pierre de grauw - sculptures, dessins, peintures

37
Pierre de Grauw Sculptures, dessins, peintures Éditions Apogée

Upload: editions-apogee

Post on 06-Feb-2016

215 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

Pierre de Grauw est né à Utrecht (Pays-Bas), le 3  décembre 1921. Il pratique la sculpture et la peinture dès son plus jeune âge, en autodidacte. Il réalise de nombreuses commandes pour les églises de son pays, tout en poursuivant des études de philosophie et de théologie. Arrivé en France en 1950, il s’adonne plus particulièrement à la sculpture sur bois et étudie le dessin au Centre d’art sacré de Paris, sous la direction de Jacques Le Chevallier. Il fréquente, entre autres, les ateliers de René Leleu et Bernard Mougin. Sa réflexion le porte vers des sujets souvent inspirés de la Bible, qu’il place dans une perspective humaniste et philosophique. En 1983, il devient professeur de sculpture aux Ateliers d’arts plastiques de Bagneux. Après une exposition à Sèvres — où il vit actuellement —, ses sculptures ont pris la route de Pont-Scorff (Morbihan) où la Ville a ouvert un espace dédié à son œuvre.

TRANSCRIPT

Page 1: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

Pierrede GrauwSculptures, dessins, peintures

Éditions Apogée

Pierre de Grauw est né à Utrecht (Pays-Bas), le 3 décembre 1921.

Il pratique la sculpture et la peinture dès son plus jeune âge, en auto-

didacte. Admirateur de Charles Eyck et Otto Van Rees, il réalise de

nombreuses commandes pour les églises de son pays, tout en poursui-

vant des études de philosophie et de théologie. Arrivé en France en

1950, il s’adonne plus particulièrement à la sculpture sur bois et étudie

le dessin au Centre d’art sacré de Paris, sous la direction de Jacques

Le Chevallier. Il fréquente, entre autres, les ateliers de René Leleu et

Bernard Mougin.

Sa réflexion le porte vers des sujets souvent inspirés de la Bible,

qu’il place dans une perspective humaniste et philosophique. En 1983,

il devient professeur de sculpture aux Ateliers d’arts plastiques de

Bagneux.

Après une exposition à Sèvres — où il vit actuellement —, ses

sculptures ont pris la route de Pont-Scorff (Morbihan) où la Ville a

ouvert un espace dédié à son œuvre.

En couverture :Le Sacrifice d’Abraham (détail) © Studio Dupif

En quatrième de couverture :Pierre de Grauw dans son atelier en 2010 © Studio Dupif

26 € - Éditions ApogéeISBN 978-2-84398-409-9

Pier

re d

e G

rauw

Scul

ptur

es, d

essi

ns, p

eint

ures

Page 2: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

Cet ouvrage a été publié avec le soutien de

à qui nous exprimons nos vifs remerciements

© Éditions Apogée, 2012

ISBN 978-2-84398-409-9

Les sculptures en bronze et en cuivre ont été réalisées

par les ateliers Candide - Bronze d’Art, Vitry-sur-Seine (94)

Page 3: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

Pierre de GrauwSculptures, dessins, peintures

Éditions Apogée

Page 4: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

Étude de femme Terre cuite, 12 x 30 x

10 cm, 1980

Page 5: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

5

pas forcément dire ; des mots et des phrases

viennent alors, comme des évidences, sur ce

qui n’arrivait pas à s’exprimer.

Mais cette pédagogie n’occulte en rien la

force et la contradiction que Pierre de Grauw

illustre et vit en permanence. Au-delà de la

rugosité des matériaux et de leur traitement,

se terre une évidente sensibilité faite d’huma-

nité ; très souvent le creux révèle le volume,

l’angle la rondeur, le silence la parole, et réci-

proquement.

Ce livre est enfin en parfaite cohérence

avec l’ouverture de l’Espace Pierre de Grauw

à Pont-Scorff, en Bretagne. Il vient comme

un remerciement à tous ceux qui ont cru et

soutenu la pérennité de l’œuvre au sens le plus

large du terme. Nul doute que ce livre soit

effectivement un moyen de plus, et non des

moindres, propre à transmettre l’œuvre et la

pensée de Pierre.

