philosophies d'ailleurs tib

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Les penses tibtainesTome 1.indb 323 29/06/09 18:02Tome 1.indb 324 29/06/09 18:02325La pense bouddhique au Tibet1parMallhovKapsloinAvant-propos : aperu historiqueLhistoireintellectuelledubouddhismetibtainnest quimparfaitement comprise. Dans les dernires dcennies, dabondantessourcesmanuscritesonttdcouvertes. Toutefois, il faudra encore du temps aux spcialistes pour assimiler la documentation dsormais accessible, laquelle, ne considrer que les textes pertinents pour lhistoire de la pense philosophique, slve plusieurs milliers dou-vrages composs au cours de plus dun millnaire. Ainsi, dansleprsentcontexte,nousnepouvonsgureofrir 1.TraductionfranaisedeStphaneArguillre.Lauteuretletraducteur tiennentremerciervivementMlle CcileDucheretMM. RmiChaix, Marc-HenriDeroche,Pierre-JulienHarter,TierryLamourouxetAnanda Massoubrepourleurrelecturesoigneuseetleursnombreusessuggestions ainsi que Madame Christine Mollier pour ses importants conseils en vue de la rdaction dfnitive.Tome 1.indb 325 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs326davantage quune brve introduction, efeurant quelques thmes choisis, dsormais gnralement considrs comme dimportance majeure quant lhistoire de la pense tib-taine dans son ensemble.Bien que la distinction occidentale entre philosophie et religion naitpassonpendantexactauTibet,les penseurs tibtains nen distinguent pas moins les approches rationaliste (rivs pci rjcs crcnv)et fdiste (!c! pcirjcs crcnv)lgarddelaqutedelveil(cf.texte18). Cest sur la premire que nous allons insister. Cependant, parce que le rationalisme bouddhique tibtain se dploie danslechamppluslargedesperspectivesetvaleursdu bouddhisme,lescaractristiques minemment religieuses de la pense philosophique tibtaine seront videntes tout au long de notre expos.LescommencementsdubouddhismeauTibet :sessources indiennes, chinoises et indignesLatraditionveutquelebouddhismeaittadopt initialement au Tibet par le monarque Songtsen Gampo (Srong-btsansgam-po,quirgnaca.617-650),lequel unifalanationenfondantsesinstitutions,etlamitsur lavoiedelexpansionimpriale.Sespousestrangres, chinoise et npalaise, furent, dit-on, de ferventes boudd-histes, qui encouragrent le roi et sa cour souscrire aux enseignementsdubuddha.Toutefois,ilnyagurede preuvesquelanouvellereligionaitconnubeaucoupde succs avant le dbut du viiie sicle, lorsquune autre prin-cesse chinoise, Jincheng (ob. 739) pousa le descendant de Songtsen,TriDetsuktsen(KhriLde-gtsug-btsan,rgne : Tome 1.indb 326 29/06/09 18:02Les penses tibtaines327712-755) et patronna une communaut monastique origi-naireduKhotan,tatbouddhistealorssousdomination tibtaine.Endpitdecemcnatroyal,aprslamort delaprincesse,uneractionanti-bouddhistedesnobles favorables aux traditions religieuses ancestrales (auxquelles on devait ultrieurement faire rfrence sous lintitul de Bn ), conduisit lexpulsion des moines khotanais.Le fls hritier de Tri Desuktsen, Tri Songdetsen (Khri Srong-lde-btsan, qui rgna entre 755 et ca. 797), adopta fermementlebouddhismeetconsacraunepartiedes ressourcesdeltatsapromotion.Plusieursdesdits promulgus par ce souverain remarquable sont conservs, et lon y trouve quelques indications sur ce quil compre-nait et ce qui lintressait dans la doctrine bouddhique. Il crivit notamment que :Tousceuxquisontnsetsgarentdanslesquatresortesde naissances1,depuisdestempssanscommencementetlinfni, prennent[forme]selonleurspropresactes(karman).[]Le rsultat de ce que lun fait lautre mrit sur lui-mme. On peut natre comme un dieu dans les degrs clestes, ou comme un tre humain sur terre, ou un titan, ou un esprit avide, un animal, ou une crature souterraine des enfers tous ceux qui sont ns dans ces six [conditions] lont fait en fonction de leurs propres actes.Surpassentlemondeceuxquisontdevenusdesbuddha, ceuxquisavancentdans[lacarriredes]bodhisattva,les buddha-par-soi(pralyokabuddha)etlespieuxauditeurs 1. Naissance (a) partir dun uf, (b) dune matrice, (c) due la moiteur et (d) naissance miraculeuse.Tome 1.indb 327 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs328(srvaka) et tous ceux-l lont fait grce leurs provisions de mrite et de sagesse, quils ont eux-mmes accumules.Outre ladhsion, ici manifeste, la doctrine bouddhique normative les notions de cycle des renaissances (scscrc) gouvern par le principe du karman et de libert lgard decedernier,atteintedanslenirtcncTriSongdetsen sest lvidence singulirement intress aux moyens par lesquels nous pouvons connatre les vrits religieuses. En efet, il poursuit :Si lon recherche ce que contient le Dharma [lenseignement du Buddha], il y a des points dont les consquences bonnes ou mauvaises sont immdiatement patentes, tandis que dautres, quinesontpasaussiimmdiatementvidents,peuvent cependant tre induits sur la base de ceux qui le sont et quil convient donc de professer avec assurance1.En dautres termes, il tait coutumier de lide, laquelle ilvoulaitintroduiresessujets,deslogiciensbouddhistes indiens, pour qui, la connaissance comporte deux sources valides(prcncnc).Celles-cisontlaperceptiondirecte (prciuc|sc) de ce qui est vident pour les sens ou pour lin-tuition intellectuelle, et linfrence (cnuncnc) de ce qui est cach ,autrementdit,decequinestpasdirectement manifeste.1.NoussuivonsletextetabliparHughRichardson, TeFirstTibetan Chos-byung , in High Peaks, Pure Earth : Collected Writings on Tibetan History and Culture, d. Michael Aris (Londres, Serindia), pp. 88-89.Tome 1.indb 328 29/06/09 18:02Les penses tibtaines329CestTriSongdetsenquitablitauTibetlepremier monastrevritable,Samy(Bsam-yas)vers779.Ce monastre accueillit une importante acadmie de traduc-teurs. Ses savants, moines tibtains autant qutrangers, ont atteintunniveaude prcision remarquable, dont un des fruits fut la formation dune terminologie philosophique standard. Leur projet se poursuivit sous les successeurs de Tri Songdetsen, jusqu lefondrement de la dynastie au milieuduixe sicle.cettepoque,plusieurscentaines detextesreligieuxetphilosophiquesindienstaientdj disponibles en version tibtaine. Paralllement, les traduc-teurs tibtains avaient galement entrepris la rdaction de manuels lexicographiques prsentant aussi des lments de la pense bouddhique.Certainsdecesouvragessontindiscutablementphilo-sophiques, tel le trait du clbre traducteur du ixe sicle, Ysh-d (Ye-shes-sde, cf. texte 1). Grce ces avances et cellesdautresrudits,lespenseurstibtainscommen-crentsefamiliariseraveclesgrandestraditionsdela philosophiebouddhiqueindienne :cellesdesVcicncsi|c, desSautrntika,duYogcra(ouCittamtra)etdu Madhyamaka(cf.texte1).Ysh-dreconnaissaitdeux subdivisionsmajeuresdecesderniers :lune,placesous lautorit de Bhvaviveka (ca. 600), adhrait aux conven-tions phnomnistes de lcole Sautrntika dans son trai-tementdelaralitrelative,tandisquelautre,fdle ntaraksita(viiie sicle),suivaitlapprocheidalistedu Yogcra.Lebouddhismechinoisstaitaussifrayunchemin danscertainssecteursdumondetibtain.Desmatres Tome 1.indb 329 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs330aflis lenseignement du Chan ( mditation , Zen en japonais) prsentaient aux Tibtains lide que lIllumi-nation ou lveil tait immdiatement, ou intuitivement, prsentesansquelonaitsyappliquerpendantdin-nombrablesvies,commelafrmaitlecourantdominant dubouddhismeindien.Undbatprolongsensuivit, auTibet,entrelespartisansdelveil subit etceux delveil graduel .Cettecontroversedevaitresurgir maintesreprisesdufaitdesesimplicationsavecles concepts lis la progression spirituelle et notre nature : sommes-nous essentiellement des cratures dchues, pour lesquelles la perfection serait un but fort loign, ou bien sommes-nous,ettouslestresavecnous,doresetdj fondamentalementdesbuddha ?Cettedernireposition implique-t-elleuneformedegnosticisme,ausenso lignoranceetlaconnaissanceseraientlesseulsdtermi-nants de notre condition spirituelle, lefort moral ntant quillusion ?Lessourcestraditionnellesrapportentquelepremier vritable dbat sur ces questions eut lieu Samy la fn du viiie sicle, et que la disputation opposa le matre de Chan chinois,Moheyanetlephilosopheindien,KamaIasiIa. Les rcits qui nous en sont parvenus sont pour la plupart tardifs,etonttendancecaricaturerlepointdevuedu Chan (cf. texte 13). Quoique lchange qui y est rapport puisse ntre quune fction pieuse, il refte le rle capital, hritdesmodalitsindiennesdelargumentation,de lexemplifcationetdescontre-exemplesdanslesproc-duresadmisesderaisonnement.Enmmetemps,ilmet en vidence labme qui sparait les approches rationalistes Tome 1.indb 330 29/06/09 18:02Les penses tibtaines331et intuitionnistes de la vision bouddhique. Ces dernires, cependant,laissrentunhritageconsidrableauTibet, commeentmoigneunmanuscritchandumilieudu ixe sicle, dcouvert Dunhuang, o lon trouve LHymne au chemin du yoga dun adepte tibtain :Le recueillement dynamique est la voie certaine du yoga,Depuis toujours non-ne, qui ne cessera jamais.Comme la trace du passage dun oiseau dans le ciel,Ilnyapointdobjetregarder,nidescriptionverbale adquate1.Les courants de pense indiens et chinois provoqurent de vives ractions au sein des traditions indignes, ce qui donna naissanceauBn,proprementtibtaine,qui,partirdu xe sicle environ, tablit ses propres communauts monas-tiquesetsescanonsscripturairesressemblentceuxdu bouddhisme (cf. texte 8). Le Bn confra aussi une expres-siontextuelledestechniquesetcroyancesautochtones. Ses penseurs qui ont souvent fait usage de lappareil philo-sophiquedubouddhisme,ontainsidveloppunintrt quasi-anthropologique pour les mthodes dinteraction des Tibtains avec le monde naturel, peru comme la demeure desprits propices ou malins (cf. texte 12).Avec le temps, ces traditions anciennes, qui navaient pas la transcendance en vue, mais bien plutt une matrise des forces inhrentes au monde phnomnal, devinrent partie intgrantedelapense et de la pratique du bouddhisme 1.DaprsletextereproduitparMarcelleLalou, Documenttibtainsur lexpansion du dhyna chinois , in Journal Asiatique 231 (1939) ; pp. 505-523.Tome 1.indb 331 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs332tibtain.Unpenchantholisteversunevisiondumonde comme jeu dnergies divines et quasi-divines se rafrma intervallesrguliersdanstoutelhistoireultrieurede la pense religieuse tibtaine. Ainsi le bouddhisme sot-rique (ou tantrique ), avec laccent quil fait porter sur lefciencerituelleetsesfondementsdanslaconception mahynique de lidentit ultime de lexistence mondaine (sasra)etdelapaixtranscendante(nirvna),laissait-il une place sufsante pour les dieux et les dmons indignes du Tibet.La formation des traditions majeures du bouddhismeLa tradition se souvient des sicles qui suivirent lefon-drement de lempire tibtain comme dun ge de tnbres o le bouddhisme aurait t aboli et o ltude des lettres seseraitteinte.Larecherchercenteamontrquilya l une certaine exagration : il est clair, par exemple, que depuissanteslignesbouddhiquescontinuaientdexister dansleNord-EstduTibet.Ilnenrestepasmoinsque lesactivitsdetraductionetlruditionquileurtaient associes dclinrent fortement jusqu la fn du xe sicle. Ce nest que lorsque le royaume de Gug, au Tibet occi-dental,devintprogressivementlegrandmcnedelart et des tudes bouddhiques que, de nouveau, la recherche philosophique put prosprer.Emblmatique de cette renaissance fut le sjour du savant