pléthon lecteur des oracles

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  • Michel Tardieu

    Plthon lecteur des oraclesIn: Mtis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 2, n1, 1987. pp. 141-164.

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    Tardieu Michel. Plthon lecteur des oracles. In: Mtis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 2, n1, 1987. pp. 141-164.

    doi : 10.3406/metis.1987.887

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/metis_1105-2201_1987_num_2_1_887

  • PLTHON LECTEUR DES ORACLES

    Premier penseur du no-hellnisme politique et idologique, ou dernire lueur dans l'arrire-saison de la philosophie grecque, Plthon reste bien des titres, aujourd'hui encore, une figure nigmatique. L'influence immense qu'il exera en Grce mme et en Europe est loin d'tre connue. La dcouverte dans la bibliothque de Topkapi (Istanbul) d'un manuscrit arabe contenant une anthologie de Plthon montre que la figure de l'opposant et du rformateur byzantin ne laissa pas d'intriguer aussi ceux qui venaient de mettre fin Byzance. Suscite par la dcouverte de ce manuscrit, la prsente tude vise mettre en lumire un aspect mconnu de l'histoire de la personnalit et de l'uvre de Plthon.

    Bien des zones d'ombre subsistent dans la formation et l'volution intellectuelle de Plthon. Le rle dcisif jou par Elisha dans la jeunesse de Plthon ne peut tre mis en doute . Nous verrons que c'est par ce savant juif vivant en milieu musulman, et adepte de la falsafa, que Plthon prit got aux doctrines zoroastriennes, c'est--dire aux Oracles chaldaques, sur lesquels il crivit un commentaire destin, selon nous, rectifier celui de Psellus (I). Cette pice, reste ignore dans la recherche actuelle sur les Oracles, avait t l'objet d'un travail effectu sous la direction de J. Bidez par S. Zerck-Nov en 1925-27. Demeur indit, ce travail a pu tre retrouv et replac dans le contexte des tudes sur les Oracles, de Wilhelm Kroll Hans Lewy (II). Enfin, une confrontation systmatique des commentaires sur les Oracles, crits par Psellus l'orthodoxe et Plthon le paen, aura pour but de montrer que les diteurs modernes et contemporains des Oracles chaldaques ont eu tort de ngliger totalement le second (III).

  • 142 MICHEL TARDIEU

    I

    Georges Gmiste Plthon est n vers 1360 Constantinople dans une famille de hauts fonctionnaires de la curie patriarcale1. Le lieu de naissance est confirm par son disciple Bessarion, natif de Trbizonde (ca. 1395), qui lui applique l'pithte d'origine de Constantinopolitanus2. Pour occuper son poste, le pre de Plthon avait d recevoir les ordres, probablement le diaconat3.

    Les sources sont muettes sur la jeunesse et la formation de Plthon. Le seul vnement connu intervenant l'aube de sa vie d'adulte est la rencontre d'Elisha. Ce qu'Ammonius Saccas avait t pour Plotin, Elisha le fut pour Plthon: aux mmes ges, pour les mmes raisons, par le mme choix. L'intellectuel chrtien, parfait produit de la dernire culture byzantine, trouva un rvlateur et un matre dans la personne d'un intellectuel juif vivant en milieu musulman.

    L'unique tmoignage sur les relations entre Elisha et Plthon est fourni par deux pages de Georges Scholarios. Dans la Lettre la princesse du Ploponnse, il dclare tenir avec prcision de nombreuses personnes qui ont bien connu Plthon dans sa jeunesse les renseignements suivants:

    La consommation de son apostasie se fit en lui sous l'influence d'un juif qu'il frquenta pour sa comptence dans l'interprtation des uvres d'Aristote. Ce juif tait attach Averros et aux autres commentateurs persans et arabes d'Aristote que les juifs ont traduits dans leur propre langue. Quant Mose et ce que les juifs croient et pratiquent par son intermdiaire, il ne s'en proccupait aucunement. C'est cet homme qui lui exposa les doctrines concernant Zoroastre et les autres. Par cet homme, juif en apparence, mais proprement parler paen ()4, que non seulement il frquenta longtemps comme son matre (), mais qu'il servit au besoin et qui lui donna subsistance, car il tait parmi les personnages les plus puissants l cour de ces barbares, il s'appelait Elissaios, par cet homme donc il acheva de devenir tel qu'il fut. Dans la suite il essaya

    1 . Cf. Fr. Masai, Plthon et le platonisme de Mistra, Paris, 1956, pp. 52-55. 2. Bessarion, De natura et arte, pp. 92-93; passage tudi par Fr. Masai, op. cit. , p.

    55, n. 1. 3. G. Scholarios dclare, en effet, dans la Lettre la princesse du Ploponnse, que

    Plthon est mi , cf. uvres compltes, t. 4, Paris, 1935, p. 155, 2. Masai fait rfrence ce texte, op. cit., p. 53, n. 6.

    4. Poncif qui passa dans la polmique musulmane, cf. J. Nicolet et M. Tardieu, dans Journal Asiatique, 268, 1980, p. 40 et n. 7.

  • PLTHON LECTEUR DES ORACLES 143

    de dissimuler, mais il ne le put, et comme il allait jusqu' rpandre ses ides parmi ses disciples, il fut loign de la ville par le trs pieux empereur d'alors, Manuel, et par l'glise. Sur un point cependant ils ne furent pas bien inspirs, ils ne le dnoncrent pas avec vigueur et le mnagrent au lieu de le chasser honteusement vers la terre barbare ou d'empcher de quelque autre manire le tort qu'il allait faire. Telles sont, en raccourci, les causes de son erreur5.

    Dans la Lettre l'exarque Joseph, Scholarios lance galement une invective contre Plthon en ces termes:

    Tu ne connaissais pas Zoroastre auparavant, c'est Elissaios, apparemment un juif, mais en ralit un polythiste (), qui te l'a fait connatre. Fuyant la patrie pour recevoir son bel enseignement, tu vcus la table de cet homme, trs influent alors la cour des barbares; c'est parce qu'il tait tel, qu'il trouva la mort par le feu, comme sans doute aussi votre Zoroastre6.

    Mme si on ne peut prendre pour argent comptant tout ce que raconte Scholarios dans ces deux extraits dfigurs par la polmique, ceux-ci mritent nanmoins attention.

    5. G. Scholarios, , dans uvres compltes, t. 4, Paris, 1935, pp. 152, 37-153, 16 (edd. L. Petit -X. A. Sirits- M. Jugie): ' , ' . - ' ' , ' , ' ' . . , , ' - . , ' , , ' , , , ' , ' ' . . Pour la traduction, voir Masai, op. cit. , p. 58; reproduite ci-dessus avec quelques corrections.

    6. G. Scholarios, , dans uvres compltes, t. 4, p. 162, 8-12: ', , ' ' , , . Pour la traduction, voir Fr. Masai, op. cit., p. 55.

  • 144 MICHEL TARDIEU

    1. Qu'un tudiant, une fois sa paideia acheve, se retrouve auprs d'un matre rput, qui enseigne chez les barbares, n'est pas surprenant dans la tradition des coles de philosophie. Mais puisque Scholarios explique ce dpart comme une fuite, comme si Plthon tait coupable de quelque chose, il faut bien admettre que cette pratique tait inconnue chez les Grecs de ce temps. La cour des barbares tait cette poque Andrino- ple, deux jours de marche l'ouest de Constantinople. Bien des juifs, venus d'Espagne, d'Italie, de Grce, de Syrie et de Perse, avaient trouv l un refuge auprs du Grand Turc. Ds l'poque de Mourad 1er (ob. 1389), ils occupent de hautes fonctions dans la magistrature et l'administration ottomanes. Qu'Elisha ait t, comme le dit Scholarios, trs influent la cour, n'a donc rien d'tonnant.

    2. Elisha n'tait pas un rabbin, ni non plus un kabbaliste comme le pense Masai7, encore moins l'auteur-traducteur du Marciannus gr. 78.

