pia petersen le chien de don quichotte - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf ·...

21
PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE VENDREDI 13

Upload: others

Post on 10-Sep-2019

3 views

Category:

Documents


1 download

TRANSCRIPT

Page 1: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait

PIA PETERSENLE CHIEN DE DON QUICHOTTE

VENDREDI 13

Page 2: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait

VENDREDI 13

Page 3: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait

Dans la même collection

Pierre Bordage, L’arcane sans nomJean-Bernard Pouy, Samedi 14

Michel Quint, Close-up Brigitte Aubert, Freaky Fridays

Olivier Maulin, Le dernier contrat Pierre Pelot, Givre noir

À paraître

Jean-Marie Laclavetine, Paris mutuelsScott Philipps, Nocturne le vendredi

Patrick Chamoiseau, MiraclesAlain Mabanckou, Tais-toi et meurs

Pierre Hanot, Tout du tatou Mercedes Deambrosis, Le dernier des treize

www.editionslabranche.com/vendredi13

Page 4: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait

Une collection dirigée par Patrick Raynal

Page 5: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait
Page 6: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait

PIA PETERSENLE CHIEN DE DON QUICHOTTE

ROMAN

Page 7: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait

À Martin Israelsen

Page 8: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait

Le chien de Don Quichotte

7

Il songea qu’il devait rentrer, il était tard et il n’y avait plus personne dans le bar, personne à part lui et un prêtre qui tenait à peine sur ses jambes et un barman au teint blafard. Il regarda le miroir derrière le comptoir dans lequel se reflétait la salle. Le bistrot était sinistre. Hugo était accoudé au comptoir à côté de l’homme d’église qui se saoulait au whisky et qui observait son verre vide. Il marmonnait que depuis le temps qu’il fréquentait Dieu, celui-ci aurait pu le lui remplir, il en avait le pouvoir, enfin, s’il existait il en avait le pou-voir et c’était sûrement la raison pour laquelle les gens croyaient en lui. Les gens le prenaient pour un magi-cien. Tu te rends compte ? Il suffirait qu’il remplisse ce verre et ce serait la preuve de l’existence de Dieu. Il m’emmerde, enchaîna le prêtre. À côté du verre, un livre épais. Le prêtre posa sa main sur son verre et le poussa en direction du barman qui le remplit à ras bord. Le prêtre n’attendit pas, il le but d’un trait et en réclama un autre puis il regarda Hugo et lui demanda s’il voulait se confesser. Ça fait du bien la confession. Une vraie douche intérieure, un coup de propreté, rien que ça. Hugo le remercia mais non, il n’avait rien à dire.

Page 9: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait

Vendredi 13

8

Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait pas effrayer les gens. Le jour où sa mère avait appris comment il gagnait sa vie, elle avait eu peur. Il n’oublierait jamais son visage affolé quand elle vit les pistolets et le couteau sur la commode de sa chambre. Le barman remplit à nouveau le verre du prêtre qui continuait à marmotter. Tout le monde a quelque chose à confesser. Des saloperies. Les gens sont mauvais. À l’image de Dieu. L’être humain est une espèce ratée. Le prêtre buta sur le mot raté et dut se répéter plu-sieurs fois. Hugo l’écoutait poliment. Le prêtre ne le dérangeait pas et de toute façon il n’avait rien d’autre à faire, il avait réglé un problème délicat et il buvait un verre parce qu’il ne voulait pas rentrer chez lui, c’était bientôt son anniversaire et ça lui faisait drôle. En des-cendant de sa chaise pour gagner la sortie, le prêtre s’agrippa à son épaule. Pour toi, dit-il en lui filant le livre sur le comptoir. Cadeau. Il empestait l’alcool. Lis ça. C’est pas mal. Il avala son dernier verre et chan-cela en se dirigeant vers la porte et quand il ouvrit le battant pour sortir, un courant d’air froid et sec péné-tra dans le bistrot. Hugo frissonna. Le barman qui avait suivi le prêtre des yeux expliqua qu’il venait de l’église un peu plus loin et aussi qu’il ne croyait plus en Dieu, qu’il ne croyait plus en rien. Comme tout le monde. Le barman avait la voix amère. Lui non plus ne croyait en rien. Tout ce qu’il savait c’est qu’il fallait travailler pour payer les taxes et bientôt ce serait tout ce qu’il pour-rait payer à force de filer du fric aux riches et en plus