etsaintbengaliDpakararjna,plusconnusousle nomdAtia,toutdabordGug(1042-1045),puisau Tibetcentraljusqusamorten1054.Atiainsistasur les fondements thiques du bouddhisme du Mahyna, en Tome 1.indb 332 29/06/09 18:02Les penses tibtaines333particulier dans ses nombreux crits concernants les exer-cicesspirituels (blo-sbyong,cf.texte14),dontlecadre essentiel tait une anthropologie morale qui reconnaissait troisniveauxchezlesaspirants.IlssontdfnisparAtia dans sa Lampe de la voie de lveil (Bodhipathapradpa) :Quiconque,dunequelconquemanire,travailleson propre bien,Exclusivement en vue des plaisirs du sasra celui-l est lindividu infrieur.Tournantledosauxplaisirsmondainsetfuyantlesactes ngatifs,Lme qui sforce son propre apaisement est appele lin-dividu moyen.Celui qui, en raison des soufrances de sa propre existence, aspire de tout cur la fn de toutes les soufrances dautrui tel est lindividu suprieur1.LaproccupationprincipaledAtiaencourager devenirdes individussuprieurs sauteauxyeux, galement, dans les rserves quil met lgard de certains aspectsdelactivitphilosophique.Toutenfavorisant ltudeduMadhyamaka,ilsoulignalimportancedela mditation sur la vacuit en tant qulment ncessaire la pratique, et abandonna le raisonnement dialectique per se, comme on le verra dans le texte 2. Ainsi Atia pensait-il, en accord avec Candrakrti (viie sicle) et selon ce qui allait 1. Atia, Bodhipathapradpa, stances 3-5.Tome 1.indb 333 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs334tre connu sous le nom de Prsangika-Mdhyamika1, que la ralit relative, ou apparente, est optimalement dcrite dans les termes du langage de la vie quotidienne. La fonc-tionspcifquedudiscoursphilosophiqueneseraitdonc paslaconstructiondesystmes,maislacritiquedenos prsuppositionserronesproposdelaralit,critique quilesdmantlejusquaupointolonparvientla profonde dcouverte de la vacuit2.LesdisciplesdAliatablirentunordremonastique appelKadampa(Bka-gdams-pa),cequisignife les adeptesducanonetdesinstructionsdepratique du Mahyna.Durantlammepriode,dautresordres nouveaux furent fonds qui allaient de mme contribuer la confguration de lhistoire ultrieure du bouddhisme tibtain.LesplussaillantstaientlesKagypas(Bka-brgyud-pa, adeptesdelaligneorale ),quisuivaient lenseignementdutraducteuretmatretantriqueMarpa Chkyi Lodr (Mar-pa Chos-kyi-blo-gros, 1012-1096) et les Sakyapas (Sa-skya-pa, adeptes de Sakya ), dnomms 1. cole du Madhyamaka qui nadmet que la rduction labsurde, en sanskrit prasanga.2.ParcontrasteaveclescolesditesSvtantrika-Mdhyamika,les parti-sans du Madhyamaka qui adhrent aux arguments probants . Voyez p. 346 ci-dessous. En somme, ce que lon appelle ici argument probant est une dmonstrationreposantsurdesprmissestabliesaumoyendoprations cognitivesreconnuescomme critres (deconnaissancevalide)parcelui quiproposeladmonstration(voire,danslecasdundbat,parlesdeux protagonistes). Dans le cas de la rduction labsurde , les prmisses du raisonnement sont simplement les opinions dont on entend montrer lina-nit que, naturellement, on ne considre pas comme vraies et moins encore comme prouves.Tome 1.indb 334 29/06/09 18:02Les penses tibtaines335daprs le monastre fond en 1071 par la famille aristo-cratique Khon (khon).Lesdifrencesentrecesordresmonastiquesconcer-naient la ligne et les traditions du rituel sotrique et du yoga plutt que la philosophie ou les doctrines, mme si, aufuretmesuredeleurvolution,ellesdvelopprent despositionsthoriquesdistinctes.Durantlamme priode, des lignes denseignement qui faisaient remonter leurs origines la priode impriale sappliquaient main-teniruneidentitdistincte,etenvinrentdonctre connuessouslenomdeNyingmapas(Rnying-ma-pa,les Anciens ). Ces derniers, de mme que les partisans du Bn,considraientquelenseignementlepluslevtait celui de la Grande Perfection (rdzogs chen), un systme decontemplationabstraiteparfoisattaquparceuxqui voulaientyvoirunersurgencedelenseignementChan sur lveil subit. Les Kagypas, de leur ct, propageaient la Mahmudr le Grand Sceau appos toute exp-riencepossible,uneapprochesotriquedelamdita-tion qui, du moins dans quelques-unes de ses formes, allait faire lobjet de critiques semblables. Lun et lautre de ces systmesservirentdestimuliimportantspourcertaines investigations doctrinales postrieures1.La scolastique tibtainepartirdelafnduxie sicle,lescollgesmonas-tiquesfavorisrentuneapprochehautementrationalise deladoctrinebouddhique,paroppositionaufdisme. 1. Les coles et les ordres mentionns ici font lobjet dune plus ample discus-sion autour des textes 3, 5, 8, 11, 12, 15, 16, 19 et 20.Tome 1.indb 335 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs336Enpremirelignedecedveloppementsetrouvaitle collgedeSangpu(Gsang-phu),fonden1073parlun desdisciplesdAtia.CestNgokLodenSherab(Rngog Blo-ldan-shes-rab,1059-1109),leneveudecedisciple, quitablitlarputationdeSangpuentantquecentre philosophique.Ngoktaitunexcellentsanskritistequi avaittudilaphilosophiebouddhiqueauCachemireet qui, malgr les rserves dAtia, tait enthousiasm par la rigueur des thories indiennes de la connaissance. Le cursus quilagenamettaitlaccentsurlaphilosophie,avecles uvres logiques de Dharmakrti (ca. 600) comme organon. Le programme comprenait galement le code de discipline monastiqueouVinaya(dul-ba),la mta-doctrine ou Abhidharma (chos-mngon-pa), la Perfection de Sagesse ouPrajpramit(phar-phyin)etlesenseignementsde la VoieMdiane (dbu-ma),cest--direladialectique du Madhyamaka de Ngrjuna (iie sicle aprs J.-C.). Les collgesmonastiquestibtainsallaientseninspirertrs largement dans llaboration de leur cursus, quelle que fut leur cole de rattachement.Linstruction dlivre Sangpu insistait sur la pratique dudbat.Ladfnitionprcisedestermes-clefs(comme dansletexte10)etlacomprhensiondesoprations logiques de base formaient le socle de cette logique tib-taine. Les relations entre les termes taient dtermines par inclusion (skt. vypti, tib. khyabpa), concept technique driv de la logique indienne et qui se rfre lextension destermes(autrementdit,cequeleterme recouvre ). Quanddeuxtermessontmutuellementinclusifsnous dirionsquilssontcoextensifsilssontsynonymes.La Tome 1.indb 336 29/06/09 18:02Les penses tibtaines337comprhension de ces relations les termes sont-ils syno-nymes, contradictoires, contraires ? permet de dlimiter leurs implications. Cette logique pousse lexploration des implications des termes proposs, jusquau point o lon arrive soit la reconnaissance du fait que les prmisses sont inconsistantesouinvalides,soitauxconclusionsfonda-mentales dont il faut bien accepter la validit, sans quil y ait lieu de discuter davantage. Ainsi le dbat est-il la fois une investigation qui tend vers des conclusions senses et vridiques et, en mme temps, un jeu dans lequel chacun dploie toute la matrise dialectique quil a acquise, dans le seul dessein de vaincre son adversaire.Chaque argument est envisag comme un lment dune discussionplusampleetintroduitdenouvellespistes denqute, contribuant lapprofondissement de la philo-sophie bouddhique. Par analogie avec une partie dchecs, chaqueinterventiondansledbatapparatcommeun coup.Lamthodedialectiqueluvreasouventt dcritecommeuneprocduretriple,consistant,premi-rement,unerfutationdespositionserrones(dgag), deuximement la dtermination de la position que lon souhaite dfendre (bzhag) et enfn la rfutation des objec-tions contre cette position (spong). Les disputants dvelop-pent leur matrise par la pratique, tels des joueurs dchecs engags dans une comptition constante. Ils sappliquent lanalyse de tout le spectre des sujets traits dans le cursus monastique, examinant en dtail les notions relatives la ralit fondamentale, la voie menant lveil spirituel et la nature de lIllumination du Buddha elle-mme, telles quellessontdtaillesdanslesquatrecolesmajeures, Tome 1.indb 337 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs338mentionnesplushaut,delaphilosophiebouddhique indienne.LecursusdeSangpuatrafnparunesuccessionde professeurs de gnie, dont Chapa Chkyi Sengg (Phya-pa Chos-kyi-seng-ge, 1109-1169) qui lon attribue souvent lafxationdfnitivedusystmedesdbatsmonastiques. LundesdescendantsdeSakya,connusouslenomde Sakya Iandila (Sa-skya Iandila, 1182-1251), reut aussi sa formationphilosophiqueinitialeSangpu,aprsquoi, partir de 1204, il poursuivit ses tudes avec le matre cache-mirien kyarbhadra,cequidonnaunetournurenette-ment indianiste son activit intellectuelle ultrieure.Lestraditionsindiennesrelativeslalogiqueetla thoriedelaconnaissancefguraientminemmentau nombredesproccupationsdeSakyaIandila.Parmises contributionsessentielles,ilfautcompterlardaction dfnitive de la traduction tibtaine de luvre majeure de Dharmakrti, le Iramnavrllika, et son propre ouvrage de synthse, le Trsor de la logique (Tshad-ma rigs-gter), lun des plus beaux feurons de la philosophie tibtaine, qui a lui-mmefaitlobjetdunevastelittraturedecommen-taires. Dans dautres crits, il explora les dbats doctrinaux encours,articulantdescritiquesincisiveslencontre de bien des dveloppements tibtains. Au nombre de ses ciblesprincipales,fguraitlanotiondveilsubit,quil asouventcaractrisecommela grandeperfection lachinoise (rgya-nagrdzogs-chen).Maisiltrouvait parailleursdesdifcultssurnombredautrespoints,y comprisdanslesthsesdela philosophiedudiscours ordinaire (cf.texte9).Tome 1.indb 338 29/06/09 18:02Les penses tibtaines339Le contenu, le style et la mthode ultrieure sont bien desgardstributairesdelascolastiquedestraditionsde Sangpu et de Sakya. Cette scolastique en vint tre carac-trise par ltude des principaux philosophes bouddhistes indiens avant tout Ngrjuna, Asanga et Dignga ainsi queleurscommentateursCandrakrti,Vasubandhuet Dharmakrtiparuneadhsionrigoureuseauxcanons delargumentation,etparunusageprcisetlgantdu langage.Toutefois,endpitdeldifcationdesystmes exgtiquessouslaformedesquelslenseignementdu Buddhafutrationalisauplushautdegr,descourants sceptiques sous-jacents afeurrent parfois. Ainsi le second hirarque karmapa1, Karma Pakshi (1206-1283), compila-t-il un inventaire des opinions discutes, soutenant que les vues philosophiques en gnral devaient tre abandonnes dans la qute de lveil (cf. texte 11).La nature de buddha et la luminosit de lespritLe xive sicle fut tmoin dun intrt accru pour des sujets associs au troisime cycle de la doctrine : la nature de buddha ou la matrice des tathgata2 (tathgatagarbha), la conscience-substrat (layavijna) et la luminosit de lesprit (cittaprabhsa), notamment. Les eforts pour rendre compte de ces notions et dautres thmes connexes reurent en partie leur impulsion de la difusion de tech-1. Les Karmapa sont des hirarques importants de lordre Kagypa et cest avec eux que linstitution tibtaine caractristique des rincarnations de hirarques (sprul sku) a t originellement tablie.2.Tathgata, terme qui dsigne un individu qui a bien quitt [le monde pour atteindre la transcendance] , est une pithte des buddha.Tome 1.indb 339 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs340niques contemplatives et yogiques o il tait fait usage de concepts similaires dans dautres contextes. La prsence de la mme terminologie dans certaines branches de la litt-raturescolastiqueindienneetdanscertainsstraamena quantitdesavantssoutenirquelesenseignementsles pluslevsduBuddhasetrouvaientdansdetelstextes. Les dbats qui en procdrent fnirent par devenir les plus ardemment disputs de la pense bouddhique