    7. Discutant ls positions de Fr. Taeschner parues dans Der Islam, 18, 1929, pp. 236- 240 (Georgios Gemistos Plthon. Ein Beitrag zur Frage der Uebertragung vom islami- schen Geistesgut nach dem Abendlande) et dans les Byzantinisch-neugriechische Jahr- bucher, 8, 1929-1930, pp. 110-113 (Georgios Gemistos Plthon. Ein Vermittler zwi- schen Morgenland und Abendland zu Beginn der Renaissance), Fr. Masai (op. cit. , p. 57) fait remarquer qu'il serait plus indiqu de se demander s'il ( Elisha) n'a pas initi Plthon des doctrines professes par ses coreligionnaires, la Kabbale en particulier, plutt qu' celles d'une secte turque. Sur le problme de la relation de Plthon avec l'Islam, voir le matriel nouveau tir d'un manuscrit grec de Munich (Cod. Monac. gr. 477) par F. Klein-Franke, Die Geschichte des fruhen Islam in einer Schrift des Georgios Gemistos Pletho, Byzantinische Zeitschrift , 65, 1972, pp. 1-8 et, plus rcemment, l'apport de J. Nicolet et M. Tardieu, Pletho arabicus. Identification et contenu du manuscrit arabe d'Istanbul, Topkapi Serai, Ahmet III 1896, Journal Asiatique, 268, 1980, pp. 35-57. Les relations de Scholarios avec l'Islam ont galement fait l'objet d'un nouvel examen par les soins d'Alexandre Kariotoglou, Die Problemstellung des Patriarchen Gennadios Scholarios gegenuber dem Islam, dans Philoxenia. Prof. Dr. Bernhard Ktting gewidmet von seinen griechischen Schlern (d. Anastasios Kallis), Munster, 1980, pp. 159-172.

    8. La candidature du matre de Plthon la paternit de la traduction grecque de la Bible massortique contenue dans le Marcianus gr. 7, fut propose par Fr. Delitzsch, cf. O. von Gebhardt, Graecus Venetus. Pentateuchi, Proverbiorum, Ruth, Cantici, Eccle- siastae, Threnorum, Danielis versio Graeca. Ex unico bibliothecae S. Marci Venetae codice nunc primum uno volumine comprehensam atque apparatu critico et philologico instructam edidit O.G. Praefatus est Fr. Delitzsch, Leipzig, 1875, pp. X-XV. Ed. Nestl (Bibelubersetzungen, griechische, Realenc. f. prot. Theol. u. Kirche, 3, Leipzig, 1897, p. 24, 16-33) et H.B. Swete (An Introduction to the Old Testament, Cambridge, 1900, pp. 56-58) l'enregistrrent comme hypothse. Ce beau,manuscrit orphelin de 362 ff. (la section grecque de l'Institut de Recherche et d'Histoire des Textes, Paris, en pos-

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    Elisha tait un adepte de la falsafa. Ce que dit Scholarios est clair: attach Averros et aux autres commentateurs persans et arabes des livres d'Aristote, que les juifs ont traduits dans leur propre langue. Depuis Ma- monide (ob. 1204) et son disciple Joseph ben Judah, la rputation d'Aver- ros comme autorit suprme en matire d'aristotlisme et de philosophie est solidement acquise en Occident, o effectivement les savants juifs traduisent Ibn Rushd de l'arabe en hbreu, et de l'hbreu en latin. Au mme moment, en Orient, et plus prcisment en Iran, l'cole d'al-Suhrawardi (ob. 1191) revitalisait l'avicennisme par les thologies censes tre prplatoniciennes: Herms et surtout Zoroastre9. De la sorte, Elisha serait le

    sde deux exemplaires sur microfilm, n 2363 et 2364), qui date de la fin du XIVe s. et qui fit partie de la bibliothque de Bessarion, contient une traduction insigne des Massortes en grec ancien (pour les parties aramennes de la Bible, i-e Daniel, l'auteur utilisa le dorien!). Pour des raisons de vraisemblances palographiques, historiques et gographiques, G. Mercati {Se la versione dall'ebraico del codice Veneto greco VII sia di Simone Atumano, arcivescovo di Tebe. Ricerca storica , Studi e Testi 30, Rome, 1916) proposa le nom de l'humaniste byzantin Simon Atumanos (sur ce curieux moine basilien, voir l'art. d'A. Lambert, dans le Dict. d'Hist. et de Gogr. Eccl., t. 5, Paris, 1931, col. 198-199). Fr. Russo (Relazioni culturali tra la Calabria e l'Oriente Bizantino nel M.E., ' [12- 9.04.1953], t. 2, Athnes, 1956, p. 605), .. Setton (The Byzantine Background to the Italian Renaissance), Proceedings of the American Philological Society , 100, 1956, pp. 47-52), puis T. Gaparrini Leporace et E. Mioni, Cento Codici Bessarionei. Catalogo di Mostra, Venise, 31 mai-30 sept. 1968, p. 30) se rallirent au point de vue de Mercati mais n'apportrent pas d'arguments nouveaux et dcisifs de telle sorte que la prudence invite conclure que la candidature la paternit de la traduction grecque du Marcianus est toujours ouverte. . .

    9. Les noms de Shahrazr (ob. fin XIII), Ibn Kammun (ob. 1284), Qotboddn Sh- raz (ob. 1295) sont les premiers diadoques du shaykh al-Ishraq, dont l'cole tait trs active l'poque o Plthon visite Elisha. H. Corbin a crit avec pertinence: La conjonction entre Platon et Zoroastre qui, en Occident, s'tablira, l'aube de la Ren- naissance, chez le philosophe byzantin Gmiste Plthon, est ainsi dj le fait caractristique de la philosophie iranienne au XIIe sicle (Histoire de la philosophie islamique, Paris, 1964, pp. 285-286; cf. galement p. 346). Ce passage d'H. Corbin a t utilis par Osman Yahia dans son article sur La philosophie islamique, paru dans Encyclopacdia Universalis, t. 9, 1971, p. 164b, mais avec la mprise suivante: Elle (= la philosophie de Suhrawardi) s'inspire la fois de la sagesse hermtique et de la conjonction entre Platon et Zoroastre, que les philosophes byzantins, tels Gmiste et Plthon (sic !), exploiteront en Occident, l'aube de la Renaissance. La thse de la source iranienne de Plthon, avance par Corbin, est reprise par Sh. Pins dans une intervention faite la suite d'un expos de Fr. Masai, dans Le Noplatonisme , CNRS, Paris, 1971, p. 445.

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    produit des deux interprtations d'Aristote, l'occidentale et l'orientale, la premire connue de lui par les savants juifs venus d'Espagne s'tablir sur les bords de la Mer Noire, la seconde acquise prs des juifs, admirateurs des Ishrqiyyn, que le Grand Turc avait attirs sa cour.

    3. Ce que Plthon doit ce savant juif vivant en Thrace ottomane, il le dira lui-mme dans sa vieillesse sous forme voile, en crivant dans sa Rplique Scholarios:

    Tu dis que nous calomnions Averros dans la question de l'me humaine. . . Mais nous, mon cher, c'est auprs des Italiens les plus savants et c'est auprs des Juifs (= pluriel d'indtermination dsignant Elisha) que nous avons appris l'opinion d' Averros sur l'me humaine, et ce qu'il dit et comment il le dit, nous le savons, non pas comme toi qui manifestement ne sais rien de ce qu'il a dit, soit que tu aies cout des ignorants, soit que tu n'aies pas compris ce que tu as entendu, car le langage d'Averros a ici quelque finesse qui ne le rend pas facile saisir par un esprit grossier10.

    Ainsi, comme lecteur des commentateurs arabo-juifs d'Aristote, Elisha contrebalana dans l'orientation intellectuelle de Plthon le rle jou par Demetrius Kydns comme lecteur des commentateurs latins et traducteur de s. Thomas d'Aquin. En fin de compte, des deux grands penseurs de l'poque de sa jeunesse, le thomiste Kydns, son compatriote, et le noplatonicien Elisha, juif vivant chez les Turcs, c'est le second qui eut sur Plthon l'influence dcisive. Mme si Scholarios met en avant cette influence pour discrditer Plthon (thme littraire du juif corrupteur), celle-ci n'est cependant pas pure invention, puisque Plthon lui-mme la reconnat.

    4. Scholarios estime aussi que c'est Elisha qui rvla Plthon le nom de Zoroastre. Le fait est trs exagr car Plthon connaissait ce nom par les auteurs de sa propre culture et, en particulier, par Plutarque11. Mais l

    10. Plthon, ' . PG 160, col. 982 C 11-983 4, qui reproduit le texte publi par W. Gass Breslau en 1844: ... , ', ' - , , , ], ' , , ). Pour la traduction, voir Masai, op. cit. , p. 60.

