notions descriptives et notions construites en physique modern

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Notions descriptives et notions construites en physique modern Pa J. L. DESTOUCHES D a n , sa communication au x2me Congrcs international de Philosophie (Amsterdam 1948), M. Alf Nyman fait la distinc- tion entre les notions construites et celles qui sont empiriques ou exclusivement descriptives. I1 fait d’abord une remarque sur le caractcre relatif de cette distinction qui prend un relief particulier si on l’applique au cas de l’edification des theories en physique. M. Nyman observe que les notions construites emanent elles aussi de l’experience sous un rapport ou un autre, et que dautre part les notions empiri- ques et descriptives sont d6j2 quelque peu construites, r6sdtant d’un assortiment plus ou moins deficient et fortuit des deter- minations reelles fournies par l’experience. Cette observation me parait tout-A-fait confirmee par la manicre dont, 2 partir de l’exp6rience ou plus exactement d’un faisceau d’experiences, s’klaborent les concepts fondamentaux de la physique et l’axioma- tisation aboutissant 2 une explication des phCnomCnes qui se pd- sente sous la forme d’une theorie deductive. En effet, comme je me suis efforce de le montrer dans des .travaux ant6rieurs,’ le propre de la theorie deductive est de permettre, 2 partir de cer- taines propri6tCs d6ji schematisees, de parvenir 2 prevoir de nou- velles proprietes avec une certitude pratiquement assuree si l’on J. L. Destouches, Principes fondamentaux de Physique theorique. (Hermann, Paris, 1942.)

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Notions descriptives et notions construites en physique modern

P a

J. L. DESTOUCHES

D a n , sa communication au x2me Congrcs international de Philosophie (Amsterdam 1948), M. Alf Nyman fait la distinc- tion entre les notions construites et celles qui sont empiriques ou exclusivement descriptives.

I1 fait d’abord une remarque sur le caractcre relatif de cette distinction qui prend un relief particulier si on l’applique au cas de l’edification des theories en physique. M. Nyman observe que les notions construites emanent elles aussi de l’experience sous un rapport ou un autre, et que dautre part les notions empiri- ques et descriptives sont d6j2 quelque peu construites, r6sdtant d’un assortiment plus ou moins deficient et fortuit des deter- minations reelles fournies par l’experience. Cette observation me parait tout-A-fait confirmee par la manicre dont, 2 partir de l’exp6rience ou plus exactement d’un faisceau d’experiences, s’klaborent les concepts fondamentaux de la physique et l’axioma- tisation aboutissant 2 une explication des phCnomCnes qui se pd- sente sous la forme d’une theorie deductive. En effet, comme je me suis efforce de le montrer dans des .travaux ant6rieurs,’ le propre de la theorie deductive est de permettre, 2 partir de cer- taines propri6tCs d6ji schematisees, de parvenir 2 prevoir de nou- velles proprietes avec une certitude pratiquement assuree si l’on

J. L. Destouches, Principes fondamentaux de Physique theorique. (Hermann, Paris, 1942.)

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est assez sage pour ne pas trop s’ecarter du domaine dans lequel on a pu contrijler que les procedes employes pour y parvenir etaient verifies. I1 suffit, ayant accept6 certaims lois de raison- nement et de definition, de degager des notions schematisees suffisantes pour retrouver par le raisonnement toutes les notions et les lois dont on aura besoin. C’est lorsqu’on a atteint ce stade que la schematisation a pris la forme d’une theorie deductive. Le travail essentiel dans l’elaboration d’une theorie, c’est donc la recherche, & partir d’un certain nombre de notions empiriques ou descriptives, liees & l’experience, de notions ,construites,, >>dk- cantkes,, c’est-&-dire plus abstraites, plus simples et plus ’gene- rales, et des lois qui devront les rkgir. Plus une notion est sche- matique, c’est-&dire abstraite, construite, plus elle est generale et simple, elle ne retient qu’un certain nombre des sous-notions de la notion empirique originelle, et son application depasse les limites de l’experience ef fectivement realiske qui a don& nais- sance A cette notion empirique.

