proudhon - qu'estce que la propriété

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 Proudhon, P.-J.. Oeuvres complètes de P.-J. Proudhon. , I. Qu'est-ce que la propriété ? 1er mémoire : Recherches sur le principe du droit et du gouvernement ; 2e mémoire : Lettre à M. Blanqui sur la propriété. 1873. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisati on commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisatio n commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisat eur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

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Proudhon, P.-J.. Oeuvres complètes de P.-J. Proudhon. , I. Qu'est-ce que la propriété ? 1er mémoire : Recherches sur le principe du droit et du gouvernement ; 2e mémoire :

Lettre à M. Blanqui sur la propriété. 1873.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la

BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :

*La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.

*La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits

élaborés ou de fourniture de service.

Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 

2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques.

3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :

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municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation.

4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle.

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respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978.

7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

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!•;• ŒUVRESCOMPLÈTESDE P.-J. PROUDI-ION \  hV (TOMEI)

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 /  QU'EST-CE QUE

LA PROPRIÉTÉ? s

PREMIER MÉMOIRE

RECHERCHESSURLEPRINCIPEDUDROIT

EtduGouvernement

DEUXIÈME MÉMOIRE

LETTREA M. BLANQUISURLAPROPRIÉTÉPA12. ~–

?;. P.-J. PROUDHON '3~~

Advenus Imslcin œterna auctorilas estaCouUel'enucmi, la revendication est éternelle. ~v~.

LOI DEi DOUZETABLES.

7!:·~NOUVELLE l'niTION"T

JPARIS

LIBRAIRIE INTERNATIONALE

A. LACROIX ET C% ÉDITEURS.:' 13, FAUBOURG MONTMARTRE, 13

°

1873

Tous droits, t'e coproduction et de tnuluctîoii rAsttrv^s, .:r.ï,.

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KN VKNTK C1IKZ LIi;s MÊMES ÉDITEURS

fi. LACROIX ET C",13, FAUBCt'ïiG MONTMARTRE.

ŒUVRES COMPLÈTES DE P.-J. PROUDHOHI. – OEl'VKES ANCIENNES.

Mvolume; grand in-18 Jésus à 3 frè 50, <1:.l'Tome5. Qu'est-ce que ia propriété? l" M^noire. Recherches sur

le princijiB du droit el du j'ouvenienienl 2° Mémoire. Lettre aM. liljDifftii sur ia |>! o|ji-ï€?tt> 1 \ol

Tome2. 1" Averli.;ser.:ciil nut propriétaires; 2" Plaidoyer de l'uni 1 1devant la cour d'assises du Besançon; 3" Célébration ùu dimanche, `,i» De, la concurrence mire les chemins do fer cl i-s voies u-ijobl's: 5iJ ï.c îliscivn! 1 –

Toro.e3. l)ù la création tic r ordre <'ans l'iiutnanilé ou principes il o<-g.'tmsa'.ioïi politique i –

Tomes et 5. Système des Contradictions économiques ou philoso-phie de la misère.

Tome6. Solution du problème social. Organisation du crédit el ila circulation. Banque d'êclituifie. Banque du peuple 1 –

Tome7. La Révolution sociale. – Le droit au travail et le droit depropriété. – L'inipiït sur le revenu 1 –Tome8. Du principe lédJratif. – Si les traités de 1815 ont c-i-^é

d'exister 1 1 –Toinc9. Les Conlessiûnsd'un vtvit)iili;im:i'iie, pour servir ài'liislonc a .i;

de ta UcVolulion de Févrio; i –

Tom.>10. Idée gi'-nérale delà tovoSuH'.ii au xl.\« siècle. (Choix 'S?~-twli-i! sur la pratique .révolutionnaire et industrielle.) 1

Tome 11. Manuel <in spréuialcur à la Buiirso '1 –Tome.12. l'es retenu! s a npéter dans rij\îiloiUilion des chemins de

-far et des tjusêijui'i!ics <j'ii (^uvcii en lésuilcf soit pour l'aiig"»talion du revenu des companïsies, foiî pour l'abaissement du pnvde transport, l'organisation de l'industrie voiturière, et la constitu- ytion économique de la société 1 –

Tomes13 et 14. La Guerre el laPaix, mil relies sur le principe

etla constitution du droit des gens 2 –

Tome 15. Théorie de i'im)H)i,tji:e;lion misaau concours par le con- <seil d'Elat du canton de Vaud en -iSdO 1 –

Tomeii>. 1° Majorats litlé.niiies: -2" Fédération et unité en ltale; ""•3» Nouvelles Observations sur l'unité ilaliemiQ; 3» Les Démocr<il'S .&;f..isse.'iïieutéy L –

Tomes17, 18 el 19. Brochures ci articles Je journaux, Icllros, etc., `depuis lévrier 1818 jusqu'à 1852 (réunis pour la première fois), –Articles du Représentant i\u Peuple, du Peuple, de la Voix fia .?Peuple, du Peuple de 1850'. S

Tome £0. Philosophie du pi-oflrcs. La.hisfici: potn^uïvie par l'Egli>e 1Tomes 21, 22, 23, 24, 25 et 26. ne la Justice- dans la Révolution t' .?.

dans l'Eglise (>

H.– OEuvhes pnSTBCMES.En-fi>iaat grand in-18 Jésus..

Tliéar:e de la \n api \ZW, suivie d'au plan d'exposition universcllf. jl vol. gr. in-18 j^s. s bu ôff  

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De Ia capacité poiiliqiie des classes ouvrières. I vol. in-18-Jésus i t S0France et Hbiii, "2" éiitivin, augmentée < Appenilics. t vol. grîind

iu-18 Jésus > !)0Contr.idiclion.i p:i''t:ucs. '(:iia duiHCiiVi. .». epnsliWitioi <\ 1

au xi xi- siècle. > vi 50 ̀La Bible annulée. Les Kv:>iles. l'-forl vol. 4– – Les A.cle> des Apolres. – Les Èpitres. – L'V-

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IiiH>. Eugène HEUTTEet (He, ;i Saint-Germain.

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qu'est-ce om hk pbopmétê?QU'EST-CEWB PROPRIETE?

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IMPRIMERIE EUGÈNE IIEUTTE ET a», A SAINT-GERMAIN N

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' ' v .;•'

ŒUVRESCOMPLÈTESDEP.-J; PROUDHON

(TOMEI)

QU'EST-CEQUE

LA PROPRIÉTÉ?

PREMIERMÉMOIRE

RECHERCHESSURLE PRINCIPEDUDROIT''«

EtduGouvernement

a

DEUXIÈME MÉMOIRE

BLANQUI SUR LA PROPRIÉTÉ`

i J PAB

%-J. PROUDHON

y Adversus hosteni œterna auctoritas esta.Contre l'ennemi, la revendication est éternelle,

£01 DES DOUZE TABLHS.

NOUVELLE ÉDITION.

PARIS

LIBRAIRIE INTERNATIONALE

A. LACROIX ET Cr, ÉDITEURS13, FAUBOURGMONTMARTRE,13

1873Tous droits de reproduction et tic Iriiduction réservés.

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1

PRÉFACE

La lettre qu'on va lire Servait de préface à la première édi-

tion de ce mémoire.

A Messieurs les Membres de l'Académie de Besançon.

Paris, ce 30 juin 1840.

MESSIEURS,

Dans votre délibération du 9 mai 1833, concernant la pensiontriennale fondée par madame Suard, vous exprimâtes le désir sui-vant

« L'Académie invite le titulaire à lui adresser tous les ans, dansla première quinzaine de juillet, un exposé succinct et raisonnédes études diverses qu'il a faites pendant l'année qui vient de s'é-couler. »

Je viens, messieurs, m'acquitter de ce devoir.Lorsque je sollicitai vossuffrages, j'exprimai hautement l'inten-

tion où j'étais de diriger mes études vers les vioyens d'améliorerla condition physique, morale et intellectuelle de la classe la plusnombreuseet la plus pauvre. Cette pensée, tout étrangère qu'elle

pût paraître à l'objet de ma candidature, vous l'accueillîtes favo-rablement et, par la distinction précieuse dont il vous plut dem'honorer, vous me fîtes de cet engagement solennel une obliga-tion inviolable et sacrée. Je connus dès lors à quelle digne et ho-norable compagnie j'avais affaire mon estime pour ses lumières,ma reconnaissance pour ses bienfaits, mon zèle pour sa gloire,furent sans bornes.

Convaincu d'abord que, pour sortir do la route battue des opi-

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PRÉFACE

nions et des systèmes, il fallait porter dans l'étude de l'homme etde la société des habitudes scientifiques et une méthode rigou-reuse, je consacrai une année ;i la philologie et à la grammaire;la linguistique, ou l'histoire naturelle de la parole, étant de toutes

!es sciences celle qui répondaitle mieux au

caractèrede

mon es-prit, me semblait le plus en rapport avec les recherches que jevoulais entreprendre. -Un mémoire, composé dans ce temps surl'une des plus intéressantes questions de la grammaire compa-ras (4), vint, sinon révéler un succès éclatant, du moins attester lasolidité de mes travaux.

Depuis ce moment, la métaphysique et la morale ont été mon

unique occupation; l'expérience quej'^i faite que ces sciences, en-.core mal déterminées dans leur objet et mal circonscrites, sont,comme les sciences naturelles, susceptibles de démonstration et de

certitude, a déjà récompensé mes efforts.Mais, messieurs, de tous les maîtres que j'ai suivis, c'est à vous

que je dois le plus. Vos concours, vos programmes, vos indica-

tions, d'accord avec mes vœux secrets et mes espérances les piuschères, n'ont cessé de m'éclairer ot de me montrer le chemin cemémoire sur la propriété est l'enfant de vos pensées.

En 1838, l'Académie de Besançon proposa la question suivante:A quelles causes faut-il attribuer le nombre toujours croissant dessuicides, et quels sont les moyenspropres à 'arrêter les effets de celte

contagion morale?C'était, en termes moins généraux, demander quelle est la causedu mal social, et quel en est le remède. Vous-mêmes le reconnûtes,messieurs, lorsque votre commission déclara que les concurrentsavaient parfaitement énuméré les causes immédiates et particu-lières du suicide, ainsi que les moyens de prévenir chacune d'ellesmais que de cette énumération, faite avec plus ou moins de talent,aucun enseignement positif  n'était résulté, ni sur la cause premièredu mal, ni sur le remède.

En 4839, votre programme, toujours piquant et varié dans son

expression académique, devint plus précis. Le concours de 1838avait signalé comme causes, ou pour mieux dire comme signes dia-

gnostiques du malaise social, l'oubli des principes religieux et mo-

raux, l'ambition des richesses, la fureur des jouissances, les agi-

(1) Recherches sur les catégories grammaticales, par P.-J. Prou-dhon mémoire mentionnehonorablementpar l'Académiedes inscrip-tions, le .4 mai1839. inédit.

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PBÉFACE

tations politiques; toutes ces données furent par vous réunies enune seule proposition De L'uliliié de Lficélébration du dimanche,sous les rapports de l'hygiène, de la morale, des relations de familleet de cité.

Sous un langage chrétien vous demandiez, messieurs, quel est

le vrai système de la société. Un concurrent (1) osa soutenir etcrut avoir prouvé que l'institution d'un repos hebdomadaire estnécessairement liée à un système politique dont l'égalité des con-ditions fait la base; que, sans l'égalité, cette institution est uneanomalie, une impossibilité; que l'égalité seule peut faire refleurircette antique et mystérieuse foliation du septième jour. Ce dis-cours n'obtint pas votre approbation, parce que, sans nier la eon-nexité remarquée par le concurrent, vous jugeâtes, et avec raison,messieurs», que le principe de l'égalité des conditions n'étant paslui-même

démontré,les idées de l'auteur ne sortaient

pasde la

sphère des hypothèses.Enfin, messieurs, ce principe fondamental de l'égalité, vous ve-

nez Je le mettre au concours dans les termes suivants Des con-séquenceséconomiqueset moralesqu'a eues jusqu'à présent en France,et que semble devoir y produiae ~t.masE'aa~enir,la loi sur°le lrcca~tet~e.égal des biens entre les enfants.

A.moins de se renfermer dans des lieux communs sans gran-deur et sans portée, voici, ce me semble, comment votre questiondoit être entendue

Si la loi a pu rendre le droit d'hérédité commun à tous les en-fants d'un même père, ne peut-elle pas le rendre égal pour tousses petits-enfants et arrière petits-enfants?

Si la loi ne reconnaît plus de cadets dans la famille, ne peut-ellepas, par le droit d'hérédité, faire qa'iln'y en ait plus dans la race,dans la tribu, dans la nation?

L'égalité peut-elle, par le droit de succession, être conservéeentre des citoyens, aussi bien qu'entre des cousins et des frères?

en un mot, le principe de succession peut-il devenir un principed'égalité?En résumant toutes ces données sous une expression générale

Ou'er'-ce que le principe de l'iuvédilô? quels sont les fondementsde l'inégalité? qu'est-ce que la propriété?

(1) De 1'tttilitéd.j la célébration du dimanche, ftc-, pur P.-J. prou-dhoa. Besançon,1839, ia-12; 2° éuition, Puif:, 1841, in-18.

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PRÉFACE

Tel est, messieurs, l'objet du mémoire que je vous adresse au-

 jourd'hui.Si j'ai bien saisi l'objet de votre pensée, si je mets en lumière une

vérité incontestable, mais, par des causes que j'ose dire avoir ex-

pliquées, longtemps méconnue; si, par une méthode d'investiga-tion infaillible, j'établis le dogme de l'égalité des conditions; si jedétermine le principe du droit civil, l'essence du juste et la formede la société; si j'anéantis pour jamais la propriété; c'est à vous,messieurs, qu'en revient toute la gloire, c'est à votre secours et àvos inspirations que je le dois.

La pensée de ce travail est l'application de la méthode aux pro-blèmes de la philosophie; toute autre intention m'est étrangère etmême injurieuse.

J'ai parlé avec une médiocre estime de la jurisprudence; j'enavais le droit, mais je serais injuste si je ne séparais pas de cetteprétendue science les hommes qui la cultivent. Voués à des étudespénibles et austères, dignes à tous égards de l'estime de leurs con-citoyens par le savoir et l'éloquence, nos jurisconsultes ne mé-ritent qu'un reproche, celui d'une excessive déférence à des loisarbitraires.

J'ai poursuivi d'une critique impitoyable les économistes; pourceux-ci, je confesse qu'en général je ne les aime pas. La morgueet l'inanité de leurs écrits, leur impertinent orgueil et leurs inqua-

lifiables bévues m'ont révolté, Quiconque les connaissant leur par-donne, les lise.J'ai exprimé sur l'Église chrétienne enseignante un blâme sé-

vère je le devais. Ce blâme résulte des faits que je démontre

pourquoi l'Église a-t-elle statué sur ce qu'elle n'entendait pas?L'Église a erré dans le dogme et dans la morale; l'évidence phy-sique et mathématique dépose contre elle. Ce peut être une fauteà moi de le dire; mais à coup sûr c'est un malheur pour la chré-tienté que cela seit vrai. Pour restaurer la religion, messieurs, ilfaut condamner l'Église.

Peut-être regretterez-vous, messieurs, qu'en donnant tous messoins à la méthode et à l'évidence, j'aie trop négligé la forme et le

style; j'eusse inutilement essayé de faire mieux. L'espérance et lafoi littéraires me manquent. Le dix-neuvième siècle est à mes yeuxune ère génésiaque, dans laquelle des principes nouveaux s'éla-borent, mais où rien de ce qui s'écrit ne durera. Telle est même,selon moi, la raison pour laquelle, avec tant d'hommes de talent,lo. Franceactuelle ne compte pas un grand écrivain. Dans une so-

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PRÉFACE

ciété comme la nôtre, rechercher la gloire littéraire me semble unanachronisme. A quoi bon faire parler une vieille sibylle, quandune muse est à la veille de naître? Déplorables acteurs d'une tra-

gédie qui touche à sa fin, ce que nous avons de mieux à faire estl'en précipiter la catastrophe. Le plus méritant parmi nous est ce-

lui qui s'acquitte le mieux de ce rôle; eh bien! je n'aspire plus à;e triste succès.Pourquoi ne l'avouerais-je pas, messieurs? J'ai ambitionné vos

suffrages et recherché le titre de votre pensionnaire, en haine detout ce qui existe et avec des projets de destruction; j'achèverai cecours d'étude dans un esprit de philosophie calme et résignée. L'in-telligence de la vérité m'a rendu plus de sang-froid que !e senti-ment de l'oppression ne m'avait donné de colère; et le fruit le plusprécieux que je voulusse recueillir de ce mémoire serait d'inspirerà mes lecteurs cette

tranquillitéd'âme

que donne laclaire

percep-tion du mal et de sa cause, et qui est bien plus près de la force

que la passion et l'enthousiasme. Ma haine du privilége et de l'au-torité de l'homme fut sans mesure; peut-être eus-je quelquefois letort de confondre dans mon indignation les personi.es et les choses;à présent je ne fais plus que mépriser et plaindre; pour cesserde haïr, il m'a suffi de connaître.

A vous maintenant, messieurs, qui avez pour cela mission etcaractère de proclamer la vérité, à vous d'instruire le peuple, etde lui apprendre ce qu'il doit espérer et craindre. Le peuple, inca-

pable encore de juger sainement ce qui lui convient, applaudit éga-lement aux idées les plus opposées, dès qu'il entrevoit qu'on leflatte i! en e>t pour lui des lois de la pensée comme des bornesdu poss.ble; il ne distingue pas mieux aujourd'hui un savant d'unsophiste, qu'il ne séparait autrefois un physicien d'un sorcier.« Léger à croire, recueillir et ramasser toutes nouvelles, tenanttous rapports pour véritables et asseurez, avec un sifflet ou son-nette de nouveauté, l'on l'assemble comme les mouches au son dubassin (1). »

Puissiez-vous, messieurs, vouloir l'égalité comme je la veuxmoi-même; puissiez-vous, pour l'éternel bonheur de notre patrie,en devenir les propagateurs et les hérauts; puissé-je être le der-nier de vos pensionnaires! C'est de tous les vœux que je puisformer le plus digne de vous, messieurs, et le plus honorablepour moi.

(1) Charron, dola Sagesse, chap. Î8.

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PRÉFACE

Je suis avec le plus profund respect et la reconnaissance la

plus vive,Votrepensionnaire,

P.-J. PROUDHON.

Deux mois après la réception de cette lettre, l'Académie,dans sa délibération du 24 août, répondit à l'adresse de son

pensionnaire par une note dont je vais rapporter le texte

« Un membre appelle l'attention de l'Académie sur une brochurepubliée au mois de juin dernier par le titulaire de la pension-Suard,sous ce titre Qu'est-ce que la propriété? et dédiée par l'auteur àl'Académie. 11 est d'avis que la compagnie doit à la justice, à

l'exempleet à sa

propre dignité,de

repousser parun désaveu

pu-blic la responsabilité des doctrines antisociales que renferme cetteproduction. En conséquence il demande

« 1 Que l'Académie désavoue et condamne de la manière la plusformelle l'ouvrage du pensionnaire-Suard, comme ayant été publiésans son aveu, et comme lui attribuant des opinions entièrementopposées aux principes de chacun de ses membres;

« 2° Qu'il soit enjoint au pensionnaire, dans le cas où il seraitfait une seconde édition de son livre, d'en faire disparaître la dé-dicace

« 3° Que ce jugement de l'Académie soit consigné dans ses re-cueils imprimés.

« Ces trois propositions, mises aux voix, sont adoptées. »

Après cet arrêt burlesque, que ses auteurs ont cru rendre

énergique en lui donnant la forme d'un démenti, je n'ai plusqu'à prier le lecteur de ne pas mesurer l'intelligence de mes

compatriotes à celle de notre Académie.Tandis

quemes

patronsès-sciences

sociales et politiquesfulminaient l'anathème contre ma brochure, un homme étran-

ger à la Franche-Comté, qui ne me connaissait pas, quimême pouvait se croire personnellement atteint par la cri-

tique trop vive que j'avais faite des économistes, un publi-ciste aussi savant que modeste, aimé du peuple dont il res-sent toutes les douleurs, honoré du pouvoir qu'il s'efforce

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PRÉFACE

d'éclairer sans le flatter ni l'avilir, M. Blanqui, membre de

l'Institut, professeur d'économie politique, partisan de la pro-priété, prenait ma défense devant ses confrères et devant le

ministre, et me sauvait des coups d'une justice toujours

aveugle, parce qu'elle est toujours ignorante.J'ai cru que le lecteur verrait avec plaisir la lettre queM. Blanqui m'a fait l'honneur de m'écrire lors de la publica-tion de mon second mémoire, lettre aussi honorable pour sonauteur que flatteuse pour celui qui en est l'objet.

« MONSIEUR,

« Je m'empresse de vous remercier de l'envoi que vous avez bien

voulu me faire de votre second mémoire sur la propriété. Je l'ai luavec tout l'intérêt que m'inspirait naturellement la connaissancedu premier. Je suis bien aise que vous ayez un peu modifié la ru-desse de forme qui donnait à un travail de cette gravité les allureset l'apparence d'un pamphlet; car vous m'avez bien fait peur,monsieur, et il n'a fallu rien moins que.votre talent pour me ras-surer sur vos intentions. On ne dépense pas tant de véritable sa-voir pour mettre le feu à son pays. Cette proposition si crue, lapropriété, c'est le vol! était de nature à dégoûter de votre livremême les esprits sérieux qui ne jugent pas d'un sac par l'étiquette,si vous aviez persisté à la maiptenir dans sa sauvage naïveté. Maissi vous avez adouci la forme, vous ne demeurez pas moins fidéleau fond de vos doctrines, et quoique vous m'ayez fait l'honneurde me mettre de moitié dans cette prédication périlleuse, je ne puisaccepter une solidarité qui m'honorerait assurément pour le ta-lent, mais qui me compromettrait pour tout le reste.

« Je ne suis d'accord avec vous qu'en une seule chose, c'est qu'ily a trop souvent abus dans ce monde de tous les genres de pro-priété. Mais je ne conclus pas de l'abus à l'abolition, expédient

héroïque trop semblableà la mort, qui guérit tous les maux. J'iraiplus loin je vous avouerai que de tous les abus, les plus odieuxselon moi sont ceux de la propriété; mais encore une fois, il y aremède à ce mal sans la violer, surtout sans la détruire. Si leslois actuelles en règlent mal l'usage, nous pouvons les refaire.Notre code civil n'est pas le Koran; nous ne nous sommes pas faitfaute de le prouver. Remaniez donc les lois qui règlent l'usage dela propriété, mais soyez sobre d'anathèmes; car avec la logique,

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PRÉFACE

quel est l'honnête homme qui aurait les mains tout à fait pures?Croyez-vous qu'on puisse être voleur sans le savoir, sans le vou-loir, sans s'en douter? N'admettez-vous pas que la société actuelleait dans sa constitution, comme tout homme, toutes sortes dovertus et de vices dérivés de nos aïeux? La

propriétéest-elle donc

à vos yeux une chose si simple et si abstraite, que vous puissiezla repétrir et l'égaliser, si j'ose ainsi dire, au laminoir de la mé-taphysique ? Vous avez dit, monsieur, dans ces deux belles et pa-radoxales improvisations, trop d'excellentes choses pratiques pourêtre un utopiste pur et inflexible. Vous connaissez trop bien la

langue économique et la langue académique pour jouer avec desmots gros de tempêtes. Donc je crois que vous avez fait avec lapropriété ce que Rousseau a fait, il y a quatre-vingts ans, avec leslettres une magnifique et poétique débauche d'esprit et de science.

Telle est du moins mon opinion.« C'est ce que j'ai dit à l'Institut le jour où j'ai rendu compte devotre livre. J'ai su qu'on voulait le poursuivre juridiquement; vousne saurez peut-être jamais par quel hasard j'ai été assez heureuxpour l'empêcher (1). Quel éternel chagrin pour moi, si le procu-reur du roi c'est-à-dire l'exécuteur des hautes œuvres en matièreintellectuelle, fût venu après moi, et comme sur mes brisées, atta-quer votre livre et tourmenter votre personne! J'en ai passé deuxterribles nuits, je vous ls jure, et je ne suis parvenu à retenir lebras

séculier qu'en faisant sentir que votre livre était une disser-tation d'académie, et non point un manifeste d'incendiaire. Votrestyle est trop haut pour jamais servir aux insensés qui discutentà coups de pierre dans la rue les plus grandes questions de notre

(1)M. Vivien,ministre de la justice, avantd'ordonneraucunepoursuitecontre le Mémoiresur la propriété, voulutavoirl'opinionde M.Blanqui,et ce fut sur les observationsde ctt honoiable académicienqu'il épargnanun écrit contre lequel les fureurs du parquet étaient déjà soulevees.M. Vivienn'est cas le seul hommedu pouvoir auquel, depuis ma pre-mière publication,j aie dû assi4an<-eet protection mais une telle gêne-rosiié dans les régions politiquesest assez rare pour qu'on la reconnais-egracieusementet sans restriction. J'ai toujours pensé, quant ' moi,queles mauvaisesinstitutions faisaitnt les mauvais magistrats, de même quela lâcheté et l'hypocrisiede certainscorps viennentuniquementde l'espritqui les gouverne. Pourquoi, par exemple,malgré les vertus et les talent,qui brillent dan«leursein, les académiessont-eilesen général des centresde répression intellectuelle, de sottise et de basse intrigue? Cette ques-tion mériterait d'être proposéepar une académie il y aurait des concur-rents.

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PRÉFACE

*•

ordre social. Ma:s prenez garde, monsieur, qu'ils ne viennent bien-tôt malgré vous chercher des matériaux dans ce formidable arse-

nal, et que votre métaphysique vigoureuse ne tombe aux mains dequelque sophiste de carrefour qui la commenterait devant un au-ditoire famélique nous aurions le pillage pour conclusion et pour

péroraison.« Je suis, monsieur, autant ému que vous des abus que voussignalez; mais j'ai un attachement si profond pour l'ordre, noncet ordre banal et tracassier à qui suffisent les agents de police,mais pour l'ordre majestueux et imposant des sociétés humaines,que je m'en trouve quelquefois gêné pour attaquer certains abus.Je voudrais raffermir d'une main toutes les fois que je suis forcéd'ébranler de l'autre. Il faut tant craindre de détruire des boutonsà fruit, quand on taille un vieil arbre! Vous savaz cela mieux que

personne.Vous êtes un homme

grave,instruit, un

espritmédita-

tif  vous parlez en termes assez vifs des énergumènes de notretemps pour rassurer sur vos intentions les inr/aginations les plusombrageuses; mais enfin vous concluez à l'abolition de la pro-priété Vous voulez abolir le plus énergique, levier qui fasse mou-voir l'intelligence humaine, vous attaquez le sentiment paterneldans ses plus douces illusions, vous arrêtez d'un mot la formationdes capitaux, et nous bâtissons désormais sur le sable, au lieu defonder en granit. Voilà ce que je ne puis admettre, et c'est pourcela que j'ai critiqué votre livre, si plein de belles pages, si étinec-

lant de verve et de savoir!« Je voudrais, monsieur, que ma santé presque altérée me per-mît d'étudier avec vous, page par page, le mémoire que vous m'avezfait l'honneur de nr adresser publiquement et personnellement;

  j'aurais, je crois, de bien fortes observations à vous soumettre.Pour le moment, je dois me borner à vous remercier des terme;:obligeants dans lesquels vous avez bien voulu parler de moi. Nousavons l'un et l'autre le mérite de la sincérité il me faut de plu <le mérite de la prudence. Vous savez de quel malaise profond laclasse ouvrière est

travaillée; jesais combien de nobles*cœurs

battent sous ces habits grossiers, et j'ai une sympathie fraternelleirrésistible pour ces milliers de braves gens qui se lèvent de sibonne heure pour travailler, pour payer les impôts, pour faire laforce de notre pays. Je cherche à les servir; à les éclairer, tandisqu'on essaye de les égarer. Vous n'avez point écrit direclemen t

pour eux. Vous avez fait deux magnifiques manifestes, le secondplus mesuré que le prenwr faites-en un troisième plus mesuré

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PRÉFACE

que le second, et vous prenez rang dans la science, dont le pre-mier devoir est le calmeet l'impartialité.

« Adieu, monsieur! Il n'est pas possible d'avoir plus d'estimepour un homme que j'en ai pour vous.

«Paris,ce1ermai484tt.

« BLANQUI.»

Certes, j'aurais bien quelques réserves à faire sur cettenoble et éloquente épître; mais, je l'avoue, j'ai plus à cœurde réaliser l'espèce de prédiction qui la termine que d'aug-menter gratuitement le nombre de mes antagonistes. Tant decontroverse me fatigue et m'ennuie. L'intelligence que l'on

dépense aux combats de parole est comme celle qu'on em-

ploie à la guerre c'est de l'intelligence perdue. M. Blanquireconnaît qu'il y»a dans la propriété une foule d'abus, etd'odieux abus; de mon côté j'appelle exclusivement propriétéla somme de ces abus. Pour l'un comme pour l'autre, la pro-priété est un polygone dont il faut abattre les angles; mais,l'opération faite, M. Blanqui soutient que la figure sera tou-

 jours un polygone (hypothèse admise en mathématique, bien

qu'elle ne soit pas prouvée), tandis que je prétends, moi,que cette figure sera un cercle. D'honnêtes gens pourraientencore s'entendre à moins.

Au reste, je conviens que, dans l'état actuel de la question,l'esprit peut hésiter légitimement sur l'abolition de la pro-priété. Il ne suffit pas, en effet, pour obtenir gain de cause,de ruiner un principe reconnu, et qui a le mérite incontes-table de résumer le système de nos croyances politiques; ilfaut encore établir le principe contraire, et formuler le sys-tème qui en découle. De plus, il faut montrer comment ce

nouveau système satisfera à tous les besoins moraux et poli-tiques qui ont amené l'établissement du premier. Voici doncà quelles conditions d'évidence ultérieure je subordonne moi-même la certitude de mes démonstrations précédentes

Trouver un système d'égalité absolue, dans lequeltoutes les institutions actuelles, moins la 'propriété ou lasomme des abus de la propriété, non-seulement puissent

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PRÉFACE

trouver place, mais soient elles-mêmes des moyens d'égalitéliberté individuelle, division des pouvoirs, ministère public,

 jury, organisation administrative et judiciaire, unité et inté-gralité dans l'enseignement, mariage, famille, hérédité en

lignedirecte et

collatérale,droit de

vente et d'échange, droitde tester et même droit d'aînesse; un système qui, mieuxque la propriété, assure la formation des capitaux et entre-tienne l'ardeur de tous; qui d'une vue supérieure explique,corrige et complète les théories d'association proposées jus-qu'à ce jour, depuis Platon et Pythagore jusqu'à Babeuf,Saint-Simon et Fourier; un système enfin qui, se servantà lui-même de moyen de transition, soit immédiatement ap-plicable.

Une œuvre aussi vaste exigerait, je le sais, les effort réunisde vingt Montesquieu toutefois, s'il n'est donné à un seulhomme de la mener à fin, un seul peut commencer l'entre-

prise. La route qu'il aura parcourue suffira pour découvrirle but, et assurer le résultat.

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QU'EST-CEQUE

LA PROPRIÉTÉ?

ou

RECHERCHESSURLEPRINCIPE

DU DROIT ET DU GOUVERNEMENT

PREMIERMÉMOIRE

Adversus hoslem œterna avctoritas esto.

Contre l'ennemi, la revendication est étemelle.LOI DESDOUZETABLE5.

