plotin et les mystères d'isis

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Jos. Cochez Plotin et les mystères d'Isis In: Revue néo-scolastique de philosophie. 18° année, N°71, 1911. pp. 328-340. Citer ce document / Cite this document : Cochez Jos. Plotin et les mystères d'Isis. In: Revue néo-scolastique de philosophie. 18° année, N°71, 1911. pp. 328-340. doi : 10.3406/phlou.1911.1986 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0776-555X_1911_num_18_71_1986

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Page 1: Plotin Et Les Mystères d'Isis

Jos. Cochez

Plotin et les mystères d'IsisIn: Revue néo-scolastique de philosophie. 18° année, N°71, 1911. pp. 328-340.

Citer ce document / Cite this document :

Cochez Jos. Plotin et les mystères d'Isis. In: Revue néo-scolastique de philosophie. 18° année, N°71, 1911. pp. 328-340.

doi : 10.3406/phlou.1911.1986

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0776-555X_1911_num_18_71_1986

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XIV.

PLOTIN

ET

LES MYSTÈRES D'ISIS.

De tout temps les auteurs mystiques ont été obligés de recourir à des analogies pour décrire l'extase. Dépassant la sphère de la connaissance ordinaire, la vision extatique est l'objet de la pure intelligence, et, comme telle, aucune langue humaine ne saurait la décrire. C'est ainsi que Plotin proclame la vision mystique inef

fable, incompréhensible pour ceux qui n'ont pas encore eu le bonheur d'en jouir. Malgré cela, il veut- donner à ses lecteurs, une idée du bonheur extatique, afin d'exciter en eux le désir de l'atteindre.

Pour se faire comprendre, il prend généralement comme base de son exposé les rites et surtout la vision de la divinité dans certains mystères qu'il ne nomme pas, mais auxquels il était initié.

Pour qui veut étudier le système de la mystique ploti- nienne, il est intéressant, voire même nécessaire, de rechercher quels sont les mystères visés par Plotin.

Jusqu'à ce jour, les auteurs ont cru que Plotin exposait sa mystique en recourant aux mystères d'Eleusis. Ainsi Bouillet, dans ses deux synthèses de textes plotiniens

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PLOTIN ET LES MYSTÈRES D'iSIS 329

relatifs aux mystères *), ne se doute même pas de la possibilité'

d'une autre hypothèse. Récemment encore, Picavet a repris ces deux synthèses dans un article Plotin et les mystères d'Eleusis 2), mais il: n'apporte aucun document nouveau et analyse trop superficiellement les textes.

A l'encontre de cette opinion, nous croyons pouvoir établir que Plotin parle non des mystères grecs d'Eleusis, mais des mystères égyptiens d'Isis, vénérée à l'Iseum du Champ de Mars à Rome.

Malgré de grandes ressemblances signalées , * déjà par Hérodote 3), ces mystères n'en étaient pas arrivés à se confondre du temps de Plotin, car Apulée de Màdaure (né probablement entre 126 et '132: après J:-C, trois quarts de siècle avant Plotin) les distingue clairement les uns des autres 4) et nous verrons plus loin qu'ils se présentent avec des caractères spécifiques nettement différents.!'.

C'est > au livre . IX . (Ennéade VI, 9), ch. 10-11, que se trouve le texte capital pour l'étude des mystères1 dans la philosophie plotinienne. Nous l'avons mis à la base de notre , démonstration et nous y avons rattaché les » autres textes.

Dans ce livre, Plotin démontre que le principe suprême est supérieur à l'Intelligence et absolument un, « plus qu'on ne saurait dire.» (ch. let 2) ; puis,, après avoir., indiqué quelle route doit suivre l'âme pour pouvoir contempler son

*) Les Ennêades de Plotin^ 3 vol., Paris, 1857-1860, t. III," pp. 567 et suiv. et 608-610.

*) Tiré à part de la Revue de l'Histoire des Religions, 19 pp. Paris, 1903. Inséré partiellement par l'auteur dans son Esquisse d'une histoire générale et comparée des philosophies médiévales. Paris, 1907 2, pp. 94-102.

8) Livre II, chap. 171 (édition Abicht, Leipzig, 1876 8).' *) Ce point est examiné à fond dans EduardDeJong, De Apuleio,

Isiacorwn mysteriorum teste. Ley de, 1900, et Dos antike Mysterien- wesen... Leyde, 1909, pp. 52-54.