I1 faudrait &re peu au courant du dheloppement de la science pour ignorer l’extreme difficult6 que l’on Cprouve pour parvenir & des notions simples qui soient bien adaptees aux utilisations que l’on veut en faire, et qui contiennent de faqon potentielle tous les caracdres que l’on veut leur voir posseder sans en con- tenir d’etrangers. Comme le remarquerait M. Piaget, c’est le but poursuivi par la theorie, le dessein que se propose celui qui l’ela- bore, qui determinent la precision et le choix des sous-notions & retenir dans la notion empirique pour en faire une notion dC- cantee dans une perspective donnee. Rappelons-nous toutes les difficultes qui ont Gte rencontrees dans les mathematiques mo- dernes lorsqu’il s’est agi de parvenir & la definition d’une courbe, de la dimension dun espacc, de l’integgrale, etc. En physique nouvelle on rencontre les mcmes difficultes, car on a aussi i definir des notions trPs gbnerales comme celles de systeme phy- sique, d’espace physique, de fonction d’ondes etc. Si l’on songe que sans notions simples il n’y a pas de thhrie possible, on comprend pourquoi les progrPs des theories physiques sont si lents, et pourquoi on conserve si longtemps des theories que l’on

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sait imparfaites, faute d’une nouvelle idee abstraite permettant de les ameliorer.

D’apres ce que nous avons dit plus haut, une notion nous apparalt simple parce que nous la prenons comme terme d’une certaine schematisation, effectuee dans une direction et une in- tention determinkes par oG s’introduit un certain element subjec- tif. La simplicite, n’a pas besoin d’Ctre simple, mais du com- plexe resserrC et synthetis6n.l Certains physiciens estiment que des rCsultats experimentaux suffisent pour pouvoir edifier une th6o- rie; sans resultats d’expkriences, le probleme de la construction d’une theorie ne se pose mCme pas, mais tant qu’il n’a pas ete possible de dCgager d’idee simple, le materiel experimental de- meure inutilisable. I1 suffit pour s’en convaincre de citer l’exem- ple des spectres optiques demeures si longtemps sans aucune explication, alors que les mesures de leurs longueurs d’ondes Ctaient les plus prCcises de toute la physique.

On peut affirmer qu’il n’existe pas de procede gCnCral, pas de mkthode prealable pour parvenir aux notions construites et sim- plifiees, si ce n’est une vaste synthese suivie de nombreux tiiton- nements. Le point de depart se trouve dans les notions empiri- ques. Celles-ci (deji jusqu’i un certain point construites comme le fait remarquer M. Nyman), constituent, malgre un certain caractere confus et obscur provenant de ce qu’elles sont tres pleines, le ferment de la progression en science. M. Nyman serait certainement d’accord avec nous pour dire que les notions cons- truites, si elles plaisent davantage i l’esprit par leur caractere clair et distinct, si elles peuvent seules trouver place au sein d’une theorie deductive, ne se parachevent en general qu’au terme d’une &ape de cette progression scientifique, lorsque l’essentiel de la decouverte a deji et6 trouve et qu’il s’agit de lui donner sa forme idkale. C’est pourquoi, quand se produit un de ces bonds en avant par lesquels evolue la pensie scientifique (citons la dC- couverte de la mkanique ondulatoire), sur cet 6vvCnement unique viennent se greffer une multitude d’interpretations thtoriques dont chacune resulte d’un certain affinement, d’une certaine elaboration des notions-construites implicitement contenues dans

