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Albin Michel Abdennour Bidar L’islam sans soumission Pour un existentialisme musulman

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Albin Michel

Abdennour Bidar

L’islamsans soumission

Pour un existentialisme musulman

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«þL’islam est né étranger, et il finira étranger.Bénis soient les étrangers.þ»

Hadith du Prophète Mohammed

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INTRODUCTION

J’étais à Fès, ville d’islam entre toutes… Sur la scène dres-sée au milieu du jardin de Batha, des femmes touaregs duMali chantaient à l’ombre d’un chêne vert centenaire. Ellessemblaient appartenir à un autre temps. À la fin d’une chan-son, soudain l’une d’elles s’est levée, répondant au besoinabsolu de témoigner de quelque chose, et a dit simplementþ:«þNous chantons pour la liberté et l’égalité des femmes, quine font jamais la guerre alors que nos hommes sont toujoursassez stupides pour la faireþ!þ» Comprenons le prix de cesquelques mots apparemment communsþ: ils venaient d’unefemme qui, tout en vivant sur une terre parmi les plus recu-lées, exprimait là tout ce qui se joue au cœur de l’islamd’aujourd’hui.

L’idée de ce livre n’est pas née ce jour-là, mais d’unensemble d’observations similaires et de réflexions qui toutesme reconduisaient vers la même convictionþ: il se passe quel-que chose en islam qui n’a pas encore été assez identifié… Celivre est venu de ce constat, auquel s’est jointe une espérance.Le constatþ: de plus en plus de femmes et d’hommes deculture musulmane, ici en Occident mais aussi dans l’ensem-ble du monde musulman, vivent leur rapport à l’islam avecle profond désir d’une liberté nouvelle. Ils le revendiquentavec courage, parfois au risque de leur vie, toujours avec le

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profond sentiment de leur bon droit. Ils tentent de plus enplus de s’émanciper vis-à-vis de la «þreligiositéþ» traditionnelleet de ses pesanteurs coutumières, sans pour autant perdreleur identité ni le sentiment d’une fidélité à leurs racines.L’espéranceþ: que demain cette liberté en voie d’affirmationfinisse par abolir le régime de servitude auquel la pratique etla conception de l’islam semblent si souvent se réduire soustant de formes – servitude des femmes vis-à-vis de la domi-nation masculine, des consciences personnelles aux autoritésreligieuses, des créatures à un Dieu dont la transcendanceabsolue écrase tout, à commencer par l’être humain.

Aussi puissamment que la réaction conservatrice qui attirepourtant sur elle la majorité des regards et focalise les inquié-tudes, c’est un islam de la liberté qui émerge. Et c’est dans lebut de donner à cet élan sa légitimité et sa valeur spirituelleque j’ai voulu me saisir ici du Coran, afin de voir quellesconception et exaltation de la liberté humaine on peut ytrouver – non pas sous la forme d’une vérité qui y seraitenfouie depuis des siècles, mais par une lecture actuelle, ins-pirée justement par ce mouvement de libéralisation qui sepropage chez les musulmans comme un souffle nouveau.

Le Coran, hymne à la libertéþ? N’est-il pas tout aucontraire une machine à fabriquer de la servitude, de la sou-mission et des esclaves de Dieuþ? Osons affronter cette ques-tion. Il me semble hélas qu’elle est parfaitement fondée sil’on s’en tient à l’usage que la culture islamique a couram-ment fait de son texte depuis des siècles. Il suffit pour s’enconvaincre de voir le spectacle de ces innombrables écolescoraniques où des centaines d’enfants apprennent servile-ment à réciter le texte par cœur sans avoir eu le choix d’uneautre éducation, sans aucun exercice complémentaire deréflexion, et bien sûr sans aucune permission d’esprit criti-que. On a du mal à concevoir face à ce triste spectacle que legénie de ce Livre était peut-être tout autre. C’est pourtant ceque je vais essayer de mettre ici en lumière – en montrant

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d’abord que l’islam historique centré sur le dogme de la ser-vitude n’a jamais été à la hauteur de son texte sacré.

