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LA DANGEREUSE DERIVE DE NOTRE ENSEIGNEMENT Philippe Barret ERNEST RENAN ET L'INSTRUCTION PUBLIQUE 1 R1 enan doit tout ce qu'il est devenu à ses maîtres, du moins après qu'on a fait la part de ses mérites, de ses talents et de son travail. Sa naissance ne lui a rien apporté que l'affection de sa mère et une honnête pauvreté. Ille sait et ne manque pas de rendre grâces aux curés qui, depuis l'excellent abbé Duchesne jusqu'au savant abbé Le Bir, lui ont appris l'essentiel de ce qu'il faut savoir pour s'instruire soi-même. Pourtant, Renan ne fut pas, à proprement parler, un enseignant. Il eût pu le devenir, surtout après son départ de Saint-Sulpice. Il envisagea un moment l'Ecole normale. Il y renonça, parce que telle n'était pas sa vocation. S'il fut un professeur, ce fut plutôt un maître de recherche. A plusieurs reprises, il affiche de la condescendance pour le corps enseignant. Ce n'est pas le mépris ni la haine de Jacques Vingtras-Iules Vallès pour son père. Mais enfin il estime que la tâche qui consiste à répandre parmi les jeunes gens des connaissances toutes faites, empruntées en quelque sorte, si elle est très utile, n'est 55 REVUE DES DEUX MONDES SEPTEMBRE 1992

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LA DANGEREUSE DERIVE DE NOTRE ENSEIGNEMENT

Philippe Barret

ERNEST RENANET L'INSTRUCTION

PUBLIQUE1 R1 enan doit tout ce qu'il est devenu à ses maîtres, du moins

après qu'on a fait la part de ses mérites, de ses talents etde son travail. Sa naissance ne lui a rien apporté que

l'affection de sa mère et une honnête pauvreté. Ille sait et ne manquepas de rendre grâces aux curés qui, depuis l'excellent abbéDuchesne jusqu'au savant abbé Le Bir, lui ont appris l'essentiel dece qu'il faut savoir pour s'instruire soi-même. Pourtant, Renan nefut pas, à proprement parler, un enseignant. Il eût pu le devenir,surtout après son départ de Saint-Sulpice. Il envisagea un momentl'Ecole normale. Il y renonça, parce que telle n'était pas sa vocation.S'il fut un professeur, ce fut plutôt un maître de recherche. Aplusieurs reprises, il affiche de la condescendance pour le corpsenseignant. Ce n'est pas le mépris ni la haine de JacquesVingtras-IulesVallès pour son père. Mais enfin il estime que la tâchequi consiste à répandre parmi les jeunes gens des connaissancestoutes faites, empruntées en quelque sorte, si elle est très utile, n'est

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pas de son ressort. Il se moque volontiers de ceux qui passent leurvie à enseigner ce que d'autres ont trouvé. Ce qu'il veut faire, cequi lui paraît digne de son état, c'est la transmission de ses propresdécouvertes, à un public peu nombreux, à quelques spécialisteschoisis parmi des volontaires, qui pourront apprécier la valeur deson enseignement et en faire leur miel.

De fait, Renan n'aime pas jouer les maîtres. Il préfère ladiscussion argumentée, de plain-pied, avec des savants qui luipermettent de progresser lui-même dans la connaissance. Une choseest cependant son goût personnel; une autre est l'intérêt général.Renan sait faire la distinction.

Quand il s'agit de justifier la nécessité de l'instruction publique,Renan sait en effet s'élever au-dessus de ses préjugés à l'endroit dela démocratie : il sait aussi être étonnamment moderne. Ce querésume assez bien cette formule, aujourd'hui banale: « La questionde l'éducation est pour les sociétés modernes une question de vieou de mort, une question d'où dépend l'avenir (1). ))