    11. Le tmoignage de Plthon lui-mme , dans la conclusion de la recension longue de la , est trs clair sur ce point. C'est ce passage de la Diasaphesis que se rfre une note contenue dans le mss C

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    o, me semble-t-il, Scholarios a raison, c'est que le lien que fera Plthon entre les Logia chaldaica et -non pas Zoroastre lui-mme, mais- la religion de Zoroastre, remonte en dfinitive l'influence d'Elisha. En effet, seul un oriental connaissant les traditions arabes sur le personnage et le pays de Zoroastre pouvait cette poque deviner que la thologie des magiciens barbares nomms aussi Chaldens ou Assyriens, n'tait rien d'autre que la religion des anciens Perses disciples de Zoroastre, appels majsen arabe. De l vient que l'adjectif dans l'intitul de la collection plthonienne des Oracles chaldaques doit tre compris de faon technique. Les Logia magica ne sont pas des oracles magiques au sens ordinaire du mot, mais des oracles dans la tradition des mages, c'est--dire des oracles zoroastriens. Tel fut le titre choisi dessein par Plthon lui- mme. Je suppose que ce dernier, voyant que le mot prtait confusion, a ajout l'expression suivante qui fait tautologie mais lve toute ambigut: . . . , cela peut se vrifier galement par le fait que deux tmoins, reprsents par Ambrosianus graecus 667 et un mss de Tolde, ont la place de l'expression susdite ceci: . . . - ' , ces quelques-uns dsignant la source immdiate de Plthon qui portait dans son titre l'adjectif 12.

    5. Du got d'Elisha pour les commentaires arabes d'Aristote et les traditions des mages zoroastriens, Scholarios induit que c'tait en fait un

    (= Pantocratorinus 127, autographe) de Scholarios, : , , dans uvres compltes, t. 4, p. 162 (apparat). Le texte grec de la conclusion a t publi au XIXe sicle par C. Alexandre, Plthon. Trait des lois, Paris, 1858, pp. 279, 22-281, 4, partir du texte d'Opsopoeus de 1589. Il a t reproduit et succinctement annot par J. Bidez et Fr. Cumont dans Les mages hellniss, t. 2, Paris, 1938, pp. 253-254 (traduction anglaise partielle dans K.H. Dannenfeldt The Pseudo-Zoroastrian Oracles in the Renaissance, Studies in the Renaissance, 4, 1957, p. 11). Dans ce texte, Plthon se rfre explicitement au De Iside et Osiride, 46 (= Moralia 369 D-E) et 47 (= Mor. , 370 A). Theod. St. Nikolaou, . - , dans 38, 1971, pp. 297-341, a tent de situer le dossier zoroastrien de Plthon par rapport aux ides du platonisme tardif.

    12. Dans sa rplique ... , Plthon, expliquant que la philosophie platonicienne provient de celle des disciples de Zoroastre, arrive lui (= Platon) travers les Pythagoriciens ( - ), dclare que les Oracula magica/ chaldaica sont bien (PG, 160, col. 984 2-3), c'est--dire des oracles non de Zoroastre lui-mme, mais de la tradition de () Zoroastre, autrement dit oracles magiques parce qu'ils proviennent des mages disciples de Zoroastre.

  • 148 MICHEL TARDIEU

    paen et un polythiste, qui mritait et trouva la mort par le feu. Il est probable qu'on a affaire ici un clich, le juif corrupteur et corrompu devant tre chti!

    6. Plthon serait rest auprs d'Elisha un long temps. Sur les conditions matrielles de ce sjour, Scholarios indique que le philosophe juif assura Plthon sa subsistance et que ce dernier le servit au besoin. On peut supposer que le service rendu fut d'ordre intellectuel: Elisha profita sans doute de la prsence de Plthon parmi ses lves pour s'informer bonne source de la culture grecque classique. Plthon lui communiqua-t-il ce moment-l ou lui envoya-t-il par la suite des textes inaccessibles pour quelqu'un vivant en milieu barbare? Voire, lui montra-t-il sa collection d'oracles chaldaques? Rien ne permet de le dire, Plthon n'ayant jamais souffl mot de ces contacts dans les crits et lettres de lui conservs.

    7. Le sjour auprs d'Elisha achev, Plthon rentre Constantinople pour prendre un enseignement, c'est--dire expliquer Aristote. Il eut ce moment-l comme lve Marc Eugenikos, le futur vque champion de la lutte de l'glise grecque contre l'Union de Florence. L'enseignement de Plthon fut de courte dure. Les pressions du haut clerg, irrit par les ides du philosophe, amenrent Manuel II Palologue demander Plthon de s'loigner de Constantinople. Les rapports toujours amicaux entre le philosophe et la cour montrent que Plthon ne fut pas victime d'une disgrce impriale mais d'une cabale ecclsiastique. Manuel II lui octroya alors un poste important la magistrature de More dans le Ploponnse, prs de son fils Thodore II, despote de Mistra. Le dernier des platoniciens de langue grecque put alors accomplir son vu le plus cher: fonder une Acadmie platonicienne pour s'occuper de la cit et lire les philosophes. C'est l, sur les collines de Mistra, qu'il passa le restant de ses jours, soit prs d'un demi-sicle. Il dclinera toujours les offres de ses disciples et admirateurs italiens dsireux qu'il migr dans leur pays. En 1438- 39, il ne put refuser aux Palologues, qui venaient de lui octroyer un grand domaine Mistra (argyrobulle de 1433), de les accompagner au concile de Florence, rehaussant ainsi par sa prsence le prestige de la dlgation grecque. Une fois envols les flonflons unionistes et conciliaires, Plthon rintgre son acadmie. C'est l que mourut, en 1452, celui que Franz Babin- ger appelle le plus grand savant de la dernire poque de l'Empire byzantin13, un an avant que la capitale fantme d'un empire fantme, Byzance, ne tombe entre les mains d'un jeune homme de 21 ans, Mehmed IL

    13. Fr. Babinger -, Mehmed II der Eroberer und seine Zeit. Weltensturmer einer Zei- tenwende, Munchen, 1953 (trad. franaise de H.E. del Medico, revue par l'Auteur, prface de Paul Lemerle, Paris, 1954, p. 299 et aussi p. 285).

  • PLTHON LECTEUR DES ORACLES 149

    II

    Pas plus qu'il n'existe de catalogue reconstituant la bibliothque de Plthon Mistra, il n'existe aujourd'hui un inventaire complet des manuscrits grecs contenant des uyres de Plthon. Parmi les nombreux travaux de Plthon en philosophie, en histoire, en gographie, en astronomie, ses discours politiques l'usage des Palologues, sa correspondance, ses anthologies d'auteurs classiques, il existe aujourd'hui encore bien des indits. Des rares textes publis, on ne possde ce jour aucune dition critique. Son uvre matresse, les Lois, est perdue. Il n'en subsiste que des fragments recueillis et publis par Alexandre en 1858 Paris. Dans les annes 1950, Masai annonait l'dition critique prochaine de ces fragments et la publication d'indits. Il est mort en septembre 1979 sans avoir fait ni l'un ni l'autre. La collection plthonienne des Oracles chal- daques et le commentaire qui les accompagnait, pourtant accessibles en totalit ds la fin du XVIe sicle par l'dition parisienne d'Opsopoeus (1589) et par les rimpressions qui suivirent (1599, 1670 et 1689), n'ont jamais, depuis, t rdits de faon critique.

    En 1925, Mlle Sara Nov, devenue par la suite Mme Sara Zerck-Nov, entreprenait sous la direction de Joseph Bidez, professeur de philologie grecque l'Universit de Gand (Belgique), une dition critique du commentaire de Plthon sur les Oracles chaldaques. Cette thse doctorale fut prsente la Facult des Lettres de l'Universit de Gand en 1927 sous le titre: tudes sur Georges Gmiste Plthon. Dix ans plus tard, en tudiant dans les Mages hellniss ce que Plthon disait de Zoroastre dans son commentaire, Bidez et Cumont annonaient toujours pour prochaine l'dition critique par Mme Zerck-Nov du trait de Plthon d'aprs les meilleurs manuscrits14. Seize ans plus tard, en 1954, Mme R. Masai et Franois Masai reconnaissaient dans une note de leur rapport sur les autographes de Plthon de la Marciana que cette dition prpare par Mme Zerck-Nov tait alors entre leurs mains et formaient le vu qu'elle puisse bientt tre publie15.