L’hypothèse que nous suivrons ici est que le Coran recelaitde quoi l’utiliser de façon tout à fait différente, comme uninstrument de libération des possibilités les plus hautes de lanature humaine. Un instrument grâce auquel l’être humainprend une conscience toujours plus nette de l’extension réellede ses capacités. Un instrument qui lui apprend qu’il est faitpour se rendre infini, et qui lui enseigne comment devenirprogressivement cet être d’exception dans l’univers dont lapuissance d’être et d’agir ne cessera de s’accroître, jusqu’à ceque la mort elle-même ne le menace plus.

Dans mes précédents écrits, j’ai essayé de définir l’islam telqu’il est déjà vécu aujourd’hui en Europe par la plupart desfemmes et des hommes de culture musulmane comme unislam libre, que j’ai nommé et conceptualisé comme self-islamou «þislam du choix personnelþ». J’ai choisi la tournureanglaise, à partir du préfixe self- qu’on retrouve dans nombrede mots (entre autresþ: self-control, «þmaîtrise de soiþ», self-con-fidence, «þconfiance en soiþ») à commencer par le substantifthe self, qui signifie «þle moiþ». Elle indique en effet exacte-ment ce que je cherchais à exprimer et à définir, à savoirl’idée d’un «þislam du moiþ» ou «þislam de soiþ», c’est-à-direqui vienne de soi, d’un effort d’autodéfinition de l’individu,d’autoconstruction de son identité culturelle par le self-mademouslim, musulman qui a choisi le rapport qu’il veut entre-tenir à sa culture islamique. Ce musulman libre se constituecomme tel par ses propres moyens. Il le fait à travers uneprise de distance critique vis-à-vis de l’héritage reçu par latradition religieuse et la coutume sociale, et aussi à travers laréappropriation personnelle de ce qui, dans cet héritage, estjugé par sa conscience digne d’être assumé, revendiqué puistransmis à son tour… Il dit non à la répression très forte

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exercée sur lui par la religion vécue comme «þfait socialþ». Ildit non aussi à la soumission que lui demande sa propreconscience – qui a intériorisé les normes et les mœurs de la«þreligion socialeþ». Il ne veut plus d’un sacré en face duquelon se tait, d’un sacré synonyme d’interdit (intouchable,indiscutable), mais d’un sacré qui naît d’une communicationavec le fonds mystérieux de son propre être.

Ajoutons seulement que ce concept self-islam avait aussil’avantage non négligeable d’une intelligibilité immédiate àl’échelle de la civilisation globale et du global english (globish)qui s’y répand, c’est-à-dire d’un parlé anglais simplifié com-pris à peu près partout. Quand on parle de l’islam, phéno-mène ou question «þmondialeþ» s’il en est, il n’est pas inutilede sortir ainsi d’emblée d’un cadre de réflexion limité à l’airefrancophone…

Le self-islam se définit donc par l’adhésion de l’individu auprincipe fondamental de la liberté personnelle de pensée etde conscience, pour soi et pour autrui. Il caractérise desmusulmans respectueux de toutes les options existentielles(diversité des croyances, athéisme). Et, sur la base de ce droitde tous à la liberté, des musulmans spontanément d’accordavec les principes éthiques majeurs de nos sociétésþ: égalitéentre les femmes et les hommes du droit de choisir sa vie,légitimité du souhait de changer de religion, ou de n’en pra-tiquer aucune, séparation entre les Églises et un État quin’impose aucune «þreligion officielleþ». Le fait que cet «þislamdu choix personnelþ» existe bel et bien, malgré l’incrédulitéou l’ignorance persistante dont il est trop souvent entouré, etqu’il constitue même le mode d’être d’une majorité demusulmans européens est attesté par toutes les études socio-logiques qui analysent les modes et les évolutions de la pré-sence musulmane en Europe. Mentionnons notamment en lamatière les travaux de Jocelyne Césari, qui écrivait en 1999þ:«þÊtre musulman en Europe revient à faire sortir le lien àl’islam de son évidence première, de son statut de donnée