CHAPITRE PREMIER

MÉTHODESUIVIEDANSCET OUVRAGE. IDEE D'UNERÉVOLUTION

Si j'avais à répondre à la question suivante Qu'est-ce que l'es-clavage? et que d'un seul mot je répondisse C'est l'assassinat, mapensée serait d'abord comprise. Je n'aurais pas besoin d'unlong discours pour montrer que le pouvoir d'ôter à l'homme la

pensée, la volonté, la personnalité, est un pouvoir de vie et demort, et que faire un homme esclave, c'est l'assassiner. Pourquoi

vijfoncà cette autre demande Qu'est-ce que la propriclê? ne puis-jerépondre de même C'est le vol, sans avoir la certitude de n'être

pasentendu, bien que cette seconde

propositionne soit

quela

pre-mière transformée?J'entreprends de discuter le principe même de notre gouverne-

ment et de nos institutions, la propriété; je suis dans mon droit  je puis me tromper dans la conclusion qui ressorlira de mes re-cherches je suis dans mon droit il me plaît de mettre la dernièrepensée de mon livre au commencement; je suis toujours dans mondroit.

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QU'EST-CE QUE LA propriété?

Tel auteur enseigne que la propriété est un droit civil, né de

l'occupation et sanctionné par la loi; tel autre soutient qu'elle estun droit naturel, ayant sa source dans le travail et ces doctrines,tout opposées qu'elles semblent, sont encouragées, applaudies. Je

prétend?' que ni le travail, ni l'occupation, ni la loi ne peuvent

créer la propriété; qu'elle est un effet sans cause suis-je répré-hensible ?

Que de murmures s'élèvent!La propriété, c'est te vol! Voici le tocsin de 93! voici le

branle-bas des révolutions!Lecteur, rassurez-vous je ne suis point un agent de dis-

corde, un boute-feu de sédition. J'anticipe de quelques jours surl'histoire; j'expose une vérité dont nous tâchons en vain d'arrêterle dégagement; j'écris le préambule de notre future constitution.

Ce serait le fer conjurateur de la foudre que cette définition quivous paraît blasphématoire, la propriété, c'est le vol, si nos préoc-cupations nous permettaient de l'entendre; mais que d'intérêts, quede préjugés s'y opposent! La philosophie ne changera point,hélas! le cours des événements les destinées s'accompliront indé-pendamment de la prophétie d'ailleurs, ne faut-il pas que justicese fasse, et que notre éducation s'achève?

La propriété, c'est le vol! Quel renversement des idées hu-maines 1 propriétaire et voleur furent de tout temps expressionscontradictoires autant que les êtres qu'elles désignent sont antipa-thiques toutes les langues ont consacré cette antilogie. Sur quelleautorité pourriez-vous donc attaquer le consentement universel etdonner le démenti au genre humain? qui êtes-vous, pour nier laraison des peuples et des âges?

Que vous importe, lecteur, ma chétive individualité? Je suis,comme vous, d'un siècle où la raison ne se soumet qu'au fait et àla preuve; mon nom, aussi bien que le vôtre, est ciikucheur DEvéuité (1); ma mission est écrite dans ces paroles de la loi;Parle sans haine et sans crainte: dis ce que lu sais. L'œuvre de

notre espèce est de bâtir le temple de la science, et cette scienceembrasse l'homme et la nature. Or, la vérité se révèle a tous, au- jourd'hui à Newton et à Pascal, demain au pâtre dans la vallée, aucompagnon dans l'atelier. Chacun apporte sa pierre à l'édifice, et,sa tâche faite, il disparaît. L'éternité nous précède, l'éternité nous

(1) En grec sheptikos, examinateur,philosophequi fait profession dechercher le vrai.

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PREMIER MÉMOIRE

suit entre deux infinis, qu'est-ce que la place d'un mortel, pourque le siècle s'en informe?

Laissez donc, lecteur, mon titre et mon caractère, et ne vousoccupez que de mes raisons. C'est d'après le consentement univer-sel que je prétends redresser l'erreur universelle; c'est à la foi du

genrehumain

que j'appellede

l'opiniondu

genrehumain.

Ayezle

courage de me suivre, et, si votre volonté est franche, si votreconscience est libre, si votre esprit sait unir deux propositions pouren extraire une troisième, mes idées deviendront infailliblementles vôtres. En débutant par vous jeter mon dernier mot, j'ai vouluvous avertir, non vous braver car, j'en ai la certitude, si vousme lisez, je forcerai votre assentiment. Les choses dont j'ai à vousparler sont si simples, si palpables, que vous serez étonné de neles avoir point aperçues, et que vous vous direz « Je n'y avaispoint réfléchi. » D'autres vous offriront le spectacle du génie for-

çant les secrets de la nature, et répandant de sublimes oracles;vous ne trouverez ici qu'une série d'expériences sur le juste et surle droit, une sorte de vérification des poids et mesures de votreconscience. Les opérations se feront sous vos yeux; et c'est vous-même qui apprécierez le résultat.

Du reste, je ne fais pas de système je demande la fin du pri-vilége, l'abolition de l'esclavage, l'égalité des droits, le règne de la!oi. Justice, rien que justice; tel est le résumé de mon discours; jelaisse à d'autres le soin de discipliner le monde.

Jeme suis dit un jour Pourquoi, dans la société, tant de dou-leur et de misère? L'homme doit-il être éternellement malheureux?

Et, sans m'arrêter aux explications à toute fin des entrepreneursde réformes, accusant de la détresse générale, ceux-ci la lâchetéet l'impéritie du pouvoir, ceux-là les conspirateurs et les émeutes,d'autres l'ignorance et la corruption générale; fatigué des intermi-nables combats de la tribune et de la presse, j'ai voulu moi-mêmeapprofondir la chose. J'ai consulté les maîtres de la science, j'ai lucent volumes de philosophie, de droit, d'économie politique cld'histoire et plût à Dieu que j'eusse vécu dans un siècle où tant de

lecture m'eût été inutile J'ai fait tous mes efl'orts pour obtenirdes informations exactes, comparant les doctrines, opposant auxobjections les réponses, faisant sans cesse des équations et des ré-ductions d'arguments, pesant des milliers de syllogismes au tré-buchet de la logique la plus scrupilleuse. Dans cette pénible route,

 j'ai recueilli plusieurs faits intéressants, dont je ferai part à mesamis et au public aussitôt que je serai de loisir. Mais, il faut que

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QU'usT-CE 'QBE LA PROPIUÉTK?

 je le dise, je crus d'abord reconnaître que nous n'avions jamaiscompris le sens de ces mots si vulgaires et si sacrés Justice,équilé, liberté; que sur chacune de ces choses nos idées étaientprofondément obscures; et qu'enfin cette ignorance était la cause

unique et du paupérisme qui nous dévore, et ée toutes les calami-

tés qui ont affligé l'espèce humaine.A cet élrange résultat mon esprit fut épouvanté je doutai do

ma raison. Quoi! disais-je, ce que l'œil n'a point vu, ni l'oreilleentendu, ni l'intelligence pénétré, tu l'aurais découvert! Tremble,malheureux, de prendre les visions de ton cerveau malade pourles clartés de la science! Ne sais-tu pas, de grands philosophesl'ont dit, qu'en fait de morale pratique l'erreur universelle est con-tradiction ?2

Je résolus donc de faire une contre-épreuve de mes jugements,

et voici quelles furent les conditions que je posai moi-même à cenouveau travail Est-il possible que sur l'application des principesde la morale, l'humanité se soit si longtemps et si universellementtrompée? Comment et pourquoi se serait-elle trompée? Commentson erreur, étant universelle, ne serait-elle pas invincible?

Ces questions, de la solution desquelles je faisais dépendre lacertitude de mes observations, ne résistèrent pas longtemps à l'ana-

 jyse. On verra au chapitre V de ce mémoire, qu'en morale, demême qu'en tout autre objet de la connaissance, les plus graveserreurs sont pour nous les degrés de la science, que jusque dans

les œuvres de justice, se tromper est un privilège qui ennoblitl'homme; et quant au mérite philosophique qui peut me revenir,que ce mérite est un infiniment petit. Ce n'est rien de nommer leschoses; le merveilleux serait de les connaître avant leur appari-tion. En exprimant une idée parvenue à son terme, une idée qui1 ossède toutes les intelligences, qui demain sera proclamée par unautre si je ne l'annonce aujourd'hui, je n'ai pour moi que la prio-rité de la formule. Ponne-t--on des éloges à celui qui le premiervoit poindre le jour?

Oui, tous les hommes croient et répètent que l'égalité des condi-tions est identique à l'égalité des droits; que propriété et vol sont[armes synonymes; que toute prééminence sociale, accordée oupour mieux dire usurpée sous prétexte de supériorité de talent etde service, est iniquité et brigandage tous les hommes, dis-je,attestent ces vérités sur leur âme; il ne s'agit que de le leur faireapercevoir.

Avant d'entrer en matière, H est nécessaire que je dise un mot

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PAKMinnMÉMOIRE

de la route que je vais suivie. Quand Pascal abordait un problèmede géométrie, il se créait une méthode de solution; pour résoudreun problème de philosophie, il faut aussi une méthode. Eh com-bien les problèmes que la philosophie agite ne l'emportent-ife pas,par la gravité de leurs conséquences, sur' ceux de la géométrie!

Combien, par conséquent, pour être résolus, n'appellent-ils pasplus impérieusement une analyse profonde et sévère?

C'est un fait désormais placé hors de doute, disent les modernespsychologues, que toute perception reçue dans l'esprit s'y déter-mine d'après certaines lois générales de ce même esprit; s'y moule,pour ainsi dire, sur certains types préexistants dans notre enten-dement, et qui en sont comme la condition formelle. En sorte,disent-ils, que si l'esprit n'a point d'idées innées, il a du moins desformes innées. Ainsi, par exemple, tout phénomène est nécessaire-

ment conçu par nous dans le temps et dans l'espace; tout ce quinous fait supposer une cause par laquelle il arrive; tout ce quiexiste implique les idées de substance, de mode, de nombre, de re-lation, etc.; en un mot, nous ne formons aucune pensée qui ne serapporte à quelqu'un des principes généraux, de la raison, au-delàdesquels il n'y a rien.

Ces axiomes de l'entendement, ajoutent les psychologues, cestypes fondamentaux, auxquels se ramènent fatalement tous nos

 jugements et toutes nos idées, et que nos sensations ne font que

mettre en lumière, sont connus dans l'école sous le nom de calé-gories. Leur existence primordiale dans t'esprit est aujourd'huidémontrée; il ne s'agit plus que d'en donner le système et d'enfaire le dénombrement. Aristote en comptait dix; Kanten porta lenombre à quinze; M. Cousin les a réduites à trois, à deux, aune;et l'incontestable gloire de ce professeur sera d'avoir, sinon dé-couvert la théorie vraie des catégories, du moins compris mieuxque personne la haute importance de cette question, la plus grandeet peut-être la seule de toute la métaphysique.

Je ne crois pas, je l'avoue, à l'innéité non-seulement des idées,mais même des formes ou lois de notre entendement, et je tiens lamétaphysique de Reid et de Kant encore plus éloignée de la véritéque celle d' Aristote. Cependant, comme je ne veux point ici faireune critique de la raison, chose qui demanderait un long travail etdont le public ne se soucie guère, je regarderai, par hypothèse, nosidées les plus générales et les plus nécessaires, telles que celles detemps, d'espace, de substance et de cause, comme existant Drimor-

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qu'est-ce QUE LA propriété?

dialement dans l'esprit, ou du moins, comme dérivant immédiate-ment de sa constitution.

Mais un fait psychologique non moins vrai, et que les philosophesont peut-être trop négligé d'étudier, c'est que l'habitude, commeune seconde nature, a le pouvoir d'imprimer à l'entendement de

nouvelles formes catégoriques, crises sur les apparences qui nousfrappent, et par là même dénuées le plus souvent de réalité objec-tive, mais dont l'influence sur nos jugements n'est pas moins prédé-terminante que celte des premières catégories. En sorte que nousraisonnons tout à la fois, et d'après les lois éternelles et absoluesde notre raison, et d'après les règles secondaires, ordinairementfautives, que l'observation incomplète des choses nous suggère.Telle est la source la plus féconde des faux préjugés, et la causepermanente et souvent invincible d'une multitude d'erreurs. La

préoccupation qui résuitepour

nous de cespréjugés

est si forteque souvent, alors même que nous combattons un principe quenotre esprit juge faux, que notre raison repousse, que notreconscience réprouve, nous le défendons sans nous en aperce-voir, nous raisonnons d'après lui, nous lui obéissons en l'attaquant.Enfermé comme dans un cercle, notre esprit tourbillonne sur lui-même, jusqu'à ce qu'une observation nouvelle, suscitant en nousde nouvelles idées, nous fasse découvrir un principe extérieur quinous délivre du fantôme dont notre imagination est obsédée.

Ainsi, nous savons aujourd'hui que par les lois d'un magnétisme

universel dont la cause reste inconnue, deux corps, que nul obs-tacle n'arrête, tendent à se réunir par une force d'impulsion accé-lérée que l'on appelle gravitation. C'est la gravitation qui fait tom-ber vers la terre les corps qui manquent d'appui, qui les fait peserdans la balance, et qui nous attache nous-mêmes au sol que noushabitons. L'ignorance de cette cause fut l'unique raison qui empê-cha les anciens de croire aux antipodes. « Comment ne voyez-vous pas, disait après Lactance saint Augustin, que, s'il y avaitdes hommes sous nos pieds, ils auraient la tête en bas et tombe-raient dans le ciel? »

L'évêque d'Hippone, qui croyaitla terre

plate, parce qu'il lui semblait la voir telle, supposait en consé-quence que, si du zénith au nadir de différents lieux on conduisaitautant de lignes droites, ces lignes seraient parallèles entre elles;et c'était dans.la direction de ces lignes qu'il plaçait tout mouve-ment de haut en bas. De là il devait naturellement conclure queles étoiles sont attachées comme des flambeaux roulants à la voûtedu ciel; que, si elles.étaient abandonnées à elles-mêmes, elles tom-

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PREMIERMÉMOIRE

beraient sur la terre comme une pluie de feu; que la terre est unetable immense, formant la partie inférieure du monde, etc. Si onlui avait demandé sur quoi la terre elle-même est soutenue, il au-rait répondu qu'il ne le savait pas, mais qu'à Dieu rien n'est im-possible. Telles étaient, relativement à l'espace et au mouvement,

les idées de saint Augustin, idées que lui imposait un préjugédonné par l'apparence, et devenu pour lui une règle générale etcatégorique du jugement. Quant à la cause même de la chute des

corps, son esprit était vide; il n'en pouvait dire autre chose, sinon

qu'un corps tombe parce qu'il tombe.Pour nous, l'idée de chute est plus complexe aux idées géné-

rales d'espace et de mouvement qu'elle implique, nous joignonscelle d'attraction ou de direction vers un centre, laquelle relève del'idée supérieure de cause. Mais si la physique a pleinement re-dressé notre jugement à cet égard, nous n'en conservons pasmoins dans l'usage le préjugé de saint Augustin; et quand nousdisons qu'une chose est tombée, nous n'eutendons pas simplementet en général qu'un effet de gravitation a eu lieu, mais spéciale-ment et en particulier que c'est vers la terre, et de haut en bas,que ce mouvement s'est opéré. Notre raison a beau être éclairée,l'imagination l'emporte, et notre langage reste à jamais incorri-gible. Descendre du ciel, n'est pas une expression plus vraie quemonter au ciel; et cependant cette expression se conservera aussilongtemps que les hommes se serviront de langage.

Toutes ces façons de parler, de haut en bas, descendre du ciel,tomber des nues, etc., sont désormais sans danger, parce que noussavons les rectifier dans la pratique; mais que l'on daigne con-sidérer un moment combien elles ont dû retarder les progrèsde la science. S'il importe assez peu, en effet, à la statistique, àla mécanique, à l'hydrodynamique.. la balistique, que la véritablecause de la chute des corps soit connue, et que les idées soientexactes sur la direction générale de l'espace, il en va tout autre-ment dès qu'il s'agit d'expliquer le système du monde, la causades marées, la

figurede la terre et sa

positiondans les deux

pour toutes ces choses il faut sortir du cercle des apparences. Dèsla plus haute antiquité l'on a vu d'ingénieux mécaniciens, d'excel-lents architectes, d'habiles artilleurs; l'erreur dans laquelle ils pou-vaient être relativement à la rondeur de la terre et à la gravitation,ne nuisait point au développement de leur art; la solidité des édi-fices et la justesse du tir n'y perdaient rien. Mais tôt ou tard i!levait se présenter des phénomènes que le parallélisme supposé

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ?

de toutes les perpendiculaires élevées de la surface terrestre ren-drait inexplicabies alors aussi devait commencer une lutte entredes préjugés qui depuis des siècles suffisaient à la pratique jour-nalière, et des opinions inouïes que le témoignage des yeux sem-blait contredire.

Ainsi, d'une part, les jugements les plus faux, quand ils ontpour base des faits isolés ou seulement des apparences, embrassent toujours une somme de réalités dont la sphère plus ou moinr.large suffit à un certain nombre d'inductions, au delà desquellesnous tombons dans l'absurde il y avait, par exemple, cela devrai dans les idées de saint Augustin, que les corps tombent versla terre, que leur chute se fait en ligne droite, que le soleil ou laterre se meut, que le ciel ou la terre tourne, etc. Cesfaits générauxont toujours été vrais; notre science n'y a rien ajouté. Mais, d'autre

part,la nécessité de nous rendre

comptede tout nous

obligeà

chercher des principes de plus en plus compréhensifs c'est pour-quoi il a fallu abandonner successivement, d'abord l'opinion quela terre est plate, puis la théorie qui la fait immobile au centredu monde, etc.

Si nous passons maintenant de la nature physique au mondemoral, ici encore nous nous trouvons assujettis aux mêmes décep-tions de l'apparence, aux mêmes influences de la spontanéité etde l'habitude. Mais ce qui distingue cette seconde partie du sys-tème de nos connaissances, c'est, d'un côté, le bien ou le mal qui

résulte pour nous de nos opinions de l'autre, l'obstination aveclaquelle nous défendons le préjugé qui nous tourmente et noustue.

Quelque système que nous embrassions sur la cause de la pesan-teur et sur la figure de la terre, la physique du globe n'en souffrepas; et quant à nous, notre économie sociale n'en peut retirer niprofit ni dommage. Mais c'est en nous et par nous que s'accom-plissent les lois de notre nature morale or, ces lois ne peuvents'exécuter sans notre participation réfléchie, partant, sans que

nous les connaissions. Si donc notre science des lois morales estfausse, il est évident que tout en voulant notre bien nous feronsnotre mal si elle n'est qu'incomplète, elle pourra suffire quelquetemps à notre progrès social, mais à la longue elle nous fera fairefausse route, et enfin nous précipitera dans un abîme de cala-mités.

C'est alors que de plus hautes connaissances nous deviennentindispensables, et, il faut le dire à notre gloire,il est sans exemple

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PREMIER MIsAi0IRE

qu'elles aient jamais fait défaut; mais c'est alors aussi que com-mence une lutte acharnée entre les vieux préjugés et les idéesnouvelles. Jours de conflagration et d'angoisse On se reporte aux

temps où, avec les mêmes croyances, avec les mêmes institutions,tout le monde semblait heureux comment accuser ces

croyances,comment proscrire ces institutions? On ne veut pas comprendreque cette période fortunée servît précisément à développer le prin.cipe de mal que la société recélait; on accuse les hommes et lesdieux, les puissants de la terre et les forces de la nature. Au lieude chercher la cause du mal dans sa raison et dans son cœur,l'homme s'en prend à ses maîtres, à ses rivaux, à ses voisins, à lui-même les nations s'arment, s'égorgent, s'exierminent, jusqu'à ce

que, par une large dépopulation, l'équilibre se rétablisse, et quela paix renaisse des cendres des combattants. Tant il répugne à

l'humanité de toucher aux coutumes des ancêtres, de changer leslois données par les fondateurs des cités, et confirmées par lafidélité des siècles.

Nihil molumex antiquo probabile est Défiez-vous de toute inno-vation, s'écriait Tite-Live. Sans doute il vaudrait mieux pourl'homme n'avoir jamais à changer mais quoi s'il est né ignorant,si sa condition est de s'instruire par degrés, faut-il pour cela qu'ilrenie la lumière, qu'il abdique sa raison et s'abandonne à la for-tune ? Santé parfaite est meilleure que convalescence est-ce unmotif 

pour que lemalade refuse de

guérir?Réforme! réforme!

crièrent autrefois Jean-Baptiste et Jésus-Christ; réforme, réformecriaient nos pères il y a cinquante ans, et nous crierons longtempsencore réforme! réforme!

Témoin des douleurs de mon siècle, je me suis dit Parmi les

principes sur lesquels la société repose, il y en a un qu'elle necomprend pas, que son ignorance a vicié, et qui cause tout le mal.Ce principe est le plus ancien de tous, car il est de l'essence desrévolutions d'emporter les principes les plus modernes et de res-pecter les anciens; or le mal qui nous tourmente est antérieur à

toutes les révolutions. Ce principe, tel que notre ignorance l'a fait,est honoré et voulu; car s'il n'était pas voulu il n'abuserait per-sonne, il serait sans influence.

Mais ce principe, vrai dans son objet, faux quant à notre ma-nière de t'entendre, ce principe, aussi vieux que l'humanité, quelest-il? serait-ce la religion?

Tous les hommes croient en Dieu ce dogme appartient tout à lafois à leur conscience et à leur raison Dieu est pour l'humanité

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QU'EST-CE QUE LA PrtOPPJÉTÉ?

un fait aussi primitif, une idée aussi fatale, un principe aussinécessaire que le sont pour notre entendement les idées catégo-riques de cause, de substance, de temps et d'espace. Dieu nous estattesté par la conscience antérieurement à toute induction de

l'esprit, comme le soleil nous est prouvé par le témoignage dessens avant tous les raisonnements de la physique. L'observation et

l'expérience nous découvrent les phénomènes et les lois, le sensintime seul nous révèle les existences. L'humanité croit que Dieuest; mais que croit-elle en croyant à Dieu? en un mot, qu'est-ceque Dieu?

Cette notion de la Divinité, notion primitive, unanime, innéedans notre espèce, la ra son humaine n'est pas encore parvenue àla déterminer. A chaque pas que nous faisons dans la connaissancede la nature et des causes, l'idée de Dieu s'étend et s'élève plusnotre science avance, plus Dieu semble grandir et reculer. L'an-thropomorphisme et l'idolâtrie furent une conséquence nécessairede la jeunesse des esprits, une théologie d'enfants et de poètes.Erreur innocente, si l'on n'eût pas voulu en faire un principe deconduite, et si l'on avait su respecter la liberté des opinions. Mais,après avoir fait Dieu à son image, l'homme voulut encore se l'ap-proprier non content de défigurer le grand Être, il le traitacomme son patrimoine, son bien, sa chose Dieu, représenté sousdes formes monstrueuses. devint partout propriété de l'homme et

de l'État. Telle fut l'origine de la corruption des mœurs par lareligion, et la source des haines pieuses et des guerres sacrées.Grâce au ciel, nous avons appris à laisser chacun dans sa croyaace;nous cherchons la règle des mœurs en dehors du culte; nous at-tendons sagement, pour statuer sur la nature et les attributs deDieu, sur les dogmes de la théologie, sur la destinée de nos âmes,que la science nous apprenne ce que nous devons rejeter et ce quenous devons croire. Dieu, âme, religion, objets éternels de nosméditations infatigables et de nos plus funestes égarements, pro-blèmes terribles, dont la solution, toujours essayée, reste toujoursincomplète sur toutes ces choses nous pouvons encore noustromper, mais du moins notre erreur est sans influence. Avec laliberté des cultes et la séparation du spirituel et du temporel,l'influence des idées religieuses sur la marche de la société est

purement négative, aucune loi, aucune institution politique et civilene relevant de la religion. L'oubli des devoirs que la religionimpose peut favoriser la corruption générale, mais il n'en est pasla cause nécessitante il n'en est que l'auxiliaire ou la suite.

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PREMIERMÉMOIRE

Surtout, et dans la question qui nous occupe, cette observationest décisive, la cause de l'inégalité des conditions parmi leshommes, du paupérisme, de la souffrance universelle, des embarrasdes gouvernements, ne peut plus être rapportée à la religion ilfaut remonter plus haut, et creuser plus avant.

Mais qu'y-a-t-il dans l'homme de plus ancien et de plus profondque le sentiment religieux?

Il y a l'homme même, c'est-à-dire la volonté et la conscience,le libre arbitre et la loi, opposés dans un antagonisme perpétuel.L'homme est en guerre avec lui-même Pourquoi?

«L'homme, disent les théologiens, a péché au commencement;notre espèce est coupable d'une antique prévarication. Pour ce

péché, l'humanité est déchue l'erreur et l'ignorance sont deve-nues son apanage. Lisez les histoires, vous trouverez partout la

preuve de cette nécessité du mal, dans la permanente misère desnations. L'homme souffre et toujours souffrira sa maladie esthéréditaire et constitutionnelle. Usez de palliatifs? employez lesémollients il n'y a point de remède. »

Ce discours n'est pas propre aux seuls théologiens on le retrouveen termes équivalents dans les écrits philosophes matérialistes,partisans d'une indéfinie perfectibilité. Destutt de Tracy enseigneformellement que le paupérisme, les crimes, la guerre, sont lacondition inévitable de notre état social, un mal nécessaire, contrelequel ce serait folie de se révolter. Ainsi, nécessité du mal ou per-versité originelle, c'est au fond la même philpsophie.

« Le premier homme a péché. » Si les sectateurs de la Bibleinterprétaient fidèlement, ils diraient L'hommepremièrement pèche,c'est-à-dire, se trompe; car pécher, faillir, se tromper, c'est mêmechose.

«Les suites du péché d'Adam sont héréditaires dans sa race;c'est, en premier lieu, l'ignorance. » En effet, l'ignorance est origi-nelle dans l'espèce comme dans l'individu; mais, sur une foule dequestions, même de l'ordre moral et politique, cette ignorance de

l'espèce a été guérie qui nous dit qu'elle ne cessera pas tout àfait? Il y a progrès continuel du genre humain vers la vérité, ettriomphe incessant de la lumière sur les ténèbres. Notré mal n'estdonc pas absolument incurable, et l'explication des théologiens estplus qu'insuffisante; elle est ridicule, puisqu'elle se réduit à cettetautologie « L'homme se trompe, parce qu'il se trompe. » Tandisqu'il faut dire « L'homme se trompe parce qu'il apprend. » Or, sil'homme parvient à savoir tout ce qu'il a besoin de connaître, il y v

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QU'EST-CE QBE LA PROPRIÉTÉ?

a lieu de croire que, ne se trompant plus, il cessera de souffrir.Que si nous interrogeons les docteurs de cette loi que l'on nous

dit gravée au cœur de l'homme, nous reconnaîtrons bientôt qu'ilsen disputent sans savoir ce qu'elle est que sur les questions les

plus capitales,il

ya

presqueautant

d'opinions que d'auteurs;qu'on n'en trouve pas deux qui soient d'accord sur la meilleureforme de gouvernement, sur le principe de l'autorité, sur la nature f du droit; que tous voguent au hasard sur une mer sans fond nirive, abandonnés à l'inspiration de leur sens privé, que modes-tement ils prennent pour la droite raison. Et, à la vue de ce pê!e-mêle d'opinions qui se contredisent, nous dirons « L'objet de nosrecherches est la loi, la détermination du principe social or, les

politiques, c'est-à-dire les hommes de la science sociale, ne s'en-tendent pas; donc c'est en eux qu'est l'erreur; et comme toute

erreur a une réalité pour objet, c'est dans leurs livres que doit setrouver la vérité, qu'à leur insu ils y auront mise. »

Or, de quoi^'entretiennent les jurisconsultes et les publicistes?QDe justice, â'équité, de liberté, de loi naturelle, de lois civiles, etc.Mais qu'est-ce que la justice,,? Quel en est le principe, le caractère,la formule? A cette question, il est évident que nos docteurs n'ontrien à répondre car autrement leur science, partant d'un principeclair et certain, sortirait de son éternel probabilisme, et toutes lesdisputes finiraient.

Qu'est ce que la justice?Les

théologiens répondentToute

jus-tice vient de Dieu. Cela est vrai, mais n'apprend rien.Les philosophes devraient être mieux instruits: ils ont tant dis-

puté sur le juste et l'injuste! Malheureusement l'examen prouveque leur savoir se réduit à rien, et qu'il en est d'eux comme deces Sauvages qui disaient au soleil pour toute prière 01 – 0!est un cri d'admiration, d'amour, d'enthousiasme mais qui vou-drait savoir ce que c'est que le soleil tirerait peu de lumière del'interjection 0! C'est précisément le cas où nous sommes avec les

philosophes, par rapport à la justice. La justice, disent-ils, est une

fille du ciel, une lumière qui éclaire tout hommevenant au mondesla plus belle prérogative de notre nature, ce qui nous dislingue desbêles et nnus nnd semblables à Dieu, et mille autres choses sem-blables. A quoi se réduit, je le demande, cette pieuse litanie? A laprière des sauvages 0

Tout ce que la sagesse humaine a enseigné de plus raisonnableconcernant la justice, est renfermé dans cet adage fameux Fais

auxautres ce que tu veux qu'on te fasse: Ne fais pas aux autres ce

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PREMIER MEMOIRE

2

que tu ne veux pas qui le soit fail. Mais cette règle de morale pra-tique est nulle pour la science qu'ai-je droit de vouloir qu'on mefasse ou qu'on ne me fasse pas? Ce n'est rien de dire que mondevoir est égal à mon droit, si l'on n'explique en même temps quelest ce droit.

Essayons d'arriver à quelque chose de plus précis et de pluspositif.

La justice est l'astre central qui gouverne les sociétés, le pôlesur lequel tourne le monde politique, le principe et la règle detoutes les transactions. Rien ne se fait entre les hommes qu'envertu du dreil; rien sans l'invocation de la justice. La justice n'est

point l'œuvre de la loi au contraire, la loi n'est jamais qu'unedéclaration et une application du  juste, dans toutes les circon-stances où les hommes peuvent se trouver en rapport d'intérêts. Sidonc l'idée que nous nous faisons du juste et du droit était maldéterminée, si elle était incomplète ou même fausse, il est évidentque toutes nos applications législatives seraient mauvaises, nosinstitutions vicieuses, notre politique erronée partant, qu'il yaurait désordre et mal social.

Cette hypothèse de la perversion de la justice dans notre enten-dement, et par une conséquence nécessaire dans nos actes, seraitun fait démontré, si les opinions des hommes, relativement au

concept de justice et à ses applications, n'avaient point été con-

states; si, à diverses époques, elles avaient éprouvé des mo-

difications en un mot, s'il y avait eu progrès dans les idées. Or,c'est ce que l'histoire nous atteste par les plus éclatants témoi-gnages.

Il y a dix-huit cents ans, le monde, sous la protection des Césars,se consumait dans l'esclavage, la superstition et la volupté. Lepeuple, enivré et comme étourdi par de longues bacchanales, avaitperdu jusqu'à la notion du droit et du devoir la guerre et l'orgiele décimaient tour à tour; l'usure et le travail des machines, c'est-à-dire des esclaves, en lui ôtant les moyens de subsister, l'empê-chaient de se

reproduire.La barbarie

renaissait, hideuse,de cette

immense corruption, et s'étendaît comme une lèpre dévorante surles provinces dépeuplées. Les sages prévoyaient la fin de l'empire,mais n'y savaientpoint de remède. Que pouvaient-ils imaginer, eneffet? Pour sauver cette société vieillie, il eût fallu changer lesobjets de l'estime et de la vénération publique, abolir des droitsconsacrés par une justice dix fois séculaire On disait « Romeavaincu par sa politique et ses dieux toute réforme dans le culte

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QU'EST-CE QUE LA propriété? `~

et l'esprit public serait folieet sacrilége. Rome, clémente envers le:>nations vaincues, en leur donnant des chaînes, leur fait grâce dela vie; les esclaves sont la source la plus féconde de ses richesses;l'affranchissement des peuples serait la négation de ses droits et laruine de ses finances. Rome enfin, plongée dans les délices et gor-

gée des dépouilles de l'univers, use de la victoire et du gouverne-ment son luxe et ses voluptés sont le prix de ses conquêtes elkne peut abdiquer ni se dessaisir. » Ainsi Rome avait pour elle lefait et le droit. Ses prétentions étaient justifiées par toutes les cou-tumes et par le droit des gens. L'idolâtrie dans la religion, l'escla-vage dans l'État, l'épicurisme dans la vie privée, formaient la bas.1des institutions; y toucher, ç'aurait été ébranler la société jus-qu'en ses fondements, et, selon notre expression moderne, ou-vrir l'abîme des révolutions. Aussi l'idée n'en venait-elle à per-

sonneet

cependantl'humanité se mourait dans le

sanget la

luxure.Tout à coup un homme parut, se disant Parole de Dieit on ne

sait pas encore aujourd'hui ce qu'il était, ni d'où il -venait, ni quiavait pu lui suggérer ses idées. Il allait annoncer partout que lasociété avait fait son temps, que le monde allait être renouvelé;que les prêtres étaient des vipères, les avocats des ignorants, lesphilosophes des hypocrites et des mer'aurs; que le maître et l'es-clave sont égaux, que l'usure et tout ce qui lui ressemble est unvol, que les propriétaires et les hommes de plaisir brûleront un

 jour, tandis que les pauvres de cœur et les purs habiteront un lieude repos. Il ajoutait beaucoup d'autres choses non moins extraor-dinaires.