Qu’il me soit enfin permis une approche

plus personnelle : je connais Pierre de Grauw

depuis plus de 55 ans. En 1956, il était aumô-

nier du collège Saint-Gabriel à Bagneux et,

déjà, son enseignement ne se limitait pas à

une initiation à la lecture des textes bibliques ;

les grandes encycliques sur la doctrine sociale

de l’Église catholique, la compréhension des

grands mouvements philosophiques, domi-

née à l’époque par la pensée marxiste, étaient

au cœur de sa réflexion. Je me souviens aussi

de Pierre animateur des jeunes dont je faisais

partie, de la chorale qu’il avait fondée, de ces

représentations du mystère de la Passion par

lesquelles, de paroisse en paroisse et sur la base

Préface

C’est un grand honneur et un réel plaisir

pour le président de l’association des Amis

de Pierre de Grauw de préfacer ce livre. Les

raisons en sont multiples.

La première, et non des moindres, est liée

à ce que représente Pierre pour notre associa-

tion. Nous sommes tous « ami » de Pierre,

mais chacun d’entre nous l’a rencontré dans

des conditions et circonstances différentes,

révélatrices des multiples dimensions de sa

personnalité et de son œuvre. Notre association

est donc ce lieu de rencontre où s’échangent et

se partagent ces différents regards sur l’œuvre

et la personnalité de Pierre artiste certes, mais

aussi philosophe, théologien, sociologue… et

c’est bien ce que révèle et illustre ce livre.

L’enracinement biblique de la réflexion de

Pierre de Grauw permet à chacun de situer

son histoire personnelle dans cette formi-

dable perspective de la libération de l’homme

impliqué dans la création tournée vers l’avè-

nement de « la Jérusalem céleste », cité qu’il

lui appartient de construire là où il se trouve.

Nous ne sommes pas toujours à l’aise

devant l’œuvre d’art ; notre « ressenti » est à la

fois technique et subjectif ; il peut très vite se

paralyser. Entrer dans le parcours de l’artiste,

le suivre avec d’autres dans son itinéraire,

explique et révèle ce que nous ne saurions

Page 6: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

tale de Pierre concrétisée dans ses œuvres,

réflexion sur l’homme qui, malgré ses pesan-

teurs et incapacités, reste libre et participe à

l’évolution du monde en perpétuelle création.

Pierre de Grauw a fait partie de cette petite

dizaine de personnes dont je dis sincèrement

que je ne serais pas ce que je suis si je ne

l’avais pas rencontré. Je sais que beaucoup de

nos amis de l’association sont dans ce même

constat.

Je ne peux terminer ce propos sans remer-

cier tant personnellement qu’au nom de

l’association, tous ceux qui s’inscrivent si bien

dans la contribution à la pérennité de l’œuvre

de Pierre : Georgine, bien sûr, dont la présence

aimante et active rend les choses possibles,

mais aussi tous les amis qui se reconnaî-

tront : Marc, Jean-Pierre, Françoise, François,

Catherine, Emmanuel, Marie, Paule, Bernard,

Rémy, Candide… et tellement d’autres.

Pierre Berger,

Président de l’association

des Amis de Pierre de Grauw

d’un texte original et d’une véritable « mise

en scène », nous invitions les spectateurs à

la compréhension de cet incompréhensible

procès… La préoccupation artistique et esthé-

tique — beauté et simplicité des costumes,

musique, poésie des textes — portait et carac-

térisait cette démarche.

J’ai suivi la construction de l’œuvre artis-

tique de Pierre : j’y ai vu notre condition

d’homme, dans toute sa beauté et son ambi-

guïté, s’exprimer par la représentation des

grandes figures de l’Ancien et du Nouveau

Testament, du roi David à Absalom, de Loth

aux pèlerins d’Emmaüs.

Pierre est aussi celui qui s’est confronté

aux rigidités et blocages de l’institution

ecclésiale, en approfondissant le sens de la

règle, y compris la règle monastique ; règle

qui n’enferme pas l’homme dans un tissu de

contraintes formelles mais qui l’accompagne

vers sa libération.