Qu'entend-il par là?D'une part, il s'oppose à la bourgeoisie voltairienne, qui

réserverait volontiers à ses fils le bénéfice de l'instruction, laissantle peuple dans l'ignorance, soit que, pour elle, l'instructiongénéralisée est une illusion, soit qu'elle y voit un danger pour saposition sociale. « A tout prix, et quoi qu'il arrive, que plus delumière se fasse.' Voilà notre deuise ; nous ne l'abandonneronsjamais (2). ))

Chaque fois qu'il évoque l'instruction publique, le plus hautdegré et la plus large ampleur des connaissances diffusées au plusgrand nombre, Renan use toujours des accents les plus fervents. Iln'est pas seulement question d'une chose utile et nécessaire, maisd'un devoir, d'un devoir sacré, qu'on doit remplir au nom de saintesvaleurs. Lenier, s'y refuser, c'est blasphémer! L'ignoranceest commel'esclavage. On a pu la croire inéluctable. Elle ne l'est pas. Pas plusque la suppression de l'esclavage n'a détruit l'ordre social, pas plusqu'elle n'a rendu impossible l'accomplissement des petites be­sognes, l'ignorance disparue ne fera s'écrouler le monde.

Nous avons déjà relevé ces énergiques protestations contreles doctrines qui prônent l'abrutissement d'une partie de la sociétépour assurer la tranquillité de l'autre, contre la résignation sceptique

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qui, sans en faire un principe, s'accommode de l'inculture d'unemajorité de la population. Ce qui est remarquable, c'est qu'on neles trouve pas seulement dans l'Avenir de la science, au milieu desemportements généreux de la révolution de 1848, ou aprèsl'affermissement de la Ille République, lorsque Renan s'y est ralliéet que Jules Ferry accomplit son œuvre, mais tout au long de sesécrits. Renan fluctue en politique. Sur l'instruction généralisée, il estinvariable.

Il n'en est pas moins chaud partisan quand, par ailleurs, ilrepousse l'idée de la démocratie. Or voici qui est intéressant, cettecontradiction, qui est peut-être le propre du libéralisme. D'un côté,Renan se méfie de l'intervention du peuple dans la vie politique.Il veut un monarque éclairé, des corps intermédiaires puissants, unesouveraineté populaire raffinée, filtrée par plusieurs degrés dusuffrage universel; il perçoit comme un danger toute expressiondirecte de la souveraineté. En même temps, il est réticent à l'endroitd'un Etat puissant, qui voudrait réformer la société, forcer le coursdu progrès. De l'autre, il croit dans la vertu de toutes les libertéset particulièrement dans la première d'entre elles, celle de larecherche et de l'existence de la raison; il sait aussi qu'on ne peutexercer ces libertés sans être instruit et que la civilisation, c'est-à-dire,pour lui, le libéralisme, avance au fur et à mesure de l'expansiondes connaissances et de leur diffusion. [...]

La nécessité de l'instruction relève, pour Renan, d'un principeéminemment républicain: une société libre, c'est-à-dire une sociétécivilisée, suppose que chacun reçoive la part la plus grande qu'ilpeut prendre dans l'acquisition du savoir et de la culture.

A ce principe philosophique s'ajoute une raison de fait, tiréede la politique contemporaine. Après la guerre de 1870, c'était unebanalité que d'imputer la victoire aux instituteurs de la Prusse plusencore qu'à ses militaires. Renan la reprend quelquefois à soncompte. Dans la Réforme, il la corrige en expliquant que les vraisvainqueurs ne sont pas les instituteurs mais les professeurs desuniversités allemandes, qui ont formé les instituteurs et surtoutaccumulé ce capital de connaissances qui fait la supériorité d'unenation moderne. Il pense alors particulièrement aux connaissancesscientifiques et techniques, indispensables à la construction d'unemachine militaire efficace.

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Plus tard, il reprend cette idée en l'élargissant. « La lutte pourla vie s'est transportée sur le terrain de l'école. La race la moinscultivée sera infailliblement supprimée, ou, ce qui à la longuerevient au même, rejetée au second plan par la race la pluscultivée (3). » De fait, la compétition entre les nations fait nonseulement appel à l'armement, mais aussi à la puissance économiqueet, par là, à la qualité et au niveau élevé d'instruction des femmeset des hommes qui les composent. Il annonce, avec un siècled'avance, le jour où les Etats les plus avancés consacreront autantd'argent à l'éducation qu'aux armées. C'est que l'éducation dechaque individu sera nécessaire à la force des nations, remplaçantce que faisaient auparavant l'hérédité du sang, les traditions defamille et les corporations.

