est passée cette écriture à quatre mains, et pourquoi cette écriture compilatrice ?

J.J. : « On avait envie de prendre des matériaux. C'était une proposition improvisée, faite presque de la main gauche. Mais elle n'a été possible que parce qu'il y avait eu tout le travail du spectacle précédent. Nous avons circulé dans l'œuvre de Rousseau par association d'idées. Le texte est d'ailleurs monté sur le mode d'association d'idées. Lorsqu'on arrive à un retrait absolu et à refuser de communiquer, on se met en situation de pouvoir communiquer avec les autres. En travaillant sur Robespierre, c'est comme si j'avais vécu avec Rousseau pendant un certain temps. Surtout, il n'y avait pas d'objectif utilitaire à l'origine de Jean-Jacques Rousseau. Si ç'avait été un projet de spectacle pour passer devant une commission, j'aurais été incapable de donner quelque chose comme ça (il tapote le livre). On se téléphonait avec Chartreux mais ne se voyait pas parce qu'il était à Strasbourg et moi à Paris. C'est moi qui ai donné la pulsion initiale. On a discuté avec Chartreux et monté chacun de notre côté, mais c'était moi qui avais la dernière main car je devais mettre en forme la pièce. Ça ne s'est achevé qu'en répétitions. »

La construction de Jean-Jacques Rousseau, qui est une adaptation d'après les textes de l'homme du XVIIIème, le rend peut-être plus littéraire que théâtral. Il est ainsi très accessible et facile à lire, qu'on ait en tête un peu, beaucoup ou très peu de la biographie de Rousseau. Il est un bon moyen d'approche et de réflexion sur sa pensée, doublé par son entourage d'une préface et d'une postface très intéressantes.

Jean-Jacques Rousseau, pièce de Jean-Jourdheuil et Bernard Chartreux.Les solitaires intempestiffs, collection Adaptations théâtrales, 64 pages.

Date de la rencontre : novembre 2010.�

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HORS-SÉRIE N°1 - JEAN-JACQUES ROUSSEAUMAI 2012

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