    Aprs avoir identifi dans un manuscrit d'Istanbul une version arabe complte de la collection plthonienne des Oracles chaldaques16, j'entre-

    14. J. Bidez et Fr. Cumont, Les mages hellniss, t. 2, p. 253. 15. R. etFr. Masai, L'uvre de Georges Gmiste Plthon. Rapport sur des trouvailles rcentes: autographes et traits indits, dans Acadmie Royale de Belgique. Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences Morales et Politiques, 5eme Srie, 40, 1954, p. 552, n. 3.

    16. Cf. supra, n. 7.

  • 150 MICHEL TARDIEU

    pris de retrouver trace de la fameuse dition prpare par Mme Zerck- Nov. Puisque Masai affirmait en avoir pris connaissance en 1954, elle devait bien se trouver quelque part. Grce l'extrme diligence de Mr Martin Wittek, Conservateur en chef des manuscrits grecs la Bibliothque Royale Albert 1er (Bruxelles), je fus mis en rapport avec la bibliothque de l'Universit de Gand. Cette dernire n'avait aucune trace de ladite thse mais transmit ma demande Mme Zerck-Nov qui finit par retrouver son travail au dbut de fvrier 1981 dans les cartons de la famille Masai, d'o il n'tait pas sorti depuis 1954. Je tiens donc exprimer ici ma vive reconnaissance Mme Zerck-Nov d'avoir bien voulu me communiquer aussitt ce travail17.

    En quoi consiste-t-il? Disons tout de suite qu'il ne s'agit pas d'une dition susceptible d'tre imprime, mais d'un brouillon d'dition entirement manuscrit la plume, de 180 pages numrotes, auxquelles Mme Zerck-Nov a joint quantit de fiches. Ce travail comprend trois parties: la premire donne la liste des catalogues imprims de manuscrits, dpouills par l'Auteur, pour prsenter un inventaire des manuscrits existants de Plthon (pp. 29-98); la deuxime partie tente de faire l'histoire de la tradition manuscrite du commentaire de Plthon et donne une dition du texte sans traduction mais accompagne de quelques notes (pp. 99-167); la troisime est une tude bio-bibliographique sur le dernier lve de Plthon Mistra, Demetrius Raoul Kabaks (pp. 168-179). Les 27 premires pages de l'introduction sont consacres une reprsentation gnrale de la vie de Plthon partir de la documentation fournie par Alexandre en 1858.

    Le travail d'dition accompli par Mme Sara Zerck-Nov a t bien men, il faut y voir la marque des mthodes rigoureuses auxquelles Joseph Bidez astreignait les membres de son sminaire de philologie. De la sorte, le texte propos (12 mss collationns) constitue un net progrs par rapport celui publi par Opsopoeus (2 tmoins mdiocres). Le second mrite de ce travail est d'avoir vu que plusieurs conjectures adoptes par Wilhelm Kroll se trouvaient dj chez Plthon. Cette dcouverte avait, en effet, de quoi surprendre puisque Kroll affirmait premptoirement dans la prface de ses Oracula chaldaica: Plethonem neglexi18.

    Dans l'impossibilit d'atteindre la totalit des manuscrits du commen-

    17. Cette thse manuscrite est aujourd'hui dpose la Bibliothque Centrale de l'Universit de Gand sous la cote G. Th. 8296 (lettre de Mme Sara Zerck-Nov du 23.03.1982).

    18. W. Kroll, De oraculis chaldaicis, Breslau, 1894, p. 2, n. 2: Plethonem Pselli scho- lia exscribentem neglexi.

  • plthon Lecteur Des Oracles 151

    taire de Plthon, et donc de pouvoir se faire une ide exacte de l'histoire de la tradition manuscrite, Mme Zerck-Nov ne livra pas de conclusion dfinitive. Elle reconnat qu' ct de maintes leons provenant de Exegesis de Psellus, d'autres, plus anciennes, pourraient provenir de commentaires primitifs, transmis par du Psellus indit (p. 152).

    Cette proposition nuance fut enregistre par Bidez et Cumont dans leurs Mages hellniss sous la forme suivante: Plthon doit avoir eu sous les yeux autre chose que Y Exegesis de son devancier19. Hans Lewy, qui n'avait pu lire le travail de Mme Zerck-Nov, interprta la formule de Bidez et Cumont comme signifiant que cette source autre et meilleure n'tait pas du Psellus et entreprit de dmontrer le contraire20. Ainsi, en radicalisant la conclusion prudente de Zerck-Nov, Bidez et Cumont fournirent Hans Lewy des arguments supplmentaires Y appui du neglexi de Kroll et, par l, contriburent laisser fcheusement dans l'oubli le dernier commentateur grec des Oracles chaldaques.

    III

    En rouvrant aujourd'hui ce dossier, je voudrais montrer d'abord que Kroll adopte non seulement des conjectures mais aussi des interprtations qui se trouvent chez Plthon; ensuite que la comparaison systmatique des deux commentaires de Psellus et de Plthon rvle chez le second une mthode gnrale de lecture l'oppos du concordisme apologtique du premier, c'est--dire strictement philosophique et dchristianise.

    Psellus a cit et comment 41 oracles chaldaques, Plthon 34 seulement. Ces 34 se trouvent tous dans Y Exegesis de Psellus21.

    19. J. Bidez et Fr. Cumont, Les mages hellniss , t. 1, p. 159. 20. H. Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, nouvelle dition par M. Tardieu,

    Paris, 1978, pp. 474-475. 21. Ce dossier est constitu d'une comparaison systmatique des deux commentaires

    de Psellus et de Plthon. Le commentaire de Psellus, dont l'un des titres courants est: , se trouve dans la PG, t. 122, col. 1124a-1149b, qui reproduit le texte d'Opsopoeus, Paris 1589, pass dans les Oracu/a Sibyllina de Gallaeus, Amsterdam 1689; partir d'une collation de six manuscrits, Ed. des Places (= dP) l'a publi, accompagn d'une traduction franaise, en appendice de ses Oracles chaldaques, Paris, 1971, pp. 162-186. La version longue du commentaire de Plthon, dont l'un des titres courants est: - , a t publie par Opsopoeus, Paris 1589, pp. 25-50, la suite de la collection plthonienne des Oracles: ; Gallaeus

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    152 MICHEL TARDIEU

    Psellus Plthon Plthon Psellus

    la lb 2 3 4 5 6 7 8 9

    10 11 12 13 14 15

    reflet rsidu suicide limites canal prcipice noms barbares supports tourniquet lion rnes audacieuse flanc sans forme image nature

    15a 15b 16 /

    1 2

    / 32 / 23 25 22 10 26 24 19

    + 1 * 2 * 3 + 4 + 5 + 6 = 7 * 8 = 9 + 10 + 11 * 12 + 13 + 14 + 15a + 15b

    canal prcipice vase destin rotation vouloir se hter gmissement jecteurs flanc bondissante me paradis souffle reflet rsidu