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330 JOS. COCHEZ

principe dernier (ch. 3-8), il décrit sa synousie avec »la divinité, l'extase (ch. 9-11). L'extase suppose la réduction de l'âme à l'unité la plus absolue, de manière à ce qu'elle ne fasse plus qu'un avec le principe suprême.

Voici, en son entier, le texte qui nous intéresse spécialement l). Pour plus de clarté, nous y avons fixé la suite des idées.

1. Explication philosophie o-mystique de la loi du secret, défendant aux initiés des mystères de divulguer les secrets aux non-initiés.

« ... Le spectacle (la synousie de l'âme avec la divinité) est difficile à décrire.

» Comment, en effet, pourrait-on révéler comme distinct de soi, ce qu'on ne voit pas comme distinct de soi, mais comme un avec soi-même, lorsqu'on le contemple ?

» Voilà évidemment ce que veut montrer l'ordre donné dans ces mystères-ci, de ne pas révéler (les secrets) aux non-initiés ; le (principe suprême philosophique) n'étant pas de nature à être divulgué, ces mystères défendent de montrer le divin à quiconque n'eut pas le bonheur de voir lui-même » *).

2. Suite de la description philosophique de l'extase (du ch. 10), interrompue par l'explication de la , loi du secret.

« Ainsi donc, il n'y avait pas deux, mais un seul être : le voyant identique au vu ; en sorte que l'objet de la vision n'existait pas comme tel, mais comme unifié avec le contemplateur.

» Celui qui s'est ainsi unifié, lorsqu'il était en commerce intime avec le Bien, en aurait en lui-même une image, s'il pouvait se souvenir de cette union.

» II était lui aussi un, puisqu'il n'avait en lui-même aucune différence, ni par rapport à lui-même, ni par rapport à autre chose.

») Livre IX, 10, 769, D — 11, 771, B. s) « Tt3v fioçTïipfopv TÛvSe lirfcotYna xô' (x-îj éx?cpeiv e!ç jxtj j|){c.

Bouillet, t. 111, p. 562, ne. traduit pas le déterminatif « tûvôe ». — Pica vet, Plotin et les mystères d'Eleusis, p. 9, traduit : « l'ordre des mystères, de ceux où il y a défense... » Mauvaise traduction, car « xûSvîe » serait relatif, sens que ce démonstratif n'a jamais. (Cf. Bailly, Dictionnaire grec- fratt cats «é'fie»; Stephanus, Thesaurus linguae graecae, au mot « 6'Se »). D'ailleurs, en aucun cas, on ne saurait faire porter « Tûjvdc » sur « xàjjfîj Ix^épetv ». ■

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PLOTIN ET LES MYSTÈRES d'iSIS 331

» Rien . en lui n'était mû. Arrivé en haut (en synousie avec le principe suprême), il n'éprouvait ni passion, ni désir d'autre chose.

» Même, il n'avait plus de parole, plus de pensée ; bref, s'il est permis de le dire, il n'était plus lui-même.

» Gomme ravi et saisi d'un transport divin, il occupe une position isolée, il demeure immobile dans son essence.

» II ne se détourne absolument pas, il ne se trouve pas en lui- même ; il se trouve immobilisé et est devenu pour ainsi dire la stabilité.

» II ne se plaît pas dans les beautés, car il s'est élancé lui-même au delà du beau, il a dépassé déjà le chœur des vertus. »

3. Comparaison de l'union extatique avec la synousie dans les mystères. Interprétation de cette synousie.

« II est semblable à celui qui a pénétré à l'intérieur de Vadytos. » Celui-ci a laissé derrière lui les statues du naos, qui, à sa sortie

de Vadytos, se présentent de nouveau les premières à sa vue. » Lorsqu'il a joui du spectacle de l'intérieur et de la synousie qui

s'y fait non. avec une statue ou une image, mais avec la divinité même, ces statues deviennent évidemment pour lui des spectacles de rang secondaire.

» La synousie n'est vraisemblablement pas un spectacle, mais un autre mode de vision : extase et haplose et don volontaire de soi- même et désir de communication complète, et stabilité et tension de l'esprit vers l'harmonisation ; si toutefois on contemple ce qui est dans Vadytos.

» Mais, si on regarde autrement, rien n'est présent » ').