Page 10: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait

Le chien de Don Quichotte

9

il faisait mauvais, il neigeait par intermittence depuis deux jours. Le barman dit que c’était bien sa chance d’avoir un putain de curé athée parmi ses clients. Pour l’espoir d’une meilleure vie, c’était foutu. Il était temps d’aller dormir. Hugo mit le livre dans sa poche et sortit.Il aurait pu ne pas le lire, le ranger sur une étagère et ne plus y penser et sa vie serait intacte. Tout ça c’était la faute au livre, au prêtre, à Dieu. Avant, tout allait bien. Sa vie était tranquille, son boulot lui plaisait, son patron l’appréciait, comptait sur lui et il avait de l’argent pour faire tout ce qu’il voulait et c’est ce qu’il faisait, il ne se privait de rien. Il dînait dans de bons restaurants, il fréquentait des boîtes de nuit où il sablait le champagne sous les regards envieux des autres, il entretenait des liaisons avec de belles femmes, suscitant des jalousies et il voyageait quand il le désirait. Dans l’ensemble, il avait une vie confortable. Puis ce prêtre lui avait filé un livre. Il aurait pu ne pas l’ouvrir.Tout avait commencé par ce rendez-vous avec un homme que le patron d’Hugo suspectait de l’avoir volé. Il faut se faire respecter, avait dit Esteban en l’envoyant en mis-sion afin de redresser la situation. C’est ainsi qu’il avait commencé sa lecture, parce qu’il attendait quelqu’un et qu’il fallait bien passer le temps. Le rendez-vous avait lieu un lundi soir au dernier sous-sol d’un parking à Montparnasse, le parking était silencieux, désert. Pour faire venir le type, il l’avait contacté, prétextant que le patron voulait passer une commande personnelle

Page 11: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait

Vendredi 13

10

et le type avait tout gobé. Il devait être un peu bête. Lui, il n’aurait jamais avalé un truc pareil. Hugo était assis dans sa voiture, lisant avec concentra-tion. Le personnage du roman était bizarre, un héros paumé qui cherchait l’aventure pour impressionner sa copine et il lui arrivait pas mal de choses. Il essayait de sauver la veuve et l’orphelin et il voulait en plus redres-ser les torts et Hugo se disait justement que c’était une idée ridicule quand son rendez-vous arriva. Levant les yeux, il le vit planté au milieu des voitures, inspectant avec méfiance les alentours, probablement pour vérifier s’il y avait un piège, un homme planqué quelque part, ou un flic, pourquoi pas. Il n’avait pas l’air très intelligent, il était d’apparence insignifiante et Hugo ne compre- nait pas comment il avait pu voler son patron. Il se demanda ce que sa mère en aurait pensé. Hugo lui fit un appel de phares et avant de descendre de la voiture, il posa avec attention le livre sur le siège du passager. Il n’avait pas pu finir le chapitre où le personnage qui se prenait pour un héros, en voyant une immense armée affronter une autre armée, se jetait sans hésiter dans la bagarre. Le type qui l’observait lui fit une réflexion que Hugo trouva de mauvais goût. L’odeur du parking le prit à la gorge, un mélange d’essence et de gasoil et d’humi-dité et la peinture sur les piliers était sale et fissurée. Les néons au plafond se reflétaient dans des flaques d’huile et brillaient comme des petits soleils graisseux. Hugo n’aimait pas qu’on se foute de sa gueule. Le patron disait toujours qu’il fallait garder sa dignité. Il sortit son

