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Jean Piaget LA REPRÉSENTATION DU MONDE CHEZ L'ENFANT Introduction. Les problèmes et les méthodes Le problème dont nous nous proposons l’étude est l’un des plus impor- tants, mais aussi l’un des plus difficiles de la psychologie de l’enfant quelles sont les représentations du monde que se donnent spontanément les enfants au cours des différents stades de leur développement intellectuel ? Ce pro- blème se présente sous deux aspects essentiels. C’est, d’une part, la question de la modalité de la pensée enfantine : quels sont les plans de réalité sur la- quelle se meut cette pensée ? Autrement dit, l’enfant a-t-il, comme nous, la croyance à un monde réel et distingue-t-il cette croyance des diverses fictions de son jeu ou de son imagination ? Dans quelle mesure l’enfant distingue-t-il le monde extérieur d’un monde interne ou subjectif, et quelles coupures fait-il entre le moi et la réalité objective ? Toutes ces questions constituent un premier problème, celui de la réalité chez l’enfant. Une seconde question fondamentale est liée à celle-là c’est celle de l’ex- plication chez l’enfant. Quel emploi l’enfant fait-il des notions de cause et de loi ? Quelle est la structure de la causalité enfantine ? On a étudié l’ex- plication chez les primitifs, l’explication dans les sciences, les divers types d’explications philosophiques. L’enfant nous offrira-t-il un type original d’explication ? Autant de questions qui constituent un second problème : celui de la causalité enfantine. C’est de la réalité et de la causalité chez l’en- fant que nous entendons traiter dans ce livre, ainsi que dans un ouvrage ultérieur La causalité physique chez l’enfant. On le voit d’emblée, ces problèmes sont distincts de ceux que nous avons étudiés au cours d’un ouvrage précèdent 1 . Alors que nous nous proposions l’analyse de la forme 1. Etudes sur la logique de l’enfant : vol. I : Le langage et la pensée chez l’enfant (que nous désignerons par les initiales L. P. ) ; vol. II : Le jugement et le raisonnement chez l’enfant (que nous désignerons par J. R. ). Neuchâtel et Paris, Delachaux & Niestlé éd., 1923 et 1924. Chapitre d'introduction à l'ouvrage sur La représen- tation du monde chez l'enfant, Alcan, 1926, 3e édition identique, PUF, 1947, pp. 5-30. La présente version électronique a été réalisée par les soins de la Fondation Jean Piaget pour recher- ches psychologiques et épistémologiques

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  • Jean Piaget

    LA REPRSENTATION DU MONDE CHEZ L'ENFANT

    Introduction. Les problmes et les mthodes

    Le problme dont nous nous proposons ltude est lun des plus impor-tants, mais aussi lun des plus difficiles de la psychologie de lenfant quelles sont les reprsentations du monde que se donnent spontanment les enfants au cours des diffrents stades de leur dveloppement intellectuel? Ce pro-blme se prsente sous deux aspects essentiels. Cest, dune part, la question de la modalit de la pense enfantine: quels sont les plans de ralit sur la-quelle se meut cette pense? Autrement dit, lenfant a-t-il, comme nous, la croyance un monde rel et distingue-t-il cette croyance des diverses fictions de son jeu ou de son imagination? Dans quelle mesure lenfant distingue-t-il le monde extrieur dun monde interne ou subjectif, et quelles coupures fait-il entre le moi et la ralit objective? Toutes ces questions constituent un premier problme, celui de la ralit chez lenfant.

    Une seconde question fondamentale est lie celle-l cest celle de lex-plication chez lenfant. Quel emploi lenfant fait-il des notions de cause et de loi? Quelle est la structure de la causalit enfantine? On a tudi lex-plication chez les primitifs, lexplication dans les sciences, les divers types dexplications philosophiques. Lenfant nous offrira-t-il un type original dexplication? Autant de questions qui constituent un second problme: celui de la causalit enfantine. Cest de la ralit et de la causalit chez len-fant que nous entendons traiter dans ce livre, ainsi que dans un ouvrage ultrieur La causalit physique chez lenfant. On le voit demble, ces problmes sont distincts de ceux que nous avons tudis au cours dun ouvrage prcdent1. Alors que nous nous proposions lanalyse de la forme

    1. Etudes sur la logique de lenfant: vol. I: Le langage et la pense chez lenfant (que nous dsignerons par les initiales L. P. ); vol. II: Le jugement et le raisonnement chez lenfant (que nous dsignerons par J. R. ). Neuchtel et Paris, Delachaux & Niestl d., 1923 et 1924.

    Chapitre d'introduction l'ouvrage sur La reprsen-tation du monde chez l'enfant, Alcan, 1926, 3e dition

    identique, PUF, 1947, pp. 5-30.

    La prsente version lectronique a t ralise par les soins de la Fondation Jean Piaget pour recher-

    ches psychologiques et pistmologiques

    JJDFondation Jean Piaget

  • et du fonctionnement de la pense enfantine, nous abordons maintenant lanalyse de son contenu. Les deux questions se touchent de prs mais peu-vent sans trop darbitraire tre distingues. Or la forme et le fonctionnement de la pense se dcouvrent chaque fois que lenfant entre en contact avec ses semblables ou avec ladulte: elle est une manire de comportement social, qui peut sobserver du dehors. Le contenu, au contraire, se livre ou ne se livre pas, suivant les enfants et suivant les objets de la reprsentation. Il est un systme de croyances intimes, et il faut une technique spciale pour arri-ver les dpister. Il est surtout un systme de tendances, dorientations des-prit, dont lenfant lui-mme na jamais pris conscience et na jamais parl.

    Ds lors il nest pas seulement utile, il est indispensable de sentendre avant toutes choses sur les mthodes que nous comptons employer pour ltude des croyances enfantines. Pour juger de la logique des enfants, il suffit souvent de causer avec eux; il suffit aussi de les observer entre eux. Pour juger de leurs croyances, il faut une mthode spciale, dont nous avouons demble quelle est difficile, laborieuse, et quelle ncessite un coup doeil supposant au moins une ou deux bonnes annes dentranement. Les ali-nistes accoutums la clinique comprendront immdiatement pourquoi. Pour apprcier sa juste valeur tel propos denfant, il faut prendre, en effet, des prcautions minutieuses. Ce sont ces prcautions dont nous voudrions dire tout dabord quelques mots, car, les ignorer, le lecteur risquerait de fausser compltement le sens des pages qui vont suivre et risquerait surtout de dnaturer les expriences que nous avons faites, sil se dcide, comme nous lesprons, les reprendre et les contrler lui-mme.

    1. LA MTHODE DES TESTS, LOBSERVATION PURE ET LA MTHODE CLNIQUE. - La premire mthode que lon soit tent demployer pour r-soudre le problme qui nous occupe est celle des tests, qui consiste sou-mettre lenfant des preuves organises de manire satisfaire aux deux conditions suivantes: dune part, la question reste identique pour tous les sujets, et se pose toujours dans les mmes conditions; dautre part, les r-ponses donnes par les sujets sont rapportes un barme ou une chelle permettant de les comparer qualitativement ou quantitativement. Les avan-tages de cette mthode sont indiscutables pour le diagnostic individuel des enfants. Pour la psychologie gnrale, les statistiques obtenues donnent sou-

    vent des renseignements utiles. Mais, pour les problmes qui nous occupent, on peut reprocher aux tests deux inconvnients notables. Le premier est de ne pas permettre une analyse suffisante des rsultats obtenus. A oprer tou-jours en conditions identiques, on obtient des rsultats bruts, intressants pour la pratique, mais souvent inutilisables pour la thorie, faute de contexte suffisant. Mais cela nest encore rien, car on conoit qu force dingniosit on arrive varier les tests jusqu dceler toutes les composantes dune atti-tude psychologique donne. Le dfaut essentiel du test, dans les recherches qui nous occupent, est de fausser lorientation desprit de lenfant quon in-terroge, ou du moins de risquer de la fausser. Nous nous proposons, par exemple, de savoir comment lenfant conoit le mouvement des astres. Nous posons la question quest-ce que cest qui fait avancer le soleil?. Lenfant nous rpondra, par exemple, cest le Bon Dieu qui le pousse ou cest le vent qui le pousse, etc. Il y aura l des rsultats quil ne faut pas ngliger de connatre, mme sils sont dus de la fabulation, cest--dire cette tendance quont les enfants inventer des mythes lorsquils sont embarrasss par une question donne. Mais, aurait-on test ainsi les enfants de tous ges, lon ne serait gure avanc, car il se peut faire que lenfant ne se soit jamais pos la question de la mme manire et mme quil ne se la soit jamais pose du tout. Il se peut fort bien que lenfant conoive le soleil comme un tre vivant dont le mouvement va de soi. En demandant qui est-ce qui fait avancer le soleil?, on suggre demble lide dune oeuvre extrieure et on provoque le mythe. En demandant comment avance le soleil?, on suggre peut-tre au contraire un souci du comment qui nexistait pas non plus et on pro-voque dautres mythes: le soleil avance en souillant, avec la chaleur, il roule, etc. Le seul moyen dviter ces difficults est de faire varier les ques-tions, de faire des contre-suggestions, en bref, de renoncer tout question-naire fixe.