Cet homme, Parole de Dieu, fut dénoncé et arrêté comme ennemipublic par les prêtres et les gens de loi, qui eurent même le secretde faire demander sa mort par le peuple. Mais cet assassinat  juri-dique, en comblant la mesure de leurs crimes, n'étouffa pas la doc-trine que Parole de Dieitavait semée. Après lui, ses premiers pro-sélytes se répandirent de tous côtés, prêchant ce qu'ils nommaientla

bonne nouvele, formantà leur tour des millions de

mission-naires, et, quand il semblait que leur tâche fût accomplie, mourantpar le glaive de la justice romaine. Cette propagande obstinée,guerre de bourreaux et de martyrs, dura près de trois cents ans,au bout desquels le monde se trouva converti. L'idolâtrie fut dé-truite, l'esclavage aboli, la dissolution lit place à des mœurs plusaustères, le mépris des richesses fut poussé quelquefois jusqu'au i

dépcuiDement. La société fut sauvée par la négation de ses prin-

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PREMIERMÉMOIRE

cipes, par le renversement de la religion, et la violation des droitsles plus sacrés. L'idée du juste acquit dans cette révolution uneétendue que jusqu'alors on n'avait pas soupçonnée, et sur laquelleles esprits ne sont jamais revenus. La justice n'avait existé quepour les maîtres (1); elle commença dès lors à exister pour les

serviteurs.Cependant la nouvelle religion fut loin de porter tous ses fruits.

Il y eut bien quelque amélioration dans les mœurs publiquesquelque relâche dans l'oppression; mais, du reste, la semence duFils de l'homme, tombée endes cœurs idolâtres, ne produisit qu'unemythologie quasi-poétique et d'innombrables discordes. Au lieu des'attacher aux conséquences pratiques des principes de morale etde gouvernement que Parole de Dieuavait posés, on se livra à desspéculations sur sa naissance, son origine, sa personne et ses ac-

tions on épilogua sur ses paraboles, et du conflit des opinions lesplus extravagantes sur des questions insolubles, sur des textes quel'on n'entendait pas, naquitla. théologie, qu'on peut définir sciencede l'infiniment absurde.

La vérité chrétienne ne passa guère l'âge des apôlres; l'Évangilecommenté et symbolisé par les Grecs et les Latins, chargé de fablespaïennes, devint à la lettre un signe de contradiction; et jusqu'à ce

 jour le règne de l'Église infaillible n'a présenté qu'un long obscur-cissement. On dit que les portes d'enfer ne prévaudront pas tou-

  jours, que la Parole de Dieu reviendra, et qu'enfin les hommes

connaîtront la vérité et la justice; mais alors ce sera fait du catho-licisme grec et romain, de même qu'à la clarté de la science dispa-raissent les fantômes de l'opinion.

Les monstres que les successeurs des apôtres avaient eu pourmission de détruire, un instant effrayés, reparurent peu à peu,grâce au fanatisme imbécile, et quelquefois aussi à la connivenceréfléchie des prêtres et des théologiens. L'histoire de l'affranchis-sement des communes, en France, présente constamment la justiceet la liberté se déterminant dans le peuple, malgré les efforts con-

 jurés des rois, de la noblesse et du clergé. En«l'année 1789, de-puis la naissance du Christ, la nation française, divisée par casies,

(1) La religion,les lois, le mariage étaient les privilègesdes hommeslibres, et, dans les commencements,des seuls nobles.DU majorum gen-tiun, dieuxdusfamillespatriciennes;jus gentium, dro t des g ns, c'est-a-dire desfamillesou des nobles. L'esclaveet le plébéien ne formaient pasde famille; leurs enfants étaient considéréscommele croit des animaux.Bêtesils naissaient, betes ils devaientvivre.

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qu'est-ce QUE LA PROPRIÉTÉ?

pauvre et opprimée, se débattait sous le triple réseau de l'absolu-tisme royal, de la tyrannie des seigneurs et des parlements, et del'intolérance sacerdotale. Il y avait le droit du roi et le droit duprêtre, le droit du noble et le droit du roturier; il y avait des pri-

viléges de naissance, de province, de communes, de corporationset de métiers au fond de tout cela, la violence, l'immoralité, lamisère. Depuis quelque temps on parlait de réforme; ceux qui lasouhaitaient le plus en apparence ne l'appelant que pour en profi-ter, et le peuple qui devait tout y gagner, n'en attendant pasgrand'chose, et ne disant mot. Longtemps ce pauvre peuple, soitdéfiance, soit incrédulité, soit désespoir, hésita sur ses droits oneût dit que l'habitude de servir avait ôté le courage à ces vieillescommunes, si fières au moyen âge.

Un livreparut enfin,

se résumant tout entier dans ces deuxpro-positions Qu'est-ce quele tiers-état? rien. Que doit-il être? tout.

Quelqu'un ajouta, par forme de commentaire Qu'est-ce quele roi?c'est le mandataire du peuple.

Ce fut comme une révélation subite un voile immense se dé-chira, un épais bandeau tomba de tous les yeux. Le peuple se mità raisonner

Si le roi est notre mandataire, il doit rendre des comptes;S'il doit rendre des comptes, il est sujet à contrôle;S'il peut être contrôlé, il est responsable;

S'il est responsable, il est pur.issaDie;S'il est punissable, il l'est selon ses mérites;S'il doit être puni selon ses mérites, il peut être puni de mort.Cinq ans après la publication de la brochure de Sieyès, le tiers

état était tout; le roi, la noblesse, le clergé, n'étaient plus. En1793.,le peuple, sans s'arrêter à la fiction constitutionnelle de l'in-violabilité du souverain, conduisit Louis XVI à l'échafaud; en1830 il accompagna Charles X à Cherbourg. Que dans l'un etl'autre cas il ait pu se tromper sur l'appréciation du délit, ce seraitune

erreur de fait; mais en droit la logique qui le fit agirest ir-

réprochable. Le peuple, en punissant le souverain, fait précisémentce que l'on a tant reproché au gouvernement de juillet de n'avoir

point exécuté, après l'échauffourée de Strasbourg, sur la personnede Louis Bonaparte il atteint le vrai coupable. C'est une applica-tion du droit commun, une détermination solennelle de la justiceen matière de pénalité (1).

(1) Si le chef du pouvoirexécutifest responsable, les députés doivent

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PREMIER MÉMOIRE

2

L'esprit qui produisit le mouvement de 89 fut un esprit de con-tradiction cela suffit pour démontrer que l'ordre de choses qui futsubstitué à l'ancien n'eut rien en soi de méthodique et de réfléchi;que, né de la colère et de la haine, il ne pouvait avoir l'effet d'unescience fondée sur l'observation et l'élude qne les bases, en un

mot,n'en furent

pasdéduites de la connaissance

approfondiedes

lois de la nature et de la société. Aussi trouve-t-on dans les insti-tutions soi-disant nouvelles que la république se donna les prin-cipes mêmes contre lesquels on avait combattu, et l'influence detous les préjugés qu'on avait eu dessein de proscrire. On s'en.'re-tient, avec un enthousiasme peu réfléchi; de la glorieuse révolu-tion française, de la régénération de 1789, des grandes réformesqui furent opérées, du changement des institutions mensonge!mensonge

Lorsque sur un fait physique, intellectuel ou social, nos idées,

par suite des observations que nous avons faites, changent du toutau tout, j'appelle ce mouvement de l'esprit révolution. S'il y a seu-ment extension ou modification dans nos idées, c'est progrès. Ainsile système de Ptolémée fut un progrès en astronomie, celui de Co-

pen,.c fit révolution. De même, en 1789, il y eut bataille et pro-grès de révolution il n'y en eut pas. L'examen des réformes quifurent essayées le démontre.

Le peuple, si longtemps victime de l'égoïsme monarchique, cruts'en délivrer à jamais en déclarant que lui seul était souverain.

Mais qu'était-ce quela monarchie la souveraineté d'un

homme.Qu'est-ce que la démocratie? la souveraineté du peuple, ou, pourmieux dire, de la majorité nationale. Mais c'est toujours la souve-raineté de l'homme mise a la place de la souveraineté de la loi, lasouveraineté de la volonté mise à la place de la souveraineté de laraison, en un mot, les passions à la place du droit. Sans doute,lorsqu'un peuple passe de l'état monarchique au démocratique il

y a progrès, parce qu'en multipliant le souverain on offre plus dechances à la raison de se substituer à la volonté mais enfin il n'y apas révolution dans le gouvernement, puisque le principe est resté

le même. Or nous avons la preuve aujourd'hui qu'avec la démo-cratie la plus parfaite on peut n'être pas libre (1).

l'être aussi. Il est étonnantque cette idée ne soit jamaisvenue à personne;qce serait le sujet d'une thèse intéressante. Mais je déclare que, pour rienau monde, je ne voudrai»la soutenir; le peupleest encore trop fort logi-cien pour que je lui fournissematièreà tirer certainesconséquences.

(1) VoyezTocqucvillc,de la Démocratie aux Etals-Unis, et Michel

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7/3/2019 Proudhon - Qu'estce que la propriété

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QU'EST-CEQUELA propriété?

Ce n'est pas tout le peuple-roi ne peut exercer la souveraineté

par lui-même; il est obligé de la déléguer à des fondés de pou-voir c'est ce qu'ont soin de lui répéter assidûment ceux quicherchent à capter ses bonnes grâces. Que ces fondés de pouvoirsoient cinq, dix, cent, mille, qu'importe le nombre et que fait lenom?

c'est toujoursle

gouvernementde

l'homme,le

règnede la

volonté et du bon plaisir. Je demande ce que la prétendue révolu-tion a révolutionné?2

On sait, aureste, comment cette souveraineté fut exercée, d'abordpar la Convention, puis par le Directoire, plus tard confisquée parle consul. Pour l'empereur, l'homme fort, tant adoré et tant re-

gretté du peuple, il ne voulut jamais relever de lui mais commes'il eût eu dessein de le narguer sur sa souveraineté, il osa lui de-mander son suffrage, c'est-à-dire son abdication, l'abdication decette inaliénable souveraineté., et il l'obtint.

Mais enfin, qu'est-ce que la souveraineté? C'est, dit-on, le pou-voir de faire des lois (1). Autre absurdité, renouvelée du despo-tisme. Le peuple avait vu les rois motiver leurs ordonnances parla formule car tel est notre plaisir; il voulut à son tour goûter le

plaisir de faire des lois. Depuis cinquante ans il en a enfanté des

myriades, toujours, bien entendu, par l'opération des représen-tants. Le divertissement n'est pas près de finir.

Au reste, la définition de la souveraineté dérivait elle-même dela définition de la loi. La loi; disait-on, est l'expression de te vo-

lontédu

souverain donc,sous use

.monarchie,la loi est

l'expres-sion de la volonté du roi; dans une république, la loi est l'expres-sion de la volonté du peuple. A part la différence dans le nombredes volontés, les deux systèmes sont parfaitement identiques de

part et d'autre l'erreur est égale, savoir que la loi est l'expressiond'une volonté, tandis qu'eue doit être l'expression d'un fait. Pour-tant on suivait de bons guides on avait pris le citoyen de Genève

pour prophète, et le Contrai social pour Alcoran.La préoccupation et le préjugé se montrent à chaque pas sous la

rhétorique des nouveaux législateurs. Le peuple avait soufl'ert

Chevalier,Lettres sur l'Amérique du Nord. Onvoit dans Plutarque, Viede Periclès, qu'à Athènesks honnêtes gens étaient obligésdo su cacherpour s'instruire, de peur de paraître aspirer à la tyrannie.

(1) « La souveraineté,selonToullier, est la tonte-puissancehumaine. »Définitionmatérialiste si la souverain,té est quelque chose, elle est undroit, non une force ou faculté. Et qu'est-ceque la toute-puibsaucehu-maine?1

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PBBMUiU MÉMOIRE

d'une multitude d'exclusions et de privilèges ses représentantsfirent pour lui la déclaration suivante Tous les hommes sontégaux par la nature etdevant la loi,' déclaration ambiguë et redon-dante. Les hommessont égaux par la nature est-ce à dire qu'ilsont tous même taille, même beauté, même génie, mêoie vertu?

Non c'est donc l'égalité politique et civile qu'on a voulu dési-gner. Alors il suffisait de dire Tous les hommessont é§uus devantla loi.

Mais qu'est-ce que î'égalité devant la loi? Ni la constitution de1790, ni celle de 93, ni la charte octroyée, ni la charte acceptée,n'ont su la définir. Toutes supposent une inégalité de fortunes etde rangs à côte de laquelle il est impossible de trouver l'ombred'une égalité de droits. A cet égard on peut dire que toutes nosconstitutions ont été l'expression fidèle de la volonté populaire jevais en donner la preuve.

Autrefois le peuple était exclu des emplois civils et militaireson crut faire merveille en insérant dans la Déclaration des droitscet article ronflant « Tous les citoyens sont également admis-sibles aux emplois; les peuples libres ne connaissent d'autre mo-tif de préférence dans leurs élections que les vertus et les ta-lents. »

Certes on dut admirer une si belle chose; on admira une sottise.Quoi 1 le peuple souverain, législateur et réformateur, ne voit dansles emplois publics que des gratifications, tranchons le mot, des

aubaines! Et c'est parce qu'il les regarde comme une source deprofit, qu'il statue sur l'admissibilité des citoyens! Car à quoi boncette précaution, s'il n'y avait rien à on ne s'avise guèred'ordonner que nul ne sera pilote, s'il n'est astronome et géo-graphe, ni de défendre à un bègue de jouer la tragédie et l'opéra.Le peuple fut encore ici le singe des rois comme eux il voulut dis-poser des places lucratives en faveur de ses amis et de ses flat-teurs malheureusement, et ce dernier trait complète la ressem-blance, le peuple ne tient pas la feuille des bénéfices, ce sont sesmandataires et représentants. Aussi n'eurent-ils garde de contra-

rier la volonté de leur débonnaire souverain.Cet édifiant de la Déclaration des droits, conservé par les

Chartes de 1814 et de 1830, suppose plusieurs sortes d'inégalitésciviles, ce qui revient à dire d'inégalités devant la loi inégalité derangs, puisque les fonctions publiques ne sont recherchées quepour la considération elles émoluments qu'elles confèrent; inéga-lité de fortunes, puisque si l'on avait voulu que les fortunes ius=

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QU'EST-CE q*je LA propriété?

sent égales, les emplois publics eussent été des devoirs, non desrécompenses; inégalité de faveur, la loi ne définissant pas cequ'elle entend par talents et vertus. Sous l'empire, la vertu et le ta-lent n'étaient guère autre chose que le courage militaire et le dé-vouement à l'empereur il y parut, quand Napoléon créa sa no-

blesse et qu'il essaya de l'accoupler avec l'ancienne. Aujourd'huil'homme qui paye deux cents francs d'impositions est vertueux:l'homme habile est un honnête coupeur de bourses ce sont désor-mais des vérités triviales.

Le peuple enfin consacra la propriété. Dieu lui pardonne, caril n'a su ce qu'il faisait. Voilà cinquante ans qu'il expie une misé-rable équivoque. Mais comment le peuple, dont la voix, dit-on,est la voix de Dieu, et dont la conscience ne saurait faillir, com-ment le peuple s'est-il trompé? comment, cherchant la liberté et

l'égalité, est-il retombé dans le privilége et la servitude? Toujourspar imitation de l'ancien régime.

Autrefois la noblesse et le clergé né contribuaient aux chargesde l'État qu'à titre de secours volontaires et de dons gratuits; leursbiens étaient insaississables même pour dettes tandis que le ro-turier, accablé de tailles et de corvées, était harcelé sans relâchetantôt par les percepteurs du roi, tantôt par ceux des seigneurs etdu clergé. Le mainmortable, placé au rang des choses, ne pouvaitni tester ni devenir héritier; il en était de lui comme des animaux,

dont les services et le croît appartiennent au maître par droit d'ac-cession. Le peuple voulut que la condition de propriétaire fût lamême pour tous; que chacun pût jouir et disposer librement de sesbiens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. Lepeuple n'inventa pas la propriété; mais comme elle n'existait paspour lui au même titre que pour les nobles et les tonsurés, il dé-créta l'uniformité de ce droit. Les formes' acerbes de la propriété,la corvée, la main-morte, la maîtrise, l'exclusion des emplois ontdisparu; le mode de jouissance a été modifié le fond de la choseest demeuré le même. II y a eu progrès dans l'attribution du droit;il n'y a pas eu de révolution.

Voilà donc trois principes fondamentaux de la société mo-derne, que le mouvement de -1789et celui de 1830 ont tour à tourconsacrés 1° Souveraineté dans la volonté de l'homme,et, en rédui-sant l'expression, despotisme; 2° Inégalité des fortunes et des rangs;39 Propnétc au-dessus la Justice, toujours et par tous invoquéecomme le génie tutélaire des souverains, des nobles et des proprié-

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PREMIER MEMOIRE

taires; la JUSTICE,loi générale, primitive, catégorique, de toute se-ciété.

Il s'agit de savoir si les concepts de despotisme, d'inégalité ci-vile et de propriété, sont ou ne sont pas conformes à la notion pri-mitive du juste, s'ils en sont une déduction nécessaire, manifestée

diversement selon le cas, le lieu et le rapport des personnes; oubien s'ils ne seraient pas plutôt le produit illégitime d'une confu-sion de choses différentes, d'une fatale association d'idées. Et puis-que la justice se détermine surtout dans le gouvernement, dansl'état des personnes et dans la possession des choses, il faut cher-cher, d'après le consentement de tous les hommes et les progrèsde l'esprit humain, à quelles conditions le gouvernement est juste,la condition des citoyens, juste; la possession des choses, juste;puis, élimination faite de tout ce qui ne remplira pas ces condi-

tions,le résultat

indiqueratout à la

fois,et

quelest le

gouverne-ment légitime, et quelle est la condition légitime des citoyens, etquelle est la possession légitime des choses; enfin, et comme der-nière expression de l'analyse, quelle est la Justice.

L'autorité de l'homme sur l'homme est-elle juste?Tout le monde répond Non; l'autorité de l'homme n'est que

l'autorité de la loi, laquelle doit être justice et vérité. La volontéprivée ne compte pour rien dans le gouvernement, qui se réduit.d'une part, à découvrir ce qui est vrai et juste, pour en faire laloi; d'autre part, à surveiller l'exécution de cette loi. Je n'exa-

mine pas en ce moment si notre forme de gouvernement constitu-tionnel remplit ces conditions si, par exemple, la volonté desministres ne se mêle jamais à la déclaration et à l'interprétationde la loi; si nos députés, dans leurs débats, sont plus occupés àvaincre par la raison que par le nombre il me suffit que l'idéeavouée d'un bon gouvernement soit telle que je la définis. Cetteidée est exacte cependant nous voyons que rien ne semble plus

 juste aux peuples orientaux que le despotisme de leurs souve-rains que chez les anciens, et dans l'opinion des philosophes eux-

mêmes, l'esclavage était juste; qu'au moyen âge, les nobles, lesabbés et les évêques trouvaient juste d'avoir des serfs; queLouis XIV pensait être dans le vrai lorsqu'il tenait ce proposl'Étal, c'est moi; que Napoléon règardait comme un crime d'Étatde désobéir à ses volontés. L'idée de juste,- appliquée au souve-rain et au gouvernement, n'a donc pas toujours été ce qu'elle estaujourd'hui; elle est allée se développant sans cesse et se préci-sant de plus en plus, tant qu'enfin elle s'est arrêtée au point où

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QU'EST-CE QUE hk PROPRIÉTÉ?

nous la voyons. Mais est-elle arrivée à sa phase dernière? Je ne lepense pas seulement comme le dernier obstacle qui lui reste àvaincre vient uniquement de l'institution du domaine de propriétéque nous avons conservée, pour achever la réforme dans le gou-vernement et consommer la révolution, c'est cette institution

même que nous devons attaquer.L'inégalité politique et civile est-elle juste?Les uns répondent oui les autres non. Aux premiers je rap-

pellerai que, lorsque le peuple abolit tous les privilèges de nais-sance et de caste, cela leur parut bon, probablement parce qu'ilsen profitaient; pourquoi donc ne veulent-iis pas que les privilégesde la fortune disparaissent comme les priviléges de rang et derace? c'est, disent-ils, que l'inégalité politique est inhérente à lapropriété, et que sans la propriété il n'y a pas de société possible,

Ainsi la question que nous venons d'élever se résout dans celle dela propriété. Aux seconds, je me contente de faire cette obser-vation Si vous voulez jouir de l'égalité politique, abolissez lapropriété, sinon de quoi vous plaignez-vous?

La propriété est-elle juste?Tout le monde répond sans hésiter oui, la propriété est juste.

Je dis tout le monde, car personne jusqu'à présent ne me paraîtavoir répondu avec pleine connaissance non. Aussi une réponsemotivée n'élait-elle point chose facile; le temps seul et l'expérience

pouvaient amener une solution. Actuellement cette solution estdonnée c'est à nous de l'entendre. J'essaie de la démontrer.Voici de quelle manière nous allons procéder à cette démons-

tration. :•,

I. Nous ne disputons pas, nous ne réfutons personne, nous necontestons rien; nous acceptons comme bonnes toutes les raisonsalléguées en faveur de la propriété, et nous nous bornons à enchercher le principe, afin de vérifier ensuite si ce principe est fidè-lement exprimé par la propriété. En effet, la propriété ne pouvant

être défendue que comme juste, l'idée, ou du moins l'intention de justice doit nécessairement se retrouver au fond de tous les argu-ments qu'on a faits pour la propriété et comme d'un autre côtéla propriété ne s'exerce que sur des choses matériellement appré-ciables, la justice s'objectivant elle-même, pour ainsi dire, secrè-tement, doit paraître sous une formule tout algébrique. Par cetteméthode d'examen, nous arrivons bientôt à reconnaître que tousles raisonnements que l'on a imaginés pour défendre la propriété,

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PREMIERMÉMOIRE

quels qu'ils soient, concluent toujours et nécessairement à l'égalité,c'est-à-dire à la négation de la propriété.

Cette première partie comprend deux chapitres l'un, relatif  à

l'occupation, fondement de notre droit; l'autre, relatif au travailet au talent, considérés comme causes de propriété et d'inégalité

sociale.La conclusion de ces deux chapitres sera, d'une .part, que ledroit d'occupation empêche la propriété; de l'autre, que le droit d.itravail la détruit.

II. La propriété étant donc conçue nécessairement sous la raison

catégorique d'égalité, nous avons à chercher pourquoi, malgrécette nécessité de logique, l'égalité n'existe pas. Cette nouvellerecherche comprend aussi deux chapitres dans le premier, consi-dérant le fait de la propriété en lui-même, nous cherchons si cefait est réel, s'il existe, s'il est possible; car il impliquerait con-

tradiction que deux formes socialistes opposées, l'égalité et l'iné-galité, fussent l'une et l'autre possibles. C'est alors que nous dé..couvrons, chose singulière, qu'à la vérité la propriété peut se ma-nifester comme accident, mais que, comme institution et principe,elle est impossible mathématiquement. En sorte que l'axiome del'école, al) aclu ad posse valet consecuiio, du fait à la possibilité laconséquence est bonne, se trouve démenti en ce qui concerne la

propriété.Enfin, dans le dernier chapitre, appelant à notre aide la psy-

chologie, et pénétrant à fond dans la nature de l'homme, nousexposerons le principe du juste, sa formule, son caractère; nouspréciserons la loi organique de la société; nous expliquerons l'ori-gine de la propriété, les causes de son établissement, de sa longuedurée, et de sa prochaine disparition; nous établirons définitive-ment son identité avec le vol et, après avoir montré que ces troispréjugés, souveraineté de l'homme, inégalité des conditions, pro-priété, n'en font qu'un, qu'ils se peuvent prendre l'un pour l'autreet sont réciproquement convertibles, nous n'aurons pas de peineà en déduire, par le principe de contradiction, la base du gouver-nement et du droit. Là s'arrêteront nos recherches, nous réservantd'y donner suite dans de nouveaux mémoires.

L'importance du sujet qui nous occupe saisit tous les esprits.« La propriété, dit M. Hennequin, est le principe créateur et

conservateur de la société civile. La propriété est l'une de cesthèses fondamentales sur lesquelles les explications qui se prétentdent nouvelles ne sauraient trop tôt se produire; car il ne fau-

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QU'EST-CE QUE LA propriété?

 jamais l'oublier, et il importe que le publiciste, que l'hommed'État en soient bien convaincus c'est de la question de savoir sila propriété est le principe ou le résultat de l'ordre social, s'il fautla considérer comme cause ou comme effet, que dépend toute lamoralité, et par cela même toute l'autorité des institutions hu-

maines. »Ces paroles sont un défi porté à tous les hommes d'espérance

et de foi mais, quoique la cause de l'égalité soit belle, personnen'a encore relevé le gant jeté par les avocats de la propriété, per-sonne ne s'est senti le cœur assez ferme pour accepter le combat.Le faux savoir d'une orgueilleuse jurisprudence, et les absurdesaphorismes de l'économie politique telle que la propriété l'a faite,ont porté le trouble dans les intelligences les plus généreuses;c'est une sorte de mot d'ordre convenu entre les amis les plus in-

fluents de la liberté et des intérêts du peuple, que l'égalité est unechimère! tant les théories les plus fausses et les analogies les plusvaines exercent d'empire sur des esprits d'ailleurs excellents, maissubjugués à leur insu par le préjugé populaire L'égalité vienttous les jours, fit œqualHas soldats de la liberté, déserterons-nousnotre drapeau la veille du triomphe?

Défenseur de l'égalité, je parlerai sans haine et sans colère, avecl'indépendance qui sied au philosophe, avec le calme et la fermetéde l'homme libre. Puissé-je, dans cette lutte solennelle, porterdans tous les cœurs la lumière dont je suis pénétré, et montrer,par le succès de mon discours, que si l'égalité n'a pu vaincre parl'épée, c'est qu'elle devait vaincre par la parole!

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PREMIER MÉMOIRE!

3

CHAPITRE II

DE LA PROPRIÉTÉCONSIDÉRÉECOMMEDROIT NATUREL.– DEL'OCCUPATIONET DE LA LOICIVILE,COMMECAUSESEFFICIENTESDUDOMAINEDEPROPRIÉTÉ.

DÉFINITIONS

Le droit romain définit la propriété, jus utendi et abutendi resud, qualenus juris ratio patilur, le droit d'user et d'abuser de la

chose, autant que le comporte la raison du droit. On a essayé de justifier le mot abuser, en disant qu'il exprime non l'abus insenséet immoral, mais seulement le domaine absolu. Distinction vaine,imaginée pour la sanctification de la propriété, et sans efficacecontre les délires" de la jouissance, qu'elle ne prévient ni ne ré-prime. Le propriétaire est maître de laisser pourrir ses fruits sur

pied, de semer du sel dans son champ, de traire ses vaches surle sable, de changer une vigne en désert, et de faire un parc d'un

potager tout cela est-il, oui ou non, de l'abus? En matière de

propriété, l'usageet l'abus nécessairement se confondent.

D'après la Déclaration des droits, publiée en tète de la consti.tution, de 93, la propriété est « le droit de jouir et de disposer àson gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et deson industrie. »

Code Napoléon, art. 544 « La propriété est le droit de jouiret de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvuqu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois et les règle-ments. »

Ces deux définitions reviennent à celle du droit romain foutes

reconnaissent au propriétaire un droit absolu sur la chose; et,quant à la restriction apportée par le Code, pourvu qu'on n'en fa sacpas un usage prohibé par les lois et les règlements, elle a pourobjet, non de limiter la propriété, mais d'empêcher que le domaine(~d'un propriétaire ne fasse obstacle au domaine d'un autre proprié-taire c'est une confirmation du principe, ce n'est pas une limi-tation.

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QU'EST-CEQUELA PROPRIÉTÉ?

On distingue dans la yropriété 1° la propriété pure et simple,le droit dominai, seigneurial sur la chose; ou, comme l'on dit, lanue propriété 2° la possession. « La possession, dit Duranton, estune chose de fait, et non de droit. » Toullier « La propriété estun droit, une faculté légale; la possession est un fait. » Le loca-

taire, le fermier,.le comnanditc, l'usufruitier, sont possesseurs;le maître qui loue, qui prête à usage; l'héritier qui n'attend pour

 jouir que le décès d'un usufruitier, sont propriétaires. Si j'ose meservir de cette comparaison, un amant est possesseur, un mari est

propriétaire.Cette double définition de la propriété, en tant que domaine et

en tant que possession, est de la plus haute importance et il estnécessaire de s'en bien pénétrer, si l'on veut entendre ce que nousaurons à dire.

De la distinction de la possession et de la propriété sont néesdeux espèces de droits le jus in re, droit dans la chose, droit

par lequel je puis réclamer la propriété qui m'est acquise, en

quelques mains que je la trouve et le jus ad rem, droit à la chose,par lequel je demande à devenir propriétaire. Ainsi le droit des

époux sur la personne l'un de l'autre est jus in re; celui de deuxfiancés n'est encore que jus ad rem. Dans le premier, la possessionet la propriété sont réunies; le second ne renferme que la nue pro-priété. Moi qui, en ma qualité de travailleur, ai droit à la pos-session des biens de la nature et de l'industrie, et qui, par macondition de prolétaire, ne jouis de rien, c'est en vertu du jus adrem que je demande à rentrer dans le jus in re.

Cette distinction du jus in re et du jus ad rem est le fondementde la division fameuse du possessoire et du pétitoire, véritablescatégories de la jurisprudence, qu'elles embrassent tout entièredans leur immense circonscription. Pétitoire se dit de tout ce quia rapport à la propriété; possessoire de ce qui est relatif à la pos-session. En écrivant ce factum contre la propriété, j'intente à lasociété tout entière une action pêtitoire je prouve que ceux qui

ne possèdent pas aujourd'hui sont propriétaires au même titre queceux qui possèdent; mais au lieu de conclure à ce que la pro-priété soit partagée entre tous, je demande que, par mesure dsûreté générale, elle soit abolie pour tous. Si je succombe danma revendication, il ne nous reste plus, à vous tous prolétaires.et à moi, qu'à nous couper la gorge nous n'avons plus rien àréclamer de la justice des nations; car, ainsi que l'enseigne dans

lson style énergique le Code de procédure, article 26, le demandew

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PREMIERMÉMOIRE

débouté de ses fins au pétitoire, n'est plus recevable d ngir azepos-sessoire. Si, au contraire, je gagne mon procès alors il nousfaudra recommencer une action possessoire, à cette fin d'obtenirnotre réintégration dans la jouissance des, biens que le domaine depropriété nous ôte. J'espère que nous ne serons pas forcés d'en

venir la; mais ces deux actions ne pouvaient être menées de frontlparce que, selon le même Code de procédure, le possessoire et lepétiloire ne seront jamais cumulés.