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la notion-empirique originelle. Le fait que Descartes a donne le premier rang, dans sa mithode, i la regle de l’evidence, ne va pas contre cette vue du developpement historique des sciences. La regle de I’kidence est la premiere parce que la plus universelle ,de toutes, mais, replacee dans son contexte, et dans l’ensemble de l’oeuvre methodologique car- tesienne, elle n’exclut pas chez ce philoaophe la nCcessit6 d’une synthese inductive. En effet, si l’on examine sans prCjug6 la maniere dont le pere du rationalisme moderne introduit la M6- thode et fonde les principes de l’explication, on s’apersoit qu’il fait appel i une longue preparation documentaire et critique sans laquelle l’evidence perdrait sa valeur de verite. Les debuts du Discours de la MCthode et des MCditations ne sont pas autre chose que la synthese inductive de la theorie cartisienne de la connaissance; et l’on retrouve dans la vie mCme de ce philosophe, surtout telle qu’il la presente, une phase preparatoire i la periode plus constructive de la maturite. Henri PoincarC, notamment dans ,La valeur de la science,, accorde la mCme importance au rBle des notions confuses dont l’origine empirique et variCe fait la matrice des formes rationnelles Plaborees ulterieurement. Citons aussi, chez M. Bouligand, la distinction entre le stade problema- tique ou premathtmatique et le stade proprement mathematique qui provient d’une epuration, d’un affinement et d’un renforce- ment de certains concepts, tout-i-fait conformes aux vues de M. Nyman.

Comme l’a montre ce dernier, la difficult6 dans le maniement des notions simples et gen6rales est de bien delimiter leur do- maine et leurs propriCtCs, car souvent, dans une gCnCralisation, on :tend de fason imprevisible le domaine de validit6 de la notion considCrCe et ainsi l’on peut Ctre conduit i des contra- dictions. ,I1 importe i la critique philosophique de bien prendre garde i ces notions ti la fois mutilees et transfigurees,; ie songe en particulier quand je lis ces mots aux diverses acceptions du concept originellement empirique de subjectivite, et A celle que j’ai essay6 de lui donner en physique, laquelle est susceptible d’engendrer des confusions sur le plan purement philosophique.

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,Si l’on veut (et l’on doit) se servir de tels concepts dans les sciences, - ajoute Nyman - nil faut qu’on le fasse . . . en re- connaissant franchement les deviations de la realit6 pour pouvoir mieux disposer, embrasser et penher le conglomCrat de toutes les formes mCl6ees et opaques de la realitb.

M. Nyman se pose essentiellement le probleme de la correla- tion entre une notion et les notions partielles qui la composent, et celui de la correlation de ces notions partielles entre elles. Se rCfCrant B Herman Lotze et Ernst Cassirer, il estime qu’aussi bien l’une que I’autre de ces corrdations doit Ctre interpr6tCe comme une correlation de fonctions suivant une formule

de telle sorte que l’ensemble des variables constitue l’ensemble des sous-notions de la notion empirique; on passe alors de cette notion descriptive aux notions .dCcantees)) ou &purCesn en ope- rant un certain choix dans ces variables, choix qui, comme nous l’avons vu, depend de la perspective dans laquelle se fait la schematisation. On obtient ainsi des notions construites

x = g (a, y, 6 ) ; y = h ( B , 6 ) ; etc-

Cet aspect ainsi mis en relief du jeu des idees dans l’elabora- tion des sciences trouve une application particulierement interes- sante en ce qui concerne le concept de comple‘mentaritt. La com- plementarite se rki.le comme une des categories fondamentales des sciences de la nature envisagee sous leur forme moderne. Imposee en physique par les necessites exPCrimentales, dCfinie et gCnCralisCe par Niels Bohr dans une perspective thCorique, elle se presente en mCme temps comme une notion empirique, hetiro- gtne, confuse et ficonde, et comme une notion dCcantCe, ex- plicatrice, homogene et appauvrie. Ainsi, catCgorie naturelle et fondamentale, elle se manifeste dans ses applications theoriques sous les formes les plus variCes. Rapprochee des distinctions de M. Nyman, elle nous offre une double possibilite:

1) celle de montrer, dans !e cas particulier de deux notions

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complementaires telles qu’on en rencontre en physique (onde et corpuscule par exemple) la justesse de ces distinctions;

2) par contre coup, celle de montrer le caractPre plein, em- pirique et fondamental lie i la nature pluraliste de notre con- naissance, que posdde cette categorie si rkemment mise en h i - dence, et B propos de considerations si thbriques.