    4 5 20 36 37 38 32 35 31 12 16 27 19 18 la lb

    reprit galement dans ses Oracula Sibyllina, Amsterdam, 1689, la collection plthonienne et le commentaire publis par Opsopoeus; J.B. Migne, PG, t. 122, col. 1116a- 1 122c, reprit son tour partir de Gallaeus le texte de la collection plthonienne avec les notes et la traduction latine d'Opsopoeus, mais ne reproduisit pas le commentaire et mit par erreur la collection sous le nom de Psellus. Le commentaire de Plthon a fait l'objet d'une dition nouvelle (reste manuscrite) par Mme S. Zerck-Nov, tudes sur Georges Gmiste Plthon, Gand, 1927 (cf. supra, IIme partie), pp. 129-143. Il n'existe, ma connaissance, qu'une seule traduction de ce commentaire: celle, en latin, d'Opsopoeus, 1589. Pour la version arabe de la collection plthonienne des Oracles et le commentaire court, voir J. Nicolet et M. Tardieu, op. cit. (cf. supra, n. 7), pp. 49-55.Pour faciliter leur tude comparative, les deux commentaires de Psellus et de Plthon ont t diviss en paragraphes suivant l'ordre des lemmes des Oracles chaldaques comments. Les abrviations , utilises dans cette ineme partie, sont conformes celles adoptes pour ma table de concordance publie dans la nouvelle dition de H. Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, Paris, 1978, p. 678. Concernant la bibliographie rcente relative aux Oracles, P. Hadot a donn dans ce dernier ouvrage, pp. 703-720, une contribution intitule: Bilan et perspectives sur les Oracles chaldaques, qui reste la meilleure mise au point actuelle sur les problmes poss par cette littrature ; elle peut tre complte par l'article du mme Auteur, Thologie, exgse, rvlation, criture dans la philosophie grecque, dans Les Rgles de l'interprtation, d. M. Tardieu, Paris, 1987, p. 13-34. Sur la documentation psellienne relative aux Oracles, rcapitule par Lewy, pp. 473-479, il convient d'ajouter le petit texte que j'ai publi dans Byzantinische Zeitschrift, 73, 1980, pp. 12-13 et de retirer du De operatione daemonum , mentionne par Lewy, p. 478, le patronage de Psellus, cf. P. Gautier, Le De daemonibus du Pseudo-PselJos, Revuedes tudes Byzantines , 38 , 1 980 , pp . 1 05- 1 94 .

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    PLTHON LECTEUR DES ORACLES 153

    Psellus Plthon Plthon Psellus

    16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41

    bondissante profondeur souffle paradis vase tendant chiens tout chtiments symboles violence me crainte rapt intelligible jecteurs se hter origine intellect gmissement destin rotation vouloir pierre intelligible iynges

    11 21 14 13 3

    17 18 30 20 27 / 12 34 33 28b 9 7

    29 / 8 4 5 6

    / 28a 31

    + 16 = 17 * 18 * 19 + 20 = 21 = 22 * 23 * 24 = 25 = 26 = 27 * 28a = 28b = 29 + 30 * 31 = 32 + 33 + 34

    suicide tendant chiens nature chtiments profondeur audacieuse lion image rnes sans forme symboles intelligible intelligible origine tout iynges supports rapt crainte

    Sigla

    2 21 22 15 24 17 11 9 14 10 13 25 40 30 33 23 41 7 29 28

    = iterationes + emendationes * novationes

    Si l'on ne tient pas compte du lemme 40 de Psellus sur l'intelligible , puisque le tmoignage de Damascius 1 154, 16-26 (=1 des Places) montre qu'il fait partie du mme fragment que le lemme 30 de Psellus, il reste six oracles de Psellus qui ne sont pas repris par Plthon: 3, 6, 8, 26, 34 et 39.

    La suppression de l'oracle 34 Psellus (= 212 dP) peut s'expliquer pour des raisons de mtrique, tant donn qu'il s'agit d'un oracle non hexam- trique. On sait en effet par les Lois que Plthon tait bon connaisseur en matire de rythmes grecs, il prend soin plusieurs reprises d'en prciser la diversit technique. Pour lui, le lemme 34 Psellus n'appartenait pas au recueil des Logia magica.

    La suppression par Plthon des lemmes 3, 6, 8, 26 et 39 de Psellus s'explique pour des raisons idologiques. Quatre de ces oracles sont relatifs l'outillage du magicien et aux mthodes de divination: le lemme 3 (= 107 dP), qui comme tous les autres n'est connu que par Psellus, prsente

  • 154 MICHEL TARDIEU

    une srie de onze hexamtres mettant en garde contre les pratiques divinatoires; le lemme 6 (= 150 dP) porte sur les noms barbares intraduisibles, le 8 (= 206 dP) sur le tourniquet d'Hcate et le 39 (= 159 dP) sur le sacrifice de la pierre mnizouris et l'invocation du nom secret apotropaque. On peut supposer que Plthon les a tous exclus de son recueil parce qu'il ne voyait pas comment l'vocation de telles pratiques pouvait appartenir au contexte d'oracles philosophiques. Quant au lemme 20 Psellus (= 159 dP) sur les mes des morts, morts de mort violente, qui pour Psellus dsignent les martyrs chrtiens, Plthon l'a exclu parce que l'exgse psellienne lui paraissant fonde, il en a conclu tort que le fragment tait interpol.

    A ce premier travail critique consistant liminer un certain nombre de fragments suspects ou hors contexte, Plthon va ajouter une rorganisation des oracles restants selon un certain ordre. La lecture de son commentaire montre bien, en effet, qu'il a d'abord regroup en tte les fragments relatifs la destine cleste de l'me (1-13). Ensuite, Plthon a runi les oracles qui lui paraissaient concerner le conditionnement de l'me ici-bas (14-20), c'est--dire ses rapports avec le corps et la matire. Puis il a regroup pour la fin les oracles relatifs l'objet du dsir de l'me (21-34), soit que l'on considre cet objet comme se faisant connatre l'initi en images et symboles (23-27), soit que l'initi, c'est--dire le philosophe, ait accs dans la simplicit de l'acte de l'intellection au monde intelligible lui- mme et son principe unificateur (28-32). Il apparat de la sorte que Plthon s'est efforc de classer selon un schma triparti (psychologie, thique, thologie) les fragments recueillis dans le dsordre par Psellus. Par l, on a affaire la premire tentative de classement systmatique des Oracles chaldaques. Cette classification est conforme l'ordre post-jamblichen de lecture des dialogues de Platon: les dialogues physiques sur l'me et le monde servant d'introduction aux dialogues thologiques. Or, dans son Compendium des doctrines de Zoroastre et de Platon, Plthon adopte l'ordre inverse: les dieux, l'univers, nous. Pareillement, dans les Lois: thologie, thique, politique, culte et physique. Cette divergence peut- elle entirement s'expliquer par le caractre mme des uvres? Le Compendium et les Lois sont des uvres didactiques, dont le plan obit aux schmes scolaires de l'poque. Par contre, les Logia magica, tant des paroles inspires et divines, sont disposs selon l'ordre mme voulu par les anciens, c'est--dire par les interprtes authentiques de Platon. Auquel cas, soit Plthon a rinvent cet ordre de lui-mme soit il l'a trouv tel quel dans une source postpsellienne aujourd'hui perdue.

    Comme diteur des Oracles chaldaques, on a vu que Plthon fit uvre originale d'abord en liminant un certain nombre de fragments, puis en

  • plthon lecteur Des Oracles 155

    proposant ou conservant une classification qui rende compte d'une interprtation globale des fragments du point de vue d'un platonicien. Une dernire question reste poser: que vaut Plthon comme exgte des Oracles? Son commentaire apporte-t-il quelque chose de neuf par rapport celui de Psellus?

    Trois catgories d'exgses peuvent tre distingues dans le commentaire de Plthon. Il y a les oracles sur lesquels Psellus et Plthon ont une interprtation identique, savoir les lemmes suivants de Plthon: 7, 9, 17, 21, 22, 25, 26, 27, 28b, 29 et 32. Il y a ceux propos desquels Plthon reprend l'interprtation de Psellus tout en la prcisant sur quelque point de dtail, savoir les lemmes 1, 4, 5, 6, 10, 11, 13, 14, 15 a-b, 16, 20, 30, 33 et 34. Il y a enfin les oracles sur lesquels Plthon apporte une interprtation diffrente, savoir les lemmes 2, 3, 8, 12, 18, 19, 23, 24, 28a et 31.

    a. Exgses communes Psellus et Plthon

    L'interprtation du lemme 32 Psellus (=115 dP) comme description de l'itinraire de l'me (l-bas, ici-bas, remonte) est reproduite sans changement par Plthon 7.

    Psellus. 31 et Plthon 9 lisent d'un mme point de vue psychologique le logion sur les jecteurs () de l'me (= 124 dP). Pour Psellus, les jecteurs sont les puissances () qui poussent l'me hors du corps; Plthon accentue le caractre antidmonologique de ces puissances en disant que ce sont des raisons ().

    L' uvre de pit de l'oracle 128 dP dsigne chez Psellus 21 la thurgie; l'expression sauver le corps fluent signifie pour lui consumer la matire du corps, c'est--dire rendre le corps plus sain. Mme exgse chez Plthon 17: la pieuse pratique des rites a comme effet immdiat de contribuer la sant du corps.