    Le cas est le mme en pathologie mentale. Un dment prcoce peut avoir une lueur ou une rminiscence suffisante, pour dire qui est son pre, bien quil se croie habituellement issu dune souche plus illustre. Mais le vrai pro-blme est de savoir comment la question se posait dans son esprit et si elle se posait. Lart du clinicien consiste, non faire rpondre, mais faire parler librement et dcouvrir les tendances spontanes au lieu de les canaliser et de les endiguer. Il consiste situer tout symptme dans un contexte mental, au lieu de faire abstraction du contexte.

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  • Bref, le test est utile de nombreux points de vue. Mais, pour notre pro-pos, il risque de fausser les perspectives en dviant lorientation desprit de lenfant. Il risque de passer ct des questions essentielles, des intrts spontans et des dmarches primitives.

    Recourons donc lobservation pure. Toute recherche sur la pense de lenfant doit partir de lobservation, et revenir elle pour contrler les exp-riences que cette observation a pu inspirer. Or, en ce qui concerne les pro-blmes que nous nous poserons dans notre recherche, lobservation nous offre une source de documentation de premire importance. Cest ltude des questions spontanes des enfants. Lexamen dtaill du contenu des ques-tions rvle les intrts des enfants aux diffrents ges et nous indique nom-bre de problmes que se pose lenfant, auxquels nous naurions jamais pens ou que nous naurions jamais poss dans les mmes termes. Ltude de la forme mme des questions, surtout, montre quelles sont les solutions impli-cites que se donnent les enfants, car presque toute question contient sa solu-tion par la manire dont elle est pose. Ainsi, lorsquun enfant demande qui fait le soleil? il semble bien quil conoive le soleil comme d une activit fabricatrice. Ou encore, lorsquun enfant demande pourquoi il y a deux Sa-lve, un grand et un petit, alors quil ny a pas deux Cervin, il semble bien quil conoive les montagnes comme disposes conformment un plan qui exclut tout hasard.

    Nous voici donc en mesure de poser une premire rgle de notre m-thode. Lorsquon entreprend une investigation sur tel groupe dexplications denfants, il importe, pour diriger la recherche, de partir de quelques ques-tions spontanes poses par des enfants de mme ge ou plus jeunes et dap-pliquer la forme mme de ces questions celles que lon compte poser aux enfants servant de sujets. Il importe surtout, lorsque lon cherche tirer quelque conclusion des rsultats dune investigation, de chercher une contre-preuve en tudiant les questions spontanes des enfants. On se rend compte alors si les reprsentations que lon prte aux enfants correspondent ou non des questions quils posent et la manire mme dont ils posent ces ques-tions.

    Prenons un exemple. Nous tudierons, dans ce volume, lanimisme enfan-tin. Nous verrons que, lorsquon demande aux enfants si le soleil, etc. , est vivant, dou de savoir, de sentiment, etc. , les enfants dun certain ge rpon-dent affirmativement. Mais est-ce l une ide spontane ou est-ce une rponse

    suggre directement ou indirectement par linterrogatoire ? On cherche alors dans les collections de questions denfants sil existe quelque phno-mne analogue et lon saperoit que tel enfant de 6 ans 1/2, Del (voir L. P. , chap. I, 8) a demand spontanment, en voyant une bille rouler dans la direction de lobservatrice: Elle sait que vous tes l-bas?. On voit aussi que Del a pos un grand nombre de questions pour savoir quand un objet, comme une feuille, est mort ou vivant. On voit surtout que, pour rpondre laffirmation que des feuilles mortes taient bien mortes, Del a ripost mais elles bougent avec le vent! (ibid. , 8). Il y a donc des enfants qui, par la manire mme de poser leurs questions, semblent assimiler la vie et le mouvement. Ces faits montrent quun interrogatoire sur lanimisme, pratiqu dune cer-taine faon (en demandant par exemple, la manire de Del, si un corps en mouvement sait quil avance), nest pas artificiel et que lassimilation de la vie et du mouvement correspond quelque chose de spontan chez lenfant.

    Mais, si lon voit la ncessit de lobservation directe, on voit aussi quels obstacles en limitent forcment lusage. Non seulement la mthode dobser-vation pure est laborieuse et semble ne pouvoir garantir la qualit des rsul-tats quau dtriment de leur quantit (il est impossible, en effet, dobserver dans les mmes conditions un grand nombre denfants), mais encore elle semble contenir certains inconvnients systmatiques, dont voici les deux principaux.

    Tout dabord, lgocentrisme intellectuel de lenfant constitue un srieux obstacle pour qui veut connatre lenfant par pure observation, sans ques-tionner aucunement lenfant observ. Nous avons, en effet, essay de mon-trer ailleurs (L. P. , chap. I-III) que lenfant ne cherche pas spontanment ou ne parvient pas communiquer toute sa pense. Ou bien il est dans la socit de ses semblables, et la conversation est lie aux actions immdiates et au jeu, sans porter sur cette fraction essentielle de la pense qui est dtache de lac-tion et se dveloppe au contact des spectacles de lactivit adulte ou de la nature. Ds lors la reprsentation du inonde et la causalit physique semble-ront dnues de tout intrt pour lenfant. Ou bien lenfant est dans la so-cit des adultes, mais alors il questionne sans cesse, sans livrer ses explica-tions lui. Il les tait dabord parce quil croit que tout le monde les connat, puis, dans la suite, par pudeur, par peur de se tromper, par peur des dsillu-sions. Il les tait surtout, parce qutant siennes, ses explications lui paraissent les plus naturelles et mme les seules possibles. Bref, mme ce qui pourrait sexpli-

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  • citer en paroles reste ordinairement implicite, simplement parce que la pen-se de lenfant nest pas aussi socialise que la ntre. Mais, ct des penses formulables, au moins grce au langage intrieur, combien de penses infor-mulables ne nous restent-elles pas inconnaissables lorsque nous nous bor-nons observer lenfant sans lui parler? Nous entendons par penses les attitudes desprit, les schmas syncrtiques, visuels ou moteurs, toutes ces prliaisons que lon sent exister ds que lon parle avec lenfant. Ce sont ces prliaisons quil faut connatre avant tout, et, pour les faire affleurer, il est ncessaire demployer des mthodes spciales.

    Le second inconvnient systmatique de lobservation pure tient la difficult de discerner chez lenfant le jeu de la croyance. Voici un enfant qui se croit seul et qui dit un rouleau compresseur : Tu as bien cras les grosses pierres? Joue-t-il ou personnifie-t-il rellement la machine? Il est impossible de le dire dans un tel cas, parce que cest un cas particulier. Lob-servation pure est impuissante discerner la croyance de la fabulation. Les seuls critres, comme nous le verrons plus loin, sont fonds sur la multipli-cit des rsultats et la comparaison des ractions individuelles.

    Il importe donc tout prix de dpasser la mthode de pure observation et, sans retomber dans les inconvnients du test, datteindre les principaux avantages de lexprimentation. Nous emploierons cet effet une troisime mthode, qui prtend runir les ressources du test et de lobservation di-recte, tout en vitant leurs inconvnients respectifs : cest la mthode de lexamen clinique, que les psychiatres emploient comme moyen de diagnos-tic. On peut, par exemple, observer certaines formes paranodes pendant des mois sans jamais voir affleurer lide de grandeur que pourtant on pres-sent chaque raction bizarre. Dautre part, on na pas de tests diffrentiels pour les divers syndromes morbides. Mais le clinicien peut tout la fois: 1 converser avec le malade en le suivant dans ses rponses mmes, de ma-nire ne rien perdre de ce qui pourrait surgir en fait dides dlirantes; et 2 le conduire doucement vers les zones critiques (sa naissance, sa race, sa fortune, ses titres militaires, politiques, ses talents, sa vie mystique, etc. ), sans savoir naturellement o lide dlirante affleurera mais en maintenant constamment la conversation sur un terrain fcond. Ainsi lexamen clini-que participe de lexprience, en ce sens que le clinicien se pose des pro-blmes, fait des hypothses, fait varier les conditions en jeu, et enfin con-trle chacune de ses hypothses au contact des ractions provoques

    par la conversation. Mais lexamen clinique participe aussi de lobservation directe, en ce sens que le bon clinicien se laisse diriger tout en dirigeant, et quil tient compte de tout le contexte mental, au lieu dtre victime derreurs systmatiques comme cest souvent le cas du pur exprimentateur.