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communautaire, culturelle ou sociale, pour le faire entrerdans la sphère des choix individuels et donc du questionne-ment.þ» Le rapport à l’islam se déconstruit au fur et à mesurede l’éloignement vis-à-vis de la société islamique d’origine etse reconstruit de façon plus individuelle au sein des sociétéseuropéennes multiculturellesþ: «þL’exil et l’enracinement ontdes conséquences irrémédiables sur les composantes culturel-les du groupe d’origine […] Cette inadéquation et déstructu-ration des communautés d’origine favorise l’individualisationdes choix religieuxþ», conduisant un certain nombre de cons-ciences «þà la recherche de spiritualité, au sens de la respon-sabilité, à la priorité du sens sur l’observance afin de chercherle salutþ». Tous les acteurs de cette mutation étant conscientsde «þcette opportunitéþ: avoir la capacité de choisir et donc devivre pleinement et sans contraintes ce rapport à la reli-gionþ»1.

Au-delà du cas européen, Olivier Roy montre très biendans L’Islam mondialisé que ce que j’ai appelé le self-islamconstitue de plus en plus le mode de vie religieux de beau-coup de sociétés islamiques. L’islam devient un peu partout– en Iran, en Turquie, etc. – la clé «þdes retrouvailles avecsoi-même2þ», l’opportunité de prendre en main la directionspirituelle de sa propre vieþ: «þLa “culture du soi” fait ainsison entrée dans le monde musulman. On voit apparaîtredes livres ou des sites qui développent les thèmes de la réa-lisation de soiþ: “Comment faire pour…” (How to) conser-ver son calme, réussir dans la vie, éviter le stress3.þ» Et «þlethème du choix individuel est alors primordialþ: pourquoiai-je choisi l’islam, pourquoi suis-je retourné à l’islam4þ?þ».Le «þsouci de soiþ», de trouver des réponses personnelles, dese construire une identité islamique personnelle et plus seu-lement communautaire, constitue désormais le motif éthi-que pour lequel les musulmans choisissent de pratiquerl’islam – et de le pratiquer comme ils l’entendent. Ils sontainsi dans le self-islam (self-mouslims souvent sans se le repré-

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senter clairement comme tel) parce que l’islam est une déci-sion de leur volonté personnelle, avant d’être l’obéissance àcelle de Dieu puisque, comme le précise encore OlivierRoy, «þl’éthique l’emporte […] sur la peur de Dieu commeorigine de l’acquiescement5þ».

Hélas, cette évolution pourtant massive et décisive demeuretrès méconnue de l’opinion européenne, même parfois la pluséclairée par ailleurs. Et l’on déplore souvent à juste titre que cetensemble de musulmans émancipés, devenus plus autonomesdans le rapport à leur culture, demeure une majorité trop silen-cieuse, selon une formule consacrée que j’entends en deuxsens. Ici, en Europe, elle est d’abord silencieuse vis-à-vis del’extérieur, parce qu’elle ne fait pas la publicité d’elle-mêmevis-à-vis de la société environnante, ne s’engage pas sur la«þquestion de l’islamþ», préférant la discrétion et le simpletémoignage d’une conduite conforme aux valeurs et normes dela culture occidentale. Elle l’est aussi vis-à-vis d’elle-même,parce qu’elle ne semble même pas avoir pris une réelle cons-cience de soi, à la mesure de son évolution. Comme s’il y avaitpour l’heure un temps de retard entre l’adaptation des actes(déjà en cours) et leur représentation (encore liée à l’imaged’un islam du passé). Entre la réalité d’un changement etl’image toujours figée d’une identité mythifiée. Entre la priseen main par l’individu de sa religion et la référence ou la défé-rence au discours de la «þreligiositéþ» ambiante.

Pour clarifier cette conscience du self-islam, deux malen-tendus possibles demandent à être clairement dissipés.

Le self-islam ne signifie pas un «þislam à la carteþ», un«þself-serviceþ» où le musulman, le self-mouslim, entrerait dansle Coran comme on entre au supermarché, prenant ce quil’arrange, ce qui lui fait envie parmi les exhortations divines.Il faut une tragique ignorance du sens du mot «þlibertéþ» pourle confondre avec l’idée vulgaire d’une telle facilité, même siaucune liberté n’est à l’abri du risque d’aller trop loin ou des’égarer. Un self-islam authentique, nourri d’un véritable sens

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de la liberté et de ce qu’elle implique, signifie un «þislam del’autonomieþ» au sens précis que nous donnons à ce mot sinobleþ: «þse donner à soi-même (auto en grec) sa propre loi(nomos en grec)þ». C’est par conséquent un islam de la res-ponsabilité personnelle, centré sur une double questionþ: enpremier lieu celle du sens ou de la forme propre que chacunveut donner à l’expression de son appartenance à l’islamþ;ensuite celle de l’utile propre, suivant le sens que le philoso-phe Spinoza donnait à cette notion dans son Éthique, écri-vant que nous devons «þsous la conduite de la Raison […]chercher l’utile qui nous est propre6þ».