4. Application pratique de l'enseignement des mystères.

« Eh bien, ce ne sont là que des images. Elles indiquent à mots couverts aux sages d'entre les prophètes comment on voit ce Dieu (le principe suprême) 2):

» Le prêtre sage ayant compris l'énigme pourrait faire la contem-

*) Plotin explique philosophiquement la synousie des mystères. Le spectacle de l'intérieur de l'adytos, synousie avec la divinité même

des mystères, lui semble être plus qu'un simple spectacle pour celui qui parvient à contempler (« eedluetat a) ce spectacle ; si on ne le contemple pas, si on le regarde d'une autre manière, on voit évidemment la divinité des mystères, mais on ne jouit pas de l'union de l'âme avec le principe suprême philosophique. ,

•) Nous entendons par « ao<pol xûv icpotpnytuiv » les . philosophes parmi les interprètes des mystères. Les « itpo^îjTat > sont les interprètes de doctrine par rapport aux « [xivTeti; », devins qui doivent être en manie

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332 JOS. COCHEZ

plation véritable de l'adytos lorsqu'il y est arrivé ; aussi longtemps qu'il n'y est pas arrivé, il tient cet adytos pour une chose invisible, une source et un principe ; il le connaîtra comme principe, il voit le principe et est en commerce avec lui, il saisit le semblable par le semblable. A cet effet, il n'a rien négligé des choses divines dont l'âme est capable ').

» Avant la contemplation, il réclame le reste à la contemplation. » Le reste, pour celui qui s'est élevé au-dessus de tout, est ce qui

est avant toute chose. » .

5. Suite et fin de la description philosophique de l'extase.

« La nature de l'âme n'aboutira évidemment pas * au î non-être absolu.

» Si elle descend, elle aboutira au mal, et ainsi au non-être, mais au non- être complet.

» Si, au contraire, elle s'élance du côté opposé, elle aboutira non à autre chose, mais à elle-même ; et ainsi, n'étant pas dans autre chose, elle n'est en rien, mais en elle-même.

» Or, le fait d'être en elle-même et non dans l'être, constitue pour l'âme l'état d'être dans celui-là (le principe suprême).

» En effet,, lui-même (homme, sujet de l'âme) aussi ne devient pas une essence, il devient supérieur à l'essence pour autant qu'il est en commerce (avec le principe suprême).

» Si donc quelqu'un se voit devenu cela, il a une similitude de cela, lui-même.

» Et si alors il s'élance au-dessus de lui-même, comme une image vers son archétype, il se peut qu'il atteigne le but de sa marche.

pour communiquer en langage voilé les ordres des divinités. Cf. Platon , Tintée, 72,' ab. « ''O6ev Ô-Jj xal xô x<3v 7rpo<pï)xc3v yevoc iiùxaiïç Ivôéoti; fxavOefai; xpixà; iirtxaôtçxàvat vo'fxo; * oS; fjiavTetc aûxoùç cJvofxdtÇoucrf xtveç, xô irav ^yvoTj- xoxe;, Stc xîj; 8i* alviy^iav ouxoi (Trpo<p9jxat) çtq^tjç xal yavxaueux; Ô7roxpttat, xal ouTi {jiâvTst;, irpoçpîjxai 8è (xavteuo[xevo)v étxaioxaxa o'vo|xa£otvx'à'v. »

Quant à la traduction donnée par Pic a vet; Plotin et les mystères d'Eleusis, p. 10 : elle est fautive : « D'un côté donc, ces images ont été dites à mots couverts par les sag^es certes d'entre les prophètes pour indiquer de. quelle manière ce Dieu est vu. De l'autre, le sage hiérophante, ayant pénétré l'énigme... » En effet :

lo « xaoxa... fxtjxiQfjiaxa » est un membre indépendant: sinon le deuxième « ouv » n'aurait pas de raison d'être.

2° « Tcpoyîjxai » signifiant dans les écoles de philosophie « interprète », on ne peut, semble-t-il, en faire celui « qui indique les choses de façon voilée ».

3» Rien ne permet de traduire « lepeù; » par hiérophante. J) La phrase de Plotin paraît contradictoire. Cela provient de ce que,

dans son enthousiasme, il ne suit pas le développement logique de ses idées.