Avant d'entrer dans le fond de la cause, il ne sera pas inutilede présenter ici quelques observations préjudicielles.

§ 1er. De la propriété commedroit naturel.

La Déclaration des droits a placé la propriété parmi les droitsnaturels et imprescriptibles de l'homme, qui se trouvent ainsi au

nombre de quatre la liberté, l'égalité, la propriété, la sûreté.Quelle méthode ont suivie les législateurs de 93 pour faire cetteénumération? Aucune ils ont posé des principes comme ils dis-sertaient de la souveraineté et des lois, d'une vue générale et selonleur opinion. Tout s'est fait par eux à tâtons ou d'emblée.

Si nous en croyons Toullier « Les droits absolus peuvent seréduire il trois Sûreté, liberté, propriété. » L'égaliié est éliminée

par le professeur de Rennes pourquoi? Est-ce parce que la liberté

l'implique,, ou que la propriété ne la souffre pas? L'auteur du

Droit civil expliqué se tait il n'a pas même soupçonné qu'il y eûtlà matière à discussion.

Cependant, si l'on compare entre eux ces trois ou ces quatredroits, on trouve que la propriété ne ressemble point du tout auxautres; que pour la majeure partie des citoyens, elle n'existe qu'enpuissance, et comme une faculté dormante et sans exercice; quepour les autres qui en jouissent, elle est susceptible de certainestransactions et modifications qui répugnent à l'idée d'un droit na-

turel que, dans la pratique, les gouvernements, les tribunaux etles lois ne la

respectent pasenfin

quetout le

monde, spontané-ment et d'une voix unanime, la regarde comme chimérique.La liberté est inviolable. Je ne puis ni vendre ni aliéner ma

liberté; tout contrat, toute condition contractuelle qui aurait l'alié-nation ou la suspension de la liberté pour objet, est nulle; l'es-clave qui met le pied sur un sol de liberté, à l'instant même estlibre. Lorsque la société saisit un malfaiteur et le prive de sa

liberté, elle est dans le cas de légitime défense quiconque rompt

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qu'est-ce QUE LA propriété?

le pacte social par un crime se déclare ennemi public; en atta-quant la liberté des autres, il les force de lui ôter la sienne. Laliberté est la condition première de l'état de l'homme renoncer àla liberté serait renoncer à la qualité d'homme comment pour-rait-on après cela faire acte d'homme ?`1

Pareillement, l'égalité devant la loi ne souffre ni restriction siexception. Tous les Français sont également admissibles aux em-plois voilà pourquoi, en présence de cette égalité, le sorfoul'ancienneté tranche, dans tant de cas, la question de préférence.Le plus pauvre citoyen peut appeler en justice le plus haut per-sonnage et en obtenir raison. Qu'un Achab millionnaire bâtisseun château sur la vigne de Naboth, le tribunal pourra, selon lecas, ordonner la démolition de ce châfeau, eût-il coûté des mil-lions faire remettre la vigne en son premier état; condamner enoutre l'usurpateur à des dommages-intérêts. La loi veut que toute

propriété légitimement acquise soit respectée sans distinction devaleurs, et sans acception de personnes.

La Charte exige, il est vrai, pour l'exercice de certains droits

politiques, certaines conditions de fortune et de capacité maistous les publicistes savent que l'intention du législateur a été, nond'établir un privilége, mais de prendre des garanties. Dès que lesconditions fixées par la loi sont remplies, tout citoyen peut êtreélecteur, et tout électeur éligible le droit une fois acquis est égaldans tous; la loi ne compare ni les personnes ni les suffrages. Je

n'examine pas en ce moment si ce système est le meilleur; il mesuffit que dans l'esprit de la Charte et aux yeux de tout le monde

l'égalité devant la loi soit absolue, et, comme la liberté, ne puisseêtre la matière d'aucune transaction.

Il en est de même du droit de sûreté. La société ne promet pasà ses membres une demi-protection, une quasi-défense; elle s'en-gage tout entière pour eux comme ils sont engagés pour elle.Elle ne leur dit pas Je vous garantirai, s'il ne m'en coûte rien

 je vous protégerai, si je ne cours pas de risques. Elle dit Je voudéfendrai envers et contre tous; je vous sauverai et vous vengeraiou je périrai moi-même. L'État met toutes ses forces au servicede chaque citoyen l'obligation qui les lie l'un à l'autre estabsolue.

Quelle différence dans la propriété Adorée de tous, elle n'estreconnue par aucun lois, mœurs, coutumes, conscience publiqueet privée, tout conspire sa mort et sa ruine.

Pour subvenir aux charges du gouvernement, qui a des armées

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PREMIERMÉMOIRE

à entretenir, des travaux à exécuter, des fonctionnaires à payer,il faut des impôts. Que tout le monde contribue à ces dépenses,rien de mieux mais pourquoi le riche payerait-il plus que lepauvre? Cela est juste, dit-on, puisqu'il possède davantage.J'avoue que je ne comprends pas cette justice.

Pourquoi paye-t-on des impôts? Pour assurer à chacun l'exer-cice de ses droits naturels, liberté, égalité, sûreté, propriétépour maintenir l'ordre dans l'État; pour créer des objets publicsd'utilité et d'agrément.

Or, est-ce que la vie et la liberté du riche coûtent plus à dé-fendre que celle du pauvre? Qui, dans les invasions, les famineset les pestes, cause plus d'embarras, du grand propriétaire quifuit le danger sans attendre le secours de l'État, ou du laboureurqui reste dans sa chaumière ouverte à tous les fléaux?

Est-ce que l'ordre est plus menacé par le bon bourgeois que parl'artisan et le compagnon? Mais la police a plus à faire de quel-ques centaines d'ouvriers sans travail que de deux cent milleélecteurs.

Est-ce enfin que le gros rentier jouit plus que le pauvre desfêtes nationales, de la propreté des rues, de la beauté des monu-.ments?. Mais il préfère sa campagne à toutes les splendeurspopulaires et quand il veut se réjouir, il n'attend pas les mâtsde cocagne.

De deux choses l'une ou l'impôt proportionnel garantit et con-sacre un privilége en faveur des forts contribuables, ou bien il estlui-même une iniquité. Car, si la propriété est de droit naturel,comme le veut la déclaration de 93, tout ce qui m'appartient envertu de ce droit est aussi sacré que ma personne c'est mon sang,c'est ma vie, c'est moi-même quiconque y touche offense la pru-nelle de mon œil. Mes 100,000 francs de revenu sont aussi invio-lables que la journée de 75 centimes de la grisette, mes appar-tements que sa mansarde. La taxe n'est pas répartie en raison de

la force, de la taille, ni du talent elle ne peut l'être davantageen raison de la propriété.Si donc l'Etat me prend plus, qu'il me rende plus, ou qu'il cesse

de me parler d'égalité des droits; car autrement la société n'estplus instituée pour défendre la propriété, mais pour en organiserla destruction. L'État, par l'impôt proportionnel, se fait chef de

bande; c'est lui qui donne l'exemple du pillage en coupes réglées;c'est lui qu'il faut traîner sur le banc des cours d'assises, en tête

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QU'EST-CEque LA propriété?

de ces hideux brigands, de cette canaille exécrée qu'il fait assas-siner par jalousie de métier.

Mais, dit-on, c'est précisément pour contenir cette canaille qu'ilfaut des tribunaux et des soldats le gouvernement est une com-pagnie, non pas précisément d'assurance, car il n'assure pas, maisde vengeance et de répression. Le droit que cette compagnie fait

payer, l'impôt, est reparti au prorata des propriétés, c'est-à-direen proportion des peines que chaque propriété donne aux ven-geurs et répresseurs salariés par le gouvernement.

Nous voici loin du droit de propriété absolu et inaliénable.Ainsi le pauvre et le riche sont dans un état respectif  de mciianceet de guerre Mais pourquoi se font-ils la guerre? pour la pro-priété en sorte que la propriété a pour corrélatif  nécessaire laguerre à la propriété La liberté et la sûreté du riche ne souf-frent pas de la liberté et de la sûreté du pauvre loin de là, elles

peuventse fortifier et se soutenir mutuellement au

contraire,le

droit de propriété du premier a besoin d'être sans cesse défenducontre l'instinct de propriété du second. Quelle contradiction 1

En Angleterre, il y a une taxe des pauvres on veut que jepaye cette taxe. Mais quel rapport y a-t-il entre mon droit naturelet imprescriptible de propriété et la faim qui tourmente dix mil-lions de misérables? Quand la religion nous commande d'aidernos frères, elle pose un prétexte de charité et non un principe delégislation. L'obligation de bienfaisance, qui m'est imposée par lamorale chrétienne, ne peut fonder contre moi un droit politiqueau bénéfice de personne, encore moins une institution de men-dicité. Je veux faire l'aumône si c'est mon plaisir, si j'éprouvepour les douleurs d'autrui cette sympathie dont les philosophesparlent et à laquelle je ne crois guère je ne veux pas qu'on meforce. Nul n'est obligé d'être juste au delà de cette maxime Jouirde soit droit autant que cela ne nuit, pas au droit d' autrui, maximequi est la propre déh'nition de la liberté. Or, mon bien est à moi,il ne doit rien à personne je m'oppose à ce que la troisièmevertu théologale soit à l'ordre du jour.

Tout le monde, en France, demande la conversion de la rentecinq pour cent; c'est le sacrifice de tout un ordre de propriétésqu'on-exige. On est en droit de le faire, s'il y a nécessité publique;mais où est la juste et préalable indemnité promise par la Charte?Non-seulement il n'y en a pas; cette indemnité n'est pas mêmeepossible car si l'indemnité est égale à la propriété sacrifiée, laconversion est inutile.

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MlEJHEIl MÉMOIU!-

L'Etat se trouve aujourd'hui, au regard des rentiers, dans lamême position où la ville de Calais, assiégée par Edouard III,était avec ses notables. L'Anglais vainqueur consentait à épargnerles habitants, moyennant qu'on lui livrât les plus considérables dela bourgeoisie pour en faire à son plaisir. Eustache et quelques

autres se dévouèrent; ce fut beau de leur part, et nos ministresdevraient proposer aux rentiers cet exemple. Mais la ville aurait-elle eu le droit de les livrer? non assurément. Le droit à lasûreté est absolu la patrie ne peut en exiger le sacrifice de quique ce soit. Le soldat mis en sentinelle à portée de l'ennemi nefait point exception à ce principe; là où un citoyen fait faction,la patrie est exposée avec lui aujourd'hui le tour de l'un, demainle tour de l'autre; quand le péril et le dévouement sont communs,la fuite, c'est le parricide. Nul n'a droit de se soustraire au

danger, nul ne peut servir de bouc émissairela maxime de

Caïphe, il est bon qu'un homme meure pour tout le peuple, est cellede la populace et des tyrans, les deux extrêmes de la dégradationsociale.

On dit que toute rente perpétuelle est essentiellement rache-table. Cette maxime de droit civil, appliquée à l'État, est bonnepour des gens qui veulent revenir à l'égalité naturelle des travauxet des biens; mais du point de vue propriétaire, et dans la bouchedes conversionnistes, c'est le langage des banqueroutiers. L'Étatn'est pas seulement emprunteur, il est assureur et gardien des

propriétés comme il offre la plus haute sécurité possible, il donnelieu de compter sur la plus solide et la plus inviolable jouissance.Comment donc pourrait-il forcer la main à ses prêteurs, qui sesont fiés à lui, et leur parler ensuite d'ordre public et de garantiedes propriétés? L'État, dans une semblable opération, n'est pasun débiteur qui se libère c'est un entrepreneur par actions quiattire des actionnaires dans un guet- à-pens, et là, contre sa pro-messe authentique, les contraint de perdre 20, 30 ou 40 pour 100des intérêts de leurs capitaux.

Ce n'est pas tout. L'État, c'est aussi l'université des citoyens,réunis sous une loi commune par un acte de société cet acte ga-rantit tous leurs propriétés, à l'un son champ, à l'autre sa vigne,à un troisième ses fermages, au rentier qui pouvait lui aussiacheter des immeubles, et qui a mieux aimé venir au secours dutrésor, ses rentes. L'État ne peut exiger, sans une juste indemnité,le sacrifice d'un acre de champ, d'un coin de vigae, moins encorea-t-il pouvoir de faire baisser le taux des fermages; comment au-

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QU'lîST-CK QUE l.A PROPRIÉTÉ?

rait-il le droit de diminuer l'intérêt des rentes ? Il faudrait, pourque ce droit fût pans injustice, que le relier pût trouver ailleursun placement aussi avantageux de ses fonds; mais où trouvera-t-il ce placement, puisqu'il ne peut sortir de l'État, et que la causede la conversion, c'est-à-dire la faculté d'emprunter à meilleur

marché, est dans l'Etat? Voilà pourquoi un gouvernement fondésur le principe de la propriété ne peut jamais racheter de rentessans la volonté des rentiers les fonds placés sur la républiquesont des propriétés auxquelles on n'a pas droit de toucher pen-dant que les autres sont respectées forcer le remboursement,c'est, par rapport aux rentiers, déchirer le pacte social, c'est lesmettre hors la loi.

Toute la controverse sur la conversion des rentes se réduit àceci

Demande. Est-il juste de réduire à la misère quarante-cinqmille familles qui ont des inscriptions de rente de 100 fr. et au-dessous ?2

Réponse. Est-il juste de faire payer 5 francs de contributionsà sept ou huit millions de contribuables, tandis qu'ils pourraientn'en payer que trois ?̀?

Il est évident, d'abord, que la réponse ne répond pas à laquestion; mais pour en faire mieux encore paraître le vice,transformez-la Est-il juste d'exposer la vie de cent millehommes,tandis

qu'on peutles sauver en livrant cent têtes à l'ennemi?

Lecteur, décidez.Tout cela est parfaitement senti des défenseurs du statu quo, et

cependant tôt ou tard la conversion s'opérera, et la propriété seraviolée, parce qu'il est impossible qu'il en soit autrement; parceque la propriété, considérée comme un droit et n'élant pas undroit, doit périr par le droit; parce que la force t'es choses, leslois de la conscience, la nécessité physique et mathématique,doivent détruire à la fin cette illusion de notre faculté judi-ciaire.

Je me résume. La liberté est un droit absolu, parce qu'elle est àl'homme, comme l'impénétrabilité est à la matière, une conditionsine quâ non d'existence; l'égalité est un droit absolu, parce quesans égalité il n'y a pas de société; la sûreté est un droit absolu,parce qu'aux yeux de tout homme sa liberté et sa vie sont aussiprécieuses que celles d'un autre ces trois droits sont absolus,c'est-à-dire, non susceptibles d'augmentation ni de diminution,parce que dans la société chaque associé reçoit autant qu'il donne,

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PREMIER MÉMOIRE

3.

liberté pour liberté, égalité pour égalité, sûreté pour sûreté, corpspour corps, âme pour âme, à la vie et à la mort.

Mais la propriété, d'après sa raison étymologique et les défini-tions de la jurisprudence, est un droit en dehors de la société caril est évident que si les biens de chacun étaient biens sociaux, les

conditions seraient égales pour tous, et il impliquerait contradic-tion de dire La propriété est le druit qu'a un hommede disposerde la manière la plus absolue d'une propriété sociale. Donc si noussommes associés pour la liberté, l'égalité, la sûreté, nous ne lesommes pas pour la propriété; donc si la propriété est un droitnaturel, ce droit naturel n'est point social, mais antisocial. Pro-priété et société sont choses qui répugnent invinciblement l'une àl'autre il est aussi impossible d'associer deux propriétaires quede faire joindre deux aimants par leurs pôles semblables. Il faut

ou que la société périsse, ou qu'elle tue la propriété.Si la propriété est un droit naturel, absolu, inprescriptible et

inaliénable, pourquoi, dans tous les temps, s'est-on si fort occupéde son origine? car c'est encore là un des caractères qui la dis-tinguent. L'origine d'un droit naturel, bon Dieu! et qui jamaiss'est enquis de l'origine des droits de liberté, de sûreté ou d'éga-lité ? ils sont par cela que nous sommes ils naissent, vivent etmeurent avec nous. C'est bien autre chose, vraiment, pour la pro-priété de par la loi, la propriété existe même sans le propriétaire,

comme une faculté sans sujet; elle existe pour l'être humain quin'est pas encore conçu, pour l'octogénaire qui n'est plus. Et pour-tant, malgré ces merveilleuses prérogatives qui semblent tenir del'éternel et de l'infini, on n'a jamais pu dire d'où vient la pro-priété les docteurs en sont encore à se contredire. Sur un seulpoint ils semblent d'accord c'est que la certitude du droit de pro-priété dépend de l'authenticité de son origine. Mais cet accord estce qui fait leur condamnation à tous pourquoi ont-ils -accueilli ledroit avant d'avoir vidé la question d'origine?̀ ?

Certainesgens

n'aimentpoint qu'on

soulève lapoussière

desprétendus titres du droit de propriété, et qu'on en recherche lal'a'.iulousc, et peut-être scandaleuse histoire; ils voudraient qu'ons'en tint à ceci que la propriété est un fait, qu'elle a toujours éléet qu'elle sera toujours. C'est par là que débute le savant Proudhondans son Traité des droits d'usufruit, mettant la question d'originede la propriété au rang des inutilités scolastiques. Peut-être sous-crirais-je à ce désir, que je veux croire inspiré par un louable

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qu'est-ce QUE LA PROPRIÉTÉ?

amour de la paix, si je voyais tous mes pareils jouir d'une pro-?priété suffisante, mais. non. je n'y souscrirais pas.

Les titres sur lesquels on prétend fonder le droit de propriétése réduisent à deux l'occupation et le travail. Je les examineraisuccessivement, sous toutes leurs faces et dans tous leurs détails,

et je rappelle au lecteur que, quel que soit celui qu'on invoqui».. j'en ferai sortir la preuve irréfragable que la propriété, quandelle serait juste et possible, aurait pour condition nécessaire l'éga-lité.

§ 2. De l'occupation,commefondementde la propriété.

Il est remarquable que dans les conférences tenues au conseild'État pour la discussion du Code, aucune controverse ne s'éta-

blit sur l'origine et le principe de la propriété. Tous les articlesdu titre II, livre 2, concernant la propriété et le droit d'accession,passèrent sans opposition et sans amendement. Bonaparte, qui surd'autres questions donna tant de peine à ses légistes, n'avisa rienà dire sur la propriété. N'en soyons point surpris aux yeux decet homme, le plus personnel et le plus volontaire qui fut jamais,la propriété devait être le premier des droits, comme la soumis-sion à l'autorité était le plus saint des devoirs.

Le droit d'occupation ou de premier occupant est celui qui ré-

sulte de la possession actuelle, physique, effective de la chose.J'occupe un terrain, j'en suis présumé le propriétaire, tant que lecontraire n'est pas prouvé. On sent qu'originairement un pareildroit ne peut être légitime qu'autant qu'il est réciproque; c'est cedont les jurisconsultes conviennent.

Cicéron compare la terre à un vaste théâtre QuemadmodumIhealrum cum commune sit, recte tamen dm potest ejus esse eumlocum quem quixque occuparit.

Ce passage est tout ce que l'antiquité nous a laissé de plus phi-

losophiquesur l'origine de la

propriété.Le théâtre, dit Cicéron, est commun à tous et cependant laplace que chacun y occupe est dite sienne c'est-à-dire évidem-ment qu'elle est une place possédée, nou une place appropriée.Celte comparaison anéantit la propriété; de plus, elle impliqueégaiilé. Puis-je, dans un théâtre, occuper simultanément une placeau parterre, une autre dans les loges, une troisième vers lescombles? Non, à moins d'avoir trois corps, comme Géryou, ou

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PREMIER MEMOlilE

d'exister au même moment en différents lieux, comme on le ra-conte du magicien Apollonius.

Nul n'a droit qu'à ce qui lui suffit, d'après Cicéron telle est

l'interprétation fidèle de son fameux axiome, suum quidquecujusquesit, à chacun ce qui lui appartient, axiojie que l'on a si étrange-

ment appliqué. Ce qui appartient à chacun n'est pas ce quechacun peut posséder, mais ce que chacun a droit de posséder.Or, qu'avons-nous droit de posséder? ce qui suffit à notre travailet à notre consommation; la comparaison que Cicéron fait de laterre à un théâtre le' prouve. Après cela, que chacun s'arrangedans sa place à son gré, qu'il l'embellisse et l'améliore, s'il peut,il lui est permis mais que son activité ne dépasse jamais lalimite qui le sépare d'autrui. La doctrine de Cicéron conclut droità l'égalité; car l'occupation étant une pure tolérance, si la tolé-

rance est mutuelle, et elle ne peut pas ne pas l'être, les posses-sions sont égales.Grotius se lance dans l'histoire; mais d'abord, quelle façon de

raisonner que de chercher l'origine d'un droit qu'on dit natureailleurs que dans la nature? C'est assez la méthode des anciensle fait existe, donc il est nécessaire, donc il est juste, donc ses an-técédents sont justes aussi. Toutefois, voyons.

«Dans l'origine, toutes choses étaient communes et indivises;elles étaient le patrimoine de tous. » N'allons pas plus loin:Grotius nous racontait comment cette communauté primitive finit

par l'ambition et la cupidité, comment à l'âge d'or succéda l'âgede fer, etc. En sorte que la propriété aurait sa source d'aborddans la guerre et la conquête, puis dans des traités et des contrats.Mais, ou ces traités et ces contrats ont fait les parts égales, con-formément à la communauté originelle, seule règle de distributionque les premiers hommes pussent connaître, seule forme de jus-tice qu'ils pussent concevoir et alors la question d'origine se re-présente, comment, un peu plus tard, l'égalité a-t-elle disparu? Oubien ces traités et ces contrats furent imposés par la force et reçus

par la faiblesse, et dans ce cas ils sont nuls, le consentementtacite de la postérité ne les valide point, et nous vivons dans unétat permanent d'iniquité et de fraude.

On ne concevra jamais pourquoi l'égalité des conditions ayantété d'abord dans la nature, elle serait devenue par la suite unétat hors nature. Comment se serait effectuée une telle déprava-tion ? Les instincts dans les animaux sont inaltérables aussi bien

que les distinctions des espèces; supposer dans la société humaine

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qu'est-ce QUE LA propriété?

une égalité naturelle primitive, c'est admettre implicitement quel'inégalité actuelle est une dérogation faite à la nature de cettesociété, ce qui est inexplicable aux défenseurs de la propriété.Mais j'en conclus, moi, que si la Providence a placé les premiershumains dans une condition égale, c'était une indication qu'elleleur donnait elle-même, un modèle qu'elle voulait qu'ils réalisas-sent sur d'autres dimensions, comme on voit qu'ils ont développéet exprimé sous toutes les formes le sentiment religieux qu'elleavait mis dans leur âme. L'homme n'a qu'une nature, constanteet inaltérable il la suit d'instinct, il s'en écarte par réflexion, il yrevient par raison; qui oserait dire que nous ne sommes pas surce retour? Selon Grotius, l'homme est sorti de l'égalité; selonmoi, l'homme rentrera dans l'égalité. Comment en est-il sorti?comment y rentrera-t-il? nous le chercherons plus tard.

Reid, traduction de M. Jouffroy, tom. vi, p. 363

« Le droit de propriété n'est point naturel, mais acquis; il nedérive point de la constitution de l'homme, mais de ses actes. Les

 jurisconsultes en ont expliqué l'origine d'une manière satisfai-sante pour tout homme de bon sens. La terre est un bien com-mun que la bonté du ciel a donné aux hommes pour les usages dela vie; mais le partage de ce bien et de ses productions est le faitde ceux-ci chacun d'eux a reçu du ciel toute la puissance ettoute l'intelligence nécessaires pour s'en approprier une partiesans nuire et personne.

« Les anciens moralistes ontcomparé

avecjustesse

le droit com-mun de tout homme aux productions de la terre, avant qu'elle nesoit occupée et devenue la propriété d'un autre, à celui dont on

 jouit dans unthéâ'.re; chacun en arrivant peut s'emparer d'uneplace vide, et acquérir par là le droit de la garder pendant toutela durée du spectacle, mais personne n'a le droit de déposséder lesspectateurs déjà placés. La terre est un vaste théâtre que leTout-Puissant a disposé avec une s;igesse et une bonté infiniepour les plaisirs et les travaux de l'humanité tout entière. Chacuna droit de s'y placer comme spectateur, et d'y remplir son rôle

comme acteur, mais sans troubler les autres. »Conséquences de la doctrine de Reid.1. Pour que la partie que chacun peut s'approprier ne fasse

tort à personne, il faut qu'elle soit égale au quotient de la sommedes biens à partager, divisée par le nombre des coparta-geants

2. Le nombre des places devant être toujours égal à celui des

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PREMIER MÉMOIRE

spectateurs,il ne se peut qu'un seul spectateur occupe deux

places,qu'un mêmeacteur joue plusieurs rôles;3. A mesure qu'un spectateur entre ou sort, les places se res-

serrent ou s'étendent pour tout le monde dans la même propor-

tion car, dit Reid, le droit de propriété n'est point naturel, maisacquis par conséquent il n'y a rien d'absolu, par conséquent la

prise de possession qui le constitue étant un fait contingent, ellene peut communiquer à ce droit l'invariabilité qu'elle n'a pas.C'est ce que le professeur d'Edimbourg semble avoir comprislorsqu'il ajoute

« Le droit de vivre implique le droit de s'en procurer les

moyens, et la même règle de justice qui veut que la vie de l'inno-cent soit respectée, veut aussi qu'on ne lui ravisse pas les moyensde la conserver ces deux choses sont également sacrées.Mettre obstacle au travail d'autrui, c'est commettre envers lui uneinjustice de la même nature que de le charger de fers ou de le

 jeter dans une prison; le résultat est de la même espèce et pro-voque le même ressentiment. »

Ainsi, le chef  de l'école écossaise, sans aucune considération

pour les inégalités de talent ou d'industrie, pose à priori l'éga-lité des moyens de travail, abandonnant ensuite aux mains de

chaque travailleur le soin de son bien-être individuel, d'aprèsl'éternel axiome Qui bien fera, bien trouvera.

Ce qui a manqué au philosophe Reid, ce n'est pas la connais-sance du principe, c'est le courage d'en suivre les conséquences.Si le droit de vivre est égal, le droit de travailler est égal, et ledroit d'occuper encore égal. Des insulaires pourraient-ils, sanscrime, sous prétexte de propriété, repousser avec des crocs demalheureux naufragés qui tenteraient d'aborder sur leur côte?L'idée seule d'une pareille barbarie révolte l'imagination. Le pro-priétaire, comme un Robinson dans son île, écarte à coups depique et de fusil le prolétaire que la vague de la civilisation sub-

merge, et qui cherche à se prendre aux rochers de la propriété.Donnez-moi du travail, crie celui-ci de toute sa force au proprié-taire ne me repoussez pas, je travaillerai pour le prix que vousvoudrez. Je n'ai que faire de tes services, répond le proprié-taire en présentant le bout de sa pique ou le canon de son fusil.

Diminuez au moins mon loyer. J'ai besoin de mes revenuspour vivre. Comment pourrai-je vous payer, si  je ne travaillepas? C'est ton affaire. Alors l'infortuné prolétaire se laisse era-

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QU'EST-CE qve LA propriété?

porter au torrent, ou, s'il essaie de pénétrer dans la propriété, le

propriétaire le couche en joue et le tue.Nous venons d'entendre un spiritualiste, nous interrogerons

maintenant un matérialiste, puis un éclectique; et, le cercle dela philosophie parcouru, nous nous adresserons à la jurisprudence.

Selon Destutt de Tracy, la propriété est une nécessité de notrenature. Que cette nécessité entraîne de fâcheuses conséquences, ilfaudrait être aveugle pour le nier; mais ces conséquences sont unmal inévitable qui ne prouve rien contre le principe en sortequ'il est aussi peu raisonnable de se révolter contre la propriété àcause des abus qui en dérivent, que de se plaindre de la, vie, parceque son résultat le plus certain est la mort. Cette brutale et impi-toyable philosophie promet du moins une logique franche et ri-goureuse voyons si cette promesse sera remplie.

« On a instruit solennellement leprocès

de lapropriété.comme s'il dépendait de nous de faire qu'il y eût ou qu'il n'y eût

pas de propriétés en ce monde. il semble, à entendre certains

philosophes et législateurs, qu'à un instant précis on a imaginéspontanément et sans cause de dire tien et mien, et que l'on au-rait pu et même dû s'en dispenser. Mais le lien et le mien n'ont

 jamais été inventés. »

Philosophe toi-même, tu es par trop réaliste. Tien et mien nemarquent pas nécessairemen l l'identification, comme quand je dista philosophie, et mon égalité car ta philosophie, c'est toi philo-

sophant et mon égalité, c'est moi professant l'égalité. Tienet mienindiquent plus souvent le rapport ton pays, ta paroisse, ton tail-leur, ta laitière; ma chambre à l'hôtel, ma place au spectacle, macompagnie et mon bataillon dans la garde nationale. Dans le pre-mier sens, on peut dire mon travail, mon talent, ma vertu, quel-quefois, jamais ma grandeur ni ma majesté et dans le secondsens seulement, mon champ, ma maison, ma vigne, mes capitaux,absolument comme un commis de banquier dit, ma caisse. En unmot, lien et mien sont signes et expressions de droits personnels,mais

égaux; appliquésaux choses hors de

nous,ils

indiquentpossession, fonction, usage et non pas propriété.On ne croirait jamais, si je ne le prouvais par les textes les plus

formels, que toute la théorie de notre auteur est fondée sur cettepitoyable équivoque.

« Antérieurement à toute convention, les hommes sont, non pasprécisément, comme le dit Hobbes, dans un état (l'hostilité, maisd'étraitgelé. Dans cet état,, il n'y a pas proprement de juste et

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PREMIER MÉMOIRE

d'injuste; les droits de l'un ne font rien aux droits de l'autre.Tous ont chacun autant de droits que de besoins, et le de-voir général de satisfaire ces besoins sans aucune considérationétrangère. »

Acceptonsce

système,vrai ou faux, il n'importe Destutt de

Tracy n'échappera pas à l'égalité. D'après cette hypothèse, leshommes, tant qu'ils sont dans l'état d'étrangeté, ne se doivent rienils ont tous le droit de satisfaire leurs besoins sans s'inquiéter deceux des autres, par conséquent le droit d'exercer leur puissancesur la nature, chacun selon l'étendue de ses forces et de ses fa-cultés. De là, par une conséquence nécessaire, la plus grandeinégalité de biens entre les personnes. L'inégalité des conditionsest donc ici le caractère propre de l'étrangeté ou de la sauvageriec'est précisément l'inverse du système de Rousseau. Poursui-

vons« Il ne commence à y avoir de restrictions à ces droits et à cedevoir, qu'au moment où il s'établit des conventions tacites ouformelles. Là seulement est la naissance de la justice et de

l'injustice, c'est-à-dire de la balance entre les droits de l'un etles droits de l'autre, qui nécessairement étaient égaux jusqu'à cetinstant. »

Entendons-nous les droits ètaient égaux, cela signifie que cha-cun avait le droit de satisfaire ses besoins sans aucune considéra-tion pour les besoins d'autrui; en d'autres termes, que tous avaientégalement le droit de se nuire, qu'il n'y avait d'autre droit que '«ruse ou la force. On se nuit, du reste, non-seulement par laguerre et le pillage, mais encore par l'anticipation et l'appropria-tion. Or, ce fut pour abolir ce droit égal d'employer la force et laruse, ce droit égal de se faire du mal, source unique de l'inéga-lité des biens et des maux, que l'on commença à faire des conven-tions tacites ou formelles, et que l'on établit une balance doncces conventions et cette balance avaient pour objet d'assurer àtous égalité de bien-être; donc, par la loi des contraires, si

l'étrangeté est le principe de l'inégalité, la société a pour résultatnécessaire l'égalité. La balance sociale est l'égalisation du fort etdu faible; car, tant qu'ils ne sont pas égaux, ils sont étrangers;ils ne forment point une alliance, ils demeurent ennemis. Donc, sil'inégalité des conditions est un mal nécessaire, c'est dans l'étran-geté, puisque société et inégalité impliquent contradiction; donc,si l'homme est fait pour la société, il est fait pour l'égalité larigueur de cette conséquence est invincible.