Le self-islam n’est pas non plus un «þislam individualisteþ»,où le musulman qui choisit sa propre façon de vivre l’islams’isolerait par là même des autres, perdant le contact et mêmele sens de son appartenance à la communauté (oumma). Oron peut être davantage soi-même sans devenir individualistepour autant. Simplement, le sens de l’appartenance à la com-munauté se modifie, devient plus critiqueþ: on continue departager une identité commune, ou collective, mais elle sedouble dorénavant d’une identité propre, ce qui est la condi-tion de la liberté personnelle, parce que alors on appartient àson groupe culturel sans cesser en même temps de s’apparte-nirþà soi-même – clé d’une appartenance sans aliénation. Leself-islam produit en ce sens un type nouveau de commu-nauté ou de culture musulmane. Celle-ci devient en effettolérante à l’intérieur et à l’extérieur, au lieu d’être ce blocmonolithique et fermé où les individus restent indifférenciésdans une obéissance collective à la loi religieuse et aux coutu-mes. Le self-islam engendre ainsi à terme une communautédiversifiée, à l’intérieur de laquelle se transmet une culturenon plus du jugement et de la censure, mais de la liberté.

C’est en élaborant ce concept de self-islam7, puis en tra-vaillant sur ce que j’ai également appelé dans le même sens

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un «þexistentialisme musulmanþ» que j’ai nourri ce doute évo-qué au départ. Peut-on réclamer un islam de la liberté per-sonnelle alors même que le mot «þislamþ» est tenu poursynonyme de «þsoumissionþ»þ? Peut-on au contraire légitime-ment le vivre comme foi existentialiste, c’est-à-dire expé-rience, choix et itinéraire personnels, et non plus commeservitude théologique ni «þfait socialþ» (mœurs et loi impo-sées)þ?

Rappelons que l’existentialisme fut avant tout dans l’his-toire des idées cette conviction philosophique née chez lepenseur danois Sören Kierkegaard qu’une vérité ne peut êtreque personnelle et non collectiveþ: «þIl s’agit de trouver unevérité qui en soit une pour moi8þ», écrivait-il ainsi. Jean-PaulSartre donnera ensuite de l’existentialisme sa définition restéela plus célèbre, comme l’idée que «þl’homme n’est riend’autre que ce qu’il se fait9þ». Autrement dit, il a en lui-mêmela puissance de déterminer de façon autonome l’individuqu’il veut être, le projet d’existence qui lui convient sans querien ni personne (ni destin ni conditionnement extérieurmoral, social, doctrinal) ne puisse l’en empêcher ou l’endétourner. Encore plus proche cependant de ma propre pers-pective, l’existentialisme chrétien d’un Gabriel Marcel10,pour qui le sens de la vie ne peut pas être donné par une doc-trine générale, mais par la question personnelle «þque suis-jeþ?þ» – une révélation spirituelle ne pouvant venir que dudedans de l’âme, la véritable transcendance étant davantageun «þtout prèsþ» de soi, du côté du mystère de notre propreego, que d’un «þautre partþ» lointain et abstrait.

Mais comment donc imaginer un musulman existentia-liste, en quête de sa vérité intérieure, souverain de lui-même,maître de son rapport à l’islam et à sa vie en général – en unmot un musulman libre – alors que le Coran, c’est-à-dire letexte fondateur lui-même, ne cesse de lui rappeler son statutde serviteur de Dieuþ: «þÔ vous les hommesþ! Servez votre

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Seigneur qui vous a créés, vous et ceux qui ont vécu avantvous11þ»þ?