    Puisque la mthode clinique a rendu de grands services, dans un domaine o, sans elle, tout nest que dsordre et confusion, la psychologie de lenfant aurait grand tort de sen priver. Il ny a, en effet, aucune raison a priori pour ne pas questionner les enfants sur les points o lobservation pure laisse la recherche eu suspens. Tout ce quon a dit de la mythomanie et de la sugges-tibilit de lenfant, ainsi que des erreurs systmatiques quelles entranent, ne peut empcher le psychologue de questionner lenfant, sauf prcisment dterminer, par examen clinique, la part exacte qui revient la suggestion ou la fabulation dans les rponses obtenues.

    Il est inutile de citer ici des exemples, puisque cet ouvrage se propose avant tout de constituer un recueil dobservations cliniques. Il est vrai que, par la force des choses, nous serons obligs de schmatiser nos cas, non pas en les rsumant (ce qui reviendrait les dnaturer), mais en extrayant des relevs de conversations les seuls passages ayant un intrt direct. De plu-sieurs pages de notes prises dans chaque cas, nous ne retiendrons ainsi gure que quelques lignes. Mais nous croyons inutile de donner ici un exemple complet dinterrogatoire, car la mthode clinique ne sapprend que par une longue pratique. Nous pensons mme que, en psychologie infantile comme en psychologie pathologique, une anne dexercices quotidiens est ncessaire pour sortir des invitables ttonnements du dbut. Il est si difficile de ne pas trop parler lorsquon questionne un enfant, surtout si lon est pdagogue! Il est si difficile de ne pas suggestionner! Il est si difficile, surtout, dviter la fois la systmatisation due aux ides prconues et lincohrence due lab-sence de toute hypothse directrice! Le bon exprimentateur doit, en effet, runir deux qualits souvent incompatibles : savoir observer, cest--dire laisser parler lenfant, ne rien tarir, ne rien dvier, et, en mme temps, savoir chercher quelque chose de prcis, avoir chaque instant quelque hypothse de travail, quelque thorie, juste ou fausse, contrler. Il faut avoir enseign la mthode clinique pour en comprendre la vraie difficult. Ou bien les l-ves qui dbutent suggrent lenfant tout ce quils dsirent trouver, ou bien ils ne suggrent rien, mais cest parce quils ne cherchent rien, et alors ils ne trouvent rien non plus.

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  • Bref, les choses ne sont pas simples, et il convient de soumettre une critique serre les matriaux ainsi recueillis. Aux incertitudes de la mthode dinterrogation, le psychologue doit, en effet, suppler en aiguisant sa finesse dinterprtation. Or, ici de nouveau, deux dangers contraires menacent le dbutant: cest dattribuer tout ce qua dit lenfant, soit la valeur maxima, soit la valeur minima. Les grands ennemis de la mthode clinique sont ceux qui prennent pour bon argent tout ce que rpondent les enfants, et ceux qui refusent crance nimporte quel rsultat provenant dun interrogatoire. Ce sont naturellement les premiers qui sont les plus dangereux, mais tous deux procdent de la mme erreur: cest de croire que ce que dit un enfant, pen-dant le quart dheure, la demi-heure ou les trois quarts dheure durant les-quels on converse avec lui, est situer sur un mme plan de conscience: le plan de la croyance rflchie, ou le plan de la fabulation, etc. Lessence de la mthode clinique est au contraire de discerner le bon grain de livraie et de situer chaque rponse dans son contexte mental. Or, il y a des contextes de rflexion, de croyance immdiate, de jeu ou de psittacisme, des contextes deffort et dintrt ou de fatigue et surtout il y a des sujets examins qui inspirent demble confiance, quon voit rflchir et chercher, et des indivi-dus dont on sent quils se moquent de vous ou quils ne vous coutent pas.

    Il nous est impossible de prciser ici les rgles de ce diagnostic des rac-tions individuelles. Cest affaire de pratique. Mais, ce quil nous faut tenter, pour rendre intelligible la manire dont nous avons tri les observations qui vont suivre, parmi toutes celles dont nous disposons (pour ce volume nous avons pris personnellement plus de 600 observations, et, sur bien des points, nos collaborateurs ont examin de leur ct un grand nombre de sujets), cest de classer, en quelques grandes catgories, les types de rponse que lon peut obtenir. Ces types tant de valeur trs ingale, il importe davoir les-prit un schma clair de cette classification, de manire nuancer les inter-prtations.

    2. LES CINQ TYPES DE RACTION OBSERVABLE LEXAMEN CLNIQUE. - Lorsque la question pose ennuie lenfant, ou, dune manire gnrale, ne provoque aucun travail dadaptation, lenfant rpond nimporte quoi et nimporte comment, sans mme chercher samuser ou construire un mythe. Nous dsignerons cette raction par le terme commode, quoique barbare, d Binet. et Simon: le nimportequisme. Lorsque len-fant, sans plus rflchir, rpond la question en inventant une

    histoire laquelle il ne croit pas, ou laquelle il croit par simple entranement verbal, nous disons quil y a fabulation. Lorsque lenfant fait effort pour r-pondre la question, mais que la question est suggestive, ou que lenfant cherche simplement contenter lexaminateur, sans faire appel sa propre rflexion, nous disons quil y a croyance suggre. Nous faisons rentrer dans ce cas la persvration, lorsquelle est due au fait que les questions sont poses en sries suggestives. Dans les autres cas la persvration est une forme du nimportequisme. Lorsque lenfant rpond avec rflexion en tirant la r-ponse de son propre fonds, sans suggestion, mais que la question est nou-velle pour lui, nous disons quil y a croyance dclenche. La croyance dclenche est influence ncessairement par linterrogatoire, puisque la manire mme dont la question est pose et prsente lenfant le force raisonner dans une certaine direction et systmatiser son savoir dune certaine faon; mais elle est cependant un produit original de la pense de lenfant, puisque ni le raisonnement fait par lenfant pour rpondre la question, ni lensemble des connaissances antrieures quutilise lenfant pendant sa rflexion ne sont directement influencs par lexprimentateur. La croyance dclenche nest donc ni proprement spontane ni proprement suggre: elle est le produit dun raisonnement fait sur commande, mais au moyen de matriaux (con-naissances de lenfant, images mentales, schmas moteurs, prliaisons syn-crtiques, etc. ) et dinstruments logiques (structure du raisonnement, orien-tations desprit, habitudes intellectuelles, etc. ) originaux. Enfin, lorsque len-fant na pas besoin de raisonner pour rpondre la question, mais quil peut donner une rponse toute prte parce que dj formule ou formulable, il y a croyance spontane. Il y a donc croyance spontane lorsque la question nest pas nouvelle pour lenfant et lorsque la rponse est le fruit dune rflexion ant-rieure et originale. Nous excluons naturellement de ce type de raction, comme dailleurs de chacun des prcdents, les rponses influences par les enseignements reus antrieurement linterrogatoire. Il y a l un problme distinct et naturellement trs complexe, qui consiste discerner, dans les rponses reues, ce qui provient de lenfant et ce qui a t inspir par lentou-rage adulte. Nous reprendrons dans la suite cette question. Bornons-nous, pour linstant, distinguer plus nettement les uns des autres les cinq types de raction que nous venons de dcrire, commencer par les derniers.