Page 12: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait

Le chien de Don Quichotte

11

flingue et tua le type. C’est pour ça que son patron le res-pectait, parce qu’il réglait les problèmes vite fait et dis-crètement. Il enjamba le corps et s’apprêtait à remonter dans sa voiture quand il entendit une espèce de gémis-sement. Il y avait quelqu’un d’autre. Hugo ne laissait jamais de témoin derrière lui. Il explora le parking mais ne vit personne et c’est seulement quand il remonta dans sa voiture, juste à ce moment-là qu’il entendit à nouveau le gémissement. Il suivit le son et assis plus loin à côté d’une porte de sortie, attaché à un tuyau d’incendie, il vit un petit chien qui le suppliait de ses yeux très doux. Il s’agenouilla devant le chiot qui tremblait de tout son corps et le chiot lui lécha la main et s’approcha tout près comme pour se protéger du monde. Il paraissait triste et Hugo fut ému. Il contempla longuement l’homme qu’il venait de tuer et il eut le sentiment que le chiot pleurait. Il ne savait pas si les animaux pouvaient pleurer, il ne connaissait rien sur eux mais il décida de le prendre avec lui et c’est ainsi que tout commença, avec un livre et un chiot. Quelle galère.

Page 13: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait

Vendredi 13

12

Vendredi 13Hugo trempa un bout de pain dans son café au lait et le porta à sa bouche et l’avala. De sa main libre, il caressait la tête du chiot. Son chien. Ça lui faisait drôle de dire son chien, de se rendre compte qu’il n’était plus seul, qu’il partageait sa vie avec un être. Le chien était noir, il avait de grandes oreilles et des yeux couleur noisette en forme d’amande. Ils étaient installés côté cuisine derrière son bar américain, lui avec son café, son livre et le journal et le chiot par terre à côté de sa chaise, avec son bol d’eau et ses croquettes. Le premier jour il lui avait donné du café au lait mais le chiot n’avait pas apprécié, il l’avait reniflé avec méfiance. Il avait préféré l’eau qu’il lapait avec beaucoup de bruit. Hugo jeta un coup d’œil par la fenêtre. Le ciel était pesant et plombé, comme s’il portait un poids trop lourd pour lui et tout au fond il y avait une lueur orange. Ils avaient annoncé à la radio qu’il y aurait de la neige et Hugo la guettait avec impatience. Il se demandait comment le chiot réagirait. Il aimait cette période où les gens étaient plus gais, où il y avait des décorations et des sapins de Noël partout. Avec de la neige, ce serait car-rément parfait.

Page 14: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait

Le chien de Don Quichotte

13

Il contempla longuement le chiot. La veille au soir ils avaient partagé un hamburger qu’il avait acheté dans un fastfood et après avoir dégluti son morceau, le chiot avait joué en faisant le fou. Sa présence lui faisait du bien, comme si une tendresse était à portée de main. Quand le chien s’était couché sur ses genoux et s’était endormi en toute confiance alors qu’ils se connaissaient à peine, il avait lu pas mal de pages du livre, il avait réfléchi sur les choses de sa vie et les images du corps de l’homme du parking avaient surgi. Il s’était souvenu de la tristesse du chien. Il s’était dit qu’il n’aurait pas dû le descendre et aussi que c’était trop tard pour les regrets. Il était resté ainsi très longtemps, le chiot sur les genoux et le livre à la main et quand il avait enfin posé le livre, il avait pris une décision. Tout lui paraissait du coup très clair, comme évident. Il allait devenir un autre homme. Il allait se battre pour le bien et sa première bataille serait de ne plus tuer, ni faire le mal pour Esteban mais le convaincre de défendre les opprimés avec lui. C’était ça, l’idée. Il s’était surpris à parler au chiot qui avait penché la tête sur le côté en l’écoutant de ses grandes oreilles et il lui raconta comment l’homme du livre n’avait pas beau-coup de chance, que l’armée contre laquelle il se battait n’était en réalité qu’un troupeau de moutons mais que ce n’était pas grave puisque l’essentiel était d’œuvrer pour le bien. Il le répéta trois fois pour le chien. Tu com-prends ? Le chien l’avait regardé avec des yeux graves. À ce moment précis où il se décida, il se sentait heureux, comme si les choses auxquelles il n’avait jamais accordé