tibtaine et sont parmi les plus riches quant au champ des perspectives ouvertes.Lesauteursbouddhistesindiensstaientlongtemps appliqus distinguer les enseignements de la conscience-substrat et de la nature de buddha des diverses doctrines du soi (tmavda) caractrisant la pense brahmanique. Certainspenseursavaientconsidrquelesdoctrinesen questionntaientpasprendreausenslittral,mais procdaientdunestratgiesotriologiquefaonnesur mesure,pourlesbesoinsdeceuxquintaientpasprts apprhender la vise authentique des enseignements du Buddhasurlenon-soi(cncincn).Maisilyeneutaussi pour soutenir que ces doctrines taient prendre littrale-ment, en ajoutant que leur juste rapport avec les discours surla bsolu,etnotammentavecleconceptdevacuit, devaitalorstrecomprisadquatement.Cestcette dernire approche qui tait problmatique, dans la mesure o elle suggrait quune fois la vacuit discerne, il restait encore quelque chose connatre.LetroisimehirarqueKarmapa,RangjungDorj (Karma-paRang-byung-rdo-rje,1284-1339),futlun des personnages dont linfuence fut dterminante sur ces Tome 1.indb 340 29/06/09 18:02Les penses tibtaines341dveloppements. Dans sa pense, comme on le verra dans le texte 3, les notions relatives la puret inne de les-prit jouent un rle central et, extraits de leurs contextes, certainspassagespourraientdonnerpenserquilincli-naitversuneontologiesubstantialistesemblablecelle delidalismesubjectif.Dautrespassagesdeluvre duKarmapa,cependant,montrentclairementquela basefondamentale,tellequillentend,estbienplus diaphanequaucune substancespirituelle .Enefet, quandilsapprocheauplusprsdunecaractrisation directe de celle-ci, il sape rsolument toute tendance la substantialisation :La base causale est lesprit-comme-tel qui est sans commen-cement [].Vide pour ce qui est de lessence, dune nature radieuse,Sans entraves quant ses attributs Elle se manifeste sous toute forme [possible]1.Il expose ailleurs le sens de la base dans les termes, clas-siquesdanslecadredelenseignementMadhyamaka,de ralit incompose, surpassant la pense, ni indique par des afrmations, ni rfute par des ngations2 .Cependant,lepersonnagequelonassocieleplus communment ces spculations ontologiques litigieuses, estuncontemporainplusjeunedutroisimeKarmapa, 1. Karma Rang-byung-rdo-rje, Zab mo nang gi don zhes bya bai gzhung , in Bkabrgyud pai gsung rab pod nyi shu pa : thabs grol, pp. 3-4.2. Karma Rang-byung-rdo-rje, Nges don phyag rgya chen poi smon lam , op. cit., p. 892.Tome 1.indb 341 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs342DlpopaSherabGyeltsen(Dol-po-paShes-rab-rgyal-mtshan, 1292-1361), qui afrme que la vacuit nest pas lanatureintrinsquedelabsolu,lequel,selonlui,nest pasvide,maisplnitude.Ainsinest-ilqu extrinsque-ment vide (gzhan-stong), autrement dit, vide de tout ce qui constitue la ralit relative (cf. texte 4). La pense de Dlpopa fut le point de dpart dune vive controverse et il fut condamn par certains cercles comme adhrent tacite desdoctrinesbrahmaniquesdeltman.Quandlordre dont il tait membre, les Jonangpas, fut supprim pour des raisonspolitiquesparleVeDalaLama,sescritsfurent proscrits, et daucuns ont mme imagin que cette censure tait due son prtendu caractre hrtique.Toutefois, linsistance de Dlpopa sur lide que la bsolu ne devait pas tre conu comme un pur nant, toucha une cordesensiblechezlespenseurstibtains,detellesorte quesesdoctrinesonttsouventreprises,quoiqueavec desamendements,jusqunosjours.Sonuvremettait en lumire les grandes difcults quimplique la concilia-tion des enseignements du troisime cycle (relatifs la prsence de la nature de buddha chez les tres ordinaires) avec ceux du deuxime cycle les stra de la Perfection de Sagesse , insistant sur la vacuit. Lditeur du canon, ButnRinchen-drup(Bu-stonRin-chen-grub,1290-1364),parexemple,soutintfortement,contreDlpopa, quelesenseignementsduBuddhavalablesendernire analysesetrouvaientexclusivementdansle deuxime cycle ,etnondansletroisimecycle.Cedsaccordsur des questions dhermneutique a eu dimportantes ramif-cations philosophiques.Tome 1.indb 342 29/06/09 18:02Les penses tibtaines343CetintrtpourlaluminositetlanaturedeBuddha sobservegalementdansluvredeLongchenRabjam (Klong-chen-rab-byams,1308-1364),leplusgrandtho-ricien de la doctrine nyingmapa de la Grande Perfection . Celanestnullepartplusmanifestequedanslamanire dont il traite la Base (gzhi), fondement de lactualisation du Fruit (bras-bu),quinestautrequelabouddhit. Dans sa conception de la vacuit de labsolu, comme on le verra (cf. texte 5), il rsiste aux positions de Dlpopa, mais ne cherche pas moins viter ce quil considre comme les tendances nihilistes de certains savants tibtains.Tsongkhapa et ses critiquesLe xive sicle fut, sous bien des aspects, lge dor de la philosophie bouddhique tibtaine. ct des personnages quelonvientdvoquer,denombreuxsavants,souvent formsdanslestraditionskadampaetsakyapa,contri-burentchacundesaspectsalorsconnusdelapense bouddhique,cequiengendradevivescontroversesdans laplupartdesdomaines.Lusageserpanditchezles tudiants de passer dun centre lautre, se formant sous divers matres, aiguisant, chemin faisant, leurs talents dans le dbat.LundeceschercheursitinrantsfutJTsongkhapa LozangDrakpa(RjeTsong-kha-paBlo-bzang-grags-pa, 1357-1419).OriginairedelaprovincedAmdodansle lointainNord-Est(lactuelQinghai),ilarrivaauTibet central durant son adolescence pour tudier avec les matres lesplusminentsdedifrentescoles.Sonadhsionaux traditions kadampas sur la voie progressive des bodhisattva Tome 1.indb 343 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs344valut sa postrit lappellation de nouveaux Kadampa (bka-gdamsgsar-ma) ;sontrait,LeGrandlivredela progression vers lveil (Byang-chub lam-rim chen-mo), passe pourlexpressionlaplusaboutiedecetteapproche(cf. texte 17). Lun de ses matres, le Sakyapa Remdawa Zhnu Lodr(Red-mda-baGzhon-nu-blo-gros,1349-1412)lui transmit le got de la philosophie Prsangika-Mdhyamika deCandrakrti.Ilrejetatotalementladoctrinedu vide extrinsque deDlpopa,quilconsidraitcommecarac-tristique des mprises tibtaines lendroit de la doctrine indienne du Yogcra (ou Cittamtra), et, tout en acceptant lautorit du Prsangika-Mdhyamika, il en dveloppa une interprtationpersonnelleetsingulire(cf.texte6),qui, surbiendespoints,ntaitpasprfgurechezRemdawa. Enbref,bienquilpuistdanslatraditionantrieure, Tsongkhapaarticulaunenouvellesynthsedelhritage bouddhiqueindien,insistantsurltudemticuleusedes textes et sur les rquisits de la logique. Aprs quil eut fond sonproprecentremonastiqueGandenen1409,ses successeurs en vinrent peu peu se constituer en un ordre distinct,quiadoptafnalementlenomde Gelukpa et auquel se rattachent les Dala Lama.Tsongkhapa perut clairement que les nombreuses ques-tions disputes du bouddhisme de son temps ne pourraient tre rsolues par le seul recours lautorit scripturaire et il crivit :Un passage de lcriture qui dit simplement que Tel [texte] est de tel [niveau de sens] ne peut pas tablir quil soit [efec-tivement] tel. En efet, puisquil ny a pas en gnral de rela-Tome 1.indb 344 29/06/09 18:02Les penses tibtaines345tioninvariable[entredesassertionsdelaformeconsidreet les niveaux de sens auxquels ils rfrent], la simple proposition : Ce[texte]estdetel[niveaudesens] nesauraitprouver, dans aucun cas donn, sil est de sens interprtable ou dfnitif 1.Lexgteestainsirenvoyauxoprationsdelaraison naturellequandilsagitdefrayersavoietraversdes nigmes afrentes aux contradictions entre textes doctri-naux.LaphilosophiePrsangika-Mdhyamika,notam-ment, prsentait en abondance de telles apories, lgard desquellesTsongkhapaproposadessolutionsnouvelles. IlafrmasurtoutqulaseuleexceptionduPrsangika-Mdhyamika, toutes les traditions de la philosophie boudd-hiqueacceptaienttacitement lide tire de luvre du logicienDigngaetdveloppedanssoncoleselon laquelle la base primaire de notre exprience de la ralit estl tretablientantqueparticulierconcret (rang mtshan gyis grub pa), considr comme une sorte datome logique, dont lexistence serait par principe autonome. Par sacontradictionvidentelgarddeladoctrinecardi-naledubouddhisme,celledelacontingenceradicale(et doncdelhtronomie)detoutechose,ce particulier concret est,auxyeuxdeTsongkhapa,lasourceprinci-pale de nombreuses erreurs des philosophes. Ses thses sur cette question sont ainsi rsumes par le deuxime Dala Lama (Dge-dun rgya-mtsho, 1476-1542)2 :1. Rje Tsong-kha-pa, Drang nges legs bshad snying po, dition de Sarnath, p. 3.2. Dala Bla-ma II Dge-dun-rgya-mtsho, Grub mtha rgya mtshor jug pai gru rdzings. Traduction indite de Marc-Henri Deroche et Ananda Massoubre, sous la direction de M. Kapstein.Tome 1.indb 345 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs346Bien des difrences font que les Prsangika ne sont pas en accord avec les Svtantrika et les Cittamtra, etc.1. Ils difrent par le fait quils nafrment pas lexistence dun tre tabli en tant que particulier concret. Ils difrent par le fait quils ne soutiennent ni le syllogisme autonome, ni laperception2.Ilsdifrentparlefaitquilsconsidrent que lapprhension [des phnomnes comme] rels appar-tient au voile des passions et, quant aux deux non-soi [des personnes et des choses], quils ne font pas la distinction du subtil et du grossier3. Ils difrent par le fait quils consi-drentcommevritabsoluelavritdelacessationet quils afrment que les nobles auditeurs et buddha-pour-soi comprennent le non-soi des phnomnes4. Ils difrent parlefaitquilssoutiennentquetouteslesconsciences destresordinairessontillusionnesetquilsafrment 1. Cf. page 334.2. Si, selon Tsongkhapa, laperception est considre comme un acte mental rfexif auto-sufsant la contrepartie subjective du particulier concret pris comme objet, en fait alors elle devra galement tre tenue pour autonome, dune manire qui nest pas cohrente avec le principe de contingence.3. Notre propension tenir les choses pour relles nest donc pas une erreur cognitive innocente, mais elle est, en un sens, motive. Pour la mme raison, nos tendances trouver de l got (autrement dit, une ralit substantielle) tant dans les personnes, dune part, que dans les choses, dautre part, ne sont pas, en dernire analyse, dues deux oprations distinctes, mais reprsentent les deux faces dune mme rifcation.4.Ilsuitduprincipeprcdentquelathse,courantechezlesauteurs boud dhistestibtains,selonlaquellelenon-soineseraitpasintgralement comprisparlesArhats(cest--dire,ceuxquiontatteintlaralisationen suivant avec les voies des auditeurs et des buddha-pour-soi), ne saurait tre correcte. Ces derniers doivent tre distingus des bodhisattva eu gard leurs mrites et leurs aspirations, qui sont infrieurs, mais non en ce qui concerne leur perception de la contingence radicale des choses.Tome 1.indb 346 29/06/09 18:02Les penses tibtaines347commesourcevalidedeconnaissancelammoire1.Ils difrentparlefaitquilsconsidrentquelaperception mentale et lactivit conceptuelle sont coextensives et quil y a pour les tres ordinaires une ralisation de limperma-nence subtile par perception directe2.Chacun de ces thmes est complexe et tous ont t trs dbattus. Dans le texte donn ci-dessous (cf. texte 6), on dcouvriracertainsaspectsdurejetparTsongkhapade laconscience-substrat,ainsiquelesimplicationsdesa thoriedukarman.Sasolutionduproblmedukarman et de la causalit, selon laquelle lannihilation ou destruc-tion (zhig-pa) dune chose peut fonctionner dans un fux causal