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tLOTIN ET LES MYSTERES D*ISIS 3&3

» S'il tombe en dehors de cette contemplation, qu'il éveille à nouveau la vertu qui est en lui, qu'il reprenne conscience de ce que lui-même est complètement paré ; il sera de nouveau rendu léger : par la vertu, il s'avancera vers l'intelligence et par la sagesse vers cela même (le principe suprême). .

» Telle est la vîfe des dieux et des hommes divins et bienheureux, vie non agrémentée par les choses d'ici *bas, fuite du seul vers le seul. »

* * *

Dans ce texte, Plotin nous fait connaître plusieurs traits caractéristiques de ses mystères préférés.

Relevons d'abord les caractères généraux, communs avec d* autres mystères ; nous établirons ensuite quels en sont les caractères spécifiques.

A. Caractères généraux. La loi du secret, Yinitiation et la signification mystique des rites sont autant de traits que lés mystères plotiniens ont en commun avec d'autres mystères.

Les mystères, dont parle Plotin, imposent à leurs initiés l'obligation de ne pas divulguer aux non-initiés ce qu'ils avaient vu dans les rites sacrés: « tô... èithayiLa zb ^ ix^epstv lu;

L'initiation (^ fuSiptc) est nécessaire pour pouvoir participer, aux mystères et recevoir des renseignements de la part des initiés : « xô... iizUa^ixa, xà fj.7j Ixçplpsiv elç {jl)j [xe^.uï1!X£vou<;... àizëinz StjXoûv irpôç à'XXov xô 6sîov, ô'xip jjlïj xal aôttji ISsïv eixiS^ujTat ».

Plotin attache à ses mystères une signification mystique : ils sont l'image de la contemplation véritable de la divinité philosophique. La loi du secret signifie l'incommunicabilité de la vision mystique ; la synousie avec la divinité des mystères signifie l'union mystique ou extatique de l'âme avec la divinité.

Ces trois caractères ne spécifient pas les mystères « plotiniens.

La loi du secret et l'initiation sont de rigueur aussi bien

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334 JOS.' C0CHE2

dans les mystères d'Isis l) que dans ceux d'Eleusis 2) pour ne parler que de ces deux grands mystères 3).,

Quant au sens mystique des rites, tous les mystères se prêtent naturellement à une interprétation mystique ou philosophique.

B. Caractères spécifiques. Les caractères plus spéciaux, propres aux mystères de Plotin nous paraissent être au nombre de deux : la synousie avec la divinité elle- même, la présence de statues dans le « vaoç » du temple.

Le plus grand bonheur de l'initié consiste dans le. spectacle, de l'intérieur de l'adytos : les relations intimes avec la divinité. Ces relations, cette « synousie » de l'initié « ne s'y fait pas avec une statue ou une image de la divinité, mais • avec la divinité « elle-même : « txexà t6 I'vSov osasse xai t^v ly.eî ffuvouîtav 7rpoî oûx ayaXfjia, oùS' eîxova, àXX' auto... »

Avant de pénétrer dans le sanctuaire (àôuxo;), l'initié traverse le naos du temple ; après son séjour dans le sanctuaire, il repasse par le naos. Les belles statues, qui s'y trouvent échelonnées, séduisent ses regards avant et après SOn séjour dans l'adytOS. « "Qarrcepttc eiç xo e'i'aco xo5 àSuxoo e'wfiù;, et; ToÙTtt'tTio xaxaXnrtov xà èv Ttji vatjï àyiXjJiaTa a é;sX6oyu toû àôuxou TtaXiv ytyvsTat irpâka (JLStà tè êvSov Oia^ua xal tV èxeT auvouïtav îrpà<; oùx àyaXixa oûS' etxova, àXX' aùxè, a 8tj yfyv^01' Sîutspa ôsâjxata. »

La synousie de l'initié avec la divinité elle-même, et non avec une image, ainsi que la présence dans * le naos de statues attirant les regards avant et après le séjour dans l'adytos, spécifient les mystères plotiniens.

Plotin lui-même l'affirme, semble-t-il, quand' il écrit,

770, A î « ta twv fjLuatïipt'ov TâivSe è7rîxay[Jia tè fjùj !x<pépeiv », etc. Par ce « x<3v5s » il indique clairement son intention de

*) Cf. Apulée de.Madaure, Métamorphoseon, 1. XI; Hérodote (éd. Abicht, 1876s), 1. II, ch. 171.