Nous allons voir que les termes dune complementarite consti- tuent l’aboutissement d u n travail d’epuration et daffinement effectue i partir dune notion globale originelle qui peut com- porter certaines contradictions. ConsidCrons un systeme physique qui apparait, selon le dispositif experimental utilise pour l’ob- server, tant6t sous l’aspect ondulatoire, tantdt sous l’aspect cor- pusculaire. Prealablement i la mise sous forme theorique des connaissances que l’on possede sur ce systeme, l’idee que l’on a de lui est une de ces notions i la fois empiriques et descriptives, synthbes sans homogeneitC, qui forment le point de depart du travail de dkantation. Une fois elaboree en la double notion theorique de phenomcne ondulatoire et de phknomene corpus- culaire, l’idee empirique de ce systteme a donne naissance B plu- sieurs notions construites dont chacune ne retient qu’une partie de ses caractcres. Telles sont par exemple les images sensibks de l’onde et du corpuscule, ou les expressions mathkmatiques au moyen desquelles on les dkrit abstraitement. Si l’on se place sur un plan unique et homogene d’abstraction, que ce soit au niveau encore tres concret des images sensibles, ou au niveau beaucoup plus decant6 des figurations mathematiques, on s’apersoit que le rapport entre onde et corpuscule cesse d’Ctre un rapport de com- plementarite, et que cette derniere notion s’evanouit. En effet, les images sensibles de l’onde et du corpuscule se heurtent, se contredisent au point de s’exclure totalement l’une l’autre; cha- cune d’elles constitue A soi seule une experience qui ne fait pas appel i l’autre; il y a incompatibilite pure et simple. Au contraire, sur le plan mathematique, les representations s’accordent et se concilient si bien qu’on perd de vue leur incompatibilite, et de cette autre maniere la complementarite cesse de se manifester. On ne la retrouve que si, cessant de decomposer la pensee, tour-

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nant le dos aux notions construites, decantees, on repense la notion empirique du systPme envisage dans son ensemble, re- noncant i l’homogeniit6 du plan de connaissance, et i la clarte dont celle-ci est le prix. Que l’opposition contenue dans toute complementarite se transforme en contradiction pure et simple, ou qu’elle disparaisise totalement, dans les deux cas la complC- mentarit6 disparait elle aussi. Elle n’existe donc que greffee dtroitement sur la synthPse experimentale, et, si etonnant que cela paraisse quand on sait dans quel cadre theorique on est par- venu-i la mettre en Evidence, elle existe prealablement & l’epura- tion et i la construction des notions, dans le contact immediat entre l’esprit et les choses, comme une catkgorie naturelle. In- dependammeat des considerations de physique moderne qui ont servi i l’expliciter, il n’est pas impossible de l’identifier avec la synthPse du meme et de l’autre qui est un des p8les de la con- naissance rationelle et dont Platon avait deji apercu la place centrale.

Ainsi l’exemple de la complementarite nous parait particuliPre- ment commode pour montrer la difference soulignke par M. Nyman entre notions descriptives et notions construites. I1 nous a permis aussi, i cette occasion, de voir que cette categorie, si elle se prtte aux constructions les plus variees, a sa racine dans l’em- pirique et le descriptif, dans l’experience globale et non dans une rationalisation a posteriori; elle se prEsen,te comme une cat& gorie naturelle, li6e au caractPre pluraliste et hEterogPne des con- naissances non elaborees.