au mme titre quun tant, peut apparatre comme un tour de passe-passe dialectique. Cest ainsi, du moins, quesescritiqueslontperueet,endehorsdelordre Gelukpa,elleatuniversellementrejete.Lundeses adversaireslesplusincisifs,leSakyapaGorampaSonam Sengg(Go-rams-paBsod-nams-seng-ge,1429-1489), par exemple, lui objecta quelle entranait la consquence absurde que le karman et ses efets sont [] spars par un intervalle, cest--dire la destruction en tant qutant, toutcommedeuxmontagnessefaisantfacelune 1. Les critres de la connaissance tels quils sont noncs, par exemple, dans le texte 10 ci-dessous ( la clarifcation dun objectif [jusqualors] non compris ) et tels quils sont gnralement reus dans les cercles philosophiques bouddhistes, rendent la connaissance mmorielle douteuse. Pour les Prsangika, cependant, puisque le concept mme de critres de la connaissance implique la position implicite dun objet et dun sujet autonomes, il convient de le rejeter, sauf en tant que simple convention commune. Ds lors, la mmoire, au mme titre que la perception, linfrence ou le tmoignage autoris, peut servir de source de connaissance fable.2. Cf. texte 18 ci-dessous.Tome 1.indb 347 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs348lautre 1. Une bonne partie de lhistoire postrieure de la pense bouddhique au Tibet peut sinterprter comme la poursuite du dbat entre les adversaires et les partisans de Tsongkhapa sur ce point et ceux dont on a donn la liste plus haut (cf. pp.346-347).Dveloppements ultrieursLe chaos politique au Tibet central durant la plus grande partie des xviie et xviiie sicles, suite lvolution des rela-tionsaveclesvoisinsMongolsetMandchous,engendra unchangementdanslagographieculturelleduTibet. TandisqueleTibetcentralavaittjusqualorssans conteste le cur de la vie religieuse, de nouveaux centres dactivitintellectuelleetartistiquemergrentdansles lointaines rgions orientales de lAmdo et du Kham. Dans cette dernire, sous la protection des souverains de Derg (Sde-dge), la fondation de la plus grande maison ddition duTibet,lImprimeriedeDerg,favorisalaccessibilit destextescanoniquesetautres.Danslemmetemps, certainsmonastresgelukpadelAmdodevinrentgale-ment des centres dtude majeurs en tant que tels, notam-ment Kumbum (Sku-bum), prs du lieu de naissance de Tsongkhapa, et Labrang (Bla-brang), fond par Jamyang Zhepa(Jam-dbyangs-bzhad-pa,1648-1721)dansle Sud du Gansu. Souvent, les savants associs ces centres ntaientpastibtains,etilntaitpasrarequilsbnf-cient du soutien de la cour mandchoue, qui considrait le bouddhisme tibtain comme une lingua franca culturelle 1. Cf. texte 7 ci-dessous.Tome 1.indb 348 29/06/09 18:02Les penses tibtaines349lusagedespeuplesdAsiecentrale.Laprminencede lEst cette poque est bien illustre par la vie et luvre dugrandmatreduxviiie sicle,ChangkyaRlpDorj (Lcang-skya Rol-pai-rdo-rje, 1717-1786). Son ascension, souslempereurQianlong(quirgnade 1736 1799), enftlepremierprlatbouddhistedelEmpire,etpar ailleurs le confdent et le biographe du VIIe Dala Lama, KelzangGyatso(Skal-bzang-rgya-mtsho,1708-1757). Comme il est clair la lecture de son uvre, il tait rso-lument partisan de lidal rationaliste de Tsongkhapa dans sarecherchepersonnelledesolutionsauxaporiesdela doctrine bouddhique (cf. texte 18).Lapositiondesordresnon-gelukpataitcomparative-ment plus solide dans le Kham que dans le reste du Tibet, et cest l quau cours du xixe sicle, un mouvement actif, souventqualifd clectique oud universaliste (ris-med)sappliquadsamorcerlefortsectarismequi grevait le bouddhisme tibtain. Les crits encyclopdiques de Jamyang Khyents (Jam-dbyangs-mkhyen-brtse, 1820-1892)etdeJamgnKongtrl(Jam-mgonKong-sprul, 1813-1899) devinrent certains gards le nouveau canon des adhrents de ce mouvement, et le second, en particulier, encouragea fortement un renouveau de la philosophie du vide extrinsque professe par Dlpopa. Lun de leurs disciples, Mipam Namgyel (Mi-pham-rnam-rgyal, 1846-1912), labora un nouveau cursus scolastique mettant lac-cent sur le point de vue doctrinal de lordre Nyingmapa, et sengagea dans des disputations dample porte avec les Gelukpa de son temps (cf. texte 22). Pourtant, comme ses matres,Mipamtaitpersuadquelesordresduboud-Tome 1.indb 349 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs350dhismetibtainavaientdavantageencommunqueles polmistes sectaires ntaient enclins ladmettre.Dans un essai satirique, aprs avoir indiqu quelques-uns des points forts et des faiblesses des quatre ordres majeurs, il conclut :Quandonpenseauxautresfactions,[considronsbien que] parmi les non-bouddhistes et les barbares, avec qui nous navonsencommunnilessignes,nilavtureetquisont [aussi nombreux] que les toiles de la nuit, nous autres, qui ne sommes que bien peu, lexemple des toiles [visibles] de jour,confnonsaucrpusculedelaDoctrine.Tantquilen reste quelque chose, ceux qui se sont engags dans le champ de lEnseignementavecunobjectifcommundevraientcultiver un sentiment de proche parent. Puisque linimiti mutuelle nousconduiraitnotreperte,considrons-nouslesunsles autres comme une mre son enfant, ou comme un mendiant regarde un trsor et appliquons-nous nous en rjouir1.Quoiquelesantagonismessectairessoientdemeurs entiers chez certains Tibtains, lidal de tolrance qui est ici adopt sest largement difus et, de nos jours, il est partag par de nombreux hirarques, dont le XIVe Dala Lama.1. Mi-pham, Gzhan stong khas len seng gei nga ro, Ser-lo dgon-pa (Npal), dition xylographique.Tome 1.indb 350 29/06/09 18:02351Tableau chronologiqueparMallhovKapsloinLa plupart des lments pris en considration ici appar-tiennent lhistoire du bouddhisme tibtain avant 1400.Letableauchronologique,courantde6501400, prsente un aperu du bouddhisme au Tibet durant cette priode. Les paragraphes de conclusion rsument les dve-loppements postrieurs 1400, auxquels il sera galement fait rfrence.650Lestraditionsetlgendestibtainesrapportent, surplusdetrentegnrations,lesoriginesanciennesde ladynastiequiparvintuniferleTibetsousunrgime imprialpendantlergnedeSongtsenGampo(ca. 617-649/50).Lesystmedcrituretibtainestinvent cettepoqueet,selondestraditionslgendairespost-rieures,lebouddhismeestinitialementintroduitpar Tome 1.indb 351 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs352lpousechinoisedelempereur,laprincesseWencheng (dcde en 680).700AutempsdelempereurDsong(morten704), quelquestemplessontprobablementfonds.Cestsous son fls Tri Desuktsen (qui rgna entre 712 et 755/6) que la princesse Jincheng (dcde en 739) promeut la fois la culture et le bouddhisme chinois.750LempereurTriSongdetsen(rgne :755/6-797) adoptelebouddhisme,vraisemblablementen762.En 763,sesarmesprennentlacapitalechinoise,Changan. Iltablitlepremiermonastretibtain,Samy(vers 779) et conquiert Dunhuang, un des centres majeurs du bouddhisme chinois. Le matre Chan chinois Moheyan est invit au Tibet central, o il se trouve impliqu dans un dbataveclephilosophebouddhisteindienKamaIasIa. Loccupation tibtaine de Dunhuang a pour consquence laprservationencelieudenombreuxmanuscritstib-tains, dont la dcouverte au dbut du xxe sicle constitue notre plus riche source de documentation tibtaine pour cette priode.800 Sous les grands successeurs de Tri Songdetsen, Tri Desongtsen (rgne : 804-815) et Relpachen (815-838), le bouddhisme continue de feurir sous la protection royale. Durant le rgne de Lang Darma (838-842), le soutien aux monastres est rduit ou suspendu, et les traditions post-rieuresafrmentquilyeutuneperscutionduboud-dhismequiaboutitlassassinatdeLangDarmaen842 par un moine bouddhiste.850LachutedeladynastieroyaleduTibetcentral sensuit, entranant un vide la tte du pouvoir, qui devait Tome 1.indb 352 29/06/09 18:02Les penses tibtaines353persisterdurantquatresiclesentiers,jusqucequeles Sakyapa, soutenus par les Mongols gouvernant la Chine, mergent en tant que matres suprmes du Tibet la fn du xiiie sicle.950Lerenouveaudubouddhismemonastiqueau Tibetcentralcommenceverslemilieuduxe sicle.la fn du xe et au dbut du xie sicles, le bouddhisme tibtain connatunenouvellepriodededveloppementrapide. Lesseigneurslocauxrivalisentenvuedeladomination etlautoritreligieusenestpasmoinscontestequele pouvoir temporel. partir de la fn du xe sicle, des traduc-teurs et des plerins tibtains entreprennent le voyage en Inde ou au Npal la recherche de matres spirituels, de textes et de savoir sotrique.1000 Ces dveloppements sont particulirement impres-sionnants dans le Tibet occidental, o le grand traducteur RinchenZangpo(958-1055)bnfciedelaprotection des souverains du royaume de Gug. Ladepte rudit Atia (982-1054)yestinvitenseignerpartirde1042.La carriredecesdeuxremarquablesreligieuxbouddhistes marquecequeleshistorienstibtainsontappel la deuxime difusion des enseignements , ou lpoque des nouvelles traductions . En raction contre ces dvelop-pements nouveaux, les traditions religieuses tibtaines plus ancienneslareligionBnetlesNyingmapaou cole ancienne du bouddhisme se rafrment.1050 Les nouveaux apports de bouddhisme indien occa-sionnent la naissance des sectes et coles du bouddhisme tibtain. Parmi les plus saillantes, on trouve les Kadampa, qui procdent de la postrit dAtia, les Sakyapa, qui repr-Tome 1.indb 353 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs354sentent la tradition de la famille Khon Sakya (monastre fond en 1071), et les Kcvupc, qui prservent les ensei-gnements tantriques de Marpa le traducteur (1012-1097).1100-1150LemonastrekadampadeSangpu,fond en 1071 ou 1073, simpose rapidement comme le centre dominant pour ce qui est de ltude de la logique et autres thmes philosophiques. La postrit de Marpa prolifre en une quantit de subdivisions des Kagypa aprs Gampopa (1079-1153),leplusminentdiscipledupoteetsaint Milarepa (1040-1123).1200 En 1204, le savant cachemirien Skyasr arrive au Tibetavecunesuitededisciplesindiensinstruitsetleur visite contribue catalyser un nouvel enthousiasme pour les tudes indiennes. Lun des hritiers de la famille Khn de Sakya, qui devient clbre sous le nom de Sakya Iandila (1182-1251),seconsacreauprogrsdelaconnaissance des traditions intellectuelles indiennes au Tibet.1250En1246,SakyaIandila est invit rendre visite au souverain Mongol, inaugurant ainsi le lien entre Sakya et le pouvoir mongol qui allait dominer le Tibet au sicle suivant. Son neveu, Chgyel Pakpa (1235-1280), devient Prcepteur dtat sous Khoubila Khan. Des membres de sectesnon-sakyapaentretiennentgalementdesrelations avec les seigneurs mongols, comme dans le cas du second hirarque Karmapa, Karma Pakshi (1206-1283) ou de son successeur, Karmapa III Rangjung Dorj (1284-1339).1300Durantlapriodedelhgmoniemongole-sakyapa,lascolastiquebouddhiquetibtainefeurit. Parmilesnombreuxpersonnagesclbresactifsdurant cettepriode,ilfautcompterlephilosophescolastique Tome 1.indb 354 29/06/09 18:02Les penses tibtaines355kadampaChomdenRikrel(1227-1305),Butn,le rdacteurducanonbouddhiquetibtain(1290-1364), Dlpopa, le fondateur de lenseignement controvers du vide extrinsque (1292-1361) et le matre du systme de la Grande Perfection , Longchenpa (1308-1364).1350SouslegouvernementdeTaiSituJangchub Gyeltsen(1302-1364)delordrePakmodrupa,leTibet smancipedurgimemongol-sakyapa.Lescritshisto-riographiques redcouverts par Orgyen Lingpa (1323-ca. 1360) contribuent mythologiser lempire tibtain du viiie sicle.Laphilosophiescolastiquecontinuepros-prer,notammentdanslescentresmonastiqueslisaux