    Plthon 21 n'apporte rien de neuf sur le lemme 17 Psellus (=112 dP), si ce n'est la faute d'un copiste, ayant transform le (que s'ouvre) en (que marche en tte).

    Plthon 22 rsume par l'expression (grandes questions) le dveloppement de Psellus 11 sur l'audacieuse nature (= 106 dP), dont il essaie de faire un hexamtre complet en introduisant un superlatif.

    Du logion sur les rnes du feu (= 127 dP), Plthon 25 n'a fait que rsumer de faon squelettique le commentaire de Psellus 10. Il en est de mme pour l'oracle 148 dP sur la voix du feu (Psellus 13, Plthon 26).

  • 156 MICHEL TARDIEU

    Du point de vue du commentaire de l'oracle 108 dP, Plthon 27 n'a rien chang l'interprtation de Psellus 25. Pour obtenir un hexamtre complet, Plthon a transform le du texte transmis par Psellus en - . Cette conjecture est confirme trois reprises par Proclus et parat fonde. En consquence, l'introduction de la particule dans l'nonc de l'hexamtre par Proclus, In Cratylum, p. 21, 1, amenant par le fait mme la rduction de en , peut trs bien s'expliquer par le contexte immdiat.

    La fleur de l'intellect de l'oracle 1 , 1 dP reoit mme interprtation chez Psellus 30 et Plthon 28 b: elle est selon Psellus la puissance unitive de l'me, le plus haut degr de l'acte d'intellection, ajoutera Plthon. La leon est introduite par Plthon qui veut reconstituer l'hexamtre. On m'objectera qu'il existe un manuscrit de Psellus {Parisinus graecus 2109, XV/XVI, sigle chez dP) qui donne cette conjecture. Mais ce manuscrit qui est un recentior de mdiocre qualit est le seul des tmoins pselliens transmettre cette leon, il peut trs bien avoir t l'objet d'une intervention de la part d'un copiste corrigeant Psellus partir de l'dition plthonienne des Oracles.

    Le feu unique de l'oracle 10 dP dsigne Dieu pour Plthon 29 comme pour Psellus 23.

    Les (supports) de l'oracle 79 dP dsignent chez Psellus 7 les meneurs des mondes () inflexibles (). Bien que ne les nommant pas, Plthon 32 a en vue les mmes entits de la thologie noplatonicienne tire des Oracles. Il les dcrit sous la dpendance du dmiurge, leur coryphe, pour tre instigateurs des immortels dans le ciel et prposs aux formes intelligibles. Pour les besoins du mtre, Plthon a corrig le de Psellus en , devenu chez Thilo.

    b. Exgses de Psellus rectifies par Plthon

    Psellus 4 commentant le logion sur le canal de l'me (= 110 dP) donne la primaut la parole sacre, qu'il identifie tort avec la fleur de l'intellect, sur. les pratiques tlestiques que dsigne le mot de l'oracle; pour lui de l'me, c'est son . Plthon 1 corrige l'exgse psel- lienne en maintenant comme ncessaire l'quilibre entre la pit envers les dieux ( = parole sacre) et le rite ( = ). Par consquent, pour Plthon, dsigne, non pas comme chez Psellus, seulement le principe de l'me mais son , c'est--dire la totalit de son itinraire (origine, service gages ici-bas, remonte).

  • PLTHON LECTEUR DES ORACLES 157

    Plthon rtablit contre l'exgse minimisante de Psellus (oblig par sa foi chrtienne suspecter l'efficace des pratiques thurgiques) la stricte orthodoxie des interprtes noplatoniciens. Pour obtenir deux hexamtres, Plthon a, au vers 1, opt pour la forme verbale (reprise par Lewy), laquelle il a ajout ; au vers 2, il a conjectur aprs l'expression ' (abandonne par Lewy).

    Psellus 36 inteprtant l'oracle qui demande de ne pas ajouter au destin (= 103 dP) suit, dit-il, les plus sages des Grecs, c'est--dire Proclus, De Providentia, 21: l'Heimarmen est la nature () qui tresse la chane des tres (Psellus emprunte Asclepius 39 l'inteprtation de la chane d'or homrique comme allgorie du destin); s'oppose l'Heimarmen la Providence () qui s'exerce sur notre intellect et qui est bienfaisance de Dieu notre gard. Par consquent, l'oracle invite ne se laisser gouverner que par la seconde. Plthon 4, sans doute par rejet de l'arrire- pense chrtienne de Psellus, se contente d'interprter l'oracle dans le sens d'une thique fataliste: le destin est fix une fois pour toutes, il est impossible de faire mieux.

    De l'oracle il n'y a pas en effet venant du principe paternel quoi que ce soit d'inachev qui entre en rotation (=13 dP), Psellus 37 tire l'ide (qu'il rapproche de l'ptre canonique de Jacques 1, 17), que toute action parfaite a sa source dans le parfait. Plthon 5 rectifie l'exgse moralisante de Psellus en rtablissant le sens platonicien de l'oracle philosophique: la perfection du Pre met en uvre la perfection de l'univers.

    Psellus 38 donne du logion sur l'intellect paternel (= 109 dP) une explication christianisante: l'me individuelle est oublieuse des richesses venues du Pre de toute bont, mais ce dernier lui donne la capacit de se les remmorer. Plthon 6 lit l'oracle de faon correcte: l'intellect paternel, c'est le dmiurge ou deuxime dieu; l'oubli (), c'est l'tat de l'me en avec le corps.

    Pour l'oracle sur les flancs d'Hcate (= 52 dP), Psellus 12 en transmet correctement le texte avec l'interprtation puise dans sa source noplatonicienne. Plthon 10 fournit un texte corrompu, devenu ; il substitue aux oppositions pselliennes droite/gauche, dehors/dedans, celle de l'acte et de la puissance.

    Le texte de l'oracle sur l'me qui va treindre Dieu (=97 dP) est meilleur chez Plthon que chez Psellus. Pour que les deux premiers hexamtres fussent complets, Plthon lia ajout au vers 1 l'article aprs , puis l'enclitique aprs ; au vers 2, il a introduit aprs . La conjecture a t enregistre par deux recentiores de Psellus (= D et chez dP). Du point de vue de l'interprtation, Psellus 16 conserve les

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    donnes de sa source: treindre, enivrement, harmonie dsignent l'activit notique; pour Plthon 11 l'union de l'me avec Dieu.

    Plthon 13 n'a pas suspect l'authenticit du logion Cherche le paradis (= 165 dP) que lui transmettait Psellus 19. Mais il a rendu au mot paradis son sens chaldaque en liminant l'exgse de Psellus qui l'interprtait par l'anglologie et le paradis bibliques. Pour Plthon, paradis dsigne le lieu entour de lumire ( ) de l'oracle sur le reflet (= 158, 2 dP).

    L'oracle sur le pneuma (= 104 dP) a donn l'occasion Plthon 14 de prsenter longuement sa thorie des trois formes de l'me qu'il dveloppait dans les Lois (II 12): supracleste en tant que spare de la matire, rationnelle en tant que mitoyenne, irrationnelle en tant que non spare. Le plain-pied () n'est pas une surface mais la partie de l'me rationnelle qui jouxte l'intelligence supracleste; le souffle () est ce qui ralise l'union avec l'me irrationnelle non spare du corps; approfondir veut dire descendre vers le corps mortel matriel. Ce faisant, il explicite la thorie noplatonicienne rsume par Psellus 18 des deux vhicules () devenus tuniques () lors de la descente: tunique pneumatique lie au corps, tunique rayonnante (- ) parce que de plain-pied avec la substance spare.

    Psellus la prsente du logion sur le reflet qui a aussi une part au lieu entour de lumire (= 158 dP) une interprtation christianisante. Pour lui, ' signifie toujours une infriorit de nature, qui ne peut conjoindre le modle , et donc par nature phmre. Il rappelle ce propos les enseignements des hrauts des dogmes chrtiens, c'est--dire de Grgoire de Nysse. Plthon 15a place le fragment dans son contexte doctrinal: est le vhicule () qui, bien qu'attach la partie irrationnelle de l'me, est contigu de sa partie rationnelle. Donc l'me conserve au cours de son ascension ce vhicule qui ne meurt pas.