Très vite j’ai compris qu’il y avait là un obstacle théologi-que redoutable, massif, infranchissable a priori, posé commeun interdit ou un démenti sacré devant l’évolution de fait desconduites et devant ma propre pensée. Une sorte de «þsaintobstacleþ» dans le texte fondateur lui-même ou tout au moinsdans sa compréhension usuelle, établie. Pour continuer deparler à bon droit de self-islam, il faudrait tôt ou tard m’yconfronter. À partir de là, le rendez-vous avec le Coran etavec sa tradition de lecture était pris. Rendez-vous, argumentcontre argument, avec l’islam vécu et dogmatisé comme sou-mission. Rendez-vous avec l’histoire de l’islam pour éclairerson présent, et l’aider à sortir de son immobilisme.

Le Coran reconnaît-il le droit à chaque musulman dechoisir entre les prescriptions qu’il indiqueþ? Donne-t-il desordres ou seulement des conseils de vie spirituelleþ? Fixe-t-ildes obligations ou de simples recommandationsþ? A-t-il unenature foncièrement légaliste, juridiqueþ? Jacques Berques’interrogeait exactement en ce sensþ: «þL’homme musulmanest-il ligoté de toutes partsþ?þ» Très vite, les docteurs de la loiislamique ont fait du Coran un texte de lois, un canon decommandements, alors que, comme le démontrait Berque, ily a en réalité une «þextrême parcimonieþ» des «þnormes for-mulées dans le Coranþ», le terme même de sharî‘a ne prenantson sens de «þloi religieuseþ», «þloi édictéeþ», que par une«þdérivationþ» de sens, alors qu’il renvoie simplement audépart à «þl’action de prendre la routeþ»12.

Or les docteurs (oulémas) ont décrété que l’interprétationdu texte, qu’on appelle idjtihâd (effort de réflexion person-nelle), était leur propriété privée. Et comme ne manque pasde le relever l’historien Bernard Lewis, toujours désireux demontrer que l’islam est une religion immobile, par essenceincapable d’évoluer ou de muter hors de ses formes primiti-vesþ: «þAu commencement du IVeþsiècle de l’hidjra [Hégire],

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soit vers 900 (apr. J.C.), les juristes sunnites convinrent quetoutes [les] incertitudes avaient été résolues par consensus, etque la porte de l’idjtihad était close. Un raisonnement indé-pendant n’était plus nécessaire ni même permis et, désor-mais, les tâches des théologiens et des juristes étaientd’expliquer et d’interpréter les vérités éternelles et d’appli-quer les lois éternelles13.þ»

Depuis lors, la vie spirituelle est toujours demeurée captived’une double contrainteþ: une loi indiscutable et des savantsincontestables qui règnent en maîtres sur la compréhensiondu Coran. Aujourd’hui, le seul mouvement auquel on assisteautour du Coran, de la part des autorités religieuses, étantd’ailleurs tragiquement une intransigeance accrue sur soncaractère de code légal. Berque écrivait à ce propos que «þlegrand débat en cours sur l’accession ou plutôt le retour despays musulmans à la sharî‘a ou loi coraniqueþ» produit «þunenouvelle expansion du Coran sous forme de codes à conce-voir et promulguer pour répondre à tous les besoins de la viecontemporaineþ»14. Même si parallèlement, comme le relèveAlain Roussillon ,«þil y a, sur le modèle protestant, la contes-tation du monopole des oulémas et des juristes de l’interpré-tation des textes religieux, dont la lecture etl’approfondissement relèvent désormais de la responsabilitéindividuelle des croyants et du débat parmi ceux-ci15þ». Lesmusulmans se rendent compte peu à peu que rien dans letexte même n’interdit l’accès au texte, mais que cet interdit delecture n’a été imposé que par la volonté de pouvoir de laclasse religieuse, souvent complice en la matière d’un pouvoirpolitique amateur de masses dociles et donc immédiatementpreneur d’une religion commandant la soumission.