    Que lon puisse dceler, lexamen clinique, lexistence de croyances spontanes chez lenfant, et que lon parvienne se les

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  • faire dvelopper par lenfant lui-mme, cela est incontestable. Ces croyances sont rares en ce sens que ce sont les plus difficiles atteindre, mais elles existent. Nous verrons, par exemple, que les garons de 8 ans (en moyenne) savent donner lexplication verbale correcte et le dessin complet du mca-nisme de la bicyclette. Il est vident quun tel rsultat, et quun tel synchro-nisme dans les rponses individuelles, dnotent une observation et une r-flexion antrieures linterrogatoire, mme si nous navons not aucune question denfant relative au dtail de la bicyclette. Nous verrons aussi quil suffit de demander aux enfants de 6-8 ans Quest-ce que fait le soleil quand tu te promnes? pour que ces enfants racontent sans plus que le soleil et la lune les suivent, marchent et sarrtent avec eux. La constance des rponses, et la spontanit du rcit compar au caractre vague de la question dnotent assurment une croyance spontane, cest--dire antrieure la question mme.

    Ce nest dailleurs pas tant lexistence de croyances spontanes que le lec-teur sera port mettre en discussion, mais avant tout la limite tablir entre les croyances spontanes et les croyances dclenches. En effet, chaque instant on a limpression de poser aux enfants des questions auxquelles ils navaient jamais pens, et cependant limprvu et loriginalit des rponses semblent indiquer une rflexion antrieure. O est la limite? Nous deman-dons par exemple aux enfants : Do vient la nuit?. Pose sous cette forme, la question ne suggre rien. Lenfant hsite, lude la question et fina-lement rpond que ce sont de grands nuages noirs qui viennent former la nuit. Est-ce l une croyance spontane? Ou bien est-ce parce que lenfant ne sest jamais pos la question que, pour y rpondre, il fait appel lhypothse la plus simple, la plus conomique pour son imagination? Les deux inter-prtations se laissent discuter. Bien plus, toutes deux sont vraisemblablement exactes. En effet, on trouve des enfants qui rpondent, lorsquon leur de-mande pourquoi avancent les nuages, cest pour faire la nuit. Dans ce cas, lexplication de la nuit par les nuages est nettement spontane. Dans dautres cas, on a limpression que lenfant invente sur place son explication. Il est dailleurs intressant de voir que, dans un tel exemple, les croyances sponta-nes et les croyances dclenches concident, mais il est vident quen gn-ral, et mme dans le cas particulier, elles nont pas la mme valeur pour le psychologue.

    Demander aux enfants sils ont dj rflchi la question quon leur pose est naturellement tout fait inutile. Ils nen savent rien, faute de mmoire et dintrospection.

    Mais, que lon puisse ou non distinguer dans chaque cas ces croyances spontanes des croyances dclenches, cela na pas, en somme, une impor-tance considrable. En effet, ltude des croyances dclenches est elle-mme dun grand intrt. Il importe dinsister sur ce point, qui est capital pour le dessein que nous nous proposons. Il est une raison de fait qui prime sur tout argu-ment thorique: cest que les croyances dclenches sont susceptibles de la mme uniformit que les croyances spontanes. Par exemple, nous avons institu la petite exprience suivante : mettre sous les yeux de lenfant un caillou dans un verre deau moiti plein, et demander lenfant pourquoi le niveau de leau slve. Les rponses obtenues ressortissent naturellement aux croyances dclenches, du moins dans la majorit des cas, cest--dire lorsque lenfant ne savait pas davance que le niveau de leau allait slever lors de limmersion du caillou. Eh bien, tous les petits (avant 9 ans) dclarent que leau monte parce que le caillou est lourd, et la suite de lexprience mon-tre bien quils ne pensent pas au volume mais seulement au poids du corps immerg. Voil donc une solution trouve sur place, mais qui est remarqua-blement, uniforme dun enfant lautre. Cet ouvrage nous fournira maint autre exemple de luniformit des croyances dclenches. On voit donc que, quand bien mme une solution est invente par lenfant durant lexprience elle-mme, elle nest pas invente avec rien. Elle suppose des schmas ant-rieurs, une orientation desprit, des habitudes intellectuelles, etc. La seule rgle liminatoire est dviter la suggestion, cest--dire dviter de dicter une rponse particulire parmi toutes les rponses possibles. Mais, supposer que lon arrive distinguer les croyances dclenches des croyances sugg-res, les premires mritent une tude approfondie, car elles rvlent tout au moins les attitudes mentales de lenfant.

    Prenons un autre exemple. Un enfant nous a demand Qui fait le so-leil? Nous avons repris la question pour la poser quantit denfants sous cette forme non suggestive: Comment a commenc le soleil? Tous les petits dclarent que ce sont les hommes qui lont fait. Supposons quil y ait l une simple invention du moment et que ces enfants naient jamais pens la question. Mais cest l une solution que, dune part, lenfant a trouv, de prfrence bien dautres, et que, dautre part, il nlimine pas mme sous la pression de nos contre-suggestions. Il y a donc certaines probabilits pour que la rponse artificialiste de lenfant, mme si elle est dclenche, soit lie un artificialisme latent, une orientation desprit artificialiste. Il reste

    14 REPRSENTATION DU MONDE CHEZ L'ENFANT INTRODUCTION 15

  • faire la preuve, cest entendu, mais la position mme du problme ne fait pas de difficult. Dautre part, lenfant nlimine pas son hypothse durant la suite de linterrogatoire, malgr nos tentatives. Il y a l un second indice, lin-dice quil existe peu de tendances antagonistes cette attitude artificialiste. Il serait facile, sans cela, de faire dvier lenfant, de lui faire inventer autre chose, etc.

    En bref, il est permis de se proposer ltude des croyances dclenches. La mthode consiste questionner lenfant sur tout ce qui lentoure. Lhy-pothse consiste admettre que la manire dont lenfant invente la solution rvle quelque chose de ses attitudes desprit spontanes. Pour que cette mthode donne quelque rsultat, il faut naturellement la rgler au moyen dun contrle svre, et en ce qui concerne la manire de poser les questions lenfant et en ce qui concerne linterprtation des rponses. Ce sont ces rgles que nous chercherons dgager tout lheure.

    Mais, si la frontire sparant les croyances dclenches des croyances spontanes est dune importance relative, il est au contraire tout fait nces-saire de distinguer nettement les croyances dclenches des croyances suggres. Or, il ne faut pas croire que la suggestion soit facile viter. Un long ap-prentissage est ncessaire avant davoir appris reconnatre et viter les nombreuses formes possibles de suggestion. Deux varits sont particuli-rement redoutables, la suggestion par le mot et la suggestion par persvration.

    La premire est bien facile caractriser en gros, mais bien difficile discerner dans le dtail. Le seul moyen de lviter est dapprendre connatre le langage enfantin et. de formuler les questions dans ce langage mme. Il est donc ncessaire, au dbut de chaque enqute nouvelle, de faire parler les en-fants la seule fin de se constituer un vocabulaire vitant toute suggestion. Il est impossible, sans cela, de prvoir les rpercussions que peuvent avoir telle ou telle expression en apparence inoffensive. Par exemple les mots avan-cer, marcher, bouger ne sont nullement synonymes pour lenfant. Le soleil avance mais ne bouge pas, etc. Si lon emploie imprudemment tel mot, inattendu de lenfant, on risque de provoquer, par pure suggestion, des rac-tions animistes ou anthropomorphiques que lon prend ensuite pour sponta-nes.

    La suggestion par persvration est encore plus difficile viter, car le seul fait de poursuivre la conversation, aprs la premire rponse de lenfant, lengage persvrer dans la voie

    quil a adopte. En outre, tout questionnaire ordonn en srie provoque la persvration. Demander, par exemple, lenfant si un poisson, un oiseau, le soleil, la lune, les nuages, le vent, etc. , sont vivants, cest le pousser dire oui tout, par simple entranement. Dans un tel cas, les rponses sont naturelle-ment suggres, et nullement dclenches au sens o nous avons pris ce terme.

    Or, la croyance suggre nest daucun intrt pour le psychologue. Alors que la croyance dclenche rvle des habitudes desprit antrieures linter-rogatoire, quoique systmatises sous son influence, la croyance suggre ne rvle rien dautre que la suggestibilit de lenfant, laquelle na rien voir avec la reprsentation du monde.