Page 15: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait

Vendredi 13

14

la moindre attention prenaient soudainement du sens. Il allait y arriver, personne ne l’en empêcherait. Il s’y appliquerait progressivement pour faire comprendre à son patron l’importance de ses nouvelles idées. Esteban était riche et puissant, il imposait ses propres règles et n’appréciait pas qu’on se mêle de ses affaires. D’ailleurs il n’était que rarement inquiété et quand cela arrivait, Hugo arrangeait les choses au mieux. C’était son travail, arranger au mieux les choses. Des rumeurs disaient que c’était un patron voyou mais Hugo n’écoutait jamais les rumeurs. Il ne portait jamais de jugement de valeur non plus. Il avait signé un contrat de travail et il res-pectait ses engagements. Si quelqu’un lui demandait ce qu’il pensait des exigences d’Esteban, il répondrait qu’il n’avait pas les compétences requises pour juger la manière dont il menait ses affaires et que son travail était d’assurer la sécurité de l’entreprise, non pas de juger son patron. Ce qu’il savait devait rester secret. De toute façon personne ne lui avait jamais posé la ques-tion. Hugo songea que si son chien pouvait parler, il lui demanderait, il en était sûr. Hugo trempa à nouveau son pain dans le café. Il était confiant. Esteban saurait l’écouter, il avait un bon fond, c’était un homme bien et il lui faisait confiance. L’appartement d’Hugo se trouvait près de la Bastille, sur le boulevard Richard-Lenoir, un appartement plu-tôt grand, confortable avec une cuisine américaine, une baie vitrée qui ouvrait sur un petit balcon et beaucoup de lumière. Il l’avait spécifié à l’agence, qu’il voulait de

Page 16: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait

Le chien de Don Quichotte

15

l’ouverture. Esteban parlait toujours beaucoup de l’ou-verture et en général il savait de quoi il parlait. Hugo res-pectait son patron, même quand il n’était pas d’accord avec lui. À côté du salon, une chambre à coucher et de l’autre côté, une salle de bain. Célibataire, Hugo dînait la plupart du temps au restaurant, sinon il mangeait des surgelés ou se faisait livrer ses repas. Une femme de ménage venait deux fois par semaine. Hugo trouvait que son quotidien obéissait à une logique de bien vivre.D’habitude, quand il buvait son café le matin, il profi-tait de ce temps paisible pour nettoyer et recharger ses armes en parcourant le journal. Ce matin il lisait des pas-sages de son livre. Il aurait pu devenir écrivain mais un conseiller d’orienta-tion avait convoqué sa mère pour décider de son destin. Sa mère, qui voulait voir son fils heureux, avait dit qu’il voulait écrire et qu’il serait bien pour lui d’étudier la littérature mais le conseiller avait décrété que non et soutenu qu’il valait mieux apprendre un métier, il pour-rait ainsi gagner sa vie honnêtement. Sa mère l’avait défendu, soulignant qu’il était rêveur mais le conseiller avait rétorqué d’un ton froid et impassible qu’il man-quait plutôt de volonté et de perspicacité. On l’avait inscrit dans un lycée professionnel pour qu’il prépare un CAP d’électricien. Blessé et vexé, il avait détesté chaque minute de sa formation et c’est là que sa jeu-nesse turbulente avait commencé. Il fréquentait une petite bande de voyous qui se voulaient des rebelles d’un ordre nouveau, ils braquaient des villas de riches