La grande force, c'est la culture de l'esprit

A l'avenir, la force restera la maîtresse du monde. Mais lagrande force qui décidera de toutes les autres, c'est la culture del'esprit. L'avenir appartient à la science. Pour avoir une arméepuissante, une industrie compétitive, une administration compé­tente, il faudra encore et toujours davantage former les hommes,à tous les degrés, depuis l'encadrement le plus élevé jusqu'aux plusmodestes agents d'exécution. Là où, autrefois, le courage etl'élégance faisaient merveille, il faudra demain des têtes bien faiteset bien pleines, capables d'une grande application intellectuelle.(( L'habitude de l'application intellectuelle s'acquiert par lesfortesdisciplines, dont l'éducation scientifique et littéraire possède lesecret(4). »

Assurément, la pente sera longue à remonter. (( Le manquede foi à la science est le défaut profond de la France; notreinfériorité militaire et politique n'a pas d'autre cause (5). » Quandil s'agit de déterminer les raisons de l'écart qui sépare la France etl'Allemagne à cet égard, Renan désigne la tradition religieuse. (( EnAllemagne, l'instructionpopulaire est venue du protestantisme. [...]La France a voulu rester catholique, elle en porte les consé­quences (6). » [...]

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Comme il est peu probable que la France devienne jamaisprotestante, il lui faudra trouver une autre voie : d'une part, laséparation de l'Eglise et de l'Etat; d'autre part, une réformeprogressive du catholicisme. C'est dire le chemin qui reste àparcourir pour qu'elle devienne un pays vraiment libéral.

L'instruction généralisée est donc nécessaire et l'Etat ne peuts'en désintéresser. Il doit cependant se garder d'intervenir dansl'éducation, sans quoi il tomberait immanquablement dans ledespotisme, ce qu'on appellerait aujourd'hui le totalitarisme.

Renan introduit ici une distinction capitale, qu'on a oubliéenon par étourderie, mais à dessein : (( D'une part, l'instruction,l'acquisition d'un certain nombre de connaissances positives,diverses selon les vocations et les aptitudes du jeune homme;d'autre part, l'éducation, [...] également nécessaire à tous, l'éduca­tion qui fait le galant homme, l'honnête homme, l'homme bienélevé (7). »

Il concède volontiers que, des deux, l'éducation est la plusimportante, car, après tout, l'on peut bien être ignorant dans telleou telle matière et même absolument ignorant, il n'en faut pas moinsêtre honnête et bien élevé. Il admet même que la meilleureinstruction ne fait pas la bonne éducation : témoins ces hommesfort experts et fort cultivés et par ailleurs cyniques, lâches et sansmoralité.

L'intérêt de la distinction, c'est qu'elle permet une répartitiondes tâches. Il est clair en effet que seul l'Etat ou de puissantesinstitutions privées agissant en son nom sont à même d'assurerl'instruction publique. Laisser l'instruction à l'initiative privée, c'estse résoudre à ne voir qu'une petite partie de la population enbénéficier, celle dont les familles sont capables de la dispenserelles-mêmes, ou de payer des maîtres pour le faire. Il n'y a pas d'autrefaçon d'assurer l'instruction de tous que d'en faire un service public,auquel peuvent naturellement concourir des écoles publiques et desécoles privées. [...]