Il y aurait tellement d’autres choses à

dire… mais c’est l’objet de ce merveilleux

livre que d’expliquer la réflexion fondamen-

Page 7: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

7

SOMMAIRE

Toute sculpture intrigue…

Mon atelier, Pierre de Grauw - 10

Autour du Sacrifice d’Abraham,

une œuvre paradoxale et singulière, François Boespflug - 20

« J’aime le monumental », Pierre de Grauw - 32

Sculpture et parole

Parole créatrice - 50

Parole dialogue - 74

Parole question - 84

Parole dévoilée - 92

Parole historique, parole prophétique - 100

Parole absence - 118

Parole incarnée - 124

Jeu des formes, images de la vie

Les psaumes dessinés, Georgine de Grauw - 140

Un artiste qui interroge, François Boespflug - 148

Une liturgie debout, Albert Rouet - 154

Un nouveau temple, Jean-Baptiste Michel - 162

Des médailles, traces d’histoire, Georgine de Grauw - 168

Œuvres majeures et expositions - 172

Crédits photographiques - 175

Page 8: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

8

Page 9: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

9

Toute sculpture intrigue…

… Elle impressionne car elle fait sentir et admirer une présence. Depuis la nuit des temps

et dans toutes les religions, une statue est facilement identifiée avec la divinité ou la personne

héroïque qu’elle représente. Alors, tout logiquement, surgit la question : Comment a-t-elle été

faite ? Comment tel morceau de bois est-il devenu une sculpture si « parlante » ? Par quel miracle ?

De là également, dans la logique des choses, cette interrogation : Dans quel endroit ensorcelant

ce travail a-t-il été effectué ? Où l’artiste réalise-t-il son œuvre ? Sans doute est-ce pour cela que

l’on profite avec tant d’enthousiasme d’une journée portes ouvertes d’ateliers d’artistes : trouver la

réponse à ces questions et satisfaire sa curiosité, tel est le mobile de l’amateur.

L’ouvrage que voici ouvre la porte de mon atelier — à Bagneux, dans les Hauts-de-Seine —

où j’ai travaillé pendant soixante ans. Il raconte l’histoire et la vie de cet endroit merveilleux. Il

vous dévoilera des secrets : comment sept traverses de chemin de fer sont devenues Sept Prophètes et

comment, avec du plâtre, à force de petites touches, j’ai peu à peu modelé de grands personnages,

souvent inspirés de la Bible.

Notre ami François Boespflug nous accompagnera par ses réflexions et son commentaire

passionnant du Sacrifice d’Abraham. Ensuite nous quitterons Bagneux pour une visite à ma dernière

exposition en région parisienne. Elle a eu lieu à Sèvres, dans un site merveilleux, l’île de Monsieur,

où l’architecture moderne s’est implantée en bord de Seine, sur une terre chargée d’histoire. Je

vous ouvrirai ensuite la porte de l’espace de Pont-Scorff, autrefois mairie-école de cette commune

du Morbihan où mes sculptures, dessins et peintures ont trouvé une hospitalité pleine de sens.

Par une porte grande ouverte, j’essaierai de vous donner accès à la parole de mes personnages

qui vous accueilleront comme dans leur maison.

Pierre de Grauw

Atelier de Pierre de Grauw, Bagneux, 2010.

Page 10: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

10

le maréchal fit construire une nouvelle aile,

avec un joli salon. Le boudoir existe toujours,

avec son beau décor de boiseries peintes de

motifs légers, plein de charme : des fleurs, des

papillons, des vases. Sur la boiserie du milieu,

le portrait de la bien-aimée nous regarde,

inachevé. Les événements politiques ont

probablement empêché le décorateur de finir

son travail. Des traits de fusain à gauche et à

droite du visage montrent que l’artiste n’a pas

pu ou pas voulu terminer son œuvre.

Une telle demeure, accotée à l’église parois-

siale du xiiie siècle, se devait d’être entourée

d’un jardin avec au fond, tout logiquement,

les communs — de quoi loger un cheval, une

voiture et un cocher. Même si ces quelques

bâtiments ont été flanqués d’une baraque où

les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, pendant

la deuxième guerre mondiale, préparèrent la

soupe populaire, l’ensemble a gardé son carac-

tère romantique. On imagine aisément le

remue-ménage, chaque fois que le respectable

et savant curé devait se rendre à Paris.