traditions intellectuelles de Sakya.1400JTsongkhapa(1357-1419)fondelemonastre deGanden(1409)lEstdeLhasa,quidonnebientt naissance un nouvel ordre bouddhique, dit Gelukpa , quifaitporterlaccentsursacontinuitaveclcole Kadampa,plusancienne.BienqueTsongkhapafttrs admir pour sa vaste rudition et pour son exigence leve ausujetdelapratique,lesrapportsentresesdiscipleset certains reprsentants des autres coles devinrent de plus en plus confictuels. Les xve et xvie sicles seront tmoins dedbatsdoctrinauxintensesentrelesGelukpaetleurs rivaux Sakyapa et Kagypa.DuXVIe siclenosjoursLessordelordreGelukpa concideavecunepriodeprolongedeguerrecivile auTibet.Verslexvie sicle,lespouvoirsmajeursdela province tibtaine centrale du sont allis aux Gelukpa, tandisquelesroisduTsang,lOuest,soutiennentles hirarques des Kagypa et dautres coles. Lun des princi-Tome 1.indb 355 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs356paux hirarques des Gelukpa, Sonam Gyatso (1543-1588), partenmissionauprsdesMongolset,ayantgagnle soutien du chef Altan Khan (1578), reoit le titre mongol deDalaLama( gourouocanique ).tantdonnque ce titre a t accord de manire posthume ses prdces-seurs, il est considr comme le troisime de la ligne. La connexioncreaveclesMongolsstimulelerenouveau delintrtmongolpourladominationsurlesafaires tibtaines et, en 1642, Gushri Khan, de la tribu Khoshot, conquiertlensembleduTibet,tablissantlecinquime Dala Lama (1617-1682) la tte du pays runif.En1717,latribumongoledesDzungarsenvahitle Tibet, provoquant un retour la guerre civile et un surcrot deviolenceinter-sectaire.Lessouverainsmandchousde ladynastieQing(1644-1911)simpliquentdirectement dans les vnements au Tibet, et, durant les annes 1720, ils consolident leur emprise directe sur de larges portions des provinces orientales de lAmdo et du Kham. Au cours desxviiieetxixe sicles,toutefois,cesrgionssimposent comme les nouveaux centres de lnergie crative dans le dveloppement de la pense bouddhique tibtaine.Tome 1.indb 356 29/06/09 18:02Textes tibtainsprsents, traduits et comments par Matthew Kapstein et Stphane ArguillreTome 1.indb 357 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs358Le choix de textes tibtains prsents ici est dispos selon le schma traditionnelde laBase (gzhi),de laVoie (lam)etdu Fruit, ou Rsultat (bras bu).Lapremirecorrespondrait,danslaphilosophieoccidentale, lontologiedisciplinequisappliquedterminercequiexiste efectivement, et quelle est la nature de la ralit elle-mme.Ladeuximesesubdiviseendeuxparties,dontlapremire concerne la logique et la thorie de la connaissance, ou critrio-logie (tshad-ma)entermestraditionnels,tandisquelaseconde concerne la sotriologie du bouddhisme tibtain, telle quelle sex-prime dans les principales approches de la pratique spirituelle.Lasectionfnalerelvedela bouddhologie termeform par analogie avec thologie ou christologie dans lusage occi-dentaletelleconcernelesrecherchesproposdelanaturede ltat de buddha (sangs rgyas) lveil qui est le fruit du chemin bouddhique.Tome 1.indb 358 29/06/09 18:02359I. La BaseIa raIil dans sa naluro ossonlioIIoLa Base (skt. raya, tib. gzhi) est traite assez diversement danslesdifrentescolesdubouddhismeindiendontlaphiloso-phiebouddhiquetibtainedriveinitialement.Pourlesralistes Vaibhsika (tib. bye brag tu smra ba), la ralit consiste en atomes matriels, constituant le monde extrieur, et en instants atomiques de phnomnes mentaux, galement rels, qui composent le courant deconscience.LesSautrntika(tib.mdosdepa)adoptaient unevuesimilaire,maisinterprtaientlemondeextrieurdune manirephnomniste,eninsistantnonsurlaralitdesatomes matriels,maisbienpluttsurlexistencedespropritsrelles forme, couleur, son, etc. et non moins sur leur existence momen-tane. Les tendances anti-ralistes de la pense bouddhique merg-rent de manire saillante dans le Yogcra (tib. rnal byor spyod pa), ou cole de l Esprit Seul (skt. Cittamtra, tib. sems tsam pa), que lon interprte en gnral comme une forme didalisme, niant tout fait la ralit du monde extrieur. Finalement, dans latraditionduMadhyamaka(tib.dbuma),fondeauIIe sicle parNgrjuna,lesthoriesmtaphysiquesavancestantparles Tome 1.indb 359 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs360bouddhistes que par les coles brahmaniques furent soumises une critique sceptique rigoureuse, aboutissant la reconnaissance de la ralit comme essentiellement vide (skt. nya, tib. stong pa), conceptdifciledontlinterprtationdevintlunedesproccupa-tionsmajeuresdelaphilosophiebouddhiqueauTibet.Outreces colesphilosophiquesbouddhistes,lapensetibtaineagalement t inspire par des lments de la pense bouddhique chinoise de mmequeparlsotrismedestantrabouddhiques.Parailleurs, les modes de pense proprement tibtains ont reu une formulation systmatique sous linfuence du bouddhisme en matire dorgani-sation des connaissances.Tome 1.indb 360 29/06/09 18:02Les penses tibtaines3611. De quelle faon les objets existent-ils ? parZhangYsh-dDistinction des vuesZhang Ysh-d (Zhang Ye-shes-sde, IXe sicle) fut lun des traduc-teursclbresdelafndelapriodeimpriale.Outresesabon-dantes contributions au canon bouddhique tibtain, quelques-unes de ses uvres personnelles sont conserves, dont lune, qui porte le titredeDistinctiondesvues(Ltabaikhyadpar),procureune introduction aux traditions majeures de la philosophie bouddhique indienne. Les extraits traduits ici donnent des rsums darguments clbres relatifs ce qui, en dernire analyse, est rel. Comme lune et lautre formes du Madhyamaka voques par Ysh-d afrment quelabsoluvidederalitpeuttretabliaumoyendepreuves positives,ellesensontvenuestreconsidresparlespenseurs tibtainsultrieurscommedesbranchesdelcolephilosophique dela VoieMdianeprsentantdesargumentsprobants (skt.svtantrika-mdhyamika, tib. dbu ma rang rgyud pa), par oppos lcole Prsangika de Candrakrti, favorable la rduc-tion labsurde (cf. texte 2).[De lexistence des objets extrieurs]Les partisans du Petit Vhicule qui afrment lexis-tencedesobjetsextrieurs[posentque]cesobjetsext-Tome 1.indb 361 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs362rieurssontlesquatrelments1ainsiquelaforme, etc., quiensontdesmtamorphoses.Enefet,[disent-ils,]il est vident, de par le critre de la perception directe, quils existent. [] Si la forme, etc., lexemple de la corne de livre2, nexistait pas, et ntait que la conscience elle-mme apparaissant de cette manire, alors, du fait que ces [objets extrieurs]auraienttinexistantsdepuisdestempssans commencement,lillusiondelaformeseraitsansfonde-ment. Il est donc incorrect dafrmer que la conscience se manifeste ainsi par le pouvoir de cette [illusion]. []Toutefois, pour preuve de linexistence des objets, rdui-sons les choses grossires aux atomes ; ces atomes ont des parties spatialement [distinctes] ; mais, puisque cela nest pastabli,ilsnesontquesprit.Cependant,lencontre de cette assertion, [les ralistes objectent que] les instants temporelsdelaconscience,ramensleurspartiesant-rieures et postrieures, ne sont pas [non plus] tablis dans lexistence. Puisquil y a erreur gale [de part et dautre], il serait inadquat [de soutenir] que lesprit existe tandis que les objets nexistent pas. [] Puisque le Seigneur Buddha, enoutre,sestexprimdanslestermesdunedistinction entreproductionconditionneexterneetproduction conditionneinterne,ilestvidentquetantlespritque les objets existent dans labsolu. []Pour ce qui est des partisans de [lexistence de] la seule conscience,[ilssoutiennentque]laformeetlesautres 1. Les quatre lments communs aux civilisations indo-europennes : terre, eau, feu, air.2. La corne de livre est un exemple standard, dans la philosophie indienne, dune impossibilit empirique.Tome 1.indb 362 29/06/09 18:02Les penses tibtaines363objets externes ne sont rien dautre que la conscience elle-mme se manifestant de cette manire, et que les diverses afrmationsdusoietdsignationsdesphnomnesqui sontreuesdanslemondeouenseignesdanslestraits sont des modalits de la conscience, mais quelles ne sont pas des attributs de choses relles. Au cours de temps sans commencement,lesdispositionsimpliquantdesconcep-tions relatives au soi, la forme, etc., et aux phnomnes, quisontprsentesdanslaconscience-substrat,prolif-rent,partirdequoisurgit,danslaconscience-substrat, uneconceptionselonlaquelle ilyaunemanifesta-tion-en-tant-que-soietunemanifestation-en-tant-que-phnomnes , bien qu[en vrit] de tels objets ne soient point.Silondemandait : commentilenestainsi ? , alors [il faudrait rpondre que] les choses qui se manifes-tent comme des touts sont des assemblages de nombreux atomes.Etparcequelesatomessubtilsontsixparties spatialement[distinctes],latomesubtilnestpastabli ; il est par consquent vident quil ny a pas dobjets. Il en va, par exemple, comme de celui dont la vision est dfec-tueuse,quiperoitdeslignesdecheveuxdanslespace, et ainsi de suite. Du reste, est-il dit dans le Stra des dix tapes (Daabhmikastra) : Fils du Vainqueur ! Ces trois mondes ne sont quesprit1 .[Les coles du Madhyamaka]LescritsdumatreNgrjunaetdumatreryadeva expliquent, en gnral, en accord avec ce qui ressort de la 1. Ce passage est rgulirement cit comme caution scripturaire de lidalisme, par exemple chez Vasubandhu, Viatikavrtti, ligne 2.Tome 1.indb 363 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs364Sublimeperfectiondesagesse(Prajpramit),que,parce que les choses se produisent de manire interdpendante, dun point de vue relatif, elles viennent lexistence simple-ment comme des apparitions, tandis quultimement elles sont dnues dtre substantiel, car elles ne sauraient tre produitesniparelles-mmes,nipardautres,niparles deux la fois, ni sans cause. Lun et lautre [systmes du] Madhyamaka se fondent l-dessus.Mais le systme Yogcra-Madhyamaka, pour ce qui est du relatif, saccorde avec les partisans de l Esprit Seul : bien que la conscience connaisse un objet, cet objet tant de la nature de la conscience puisquil y a relation il peuttreconnuparuneconscienceaperceptive ;tandis que,silonsoutenaitlexistencedobjetsdisjoints[dela conscience], alors, comme ceux-ci nauraient pas de rela-tionaveclaconscience,ilnyauraitpasperception[de ceux-ci].Quoiquelaproductionconditionnepuissese manifester extrieurement, il en va comme des choses que lon voit en rve, qui ne sont pas des objets, mais des vues de lesprit lui-mme. Comme le dit le Stra de la descente Lank (Lankvatrastra) :Les formes extrieures nexistent point ;Cest lesprit interne qui se manifeste au-dehors1.Ultimement, lesprit lui aussi est dnu dessence simple ou multiple et par cette preuve il est tabli quil nexiste pas. Comment cela ? Si lobjet lui-mme est de la nature de la conscience, alors ou bien lesprit doit tre multiple, tout comme [du ct de] lobjet il y a diverses choses, ou bien, 1. Lankvatrastra, X. 489.Tome 1.indb 364 29/06/09 18:02Les penses tibtaines365commelesprit,lobjetdoittresansvarit.