*) Cf. Aelius Aristides, Oratio Eleusin.^ p. 259, éd. Jebb : « ... xal oùx Iv ffxo'xtp xs xal Popfîoptjj xeiorojjiivoui; (xoù; jxuaxa;) S 8^ to^ç i{Au^touç ivafxévst » ; Platon, Phédon, 69, c. etc. Hérodote, 1. II, ch. 171.

8) Nous pourrions citer encore les mystères de Zeus Idaios. Euripide, Fragments, 475 (édit. Nauck), etc.

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PLOTIN ET LES MYSTERES d'iSIS 335

parler de la loi du secret existant dans des mystères bien déterminés.

Quels sont ces mystères ? On ne les spécifie pas en disant : ce sont ceux qui

exigent le secret. Il faut une détermination ultérieure. Or, nous la trouvons 770, C : la synousie non avec une statue ou une image, mais avec la divinité même, et les statues échelonnées dans le « vaoç », qui se présentent aux regards de l'initié avant et après son séjour dans l'adytos.

D'ailleurs, la « synousie avec la divinité » ne se fait pas dans tous les mystères de la même manière ; ainsi, dans les mystères d'Eleusis elle n'a pas lieu avec la divinité elle- même, mais avec une statue ou une image de la divinité 1).

Quant aux statues que l'initié voit dans le « vao; » avant et après son séjour dans l'adytos, elles sont un détail de la topographie du temple où se célèbrent les mystères. Tous les temples n'offrent pas la richesse en statues que suppose le texte plotinien. Celui d'Eleusis notamment n'était pas riche en statues : les fouilles et les descriptions d'auteurs anciens le démontrent 2).

Les deux caractères que nous avons signalés spécifient donc les mystères de Plotin.

D'ailleurs ils se trouvent répétés encore aux livres I3) et'X4), si bien qu'il n'y a pas moyen de douter davantage.

* * *

*) Cf. Foucart, Recherches sur P origine et la nature des mystères d'Eleusis. Paris 1905, pp. 43-74; Lenormant et Pottier, art. Eleusinia dansDaremberg et Saglio, D/cfoo»na/re,e£c.,pp.575-6;Themistius, Discours, XX; Eloge de son père, chap. 4 (cité par Bouillet, t. III, p. 609).

*) Cf. Foucart, Les grands mystères d'Eleusis. Personnel. Cérémonies... Paris 1900, pp. 127-140.

•) ch. 7, 55. E. G..., « Tels ceux qui veulent pénétrer dans le sanctuaire du temple, se purifient, déposent leurs vêtements et s'avancent tout nus; jusqu'à ce que l'un ou l'autre < dépassant tout ce qui est étranger au dieu, voie seul à seul (le principe suprême) pur, simple, sans tache... »

*) ch. 6, 486 A'. — 487 B. ... « Pour prier Dieu lui-même, tendons notre âme vers lui, puisque nous pouvons le prier de cette manière, . seuls à seul. Il faut en effet que le contemplateur du principe suprême — car

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336 JOS. COCHEE

En examinant les ! différentes études sur , les mystères d'Eleusis l), nous n'avons trouvé aucune description de ces mystères avec les circonstances spéciales qui, d'après Plo-

tin, les caractériseraient. Nulle part nous ne trouvons que l'initié, en pénétrant

dans l'adytos,. laisserait derrière lui les statues du « vacfc » pour être seul à seul avec la divinité même dans le sanctuaire. Les mystères éleusiniens se caractérisaient au contraire par la synousie de l'initié avec une image, avec un simulacre de la divinité 2). De plus, les fouilles pratiquées à Eleusis n'ont pas révélé la grande richesse de statues que suppose le texte plotinien. Plotin, dans ses textes relatifs aux mystères, n'a donc pas en vue les rites éleusiniens.

Nous croyons qu'il parle des mystères isiaques. Il y avait à Rome plusieurs temples d'Isis. Celui du

Champ de Mars (IXe Région) était le plus célèbre. On le regardait dans la Ville comme le centre principal du culte isiaque.