    L'oracle: Et ne laisse pas le rsidu de la matire descendre au prcipice (= 158, 1 dP), signifie pour Psellus lb: il faut amaigrir le corps pour qu'il soit susceptible d'tre transport au ciel la faon d'Hnoch ou d'lie; un tel amaigrissement n'a lieu que par grce divine. Plthon 15b suit Psellus en comprenant par rsidu de la matire le corps mortel; mais il donne l'exgse globale de l'oracle son sens vritable: il faut maintenir le corps en bonne sant (prcipice = maladies corporelles) pour qu'il soit en accord avec le bel ordre de l'me.

    Psellus 2 situe l'oracle: N'expulse pas (l'me) de faon ce qu'en sortant elle n'attrape pas quelque chose (= 166 dP) dans le contexte de Plo- tin, Ennades, I, 9, prsent comme exhortation l'abandon de soi-mme

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    Dieu. Le polygraphe byzantin appose cette inteprtation une seconde explication qui est, dit-il, plus simple et qui est dfendue par certains: l'oracle interdit le suicide puisque seul Dieu a le pouvoir d'arrter le processus de purification. Cette interprtation est, ajoute-t-il, en accord avec la doctrine chrtienne. Le certains dsignerait en ce cas la source chrtienne de Psellus, c'est--dire Procope. Quant Plthon 16, il ne dit mot de Plotin et affirme seulement que le philosophe ne doit pas aller rencontre des lois de la nature.

    Psellus 24 explique l'oracle sur les chtiments trangleurs des humains (= 161 dP) en adoucissant la porte dmonologique du fragment: les - sont les preuves qui enchanent les mes aux passions. Pour Plthon 20, les sont les dmons femelles la fois et .

    Psellus 23 interprte l'oracle sur les deux intellects (=7 dP) pour l'accorder la doctrine chrtienne de la Trinit: le Pre premier met en uvre la cration qu'il confie au deuxime intellect, c'est--dire au Fils, qui dtient l'excellence du premier. Plthon 30 corrige Psellus en comprenant par le mot tout qui ouvre l'oracle, non pas la cration, mais les formes intelligibles transmises au dmiurge qui, bien que deuxime, reste premier eu gard aux formes qu'il produit.

    Psellus 29 comprend le logion sur le rapt du Pre (=3 dP) comme affirmation de l'incomprhensibilit et insaisissabilit de Dieu; cette thse, dit- il, n'est pas chrtienne puisque le Pre se rvle dans le Fils. Plthon 23 carte le jugement de son devancier chrtien et pense que, puisque l'inen- gendr est incommunicable -car communiquer signifierait pour lui entrer en contradiction avec lui-mme-, le Pre n'a pas enferm sa divinit (= feu) dans le deuxime dieu (= puissance intellective).

    Tous les mss de Psellus donnent pour l'oracle sur crainte et persuasion (=14 dP) la leon . Kroll, qui dclarait avoir nglig Plthon, a crit: . Or, c'est prcisment la leon commune tous les manuscrits de Plthon! Selon Psellus 28, cet oracle n'est que partiellement vrai, puisque le Pre (i-e le Dieu biblique) est persuasion et grce mais aussi . crainte. Pour Plthon 34, l'oracle est totalement vrai puisque, tant persuasion et amour, le Pre ne peut causer de mal personne ; il est donc toujours aim.

    c. Exgses propres Plthon

    Plthon 2 a cherch obtenir un hexamtre avec le vers 2 de l'oracle sur le prcipice (= 164 dP), en conjecturant: , ., il apparat, par

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    contre, plus heureux dans l'exgse. Alors que Psellus 5 y voit une description de la descente de l'me, le prcipice dsignant pour lui tout ce qui est en-dehors de Dieu, Plthon interprte le logion comme sentence relative au corps: le socle sept voies dsigne l'Heimarmen, la terre le corps humain, le prcipice le malheur qui ne dpend pas de nous. Il ne faut pas se pencher vers le bas veut dire s'attacher au mal et ce qui ne dpend pas de nous.

    L'exgse plthonienne du logion sur le vase, demeure des btes de terre (= 157 dP), est galement excellent. Pour Psellus 20, vase dsignait toute existence domine par les passions, btes de terre les dmons tournoyant autour de la terre: inepta intepretatio\ dclare Kroll avec raison. Plthon 3 carte l'allgorisme de Psellus et comprend littralement: le vase c'est le corps humain mortel, les btes de terre ce sont les vers et autres parasites qui rongent le corps. Or c'est prcisment l'interprtation que reprend l'auteur du neglexi Plthonem, Kroll lui-mme, qui dit pp. 60-61: vas non anima est sed corpus, terrae bestiae non daemones sed vermes et id id genus animalium. Des Places p. 145 continue faire de Kroll l'inventeur de cette dernire interprtation!

    Psellus 35 interprte le logion sur le gmissement de la terre (= 162 dP: Ha! ha! C'est sur eux que gmit n'est pas une conjecture d'Opsopoeus comme le dit dP p. 182 n. 2, mais de Plthon- la terre, et cela jusque dans leurs enfants) ainsi: Dieu destine aux impies () les chtiments infernaux. Plthon 8 lit l'oracle en moraliste platonicien: la nature humaine mortelle est dshonore chez ceux qui mnent une existence dprave et qui donnent leurs enfants une mauvaise ducation.

    Sur l'oracle relative l'me existant comme feu lumineux (= 96 dP), Plthon 12 a fait plusieurs conjectures heureuses pour obtenir de bons hexamtres. Au vers 1, il crit au lieu de chez Psellus 27 (les deux recentiores DK de Psellus ont enregistr la correction de Plthon) puis met, en fin de vers, l'expression . Au vers 3, il conjecture au lieu du que donnent tous les mss de Psellus puis introduit aprs et conserve la forme atteste par le mss de Psellus qu'il avait sous les yeux. Du point de vue de l'exgse, alors que Psellus commet l'erreur d'interprter l'oracle du point de vue de l'me individuelle, Plthon l'explique correctement comme tant relatif la gense et la fonction de l'me du monde: la puissance du Pre dsigne le deuxime Dieu ou intellect paternel, crateur de me qui occupe divers lieux du monde (les ).

    De l'oracle sur les chiens terrestres (= 90 dP), Plthon 18 a reconstruit en deux hexamtres complets les donnes de sa source: C'est bien des

  • Plthon lecteur Des Oracles 16 1

    replis de la terre qu'ils bondissent sans jamais vraiment/Montrer de signe l'homme mortel, ces chiens terrestres! En outre, l'interprtation qu'il propose de l'oracle est bien meilleure que celle de Psellus 22. Ce dernier comprend qu'il s'agit des dmons tombs du ciel et errant autour de la terre, bourreaux des mes et ignorants tout des choses venir. C'est l'exgse d'un chrtien faisant de la dmonologie. Plthon restitue l'oracle son sens thurgique primitif: les chiens sont les fantmes et phnomnes tranges qui apparaissent l'initi durant la pratique des rites; ils sont dits terrestres et jaillir des replis de la terre parce qu'ils sont lis au corps terreux colporteur des passions irrationnelles; enfin, le fait qu'ils ne montrent jamais de signe vridique signifie que tous ces phnomnes ne sont que des simulacres (), c'est--dire sans consistance, ni signification ni ralit. Il est trs regrettable que tous les diteurs depuis Kroll n'aient point lu l'explication de Plthon.

    L'oracle sur la nature qui persuade de croire que les dmons sont purs et que les rejetons de la matire mauvaise sont utiles et prcieux (=88 dP) est compris par Psellus 15 de faon ngative: persuade signifie pour lui veut faire croire que, et nature quivaut mensonge. Pour Plthon 19, c'est le contraire: la nature, c'est--dire la raison naturelle, tant vrit, force admettre que tout ce qui vient de Dieu est bon; par consquent, dmons et rejetons de la matire sont purs et prcieux. Pour lui, l'adjectif mauvaise que l'oracle appose au mot matire ne caractrise pas la matire en soi mais sa position dans l'chelle des tres; au dernier rang des essences elle a un moindre degr de bien.