    On voudrait pouvoir proscrire la fabulation avec la mme svrit. Mais la question de la fabulation est lune des plus dlicates que soulve ltude clini-que de lenfant. Lorsquon interroge les enfants, principalement avant 7-8 ans, il arrive frquemment que, tout en gardant un air de candeur et de s-rieux, ils samusent du problme pos et inventent une solution simplement parce quelle leur plait. La solution, dans ce cas, nest pas suggre, puis-quelle est tout fait libre et mme imprvisible, et cependant elle nest pas classer dans les croyances dclenches, pour la raison bien simple quelle nest pas une croyance. Lenfant se borne jouer, et sil arrive croire ce quil dit, cest par entranement, et la manire dont il croit ses jeux, par simple dsir de croire. Or la signification exacte de cette fabulation est trs dlicate prciser. Trois solutions sent possibles. La premire consisterait assimiler la fabulation ce que, chez ladulte normal, on peut appeler la fumisterie. Lenfant fabulerait ainsi pour se moquer du psychologue, et, principalement, pour viter de rflchir plus avant une question qui lennuie et le fatigue. Cette interprtation est certainement la bonne dans la majorit des cas - dailleurs assez rares - que lon observe aprs 8 ans. Mais, avant 7-8 ans, elle nexplique pas tout, do les deux autres solutions.

    La seconde solution consisterait assimiler la fabulation la mytho-manie des hystriques. Lenfant fabulerait ainsi, non pas tant pour se mo-quer du monde, mais parce que ce serait lun de ses procds de pense, et le procd le plus commode dans le cas des problmes gnants. Dans cette seconde solution, lenfant serait donc en partie dupe lui-mme, et, en tout cas, il fabulerait mme titre priv, pour ainsi dire, cest--dire lorsquil rsout pour lui-mme des questions quil se pose en toute inti-

    16 REPRSENTATION DU MONDE CHEZ L'ENFANT INTRODUCTION 17

  • mit. Cest certainement le cas de bien des petits, vers 4-5 ans. On connat les cas, trs nombreux, de ces questions oratoires que les petits posent haute voix, mais auxquelles ils rpondent deux-mmes immdiatement. Nagy1 cite cette question Pourquoi les ours ont quatre pattes? laquelle le petit r-pond, de suite, tout seul: Parce quils ont t mchants et le Bon Dieu les a punis. Cest du pur monologue et cependant cest de la fabulation.

    Sous ce jour-l la fabulation prsente quelque intrt. Elle montre quelles solutions lenfant se donne lorsquil ne peut en trouver de meilleures. Cest l un indice tout ngatif, mais souvent utile connatre. Cest dans ce sens que nous citerons parfois, dans le cours de cet ouvrage, des rponses fabules, chez des petits de 4-6 ans. Mais il va de soi quil faut se garder de tirer de tels faits autre chose que des indices ngatifs. Comme telle, ltude de la fabula-tion est loin de rendre autant que ltude des croyances dclenches.

    Enfin, troisime solution, il se peut que la fabulation contienne des rsi-dus de croyances antrieures ou plus rarement des essais de croyances futu-res. Lorsque nous abandonnons une croyance laquelle nous avons tenu, et que labandon nest pas brusque, il nous arrive de jouer avec cette croyance, avec sympathie, mais sans croire. Toute proportion garde, la fabulation en-fantine joue parfois un rle analogue. A propos de lartificialisme (chap. XI, 4), nous verrons le mythe moiti fabul dun dbile mental qui place ses parents aux origines du monde. Il y a dans ce mythe le rsidu de la croyance des petits en la toute-puissance des parents.

    On voit la complexit de la question. Gardons-nous, au dbut de notre recherche, de prjuger quoi que ce soit de la nature de la fabulation. Elle peut tre intressante dans la mesure o elle ne soutient pas, chez lenfant, les mmes rapports avec la croyance proprement dite que chez nous. Il faut donc ltudier. Mais il convient, quel que soit le but que lon se propose en ltudiant, de la distinguer trs soigneusement de la croyance dclenche. Cest cet effet que nous chercherons tablir quelques critres au prochain paragraphe.

    Il reste parler du nimportequisme. Lorsquon demande un dbile ou un enfant trop jeune combien font 3 et 3, la rponse est donne complte-ment au hasard: 4 ou 10 ou 100.

    1. NAGY, Die Entwickung des Interesses, Zeitschr. f. exp. Pad. , vol. V, 1907.

    Lenfant, en effet, sait rarement se taire, et prfre inventer une rponse que de rester coi. Ce nest pas l de la fabulation, car il ny a aucune systma-tisation dans linvention ni aucun intrt mis en jeu. Lenfant fabule quand il samuse: le nimportequisme nat de lennui.

    De cet inventaire des diffrentes sortes de rponses possibles, retenons donc ceci. Les croyances spontanes, cest--dire antrieures linterroga-toire, sont les plus intressantes. Les croyances dclenches instruisent dans la mesure o elles permettent de dceler lorientation desprit de lenfant. La fabulation peut donner quelques indications, dailleurs surtout ngatives, condition dtre interprtes avec la prudence voulue. Enfin les croyances suggres et le nimportequisme sont liminer svrement, les premires ne rvlant que ce que lexprimentateur a voulu faire dire lenfant, et le se-cond ne tmoignant que de lincomprhension du sujet examin.

    3. RGLES ET CRITRES PERMETTANT LE DIAGNOSTIC DES TYPES PRC-DENTS DE RACTION. - Nous savons maintenant ce que nous voulons cher-cher. Essayons, ds lors, de nous donner quelques rgles destines slec-tionner les rponses intressantes. Autrement dit, essayons de nous entendre sur les moyens pratiques de distinguer les cinq types de raction caractriss in abstracto dans le prcdent paragraphe.

    Tout dabord, comment reconnatre la croyance suggre et le nimporte-quisme? La croyance suggre est essentiellement momentane. Il suffit du-ne contre-suggestion, non pas immdiate, mais diffre de peu, pour l-branler. Il suffit mme de laisser parler quelques instants et de rinterroger lenfant indirectement sur les mmes questions: la croyance suggre cons-titue un parasite dans la pense du sujet, et celle-ci tend delle-mme se dbarrasser de ce corps tranger.

    Mais ce premier critre ne suffit pas. Il y a des enfants spcialement sug-gestibles qui changent dopinion avec facilit sur tout, sans que lon puisse se servir de ces oscillations comme critre univoque. La mthode suivre est alors de poursuivre linterrogatoire en profondeur. Le propre des croyances suggres est de manquer dattaches avec le reste des croyances du sujet, et, dautre part, de manquer danalogies avec les croyances des enfants du mme ge et du mme milieu. Do deux rgles supplmentaires. Tout dabord, creuser autour de la rponse que lon souponne, pour voir si elle a ou non des racines solides. Ensuite multiplier les interrogatoires en variant lnonc des

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  • questions. La suggestion est ainsi susceptible dtre vite, force de pa-tience et danalyse.

    Ces trois critres valent a fortiori pour liminer le nimportequisme, ce type de rponse tant beaucoup plus instable que la croyance suggre elle-mme. Quant distinguer le nimportequisme de la fabulation, cela est ais indpen-damment mme du contexte: la fabulation est beaucoup plus riche et syst-matise, le nimportequisme ne constituant quun point mort dpourvu de ramifications.

    Les rponses suggres et le nimportequisme tant ainsi reconnaissables, cherchons maintenant dfinir les critres de la fabulation. Des trois rgles prcdentes, deux sont inoprantes pour dceler la fabulation. Dune part, la contre-suggestion nlimine pas la rponse fabule parce que le fabulateur tient tte au contradicteur et fabule dautant plus que des objections plus pressantes lui sont prsentes. Dautre part, lanalyse des racines de la r-ponse donne est difficultueuse, prcisment parce que la rponse fabule se ramifie et prolifre jusqu donner le change et paratre solidement enchsse dans un ensemble de croyances systmatiques. Contrairement la sugges-tion, la fabulation ne se laisse donc que trs difficilement reconnatre chez un individu isol. Le seul moyen de la dpister est de multiplier les interrogatoi-res. Si lon dispose dun grand nombre de sujets, la fabulation se distingue alors des croyances dclenches et des croyances spontanes au moyen des trois critres suivants.

    En interrogeant un grand nombre denfants dun mme ge, on constate ou bien que la rponse incrimine est trs gnrale, ou quelle est spciale un ou deux enfants donns. Dans le premier cas, il y a beaucoup de chances pour quil ny ait pas eu fabulation. En effet, la fabulation tant une invention libre et individuelle, elle offre un minimum de conditions pour que tous les enfants inventent de la mme manire lorsquils rpondent la mme ques-tion. Mais ce premier critre ne suffit pas, car on peut concevoir que telle question soit totalement incomprise un ge donn et ne puisse donner lieu qu de la fabulation. En outre il se pourrait que la fabulation soriente en ce cas dans la direction la plus simple, do son uniformit. Cette interprtation est particulirement plausible en ce qui concerne lartificialisme enfantin. On demande, par exemple, aux enfants de 4-6 ans, comment a commenc la lune. Supposons cette question incomprhensible pour ces petits : ils inventeront ds lors un mythe, et, comme le plus simple est de recourir

    aux hommes, ils diront tous que cest un monsieur qui a fait la lune. Il faut donc un critre plus subtil.