À l’étage auquel on accède par un esca-

lier en bois, étroit et raide — un escalier de

meunier —, s’ouvrent à gauche deux petites

pièces, probablement l’habitat d’un cocher, à

moins qu’on y ait tout simplement stocké du

matériel. À droite, je découvris, un jour du

mois de septembre, une pièce dont les poutres

étaient apparentes et la charpente dénudée :

probablement le grenier à foin, comme le

laissait supposer une large porte en chêne au

fond de la pièce. Ce fut une découverte impor-

tante car c’est dans ce grenier d’environ 40 m²

qu’à l’automne 1950, j’installai mon atelier.

Mon atelier

L’ancien presbytère où je fus logé en 1950

avait l’allure d’un hôtel particulier, malgré sa

façade lépreuse et noircie par les intempéries.

Il fut construit en 1760 par le curé de

Bagneux, François de Chabannes de Rhodes,

également docteur en théologie à la Sorbonne,

et qui avait visiblement jugé indispensable

d’habiter dans un presbytère conforme à cette

double dignité.

Il suivit personnellement la construction

de sa demeure, car elle devait être solide et

robuste pour témoigner dans les siècles à

venir, du rang exceptionnel qu’un simple

curé de campagne avait occupé dans le monde

des savants parisiens. Pouvait-il se douter, le

pauvre révérend, qu’à peine un demi-siècle

plus tard, son beau presbytère serait acheté

par André Masséna, maréchal d’Empire, pour

y loger sa maîtresse, la belle Eugénie Renique,

danseuse de l’Opéra ? Soucieux d’offrir à

cette demoiselle une demeure confortable,

L’ancien presbytère, place de la

République, Bagneux,

1950.

Page 11: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

11

d’avaler aussi bien du bois que du charbon. Il

fut pendant des années un compagnon fidèle,

dont il fallait s’occuper, certes, mais qui était

l’élément stable autour duquel, surtout l’hi-

ver, s’organisait mon travail.

Depuis longtemps, je désirais faire de la

sculpture sur bois. Un établi monté dans mon

grenier-atelier, quelques gouges et ciseaux, et

ce vieux rêve se réalise. Par chance, je trouve

dans la commune voisine un entrepôt de

vieilles traverses de chemin de fer que l’on

vend à bas prix : 10 traverses pour 11 francs.

Une aubaine.

En toute liberté, je commence à tailler une

de ces traverses très abîmées — ou faut-il dire

blessées — par les milliers de trains passés

dessus. Sans aucune maquette, pas même un

croquis sur un bout de papier, je m’attaque à

cette poutre récalcitrante qu’il faut convaincre,

si j’ose dire, de lâcher prise. Le bois est dur et

malodorant ; il faut le prendre tantôt dans un

sens, tantôt dans l’autre. Tout doucement, le

travail cesse d’être un travail brutal et domi-

nateur pour devenir une sorte de dialogue au

cours duquel le bois me guide pour creuser

là où il faut, pour tracer les lignes là où cela

devient évident.

Au bout de quelques semaines, ma

première statue en bois se dresse là, tout

simplement, dans mon atelier, comme si elle

y avait toujours habité. Dans ce petit espace

lumineux, nu et silencieux, elle se trouve

chez elle. Elle raconte, par le seul fait d’être

là, comment Job, l’homme des douleurs, a

été « frappé par un ulcère malin depuis la

plante des pieds jusqu’au sommet de la tête »

(Job 2,7) [cf. p. 120].

Je fis ouvrir deux lucarnes dans la toiture

pour assurer un bel éclairage. J’achetai une

lourde sellette en chêne que je hissai avec

difficulté, par ce sacré escalier de meunier,

jusque là-haut, dans ce qui allait devenir

mon « jardin secret », où je commençai tout

de suite à modeler un Christ en croix pour la

chapelle de la communauté.

À l’approche de l’hiver, j’achetai un poêle

d’atelier en fonte, une « cloche », capable

Les pièces

à l’étage.

Page 12: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

20

Autour du Sacrifice d’Abraham

une œuvre paradoxale et singulière

En général, l’on fait comprendre aux

diserts de mon genre qu’ils auront de toute

façon à s’excuser d’aligner des mots, lorsqu’il

s’agit de commenter des œuvres d’art. Qu’au

moins les miens n’ajoutent pas un péché à un

autre, évitent la surcharge et s’en tiennent à

un sobre va-et-vient d’une part entre l’œuvre

et ma sensibilité, et d’autre part entre celle-ci

et la manière dont Pierre parle de celle-là.