Il en va tout autrement de l'éducation. La matière en estinfiniment subtile, faite de valeurs très délicates. (( L'éducation, c'estle respect de ce qui est essentiellement bon, grand et beau ; c'estla politesse, charmante vertu, qui supplée à tant d'autres vertus;c'est le tact, qui est presque de la vertu aussi. Ce n'est pas un

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professeur qui peut apprendre tout cela (8). » Et moins encore unprofesseur fonctionnaire de l'Etat. L'Etat peut faire des casernes; ilne peut bâtir des maisons d'éducation. L'éducation ne peut s'acquérirque dans le milieu où l'on vit. Elle se transmet dans la famille aucontact de la mère au moins autant que du père, dans un milieuoù les relations sont de sentiment, d'amour et non de justice. Dansl'école, le mauvais élève est mal noté et mal considéré; dans lafamille, il est chéri, autant que son frère, plus méritant. L'école n'estpas encore la société; elle est moins rude; on y est jugé à proportionde son travail et de son talent; c'est pourquoi il est beaucoup plusfacile d'être un excellent élève que d'être bien posé dans la société.[...]

Il Y a quelque chose d'intime dans l'éducation, qui fait leurplace à la religion, à la morale, à la philosophie, lesquelles relèventdu libre choix des individus. Déléguer à l'Etat le soin d'éduquer lesenfants est l'abdication d'une liberté fondamentale. Ce peut êtrecertainement une lâche commodité; elle porte en elle une moraled'Etat, une philosophie d'Etat, une religion d'Etat.

Nul doute que la Révolution et l'Empire aient été tentés d'yarriver. Notre instruction publique en porte encore la marque. C'estun emprunt d'Etat.ALacédémone, croyaient les Conventionnels. Auxjésuites, en vérité. C'est dans les collèges des jésuites, au XVIIe etau XVIIIe siècle, et plus tard encore, qu'on aimait dire: « Da mihianimas, caetera tibi toile (9). » L'idée que les familles puissentavantageusement se décharger de l'éducation de leurs enfants pourla confier aux maîtres des écoles n'est pas seulement une idéetotalitaire; c'est une idée très catholique. L'Eglise est comme l'eau;elle s'infiltre partout, même dans des corps apparemment compactsmais en réalité très poreux. Leparti religieux a été chassé des écolespar la République. Quand celle-ci a rebaptisé le ministère del'Instruction publique « ministère de l'Education », elle a repris à soncompte une vieille idée catholique. Quand elle encourage au­jourd'hui les activités éducatives à l'école, au détriment del'instruction, elle concède gravement au parti religieux qui, d'ailleurs,pousse à la roue.

L'Etat a tout autre chose à faire: assurer l'instruction, c'est-à-direla rendre gratuite et obligatoire - c'est dire que Renan applaudira auprogramme de Jules Ferry - ; garantir sa qualité et, à vrai dire, en

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relever le niveau - nous y reviendrons - ; pour cela, protéger et, lecas échéant, créer quelques institutions où puissent s'effectuer leprogrès des connaissances, leur production ininterrompue. [...]

Pour que l'enseignement soit bon, il faut donc que l'Etat s'enoccupe. Encore ,{~ut-il qu'il s'en occupe bien et que les traditionsintellectuelles du pays s'y prêtent. En France, ces deux conditionsne sont pas remplies. D'où la critique permanente de l'enseignementfrançais par Renan, critique qu'il inaugure très tôt dans deux articles:le premier, déjà cité, à propos de l'enseignement en Chine - c'estun prétexte, le vrai sujet étant l'enseignement en France -; unsecond, à propos de deux livres allemands sur l'instruction publiqueen France (10).

Une conception de l'étude entièrement libérale

Du système français d'éducation, Renan dénonce d'abordl'uniformité. En Chine, cette uniformité est poussée jusqu'à lacaricature, puisqu'elle inclut tout l'enseignement supérieur, lesfonctionnaires devant acquérir les mêmes grades, savoir les mêmeschoses, et la distinction des affectations dépendant seulement durang auquel on se trouve placé dans les mêmes concours. En France,du temps de Renan, l'uniformité s'applique surtout à l'enseignementdu second degré. Elle lui paraît cependant excessive. Qu'eût-il ditaujourd'hui, quand deux écoles forment la quasi-totalité des cadresdirigeants des entreprises et des administrations?