    Un second critre nous parat pouvoir remplir ce rle supplmentaire. Lorsquon interroge un grand nombre denfants dges diffrents, il se peut que la rponse incrimine (laquelle est donc, par hypothse, gnrale aux ges infrieurs) disparaisse en une fois et laisse la place une rponse dun tout autre type. Il se peut donc quon doive rpartir les enfants en deux stades, sans stade intermdiaire. Au contraire il se peut que la rponse incrimine ne disparaisse que progressivement, et ne cde le pas un type ultrieur de r-ponse que moyennant une lente maturation. Dans ce cas il faudrait rpartir les enfants en trois stades, deux stades extrmes et un stade intermdiaire. Il est vident que dans le second cas, les chances de fabulation sont beaucoup moins fortes que dans le premier. En effet, supposons que les enfants aient eu sur un sujet donn des opinions systmatiques ou une ferme orientation desprit. Lorsque lexprience ou linstruction viendra faire chec ces opi-nions, il est clair que la rvlation ne sera pas instantane, mais progressive. Au contraire, labsence dintermdiaires entre deux groupes successifs de rponses semble bien indiquer que le premier groupe navait gure de valeur aux yeux de lenfant et parle ainsi en faveur de lhypothse dune fabulation gnrale durant le premier stade.

    Enfin, un troisime critre est utile observer: cest larrive la rponse juste. En effet, si les rponses des plus jeunes enfants examins ne sont pas fabules, non seulement on doit constater une disparition progressive, et non subite, de ces rponses, au cours de la srie des enfants classs par ges moyens, mais encore on doit observer que les reprsentations primitives adhrent encore aux premires rponses justes elles-mmes. Autrement dit, si lon distingue trois stades dans un processus donn, dont un intermdiaire, le type de rponse du premier stade doit se faire sentir, non seulement durant le second stade, mais jusquaux dbuts du troisime. Dans un tel cas, on peut tre pratiquement sr que les rponses du premier stade ne sont pas fabules.

    Voici un exemple. Les enfants dun premier stade affirment que le lac de Genve a t creus par des ouvriers et quon a mis de leau dedans. Les enfants du second stade continuent affirmer que le lac a t creus; mais, leau vient des montagnes, et a pour origine la pluie elle-mme. Enfin du-rant un troisime stade, lenfant admet que le lac sest form suivant un processus entirement naturel: les rivires lont creus et lalimentent en

    20 REPRSENTATION DU MONDE CHEZ L'ENFANT INTRODUCTION 21

  • eau. Eh bien, les rponses artificialistes du premier stade sont-elles fabu-les? Non, car non seulement elles sont gnrales, non seulement lexis-tence du second stade montre que lartificialisme ne disparat pas dun trait, mais encore on trouve, au dbut du troisime stade, des enfants qui conti-nuent croire que Genve est antrieure au lac et que le lac est ct de la ville parce quil faut une ville avant le lac. Le dbut du troisime stade tmoigne donc encore de la persistance de lorientation desprit artificia-liste.

    On voit, en conclusion, quil est relativement ais de discerner les croyan-ces proprement dites de la fabulation. Ltonnante ressemblance des enfants entre eux, du moins des enfants de civiliss, quel que soit le milieu social, le pays ou la langue, permet, en effet, de voir assez rapidement si telle croyance est gnrale, durable, et rsistant mme aux premires leons de ladulte.

    Par contre, il est difficile et cest l, chose curieuse, la seule difficult relle que nous ayons rencontre dans lapplication de notre mthode de distinguer, parmi les rponses obtenues, les croyances spontanes des croyances dclenches. En effet, daprs ce que nous avons vu jusquici: 1 toutes deux rsistent la suggestion; 2 toutes deux ont des racines profon-des dans la pense du sujet examin; 3 toutes deux prsentent une certaine gnralit chez les enfants du mme ge ; 4 toutes deux durent plusieurs annes et dcroissent progressivement au lieu de cder le terrain brusque-ment; et enfin, 5 toutes deux fusionnent avec les premires rponses justes, cest--dire avec ces rponses dues la pression de lentourage adulte.

    Allons-nous donc considrer toutes les rponses obtenues qui satisfont ces cinq conditions comme dues aux croyances spontanes de lenfant? Au-trement dit, faut-il admettre que tout ce que dit lenfant ait t formul dans sa pense antrieurement linterrogatoire? Il va sans dire quil nen est rien. Le seul moyen pour faire le dpart du spontan et de ce qui est dclench est de recourir lobservation pure. Cest par l quil convient, de terminer cha-que enqute, de mme que cest de lobservation quil convient de sinspirer pour entreprendre toute recherche. Ltude des questions denfants est cet gard le principal auxiliaire.

    Mais, ce dernier procd est, comme nous lavons vu, dun emploi bien restreint. Sur quantit de points donnant lieu des rponses qui paraissent trs systmatiques lexamen cli-

    nique, les enfants ne questionnent pas ou fort peu. Or, cest souvent parce que, prcisment, les croyances dceles lexamen clinique nont jamais t mises en doute par lenfant, et quainsi elles ne fournissent pas matire question. Mais, dans de tels cas, ce nest pas de croyances quil faut parler, cest de tendances impliques dans lorientation desprit de lenfant beaucoup plus que dgages et discutes: ce sont des attitudes, subconscientes bien plus que formules, actives bien plus que reprsentatives. Comment faire, ds lors, pour distinguer la croyance ou la tendance spontanes de la croyance dclenche ? La question ne ressortit plus nos rgles dexamen clinique. Elle ressortit aux rgles dinterprtation en gnral et ce sont ces rgles quil nous faut maintenant examiner.

    4. RGLES DESTINES LINTERPRTATION DES RSULTATS. En psy-chologie comme en physique il ny a pas de purs faits, si lon entend par fait un phnomne prsent lesprit par la nature elle-mme, indpen-damment des hypothses qui ont permis dinterroger celle-ci, des principes qui rglent linterprtation de lexprience et du contexte systmatique de proposi-tions antrieures dans lequel lobservateur insre par une sorte de prliaison toute constatation nouvelle. Aussi importe-t-il que nous prcisions au moins les principes gnraux qui nous guideront dans linterprtation des rponses de nos enfants. Sans quoi le lecteur nous poserait demble des questions prjudi-cielles: quest-ce que lorientation desprit qui conduit lenfant certaines r-ponses plutt qu dautres, lorsque sa raction est du type dclench ? Quelle est la part de ladulte dans les croyances de lenfant, etc. ?

    Mais il nous faut viter un danger contraire, qui est de prjuger de la na-ture de nos rsultats avant de les avoir analyss en eux-mmes. Ce quil nous faut chercher, cest donc un ensemble de rgles dinterprtation unissant le maximum de souplesse au maximum de rigueur, pour autant que ces deux exigences sont conciliables. Soit dit plus simplement, il convient de recher-cher quelles rgles suivre pour carter le maximum de prjugs.

    A cet gard, deux points sont particulirement importants. Le premier est celui des rapports entre la formule verbale ou la systmatisation consciente que donne lenfant ses croyances, au moment de linterrogatoire, et lorientation desprit prconsciente qui a dtermin lenfant, en tout ou en partie, inventer telle solution plutt que telle autre. Voici le problme. Un enfant nous donne une rponse nettement dclenche, cest--

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  • dire que nous voyons la croyance se construire, pour ainsi dire, sous nos yeux. Faut-il tenir compte de cette rponse comme si elle tait du type spontan; ou bien faut-il en faire lexgse, et tenir compte, moins de la rponse elle-mme, prise la lettre, que des tendances qui ont dtermin la recherche de lenfant? Mais, dans ce dernier cas, comment faire le choix? Quelle traduction donner aux tendances de lenfant pour ne pas les trahir? La question est extrmement grave. Cest de sa solution que dpend toute la valeur de la mthode clinique.