    Le logion de quatre hexamtres introduit par la formule: (= 147 dP) pose de grandes difficults textuelles. Kroll, suivi par Lewy, a adopt pour le vers 1 la conjecture de Lobeck {Agi. 104) - , ceci pour suprimer le difficile que donnent la plupart des mss de Psellus et parce qu'il pense que la scne dcrite a lieu de nuit. Au vers 4, au lieu du des mss de Psellus, il a suivi galement la conjecture de Lobeck: et maintenu la leon . Or il existe deux mss de Psellus {Paris gr. 1182, XIII, et Va t. gr. 573, XV) qui, au lieu de au vers 1, portent . Mais dans le commentaire Psellus continue expliquer comme s'il y avait , donc est bien une corruption. Plthon 23 conjecture et commente parce qu'il a sous les yeux . D'autre part pour reconstruire l'hexamtre du vers 4, il introduit dans le second hmistiche l'article devant (Lewy fait de mme) et lit au lieu du de Psellus. Ce qui donne le sens suivant confirm par les versions arabe et latine: tout est vu foudre. Psellus 9 s'efforce de justifier le en

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    disant que lion, qui dsigne l'objet de l'invocation rituelle, est ici synonyme d'apparence. Plthon 23, qui commente , comprend le contraire: l'invocation atteint la ralit de ce qui est dit, c'est--dire procure la vision du feu divin omniprsent aux formes cosmiques: tout est vu foudre. L'interprtation globale qu'il donne de l'oracle est claire et sa reconstitution du vers 4 m'apparat difficilement discutable.

    Psellus 14 voit dans la nature dont il est question dans l'oracle sur l'image de la nature en vision directe (= 101 dP) une puissance qui gouverne les corps, donc l'invoquer directement c'est amener soi la multitude des dmons qui hantent la nature. Plthon 24 propose une tout autre explication: nature dsigne ici, pour lui, la nature mme du Dieu invisible; par consquent, ce qui apparat aux thurges durant les rites, ce n'est jamais la nature mme de Dieu, mais des symboles (foudre, feu, etc.). De l vient que cet oracle est plac ct de l'oracle sur le tout est vu foudre, qu'en quelque sorte il complte.

    Psellus 40 interprte le vers sur l'intelligible (= 1, 10 dP) l'aide d'un expos de thologie ngative tir de sa source habituelle. Plthon 28a ne souffle mot de cet expos et comprend que c'est par l'acte qu'il faut apprendre connatre l'intelligible puisque ce dernier ne peut subsister hors de l'intellect qu'en tant qu'acte.

    En ce qui concerne enfin l'oracle sur les iynges (= 77 dP), Plthon 31 a conjectur au vers 2, , au lieu de que donnent tous les mss de Psellus. Or il est piquant de remarquer que cette correction fut galement propose par l'auteur du neglexi Pletho- nem, Kroll, et elle a t depuis adopte par tous les diteurs qui en attribuent le mrite Kroll! Pour ce qui est de l'interprtation, Psellus 41 recopie sa source habituelle, qui est un expos de thologie noplatonicienne - sans doute du Proclus- qui n'a dans sa deuxime partie qu'un lointain rapport avec le texte de l'oracle. Plthon 31 est plus prcis: pour lui, les iynges sont les formes intelligibles, penses par le Pre, la fois mues et non mues.

    Conclusion

    Le dernier commentateur grec des Oracles chaldaques est le premier diteur critique de ces oracles. Mme si plusieurs conjectures qu'il a adoptes ne peuvent tre suivies, d'autres sont excellentes. Que Kroll les ait formules son tour ne prouve pas qu'il a t malhonnte vis--vis de Plthon mais qu'il tait bon philologue. Mais il faut dire que sa myopie antipltho- nienne n'aura pas servi la recherche.

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    Comme commentateur, Plthon est meilleur que Psellus. Le commentaire de Psellus se caractrise par la verbosit et l'apologtique: ses explications ne sont heureuses que lorsqu'il plagie. Quand il n'a rien de bon recopier, il fait du concordisme. Par contre, le commentaire de Plthon est sobre et prcis. Son refus de tout concordisme l'amne retrouver le sens original de bien des fragments. Que les diteurs modernes aient ignor ce commentaire est regrettable.

    Il est urgent de procder une dition vritablement critique de Y Exe- gesis de Psellus. L'dition des Belles Lettres est faite en dpit du bon sens car elle attribue Psellus la plupart des conjectures de Plthon, alors que des recentiores de Psellus ont t l'objet de corrections tires de Plthon! Quant diter Plthon sur des bases neuves et critiques, cela s'impose comme pralable toute dition scientifique des Oracles chaldaques.

    Enfin et surtout, il est permis de rpondre deux questions qu'on peut se poser sur l'existence d'un Plthon arabe dans la bibliothque de Topkapi22. Le manuscrit Ahmet III 1896 comprend trois textes mis bout bout: le Compendium des doctrines de Zoroastre et de Platon, le recueil des Hymnes aux dieux tirs des ch. 34-36 du livre II du De legibus, la collection des Oracles chaldaques suivie des premires lignes de la recension brve du commentaire de Plthon. Pourquoi Georges Scholarios, patriarche de Constantinople, qui fit brler en 1461 l'autographe des Lois de Plthon, n'a-t-il pas aussi livr au feu ces quelques pages? Comment et pourquoi ont-elles t traduites en arabe?

    Le rponse la premire question est donn par Scholarios dans sa Lettre l'exarque Joseph: pour que ces pices restassent l'appui de mon jugement s'il devait un jour tre attaqu23. Nul doute que le responsable de l'autodaf public des Lois de Plthon considrait ces pages comme les plus significatives de ce qui ses yeux tait la preuve du polythisme de Plthon. A cet effet, Scholarios compose un manifeste comprenant un discours liminaire en douze points (= le Compendium), un corpus d'invocations aux dieux du paganisme grec (= les Hymnes), enfin un recueil d'oracles magiques (= les Oracles chaldaques). Un tel manifeste n'avait pas t soustrait aux flammes pour tre destin aux archives du patriarcat, mais pour tre port au sultan. En effet, l'appui, dont parle Scholarios dans la Lettre l'exarque Joseph, dsigne pudiquement celui qui avait install l'adversaire de Plthon la tte du patriarcat, autrement dit Mehmed II . De la sorte, d'un geste inquisitorial (brler Plthon) , Scho-

    22. Voir Nicolet-Tardieu, Pletho arabicus {supra, n.-7); pp. 43-53. 23. Ibid.,p. 43.

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    larios tirait un coup politique destin montrer sur pices au pouvoir turc que le patriarche tait toujours aussi coopratif puisqu'il se chargeait lui- mme d'liminer les crits subversifs d'un opposant notoire et, qui plus est, polythiste.

    La rponse la seconde question est donne par l'introduction du manuscrit de Topkapi, dans laquelle le traducteur musulman confesse sa foi monothiste. Il y dclare en effet que ces pices sont un tmoin de la doctrine religieuse des Anciens parmi les adorateurs des idoles24. Ce n'est donc point pour connatre les ides de l'ennemi personnel du patriarche que cette traduction est entreprise, mais cause de la fascination qu'exeraient toujours, mme cette poque-l, sur les lettrs musulmans la culture et la philosophie des Grecs antrieurs aux Livres {kutub), c'est- -dire des temps prislamiques et prchrtiens.

    Ds lors, dans cette aube de la Renaissance dont Plthon fut le penseur, apparaissent trois visages du polythisme. Pour l'institution ecclsiastique et Scholarios, il est l'infamie, c'est--dire l'anti-orthodoxie. Pour les lettrs, il est une antiquit qui intrigue ou fascine. Pour Plthon lui-mme, il semble qu'il n'a pas t autre chose qu'une expression potique et nationaliste donne aux formes intelligibles, c'est--dire un langage de philosophe engag dans le combat contre le thomisme. En somme trois visages d'une non-existence, puisque dans les trois cas il n'est qu'un mot pris simultanment comme tiquette hrsiologique, objet de muse et ornement d'une nouveaut, la dchristianisation des concepts. Ces pages arraches ont donc bien valeur sociale de manifeste, puisque dans le mme temps elles sont rejetes comme profession de foi et programme philosophiques, perues comme tmoignage d'une diffrence, conues et crites pour justifier une position contre l'interprtation dominante.

    (cole Pratique des Hautes tudes, Section des Sciences Religieuses, Paris) Michel TARDIEU

    24. Ibid.,p. 39.

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    PlanI II III a. Exgses communes Psellus et Plthon b. Exgses de Psellus rectifies par Plthon c. Exgses propres Plthon Conclusion

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