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qu'est-ce QUE LA propriété?

Cela étant, comment se fait-il que, depuis l'établissement de la

balance, l'inégalité augmente sans cesse? Comment le règne de la

 justice est-il toujours celui de l'étrangeté? Que répond Destutt de

Tracy?« Besoins et moyens, droits et devoirs, dérivent de la faculté de

vouloir. Si l'homme ne voulait rien, il n'aurait rien de tout cela.Mais avoir des besoins et des moyens, des droits et des devoirs,c'est avoir, c'est posséder quelque chose. Ce sont là autant d'es-

pèces de propriétés, à prendre le mot dans sa plus grande généra-lité ce sont des choses qui nous appartiennent. »

Équivoque indigne, que le besoin de généraliser ne justifie pas.Le mot de propriélé a deux sens 1° il désigne la qualité par la-

quelle une chose est ce qu'elle est, la vertu qui lui est propre, qui ladistingue spécialement c'est en ce sens que l'on dit, les propriétés

du triangle ou des nombres, la propriété de l'aimant, etc. 2° II ex-prime le droit dominai d'un être intelligent et libre sur une chose;ic'est en ce sens que le prennent les jurisconsultes. Ainsi, danscette phrase le fer acquiert la propriété de l'aimant, le mot pro-priété ne réveille pas la même idée que dans cette autre phraseJ'ai ucquis la propriété de cet aimant. Dire à un malheureux qu'ilAdes propriétés parce qu'il Ades bras et des jambes que la faim

qui le presse et la faculté de coucher en plein air sont des proprié-tés, c'est jouer sur les mots et joindre la dérision à l'inhumanité.

« L'idée de propi ne peut être fondée que sur l'idée de per-sonnalité. Dès que naît l'idée de propriété, elle naît dans toute saplénitude nécessairement et inévitablement. Dès qu'un individuconnaît son moi, sa personne morale, sa capacité de jouir, souf.frir, agir, nécessairement il voit aussi que ce moi est propriétaireexclusif du corps qu'il anime, des organes, de leurs forces etfacultés, etc. 11fallait bien qu'il y eût une propriété naturelle etnécessaire, puisqu'il en existe d'artificielles et conventionnellescar il ne peut y avoir rien dans l'art qui n'ait son principe dansla nature. »

Admirons la bonne foi et la raison des philosophes. L'homme ades prop: é os, c'est-à-dire, dans la première acception du terme,des faculté. <\ en a la propriété, c'est-à-dire, dans la secondeacception, le de. ..ne il a donc la propriété de la propriété d'êtrepropriétaire. Combien je rougirais de relever de telles niaiseries, si je ne considérais ici que l'autorité de Destutt de Tracy Mais cettepuérile confusion a été le fait du genre humain tout entier, à l'ori-gine des sociétés et des langues, lorsque, avec les premières idées

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PREMIER MÉMOIRE

et les premiers mots, naquirent la métaphysique et la dialectique.Tout ce que l'homme put appeler mien fut dans son esprit identifié

à sa personne; il le considéra comme sa propriété, son bien, une

partie de lui-même, un membre de son corps, une faculté de sonâme. La possession des choses fut assimilée à la propriété des

avantages du corps et de l'esprit; et sur cette fausse analogie l'onfonda le droit de propriété, imitation de la nature par l'art, commedit si élégamment Destutt de Tracy.

Mais comment cet idéologue si subtil n'a-t il pas remarqué quel'homme n'est pas même propriétaire de ses facullés? L'homme ales puissances, des vertus, des capacités; elles lui ont été con-fiées par la nature pour vivre, connaître, aimer; il n'en a pas ledomaine absolu, il n'en est que l'usufruitier; et cet usufruit, il ne

peut l'exercer qu'en se conformant aux prescriptions de la nature.S'il était maître souverain de ses

facultés,il

s'empêcheraitd'avoir

faim et froid; il mangerait sans mesure et marcherait dans lesflammes; il soulèverait des montagnes, ferait cent lieues en une

minute, guérirait sans remède et par la seule force de sa volonté,et se ferait immortel. Il dirait Je veux produire, et ses ouvrages,égaux à son idéal, seraient parfaits; il dirait Je veux savoir, etil saurait; j'aime, et il jouirait. Quoi donc! l'homme n'est pointmaître de lui-même, et il le serait de ce qui n'est pas à lui! Qu'iluse des choses de la nature, puisqu'il ne vit qu'à la condition d'enuser mais qu'il perde ses prétentions de propriétaire, et qu'il

se souvienne que ce nom ne lui est donné que par métaphore.En résumé. Destutt de Tracy confond, sous une expressioncommune, les biens extérieurs de la nature et de l'art, et les puis-sances ou facultés de l'homme, appelant les uns et les autres pro-priétés et c'est à la faveur de cette équivoque qu'il espère établird'une manière inébranlable le droit de propriété. Mais parmitoutes ces propriétés les unes sont innées, comme la mémoire,l'imagination, la force, la beauté, les autres acquises, comme les

champs, les eaux, les forêts. Dans l'état de nature ou d'étrangeté,les hommes les

plusadroits et les

plus forts,c'est-à-dire les

mieux avantagés du côté des propriétés innées, ont le plus dechances d'obtenir exclusivement les propriétés acquises or, c'est

pour prévenir cet envahissement et la guerre qui en est la suite,que l'on a inventé une balance, une justice; que l'on a fait desconventions tacites ou formelles c'est donc pour corriger, autant

que possible, l'inégalité des propriétés innées par l'égalité des pro-priétés acquises. Tant que le partage n'est pas égal, les coparta-

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ?'l

geants restent ennemis, et le*, conventions sont à recommencer.

Ainsi, d'une part, étrangeté, inégalité, antagonisme, guerre, pil-lage, massacre, de l'autre, société, égalité, fraternité, paix etamour choisissons.

M. Joseph Dutens,physicien,

ingénieur, géomètre, mais très-

peu légiste et point du tout philosophe, est auteur d'une Philoso-phie de l'économie politique, dans laquelle il a cru devoir rompredes lances en l'honneur de la propriété. Sa métaphysique paraîtempruntée de Destutt de Tracy. Il commence par cette définitionde la propriété, digne de Sganarelle « La propriété est le droitpar lequel une chose appartient en propre à quelqu'un. » Traduc-tion littérale La propriété, c'est le droit de propriété.

Après quelques entortillages sur la volonté, la liberté, la per-sonnalité après avoir distingué des propriétés immatérielles natu-

relles et des propriétés matérielles naturelles, ce qui revient auxpropriétés innées et acquises de Destutt de Tracy, M. JosephDutens conclut par ces deux propositions générales 1° La: pro-priété est dans tout homme un droit naturel et inaliénable;2" l'inégalité des propriétés est un résultat nécessaire de, la na-ture lesquelles propositions se convertissent en cette autre plussimple »Tous les hommes ont un droit égal de propriété inégale.

JI reproche à M. de Sismondi d'avoir écrit que la propriété ter-ritoriale n'a point d'autre fondement que la loi et les conventions;et il dit

lui-même, parlantdu

respectdu

peuple pourla

propriété,que « son bon sens lui révèle la nature du contrat primitif  passéentre la société et les propriétaires. »

Il confond la propriété avec la possession, la communauté avecl'égalité, le juste avec le naturel, le naturel avec le possible tan-tôt il prend ces différentes idées pour équivalentes, tantôt ilsemble les distinguer, à telle enseigne que ce serait un travailinfiniment moindre de le réfuter que de le comprendre. Attiréd'abord par le titre du livre, Philosophie de l'économie politique, jen'ai trouvé, parmi les ténèbres de l'auteur, que des idées vul-

gaires c'est pourquoi je n'en parlerai pas.M. Cousin, en sa Philosophie morale, page 15, nous enseigne

que toute morale, toute loi, tout droit nous sont donnés dans ceprécepte être LIBRE,RESTELIBRE,Bravo! 1maître; je veux resterlibre, si  je puis. Il continue

« Notre principe est vrai; il est bon, il est social; ne craignonspas d'en déduire toutes les conséquences.

« 1° Si la personne humaine est sainte, elle l'est dans toute sa

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PREMIER MÉMOIRE

nature, et particulièrement dans ses actes intérieurs, dans sessentiments, dans ses pensées, dans ses déterminations volontaires.De là le respect dû à la philosophie, à la religion, aux arts, àl'industrie, au commerce, à toutes les productions de la liberté. Jedis respect et non pas simplement tolérance; car on ne tolère pas

le droit, on le respecte. »Je m'incline devant la philosophie.« 2°Ma liberté, qui est sainte, a besoin, pour agir au dehors,

d'un instrument qu'on appelle le corps le corps participe donc àla sainteté de la liberté; il est donc inviolable lui-même. De là leprincipe de la liberté individuelle.

« 3°Ma liberté, pour agir au dehors, a besoin, soit d'un théâtre,soit d'une matière, en d'autres termes d'une propriété ou d'unechose. Cette chose ou cette propriété participent donc naturelle-ment à l'inviolabilité de ma

personne.Par

exemple, je m'empareiin objet qui est devenu, pour le développement extérieur de maliberté, un instrument nécessaire et utile; je dis Cet objet est àmoi, puisqu'il n'est à personne; dès lors, je le possède légitime-ment. Ainsi, la légitimité de la possession repose sur deux condi-tions. D'abord, je ne possède qu'en ma condition d'être libre; sup-primez l'activité libre, vous détruisez en moi le principe dutravail; or, ce n'est que par le travail que je puis m'assimiler la

propriété ou la chose, et ce n'est qu'en me l'assimilant que je lapossède. L'activité libre est donc le principe du droit de propriété.

Mais cela ne suffit pas pour légitimer la possession. Tous leshommes sont libres, tous peuvent s'assimiler une propriété par letravail; est-ce à dire que tous ont droit sur toute propriété? Nul-lement pour que je possède légitimement, il ne faut pas seule-ment que je puisse, en ma qualité d'être libre, travailler et pro-duire il faut encore que j'occupe le premier la propriété. Enrésumé, si le travail et la production sont le principe du droit depropriété, le fait d'occupation primitive en est la condition indis-pensable.

« 4» Jepossède légitimement; j'ai

donc le droit de faire de ma

propriété tel usage qu'il me plaît. J'ai donc aussi le droit de ladonner. J'ai aussi le droit de la transmettre; car du momentqu'un acte de liberté a consacré ma donation, elle reste sainteaprès ma mort, comme pendant ma vie. »

En définitive, pour devenir propriétaire, selon M. Cousin, ilfaut prendre possession par l'occupation et le travail :j'ajoutequ'il faut venir encore à temps, car si les premiers occupants ont

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qu'est-ce QUE LA propriété?

tout occupé, qu'est-ce que les derniers venus occuperont? que de-viendront ces libertés, ayant instrument pour agir au dehors,mais de matière point? faudra-t-il qu'elles s'entre-dévorent?Terrible extrémité, que la prudence philosophique n'a pas daignéprévoir, parce que les grands génies négligent les petites choses.

Remarquons aussi que M. Cousin refuse à l'occupation et autravail, pris séparément, la vertu de produire le droit de pro-priété, et qu'il le fait naître de tous deux réunis comme d'un ma-riage. C'est là un de ces tours d'éclectisme familiers à M. Cousin,et dont plus que personne il devait s'abstenir. Au lieu de procéderpar voie d'analyse, de comparaison, d'élimination et de réduction,seul moyen de découvrir la vérité à travers les formes de la penséeet les fantaisies de l'opinion, il fait de tous les systèmes un amal-game, puis donnant à la fois tort et raison à chacun, il dit Voilàla vérité.

Mais j'ai annoncé que je ne réfuterais pas, que je ferais sortirau contraire de toutes les hypothèses imaginées en faveur de la

propriété le principe d'égalité qui la tue. J'ai dit qu'en cela seulconsisterait toute mon argumentation montrer au fond de tousles raisonnements cette inévitable majeure, l'égalité, comme j'es-père montrer un jour le principe de propriété infectant, dans leurséléments, les sciences de l'économie, du droit et du gouvernement,et les faussant dans leur route.

Eh bien! n'esi-il pas vrai, au point de vue de M. Cousin, que si

la liberté de l'homme est sainte, elle est sainte au mêmg titredans tous les individus; que si elle a besoin d'une propriété pouragir au dehors, c'est-à-dire pour vivre, cette appropriation d'unematière est d'une égale nécessité pour tous; que si je veux êtrerespecté dans mon droit d'appropriation, il faut que je respecteles autres dans le leur conséquemment que si, dans le champ del'infini, la puissance d'appropriation de la liberté peut ne rencon-trer de bornes qu'en elle-même, dans la sphère du fini cette mêmepuissance se limite selon le rapport mathématique du nombre deslibertés à

l'espace qu'elles occupent?ne s'ensuit-il

pas quesi une

liberté ne peut empêcher une autre liberté, sa contemporaine, des'approprier une matière égale à la sienne, elle ne peut davantageôter cette faculté aux libertés futures, parce que, tandis que l'in-dividu passe, l'universalité persiste, et que la loi d'un tout éternelne peut dépendre de sa partie phénoménale? Et de tout cela nedoit-on pas conclure que toutes les fois qu'il naît une personnedouée de liberté, il faut que les autres se serrent, et, par récipro-

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PREMIER MÉMOIRE

cité d'obligation, que si le nouveau venu est désigné subsé-

quemment pour héritier, le droit de succession ne constitue paspour lui un droit de cumul, mais seulement un droit d'option?

J'ai suivi M. Cousin jusque dans son style et j'en ai honte.Faut-il des termes si pompeux, des phrases si sonores, pour dire

des choses si simples? L'homme a besoin de travailler pour vivrepar ^conséquent il a besoin d'instruments et de matériaux de pro-duction. Ce besoin de produire fait son droit or ce droit lui est

garanti par ses semblables, envers lesquels il contracte pareilengagement. Cent mille hommes s'établissent dans une contrée

grande comme la France, et vide d'habitants le droit de chaquehomme au capital territorial est d'un cent millième. Si le nombredes possesseurs augmente, la part de chacun diminue en raisonde cette augmentation, en sorte que si le nombre des habitantss'élève à 34 millions, le droit de chacun sera d'un 34 millio-nième. Arrangez maintenant la police et le gouvernement, le tra-vail, les échanges, les successions, etc., de manière que les

moyens de travail restent toujours égaux ec que chacun soit libre,et la société sera parfaite.

De tous les avocats de la propriété, M. Cousin est celui qui l'afondée le plus avant. Il a soutenu, contre les économistes, que letravail ne peut donner un droit de propriété qu'autant qu'il est

précédé de l'occupation; et contre des légistes, que la loi civile

peut bien déterminer et appliquer un droit naturel, mais qu'elle

ne peut le créer. Il ne suffit pas de dire, en effet « Le droit depropriété est démontré par cela seul que la propriété existe; à cetégard la loi civile est purement déclaratoire » c'est avouer qu'onn'a rien à répondre à ceux qui contestent la légitimité du faitmême. Tout droit doit se justifier ou par lui-même, ou par undroit qui lui soit, antérieur la propriété ne peut échapper à cettealternative. Voilà pourquoi M.Cousin lui a cherché une base dansce qu'il appelle la sainteté de la personne humaine, et dans l'actepar lequel la volonté s'assimile une chose. « Une fois touchées

par l'homme,dit un des

disciplesde M.

Cousin,les choses

reçoi-vent de lui un caractère qui les transforme et les humanise. »J'avoue pour ma part que je ne crois point à cette magie, et que

 je ne connais rien de moins saint que la volonté de l'hommemais cette théorie, toute fragile qu'elle soit en psychologie aussibien qu'en droit, n'en a pas moins un caractère plus philosophiqueet plus profond que les théories qui n'ont pour base que le travailou l'autorité de la loi or, on vient de voir à quoi la théorie dont

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qu'est-ce QUE LA propriété?

nous parlons aboutit, à l'égalité, qu'elle implique dans tous sestermes.

Mais peut-être que la philosophie voit les choses de trop haut etn'est point assez pratique; peut-être que du sommet élevé de la

spéculation, les hommes paraissent trop petits.pour que le méta-

physicien tienne compte de leurs différences; peut-être enfin quel'égalité des conditions est un de ces aphorismes vrais dans leursublime généralité, mais qu'il serait ridicule et rpjme dangereuxde vouloir appliquer rigoureusement dans le commun usage de lavie et dans les transactions sociales. Sans doute que c'est ici lecas d'imiter la sage réserve des moralistes et des jurisconsultes.qui nous avertissent de ne porter rien à l'extrême, et de noustenir en garde contre toute définition, parce qu'il n'en est aucune,disent-ils, qu'on ne puisse ruiner de fond en comble, en en faisanttressortir les

conséquencesdésastreuses Omnis

definùioin

 jure«civili periculosa est parum est enim nt non subverli possit. L'éga-lité des conditions, ce dogme terrible aux oreilles du propriétaire,vérité consolante au lit du pauvre expirant, affreuse réalité sousle scalpel de l'anatomiste, l'égalité des conditions, transportéedans l'ordre politique, civil et industriel, n'est plus qu'une déce-vante impossibilité, un honnête appât, un satanique mensonge.

Je n'aurai jamais pour maxime de surprendre mon lecteur jedéteste, à l'égal de la mort, celui qui use de détours dans ses pa-roles et dans sa conduite. Dès la première page de cet écrit, je me

suis exprimé d'une manière assez nette et assez décidée pour quetout le monde sache d'abord à quoi s'en tenir sur ma pensée etmes espérances, et l'on me rendra cette justice, qu'il serait diffi-cile de montrer en même temps et plus de franchise et plus dehardiesse. Je ne crains donc pas de me trop avancer en affirmantque le temps n'est pas éloigné où cette réserve tant admirée desphilosophes, ce juste-milieu si fort recommandé par les docteursès-sciences morales et politiques, ne sera plus regardé que com;mele honteux caractère d'une science sans principe, et comme le

sceau de sa réprobation. En législation et en morale, aussi bienqu'en géométrie, les axiomes sont absolus, les définitions cer-taines, les plus extrêmes conséquences, pourvu qu'elles soient ri-goureusement déduites, des lois. Déplorable orgueil! nous nesavons rien de notre nature, et nous la chargeons de nos contra-dictions, et dans le transport de notre naïve ignorance, nous os*onsnous écrier « La vérité est dans le doute, la meilleure définitionset de ne rien définir. Nous saurons un jour si cette désolante

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PREMIER MÉMOIRE

incertitude de la jurisprudence vient de son objet ou de nos préju-

gés si pour expliquer les faits sociaux, il ne suffit pas de changernotre hypothèse, comme fit Copernic, lorsqu'il prit à rebours le

système"de Ptolémée.

Mais que dira-t-on, si je montre tout à l'heure cette même jurisprudence argumentant sans cesse de l'égalité pour légitimerle domaine de propriété? Qu'aura-t-on à répliquer?

§ 3. De la loi civile, commefondementet sanctionde la propriété.

Pothier semble croire que la propriété, tout de même que la

royauté, est de droit divin il en fait remonter l'origine jusqu'àDieu même Ab Joue principium. Voici son début

« Dieu a le souverain domaine de l'univers et de toutes les

choses qu'il renferme Dominiest terra el plenitudo ejus, orbis ter-rarum et universi qui habitant in eo. C'est pour le genre humain

qu'îl a créé la terre et toutes les créatures qu'elle renferme, et illui en a accordé un domaine subordonné au sien Tu l'as établisur les ouvrages de tes mains tu as mis la nature sous ses pieds,dit le Psalmiste. Dieu fit cette donation au genre humain par cesparoles, qu'il adressa à nos premiers parents après la créationCroissez et multipliez, et remplissez la terre, etc. »

Après ce magnifique exorde, qui ne croirait que le genre hu-

main est commeune

grande familîe, vivant dans une frater-nelle union, sous la garde d'un vénérable père? Mais. Dieu! quede frères ennemis! que de pères dénaturés et d'enfants prodigues!1

Dieu a fait donation de la terre au genre humain pourquoi doncn'ai-je rien reçu? Il a mis la nature sous mes pieds, et je n'aipas où poser ma tête Multipliez, nous dit-il par l'organe de soninterprète Pothier. Ah! savant Pothier, cela est aussi aisé àfaire qu'à dire; mais donnez donc à l'oiseau de la mousse pourson nid.

« Le genre humain s'étant multiplié, les hommes partagèrententre eux la terre et la plupart des choses qui étaient sur sa sur-face ce qui échut à chacun d'eux commença à lui appartenirprivativement à tous autres c'est l'origine du droit de pro-priété. »

Dites, dites du droit de possession. Les hommes vivaient dansune communauté, positive ou négative, peu importe alors il n'yavait point de propriété, puisqu'il n'y avait pas même de posses-sion privée. L'accroissement de possession forçant peu à peu au

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qu'est-ce QUE LA propriété?

travail pour augmenter les subsistances, on convint, formellementou tacitement, cela ne fait rien à l'affaire, que le travailleur se-rait seul propriétaire du produit de son travail cela veut dire

qu'on fit une convention purement déclaratoire de ce fait, que dé-sormais nul ne pouvait vivre sans travailler. Il s'ensuivait néces-

sairement qu« pour obtenir égalité de subsistances, il fallait four-nir égalité de travail; et que, pour que le travail fût égal, il fallaitdes moyens égaux de travailler. Quiconque, sans travailler, s'em-parait par force ou par adresse de la subsistance d'autrui, rompaitl'égalité, et se plaçait en dessus et au dehors de la loi. Quiconqueaccaparait les moyens de production, sous prétexte d'activité plusgrande, détruisait encore l'égalité. L'égalité étant alors l'expres-sion du droit, quiconque attentait à l'égalité était injuste.

Ainsi, avec le travail naissait la possession privée, le droit dansla chose, jus in re, .nais dans quelle chose? Évidemment dans le

produit, non dans le sol: c'est ainsi que l'ont toujours compris lesArabes, et que, au rapport de César et de Tacite, l'entendaient

 jadis les Germains. « Les Arabes, dit M. de Sismondi. qui recon-naissent la propriété de l'homme sur les troupeaux qu'il a élevés,ne disputent pas davantage la récolte à celui qui a semé unchamp mais ils ne voient pas pourquoi un autre, un égal, n'au- #rait pas le droit de semer à son tour. L'inégalité qui résulte duprétendu droit de premier occupant ne leur paraît fondée suraucun principe de justice; et lorsque l'espace se trouve partagé

tout entier entre un certain nombre d'habitants, il en résulte unmonopole de ceux-ci contre tout le reste de la nation, auquel ils neveulent pas se soumettre. »

Ailleurs, on s'est partagé la terre j'admets qu'il en résulte uneorganisation plus forte entre les travailleurs, et que ce moyen derépartition, fixe et durable, offre plus de commodité; mais com-ment ce partage aurait-il fondé pour chacun un droit transmutablede propriété sur une chose à laquelle tous avaient un droit inalié-nable de possession? Aux termes de la jurisprudence, cette méta-morphose du possesseur en propriétaire est légalement, impos-sible elle implique, dans la juridiction primitive, le cumul dupossessoire et du pétitoire; et, dans la concession que l'on sup-pose avoir été réciproque entre les copartageants, la transactionsur un droit naturel. Les premiers agriculteurs, qui furent aussiles premiers auteurs de lois, n'étaient pas aussi savants que noslégistes, j'en conviens; et quand ils l'eussent été, ils ne pouvaientfaire pis aussi ne prévirent-ils pas les conséquences de la trans-

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PREMIER MÉMOIRE

4

formation du droit de possession privée en propriété absolue. Mais

pourquoi ceux qui plus tard établirent la distinction du jus in reet du jus ad rem ne l'ont-ils pas appliquée au principe même de lapropriété ?

Je rappelle les jurisconsultes à leurs propres maximes.Le droit de

propriété,si tant est

qu'il puisseavoir une

cause,n'en peut avoir qu'une seule Dominium non potest nisi ex unacausa contingere. Je puis posséder à plusieurs titres; je ne puisêtre propriétaire qu'à un seul Non, ut ex pluribus causis idemncbis deberi potest, ita ex pluribus causis idem potest nostrum esse.Le champ que j'ai défriché, que je cultive, sur lequel j'ai bâti mamaison, qui me nourrit, moi, ma famille et mon bétail, je peux leposséder 1° à titre de premier occupant 2° à titre de travailleur;3° en vertu du contrat social qui me l'assigne pour partage. Maisaucun de ces titres ne me donne le domaine de propriété. Car, si

 j'invoque le droit d'occupation, la société peut me répondre J'oc-cupe avant toi; si je fais valoir mon travail, elle dira C'est àcette condition seulement que tu possèdes; si je parle de conven-tions, elle répliquera Ces conventions établissent précisément laqualité d'usufruitier. Tels sont pourtant les seuls titres que lespropriétaires mettent en avant ils n'ont jamais pu en découvrird'autres. En effet, tout droit, c'est Pothier qui nous l'apprend,suppose une cause qui le produit dans la personne qui en  jouit;mais, dans l'homme qui naît et qui meurt, dans ce fils de la terre

qui passecomme

l'ombre,il

n'existe,vis-à-vis des

chosesextérieures, que des titres de possession, et pas un titre depropriété. Comment donc la société reconnaîtrait- elle un droitcontre elfe, là où il n'y a pas de cause qui le produise ? Comment,en accordant la possession, a-t-elle pu concéder la propriété?Comment la loi a-t-elle sanctionné cet abus de pouvoir?

L'Allemand Ancillon répond à cela •

« Quelques philosophes prétendent que l'homme, en appliquantses forces à un objet de la nature, à un champ, à un arbre, n'ac-quiert des droits que sur les changements qu'il y apporte, sur la

forme qu'il donne à l'objet, et non pas sur l'objet même. Vainedistinction! Si la forme pouvait être séparée de l'objet, peut-êtrepourrait-on incidenter; mais comme la chose est presque toujoursimpossible, l'application des forces de l'homme aux différentesparties du monde visible est le premier fondement du droit depropriété, la première origine des biens. »

Vain prétexte Si la forme ne peut être séparée de l'objet, et la

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QU'EST-CE Q1JE LA PROPRIÉTÉ?

propriété de la possession, il faut partager la possession danstous les cas, la société conserve le droit d'imposer des conditionsde propriété. Je suppose qu'un domaine approprié produise10,000 francs de revenu brut, et, ce qui serait un cas vraimentextraordinaire, que ce domaine ne puisse être scindé; je supposeen outre que, d'après les calculs économiques, la moyenne deconsommation annuelle pour chaque famille soit de 3,000 fr. lepossesseur de ce domaine doit être tenu de le faire valoir en bonpère de famille, en payant à la société une rétribution égale à1.0,000 fr., déduction faite de tous les frais d'exploitation, et des3,000 fr. nécessaires à l'entretien de sa famille. Cette rétributionn'est point un fermage, c'est une indemnité.

Quelle est donc cette justice qui rend des arrêts commecelui-ci

« Attendu que par le tiavail la chose a changé de forme, sibien que la forme et la matière ne pouvant plus être séparéessans que l'objet soit détruit, il est nécessaire ou que la sociétésoit déshéritée, ou que le travailleur perde le fruit de son travail;

« Attendu que, dans tout autre cas, la propriété de lamatière emporterait la propriété de ce qui s'y joint par ac-cession, sauf  dédommagement; mais que, dans l'espèce,c'est la propriété de l'accessoire qui doit emporter celle du

principal;« Le droit d'appropriation par le travail ne sera point admis

contre les particuliers; il n'aura lieu que contre la société. »Telle est la manière constante dont les jurisconsultes raison-

nent, relativement à la propriété. La loi est établie pour fixer lesdroits des hommes entre eux, c'est-à-dire de chacun envers cha-cun, et dé chacun envers tous; et, comme si une proportionpouvait subsister avec moins de quatre termes, les jurisconsultesne tiennent jamais compte du dernier. Tant que l'homme est op-posé a l'homme, la propriété fait contre-poids à la propriété, etles deux forces s'équilibrent dès que l'homme est isolé, c'est-à-

dire opposé à la société que lui-même il représente, la  jurispru-dence est en défaut, Thémis a perdu un bassin de sa balance.Écoutez le professeur de Rennes, le savant Toullier« Comment cette préférence, acquise par l'occupation, put-elle

devenir une propriété stable et permanente, qui continuât de sub-

sister, et qui pût être réclamée après que le premier occupantavait cessé de posséder?

« L'agriculture fut une suite naturelle de la multiplication du

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PREMIER MÉMOIRE

genre humain, et l'agriculture, à son tour, favorisa la population,et rendit nécessaire l'établissement d'une propriété permanente;car qui voudrait se donner la peine de labourer et de semer, s'iln'avait la certitude de recueillir? »

Il suffisait, pour tranquilliser le laboureur,®de lui assurer la

possession de la récolte accordons même qu'on l'eût maintenudans son occupation territoriale, tant que par lui-même il aurait

cultivé; c'était tout ce qu'il avait droit d'attendre, c'était toutce qu'exigeait le progrès de la civilisation. Mais la propriété!la propriété le droit d'aubaine sur un sol que l'on n'occupe nine cultive; qui avait autorité pour l'octroyer? qui pouvait y pré-tendre ?

« L'agriculture ne fut pas seule suffisante pour établir la

propriété permanente; il fallut des lois positives, des magistrats

pour les faire exécuter; en un mot, il fallut l'état civil.« La multiplication du genre humain avait rendu l'agriculturenécessaire; le besoin d'assurer au cultivateur les fruits de son tra-vail fit sentir la nécessité d'une propriété permanente, et des loispour protéger. Ainsi c'est à la propriété que nous devons l'éta-blissement de l'état civil. »

Oui, de notre état civil, tel que vous l'avez fait, état qui futd'abord despotisme, puis monarchie, puis aristocratie, aujour-d'hui démocratie, et toujours tyrannie.

« Sans le lien de lapropriété, jamais

il n'eût étépossible

desoumettre les hommes au joug salutaire de la loi; et, sans la pro-priété permanente, la terre eûl continué d'être une vaste forêt.Disons donc, avec les auteurs les plus exacts, que si la propriétépassagère, ou le droit de préférence que donne l'occupation estantérieure à l'établissement de la société civile, la propriété per-manente, telle que nous la connaissons aujourd'hui, est l'ouvragedu droit civil. C'est le droit civil qui a établi pour maximequ'une fois acquise, la propriété ne se perd point sans le fait dupropriétaire, et qu'elle se conserve même après que le proprié-

taire a perdu la possession ou la détention de la chose, et qu'ellese trouve dans la main d'un tiers.« Ainsi la propriété et la possession, qui, dans l'état primitif,

étaient confondues, devinrent, par le droit civil, deux choses dis..tinctes et indépendantes; deux choses qui, suivant le langage deslois, n'ont plus rien de commun entre elles. On voit par là quelprodigieux changement s'est opéré dans la propriété, et combienles lois civiles en ont changé la nature. »

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qu'est-ce QUE LA propriété?

Ainsi la loi, en constituant la propriété, n'a point été l'expres-sion d'un fait psychologique, le développement d'une loi de la na-ture, l'application d'un principe moral elle a, dans toute la forcedu mot, créé un droit en dehors de ses attributions; elle a réaliséune abstraction, une métaphore, une fiction; et cela sans daignerprévoir ce qui en arriverait, sans s'occuper des inconvénients,sans chercher si elle faisait bien ou mal elle a sanctionné l'é-goïsme elle a souscrit à des prétentions monstrueuses; elle a ac-cueilli des voeux impies, comme s'il était en son pouvoir de com-bler un gouffre sans fond et rassasier l'enfer. Loi aveugle, loi del'homme ignorant, loi qui n'est pas une loi; parole de discorde, demensonge et de sang. C'est elle qui, toujours ressuscitée, réhabi-litée, rajeunie, restaurée, renforcée, comme le palladium des so-ciétés, a troublé la conscience des peuples, obscurci l'esprit des

maîtres, et déterminé toutes les catastrophes des nations. C'estelle que le christianisme a condamnée, mais que ses ignorantsministres déifient, aussi peu curieux d'étudier la nature etl'homme, qu'incapables de lire leurs écritures.