L’œuvre instaure un débat auquel on ne

coupe pas, me semble-t-il. Et ce à plusieurs

niveaux. C’est premièrement un débat entre

nous et ce qui se joue dans le texte de réfé-

rence de cette œuvre (Gn 22). Il est ensuite

entre chacun et la perception qu’il a du groupe

sculpté de Pierre. Et enfin, entre les mots qui

spontanément me viendraient et les mots que

Pierre a choisis pour décrire lui-même son

œuvre.

Dans le livre qui a été publié sur sa sculp-

ture — il est bien connu que l’on ne lit pas

les livres d’art, et qu’on se contente de les

feuilleter — la description que Pierre donne de

son groupe est excellente, si je puis permettre

ce compliment (celui-ci n’est pas si déplacé

qu’il semblerait, car ce ne sont pas tous les

artistes, tant s’en faut, qui s’acquittent hono-

rablement du soin de décrire leurs propres

œuvres) : « Derrière une sorte de dolmen ou

table de pierre sur laquelle est à moitié couché

un adolescent, se tient un homme robuste,

un peu court sur ses jambes. Ses deux bras

désignent dans un geste d’offrande 1 le garçon

qui se redresse sur son bras droit et regarde

son père, étonné, comme s’il ne devait ou ne

pouvait pas comprendre ce qui allait lui arri-

ver. Le père, lui, ne comprend pas non plus :

légèrement courbé, sa grosse tête penchée, il

suggère la stupéfaction devant l’incompréhen-

sible, l’absurdité du sacrifice humain 2. »

Ces mots-là sont parfaits, à telle enseigne

qu’il me paraîtrait plus prudent maintenant

de se taire. Mais je le répète, l’œuvre d’art,

toute œuvre d’art qui mérite cette désignation

par l’excellence du savoir-faire qui a présidé

à sa lutte avec la matière, est ouverte au

commentaire, indéfiniment. J’ose donc ajouter

quelques mots à ceux de Pierre, pour souli-

gner d’abord le triple paradoxe de ce groupe

sculpté, avant d’en relever quatre caractéris-

tiques. Il est paradoxal à trois titres : par son

titre, par son sujet, et par son style.

1/Paradoxe de son titre, d’abord — qu’il

partage avec bien des œuvres juives ou chré-

tiennes des siècles passés, inspirées du même

thème biblique. L’œuvre s’intitule en effet

Abraham sacrifie Isaac 3, mais ne montre pas un

sacrifice. Que montre-t-il ?

Page 13: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

21

Le Sacrifice d’AbrahamPlâtre, 240 x 70 x 170 cm, 1958

Page 14: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

32

des Beaux-Arts de Paris. Cette visite m’est

pourtant restée en mémoire. Après un tour

attentif de mon atelier, il déclara que je

travaillais bien — c’était un homme avare

de compliments — mais : « Cela se sent,

vous n’avez jamais travaillé d’après modèle

vivant ! » C’était vrai. J’étais un autodidacte.

Je n’avais fréquenté aucune école d’arts, à

part quelques cours de modelage dans un

centre d’arts appliqués d’Arnhem, pendant

ma deuxième année d’études théologiques.

Là, lorsque dans le local voisin il y avait une

séance de modèle vivant, on fermait précipi-

tamment la porte : l’apprenti sculpteur Pierre

de Grauw, en habit religieux, devait exclusi-

vement s’appliquer à reproduire en terre un

modèle de canard en plâtre !

« Si cela vous tente, venez dessiner au

centre d’art sacré, place Fürstenberg ! »

« J’aime le

monumental »

J’aime le monumental ! Je me plais à le

répéter ! Et pour avoir la place nécessaire

sur mon lieu de travail, j’appliquai, dès les

années soixante, la politique des « territoires

occupés ». Lorsque le frère menuisier aban-

donna son atelier au rez-de-chaussée, j’eus vite

fait d’y mettre quelques ébauches en plâtre.

Ensuite, pour mettre mes personnages à l’abri,

je fis construire derrière le chœur de l’église

un appentis.