[]Ainsi, seloncettetraditionduMadhyamaka,lespritaussidoit tre compris comme dnu dun soi. []Pour ce qui est du Sautrntika-Madhyamaka, en accord avec le systme nonc par crya Ngrjuna, on y explique quetouslestantsexternesetinternessontproduitsde manireinterdpendante.Dupointdevuerelatif,parce quils sont issus de causes et conditions, ils nexistent quen tant quapparitions, tandis que dans labsolu, les choses sont exemptesdeproduction,[commeilestdmontr]parla quadruple preuve qui pose quelles ne sont nes ni delles-mmes, ni dautres, ni des deux la fois, ni sans cause. Nonproduitparsoi signifeprcismentnon engendrparsoi-mme.Enefet,silestantstaientns deux-mmes, il faudrait quils soient ns ou bien dun soi dontlaproprevenueltretaitdjacheve,oubien dunsoiquintaitpasencoreadvenu.Si,dunct,ils procdaient de quelque chose qui tait dj venu ltre, il naurait jamais pu se faire quils nexistassent point, et cela mne une rgression linfni. Mais si, dun autre ct, ilsdevaientnatredequelquechosequinestpasencore advenu,alorslacornedulivre,ouleflsdelafemme strile1,pourraientaussivoirlejour !Ainsinesont-ils point ns de soi.Ils ne sont pas davantage ns dun autre, car cela impli-queraitledfautquilyauraitproductiondenimporte quoi partir de nimporte quoi. Ils ne sont pas non plus ns la fois de soi et dun autre, car, dans ce cas, les unes 1. Le fls de la femme strile est le type de la contradiction logique.Tome 1.indb 365 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs366etlesautresdesconsquencesfcheusesmentionnes plushautsadditionneraient.Etilsnesontpasplusns sanscause,parceque,danscecas,ilyauraitlesdfauts suivants :ilsseproduiraientsanscesse,sansdpendrede rien dautre ; tout serait issu de nimporte quoi ; et toutes les entreprises senses seraient vaines.Zhang Ysh-d [Ye-shes-sde], Distinction des vues (Lta bai khyad par), IXe siclela conscience lexistence le monde lesprit la matire la perceptionTome 1.indb 366 29/06/09 18:02Les penses tibtaines3672. Comment distinguer vrit relative et vrit ultime ? parAliaLes Deux VritsLa plupart des systmes de philosophie bouddhique analysent la ralitentermesdedeux vrits (skt.satyadvaya,tib.bden gnyis) :la vritrelative ,ouapparente(skt.samvrlisalya, tib.kunrdzobkyibdenpa)etla vritabsolue ,ouultime (skt.paramrthasatya, tib. don dam bden pa). Cependant, il y a bien des difrends quant la manire de les comprendre. Lune des approches dont linfuence sur cette question a t des plus dtermi-nantes procde du philosophe mdhyamika Candrakrti (VIIe sicle denotrere)etatsoutenuedansleTibetduXIe sicleparle matreindienAtia.LaperspectivedeCandrakrti,tellequelle est interprte ici, nadmet aucune construction dun systme philo-sophiquepositif.Aucontraire,lavacuituniverselledumonde apparentyesttablieensoulignantlesincohrencesetlescons-quences absurdes des autres systmes philosophiques proposs. Cest pourquoi cette approche en est venue tre connue au Tibet comme la Voie Mdiane par rduction labsurde (skt. prsangika-mdhyamika,tib.dbumathalgyurpa).cetgard,cette approchesedistinguedescolesduMadhyamakacatgorises comme favorables aux preuves autonomes (cf. texte 1). Bien que linterprtationcorrectedelaphilosophiedeCandrakrtiaitt dbattue, la plupart des penseurs postrieurs, lexception des parti-Tome 1.indb 367 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs368sans du vide extrinsque (voir texte 4 ci-dessous), saccordrent y voir lexpression ultime de la doctrine bouddhique.[La dfnition des deux vrits]La doctrine enseigne par les buddha repose sur les deux vrits : la vrit mondaine, ou relative, et la vrit ultime. Larelative,sontour,estditetrededeuxespces : errone et adquate. La premire elle-mme est galement double : [les illusions perceptives, qui sont comme le refet de]lalunedansleau,[dunepart,]etlesconceptions des mauvais systmes de pense, [dautre part]. La ralit relativeadquate,cependant,estconsidrecommese rapportant aux phnomnes qui sont sujets la gnration et la corruption, et qui, avant analyse [critique], ont une identit,sont[conceptuellement]satisfaisantsetobjecti-vement efcients.Lultimeseulest un ,tandisquelesformesdela ralitrelativesontsujettesladualit.Car,dansla ralit, qui nest pas tablie en tant que quoi que ce soit, o pourrait-il y avoir dualit, triplicit, etc. ? Par rfexion sur lenseignement verbal, elle peut tre approche [dans lestermesdesinstructionssur]lanon-production,la non-cessation, etc.Du fait de lindifrenciation de lultime, il ny a ni rels (skt. dharma, tib. chos), ni ralit (skt. dharmat, tib. chos nyid). Du point de vue de la vacuit, il ny a rien qui sen distingue si peu que ce soit. Quand elle est ralise sur unmodenon-conceptuel,onparleconventionnellement de voirlavacuit .Cettenon-visionmmeestvision, comme il est dit dans les plus profonds des stra. Il ny a nivisionnivoyant,maisunepaixsanscommencement Tome 1.indb 368 29/06/09 18:02Les penses tibtaines369ni fn : ayant rpudi la substantialit et linsubstantialit, libre des conceptions, libre de vises, ni une demeure, ni unquelquechosequidemeure,sansallenivenue,sans exemple,indicible,nonsujettetrevue,immuable, incompose si ladepte ralise cela, les voiles passionnels et cognitifs auront t abandonns1.[Critique des systmes philosophiques]La perception et linfrence sont toutes deux soutenues par les [logiciens] bouddhistes, mais des personnes superf-cielles afrment sans savoir [de quoi elles parlent] que la vacuit peut tre ralise par lune et lautre . Cela impli-querait que les Trthika et les auditeurs ralisent la ralit, et que ce serait, plus forte raison, le cas des partisans de lEspritseul2.Ilsensuivraitquilsnauraientnullediver-1. Le voile passionnel (skt. klevarana) inclut toutes les dispositions sous-tendant les motions qui nous lient aux schmas mondains ; le voile cogni-tif (skt. jeyvarana) est lincapacit daccder une pleine ralisation du vritable sens des choses.2. Le terme de Trthika , qui, littralement, fait rfrence ceux qui sappli-quent des pratiques religieuses dans des lieux saints situs sur les berges des rivires, en vint tre lexpression indienne standard pour nommer les partisans des autres courants spirituels, et donc, dans ces pages, les non-bouddhistes. Les rvaka ( auditeurs ) sont les adeptes du Petit Vhicule du Bouddhisme et sont considrs comme ne ralisant que partiellement la doctrine bouddhique propos de la ralit : ils comprennent le non-soi des personnes, mais pas le non-soi subtil(oulinsubstantialit)desphnomnesengnral.Les Idalistes, dans la mesure o ils comprennent la ralit en termes desprit et non de vacuit, manquent galement parvenir au fond de lenseignement. Il a toute-fois t contest, dans le Tibet ultrieur, en quel sens raliser , dans ce contexte, sapplique la comprhension philosophique seule, ou aussi bien la compr-hension issue de lintuition contemplative. Certains ont pu poser, en efet, que les rvaka, dans la contemplation, parvenaient la perception des deux aspects du non-soi.Tome 1.indb 369 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs370gence avec le Madhyamaka, et, dans cette mesure, que les systmes philosophiques seraient daccord dans leur appli-cation des critres de la connaissance. Toutefois, puisque, defait,ilnyapasconsensusentrelesdialecticiens,ne faudrait-ilpasquelaralit[mme],laquelleontt appliqus ces critres, soit multiple ?[Lesdoctrinesphilosophiquesrelatives]laperception et linfrence sont superfues. Elles ont t articules par les savants en vue de rfuter les controverses des Trthika. Mais il a t clairement afrm par lrudit matre Bhavya [alias Bhvaviveka] que [la vacuit] nest ralise par voie de cognition ni conceptuelle, ni non-conceptuelle.[La ralisation dans la tradition du Madhyamaka]Par qui la vacuit est-elle donc ralise ?SelonlaprophtieduTathgata,cestNgrjuna quicontemplalaralitdanssavrit.Sondisciplefut Candrakrti1,etcestaumoyendesprceptesquiproc-dentdesalignequelaralitdanssavritpeuttre ralise.Letoutdesquatre-vingt-quatremilleenseigne-ments de la doctrine qui ont t proclams se confond en cetteralit2.Grcelaralisationdelavacuit,lonse librera tel est le sens de la mditation suprieure.Si lon mdite sur la vacuit mais que lon rejette la ralit relativeadquate,onsabuselendroitdesviesfutures, des causes et des efets, de la vertu et du vice, toutes choses 1. Disciple au sens de : celui qui suit un systme de pense, mais non, dans ce cas, au sens de disciple direct.2. 84 000 est le dnombrement traditionnel des enseignements du Buddha, que lon mentionne dans lcriture.Tome 1.indb 370 29/06/09 18:02Les penses tibtaines371qui relvent du relatif. Se fondant sur une maigre tude, ne comprenant point le sens de la vacuit, le vulgaire ne [se conduit pas de manire] mritoire et, par l, il se perd. Unemauvaisevuedelavacuitestruineusepourcelui dont faible est le discernement. Cest pourquoi le matre Candrakrti afrme :La vrit relative est le moyen,La vrit absolue est ce quoi aboutit ce moyen.Quiconqueneconnatpasladistinctiondecesdeux [choses],Tombera,enraisondesesvuesperverses,dansles mauvaises destines1.Ainsi,sansprendreappuisurlesconventions,lon neraliserapaslabsolu.Enefet,celuiquiestinstruit reconnatra quil ne peut accder ltage suprieur de la demeure de lAuthentique sans gravir lescalier de la ralit relative adquate.Pour ce qui est du relatif tel quil apparat sil est examin rationnellement,lonnatteintaucuneconclusionferme sonendroit,etcestprcismentcette non-atteinte qui est labsolu, la ralit qui demeure originellement. Le relatif est tabli exactement tel quil apparat, pour autant quil est produit de causes et conditions. Sil ne pouvait pas tre tabli de cette manire, comment les lunes deau2, etc., pourraient-elles venir au jour ? Ainsi, cest du fait quelles sontproduitesparunediversitdecausesetconditions quetouteslesapparencessonttablies.Silefuxdeces 1. Madhyamakvatra, VI. 80.2. La lune refte dans leau est lexemple habituel dune chose qui, pour tre fantasmagorique, nen apparat pas moins selon un procs causal rgl.Tome 1.indb 371 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs372conditionssinterrompt,[cesapparences]nesemanifes-tent pas, ft-ce [dun point de vue] relatif.Atia, Les deux vrits (Bden gnyis la jug pa), xie siclela vrit la pense la dmonstration laconnaissance la perception le jugementTome 1.indb 372 29/06/09 18:02Les penses tibtaines3733. La dualit signale lignorance par Rangjung DorjDe la nature de buddhaLetroisimekarmapa,RangjungDorj(1284-1339),futlun desprincipauxresponsablesdelasystmatisation,danslatradi-tion kagypa,delenseignementdelaMahmudr( Grand Sceau )relatiflaralisationdelabsolu.Ilentrepritdhar-moniserrigoureusementcetenseignementavecladoctrine mahynique indienne de la nature de buddha , ou matrice du Tathgata (tathgatagarbha), que certains textes canoniques prsentaient comme coextensive au courant de conscience des tres. Seloncestextes,decefait,lespropritsdeltatdebuddhasont prsentesdemanirelatenteennous,detellesortequelveilen estlactualisation,etnonuneproductionnouvelle.Lamanire dont Rangjung Dorj traita cette doctrine savre avoir exerc une grande infuence ; durant les gnrations suivantes, elle trouva son expressionlaplusextrmedanslathsedeDlpopasurle vide extrinsque (gzhan-stong, texte 4). Toutefois, son insistance sur la dcouverte de lveil du buddha au sein mme de notre fonc-tionnement cognitif ordinaire (tha mal gyi shes pa) confre une coloration particulire sa pense.Quoique sans commencement, il a une fn,Carleprincipevritable,quiestnaturellementpuret ternel,Tome 1.indb 373 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs374Est inaperu du fait quil est voil par une clture sans commencement,Et,decefait,ildemeureteluneimagedorquelon aurait recouverte1.Danscepassage,cequiestappel sanscommence-ment estsansantcdentcausal.Celaneveutpasdire quil se droule comme quelque chose qui durerait depuis unautre[pointdu]temps[constitu]dinstants[succes-sifs].Quoiquecettestratelmentairenesoitpointun