Mais enfin quel guide la loi suivait-elle en créant le domainede propriété? Quel principe la dirigeait? quelle était sa règle?i

Ceci passe toute croyance c'était l'égalité.L'agriculture fut le fondement de la possession territoriale, et

la cause occasionnelle de la propriété. Ce n'était rien d'assurer aulaboureur le fruit de son travail, si on ne lui assurait en même

temps le moyen de produire pour prémunir le faible contre lesenvahissements du fort, pour supprimer les spoliations et lesfraudes, on sentit la nécessité d'établir entre les possesseurs deslignes de démarcation permanentes, des obstacles infranchissables.Chaque année voyait se multiplier le peuple et croître l'avidité descolons on crut mettre un frein à l'ambition en plantant desborpes au pied desquelles l'ambition viendrait se briser. Ainsi lesol fut approprié par un besoin d'égalité nécessaire à la sécuritépublique et à la paisible jouissance de chacun. Sans doute le par-

tage ne fut jamais géographiquement égal; une foule de droits,quelques-uns fondés en nature, mais mal interprétés, plus malencore appliqués les successions, les donations, les échanges;d'autres, comme les priviléges de naissance et de dignité, créa-tions illégitimes de l'ignorance et de la force brutale, furent autantde causes qui empêchèrent l'égalité absolue. Mais le principe n'endemeura pas moins le même l'égalité avait consacré la posses-sion, l'égalité consacra la propriété.

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PREMIER MÉMOIRE

4.

Il fallait au laboureur un champ à semer tous les ans quelexpédient plus commode et plus simple pour les barbares, au lieude recommencer chaque année à se querelier et à se battre, au

lieu de voiturer sans cesse, de territoire en territoire, leur mai-son, leur mobilier, leur famille, que d'assigner à chasun un pa-

trimoine fixe et inaliénable ?2II fallait que l'homme de guerre, au retour d'une expédition,ne se trouvât pas dépossédé par les services qu'il venait de rendreà la patrie, et qu'il recouvrât son héritage. il passa donc en cou-tume que la propriété se conserve par la seule intention, nudoanirno; qu'elle ne se perd que du consentement et du fait du pro-priétaire.

li fallait que l'égalité des partages fût conservée d'une généra-tion à l'autre, sans qu'on fût obligé de renouveler la distribution

des terresà

la mort de chaque famille il parut doncnaturel et

 juste que les enfants et les parents, selon le degré de consangui-nité ou d'affinité qui les liait au défunt, succédassent à leur au-teur. De là, en premier lieu, la coutume féodale et patriarcale dene reconnaître qu'un seul héritier, puis, par une application toutecontraire du principe d'égalité, l'admission de tous les enfants àJa succession du père, et, tout récemment encore parmi nous,l'abolition définitive du droit d'aînesse.

Mais qu'y a-t-il de commun entre ces grossières ébaucha d'or-ganisation instinctive et la véritable science sociale ? Comment

ces mêmes hommes, qui n'eurent jamais la moindre idée de sta-tistique, de cadastre, d'économie politique, nous donneraient-ilsdes principes de législation ?

La loi, dit un jurisconsulte moderne, est l'expression d'un be-soin social, la déclaration d'un fait le législateur ne la fait pas,il la décrit. Cette définition n'esfepoint exacte la loi est la règleselon laquelle les besoins sociaux doivent être satisfaits; le peuplene la vote pas, le législateur ne l'exprime pas le savant la dé-couvre et la formule. Mais enfin la loi, telle que M. Ch. Comte a

consacré un demi-volume à la définir, ne pouvait être dans l'ori-gine que l'expression d'un besoin et l'indication des moyens d'\ 'Nsubvenir; et jusqu'à ce moment elle n'a pas été autre chose. Is;«légistes, avec une fidélité de machines, pleins d'ob'slinauon, enne-mis de toute philosophie, enfoncés dans le sens littéral, ont tou-

 jours regardé commele dernier mot de la science ce qui n'a étéque le vœu irréfléchi d'hommes de bonne foi, mais de peu de pré-voyance.

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QU'EST-CE QUE LA propriété?

Ils ne prévoyaient pas, ces vieux fondateurs du domaine de

propriété, que le droit perpétuel et absolu de conserver son patri-moine, droit qui leur semblait équitable, parce qu'il était commun,entraîne le droit d'aliéner, de vendre, de donner, d'acquérir et de

perdre; qu'il né tend, par conséquent, à rien moins qu'à la des-

truction de cette égalité en vue de laquelle ils l'établissaient etquand ils auraient pu le prévoir, ils n'en eussent tenu compte; lebesoin présent l'emportait et, comme il arrive d'ordinaire en pa-reil cas, les inconvénients furent d'abord trop faibles et passèrentinaperçus.

Ils ne prévoyaient pas, ces législateurs candides, que si la pro-priété se conserve par la seule intention, nudo animo, elle emportele droit de louer, affermer, prêter à intérêt, bénéficier dans un

échange, constituer des rentes, frapper une contribution sur un

champ quel'intention se

réservetandis

quele

corpsest

ailleursoccupé.Ils ne prévoyaient pas, ces patriarches de notre jurisprudence,

que si le droit de succession est autre chose qu'une manière don-née par la nature de conserver l'égalité des partages, bientôt lesfamilles seront victimes des plus désastreuses exclusions, et la

société, frappée au cœur par l'un de ses principes les plus sacrés,se détruira d'elle-même par l'opulence et la misère (1).

(1) C'est ici surtout que se montre dans /)ute sa rudesse la simplicité

de nos aïeux. Après avoir appelé a la shci si ;ion les cousins-germains audéfaut d'enfants légitimes, ils ne purent aller jusqu'à se servir de ces mêmescousins pou.' éqsilib.'er les partages dans deux branches différentes, de ma-nière a ce qu'on ne vit pas dans la mô ne famille les extrêmes de la ri-chesse et du flénûnitnt. Kxemple

Jacques laisse en mourant deux tils, Pierre et Jean, héritiers de sa for-tune le partage des biens de Jacques se fait entre eux par portionségales. Mais Pierre n'a qu'une lill(*j tandis que Jean son frère laisse sixgarçons; il est clair que pour être fidèle tuut à la fois, et au principed'égalité, et au principe d'hérédité, il faut que les enfant* de Pierre et deJean partagent en sept portions les doux patrimoines car autrement unétranger peut épouser ia fille,de Pierre, et par cette alliance la moitié des

biens de Jacques, l'aïeul, seront transportés dans une famille étrangère, cequi est eontre le principe d'hérédité; de plus, les enfants de Jean serontpauvres à cause de leur nombre, tandis que leur cousine sera riche parcequ'elle est unique ce qui est contre l'égalité. Qu'on étende cette applicationcombinée de deux principes en apparence contraires, et l'on se convaincraque le droit de succession, contre lequel on s'est élevé (te nos jours avec sipeu d'intelligence, ne fait point obstacle au maintien de l'égalité.

Sous quelque forme de gouvernement que nous vivions, il sera toujoursvrai de dire que Je mort saisit le vif, c'est-à-dire qu'il y aura toujours héri-tage et succession, qud (juo soit l'héritier reconnu. Mais les saiut-sinio-

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PREMIERMÉMOIRE

Ils ne prévoyaient pas. Mais qu'est-il besoin que j'insiste ? Les

conséquences s'aperçoivent assez d'elles-mêmes et ce n'est pas le

^moment de faire une critique de tout le code.L'histoire de la propriété, chez les nations anciennes, n'est

donc plus pour nous qu'une affaire d'érudition et de curiosité.

C'est une règle de jurisprudence que le fait ne produit pas ledroit or, la propriété ne peut se soustraire à cette règle; donc,la reconnaissance universelle du droit de propriété ne légitimepas le droit de propriété. L'homme s'est trompé sur la constitutiondes sociétés, sur la nature du droit, sur l'application du juste,comme il s'est trompé sur la cause des météores et sur le mouve-ment des corps célestes; ses vieilles opinions as peuvent être

prises pour articles de foi. Que nous importe que la race indiennesoit divisée en quatre castes; que sur les bords du Nil et du Gange

la distribution dela terre ait été faite

jadisen raison de la no-

blesse du sang et des fonctions; que Grecs et Romains aient placéla propriété sous la garde des dieux que les opérations de bor-

nage et de cadastre aient été parmi eux accompagnées de cérémo-nies religieuses ? La variété des formes du privilége n'en sauve

pas l'injustice; le culte de Jupiter propriétaire (1) ne prouve riencontre l'égalité des citoyens de même que les mystères de Vénus

l'impudique ne prouvent rien contre la chasteté conjugale.L'autorité du genre humain attestant le droit de propriété est

nulle, parce que ce droit, relevant nécessairement de l'égalité est

en contradiction avec son principe; le suffrage des religions quil'ont consacré est nul, parce que dans tous les temps Je prêtres'est mis au service du prince, et que les dieux ont toujoursparlé comme les politiques l'ont voulu; les avantages sociaux quel'on attribue à la propriété ne peuvent être cités à sa décharge,parce qu'ils découlèrent tous du principe d'égalité de possessionque l'on n'en séparait pas.

niensvoudraientque cet héritier fût désignépar le magistrat; d'autres

qu'il fûtchoisi par le défunt, ou présumétel par la loi l'essentiel est quele voeude la nature soit satisfait, sauf la loi d'égalité. Aujourd'huile vraimodérateurdes successionsest le hasard ou le caprice; or, eu matière delégislation,le hasard et le caprice ne peuventêtre acceptéscommerègle.C'est pourconjurer ies perturbationsinfiniesque le hasard traîneàsa suite,que la nature, après nousavoir fait égaux,noussuggèrele principed'héré-dité, qui est commela voix par laquellela société nous demande notresuffragesur celui detous nosfrères que uouà jugeons le plus capableaprèsnous d'accomplirnotre tâche.

(t) Zeus Uésios.

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QU'EST-CE QUE LA propbiété?

Que signifie, après cela, ce dithyrambe sur la propriété?« La constitution du droit de propriété est la plus importante

des institutions humaines. »Oui, comme la monarchie en est la plus glorieuse.« Cause première de la prospérité de l'homme sur la terre. »

Parce qu'on lui supposait pour principe la justice.« La propriété devint le but légitime de son ambition, l'es-

poir de son existence, l'asile de sa famille, en un mot, la

pierre fondamentale du toit domestique, des cités et de l'étatpolitique. »

La possession seule a produit tout cela.« Principe éternel. »La propriété est éternelle comme toute négation.« De toute institution sociale et de toute institution civile. »

Voilà pourquoi toute institution et toute loi fondée sur la pro-priété périra.« C'est un bien aussi précieux que la liberté. »Pour le propriétaire enrichi.

En effet, la culture de la terre habitable. »Si le cultivateur cessait d'être fermier; la terre en serait-elle

plus mal cultivée?« La garantie et la moralité du travail. »Par la propriété, le travail n'est pas une condition, c'est un pri-

vilége.

« L'application de la justice. »Qu'est-ce que la justice sans l'égalité des fortunes? une balance

à faux poids.« Toute morale. »Ventre affamé ne connaît point de moraK« Tout ordre public. »Oui-dà, la conservation de la propriété.« Repose sur le droit de la propriété (1). »nPierre angulaire de tout ce qui est, pierre de scandale de tout

cequi

doit être voilà lapropriété.Je me résume et.je conclus

Non-seulement l'occupation conduit à l'égalité elle empêche la

propriété. Car, puisque tout homme a droit d'occuper par cela"cul qu'il existe, et qu'il ne 'peut se passer pour vivre d'une ma-tière d'exploitation et de travail; et puisque, d'autre part, le

(1) Gikacb, Recherchessur le droit de propriété chez les homuius.

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PREMIER MÉMOIRE

nombre des occupants varie continuellement par les naissances etles décès, il s'ensuit que la quotité de matière à laquelle chaquetravailleur peut prétendre est variable comme le nombre des occu-

pants par conséquent, que l'occupation est toujours subordonnéeà la population; enfin, que la possession, en droit, ne pouvant

 jamais demeurer fixe, il est impossible, en fait, qu'elle deviennepropriété.

Tout occupant est donc nécessairement possesseur ou usufrui-tier, qualité qui exclut celle de propriétaire. Or, tel est le droitde l'usufruitier il est responsable de la chose qui lui est confiée;il doit en user conformément à l'utilité générale, dans une vue deconservation et de développement dela chose; il n'est point maîtrede la transformer, de l'amoindrir, de la dénaturer; il ne peut di-viser l'usufruit, de manière qu'un autre exploite la chose, pen-dant

que lui-même en recueille le produit; en un mot,l'usufrui-

tier est placé sous la surveillance de la société soumis à lacondition du travail et à la loi dé l'égalité.

Par lit se trouve anéantie la définition romaine de la propriété;droit d'user et d'abuser, immoralité née de la violence, prétentionla plus monstrueuse que les lois civiles aient sanctionnée. L'hommereçoit son usufruit des mains de la société, qui seule possède d'unemanière permanente l'individu passe, la société ne meurt jamais.

Quel profond dégoût s'empare de mon âme en discutant de sitriviales vérités Sont-ce là les choses dont nous doutons aujour-

d'hui ? Faudra-t-il encore une fois s'armer pour leur triomphe, etla force, à défaut de la raison, pourra-t-elle seule les introduiredans nos lois ?

Le droit d'occuper est égal pour tous.La mesure de l'occupation n'étant pas dans la volonté, mais dans

tes conditions variables de l'espace et du nombre, la propriété nepeul se former.

Voilà ce qu'un code n'a jamais exprimé, ce qu'une constitutionne peut admettre voilà les axiomes que le droit civil et le droit

des gens repoussentMais j'entends les réclamations des partisans d'un autre sys-tème « Le travail 1 c'est le travail qui fait la propriété »

Lecteur, ne vous y trompez pas ce nouveau fondement de lapropriété est pire que le premier, et j'aurai tout à l'heure à vousdemander pardon d'avoir démontré des choses plus claires, d'avoirréfuté des prétentions plus injustes que toutes celles que vousavez vues.

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qu'est-ce QUELApropriété?

CHAPITRE III

DUTRAVAIL,COMMECAUSEEFFICIENTEDU DOMAINEDE PROPRIÉTÉ

Les jurisconsultes modernes, sur la foi des économistes, ontpresque tous abandonné la théorie de l'occupation primitive

.comme trop ruineuse, pour s'attacher exclusivement à celle quifait naître du travail la propriété. D'abord, c'était se faire illu-sion et tourner dans un cercle. Pour travailler il faut occuper, di!

M. Cousin. Par conséquent, ai-je dit à mon tour, le droit d'occu-per étant égal pour tous, pour.travailler il faut se soumettre àl'égalité. « Les riches, s'écrie Jean-Jacques, ont beau dire, c'estmoi qui ai bâti ce mur, j'ai gagné ce terrain par mon travail.Qui vous a donné les alignements ? leur pouvons-nous répondre,et en vertu de quoi prétendez-vous être payés à nos dépens d'untravail que nous ne vous avons point imposé ? » Tous les so'phismes viennent se briser contre ce raisonnement.

Mate les partisans du travail ne s'aperçoivent pas que leur sys-tème est en contradiction absolue avec le Code, dont tous les ar-

ticles, toutes les dispositions supposent la propriété fondée sur lefait de l'occupation primitive. Si le travail, par l'appropriation quien résulte, donne seul naissance à la propriété, le Code civil ment,la Charte est une contre-vériié, tout notre système social une vio-lation du droit. C'est ce qui ressortira avec la dernière évidencede la discussion à laquelle nous devons nous livrer dans ce cha-pitre et dans le suivant, tant sur le droit du travail que sur le faitmême de la propriété. Nous y verrons tout à la fois, d'un côténotre législation en opposition avec elle-même, de l'autre la nou

velle jurisprudence en opposition et avec son principe et avec lalégislation.J'ai avancé que le système qui fonde la propriété sur le travail

implique, aussi bien que celui qui la fonde sur l'occupation, i'éga-lité des fortunes; et le lecteur doit être impatient de voir comment,de l'inégalité des talents et des facultés, je ferai sortir cette loid'égalité tout à l'heure il sera satisfait. Mais il convient que j'ar-rête un moment son attention sur cet incident remarquable du

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PREMIER MÉMOIRE!

procès, savoir, la substitution du travail à l'occupation, comme

principe de la propriété et que je passe rapidement en revue

quelques-uns des préjugés que les propriétaires ont coutume d'in»

voquer, que la législation consacre, et que le système du travailruine de fond en comble.

Avez-vous jamais, lecteur, assWé à l'interrogatoire d'un ac-

cusé? Avez-vous observé ses ruses, ses détours, ses fuites, sesdistinctions, ses équivoques? Battu, confondu dans toutes ses

allégations, poursuivi comme une bête fauve par l'inexorable juge,traqué d'hypothèse en hypothèse, il affirme, il se reprend, il sedédit, se contredit il épuise tous les stratagèmes de la dialectiqueplus subtil, plus ingénieux mille fois que celui qui inventa lessoixante-douze formes du syllogisme. Ainsi fait le propriétairesommé de justifier de son droit d'abord il refuse de répondre, ilse récrie, il menace, il défie puis, forcé d'accepter le débat, il se

cuirasse de chicanes, il s'environne d'une formidable artillerie,croisant ses feux, opposant tour à tour et tout à la fois l'occupa-tion, la possession, la prescription les conventions, la coutumeimmémoriale, le consentement universel. Vaincu sur ce terrain, lepropriétaire, comme un sanglier blessé, se retourne J'ai fait plusqu'occuper, s'écrie-t-il avec une émotion terrible, j'ai travaillé, j'aiproduit, j'ai amélioré, transformé, CRÉÉ.Cette maison, ces champs,ces arbres sont les œuvres de mes mains; c'est moi qui ai changéla ronce en vigne et le buisson en figuier; c'est moi qui aujour-d'hui moissonne sur les terres de la famine. J'ai

engraisséle sol

de mes sueurs, j'ai payé ces hommes qui, sans les journées qu'ilsgagnaient avec moi, seraient morts de faim. Nul ne m'a disputéla peine et la dépense, nul avec moi ne partagera.

Tu as travaillé, propriétaire 1 que parlais-tu donc d'occupationprimitive? Quoi n'étais-tu pas sûr de ton droit, ou bien espérais-tu tromper les hommes et faire illusion à la justice? Hâte-toi dnfaire connaître tes moyens de défense, car l'arrêt sera sans appel,et tu sais qu'il s'agit de restitution.

Tu as travaillé mais qu'y a-t-il de commun entre le travail

auquel le devoir t'oblige, et l'appropriation des choses communes ?Ignorais-tu que lé domaine du sol, de même que celui de l'air elde la lumière, ne peut se pi escrirc ?

Tu as travaillé n'aurais-tu jamais fait travailler les autres?Comment alors ont-ils perdu en travaillant pour toi ce que tu assu acquérir en ne travaillant pas pour eux?

Tu as travaillé 1 à la bonne heure; mais voyons ton ouvrage.

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ?Im-

Nous allons compter, peser, mesurer. Ce sera le jugement de Bal-thasar car, j'en jure par cette balance, par ce niveau et cette

équerre, si tu t'es approprié le travail d'autrui, de quelque ma-nière que ce soit, tu rendras jusqu'au dernier quarteron.

Ainsi, le principe d'occupation est abandonné; on ne dit plus

La terre estau

premier quis'en

empare.La

propriété, forcée dansson premier retranchement, répudie son vieil adage; la justice,honteuse, revient sur ses maximes, et de douleur baisse son ban-deau sur ses joues rougissantes. Et c'est d'hier seulement quedate ce progrès de la philosophie sociale cinquante siècles pourl'extirpation d'un mensonge Combien pendant cette lamentablepériode, d'usurpations sanctionnées, d'invasions glorifiées, de con-quêtes bénies Que d'absents dépossédés, de pauvres bannis, d'af-famés exclus par la richesse prompte et hardie Que de jalousieset de guerres 1 Que d'incendie et de carnage parmi les natiens 1

Enfin, grâces en soient rendues au temps et à la raison, désor-mais l'on avoue que la terre n'est point le prix de la course; àmoins d'autre empêchement, il y a place pour tout le monde ausoleil. Chacun peut attacher sa chèvre à la haie, conduire sa vachedans la plaine, semer un coin de champ, et faire cuire son painau feu de son foyer.

Mais non, chacun ne le peut pas. J'entends crier de toutesparts Gloire au travail et à l'industrie à à chacun selon sa capa-cité, à chaque capacité selon ses œuvres. Et je vois les trois

quarts du genre humainde

nouveau dépouillés on dirait que letravail des uns fasse pleuvoir et grêler sur le travail des autres.« Le problème est résolu, s'écrie Me Hennequin. La propriété,

fille du travail, ne jouit du présent et de l'avenir que sous l'égidedes lois. Son origine vient du droit naturel; sa puissance du droitcivil et c'est de la combinaison de ces deux idées, travail et pro-tection, que sont sorties les législations positives. »

Ah 1 le problème est résolu la propriété est fille du travail!Qu'est-ce donc que le droit d'accession, et le droit de succession,et le droit de donation, etc., sinon le droit de devenir propriétaire

par la simple occupation ? Que sont vos lois sur l'âge de majo-rité, l'émancipation, la tutelle, l'interdiction, sinon des conditionsdiverses par lesquelles celui qui est déjà travailleur acquiert ou

perd le droit d'occuper, c'est-à-dire la propriété?.Ne pouvant en ce moment me livrer à une discussion détaillée

du Code, je me contenterai d'examiner les trois préjugés le plusordinairement aHégués en faveur de la propriété l'appropria-

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PREMIER MÉMOIRE

5

iioti, ou formation de la propriété par la possession; 2°le consente-ment des hammes 3° la prescription. Je rechercherai ensuite quelssont les effets du travail, soit par rapport à la condition respectivedes travailleurs, soit par rapport à la propriété.

§ l8». – La terre ne peut être appropriée.

« Les terres cultivables sembleraient devoir être comprisesparmi les richesses naturelles, puisqu'elles ne sont pas de créa-tion humaine et que la nature les donne gratuitementl'homme; mais comme cette richesse n'est pas fugitive ainsi quel'air et l'eau, comme un champ est un espace fixe et circonscrit,que certains hommes ont pu s'approprier à l'exclusion de tous lesautres, qui ont donné leur consentement à cette appropriation, la

terre, qui était un bien naturel et gratuit, est devenue une ri-chesse sociale dont l'usage a dû se payer. » (Say, Économie poli-tique.)

Avais-je tort de dire, en commençant ce chapitre, que leséconomistes sont la pire espèce d'autorités en matière de législa-tion et de philosophie ? Voici le proto-parem de la secte qui posenettement la question Comment les biens de la nature, les ri-chesses créées par la Providence, peuvent-elles devenir des pro-priétés privées ? et qui y répond par une équivoque si grossière,,

qu'onne sait vraiment

plus auquelcroire, du défaut

d'intelligencede l'auteur ou de sa mauvaise foi. Que fait, je le demande, la na-ture fixe et solide du terrain au droit d'appropriation? Je com-

prends à merveille qu'une chose circonscrite et non fugitive. commeest la terre, offre plus de prise à l'appropriation que l'eau et lalumière; qu'il est plus aisé d'exercer un droit de domaine sur lesol que sur l'atmosphère; mais il ne s'agit pas de ce qui est plusou moins facile, et Say prend la possibilité ;pour le droit. On nedemande pas pourquoi la terre a été plutôt appropriée que la meret les airs on veut savoir en vertu de quel droit l'homme s'est

approprié cette richesse qu'il n'a point créée, et que la nature luidonne gratuitement.Say ne résout donc point la question qu'il a lui-même posée

mais quand il l'aurait résolue, quand l'explication qu'il nous donneserait aussi satisfaisante qu'elle est pauvre de logique, resterait àsavoir qui adroitde faire payer l'usage du sol, de cette richesse quin'est point le fait de l'homme. A qui est dû lo formage de la terre?

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ?

Au producteur de la terre, sans doute. Qui a fait la terre? Dieu.En cecas, propriétaire, retire-toi. 1

Maisle créateur de la terre ne la vend pas, il la donne, et en ladonnant, il ne fait aucune acceptionde personnes.Commentdonc,parmi tous ses enfants, ceux-là se trouvent-ils traités en aînés et

ceux-cien bâtards? Comment, si l'égalité deslots fut de droit ori-ginel, l'inégalité des conditions est-elle de droit posthume?

Say donne à entendre que si l'air et l'eau n'étaient pas de na-ture fugitive, ils eussent été appropriés. J'observerai en passantque ceciest plus qu'une hypothèse, c'est une réalité. L'air et l'eauont été appropriés aussi souvent, je ne dis pas qu'on l'a pu, maisqu'on en a eu permission.

Les Portugais, ayant découvert le passage aux Indes par le capde Bonne-Espérance,prétendirent avoir seuls la propriété du pas-

sage et Grotius,consulté à cette occasionpar les Hollandais,quirefusaient de reconnaître ce droit, écrivit exprès samtraité Demari libero, pour prouver que la mer n'est point passible d'expro-priation.

Le droit de chasseet de pêche a été de tout temps réservé auxseigneurs et aux propriétaires aujourd'hui il est affermé par legouvernement et par les communes à quiconque peut payer leport d'armes et l'amodiation. Qu'on règle la pêche et la chasse,rien de mieux; mais que les enchères en fassent le partage, c'estcréer un

monopolesur l'air et sur

l'eau,Qu'est-ce que le passeport? Une recommandation faite à tousde la personne du voyageur, un certificat de sûreté pour lui etpour ce qui lui appartient. Le fisc dont l'esprit est de dénaturerles meilleures choses, a fait du passeport un moyen d'espionnageet une gabelle. N'est-ce pas vendre le droit de marcher et de cir-culer?̀~

Enfin, il n'est permisni de puiser de l'eau à une fontaineencla-vée dans un terrain, sans la permission du propriétaire, parce

qu'envertu du droit d'accessionla source

appartientau

posses-seur du sol, s'il n'y a possession contraire; ni de donner du jourà sa demeure sans payer un impôt; ni de prendre vue sur unecour, un jardin, un verger sans l'agrément du propriétaire; ni dese promener dans un parc ou un enclos, malgré le maître or, ilest permis à chacun de s'enfermer et de se clore. Toutes ces dé-fenses sont autant d'interdictions sacramentelles, non-seulementde la terre, mais des aifmet des eaux. Prolétaires tous tant que

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PREMIER MÉMOIRE

nous sommes, la propriété nous excommunie ferra, et aquâ, et

aère, et igne interdicti sumus.

L'appropriation du plus ferme des éléments n'a pu se faire sans

l'appropriation des trois autres, puisque, selon le droit françaiset le droit romain, la propriété de la surface emporte la propriété

du dessus et du dessous Cvjus est sofam, ejus est usque ad ccelum.Or, si l'usage de l'eau, de l'air et du feu exclut la propriété, il endoit être de même de l'usage du sol cet enchaînement de consé-

quences semble avoir été pressenti par M. Ch. Comte, «dans sonTraité de la propriélé, chap. 5.

« Un homme qui serait privé d'air atmosphérique pendantquelques minutes cesserait d'exister, et une privation partielle luicauserait de vives souffrances; une privation partielle ou com-

plète d'aliments produirait sur lui des effets analogues, quoiquemoins prompts; il en serait de même, du moins dans certainsclimats, de la privation de toute espèce de vêtements et d'abri.Pour se conserver, l'homme a donc besoin de s'approprier inces-samment des choses de diverses espèces. Mais ces choses n'exis-tent pas dans les mêmes proportions quelques-unes, telles quela lumière des astres, l'air atmosphérique, l'eau renfermée dansle bassin des mers, existent en si grande quantité, que les hommesne peuvent lui faire éprouver aucune augmentation ou aucunediminution sensible; chacun peut s'en approprier autant que sesbesoins en demandent sans nuire en rien aux jouissances des au-

tres, sans leur causer le moindre préjudice. Les choses de cetteclasse sont en quelque sorte la propriété commune du genre hu-main le seul devoir qui soit imposé à chacun à cet égard, est dene troubler en rien la jouissance des autres. »

Achevons l'énumération commencée par M. Ch. Comte. Unhomme à qui il serait interdit de passer sur les grands chemins,de s'arrêter dans les champs, de se mettre à l'abri dans les ca-vernes, d'allumer du feu, de ramasser des baies sauvages, decueillir des herbes et de les faire bouillir dans un morceau deterre

cuite,cet homme-là ne

pourraitvivre. Ainsi la

terre,comme

l'eau, l'air et la lumière, est un objet de première nécessité dontchacun doit user librement, sans nuire à la jouissance d'autrui;pourquoi donc la terre est-elle appropriée ? La réponse de M. Ch.Comte est curieuse Say prétendait tout à l'heure que c'est parcequ'elle n'est pas fugitive; M. Ch. Comte assure que c'est parcequ'elle n'est pas infinie. La terre est chose limitée; donc, suivantM. Ch. Comte, elle doit être chose appropriée. Il semble qu'il de-

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qu'est-ce QUE LA PROPRIÉTÉ? `~

vait dire, au contraire donc elle ne doit pas être chose appro-priée. Car, que l'on s'approprie une quantité quelconque d'air oude lumière, il n'en peut résulter de dommage pour personne, puis-qu'il en reste toujours assez quant au sol, c'est autre chose.

S'empare qui voudra ou qui pourra des rayons du soleil, de la

brise qui passe et des vagues de la mer; je le lui permets et luipardonne sont mauvais vouloir mais qu'homme vivant prétendetransformer son droit de possession territoriale en droit de pro-priété, je lui déclare la guerre et le combats à outrance.

L'argumentation de M. Ch. Comte prouve contre sa thèse.« Parmi les choses nécessaires à notre conservation, dit-il, il enest un certain nombre qui existent en si grande quantité qu'ellessont inépuisables; d'autres, qui existent en quantité moins consi-dérable et qui ne peuvent satisfaire les besoins que d'un certainnombre de personnes. Les unes sont dites communes les autres

particulières. »Ce n'est point exactement raisonné l'eau, l'air et la lumière

sont choses communes,non parce que inépuisables, mais parce queindispensables, et tellement indispensables que c'est pour cela quela nature semble les avoir créées en quantité presque infinie, afin

que leur immensité les préservât de toute appropriation- Pareille-ment la terre est chose indispensable à notre conservation parconséquent chose commune, par conséquent chose non susceptibled'appropriation; mais la terre est beaucoup moins étendue que les

autres éléments, donc l'usage doit en être réglé, non au bénéficede quelques-uns, mais dans l'intérêt et pour la sûreté de tous. Endeux mots, l'égalité des droits est prouvée par l'égalité des be-soins or, l'égalité des droits, si la chose est limitée, ne peut êtreréalisée que par l'égalité de possession c'est une loi agraire quise trouve au fond des arguments de M. Ch. Comte.