    Cette question comporte deux solutions extrmes. La premire est celle de certains psychologues de lenfance qui rejettent, comme dpourvus de signification, tous les rsultats dun interrogatoire proprement dit (pour autant naturellement que cet interrogatoire est destin dgager les repr-sentations ou les croyances des enfants, et non pas simplement soumettre lenfant des preuves scolaires ou mentales). Pour ces auteurs, tout interro-gatoire fausse les perspectives et lobservation pure est seule permettre une vue objective des choses. Mais, de telles rserves on peut toujours opposer le fait que les interrogatoires donnent des rsultats constants, du moins en moyenne. Lorsquon interroge les enfants sur ce quest la pense et ce que sont les noms, tous les petits (du moins un nombre assez lev pour per-mettre de dire tous) rpondent que lon pense avec la bouche et que les mots ou les noms sont situs dans les choses, etc. Une telle uniformit pose un problme aux dtracteurs de linterrogatoire et autorise demble la pour-suite des recherches.

    Lautre solution est celle des psychologues qui considrent toute rponse, du moins toute rponse dclenche (par opposition aux rponses suggres, fabules ou donnes sans aucune rflexion), comme tant lexpression de la pense spontane de lenfant. Cest ce que semblent admettre plusieurs colla-borateurs du Pedagogical Seminary par exemple. Il suffit, en croire ces auteurs, de poser aux enfants un ensemble de questions et de collectionner les rpon-ses, pour connatre les ides des enfants, ou les thories des enfants, etc. Sans vouloir du tout mconnatre la valeur et lintrt de beaucoup des enqu-tes auxquelles nous songeons, nous pensons nanmoins que cette valeur est souvent tout autre que celle laquelle croient les auteurs. Autrement dit, nous considrons comme trs suspect le principe suivant lequel nimporte quelle rponse, non suggre ni fabule, possde le mme coefficient de spontanit quune rponse dadulte normal, donne au cours dun examen quelconque, ou quune croyance originale denfant, observe sans intervention ni inter-

    rogatoire. Un tel principe peut donner lieu certaines conclusions exactes, cela va sans dire. Mais cest par hasard, la manire dont le vrai peut sortir du faux. Gnralis, ce principe est tout fait erron et nous tremblons lide des exagrations que lon pourrait commettre en interrogeant les en-fants sur toutes choses et en considrant les rsultats ainsi obtenus comme tant tous galement valables et tous galement rvlateurs de la mentalit enfantine.

    Nous voici donc sur la voie. La rgle observer est celle du juste milieu: accorder toute croyance dclenche la valeur dun indice, et chercher au moyen de cet indice lorientation desprit qui est ainsi dcele. Cette recher-che elle-mme peut tre dirige par le principe suivant. Lobservation montre que lenfant est peu systmatique, peu cohrent, peu dductif, en gnral tranger au besoin dviter les contradictions, juxtaposant les affirmations au lieu de les synthtiser et se contentant de schmas syncrtiques au lieu de pousser lanalyse des lments. Autrement dit, la pense de lenfant est plus proche dun ensemble dattitudes ressortissant la fois de laction et de la rverie (le jeu combinant ces deux procds, qui sont les plus simples pour parvenir la satisfaction organique) que de la pense, consciente delle-mme et systmatique, de ladulte. Ds lors, pour dgager lorientation desprit que dcle une croyance dclenche, le principe est de dpouiller cette croyance de tout lment systmatique.

    Pour ce faire, il faut dabord liminer linfluence de la question pose, cest--dire quil faut enlever la rponse donne par lenfant son caractre de rponse. Par exemple, si lon demande Comment a commenc le so-leil?, et que lenfant rponde cest des messieurs qui lont fait, il faut ne retenir que cette indication: il y a pour lenfant quelque liaison vague entre le soleil et les hommes, ou les hommes sont pour quelque chose dans la nature du soleil. Si lon demande Comment ont commenc les noms des cho-ses? et O sont-ils? et que lenfant rponde que les noms viennent des choses elles-mmes et sont dans les choses, il faut simplement conclure que, pour lenfant, les noms participent plus des choses que du sujet pensant, ou que lenfant est raliste par orientation desprit. Il faut donc se garder, dans ces deux exemples, de prter lenfant un souci spontan de prciser lori-gine des astres (sauf si lobservation pure montre ce souci) ou la proccupa-tion de localiser les noms. Il ne faut retenir de la rponse que sa direction, pour ainsi dire direction artificialiste, en ce qui concerne le premier exemple, et direction raliste en ce qui concerne le second.

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  • Il faut ensuite dpouiller les rponses reues de tout caractre logique, et se garder dintroduire une cohrence artificielle l o la cohrence est dun type plus organique que logique. Ainsi les enfants rpondent que les astres, le ciel, la nuit, etc. , sont en nuages et que les nuages sont en fume. Les clairs et les astres sont du feu issu de cette fume, etc. Admirable systme, pour lequel la fume des toits est le principe de la mtorologie et de lastronomie. Seulement, ce nest pas un systme ! Il ny a l que liaisons partiellement sen-ties, partiellement formules, et beaucoup plus esquisses que dgages. Bien plus, ces liaisons nen excluent pas dautres, et dautres qui nous semblent contradictoires avec elles : ainsi ces mmes corps sont conus par lenfant comme vivants et conscients, etc.

    Enfin, il faut mme essayer de dpouiller les rponses de leur lment verbal. Il y a srement chez lenfant toute une pense informulable faite di-mages et de schmas moteurs combins. Les ides de force, de vie, de poids, etc. sont issues de cette pense, du moins partiellement, et les rapports des objets entre eux sont pntrs de ces liaisons inexprimables. Lorsquon inter-roge lenfant, celui-ci traduit sa pense en paroles, mais ces paroles sont n-cessairement inadquates. Ainsi lenfant dira que cest le soleil qui fait avancer les nuages. Quel est le sens de cette expression, que le soleil attire ou pousse les nuages, ou quil les chasse comme un gendarme chasse les voleurs et les fait ainsi se sauver? Tout est possible. Ici, de nouveau, ce qui im-porte, cest lattitude plus que la formule, et la direction suivie, plus que la rponse trouve.

    En bref, le principe de linterprtation des rponses dclenches, et mme en partie des rponses spontanes, consiste considrer ces rponses comme des symptmes plus que comme des ralits. Mais o sarrter dans ce travail de rduction critique? Cest lobservation pure den dcider. Il suffit dexaminer un grand nombre de questions denfants et. de confronter les rponses obtenues par examen clinique avec ces questions spontanes, pour voir jusqu quel point telle orientation desprit correspond des ques-tions systmatiquement poses. Ainsi, en ce qui concerne lartificialisme, il suffit de peu dobservations pour se rendre compte que la liaison des choses et des hommes prend souvent spontanment, chez lenfant, laspect dune relation de fabrication : lenfant se pose spontanment certaines questions dorigine et les pose dune manire qui implique demble lide que ce sont les hommes qui ont fait ou contribu faire les choses.

    Mais les rgles qui prcdent ne suffisent pas rsoudre tous les probl-mes que pose linterprtation des rponses. Ltude de lenfant comporte malheureusement une difficult beaucoup plus grave encore. Comment faire la part, dans les rsultats des interrogatoires, des trouvailles originales de len-fant, et des influences adultes antrieures?

    Pos sous cette forme, le problme est insoluble. Il comporte, en effet, deux questions bien distinctes. Lhistoire du dveloppement intellectuel de lenfant, cest, en bonne partie, lhistoire de la socialisation progressive dune pense individuelle, dabord rfractaire ladaptation sociale, puis de plus en plus pntre par les influences adultes ambiantes. A cet gard, toute la pen-se de lenfant est destine, ds les dbuts du langage, se fondre progressi-vement dans la pense adulte. Do un premier problme: quel est le proces-sus de cette socialisation? Par le fait mme quil y a socialisation progressive, il y a, chaque moment du dveloppement de lenfant, deux parts faire dans le contenu de la pense enfantine une part dinfluence adulte et une part de raction originale de lenfant. Autrement dit, les croyances enfantines sont le produit dune raction influence, mais non dicte, par ladulte. On peut se proposer ltude de cette raction, et cest ce que nous entrepren-drons au cours de cet ouvrage. Il suffit de savoir quil y a trois termes au problme: lunivers auquel lenfant sadapte, la pense de lenfant et la so-cit adulte qui influe sur cette pense. Mais, dautre part, il y a, dans les croyances enfantines, deux types trs diffrents distinguer. Les unes sont, comme nous venons de le voir, influences mais non dictes par ladulte. Les autres, au contraire, sont simplement imposes, soit par lcole, soit par la famille, soit par les conversations adultes entendues par lenfant, etc. Natu-rellement, ces dernires croyances nont aucun intrt. Do le second pro-blme, qui est le plus grave au point de vue mthodologique: comment faire le dpart, chez lenfant, des croyances imposes par ladulte et des croyances tmoignant dune raction originale de lenfant (raction influence mais non dicte par ladulte)? On le voit demble, ces deux problmes doivent tre distingus. Examinons-les donc sparment.