Page 17: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait

Vendredi 13

16

et distribuaient le butin entre eux puis à leurs amis proches. Ils se voyaient en héros plutôt qu’en voleurs. La fin justifiait les moyens. Il ne se souvenait plus où il avait lu cette citation ni s’il l’avait lue quelque part mais sa mère citait souvent des bouts de phrases comme ça. Ils défendaient les pauvres contre les riches, se bat-taient contre la société de consommation et il était fier de participer à une vision plus juste de la société. Puis un soir des policiers les avaient interceptés en sortant d’un immeuble, les bras chargés. Contrairement à ses amis, il avait eu de la chance parce qu’il n’avait pas de casier et sa mère leur avait dit qu’il voulait devenir écri-vain. Les policiers avaient été sensibles à la naïveté de sa mère. Hugo avait accepté un programme d’insertion après quoi il s’était inscrit à l’école de police pour en sortir lieutenant. Durant plus de quinze ans, il s’était efforcé de bien faire son boulot jusqu’au jour où il avait dû démissionner. On disait qu’il était ripou. Il s’était défendu comme il l’avait pu, il avait dit à haute voix que c’était faux, que c’était une cabale mais personne ne l’avait écouté. Tout le monde s’en fichait. Tant pis. De toute façon, il ne partageait pas le point de vue de sa hiérarchie quant à la définition de ce qu’était un truand. Quelqu’un lui avait dit un jour que son parcours était incroyablement banal. Quoi ? Il fallait avoir été violé par son père pour avoir un parcours intéressant ?Hugo posa son bol dans l’évier et mit son manteau. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre de la cuisine au thermomètre extérieur qu’il avait fixé et vérifia la température. Moins

Page 18: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait

Le chien de Don Quichotte

17

deux. Il s’assura que le chiot avait bien tous ses jouets et son os, il lui alluma la télévision et dit qu’il ne serait pas long. Il prit ses pistolets et son couteau à cran d’arrêt et sortit, à tout de suite, qu’il dit au chiot avant de refermer la porte. Le chiot avait l’air abattu.Hugo aimait manger de la glace l’été et l’hiver, quand la nuit tombait, il appréciait une bonne bière dans un bis-trot, en regardant la télé au-dessus du bar. Il avait la peau blanche, était de taille moyenne, bien bâti, les cheveux foncés et les yeux marron. Il n’avait pas de trait distinc-tif. Il était discret, anonyme, même ordinaire, un homme de la foule qui traversait le monde sans que personne ne le remarque. Son avantage, c’était qu’il était plus rapide qu’on ne le croyait, rapide et léger et souple. Seuls les hommes qu’il affrontait sur le terrain le remarquaient et souvent pour le regretter. Hugo avait un atout précieux qu’appréciait Esteban, il était obéissant, sachant rester à sa place quand il le fallait, pouvant agir en cas de néces-sité. Esteban pensait que l’obéissance était une vertu et un principe fondateur de la société.Les voitures passaient lentement dans un flux condensé. Il marcha au plus près des immeubles afin de ne pas être éclaboussé. À la mort de sa mère, il avait gardé la plu-part de ses meubles et il avait disposé le canapé et les deux fauteuils comme elle l’aurait fait. Il trouvait que son appartement était agréable et lumineux mais sa mère lui manquait beaucoup. Longtemps après son décès, il allait quotidiennement dans le supermarché qu’elle avait fréquenté. Les gens le saluaient et la vieille caissière

Page 19: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait

Vendredi 13

18

lui demandait chaque fois s’il allait bien et elle ajoutait toujours que sa mère était une femme comme il faut. Un jour la caissière n’était plus venue. Devant les caisses, le dos à la vitrine, il y avait un banc pour les gens âgés. Il s’y installait et souvent il oubliait le temps, assis sur le banc. Il ne savait jamais à quoi il pensait et il ne remarquait pas le regard noir des personnes âgées qui ne pouvaient pas s’asseoir. Il s’arrêta devant un magasin pour animaux mais il était encore trop tôt. Par la vitrine il vit quelques jouets qu’il aimerait offrir à son chien. D’après lui, l’accusation de flic véreux n’était pas justifiée. Accepter un cadeau d’un copain n’était pas l’équivalent d’un pot de vin, ses amis étaient généreux, c’est tout. Il leur donnait un coup de main parfois mais rien de bien grave. Il y avait eu quelques histoires violentes mais il pouvait les expliquer, il n’y avait pas du tout d’ambiguïté, seulement personne ne lui demandait jamais rien directement. Il s’était rendu compte qu’il avait eu une trop grande idée de la justice qui l’avait laissé tomber, l’ayant contraint à démissionner sans la moindre considération pour toutes ses années de service irréprochable et ça, il ne pouvait pas le pardonner, sûrement pas. À l’école on disait qu’il était obtus. Sa mère le consolait en disant que non, qu’il était plutôt candide et c’est ce qu’il avait expliqué une fois à un copain, que candide et obtus n’était pas du tout la même chose. Il n’avait pas aimé la réaction du copain et il lui avait fait savoir. Le copain n’était plus venu à l’école. Il avait été soulagé.