L’islam imposé comme soumission n’est pas un mytheforgé par l’Occident. De nombreux musulmans entrent enlutte contre cette dérive ancienne de leur propre religion,activant peu à peu la conscience de l’aspiration au self-islam.Il suffit d’être attentif aux témoignages et aux combats

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convergents venant de tous ces esprits libres, de tous cesinsurgés, pour s’en convaincre. Ils ont réalisé que quelquespériodes historiques de grâce (on pense à la mythique Anda-lousie musulmane), quelques îlots de tolérance, quelquesmilieux libéraux ne font pas à eux seuls du monde musulmanune civilisation de la liberté.

Saint Augustinþécrivait dans son Commentaire de la Pre-mière Épître de saint Jean16þ: «þAime et fais ce que tu veux.þ»Quelle différence terrible sur ce point entre l’islam qui sem-ble parler exclusivement de soumission et ce christianismequi promet le règne de l’amour – autre chose est de savoir sicette promesse a été finalement tenue par le christianismeinstitué. Rappelons également cette parole du Christþ: «þJevous donne un commandement nouveauþ: vous aimer les unsles autresþ; comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns lesautres. À ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciplesþ:si vous avez de l’amour les uns pour les autres17.þ» L’apôtrePaul affirmera ensuite, accentuant cette prééminence donnéeà l’amour entendu comme charité, compassion, qu’il est lasynthèse de la loi dans son ensemble. Autrement dit, il suffitd’aimer pour plaire à Dieuþ: «þN’ayez de dettes envers per-sonne, sinon celle de l’amour mutuel. Car celui qui aimeautrui a de ce fait accompli la loi. En effet, le précepteþ: Tune commettras pas d’adultère, tu ne tueras pas, tu ne voleras pas,tu ne convoiteras pas, et tous les autres se résument en cetteformuleþ: Tu aimeras ton prochain comme toi-même. La cha-rité ne fait point de tort au prochain. La charité est donc laLoi dans sa plénitude18.þ»

Par comparaison, l’islam révélé pourtant beaucoup plustard, au VIIeþsiècle de l’ère chrétienne, semble constituer unerevanche de la loi, entendue qui plus est de la façon la plussévère et contraignante. Est-ce seulement l’effet d’une inter-prétation des docteurs en sciences religieuses, qui auraient

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«þdurciþ» les conseils de vie spirituelle donnés par le Coranþ?On a tout de même le sentiment que le Coran va plus loinque le mode du simple conseil spirituel, et qu’il fixe bel etbien des normes. Lorsqu’on lit notamment la sourate II, inti-tulée La Vache (Al-Baqara), on se trouve face à une énumé-ration d’exhortations énoncées sur un ton et dans uneatmosphère permanente de menace vis-à-vis de ceux qui nes’y conformeraient pas. «þUn châtiment douloureux estréservé à quiconque aura outrepassé ces dispositions19þ», pré-vient ainsi l’un des versets récurrents où Dieu promet le pireaux impies… Pourtant la question est complexe, parce quedans ce verset en l’occurrence on ne trouve pas le termemême de «þloiþ». La traduction retenue ici, qui choisit de par-ler de «þdispositionsþ» préconisées par Dieu, et non d’ordresimposés, est celle de Berque, qui précise justement que toutesles lectures et traductions retenant le terme de «þloiþ» pour ceverset surévaluent comme d’habitude le caractère juridiquedu texte, et que, «þune fois de plus, la potentialité libérale dutexte aura été laissée de côté par des exégètes attachés aurépressif 20þ».

Il est difficile, cependant, de tout mettre sur le compte desexégètes et d’une tradition de lecture pathologiquement gou-vernée par le légalisme. Le texte lui-même semble les avoirinclinés dans ce sens et avoir prédéterminé cette interpréta-tion de lui-même. Ses recommandations se démultiplient eneffet indéfiniment. Elles enserrent peu à peu l’ensemble desactes de l’existence dans un cadre qui, s’il n’est pas expressé-ment celui de normes, finit tout de même par sembler extrê-mement coercitif. Car elles sont relatives non seulement auxdifférents éléments du culte (jeûne, pèlerinage, prière), maisaussi à la morale (éloge de la patience, de la bonté, de lagénérosité) et à différentes règles sociales (par exemple pourl’héritage ou pour la punition du meurtre, qui admet letalion). On semble retrouver dans cette sourate Al-Baqara,qui revient d’ailleurs longuement sur l’Alliance conclue entre