D'après les fouilles, complétées récemment encore, il n'existait pas de temple plus riche en statues, obélisques, cynocéphales,, inscriptions hiéroglyphiques. Beaucoup de ces pièces avaient été transportées d'Egypte à Rome 3).

ce principe, existe en ■ lui-même s comme dans l'intérieur du temple, demeurant en repos au-dessus de toutes choses — contemple pour ainsi dire les statues échelonnées vers l'extérieur, ou plutôt la statue qui se montre la première... »

*) Fou cart, Les grands mystères d'Eleusis. Personnel. Cérémonies. (Mémoires de l'Académie des inscriptions, t. XXXIV). Paris, 1900; Recherches sur l'Origine et la Nature, des Mystères . d' Eleusis (même collection, t. XXXV). Paris, 1895 ; Anrich, Gusta v, Das antike Mysterienwesen in seinem Einfluss auf das Christentum. Gôttingen, 1894; Wobberminj Georg, Religionsgeschichtliche Studien zur Frage der Beeinflussung des Ûrchristentums durch das antike Myste~ rienwesen. Berlin, 1896 ; LenormantetPottier, art. Eleusinia dans le Dictionnaire... Daremberg et Saglio; Ed. De Jongh, Das antike Mysterienwesen in religionsgeschichtlicher, ethnologischer und. psycho- logischer Beleuchtung. Leyde, 1909.

s) E. De Jong, De Apuîeio Isiacorum Mysteriorum teste. Leyde, 1900, p. 122 et suiv. ; Das antike Mysterienwesen... Leyde, 1909, pp. 331-855 ; LenormantetPottier, art. Eleusinia dans le Dictionnaire Daremberg et Saglio, pp. 575-576.

8) Otto Richter, Topographie der Stadt Rom. Munich, 19012,pp. 244-

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tLOTIN ET LÈS MYSTERES D*ISIS 337

Les descriptions que les auteurs, se basant sur les fouilles de l'Iseum, donnent du temple, s'accordent avec les textes plotiniens relatifs aux mystères : pour pénétrer dans le sanctuaire, on doit passer par une allée de belles statues. Celles-ci, ornement du « vao? » du temple, attiraient naturellement l'attention et impressionnaient les initiés avant et après leur séjour dans l'adytos.

Rien d'étonnant dès lors à ce que Plotin insiste toujours sur les « àyaXfiata xaXa » : c'étaient les beaux obélisques, les superbes statues qui l'avaient surtout impressionné lors des solennités à l'Iseum du Champ de Mars.

Dans l'adytos l'initié ne se trouve pas en présence de statues, mais en synousie avec la divinité même.

N'est-ce pas ce qu'affirme Apulée, lorsqu'il décrit la synousie de son initiation aux mystères d'Isis : « Nocte media vidi solem candido coruscantem lumine ? » x)

Voici en effet comment Plotin caractérise la vue de la divinité,: « II faut croire que vous avez joui de la vue du premier principe, lorsque tout à coup l'âme a saisi la lumière ; car le premier principe est cette lumière qui vient de lui et qui est lui-même. » 2)

Les deux auteurs paraissent affirmer que la synousie des mystères consiste dans la vue, dans la contemplation d'un globe lumineux ; cette lumière n'est pas, d'après Plotin, une image de la divinité, mais le dieu lui-même. Le philo-

245 et 377-379; L. Homo, Lexique de Topographie romaine (Nouvelle collection à l'usage des classes, t. XXVI). Paris, Klincksieck, 1900, pp. 675-577; Georges Lafaye. Histoire du culte des divinités d'Alexandrie, SeraptSy Isis, Harpocrate et Anubis hors de PEgypte, depuis les origines jusqu'à la naissance de V école néo-platonicienne (Bibliothèque des écoles françaises d'Athènes et de Rome, 33e fasc). Paris 1884, pp. 206-226, avec « Addenda » au commencement du livre.

») Métam., 1. XI, 23. Edit. VanderVliet. r ») 1. XLI1I/XLIX, 17, 515 E — 516 A. « T<ke ai XP*> Iwpaxévai morwSeiv oxav ^ 4*uX^l éÇatyvïjç 9Û; Xa'P'p. Toùto fàp toûto tô <p<5; irap' aûxoû xai ataoç, xal T<ke x?h vojx(Çeiv itapeïvai. » Voyez un texte analogue I, 9, 57, EF, etc. Souvent d'ailleurs Plotin compare le principe suprême à un foyer de lumière.

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338 JOS. C0CHE2.

sophe attribue donc à ses mystères la même caractéristique ■ qu'Apulée aux mystères d'Isis.