Page 20: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait

Le chien de Don Quichotte

19

Il descendit dans le garage pour chercher sa voiture. Le vigile lui fit un signe de la tête. Il ouvrit la portière et se glissa derrière le volant et démarra la voiture. Après avoir quitté la police, il avait eu une période trouble. Il évitait d’y penser. C’est par hasard qu’il était tombé sur une offre d’emploi chez Athenar Entreprises. Luka, le chef de la sécurité, lui avait dit avec un sourire entendu que son dossier était remarquable et sa vie irrépro-chable. Devenu son bras droit, il avait reçu la mission d’accompagner Esteban à un rendez-vous important dans la matinée et attention, il faut de la discrétion, avait dit Luka. Le rendez-vous avait mal tourné et Hugo avait dû utiliser son arme pour sortir Esteban de là. Depuis ce jour Esteban ne le lâchait plus et quand Luka avait eu son acci-dent, Esteban lui proposa le boulot. Hugo devint celui qui savait régler une situation délicate, c’était désormais son boulot et il faisait ce qu’il devait faire, son devoir. Il ne se sentait jamais personnellement responsable, Esteban prenait les décisions et lui, il obéissait, rien de plus. Il n’avait jamais compté le nombre d’hommes qu’il avait dû tuer, il pensait que ce n’était pas la peine de s’at-tarder sur ce qui ne serait plus jamais et de toute façon ça ne le gênait pas. Il faisait son devoir. On ne pouvait pas reculer le temps et changer la donne alors pourquoi s’en soucier ? Hugo n’avait pas de remords, ni mauvaise conscience, ni l’impression de faire du mal, il avait juste un sens du devoir développé. Il faisait son travail du mieux qu’il pouvait, c’était tout. Il pensait qu’il était un homme bien, malgré les apparences.

Page 21: PIA PETERSEN LE CHIEN DE DON QUICHOTTE - …excerpts.numilog.com/books/9782353060443.pdf · Vendredi 13 8 Hugo ne parlait jamais de lui ni de son travail, parce qu’il ne voulait

Vendredi 13

20

Boris avait un accent fort, guttural et haché, il se débrouillait en français mais n’avait pas beaucoup de vocabulaire. Il n’était pas attaché à son appartement. Il vivait dans un environnement neutre, minimaliste, il y avait son lit, une chaise Ikea et des plantes, beaucoup de plantes et il disait environnement au lieu de maison. Son studio ressemblait à un jardin touffu et pour que ses plantes aient de la lumière, il avait investi dans un sys-tème d’éclairage naturel avec des ampoules spéciales qui restaient allumées toute la journée. Il avait entendu par-ler d’une ampoule centenaire qui serait restée allumée en continue depuis 1901, dans une caserne de pompiers en Californie mais les grands industriels n’avaient pas voulu la commercialiser et en avaient fait le premier objet concerné par l’obsolescence programmée en réduisant la durée de vie des ampoules. Il aurait bien voulu possé-der une telle ampoule.Hugo lui avait trouvé cet endroit pas loin de chez lui quand Boris avait été embauché et parfois ils allaient au boulot ensemble. Ainsi ils pouvaient préparer la jour-née de travail avant d’arriver au bureau. Mercenaire ou contractor pendant des années pour une société militaire privée, Boris avait été embauché sans hésita-tion. Son profil correspondait aux besoins d’Athenar Entreprises. Il était noté dans son CV qu’il était né à Novossibirsk. Boris parlait de temps en temps de la Russie mais on ne savait pas s’il venait bien de là ou s’il en parlait pour dire qu’il n’aimait pas la neige. Quand Boris parlait de la Russie, c’était toujours mystérieux,