    En ce qui concerne le premier, deux solutions extrmes se prsentent nous. Selon lune, les croyances proprement enfantines nexistent pas: on ne trouve chez lenfant que traces dinformations parses et incompltes, reues du dehors, et pour connatre la pense relle de lenfant, il faudrait lever quelques orphelins dans une le dserte. Cest au fond la solution implicite

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  • de bien des sociologues. Lide que les primitifs nous renseignent mieux que les enfants sur la gense de la pense humaine, bien que les primitifs soient connus de seconde ou de troisime main de ceux qui sont seuls mme de les tudier scientifiquement, repose en bonne partie sur la tendance que lon a de considrer lenfant comme faonn tout entier par la contrainte sociale ambiante. Mais il se pourrait fort bien que loriginalit des enfants ait t singulirement mconnue, simplement parce que lenfant, tant gocentrique, ne songe ni nous convaincre de la justesse de ses attitudes desprit, ni sur-tout en prendre conscience pour nous les dvelopper. Il se peut fort bien que nous ne voyions de lenfant que ses doutes et ses ttonnements parce que prcisment ce qui est pour lui vident ne fait lobjet ni de ses propos ni mme de son attention. Il est donc lgitime de se refuser dadmettre a priori labsolue conformit des reprsentations de lenfant avec celles de son entou-rage. Bien plus, si la structure logique de la pense de lenfant diffre de no-tre structure logique adulte, comme nous avons essay de le montrer ailleurs, il semble probable que le contenu de la pense enfantine sera lui-mme en partie original.

    Faut-il donc adopter lautre solution extrme et faire de lenfant une sorte de schizode vivant uniquement dans son autisme, quoique participant en apparence de la vie du corps social? Ce serait mconnatre ce fait que len-fant est un tre dont lactivit principale est ladaptation et qui cherche sadapter tant ladulte qui lentoure qua la nature elle-mme.

    La vrit est assurment entre deux. Stern a suivi, dans ltude du langage enfantin, un principe directeur que nous pouvons faire ntre, tout en llar-gissant en faveur de loriginalit de la pense de lenfant. La pense est, en effet, bien plus originale chez lenfant que le langage. Tout au moins, ce que dit Stern vaut a fortiori pour la pense.

    Admettons, dit Stern, que lenfant dans son langage, se borne copier en tout ladulte. Il reste que cette copie contient plusieurs spontanit. En effet, lenfant ne copie pas tout. Son imitation est slective certains traits sont demble copis, dautres sont limins pendant des annes. Bien plus, Lor-dre de succession de ces imitations est en moyenne constant. Les catgories grammaticales, par exemple, sacquirent dans un ordre fixe, etc. Or, qui dit imitation slective et ordre fixe dans les imitations dit raction en partie spontane. Du moins de tels faits montrent demble lexistence dune structure en partie indpendante de la pression extrieure.

    Mais il y a plus. Mme ce qui semble copi est en ralit dform et re-cr. Les mots, par exemple, sont les mmes chez lenfant et chez nous, mais ils ont des sens diffrents, plus larges ou moins larges suivant les cas. Les liaisons sont autres. La syntaxe et le style sont originaux.

    Stern fait donc, avec beaucoup de raison, lhypothse que lenfant digre ce quil emprunte et digre conformment une chimie mentale qui lui est propre. A combien plus forte raison ces considrations sont-elles valables dans le domaine de la pense elle-mme, dans lequel la part de limitation, comme facteur de formation, est videmment bien plus faible. En effet, nous rencontrerons chaque instant, en ce qui concerne les reprsentations, ce que nous voyons rarement propos du langage: des conflits rels entre la pense de lenfant et celle de lentourage, conflits aboutissant la dforma-tion systmatique des propos adultes dans lesprit de lenfant. Il faut avoir vu sur le vif combien les leons les meilleures sont incomprises des enfants pour mesurer ltendue de ce phnomne. On dira, il est vrai, que toute langue contient une logique et une cosmologie, et que lenfant, apprenant parler dans le mme temps ou avant quil apprend penser, pense en fonction du milieu social adulte. Cest vrai, en partie. Mais, par le fait mme que le langage adulte nest pas, pour lenfant, comme est, pour nous, une langue trangre que nous apprenons (cest--dire un systme de signes correspondant point pour point a des notions dj acquises), il sera possible de faire le dpart entre les notions enfantines et les notions adultes simplement en examinant lusage que lenfant fait de nos mots et de nos notions. On sapercevra alors que le langage adulte constitue, pour lenfant, une ralit souvent opaque et que lune des activits de sa pense est de sadapter cette ralit, tout comme il doit sadapter la ralit physique elle-mme. Or, cette adaptation qui caractrise la pense verbale de lenfant, est originale et suppose des schmas sui generis de digestion mentale. Ainsi, mme lorsque lenfant construit telle notion loccasion dun mot du langage adulte, cette notion peut tre entirement enfantine, en ce sens que le mot tait primitivement aussi opaque son intelligence que lest tel phnomne physique, et que pour le comprendre il la dform et assimil suivant une structure mentale propre. Nous trouverons un excellent exemple de cette loi en tudiant la notion enfantine de vie. La notion du vivant a t construite par lenfant loccasion dun mot adulte. Mais elle contient tout autre chose que la notion adulte de vie et

    28 REPRSENTATION DU MONDE CHEZ L'ENFANT INTRODUCTION 29

  • tmoigne dune reprsentation du monde entirement originale. Le principe auquel nous nous rfrerons consiste donc considrer len-

    fant, non pas comme un tre de pure imitation, mais comme un organisme qui assimile les choses lui, les trie, les digre selon sa structure propre. De ce biais, mme ce qui est influenc par ladulte peut tre original.

    Mais il va de soi que de pures imitations ou de pures reproductions sont frquentes. Souvent une croyance enfantine nest que la rplique toute pas-sive dun propos entendu. Bien plus, mesure que lenfant volue, sa com-prhension de ladulte augmente et il devient susceptible de sassimiler les croyances ambiantes sans plus les dformer. Comment donc discerner, dans les rsultats de lexamen clinique, la part de lenfant lui-mme et la part des propos adultes antrieurement entendus et incorpors par lenfant? Toutes les rgles que nous avons dcrites prcdemment (3) pour distinguer les rponses spontanes ou dclenches des rponses suggres pendant lexp-rience nous paraissent valables pour rsoudre ce nouveau problme.

    Tout dabord luniformit des rponses dun mme ge moyen. Si, en effet, tous les enfants de mme ge mental sont arrivs la mme reprsen-tation dun phnomne donn, malgr les hasards de leurs circonstances personnelles, de leurs rencontres, des conversations entendues, etc. , il y a l un premier gage en faveur de loriginalit de cette croyance.

    Deuximement, dans la mesure o la croyance de lenfant volue avec lge suivant un processus continu, il y a de nouvelles prsomptions en faveur de loriginalit de cette croyance.

    Troisimement, si telle croyance est rellement faonne par la mentalit enfantine, la disparition de cette croyance ne sera pas brusque, mais on constatera un ensemble de combinaisons ou de compromis entre elle et la croyance nouvelle tendant simplanter.

    Quatrimement, une croyance rellement solidaire dune structure men-tale donne rsiste la suggestion; et, cinquimement, cette croyance pr-sente de multiples prolifrations et ragit sur un ensemble de reprsentations voisines.

    Ces cinq critres, lorsquils sont simultanment appliqus, suffisent montrer si telle croyance est simplement emprunte par lenfant aux adultes, par imitation passive, ou si elle est en partie le produit de la structure mentale de lenfant. Assurment, ces critres ne permettent plus de dceler le produit de lenseignement adulte, lge o lenfant comprend tout ce quon lui dit ( partir de 11-12 ans). Mais cest qualors lenfant nest plus enfant et que sa structure mentale devient celle de ladulte.

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