De quelque côté que l'on envisage cette question de la pro-priété, dès qu'on veut approfondir, on arrive à l'égalité. Je n'in-sisterai pas davantage sur la distinction des choses qui peuventou ne peuvent pas être appropriées; à cet égard, économistes et

 jurisconsultes font assaut de niaiserie. Le Code civil, après avoirdonné la définition de la propriété, se tait sur les choses suscep-tibles ou non susceptibles d'appropriation, et s'il parle de cellesqui sont dans le commerce, c'est toujours sans rien déterminer etsans rien définir. Pourtant les lumières n'ont pas manqué; ce sontdes maximes triviales que celles-ci Adreges potestas omniumper-tinet, ad singulos proprielas. Omnia rex imperio possidet, singula

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PREMIERMÉMOIRE

dontinio. La souveraineté sociale opposée à la propriété indivi-duelle 1 ne dirait-on pas une prophétie de l'égalité, un oracle ré-

publicain ? Les exemples mêmes se présentaient en foule; autre-fois les biens de l'église, les domaines de la couronne, les fiefs dela noblesse étaient inaliénables et imprescriptibles. Si, au lieu

d'abolir ce privilége, la Constituante l'avait étendu à chaque ci-ioyen si elle avait déclaré que le droit au travail, de même quela liberté, ne peut jamais se perdre, dès ce moment la révolutionétait consommée, nous n'aurions plus à faire qu'un travail de per-fectionnement.

§ 2. Le consentementuniverselne justifie pas la propriété.

Dans le texte de Say, rapporté plus haut, on n'aperçoit pasclairement si cet auteur fait dépendre le droit de propriété de la

qualité non fugitive du sol, ou du consentement qu'il prétend avoirété donné par tous les hommes à cette appropriation. Telle est laconstruction de sa phrase, qu'elle présente également l'un oul'autre sens, ou même tous les deux à la fois en sorte qu'on pour-rait soutenir que l'auteur a voulu dire Le droit de propriété ré-sultant primitivement de l'exercice de la volonté, la fixité du sollui donna occasion de s'appliquer à la terre, et le consentementuniversel a depuis sanctionné cette application.

Quoi qu'il en soit, les hommes pouvaient-ils légitimer la pro-

priété parleur mutuel

acquiescement?Je le nie. Un tel contrat

eût-il pour rédacteurs Grotius, Montesquieu et J.-J. Rousseau,fût-il revêtu des signatures du genre humain, serait nul de pleindroit, et l'acte qui en aurait été dressé, illégal. L'homme ne peutpas plus renoncer au travail qu'à la liberté; or, reconnaître ledroit de propriété territoriale, c'est renoncer au travail, puisquec'est en abdiquer le moyen, c'est transiger sur un droit naturel etse dépouiller de la qualité d'homme.

Mais je veux que ce consentement tacite, ou formel, dont on se

prévaut, ait existé; qu'en résulterait-il ? Apparemment que les

renonciations ont été réciproques on n'abandonne pas un droitsans obtenir en échange un équivalent. Nous retombons ainsidans l'égalité, condition sine quâ non de toute appropriation ensorte qu'après avoir justifié la propriété par le consentement uni-versel, c'est-à-dire par l'égalité, on est obligé de justifier l'inéga-lité des conditions par la propriété. Jamais on ne sortira de cediallèle. En effet, si, aux termes du pacte social, la propriété a

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qu'est-ce QUELA propriété ?̀~

pour condition l'égalité, du moment où cette égalité n'existe plus,le pacte est rompu et toute propriété devient usurpation. On ne

gagne donc rien à ce prétendu consentement de tous les hommes.

g 3. La prescriptionne peutjamais être acquisela propriété.

Le droit de propriété a été le commencement du mal sur laterre, le premier anneau de cette longue chaîne de crimes et demisères que le genre humain traîne dès sa naissance; le mensongedes prescriptions est le charme funeste jeté sur les esprits, la pa-role de mort soufflée aux consciences pour arrêter le progrès del'homme vers la vérité, et entretenir l'idolâtrie de l'erreur.

Le Code définit la prescription « Un moyen d'acquérir et de selibérer par le laps du temps. » On peut, en appliquant cette défi-nition aux idées et aux croyances, se servir du mot de prescrip-tion pour désigner cette faveur constante qui s'attache aux vieillessuperstitions, quel qu'en soit l'objet; cette opposition, souvent fu-rieuse et sanglante, qui, à toutes les époques, accueille les lumièresnouvelles et fait du sage un martyr. Pas un principe, pas une dé-couverte, pas une pensée généreuse qui, à son entrée dans lemonde, n'ait rencontré une digue formidable d'opinions acquises,et comme une conjuration de tous.les anciens préjugés. Prescrip-tions contre la raison, prescriptions contre les faits, prescriptionscontre toute vérité précédemment inconnue, voilà le sommaire de

la philosophie du statu quo, et le symbole des conservateurs detous les siècles.

Quand la réforme évangélipe fut apportée au monde, il y avait

prescription en faveur de la violence, de la débauche et de l'é-

goïsme quand Galilée, Descartes, Pascal et leurs disciples renou-velèrent la philosophie et les sciences, il y avait prescription pourla philosophie d'Aristote; quand nos pères de 89 demandèrent laliberté et l'égalité, il y avait prescription pour la tyrannie et le

privilège. « II y a toujours eu des propriétaires, et il y en aura

toujours » c'est avec cette profonde maxime, dernier effort de

l'égoïsme aux abois, que les docteurs de l'inégalité sociale croientrépondre aux attaques de leurs adversaires, s'imaginant sansdoute que les idées se prescrivent comme les propriétés.

Éclairés aujourd'hui par la marche triomphale des sciences,instruits par les plus glorieux succès à nous défier de nos opi-nions, nous accueillons avec faveur, avec applaudissement, l'ob-servateur de la nature qui, à travers mille expériences, appuyé

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PREMIERMÉMOIRE

sur la plus profonde analyse, poursuit un principe nouveau, uneloi jusqu'alors inaperçue. Nous n'avons garde de repousser au-cune idée, aucun fait, sous prétexte que de plus habiles que nousont existé jadis, et n'ont point remarqué les mêmes phénomènes,ni saisi les mêmes analogies. Pourquoi, dans les questions de po-

litique et de philosophie, n'apportons-nous pas la même réserve?Pourquoi cette ridicule manie d'affirmer que tout est dit, ce quisignifie que tout est connu dans les choses de l'intelligence et dela morale ? Pourquoi le proverbe Rien de nouveau sous le soleil,semble-t-il exclusivement réservé aux recherches métaphysiques ?

C'est, il faut le dire, que nous sommes encore à faire la philo-sophie avec notre imagination, au lieu de la faire avec l'observa-tion et la méthode; c'est que la fantaisie et la volonté étant prisespartout pour arbitres à la place du raisonnement et des faits, il aété impossible

jusqu'àce

jourde discerner le charlatan du philo-

sophe, le savant de l'imposteur. Depuis Salomon et Pythagore,l'imagination s'est épuisée à deviner les lois sociales et psycholo-giques tous les systèmes ont été proposés sous ce rapport il est

probable que tout est dit mais il n'est pas moins vrai que toutreste à savoir. En politique (pour ne citer ici que cette branche dela philosophie), en politique, chacun prend parti selon sa passionet son intérêt; l'esprit se soumet à ce que la volonté lui impose;il n'y a point de science, il n'y a pas même un commencement decertitude. Aussi l'ignorance générale produit-elle la tyrannie gé-

nérale et, tandis que la liberté de la pensée est écrite dans laCharte, la servitude de la pensée, sous le nom de prépondérancedes majorités, est décrétée par la Charte.

Pour m'en tenir à la prescription civile dont parle le Code, jen'entamerai pas une discussion sur cette fin de non-recevoir invo-quée par les propriétaires; ce serait par trop fastidieux et décla-matoire. Chacun sait qu'il est des droits qui ne se peuvent pres-crire et, quant aux choses que l'on peut acquérir par le laps detemps, personne n'ignore que la prescription exige certaines con-

ditions,dont une seule omise la rend nulle. S'il est

vrai, parexemple, que la possession des propriétaires ait été civile, pu-blique, paisible et non interrompue, il est vrai aussi qu'elle manquedu  juste titre puisque les seuls titres qu'elle fasse valoir, l'occu-pation et le travail, prouvent autant pour le prolétaire demandeurque pour le propriétaire défendeur. De plus, cette même posses-sion est privée de bonne foi, puisqu'elle a pour fondement uneerreur de droit, et que l'erreur de droit empêche la prescription,

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QU'EST-CEQUE LA propriété ?

d'après la maxime de Paul Ntmquàmin vsucapionibus juris errer

possessori prodest. Ici l'erreur de droit consiste, soit en ce que ledétenteur possède à titre de propriété, tandis qu'il ne peut possé-der qu'à titre d'usufruit; soit en ce qu'il aurait acheté une chose

que personne n'avait droit d'aliéner ni de vendre.Une autre raison pour laquelle la prescription ne peut être in-

voquée en faveur de la propriété raison tirée du plus fin de la

 jurisprudence, c'est que le droit de possession immobilière fait par-| tie d'un droit universel qui, aux époques les plus désastreuses de

l'humanité, n'a jamais péri tout entier; et qu'il suffit aux prolé-taires de prouver qu'ils ont toujours exercé quelque partie de ce

droit, pour être réintégrés dans la totalité. Celui, par exemple, quia le droit universel de posséder, donner, échanger, prêter, louer,

vendre,transformer ou détruire une chose, conserve ce droit tout

entier par le seul acte de prêter, n'eût-il jamais autrement mani-festé son domaine; de même nous verrons que l'égalité des biens,l'égalité des droits, la liberté, la volonté, la personnalité, sont au-tant d'expressions identiques d'une seule et même chose, du droitde conservation et de développement,en un mot, du droit de vivre,contre lequel la prescription ne peut commencer à courir qu'aprèsl'extermination des personnes.

Enfin quant au temps requis pour prescrire, il serait superflude montrer que le droit de propriété en général ne peut être acquis

par aucune possession de dix, de vingt, de cent, de mille, de centmille ans; et que, tant qu'il restera une tête humaine capable de

comprendre et de contester Je droit de propriété, ce droit ne sera

  jamais prescrit. Car il n'en est pas d'un principe de jurisprudence,d'un axiome de la raison comme d'un fait accidentel et contin-

gent la possession d'un homme peut prescrire contre la posses-sion d'un autre homme; mais, de même que le possesseur ne sau-rait prescrire contre lui-même, de même aussi la raison a toujoursla faculté de se réviser et réformer; l'erreur passée ne l'engage

pas pourl'avenir. La raison est éternelle et

toujours identique;l'institution de la proprieté, ouvrage de la raison ignorante, peutêtre abrogée par la raison mieux instruite ainsi la propriété ne

peut s'établir par la prescription. Tout cela est si solide et si vrai,que c'est précisément sur ces fondements que s'est établie la

maxime, qu'en matière de prescription l'erreur du droit ne pro-fite pas.

Mais je serais infidèle à ma méthode, et le lecteur serait endroit de m'accuser de charlatanisme et de mensonge, si je n'avais

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PREMIER MÉMOIRE

5.

rien de mieux à lui dire touchant la prescription. J'ai fait voir

précédemment que l'appropriation de la terre est illégale, et qu'ensupposant qu'elle ne le fût pas, il ne s'ensuivrait qu'une chose,savoir, l'égalité des propriétés; j'ai montré, en second lieu, que leconsentement universel ne prouve rien en faveur de la propriété,

et que, s'il prouvait quelque chose, ce serait encore l'égalité despropriétés. Il me reste à démontrer que la prescription, si ellepouvait être admise, présupposerait l'égalité des propriétés.

Cette démonstration ne sera ni longue ni difficile il suffira de

rappeler les motifs qui ont fait introduire la prescription.« La prescription, dit Dunod, semble répugner à l'équité natu-

relle, qui ne permet pas que l'on dépouille quelqu'un de son bienmalgré lui et à son insu, et que l'un s'enrichisse de la perte del'autre. Mais comme il arriverait souvent, si la prescription n'a-vait

pas lieu, qu'un acquéreurde bonne foi serait évincé

aprèsune longue possession; et que celui-là même qui aurait acquis duvéritable maître, ou qui se serait affranchi,d'une obligation pardes voies légitimes, venant à perdre son titre, serait exposé àêtre dépossédé ou assujetti de nouveau, le bien public exigeaitque l'on fixât un terme, après lequel il ne fût plus permis d'in-quiéter les possesseurs et de rechercher des droits trop longtempsnégligés. Le droit civil n'a donc fait que de perfectionner le droitnaturel et de supplée] au droit des gens, par la manière dont il aréglé la prescription; et comme elle est fondée sur le bien public,

qui est toujours préférable à celui des particuliers, bonoimblicomucapio introducta est, elle doit être traitée favorablement quandelle se trouve accompagnée des conditions requises par la loi. D

Toullier, Droit civil « Pour ne pas laisser la propriété deschoses dans une trop longue incertitude, nuisible au bien public,en ce qu'elle troublerait la paix des familles et la stabilité destransactions sociales les lois ont fixé un délai passé lequel ellesrefusent d'admettre la revendication, et rendent à la possessionson antique prérogative en y réunissant la propriété. »

Cassiodore disait de lapropriété, qu'elle est le seul port assuréau milieu des tempêtes de la chicane et des bouillonnements de la

cupidité Hic unus iater hmnanas procédas portas, quemsi homi-nes fervidâ vvluniate prœkrierint; in imdosis semper jargiis erra-buut.

Ainsi, d'après les auteurs, la prescription est un moyen d'ordrepublic, une restauration, en certains cas, du mode primitif  d'ac-quérir une fiction de la loi civile, laquelle emprunte toute sa force

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QU'EST-CEQUELA puopiuété?

de la nécessité de terminer des différends qui, autrement, ne pour-raient être réglés. Car, comme dit Grotius, le temps n'a par lui-même aucune vertu effective tout arrive dans le temps, mais riense se fait par le temps; la prescription ou le droit d'acquérir parle laps du temps est donc une fiction de la loi, conventionnelle-

ment adoptée.Mais toute propriété a nécessairement commencé par la pres-cription, ou, commedisaient les Latins, par l'usucapion, c'est-à-dire

par la possession continue je demande donc, en premier lieu,comment la possession peut devenir par le laps de temps pro-priété ? Rendez la possession aussi longue que vous voudrez; en-tassez les ans et les siècles, vous ne ferez  jamais que la durée, quipar elle-même ne crée rien, ne change rien, ne modifie rien,puisse métamorphoser l'usufruitier en propriétaire. Que la loicivile reconnaisse à un possesseur de bonne foi, établi depuis

longues années dans sa jouissance, le droit de ne pouvoir être dé-possédé par un survenant, elle ne fait en cela que confirmer undroit déjà respecté, et la prescription, appliquée de la sorte, signi-fie simplement que la possession commencée depuis vingt, trenteou cent ans, sera maiatenue à l'occupant. Mais lorsque la loi dé-clare que le laps de temps change le possesseur en propriétaire,elle suppose qu'un droit peut être créé sans une cause qui le pro-duise elle change la qualité du sujet sans motif; elle statue surce qui n'est point en litige; elle sort de ses attributions. L'ordre

publicet la sécurité des

citoyensne demandaient

quela

garantiedes possessions; pourquoi la loi a-t-elle créé des propriétés ? La

prescription était comme une assurance de l'avenir; pourquoi laloi en fait-elle un principe de privilége?'

Ainsi l'origine de la prescription est identique à celle de la pro-priété elle-même; et puisque celle-ci n'a pu se légitimer que sousla condition formelle d'égalité la prescription aussi est une desmille formes qu'a revêtues le besoin de conserver cette précieuseégalité. Et ceci n'est point une vaine induction, une conséquencetirée à perte de vue la preuve en est écrite dans tous les codes.

Et effet, si tous les peuples ont reconnu, par un instinct de jus-tice et de conservation, l'utilité et la nécessité de la prescription,et si leur dessein a été de veiller par là aux intérêts du possesseur,pouvaient-ils ne rien faire pour le citoyen absent, jeté Join de safamille et de sa patrie par le commerce, la guerre ou la captivité,hors d'état d'exercer aucun acte de possession ? Non. Aussi dansle temps même où la prescription s'introduisait dans les lois, on

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premier MÉMOIRE

admettait que la propriété se conserve par la seule volonté, nudoanim§. Or, si la propriété se conserve par la seule volonté, si ellene peut se perdre que par le fait du propriétaire, comment la

prescription peut-elle être utile ? comment la loi ose-t-elle pré-

sumer que le propriétaire, qui conserve par la seule intention, aeu l'intention d'abandonner ce qu'il a laissé prescrire? quel lapsde temps peut autoriser une pareille conjecture ? et de quel droitla loi punirait-elle l'absence du propriétaire en le dépouillant deson bien ? Quoi donc nous avons trouvé tout à l'heure que la

prescription et la propriété étaient choses identiques, et voilà

que nous trouvons maintenant qu'elles sont choses qui s'entre-détruisent.

Grotiue qui sentait la difficulté, y répond d'une manière si sin-

gulière, 411'ellemérite d'être rapportée Bene sperandum de homi-

nibus, ac proptereà non putandum cos hoc esse aninw ut, reï ca-ducœ causa hotninem alterum velint in perpeluo peccato versari,quod evitari sœpènonpoterit sine tali derelictione « Oùest rho"mme,dit-il, à l'âme assez peu chrétienne, qui, pour une misère, vou-drait éterniser le péché d'un possesseur, ce qui arriverait infailli-blement, s'il ne consentait à faire abandon de son droit? » Par-dieu je suis cet homme-là. Dussent un million de propriétairesbrûler jusqu'au jugement, je leur mets sur la conscience la partqu'ils me ravissent dans les biens de ce monde. A cette considé-

ration puissante, Grotius en joint une autre c'est qu'il est plussûr d'abandonner un droit litigieux que de plaider, de troubler lapaix des nations et d'attiser le feu de la guerre civile. J'accepte,si l'on veut, cette raison, pourvu que l'on m'indemnise; mais, sicette indemnité m'est refusée, que m'importe à moi prolétaire lerepos et la sécurité des riches ? Je me soucie de l'ordre publiccomme du salut des propriétaires je demande à vivre en tra-vaillant, sinon je mourrai en combattant.

Dans quelques subtilités que l'on s'engage, la prescription est unecontradiction de la

propriété

ou

plutôt,la

prescriptionet la

pro-priété sont deux formes d'un seul et même principe, mais deuxformes qui se servent réciproquement de correctif; et ce n'est pasune des moindres bévues de la jurisprudence ancienne et moderned'avoir prétendu les accorder. En effet si nous ne voyons dansl'établissement de la propriété, que le désir de garantir à chacunsa part au sol et son droit au travail; dans la séparation de lanue-propriété d'avec la possession, qu'un asile ouvert aux absents,aux orphelins, à tous ceux qui ne peuvent connaître ou défendre

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QU'EST-CE QUE LA propriété?

leurs droits; dans la prescription, qu'un moyen, soit de repousserles prétentions injustes et les envahissements, soit de terminer lesdifférends que suscitent les transplantations de possesseurs; nousreconnaîtrons, dans ces formes diverses de la justice humaine, les

efforts spontanés de la raison venant au secours de l'instinct so-cial nous verrons, dans cette réserve de tous les droits, le senti-ment de l'égalité, la tendance constante au nivellement. Et, faisantla part de la réflexion et du sens intime, nous trouverons, dans

l'exagération même des principes, la confirmation de notre doc-trine puisque, si l'égalité des conditions et l'association univer-selle ne se sont pas plus tôt réalisées, c'est que le génie des légis-lateurs et le faux savoir des juges devaient, pendant un temps,faire obstacle au bon sens populaire et que, tandis qu'un éclairde verité illuminait les sociétés primitives, les premières spécula-tions des chefs ne pouvaient enfanter que ténèbres.

Après les premières conventions, après les ébauches de lois etde constitutions, qui furent l'expression des premiers besoins, lamission des hommes de loi devait être de réformer ce qui, dansla législation, était mauvais; de compléter ce qui restait défec-tueux de concilier, par de meilleures définitions, ce qui parais-sait contradictoire au lieu de cela, ils se sont arrêtés au senslittéral des iois se contentant du rôle servile de commentateurset de scoliastes. Prenant pour axiomes de l'éternelle et indéfec-

tible vérité les inspirations d'une raison nécessairement faible etfautive, entraînés par l'opinion générale, subjugués par la religiondes textes, ils ont toujours posé en principe à l'instar des théo-logiens, que cela est infailliblement vrai. qui est admis universel-lement, partout et toujours, quoi ab omnibus quod nbique, quoisemper, comme si une croyance générale mais spontanée prou-vait autre chose qu'une apparence générale. Ne nous y tromponspoint l'opinion de tous les peuples peut servir à constater l'aper-ception d'un fait, le sentiment vague d'une loi; elle ne peut riennous apprendre ni sur le fait ni sur la loi. Le consentemeut du

genre humain est une indication de la nature, et non pas, commel'a dit Cicéron, une loi de la nature. Sous l'apparence reste ea-chée la vérité, que la foi peut croire, mais que la réflexion seulepeut connaître. Tel a été le progrès constant de l'esprit hmnaïun

en tout ce qui concerne les phénomènes physiques et les créationsdu génie comment eu serait-il autrement des faits de conscienceet des règles de nos actions ?

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PREMIER MÉMOIRE

§ 4. – Du TRAVAIL.– Quele travail n'a par lui-même, sur les chosesde la nature, aucune puissanced'appropriation.

Nous allons démontrer, par les propres aphorismes de l'écono-

mie politique et du droit, c'est-à-dire par tout ce que la pro-priété peut objecter de plus spécieux

1° Que le travail n'a par lui-même, sur les choses de la nature,aucune puissance d'appropriation;

2° Qu'en reconnaissant toutefois cette puissance au travail, onest conduit à l'égalité des propriétés, quelles que soient, d'ailleurs,l'espèce du travail, la rareté du produit et l'inégalité des facultésproductives;

3° Que, dans l'ordre de la justice, le travail détruit la propriété.

A l'exemple de nos adversaires, et afin de ne laisser sur notrepassage ni ronces ni épines, reprenons la question du plus hautqu'il est possible.

M. Ch. Comte, Traité de la propriété« La France considérée comme nation, a un territoire qui lui

est propre. »La France, comme un seul homme, possède un territoire qu'elle

exploite; elle n'en est pas propriétaire. Il en est des nations entreelles comme des individus entre eux elles sont usagères et tra-vailleuses c'est par abus de langage qu'on leur attribue le do-

maine du sol. Le droit d'user et d'abuser n'appartient pas plusau peuple qu'à l'homme; et viendra le temps où la guerre entre-

prise pour réprimer l'abus du sol chez une nation, sera une guerresacrée.

Ainsi, M. Ch. Comte, qui entreprend d'expliquer comment la

propriété se forme, et qui débute par supposer qu'une nation est

propriétaire, tombe dans le sophisme appelé pétition de principe;dès ce moment; toute son argumentation est ruinée.

Si le lecteur trouvait que c'est pousser trop loin la logique que

de contester à une nation la propriété de son territoire, je me bor-nerais à rappeler que du droit fictif de propriété nationale sontissus, à toutes les époques, les prétentions de suzeraineté, lestributs, régales, corvées, contingents d'hommes et d'argent, four-nitures de marchandises, etc., et, par suite,les refus d'impôts, lesinsurrections, les guerres et les dépopulations.

« Il existe, au milieu de ce territoire, des espaces de terre fort

étendus, qui n'ont pas été convertis en propriétés individuelles.

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qu'est-ce que la. propriété?

Ces terres, qui consistent généralement en forêts, appartiennent àla masse de la population, et le gouvernement qui en perçoit lesrevenus les emploie ou doit les employer dans l'intérêt commun. »

Doit les employer est bien dit.; cela empêche de mentir.«

Qu'ellessoient mises en vente. »

Pourquoi mises en vente? Qui a droit de les vendre? Quandmême la nation serait propriétaire, la génération d'aujourd'huipeut-elle déposséder la génération de demain? Le peuple possèdeà titre d'usufruit; le gouvernement régit, surveille protège, faitles actes de justice distributive s'il fait aussi des concessions deterrain, il ne peut concéder qu'à usage; il n'a droit de vendre nid'aliéner quoi que ce soit. N'ayant pas qualité de propriétaire,comment pourrait-il transmettre la propriété ?

« Qu'un homme industrieux en achète une partie, un vaste ma-

rais, par exemple il n'y aura point ici d'usurpation, puisque !e pu-blic en reçoit la valeur exacte par les mains de son gouvernement,et qu'il est aussi riche après la vente qu'il l'était auparavant.

Ceci devient dérisoire. Quoi parce qu'un ministre prodigue,imprudent ou inhabile, vend les biens de l'État, sans queje puissefaire opposition à la vente, moi, pupille de l'État, moi qui n'aivoix consultative ni délibérative au conseil de l'État, cette ventesera bonne et légale Les tuteurs du peuple dissipent son patri-moine, et il n'a point de recours J'ai perçu, dites-vous, par

les mains du gouvernement ma part du prix de la vente maisd'abord je n'ai pas voulu vendre, et, quand je l'aurais voulu, jene le pouvais pas, je n'en avais pas le droit. Et puis, je ne mesuispoint aperçu que cette vente m'ait profité. Mes tuteurs ont habilléquelques soldats, réparé une vieille citadelle, érigé à leur orgueilquelque coûteux et chétif  monument; puis ils ont tiré un feu d'ar-tifice et dressé un mât de cocagne qu'est-ce que cela, en compa-raison de ce que je perds?

L'acquéreur plante des bornes, se clot et dit Ceci est à moi,

chacun chez soi, chacun pour soi. Voici donc un espace de terri-toire sur lequel désormais nul n'a droit de poser le pied, si cen'est le propriétaire et les amis du propriétaire; qui ne peut pro-fiter à personne si ce n'est au propriétaire et à ses serviteurs.Que ces ventes se multiplient, et bientôt le peuple, qui n'a pu nivoulu vendre, qui n'a pas touché le prix de la vente, n'aura plusoù se reposer, ou s'abriter, où récolter il ira mourir de faim à laporte du propriétaire, sur le bord de cette propriété qui fut son

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PREMIER MÉMOIRE

héritage; et le propriétaire le voyant expirer dira Ainsi périssentles fainéants et les lâches 1

Pour faire accepter l'usurpation du propriétaire, M. Ch. Comteaffecte de rabaisser la valeur des terres au moment de la vente.

« Il faut prendre garde de s'exagérer l'importance de ces usur-

pations on doit les apprécier par le nombre d'hommes que fai-saient vivre les terres occupées, et par les moyens qu'elles leurfournissaient. Il est évident, par exemple, que si l'étendue de terrequi vaut aujourd'hui mille francs ne valait que cinq centimesquand elle fut usurpée, il n'y a réellement que la valeur de cinqcentimes de ravie. Une lieue carrée de terre suffirait à peine pourfaire vivre un sauvage dans la détresse elle assure aujourd'huides moyens d'existence à mille personnes, II y a neuf cent quatre-vingt-dix-neuf  parties qui sont la propriété légitime des posses-

seursil

n'ya eu

d'usurpation que pourun millième dj

la valeur,»Un paysan s'accusait en confession d'avoir détruit un acte parlequel il se reconnaissait débiteur de cent écus. Le confesseur di-sait Il faut rendre ces cent écus. Non, répondit le paysan, jerestituerai deux liards pour la feuille de papier.

Le raisonnement de M. Ch. Comte ressemble à la bonne foi de cepaysan. Le sol n'a pas seulement une valeur intégrante et ac-tuelle, il a aussi une valeur de puissance et d'avenir, laquelle dé-

pend de notre habileté à le faire valoir et à le mettre en œuvre.Détruisez une lettre de change, un billet à ordre, un acte de cons-

titution de rentes; comme papier, vous détruisez une valeurpresque nulle; mais avec ce papier, vous détruisez votre titre, et,en perdant votre titre, vous vous dépouillez de votre bien. Détrui-sez la terre, ou ce qui revient au même pour vous, vendez-lanon-seulement vous aliénez une, deux ou plusieurs récoltes, maisvous anéantissez tous les produits que vous pouviez en tirer, vous,vos enfants et les enfants de vos enfants.

Lorsque M. Ch. Comte. l'apôtre de la propriété et le panégy-riste du travail, suppose une aliénation de territoire de la part du

gouvernement, il ne faut pas croire qu'il fasse cette suppositionsans motif et par surérogation il eu avait besoin. Comme il repous-sait le système d'occupation, et que d'ailleurs il savait que le tra-vail ne fait pas le droit, sans la permission préalable d'occuper,il s'est vu forcé de rapporter cette permission à l'autorité du gou-vernement, ce qui signifie que îa propriété a pour principe la sou-veraineté du peuple, ou, en d'autres termes, le consentement uni-versel. Nous avons discuté ce préjugé.

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉÏÉ? `~

Dire que la propriété est fille du travail, puis donner au travailune concession pour moyen d'exercice, »e'est bien, si je ne metrompe, former un cercle vicieux. Les contradictions vont venir.

« Un espace de terre déterminé ne peut produire des aliments

que pourla consommation d'un homme pendant une

journéesi le possesseur, par son travail, trouve moyen de lui en faireproduire pour deux jours, il en double la valeur. Cette valeurnouvelle est son ouvrage, sa création; elle n'est ravie à personnec'est sa propriété. »

Je soutiens que le possesseur est payé de sa peine et de son in-dustrie par sa double récolte, mais qu'il n'acquiert aucun droitsur le fonds. Que le travailleur fasse les fruits siens, je l'accorde;mais je ne comprends pas que la propriété des produits emportecelle de la matière. Le pêcheur, qui, sur la même côte, sait

prendre plus de poisson que ses confrères, devient-il, par cettehabileté, propriétaire des parages où il pêche? L'adresse d'unchasseur fut-elle jamais regardée comme un titre de propriété surle gibier d'un canton ? La parité est parfaite le cultivateur dili-gent trouve dans une récolte abondante et de meilleure qualité la

récompense de son industrie; s'il a fait sur le sol des améliora-tions, il a droit à une préférence comme possesseur; jamais, enaucune façon, il ne peut être admis à présenter son habileté decultivateur comme un titre à la propriété du sol qu'il cultive.

Pour transformer lapossession

enpropriété,

il faut autre choseque le travail, sans quoi l'homme cesserait d'être propriétaire dèsqu'il cesserait d'être travailleur; or, ce qui fait la propriété, d'a-près la loi, c'est la possession immémoriale, incontestée, en unmot, la prescription; le travail n'est que le signe sensible, l'actematériel par lequel l'occupation se manifeste. Si donc le cultiva-teur reste propriétaire après qu'il a cessé de travailler et de pro-duire si sa possession, d'abord concédée, puis tolérée, devientà la fin inaliénable c'est par le Bénéfice de la loi civile eL envertu du principe d'occupation. Cela est tellement vrai, qu'il n'est

pas un contrat de vente, pas un à bail à ferme ou à loyer, pas uneconstitution de rente qui ne le suppose. Je n'en citerai qu'unexemple.

Comment évalue-t-on un immeuble? par son produit. Si uneterre rappprte 1,000 fr.on dit qu'à pour cent cette terre vaut20,000 fr., à 4 pour cent, 25,000 fr., etc.; cela signifie, en d'autrestermes, qu'après vingt ou vingt-cinq ans le prix de cette terreaura été remboursé à l'acquéreur. Si donc, après un laps de

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PREMIERMÉMOIRE

temps, le .prix. d'un immeuble est intégralement payé, -pourquoil'acquéreur continue-t-il à être propriétaire ? A cause du droit

d'occupation, sans lequel toute vente serait un réméré.Le système de l'appropriation par le travail est donc en contra-

diction avec leCode;

etlorsque

lespartisans

de cesystème pré-tendent s'en servir pour expliquer les lois, ils sont en contradic-

.tion avec eux-mêmes.« Si des hommes parviennent à fertiliser une terre qui ne pro-

duisait rien, ou qui même était funeste, comme certains marais,ils créent par cela même la propriété tout entière.

A quoi bon grossir l'expression et jouer aux équivoques, commesi l'on voulait faire prendre le change? Ils créent la propriété toutentière; vous voulez dire qu'ils créent une capacité productive, qui,auparavant, n'existait pas; mais cette capacité ne peut être créée

qu'à la condition d'une matière qui en est le soutien. La sub-stance du sol reste la même; il n'y a que ses qualités et modifica-tions qui soient changées. L'homme a tout créé, tout, excepté lamatière elle-même. Or, c'est de cette matière que je soutiensqu'il ne peut avoir que la possession et l'usage, sous la condition

permanente du travail, lui abandonnant pour un moment la pro-priété des choses qu'il a produites.