Ces statues ne pouvaient rester en plâtre si

je voulais qu’elles soient implantées quelque

part. Un ami sculpteur, Jacques Conter, qui

travaillait le cuivre comme assistant du sculp-

teur César, à l’école des Arts décoratifs, accepta

de réaliser un de mes grands plâtres en cuivre

martelé et soudé. C’est le Christ aux outrages

qui fut choisi. Une fois le travail terminé, je

ne pus qu’admirer et constater combien ma

sculpture, dans cette matière plus noble, plus

lumineuse, avait gagné en beauté plastique.

Il y a bien longtemps déjà que mon Christ

aux outrages se trouve à l’église Saint-Merri de

Paris où il est placé à même le sol, comme un

croyant parmi les croyants, participant à une

liturgie dont il est pourtant le centre.

Je ne sais plus en quelle année, ni à quelle

occasion j’eus la visite de Jacques Le Cheval-

lier, maître verrier et professeur à l’école

Pierre de Grauw dans son atelier,

travaillant sur le modelage d’un nu en

terre.

Page 15: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

33

« Il est placé à même le sol, comme un croyant

parmi les croyants, participant à uneliturgie dont il est

pourtant le centre. »

Christ aux outragesCuivre, 172 x 55 x 60 cm, 1966, église Saint-Merri, Paris IVe.

Page 16: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures
Page 17: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

49

Sculpture et ParoleNous, humains, sommes les seuls êtres dotés de ce pouvoir de la parole, pouvoir si extraor-

dinaire que l’homme biblique en a d’emblée attribué la source et le déclenchement à son dieu. Dans la Bible, le dieu des Hébreux est un dieu qui parle ; il est le vrai dieu parce qu’il parle. Il communique tandis que les idoles, elles, « ont une bouche mais ne parlent pas ». (Psaume 113B,5 (h 115) et 134, 16 (h 135)).

Ainsi pourrait-on dire que l’homme biblique fait un dieu à son image.

Comme la sculpture a besoin de lumière pour rayonner, le son de la parole a besoin d’air pour vibrer. Tout ce que l’on voit s’entend, parce que donné dans l’espace pour être reçu, interprété, en un mot : partagé.

Dans un espace composé de lieux successifs, s’animent des matières et des formes.La parole s’éveille sous la liberté du regard.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : les expressions graphiques et plastiques proposées dans ce livre ne veulent pas illustrer la Bible. Au contraire, c’est la Bible qui illustre nos vies d’hommes et de femmes. C’est en ce sens qu’elle est universelle et qu’elle provoque l’artiste.

Si le sculpteur transpose visuellement un texte de psaume ou s’il taille des visages qui portent un nom biblique connu, c’est parce qu’il y décèle l’incarnation d’expériences communes aux hommes et aux femmes de tous les mondes et de toutes les époques.

Sa préférence va aux personnages et aux situations qui affrontent la question de toujours : le mystère de l’existence humaine.

L’artiste a sculpté des visages et des mains comme en arrêt sur image, figés mais supposant un mouvement en avant et en après. Un avant et un après qu’il appartient au lecteur de déchiffrer, au visiteur de l’espace de découvrir.

« Non point récit, non point langage,point de voix qu’on puisse entendre,Mais par toute la terre en ressortent les lignesEt les mots jusqu’aux limites du monde. »(Psaume 18, 4-5 / h 19)Crayon sur papier, 100 x 210 cm, 2011

Page 18: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

52

Torse d’homme ou KourosBois, 165 x 30 x 35 cm, 1989

Page 19: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

53

Adam tiré du solBronze, 47 x 5 x 9 cm, 1985

FragilitéBronze, 32 x 4 x 7 cm, 1996

Page 20: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

64

« Que tu es belle, ma bien-aimée, que tu es belle !