Non que l'uniformité soit un mal en elle-même. Seulement,elle freine toute évolution. Dès lors en effet que tous lesétablissements doivent marcher du même pas, le changement estdifficile. On doit l'imposer partout et en même temps. L'erreur estune erreur générale. L'expérimentation est impossible ou suspecte.La réforme d'un tel système est toujours monstrueuse.

Lacentralisation du système d'éducation français est naturelle­ment le produit de l'Etat napoléonien. Avant Taine, mais avec lamême vigueur, Renan dénonce les ridicules d'une organisation dontles chefs se satisfont en pensant qu'au même moment, dans tousles lycées, les élèves se livrent aux mêmes exercices. Le penchant

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excessif des Français pour l'égalité formelle joue là aussi son rôle.Au centralisme traditionnel de l'Etat français, Napoléon a ajouté lestyle militaire, avec sa rigidité,sa méfiance à l'égard de toute initiativeindividuelle, son exigence d'obéissance absolue et permanente, etjusqu'à la concentration des élèves dans des internats, qui ressem­blent davantage à des casernes qu'à des établissements culturels.L'éveil de jeunes esprits, l'initiation à l'activité intellectuelle nepeuvent s'accomplir aisément ni convenablement dans un tel cadre.Il y faut plus de liberté, plus de souplesse et plus de joie. Renana le goût du savoir. Il ne saurait l'associer à la discipline de fer quirègne dans les compagnies d'un régiment. La découverte desconnaissances nouvelles et des grandes créations de la culture estinséparable du plaisir qu'il a toujours éprouvé à s'y consacrer.

Renan est à l'opposé d'une pédagogie mal tirée de l'Emile.Il tient pour l'ordre et la rigueur, pour le travail appliqué et continu.Mais il s'agit de travail intellectuel, non d'exercice militaire. Ladiscipline est nécessaire à l'école, mais c'est à une discipline toutintérieure qu'il pense, à une discipline librement consentie, non àcelle de la fabrique. Saconception de l'étude est entièrement libérale.S'adonner à l'étude est un privilège, plein de jouissances. Commeil s'y est toujours livré de bonne grâce, il n'imagine pas qu'on puissele faire utilement sous la contrainte. Renan a son excuse: il n'a jamaisenseigné, si ce n'est auprès de quelques étudiants déjà fort instruitset très désireux d'en savoir davantage.

Un autre trait de l'instruction publique française suscite sessarcasmes : le système des concours. Encore une caractéristique quiinfecte l'enseignement en Chine. Sans doute en admet-il le principepour la France. En France, pays latin et catholique, où le vice trouvetoujours quelque accommodement avec le ciel, on peut légitime­ment soupçonner tout autre système de recrutement et de promotiondes fonctionnaires d'instaurer le règne de la faveur et l'arbitraire deschefs. Il reconnaît volontiers que le concours représente l'élémentdémocratique dans l'enseignement français. Il a lui-même été agrégéet en a tiré un maigre salaire. Il se méfie de l'Universitéoù, à la placedes concours, la protection des professeurs fait les nominations. Iladmet aussi que si l'on est incapable de substituer à la vénalité descharges - odieuse et ridicule - autre chose que l'influence desrelations familiales, mieux vaux encore le concours. Bref,le concours

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est le pire mode de recrutement, à l'exception de tous les autrespraticables en France. Il sait enfin que le concours apparaissantcomme un progrès de la justice, la France y est attachée,indéfectiblement. Cependant, il en voit bien les inconvénients: nonpas les aléas de quelques épreuves où se résume l'appréciation d'unindividu, mais les petites qualités qu'il favorise. Savoir amuser unjury, savoir lui plaire, se tirer des difficultés avec habileté sont icides aptitudes primordiales, qui l'emportent de loin sur la vraieculture scientifique. Un cancre doué, un joli rhéteur réussironttoujours mieux dans les concours qu'un étudiant sérieux etlaborieux; un esprit frivole et brillant, mieux encore qu'un espritsolide.