agent, on la dnomme partir des caractristiques singu-lires qui la dfnissent.Il est enseign que les principes de ltre, sasra et nirvna, semanifestentsousformeduelledanscequiestappel le niveau des dispositions de lignorance . Ici, les causes productricessontlesimpulsionsdesvolitionsinauthen-tiquesetdelaralisationauthentique,respectivement. Laconditioncausaleestprsente[entantque]substrat universel ; la demeure [en] est la matrice des Vainqueurs2.La conceptualisation fourvoye nen demeure pas moins dans la puret de lesprit. Cette puret mme est prsente [ds] maintenant, mais en dpit du fait quelle est donne, parce quelle nest point perue par les conceptualisations delignorance,ilya[laconditionquenousappelons] sasra. Quand cela est t , le nirvna ! Cest cela qui a le sens dune fn. Les commencements et les fns, du reste, sont tributaires de nos conceptualisations.1.AttribuparJamgnKongtrlauMahynbhidharmastra,qui,par ailleurs, est perdu, et cit dans le Ratnagotravibhgastravtti dAsanga, d. Johnston, p. 37.2. Vainqueur est une pithte de Buddha.Tome 1.indb 374 29/06/09 18:02Les penses tibtaines375Lesvolitions,demmequelnergievitale,crentdes actes et des passions, du fait desquels les agrgats, les bases et les domaines1 se dploient, rvlant ainsi tous les prin-cipes de lapparence duelle. Ceux qui acceptent ou rejettent sont par l plongs dans la confusion. quoi aboutissent-ils en rejetant ce qui, en fait, est auto-manifestation ? Cette apprhension duelle nest-elle pas pure tromperie ?Bienquecetteconnaissance[ducaractreerronde lapprhensiondualiste]soitappeleun antidote ,la ralisation non-duelle ne constitue pas une vrit suppl-mentaire. Puisque cest le non-conceptuel qui est la rali-sation, comprendre la vacuit au moyen de lanalyse de la forme [qui la rduit ] ses parties, et ainsi de suite, cest se tromper soi-mme, nest-ce pas ?Etpourtant,cette[vritdelaralisationnon-duelle] atenseigneafndemettreuntermelaquteavide dune vrit. Pour le Sage, cependant, toute chose, ntant ni vraie ni fausse, est considre comme semblable une lune deau.En fait, ce que lon appelle tendue de la Ralit ou matrice des Buddhas victorieux nest rien dautre que la cognition ordinaire. Les Saints ne lamliorent point, les 1.DanslAbhidharma(la mta-doctrine )dubouddhismeancien,telles sont les catgories principales dans lesquelles les lments de la ralit sont classs : les cinq agrgats (skt. skandha, tib. phung-po) constituant lindividu (forme, sensation, perception, volitions et autres facteurs , et conscience) ; les douze domaines (skt. yatana, tib. skye-mched), comportant six paires, chacune faite dun type dobjet sensible et de lorgane qui le peroit (le mental et les objets mentaux tant compts comme un sixime sens) ; et les dix-huit bases (skt. dhtu, tib. khams), semblables aux prcdentes, mais o chaque sensestanalysselonlatriadedelobjet,delorganeetdelaconscience sensorielle.Tome 1.indb 375 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs376tres ordinaires ne la dgradent pas. Bien que lon en parle aumoyendenombreusesdsignations,sasignifcation vritable nest point comprise en discourant son propos. [Les critures enseignent que] dans son jeu incessant, il y a soixante-quatre qualits mais ce nest quune estimation grossire, car [dans chacune des soixante-quatre], il est dit quil y en a encore dix millions !Rangjung Dorj [Karma-pa III Rang-byung rdo-rje], De la nature de buddha (Zab mo nang gi don zhes bya bai gzhung), xive siclela connaissance la vrit lerreurTome 1.indb 376 29/06/09 18:02Les penses tibtaines3774. La vision authentique parDoIpopaShorabGyoIlsonLumire sur les deux vritsLalignedepenseillustreparluvredeRangjungDorja tpoussejusqusesplusultimesconsquencesparDlpopa SherabGyeltsen(1292-1361),quidfenditlideselonlaquelle lavacuitdoitseprendreenunsensentirementdifrentselon quilsagitdelavritabsolueourelative.PourDlpopa,lab-solu, identif la matrice de Buddha grce laquelle tous les tres sontpotentiellementveills,nepeutenaucuncastreconsidr commeunpurvide.Ilafrmedoncquelesdeuxvritsdoivent treconsidrescommetoutfaitdistinctes,tantcaractrises lune par la vacuit intrinsque (rang stong), et lautre par la vacuit extrinsque (gzhan stong), la premire tant lobjet de la conscience mondaine (skt. vijna, tib. rnam shes), tandis que la seconde lest de la gnose transcendante (skt. jna, tib. ye shes).La caractristique par laquelle se dfnit la vrit relative est dtre un objet de conscience qui, dans sa nature fonda-mentale, est en lui-mme vide dtre vritable, tandis que lacaractristiqueparlaquellesedfnitlavritabsolue est dtre lobjet dune gnose sublime et authentique, qui, Tome 1.indb 377 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs378danssanaturefondamentale,nestpasensoividedtre vritable. Comme il est dit dans Les Deux vrits : Le relatif et labsolu sont les deux vrits quenseigna le Sage :Celamme,telquilapparat,estlerelatif,cependant que lautre en est loppos1. Tel quil apparat , cest ce qui apparat la conscience. Lautre est ce qui napparat pas la conscience, mais la gnose ; autrement dit, loppos est labsolu.Parcequelerelatifnexistepasefectivement,ilest intrinsquementvideetapparatlaconscience,non lagnose.Parcequelabsoluexisteefectivement,ilnest pas intrinsquement vide, mais extrinsquement vide et il apparat la gnose, mais aucunement la conscience. []LetextefondamentaldelOrnementdesStrasdu Mahyna lafrme : Pourlestrespurils,quiontmasqulauthentique, cest linauthentique qui apparat de toute part.Le bodhisattva limine ce [voilement], de telle sorte que cest lauthentique qui lui apparat de toute part.Ce qui nexiste pas efectivement et ce qui existe efectivementSont [alors] dits [respectivement] ne pas se manifester et se manifester.Telle est la transmutation de la base,Telle est la libert, o tous les dsirs sont satisfaits 2.Ainsi, pour les tres purils, selon leurs propres disposi-tions,seulesdescaractristiquesinauthentiquessemani-festent,maispaslainsitauthentique,tandisque,dela 1. Jnagarbha, Satyadvayavibhanga, stance 3.2. Mahynastrlakrastra, XIX, 53-54.Tome 1.indb 378 29/06/09 18:02Les penses tibtaines379mme manire, pour les bodhisattvas, selon les dispositions quileursontpropres,seulsemanifestelauthentique,et non ce qui est inauthentique. Cest ainsi que, quand des attributs qui nexistent pas efectivement ne se manifestent plusetquandapparatlainsitquiexisteefectivement, on doit y reconnatre la transmutation de la Base. Et cestencesensqueces[tats]sont[voqusrespective-mententermesde]non-manifestationetdemanifesta-tion. Sil en tait autrement, cela impliquerait que les tres purilsauraientatteintlatransmutationdela Base , tandisquelestressublimesnelauraientpointatteinte. En ce sens, selon lIntroduction au Madhyamaka du matre Candrakrti :Lobjet de la vision authentique est labsolu,Tandisquelavisionillusionneestditetrelaralit relative.Dlpopa Sherab Gyeltsen, Lumire sur les deux vrits (Bden gnyis gsal bai nyi ma), xive siclela ralit la vrit la connaissanceTome 1.indb 379 29/06/09 18:02Tome 1.indb 380 29/06/09 18:02Les penses tibtaines3815. Comment se manifeste lessence de lesprit ? par Iongchon RabjamLe Fond selon la Grande PerfectionLongchenRabjam(1308-1364)estconsidrcommeleplus grand penseur du systme contemplatif de la Grande Perfection (rdzogs-chen) chez les Nyingmapa, lgard duquel il fut inspir parsonmatreKumrarja(1266-1343)etquilprsentaen accordaveclesprincipauxaxesdelapenseduMahyna.Les critsdeLongchenpamanifestentuncroisementdapportsetun mlange des genres dune prodigieuse richesse toutes les rubriques delalittraturebouddhiqueindienneettibtainesontconvo-quesdanssesuvresetilsemeutlibrementparmilesallgo-ries,lesargumentsphilosophiquesrigoureux,lhistoire,laposie didactique, etc. La tradition nyingmapa le regarde avec une telle unanimitcommeincarnantsonenseignementquellelappelle le second Samantabhadra ,enfaisantrfrenceau Buddha Primordial delamythologiequiluiestpropre.Dansletexte ci-dessous,onremarquerasarsolutiondefrayerunevoie mi-chemin des tendances nihilistes quil attribue certains parti-sansdeladoctrineMadhyamakasurlavacuitetdesinconv-nients du substantialisme qui a pu paratre impliqu par les tho-ries concernant la nature absolue de lesprit. Des passages du mme texte, qui rsument ses vues sur la Voie et le Rsultat, sont prsents plus loin (textes 16 et 20 ci-dessous).Tome 1.indb 381 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs382[Le sens de la Base]Cettegnoselumineuse,prsenteennouslors[mme] que nous sommes des tres sensibles, est la Base. Ces quatre[termesquesont]lesprovisions,lapplication,la vision et la culture1, dans ltape [o lon est] un bodhi-sattva, est la Voie. La culmination des attributs veills telsquelespouvoirs, etc.,aumoment[olonatteint ltat de] Tathgata est le Fruit. Davantage, parce que cest la nature lumineuse de lesprit des tres sensibles qui est lainsit souille, elle est appele la base vertueuse du rel,lamatricedesTathgataetlanaturelumineusede lesprit.Ici,toutdabord,ilconvientdexpliquerlesensdela Base :laralitprimordialementlumineuse,quiest inconditionneetspontanmentprsente,nest,dansla perspective de la vacuit, nullement tablie ni comme un tant, ni comme une caractristique, et ds lors, elle nest nullement divise en sasra, nirvna, etc. ; elle est donc libredetouslesextrmesdelaprolifrationdiscursive, do sa ressemblance avec lespace. Du point de vue de sa transparence,tantprimordialementdotedelanature delastructureincorporante(skt.kya,tib.sku)etdela gnose, il y a prsence spontane et luminosit, lexemple desman!aladusoleiletdelalune.Cesdeux[choses, prsencespontaneetluminosit,]demeurentprimor-dialement en tant que la ralit exempte de composition 1.Ladoctrinebouddhiqueconsidretraditionnellementquelechemin qui aboutit la bouddhit se subdivise en cinq phases principales, dont la cinquime est latteinte de lveil mme. Les quatre qui sont mentionnes ici sont celles que cultive le bodhisattva avant cette culmination.Tome 1.indb 382 29/06/09 18:02Les penses tibtaines383et de division. [] Ainsi, la gnose de luminosit est-elle tablie de manire certaine par la vue afrente la base primordiale.De nos jours, la plupart tant des prcepteurs spirituels que des ermites font de la Base une vacuit sche, un nant,etcelaneconcordepasaveclidedusensdela matrice. En cultivant sur le plan de lexprience une base quineseraitriendutout,le Fruit delillumination en tant que buddha, avec ses attributs veills, ne viendra pas au jour, car la base, la Voie et le Fruit auront t confondus. En efet, le buddha veill, inconditionn et pourvu des attributs veills spontanment prsents est unemanifestationdursultatdunesparation1.Ence sens, [ces savants et ermites] semblent se conformer la vue du sommet de lexistence mondaine2.Ici,bienplutt,cestlaluminositinconditionne etspontanmentprsentequiestconsidrecommela Base. Eu gard la structure inhrente dune telle base, cest parce quon ne la reconnat pas pour ce quelle est que seproduitlignorance.Dslors,ayantconstruitlesujet prhensileetlobjetprhensible,onerreparmilestrois mondes.