Puisque, d'autre part, dans les Eleusinies les initiés ne voyaient pas la divinité, mais son image, nous pouvons conclure, semble-t-il, que Plotin parle des. mystères d'Isis et non de ceux d'Eleusis.

Cette conclusion s'accorde en tous points avec la vie, les idées et plusieurs détails des écrits de Plotin.

Il naquit en Egypte, probablement à Lycopolis, et fit son éducation à Alexandrie 1). Agé de 38 ans, il quitta sa patrie, prit part à une campagne dirigée par l'empereur Gordien, puis se fixa à Rome 2).

Ses prédilections pour le culte égyptien se manifestent plusieurs fois dans ses écrits. Il fait l'éloge de la profonde sagesse des Egyptiens, qui, pour exprimer les idées, n'emploient pas dans leur écriture sacrée des lettres, mais des représentations directes de chacune des idées à exprimer (1. XXVIII/XXXI, 6, 547, AB). Il loue ceux qui sculptèrent des statues « pour que les dieux leur fussent

présents » (1. XXVI/XXVII, 11, 380, E). . Lorsqu'il séjournait à Rome, un prêtre égyptien suscita

son démon dans le temple d'Isis : ce sanctuaire, disait-il, était le seul endroit pur de la ville 3).

Le double éloge des hiéroglyphes et des statues se comprend mieux si on tient compte de ce que l'Iseum du Champ de Mars contenait une foule d'obélisques et de statues avec inscriptions hiéroglyphiques. La plupart des statues représentaient des divinités : Anubis, par exemple, était représenté en cynocéphale 4).

Souvent l'occasion devait se présenter à Plotin de con-

*) Eunapius, Vita Sophist.; Vie de Plotin% ch. 3. 2) Vie de Plotin, ch. 3. 8) Vie de Plotin, ch. 10. *) L a faye," Histoire des divinités d' Alexandrie hors de Rome, etc.,

p. 285, n° 76 ; p. 291, n°s 96-97, etc.

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iPLOTIN ET LES MYSTÈRES D*I8IS 339

templer.les splendeurs de. son art , national. N'est-il pas naturel qu'il en parle dans ses écrits ?

Mais il y a plus. L'éloge des hiéroglyphes (XXVIII/XXXI, 6, 547, AB),se trouve en connexion intime avec V allusion aux mystères qui précède (5, 547, B) ; c'est pourquoi ces mystères paraissent être sans aucun doute égyptiens.

Par comparaison avec le. livre IX, ch. 11, on établit aisément qu'il s'agit au livre IX des mêmes mystères qu'au livre XXVIII/XXXI.

Ces- mystères sont donc égyptiens, ce sont ceux de la déesse Isis dont le temple du Champ de Mars était célèbre pour ses inscriptions hiéroglyphiques.

Notons enfin que les termes empruntés aux mystères

(1. XXXV/XXXVIII, 36, 727, D-728, A) s'accordent avec ceux d'Apulée décrivant son initiation aux rites isiaques *).

* * *

Concluons : tous les faits concourent à montrer que les mystères dont parle Plotin en divers endroits, et spécialement aux livres IX, 11, I et X, sont les mystères d'Isis vénérée au Champ de Mars a Rome.

Deux caractères les distinguent des autres mystères : l'initié pour pénétrer dans le sanctuaire doit traverser le « vad; » rempli de belles statues : il les voit avant et après son séjour dans l'Adytos ; le suprême bonheur de l'initié consiste dans la synousie de son âme non avec une statue ou une image de la divinité, mais avec la divinité elle-même. (Nous croyons que la synousie se fait avec un foyer lumi

neux.) Ces données s'accordent avec les découvertes nombreuses

de statues et d'obélisques au grand Iseum du Champ de Mars, centre du culte isiaque à Rome. Elles se trouvent

*) Métam., 1. XI, ch. 21-24.

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encore confirmées par Apulée de Madaure qui décrit son initiation aux mystères d'Isis. Au surplus, notre interprétation s'accorde avec la nationalité de Plotin, Egyptien de naissance et d'éducation ; avec l'évocation de son démon par un prêtre égyptien au temple d'Isis, avec l'éloge des hiéroglyphes et des statues, et avec les termes propres aux mystères mentionnés dans ses écrits.'

Jos. Cochez, Docteur en philosophie et lettres.