Tes yeux sont des colombes. »(Cantique des Cantiques 1,15)

L’AdolescenteBronze, 74,5 x 8,5 x 13 cm, 1989

Page 21: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

65

Femme sur les coudesBronze, 32 x 9 x 10 cm, 1991

L’AttenteBronze, 40 x 11 x 20 cm, 1990

Page 22: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

78

« Voilà qu’une échelle était dressée sur la terre et que son sommet atteignait le ciel, et des anges de Dieu y montaient et descendaient… »(Genèse 28, 12)

Le Rêve de JacobBois et cuivre, 70 x 15 x 20 cm, 2011

Page 23: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

79

« Sagesse cachée,trésor invisible,à quoi servent-ilsl’un et l’autre ? »(Sagesse 20,30)

Le SecretBois et cuivre, 51 x 17 x 22 cm, 1995

Page 24: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

94

« L’Ange de Dieu se manifesta à Moïse sous la forme d’une flamme de feu jaillissant du milieu d’un buisson. Moïse regarda : le buisson était embrasé mais ne se consumait pas. » (Exode 3, 2-5)

Le Buisson ardentBas-relief sur ardoise, 180 x 55 x 19 cm, 2009

Page 25: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

95

« Les deux tables du Témoignage étaient dans la main de Moïse quand il descendit de la montagne… »(Exode 34, 29)

Moïse et la LoiBois et cuivre, 220 x 17 x 30 cm, 1993

Page 26: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

106

« L’objet de leur réflexion, la crainte de leur cœur,c’est l’attente anxieuse de leur mort.Depuis celui qui trône dans la gloire,jusqu’au miséreux assis sur la terre et la cendre,depuis celui qui porte la pourpre et la couronne,jusqu’à celui qui est vêtu d’étoffe grossière. »(Ecclésiastique 40, 2-4)

Le Roi se meurtBronze, 190 x 170 x 95 cm, 1996

Page 27: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

107

Le roi s’en va…Sa couronne n’est qu’un rêve,son sceptre une ombre qui passe.Tout pouvoir s’use,se disloqueà jamais.

Page 28: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures
Page 29: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

139

Jeu des formes, images de la vie

Page 30: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

140

Des psaumes dessinés

Les psaumes sont des poèmes, poèmes

chantés au son d’un instrument à cordes, le

psaltérion.

Comme la toile de fond du théâtre de

l’existence, ils ont toujours accompagné le

peuple juif au cours de son histoire.

Pour nous, aujourd’hui, il peut en être de

même, à condition de se laisser toucher par la

poésie des images et des mots.

Pour le visiteur parti à la rencontre des

patriarches, des rois et des prophètes de la

Bible, les psaumes résonnent en arrière-plan,

prolongent et répercutent ses impressions et

ses visions, le transportant ailleurs.

Car si l’on entend les psaumes ou si on les

chante, on peut aussi les voir.

On les voit mieux lorsqu’un artiste nous

montre sa vision du poème. Chaque psaume,

en effet, décrit une expérience, un événement,

parfois un drame. Et chaque dessin met en

scène un acte du drame. Pour bien le voir et le

comprendre il faut saisir l’action toute entière

et reconnaître l’instant du poème représenté.

Ainsi, comme le son de l’instrument ou

de la voix, le crayon du dessinateur nous fait

passer par l’âme du psalmiste, à la découverte

d’un secret, celui de notre propre existence.

Georgine de Grauw « Je ressemble au pélican du désert,je suis pareil à la hulotte des ruines.Je veille et gémis solitaire, pareil à l’oiseau sur un toit. »(Psaume 101, 7-8 / h 102)

Page 31: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

141

« Je ressemble au pélican du désert,je suis pareil à la hulotte des ruines.Je veille et gémis solitaire, pareil à l’oiseau sur un toit. »(Psaume 101, 7-8 / h 102)

Page 32: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

« Pour eux point de tourment,Rien n’emtame leur riche prestance. »(Psaume 72,4 / h 73)

Page 33: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

« Jérusalem, bâtie comme une ville

Où tout ensemble fait corps. »

(Psaume 121, 3 / h 122)

Page 34: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

156

Vue d’ensemble de la chapelle Saint-Bernard de la gare Montparnasse, Paris XVe, autel, ambon, candélabre, 1970-1971.

Page 35: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

157

Tabernacle (bois et bronze) et Christ en croix (bois), chapelle Saint-Bernard de la gare Montparnasse, 1970-1971.

Page 36: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

166

Tête de prophèteCarton gratté, 40 x 20 cm, 1975

Je me penche sur ton icône lépreuse…Crayon, 40 x 25 cm, 1999

Page 37: Pierre de Grauw - Sculptures, dessins, peintures

167

Christ souffrantHuile, 45 x 33 cm, 1983