On touche ici au plus grave défaut de l'enseignement français,qui n'est qu'une forme particulière, une conséquence dans l'ensei­gnement, du mauvais cours pris par la vie intellectuelle de notrepays depuis le XVIIe siècle: le peu de cas qu'on y fait du travailscientifique, de la connaissance sûre, de l'érudition, de l'exercicesystématiquement appliqué de la raison, et, à l'opposé, le triomphedu bon goût, du bel esprit et du langage orné. La faiblesse de laphilosophie française après Descartes, qui contraste avec lapuissance fulgurante de la philosophie allemande, est un témoin decet état des choses. La déconfiture des études historiques savanteset, singulièrement, des humanités, en France, leur rabaissement auxexercices de rhétorique les plus légers et les plus futiles, qui fontsi mauvaise figure quand on les compare à l'essor de la philologieallemande, en sont un autre.

L'enseignement s'en ressent évidemment. L'étude des languesanciennes n'y est que la caricature de la vraie culture (11). Au lieud'en étudier sérieusement le fonctionnement et l'évolution, au lieud'acquérir une connaissance rigoureuse des textes pour en compren­dre le sens, au lieu d'y chercher un moyen de former l'esprit et dedévelopper les facultés intellectuelles, on apprend par cœurquelques morceaux choisis, on s'applique dans l'art du pastiche- la versification latine étant le sommet de ces exercices d'imitation.Tout ce fatras est à rebours de la philologie; c'est une caricaturedes humanités. L'essentiel n'est pas ici la formation de l'intelligence,mais l'acquisition des moyens de briller en société, de simuler laculture. Ce qui compte, c'est la possession de quelques recettes et

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procédés oratoires par lesquels on peut ensuite se distinguer duvulgaire. La vraie science, la connaissance solide ne sont pas auprogramme. Il ne reste que (( le pédantisme de la légèreté(12) )).

Nul pourtant mieux que Renan n'a su défendre l'utilité de lalangue classique. Priver les Français du grec et du latin, c'est commepriver les Chinois de la langue des Qing ou les Arabes de celle duCoran.

Il y voit d'abord une utilité linguistique. (( L'expérienceprouvecombien est imparfaite la connaissance des langues modernes chezceux qui n y donnentpointpour base la connaissance de la langueantique dont chaque idiome est sorti. [...] La routine est alors le seulprocédé possible, comme toutes les fois que la connaissancepratique est recherchée à l'exclusion de la raison théorique. Onsait sa langue comme l'ouvrier qui emploie les procédés de lagéométrie sans les comprendre sait la géométrie (13). ))

Il en considère ensuite l'utilité historique. C'est dans leslangues classiques que la nation plonge ses racines. Sans elles, sansles textes qui les ont illustrées, sans l'histoire des peuples qui lesont fait vivre, tant de choses, tant de faits, tant d'idées, tantd'institutions de notre histoire moderne demeurent inintelligibles!(( Prendre l'humanité à un point isolé de son existence, c'est secondamner à ne jamais la comprendre; elle n'a de sens que dansson ensemble. Là est le prix de l'érudition, créant de nouveau lepassé, explorant toutes les parties de l'humanité (14). )) [...]

Peut-on réformer l'instruction publique? Renan est trèsprudent sur ce chapitre. En général, il s'abstient de toute velléitéadministrative, se contentant de noter, ici ou là, quelques défauts,ou un mérite, souvent nostalgique de l'enseignement qu'il alui-même reçu, spécialement élogieux pour ses maîtres du Collègede France et généralement favorable au modèle allemand.

Il lui est arrivé pourtant de s'exprimer plus complètement, àl'occasion du vote de la loi de 1875 sur l'enseignement supérieur.Il réitère, une fois de plus, sa condamnation des grandes écoles, dontl'existence lui paraît difficilement compatible avec celle d'universitésvéritables, proteste contre la centralisation excessive de l'Université- considérant même l'expression d'Université de France comme unbarbarisme - et en appelle surtout à la plus grande liberté, nonseulement dans la recherche et le contenu de l'enseignement, mais

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aussi dans l'organisation des universités. D'un côté donc, il fautrompre définitivement avec l'orthodoxie catholique qui sévit encoretrop pesamment dans maints départements universitaires et assurerles conditions propices au choc des idées, à l'expression desopinions les plus diverses; de l'autre, « il faut revenir à ce vieuxsystème des universités distinctes et rivales [...] qui est aujourd'huicelui de toutes les nations civilisées (15) )).