[]Etcetteinconnaissancedumodedtre, dureste,estlignorancefondamentale.Depuislastruc-ture inhrente de cette base, ou semence, ou fondement, qui engendre lerreur premire, le surgissement de lacti-1.Selonlaphilosophiedelanaturedebuddha,puisquelabouddhitest en fait la condition naturelle sous-jacente des tres sensibles, sa ralisation se produit lorsque les facteurs qui la voilaient sont ts, autrement dit, que lon sen est spar .2. La cosmologie bouddhique traditionnelle caractrise la condition mondaine la plus releve comme une absorption dans une extase exempte de contenu.Tome 1.indb 383 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs384vit conceptuelle qui apprhende de manire dualiste est lignorancefctionnante.Decesdeux[ignorances]sont issues les multiples apparences, et en particulier, pour les plus mauvais des tres sensibles, les enfers, pour [ceux qui sont] moyens, le [monde] humain et, pour les meilleurs, le[monde]divin.Aprsquoi,dufaitdespotentialits implantesdanslesubstratuniverselsouslaformede dispositionsvaries,commedestourbillonsbrassantles hauts et bas du sasra, chaque individu prouve plaisirs et peines auto-manifestes. [] De cette manire, traver-sant de part en part les trois mondes, la matrice du sugata demeure, infuse en tous les tres sensibles sans quelle sen trouve dgrade. [][Distinguer lesprit de lessence-de-lesprit]Il y a des sots qui se croient aviss quand ils disent quil nestpastabliquelespritetlesafectionsdelesprit soient obscurcis, parce que lon nen dveloppe pas moins lesprit dveil et parce que lessence de lesprit est la base lumineuse lmentaire. Cest pourquoi [ils afrment que] lespritsansactivitconceptuelleestlaconcentration mditative conjointe lveil. Mais cest l une expression de leur incapacit de saisir lIde desstra et destantra. Enefet,laculturedelespritdveil,danslescircons-tancesdusasra,nest-ellepasconceptuelleeugard aux engagements et aux interdits ? Et si elle lest, alors, en dernire analyse, il faudra la rcuser. Mais si lon se rfre lessence-de-lesprit,alors,puisquelleestsansobjetni agent de culture, elle ne saurait tre tablie, et dans cette mesure [leur position] est incorrecte.Tome 1.indb 384 29/06/09 18:02Les penses tibtaines385Ilapparatque[danslathsequelonvientdecriti-quer]lespritetlessence-de-lespritnontpastsitus sur leurs plans respectifs. Lesprit est, dans les courants de conscience des trois mondes, ce qui apprhende les carac-tristiqueserronesprojetesparleursconceptionset investigations, avec [tous] leurs aspects, et qui comporte le substrat universel et les huit domaines [de conscience]. [] Lessence-de-lesprit, en revanche, est la matrice du sugata, la gnose de luminosit. Quand lesprit sarrte et ne fonctionneplus,lessence-de-lesprit,connaissanceprin-cipielle de luminosit, se manifeste en tant que prsence auto-manifeste.Longchen Rabjam, Le Fond selon la Grande Perfection (titre tibtain), xive siclela connaissance lesprit la penseTome 1.indb 385 29/06/09 18:02Tome 1.indb 386 29/06/09 18:02Les penses tibtaines3876. Il nexiste pas de substrat universel par I Tsonkhapa ol GyoIlsab-IContre la conscience-substratLeconceptde conscience-substrat (layavijna)avaitt avanc dans la philosophie idaliste bouddhique indienne afn de donner une explication de la continuit du karman la causalit quiconnectelesactesleursrsultatsenfonctiondeleurvaleur moraledunevielasuivante,enlabsencedusoisubstantiel (tman) suppos par la pense brahmanique. Quoique la plupart despenseurstibtains,souscrivantauMadhyamaka,saccor-dassentpenserquececonceptnepouvaittrereucommeune ralit au sens absolu du terme, nombreux furent ceux (y compris les auteurs que nous venons de voir dans les textes 3-5) qui taient dispossladmettreconventionnellement,cest--direenralit de surface. Parmi les innovations associes linterprtation de la philosophie Prsangika-Mdhyamika (cf. pp. 345-347 ci-dessus) parTsongkhapa(1357-1419),ilfautcomptersonrejetdela thoriedelaconscience-substrat,mmeausensconventionnel. Commeonleverraplusloin(texte7),cettepositionsuscitaune vive controverse. Dans le prsent extrait, ses arguments sont agencs selon le rsum quen a donn son disciple proche Gyeltsab Darma Rinchen (Rgyal-tshab Dar-ma rin-chen, 1364-1432).Tome 1.indb 387 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs388Quantnotrengationdusubstratuniversel,[voici] lobjection [de ladversaire] et [notre] rponse.Sur le premier point : il y en a eu pour soutenir que, si lesactesvertueuxouvicieuxdevaientperdurerjusqu maturationdursultat,alorsilsdevraienttreperma-nents, de telle sorte que [ceux qui afrmaient cela] tombe-raient dans lextrme de lternalisme. Mais si, dun autre ct, lacte accompli sanantissait au deuxime instant, alors, puisque ce qui est aboli ne saurait tre un tant, il ne pourrait pas produire le rsultat mri ; do il sensui-vrait que les actes accomplis svanouiraient sans [laisser de] trace.Notre rponse : il y en a qui contredisent cette objection en disant que mme si lacte est aboli, il y a une base pour la venue au jour progressive du potentiel de cet acte, qui est, selon eux, le substrat universel ; dautres afrment que cestlecourantininterrompudelaconsciencementale. Certains rpondent aussi en afrmant que quoique lacte soitaboli,l obtention delactesubsiste,tandisquil yenadautresquiposentquilyaunautreprincipe, quils appellent le non-puisement , qui est comme le sceau tmoignant dune dette1. Notre propre rponse est que, mme sans souscrire [ aucune de] ces quatre [tho-ries], commencer par [celle du] substrat universel, il ny a nulle raison que lacte accompli disparaisse sans [laisser 1. Les coles Vaibhsika et Sautrntika avaient pos les principes divers de l obtention et du non-puisement respectivement, afn dexpliquer le lien entre un acte moral et son rsultat karmique. Le problme, pris abstraite-ment, ressemble celui de l action distance dans lhistoire de la physique occidentale.Tome 1.indb 388 29/06/09 18:02Les penses tibtaines389de] trace. Car, mme sans professer [aucune de] ces [tho-ries], il ny a point de contradiction implique dans laf-frmation selon laquelle cest lacte aboli qui engendre un rsultat.Si[ladversaireragiten]disant : Celanestpas dmontr !Cequiestananti,enefet,nepeuttreun tant ! , alors [nous rpondrons que] lassertion nest pas prouve,car,bienquelabolinepuissetreuntantsi lonafrme[laralitdu]particulierconcret1,comme nousnafrmonspasmmeleparticulierconcreten termesconventionnels,lesactesabolisounon-abolis sont quivalents pour ce qui est dtre ou de ne pas tre des tants.Parmi ceux qui professent le particulier concret, il nen est aucun qui professe que laboli soit un tant. La raison en est quils posent quest un tant ce qui est mme de se produire comme un objet autonome de lintellect, sans considrer aucun autre principe [sy] opposant. Toutefois, sagissant de lacte aboli, il est considr quil ny a nulle chosequivienneaujourdunemanireautonome, [puisquil est pos] seulement par opposition cet acte qui dabord a t aboli et sest prsent comme un objet pour lintellect.Pourceuxquineprofessentpasleparticulierconcret, cependant,ilestexcessivementaisdtablirquelaboli est un tant : il est impliqu que lacte aboli [dune part] 1. En dautres termes, si lon suppose que les particuliers concrets qui sont produits et disparaissent sont rels, alors leur production et leur disparition ne peuvent pas tre tenues pour des tants distincts, mais seulement pour des modes de ces particuliers eux-mmes.Tome 1.indb 389 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs390et lacte non aboli dautre part reviennent au mme pour ce qui est dtre ou de ntre pas des tants. Et pourquoi cela ?Parceque,mmedanslecasdelactenonaboli,il ny a ni classe dinclusion ni classe dexclusion en rapport avec une causalit qui serait tablie par lobjet en et par soi, et les classes dinclusion et dexclusion, qui sont purement etsimplementposesparconvention,sontaussibien prsentesdans[lecasde]laboli.[Silonnousobjectait que] Cela nest pas dmontr, car laboli, qui nest quun tant [pos] par opposition, est impropre tre une cause dontdcouleraitquoiquecesoit ,[nousrpondrions alors que,] dans ce cas, lacte ne serait pas davantage cause [pour la mme raison], puisque, aprs avoir t accompli, il ne saurait produire nul rsultat. []Enoutre,silabolinestpastenupouruntant,cela contrediralatransmissionscripturairequiditque du faitdelaconditiondenaissance,[ilya]vieillissement etmort ,puisque,[danscepassage,]lanaissanceest ditetrelaconditiondelamort.[]Cestpourquoi, puisquelanaissancenestpointtablieentermesdes-sence substantielle, laboli nexiste pas davantage en termes dessence substantielle. En ce sens, puisque laboli et lina-bolinominalementpossreviennentaummeentant qutants, alors, sans mme que lon [ait ] poser le subs-trat universel, etc., cest laboli qui engendre le rsultat, et cest ainsi que des actes achevs ne sont pas [pour autant] puiss [quant leur fcondit causale]. Et cest en pensant cela que le matre [Ngrjuna] a dit : Puisquelesactessontsansnaissance,etcetgard, sans essence substantielle,Tome 1.indb 390 29/06/09 18:02Les penses tibtaines391Cesactessontdoncnon-advenusetcestpourcette raison quils ne sont pas puiss1.Gyetltsab-J [Rgyal-tshab-rje Dar-ma-rin-chen], Contre la conscience-substrat (Dbu mai lta khrid phyogs bsdebs), xive-xve sicles la morale laction la ralit la vertu1.Mlamadhyamakakrik, XVII 21.Tome 1.indb 391 29/06/09 18:02Tome 1.indb 392 29/06/09 18:02Les penses tibtaines3937. Rfutation de quelques erreurs courantes par Gorampa Sonam SonggContre la destruction en tant qutant Parmitousceuxquitrouvrentobjecterauxarguments deTsongkhapa,lundesplusincisifsfutlephilosophesakyapa Gorampa Sonam Sengg (Go-rams-pa Bsod-nams seng-ge, 1429-1489), auteur prolifque dont les crits portent sur la plupart des domaines de la pense bouddhique. Dans luvre dont le passage est tir, il dfend lide selon laquelle Dlpopa (texte 4) aurait err par ladoptiondunepositionimpliquantlesdfautsdelternalisme, tandisqueTsongkhapa(texte6)tendraitverslextrmeoppos, celuidunihilisme,parngationdelacontexturecohrentedela vritconventionnelle,ourelative.PourGorampa,levritable enseignement du Madhyamaka doit tre cherch prcisment dans cequiestexemptdecesextrmes.Sesvuesonttabondamment critiquesparlesGelukpa,postritdeTsongkhapa ;maiselles sontrestesenvigueurchezlesSakyapaetchezdautresjusqu nos jours. On trouvera ici sa critique de cette innovation thorique deTsongkhapa,quenousvenonsdevoir :lexplicationdumca-nisme du karman au moyen de la destruction, ou aboli, en tant qutant (zhig pa dngos po ba).Demandons ceux qui sadonnent cet trange systme philosophiquesicestdupointdevuedelaraisonou Tome 1.indb 393 29/06/09 18:02Philosophies dailleurs394bienseulementconventionnellementquilsprofessent cetteproductiondela destructionentantqutant par lacte, puis la production du Fruit partir de cette destruction .La simple comprhension du sens de la premire hypo-thse ne nous laisse rien ajouter1.Maisdanslasecondehypothse,ilsensuivraitfatale-ment que lacte et son fruit seraient conventionnellement distincts.Enefet,conventionnellement,la destruction en tant qutant sinterposerait entre eux deux. Il en irait commedesdeuxversantsdunevallecoupeparune rivire.Sivous2acceptezcetteconsquence,ilsensuivra fatalementquelagraine[antrieure]delarbreetson tronc[postrieur]serontdistinctsconventionnellement. Sivousprofessezcettethsegalement,rappelez-vousle passage : Pourquoi, dans le monde, en plantant simple-ment une graine 3, expliqu dans le commentaire qui donnecommepreuvedelinexistenceduneproduction parunautre4,[mme]conventionnellement,lefaitque, conventionnellement,lagraine[antrieure]delarbre, 1. Cest--dire quil sagirait alors dune forme de p