Là s'arrête l'ambition réformatrice de Renan. Il ne croit guèreaux règlements d'administration centrale. Il est enclin à penser quela société et l'Etat français étant ce qu'ils sont devenus - un Etatfort dans une société penchant inexorablement vers la démocratie -,toute réforme aggravera le mal ou ira à l'échec. Au-delà donc desgarde-fous libéraux, il s'en tient au choix judicieux des hommes.Combien d'hommes politiques ayant quelque expérience dugouvernement, combien de fonctionnaires en ayant une de la hauteadministration n'en arrivent-ils pas à la même conclusion? Nommeraux places quelques hommes bien choisis est un plus sûr garantde réussite que la promulgation des décrets les mieux conçus.

Philippe Barret

1. «La part de la famille et de l'Etat dans l'éducation », dans la Réforme intellectuelleet morale, Œuvres complètes, t. I, p. 523-2. Op. cit., ibid3- « Discours à la distribution des prix du lycée Louis-le-Grand », dans Discourset conférences, Œuvres complètes, t. I, p. 843.4. Op. cit., Œuvres complètes, t. I, p. 842.5. «La réforme intellectuelle et morale de la France », dans la Réforme intellectuelleet morale, Œuvres complètes, t. I, p. 391.6. Op. cit., Œuvres complètes, t. I, p. 392.7. « La part de la famille et de l'Etat dans l'éducation », dans la Réforme moraleet intellectuelle, Œuvres complètes, t. I, p. 534.8. Op. cit., Œuvres complètes, t. I, p. 535.9. « Donne-moi les âmes, et prends le reste pour toi », Genèse, XN, 21. Renan yfait plusieurs fois référence; voir, par exemple, «Saint-Nicolas-du-Chardonnet », dansSouvenirs d'enfance et de jeunesse, Œuvres complètes, t. II, p. 803.

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10. Voir « L'instruction publique en France jugée par les Allemands », dans Questionscontemporaines, Œuvres complètes, t. I, p. 189 sqq. Les deux livres sont ceux deLudwig Hahn, Das Unterrichts-Wesen in Frankreich, mit einer Geschichte desPariser Uniuersitai, Breslau, 1848, et de R. Holzapfel, Mitteilungen über Erziehungund Unterricht in Frankreich, Magdebourg, 1853.11. Dans l'Avenir de la science, Renan donne un exemple de ce que peut produirele bon goût ignorant : Chateaubriand a naturellement appris un peu de grec. Ducoup, il se pose en helléniste. Il admire la simplicité d'Homère - un attribut dignedu Dictionnaire des idées reçues -, ne décrivant la grotte de Calypso que par cettesimple épithète « tapissée de lilas » (Génie du christianisme, Ile partie, livre IV,chap. 1). Or dans le passage auquel Chateaubriand se réfère (Odyssée, I, 15), ontrouve un mot lilaioménè, qui n'est pas un adjectif relatif au lilas, mais un participesignifiant « qui désire ardemment »! Renan se moque pareillement des bévuesétymologiques de Joseph de Maistre. Voir l'Avenir de la science, notes 109 et 133,Œuvres complètes, t. III, p. 1138 et 1141.12. « L'instruction en France », dans Questions contemporaines, Œuvres complètes,t. r, p. 89.13. « Histoire de l'instruction publique en Chine », dans Mélanges d'histoire et devoyages, Œuvres complètes, t. II, p. 600.14. Op. cit., Œuvres complètes, t. II, p. 601.15. « Lettre sur la liberté de l'enseignement supérieur », dans Mélanges d'histoireet de voyages, Œuvres complètes, t. II, p. 700.

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