Voici donc un premier point résolu la propriété du produit,quand même elle serait accordée, n'emporte pas la propriété de

l'instrument;cela ne me

semble pas avoirbesoin

d'une plus ampledémonstration. Il y a identité entre le soldat possesseur de sesarmes, le maçon possesseur des matériaux qu'où lui confie, le pê-cheur possesseur des eaux, le chasseur possesseur des champs etdes bois, et le cultivateur possesseur des terres tous seront, sil'on veut, propriétaires de leurs produits; aucun n'est proprié-taire de ses instruments. Le droit au produit est exclusif, jus inre,; le droit à l'instrument esj commun, jus ad rem.

§ 5. – Que le travail conduit à l'égalité des propriétés.

Accordons toutefois que le travail confère un droit de propriétésur la matière pourquoi ce principe n'est-il pas universel ? Pour-

quoi le bénéfice de cette prétendue loi, restreint au petit nombre,est-il dénié la foule des travailleurs ? Un philosophe, prétendantque tous les animaux naquirent autrefois de la terre échauffée parles rayons du soleil, à peu près comme des champignons, et à quil'on demandait pourquoi la terre ne produit plus rien de la même

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QU'EST-CE QUE LA propriété? `~

manière Parce qu'elle est vieille et qu'elle a perdu sa fécondité,répondit-il. Le travail, autrefois si fécond, serait-il pareillementdevenu stérile ? Pourquoi le fermier n'acquiert-il plus, par le tra-vail, cette terre que le travail acquit jadis au propriétaire?

C'est, dit-on qu'elle se trouve déjà appropriée. Ce n'est pasrépondre. Un domaine est affermé50 boisseaux par hectare; letalent et le travail d'un fermier élèvent ce produit au double cesurcroît est la création du fermier. Supposonsque le maître, parune rare modération, n'aille pas jusqu'à s'emparer de ce produiten augmentant le fermage, et qu'il laisse le cultivateur jouir deses œuvres, la justice n'est pas pour cela satisfaite. Le fermier, enaméliorant le fonds, a créé une valeur nouvelledans la propriété,donc il a droit à une portion de la propriété. Si le domaine valaitprimitivement100,600fr., et que,.par le- 'ravaux du fermier, il

ait acquis une valeur de 150,000 fr., le .ermier, producteur decette plus-value, est propriétaire légitimedu tiers de ce domaine.M. Ch. Comten'aurait pu s'inscrire en faux contre cette doctrinecar c'est lui qui a dit

« Les hommes qui rendent la terre plus fertile ne sont pasmoins utiles à leurs semblables que s'ils en créaient une nouvelleétendue. »

Pourquoi donc cette règle n'est-elle pas applicable à celui quiaméliore, aussi bien qu'à celui qui défriche? Par le travail du

premier,la terre vaut 1;

parle travail du

second,elle vaut 2;

de la part de l'un et de l'autre, il y a création de valeur égalepourquoi n'accorderait-oi.^as à tous deux égalité de propriété?A moins que l'on n'invoque de nouveaule droit de premier occu-pant, je défiequ'on oppose à cela rien de solide.

Mais, dira-t-on, quand on accorderait ce que vous demandez,on n'arriverait pas à une division beaucoupplus grande des pro-priétés. Les terres n'augmentent pas indéfinimentde valeur: aprèsdeux ou trois cultures, elles atteignent rapidement leur maximumde fécondité. Ce que l'art agronomique y ajoute, vient plutôt du

progrès des sciences et de la diffusiondes lumières, que de l'ha-bileté des laboureurs. Ainsi, quelques travailleurs à réunir à lamasse des propriétaires ne seraient pas un argument contre lapropriété.

Ce serait en effetrecueillir de ce débat un fruit bien maigre, sinos efforts n'aboutissaient qu'à étendre le privilége du sol et lemonopolede l'industrie, en affranchissantseulement quelquescen-taines de travailleurs sur des millionsde Drolétaires mais ce se-

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PBEMIER MÉMOIRE

rait aussi comprendre bien mal notre propre pensée, et faire

preuve de peu d'intelligenceet de logique.Si le travailleur, qui ajoute à la valeur de la chose, a droit à la

propriété, celui qui entretient cette valeur acquiert le mêmedroit.Car, qu'est-ce qu'entretenir? c'est ajouter sans cesse, c'est créer

d'une manière continue. Qu'est-ceque cultiver? c'est donner ausol sa valeur de chaque année; c'est par une création, tous lesans renouvelée, empêcher que la valeur d'une terre ne diminueou ne se détruise. Admettant donc la propriété commerationnelleet légitime, admettant le fermage commeéquitable et juste, je disque celui qui cultive acquiert la propriété au même titre que celuiqui défricheet que celui qui améliore et que chaque fois qu'unfermier paye sa rente, il obtient sur le champ confié à ses soinsune fraction de propriété dont le dénominateur est égal à la quo-

tité de cette rente. Sortez de là, vous tombez dans l'arbitraire et –la tyrannie, vous reconnaissez des privilégesde castes, vous sanc-tionnez le servage.

Quiconquetravaille devient propriétaire ce fait ne peut êtrenié dans les principes actuels de l'économie'politique et du droit.Et quandje dis propriétaire, je n'entends pas seulement, commenos économisteshypocrites, propriétaire de ses appointements, deson salaire, de ses gages; je veux dire propriétaire de la valeurqu'il crée, et dont le maître seul tire le bénéfice.

Commetout ceci touche à la théorie des salaires et de la distri-bution des produits, et que cette matière n'a point encore été rai-sonnablementéclaircie, je demande permission d'y insister; cettediscussionne sera pas inutile à la cause. Beaucoupde gens par-lent d'admettre les ouvriers en participation des produits et desbénéfices mais cette participation que l'on demande pour eux estde pure bienfaisance; on n'a jamais démontré, ni peut-être soup*çonné, qu'elle fût un droit naturel, nécessaire,inhérent au travail,inséparable de la qualité de producteur jusque dans le dernier desmanœuvres.

Voicima proposition Le travailleur conserve,mêmeaprès avoirreçu son salaire, un droit naturel de propriété sur la chose qu'il aproduite.

Je continue à citer M. Ch. Comte« Des ouvriers sont employés à dessécher ce marais, à en arra-

cher les arbres et les broussailles, en un mot à nettoyer le sol ilsen accroissent la valeur, ils en font une propriété plus considé-rable la valeur qu'ils -y ajoutent leur est payée par les aliments

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qu'est-ce que hk propriété?

qui leur sont donnés et par le prix de leurs journées elle devientla propriété du capitaliste. »

Ce prix ne suffit pas le travail des ouvriers a créé une valeur;or, cette valeur est leur propriété. Mais ils ne l'out ni vendue, ni

échangée;et

vous capitaliste,vous ne l'avez

point acquise.Que

vous ayez un droit partiel sur le tout pour les fournitures quevous avez faites et les subsistances que vous avez procurées, rienn'est plus juste vous avez contribué à la production, vous devezavoir part à la jouissance. Mais voire droit n'annihile pas celuides ouvriers, qui, malgré vous, ont été vos coliogues dans l'œuvrede produire. Que parlez-vous de salaires ? L'argent dont vous

payez les journées des travailleurs solderait à peine quelques an-nées de la possession perpétuelle qu'ils vous abandonnent. Le sa-laire est la dépense qu'exigent l'entretien et la réparation journa-

lière du travailleur vous avez tort d'y voir le prix d'une vente.L'ouvrier n'a rien vendu il ne connaît ni son droit, ni l'étenduede la cession qu'il vous a faite ni le sens du contrat-que vousprétendez avoir passé avec lui. De sa part, ignorance complète;de la votre, erreur et surprise si même on se doit dire dol etfraude.

Rendons, par un autre exemple, tout ceci plus clair et d'unevérité plus frappante.

Personne n'ignore quelles difficultés rencontre la conversiond'une terre inculte en terre labourable et

productiveces diffi-

cultés sont telles que le plus souvent l'homme isolé périrait avantd'avoir pu mettre le sol en état de lui procurer la moindre subsis-tance. Il faut pour cela les efforts réunis et combinés de la société,et toutes les ressources de l'industrie. M. Ch. Comte cite à ce su-

 jet des faits nombreux et authentiques, sans se douter un momentqu'il amoncelle des témoignages contre son propre système.

Supposons qu'une colonie de vingt ou trente familles s'établissedans un canton sauvage couvert de broussailles et de bois, etdont, par convention, les indigènes consentent à se retirer. Cha-

cune de ces familles dispose d'un capital médiocre, mais suffisant,tel enfin qu'un colon peut le choisir des animaux, des graines,des outils, un peu d'argent et des vivres. Le territoire partagé,chacun se loge de son mieux et se met à défricher le lot qui luiest échu. Mais, après quelques semaines de fatigues inouïes, depeines incroyables, de travaux ruineux et presque sans résultat,nos gens commencent à se plaindre du métier; la condition leurparaît dure ils maudissent leur triste existence.

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PREMIERMÉMOIRE

Tout à coup, l'un des plus avisés tue un porc, en sale une par-tie, et, résolu de sacrifier le reste de ses provisions va trouverses compagnons de misère. Amis, leur dit-il d'un ton plein debienveillance, quelle peine vous prenez pour faire peu de besogne

et pour vivre mal Quinze Jours de travail vous ont mis auxabois Faisons un marché dans lequel tout sera profit pour vous; je vous offre la pitance et le vin; vous gagnerez par jour tant;nous travaillerons ensemble, et, vive Dieu mes amis, nous serons

 joyeux et contents!1Croit-on que des estomacs délabrés résistent à une pareille ha-

rangue ? Les plus affamés suivent le perfide invitateur on se metà l'œuvre; le charme de la société, l'émulation, la joie, l'assistancemutuelle doublent les forces; le travail avance à vue d'œil; ondompte la nature au milieu des chants et des ris; en peu de tempsle sol est métamorphosé; la terre ameublie n'attend plus que lasemence. Cela fait, le propriétaire paye ses ouvriers, qui en se re-tirant le remercient, et regrettent les jours heureux qu'il ont pas-sés avec lui.

D'autres suivent cet exemple, toujours avec le même succès;puis, ceux-là installés, le reste se disperse chacun retourne à sonessart. Mais en essartant il faut vivre; pendant qu'on défrichait

pour le voisin, on ne défrichait pas pour soi une année est déjàperdue pour les semailles et la moisson. L'on avait compté qu'en

louant sa main-d'œuvre on ne pouvait que gagner, puisqu'onépargnerait ses propres provisions, et qu'en vivant mieux on au-rait encore de l'argent. Faux calcul on a créé pour un autre uninstrument de production et l'on n'a rien créé pour soi; les diffi-cultés du défrichement sont restées les mêmes; les vêtements s'u-

sent, les provisions s'épuisent, bientôt la bourse se vide au profitdu particulier pour qui l'on a travaillé, et qui seul peut fournirles denrées dont on manque, puisque lui seul est en train de cul-ture. Puis, quand le pauvre défricheur est à bout de ressources,semblable à l'ogre de la Table, qui flaire de loin sa victime,l'homme à la pitance se représente; il offre à celui-ci de le re-prendre à la journée, à celui-là de lui acheter, moyennant bon

prix, un morceau de ce mauvais terrain dont il ne l'ait rien, nefera jamais rien; c'est-à-dire qu'il fait exploiter pour son proprecompte le champ de l'un par l'autre; si bien qu'après une vingtained'années, de trente particuliers primitivement égaux en fortune,cinq ou six seront devenus propriétaires de tout le canton, lesautres auront été dépossédés philanthropiquemcnt.

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qu'est-ce QUE LA PROPRIÉTÉ?`~

Dans ce siècle de moralité bourgeoise où j'ai eu le bonheur denaître, le sens moral est tellement affaibli, que je ne serais pointdu tout étonné de m'entendre demander par maint honnêtepro-priétairej cequeje trouveà tout cela d'injuste et d'illégitime.Ame

de boue cadavre galvanisé commentespérer de vous convaincresi le volen action ne vous semble pas manifeste? Un homme, pardouces et insinuantes paroles, trouve le secret de faire contribuerles autres à son établissement; puis, une fois enrichi par le com-mun effort, il refuse, aux mêmes conditions qu'il a lui-mêmedic-tées, de procurer le bien-être de ceux qui firent sa fortune etvous demandezce qu'une pareille conduitea de frauduleux 1 Sousprétexte qu'il a payé ses ouvriers, qu'il ne leur doit plus rien,qu'il n'a que faire de se mettre au service d'autrui, tandis que sespropres occupations le réclament, il refuse, dis-je, d'aider les

autres dans leur établissement, commeils l'ont aidé dans le sien;et lorsque, dans l'impuissance de leur isolement, ces travailleursdélaissés tombent dans la nécessité de faire argent de leur héri-tage, lui, ce propriétaire ingrat, ce fourbe parvenu, se trouve prêtà consommer leur spoliation et leur ruine. Et vous trouvez cela

  juste 1 prenez garde, je lis dans vos regards surpris le reproched'une consciencecoupable bien plus que le naïf étonnementd'uneinvolontaire ignorance.

Le capitaliste,dit-on, a payé les journées des ouvriers; pour être

exact, il faut dire que le capitalistea payéautant de fois une jour-née qu'il a employéd'ouvriers chaque jour, ce qui n'est point dutout la même chose. Car, cette force immense qui résulte del'union et del'harmonie des travailleurs, de la convergenceet dela simultanéité de leurs efforts, il ne l'a point payée. Deuxcentsgrenadiers ont en quelques heures dressé l'obélisque de Luqsorsur sa base; suppose-t-on qu'un seulhomme, en deuxcents jours,en serait venu à bout? Cependant, au compte du capitaliste, lasommedes salaires eût été la même. Eh bien, un désert à mettreen culture, une maison à bâtir, une manufacture à

exploiter,c'est

l'obélisque à soulever, c'est une montagne à changer de place.La plus petite fortune, le plus mince établissement, la mise entrain de la plus chétive industrie, exige un concours de travauxet de talents si divers, que le même homme n'y suffirait jamais.Il est étonnant que les économistesne l'aient pas remarqué. Fai-sons doncla balance de ce que le capitaliste a reçu et de ce qu'ila payé.

Il faut au travailleur un salaire qui le fasse vivre pendant qu'il

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PREMIER iJIÉJIOIRE

travaille, car il ne produit qu'en consommant. Quiconque occupeun homme lui doit nourriture et entretien, ou salaire équivalent.C'est la première part à faire dans toute production. J'accorde,pour le moment, qu'à cet égard le capitaliste se soit dûment ac-

quitté.Il faut que le travailleur, outre sa subsistance actuelle, trouvedans sa production une garantie de sa subsistance future, souspeine de voir la source du produit tarir, et sa capacité productivedevenir nulle en d'autres termes il faut que. le travail à faire re-naisse perpétuellementdu travail accompli telle est la loi univer-selle de reproduction. C'est ainsi que le cultivateur propriétairetrouve 1° dans ses récoltes, les moyens non-seulement de vivrelui et sa famille, mais d'entretenir et d'améliorer son capital,d'élever des bestiaux, en un mot de travailler encore et de re-produire toujours; 2° dans la propriété d'un instrument produc-tif, l'assurance permanente d'un fonds d'exploitation et de tra-vail.

Quel est le fonds d'exploitation de celui qui loue ses services?le besoin présumé que le propriétaire a de lui, et la volonté qu'illui supposegratuitement de l'occuper. Commeautrefois le roturiertenait sa terre de la munificenceet du bon plaisir du seigneur, demême aujourd'hui l'ouvrier tient son travail du bon plaisir et désbesoins du maître et du propriétaire c'est ce qu'on nomme pos-

séder à titre précaire (1). Maiscette conditionprécaire est une in- justice, car elle implique inégalité dans le marché. Le salaire dutravailleur ne dépasse guère sa consommation courante et ne luiassure pas le salaire du lendemain,tandis que le capitaliste trouvedans l'instrument produit par le travailleur un gage d'indépendanceet de sécurité pour l'avenir.

Or, ce ferment reproducteur, ce germe éternel de vie, cette pré-paration d'un fonds et d'instruments de production, est ce que lecapitaliste doit au producteur, et qu'il ne lui rend jamais et c'estcette dénégationfrauduleuse qui fait l'indigence du travailleur, leluxe de l'oisif et l'inégalité des conditions. C'est en cela surtoutque consiste ce que l'on a si bien nommé exploitation de l'hommepar l'homme.

De trois choses l'une, ou le travailleur aura part à la chosequ'il

(I) Précaire,de precor, je prie, parceque l'acte de concessionmar-quait expressémentque le seigneuravait concédéaux prières de seshommesou serfsla permissionde travailler-

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QU'EST-CE QUE LA propriété"?

produit avec un chef, déduction faite de tous les salaires, ou lechef  rendra au travailleur un équivalent de services productifs, oubien enfin il s'obligera à le faire travailler toujours. Partage du

produit, réciprocité de services, ou garantie d'un travail perpétuel,le capitaliste ne saurait échapper à cette alternative. Mais il est évi-

dent qu'ilne

peutsatisfaire à la seconde et à la troisième

de cesconditions il ne peut ni se mettre au service de ces milliers d'ou-vriers, qui, directement ou indirectement, lui ont procuré son éta-blissement ni les occuper tous et toujours. Reste donc le partage dela propriété. Mais si la propriété est partagée, toutes les conditionsseront égales; il n'y aura plus ni grands capitalistes ni grandspropriétaires.

Lors donc que M. Ch. Comte, poursuivant son hypothèse; nousmontre son capitaliste acquérant successivement la propriété detoutes les choses qu'il paye, il s'enfonce de plus en plus dans son

déplorable paralogisme; et comme son argumentation ne changepas, notre réponse revient toujours.

« D'autres ouvriers sont employés à construire des bâtiments;les uns tirent la pierre de la carrière, les autres la transportent,d'autres la taillent, d'autres la mettent en place. Chacun d'euxajoute à la matière qui lui passe entre les mains une certaine va-leur, et cette valeur, produit de son travail, est sa propriété. Il lavend, à mesure qu'il la forme, au propriétaire du fonds, qui luien paye le prix en aliments et en salaires. »

Divide et impera divise, et tu régneras; divise, et tu devien-dras riche; divise, et tu tromperas les hommes, et tu éblouirasleur raison, et tu te moqueras de la justice. Séparez les travail-leurs l'un de l'autre, il se peut que la journée payée à chacun sur-passe la valeur de chaque produit individuel mais ce n'est pasde cela qu'il s'agit. Une force de mille hommes agissant pendantvingt jours a été payée comme la force d'un seul le serait pourcinquante-cinq années; mais cette force de mille a fait en vingt

 jours ce que la force d'un seul, répétant son effort pendant unmillion dé siècles, n'accomplirait pas: le marché est-il équitable?

Encore une fois, non lorsque vous avez payé toutes les foi cesin-dividuelles, vous n'avez pas payé la force collective; par consé-quent, il reste toujours un droit de propriété collective que vousn'avez point acquis, et dont vous jouissez injustement.

Je veux qu'un salaire de vingt jours suffise à cette multitude

pour se nourrir, se loger, se vêtir pendant vingt jours le travailcessant après ce terme expiré, que deviendra-t-elle, si, à mesure

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PREMIERMÉMOIRE

o

qu'elle crée, elle abandonne ses ouvrages à des propriétaires quibientôt la délaisseront ? Tandis que le propriétaire, solidement af-fermi, grâce au concours de tous les travailleurs, vit en sécurité etne craint plus que le travail ni le pain lui manquent, l'ouvrier n'a

d'espoir qu'en la bienveillance de ce même propriétaire, auquel il

a vendu et inféodé sa liberté. Si donc le propriétaire, se retran-chant dans sa suffisance et dans son droit, refuse d'occuper l'ou-vrier, comment l'ouvrier pourra-t-il vivre? Il aura préparé un ex-cellent terrain, et il n'y sèmera pas; il aura bâti une maisoncommode et splendide, et il n'y logera pas; il aura produit de tout,et il ne jouira de rien.

Nous marchons par le travail à l'égalité chaque pas que nousfaisons nous en approche davantage; et si la force, la diligence,l'industrie des travailleurs étaient égales, il est évident que les

fortunes le seraient pareillement. En effet, si, comme on le pré-tend et comme nous l'avons accordé, le travailleur est propriétairede la valeur qu'il crée, il s'ensuit

1° Que le travailleur acquiert aux dépens du propriétaire oisif,2° Que toute production étant nécessairement collective, l'ouvrier

a droit, dans la proportion de son travail, à la participation des

produits et des bénéfices;3* Que tout capital accumulé étant une propriété sociale, nul

n'en peut avoir*la propriété exclusive.Ces conséquences sont irréfragables seules elles suffiraient pour

bouleverser toute notre économie, et changer nos institutions etnos lois. Pourquoi ceux-là mêmes qui ont posé le principe re-fusent-ils maintenant de le suivre? Pourquoi les Say, les Comte,les Hennequin et autres, après avoir dit que la propriété vient dutravail, cherchent-ils ensuite à l'immobiliser par l'occupation et la

prescription? iMais abandonnons ces sophistes à leurs contradictions et à leur

aveuglement; le bon sens populaire fera justice de leurs équivoques.Hâtons -nous de l'éclairer et de lui montrer le chemin. L'égalité ap-

proche déjà nous n'en sommes séparés que par un court inter-valle, demain cet intervalle sejajranchi.

.<<)7~§ 6.

Quedaifs^soeiSté-tbusfp^alairessont égaux.

 /•^Lorsque les sainwsiEaoni|nj, las fouHjpistes, et en général tous

ceux qui, de nos jourâ^,seijêlenljà'écbÈSgD|ie sociale et de réforme,

inscrivent sur leur ctrapeàu•

-V/ mSCl'lventsur leur apeà

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ ?̀~

A chacunselonsa capacité,à chaquecapacitéselonses œuvres. (Saint-Simon.)

A chacunselonson capital, sontravail et son talent.(Fourier.)

ils entendent, bien qu'ils ne le disent pas d'une manière aussi for-

melle, que les produits de ia nature sollicitée par le travail et l'in-dustrie sont une récompense, une palme, une couronne proposéeà toutes les sortes de prééminences et de supériorites; ils regardentla terre comme une lice immense, dans laquelle les prix sont dis-

putés, non plus, il est vrai, à coup de lances et d'épées, par laforce et la trahison, mais par la richesse acquise, par la science,le talent, la vertu même. En un mot, ils entendent, et tout le

monde comprend avec eux, qu'à la plus grande capacité la plusgrande rétribution est due, et pour me servir de ce style marchand,mais qui a le mérite de n'être pas équivoque, que les appointe-ments doivent être proportionnés à l'œuvre et à la capacité.

Les disciples des deux prétendus réformateurs ne peuvent nierque telle ne soit leur pensée, car ils se mettraient par là en con-tradiction avec leurs interprétations officielles et briseraient l'unitéde leurs systèmes. Au reste, une semblable dénégation de leur

part n'est point à craindre les deux sectes se font gloire de poser

en principe l'inégalitédes

conditions, d'aprèsles

analogiesde la

nature qui, disent-elles, a voulu elle-même l'inégalité des capaci-tés elles ne se flattent que d'une chose, c'est de faire si bien, parleur organisation politique, que les inégalités sociales soient tou-

 jours d'accord avec les inégalités naturelles. Quant à la questionde savoir si l'inégalité des conditions, je veux dire des appointe-ments, est possible, elles ne s'en inquiètent non plus que de fixer

la métrique des capacités (1).

Achacun selonsa capacité,à chaquecapacitéselon

ses oeuvres.Achacunselonsoncapital,sontravail et son talent.

(1) D'après Saint-Simonle prêtre saint-simoniendevait déterminer lacapacité de chacun en vertu rte son infaillibilitépontiticale, imitationdel'Eglise romaine d'après Fourier, les rangs et les mérites seraient dési-gnés par levote et l'élection, imitationdu régime constitutionnel.Evidem-ment le grand homme s'est moqué du lecteur; il n'a pas voulu dire sonsecret.

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PREMIER MÉMOIRE

Depuis que Saint-Simonest mort, et que Fourier se divise, per-sonne, parmi leurs nombreux adeptes, n'a essayé de donner aupublic une démonstration scientifiquede cette grande maxime et

 je gagerais cent contre un qu'aucun fouriériste ne se doute seule-

ment que cet aphorisme biformesoit susceptiblede deux

interpré-tations différentes.

Achacunselonsacapacité,à chaquecapacitéselonsesœuvres.

A chacunselonsoncapital,sontravailet sontalent.

Cette proposition, prise, commel'on dit, in sensu obvio, appa-

rent et vulgaire, est fausse, absurde, injuste, contradictoire, hos-tile à la liberté, fautrice de tyrannie, antisociale, et conçue fatale-ment sous l'influencecatégorique du préjugé propriétaire.

Et d'abord le capital doit être rayé des éléments de la rétribu-tion. Les fouriéristes, autant que j'ai pu m'en instruire par quel-ques-unes de leurs brochures, nient le droit d'occupationet ne re-connaissent d'autre principe de propriété que le travail avecunesemblable prémisse, ils auraient compris, s'ils avaient raisonné,qu'un capital ne produit à son propriétaire qu'en vertu du droit

d'occupation, partant que cette productionest

illégitime. En effet,si le travail est le seul principe de la propriété, je cessed'être pro-priétaire de monchamp à mesurequ'un autre exploitantM'enpayeun fermage: nous l'avons invinciblement démontré or, il en estde même de tous les capitaux; en sorte que placer un capital dansune entreprise, c'est, selonla rigueur du droit, échanger cecapitalcontre une somme équivalente de produits. Je ne referai pasdans cette discussion désormaisinutile, me proposant d'ailleurs detraiter à fond, au chapitre suivant, de ce qu'on appelle produirepar un capital.

Ainsile capital peut être échangé; il ne peut être une source derevenu.

Restent le travail et le talent, ou, comme dit Saint-Simon,lesœuvreset les capacités. Je vais les examiner l'un après l'autre.

Les appointementsdoivent-ilsêtre proportionnés au travail? End'autres termes, est-il juste que qui plus fait, plus obtienne? Jeconjure le lecteur de redoubler ici d'attention.

Pour trancher d'un seul coup le problème, il suffit de se poser

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ ~T

la question suivante Le travail est-ii une condition ou un com-bat? La réponse ne me semble pas douteuse.

Dieu a dit à l'homme Tu mangeras ton pain à la sueur de tonvisage, c'est-à-dire tu produiras toi-même ton pain avec plus ou

moins de plaisir, selon que tu sauras diriger et combiner tes ef-forts, tu travailleras. Dieu n'a pas dit Tu disputeras ton pain àton prochain; mais, tu travailleras à côté de ton prochain, et tousdeux vous vivrez en paix. Développons le sens de cette loi, dontl'exlrênx simplicité pourrait prêter à l'équivoque.

Il faut distinguer dans le travail deux choses, l'association et lamatière exploitable.

En tant qu'associés les travailleurs sont égaux, et il impliquecontradiction que l'un soit payé plus que l'autre car le produitd'un travailleur ne pouvant être payé qu'avec le produit d'un autre

travailleur, si les deux produits sont inégaux, le reste, ou la diffé-rence du plus grand au plus petit, ne sera pas acquis par la so-ciété, par conséquent n'étant pas échangé n'affectera point l'égalitédes salaires. Il en résultera, si l'on veut, pour le plus fort travail-leur, une inégalité naturelle, mais non une inégalité sociale, per-sonne n'ayant souffert de sa force et de son énergie productive. Enun mot, la société n'échange que des produits égaux, c'est-à-direne paye que les travaux qui sont faits pour elle; par conséquent,elle paye également tous les travailleurs ce qu'ils pourraient pro-

duire hors de son sein ne la touchent pas plus que la différence deleurs voix et de leurs chevelures.n semble que je vienne de poser moi-même le principe de l'iné-

galité c'est tout le contraire. La somme des travaux qui peuventêtre faits pour la société, c'est-à-dire des travaux suscepttblesd'échange, étant, sur un fonds d'exploitation donné, d'autant plusgrande que les travailleurs sont plus multipliés, et que la tâchelaissée à chacun est plus réduite, il s'en suit que l'inégalité natu-relle se neutralise à mesure que l'association s'étend, et qu'uneplus grande quantité de valeurs consommables sont produites so-

cialement en sorte que, dans la société, la seule chose qui pûtramener l'inégalité du travail, serait le droit d'occupation, le droitde propriété.

Or, supposons que cette tâche sociale journalière, évaluée enlabour, sarclage, moisson, etc., soit de deux décamètres carrés, et

que la moyenne de temps nécessaire pour s'en acquitter soit de

sept heures tel travailleur aura fini en six heures, tel autre enhuit heures seulement; le plus grand nombre en emploiera sept:

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PREMIERMÉMOIBE

c.

mais pourvu que chacun fournisse la quantité de travail demandé,quel que soit le temps qu'il y emploie, il a droit à l'égalité desalaire.

Le travailleur, capable de fournir sa tâche en six heures, aura-t-ille droit, sous prétexte de sa force et de son activitéplus grande,

d'usurper la tâche du travailleur le moins habile, et de lui ravirainsi le travail et le pain? Qui oserait le soutenir? Que celui quifinit avant les autres se repose, s'il veut; qu'il se livre, pour l'en-tretien de ses forces et la culture de son esprit, pour l'agrément desa vie, à des exercices et à des travaux utiles; il le peut sansnuire à personne mais qu'il garde ses services intéressés. La vi-

gueur, le génie, la diligence, et tous les avantages personnels quien résultent, sont le fait de la nature, et jusqu'à certain point del'individu la société en fait l'estime qu'ils méritent; mais le loyer

qu'elleleur accorde est

proportionné,non à ce qu'ils

peuvent, maisà ce qu'ils produisent. Or, le produit de chacun est limité par ledroit de tous.

Si l'étendue du sol était infinie, et la quantité de matières à ex-

ploiter inépuisable., on ne pourrait pas encore exploiter cettemaxime, A chacun selon son travail; et pourquoi? parce qu'encoreune fois la société, quel que soit le nombre des sujets qui la com-posent, ne peut leur donner à tous que le même salaire, puisqu'ellene les paye qu'avec leurs propres produits. Seulement, dans l'hy-pothèse que nous venons de faire, rien ne pouvant empêcher les

forts d'user de tous leurs avantages, on verrait, au sein même del'égalité sociale, renaître les inconvénients de l'inégalité naturelle.Mais la terre, eu égard à la force productrice de ses habitants et àleur puissance de multiplication, est très-bornée; de plus, par l'im-mensevariété des produits et l'extrême division du travail, la tâchesociale est facile à remplir or, par cette limitation des choses pro-ductibles et par la facilité de les produire, la loi d'égalité absoluenous est donnée.

Oui, la vieest un combat mais ce combat n'est point de l'hommecontre

l'homme,il est de l'homme

contre la nature, et chacun denous doit y payer Je sa personne. Si, dans le combat, le fort vientau secours dit faille, sa bicufaisance mérite louange et amour;mais son aide cWt être librement acceptée, non imposée par forceet mise à prix. 1 our tous la carrière est la même, ni trop longueni trop difficile quiconque la fournit trouve sa récompense aubut; il n'est pas nécessaire d'arriver le premier.

Dans l'imprimerie, où les travailleurs sont d'ordinaire à leurs

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QU'EST-CE QUE LA PaOPBIÉTÉ ?

pièces, l'ouvrier compositeur reçoit tant par mille de lettres com-

posées, le pressier tant par mille de feuilles imprimées. Là, commeailleurs, on rencontre des inégalités de talent et d'habileté. Lors-

qu'on ne redoute pas la calence, c'est-à-dire le chômage, que le ti-rage et la lettre ne manquent pas, chacun est libre de s'abandon-

ner à son ardeur, et de déployer la puissance de ses facultésalors celui qui fait plus gagne plus, celui qui fait moins gagnemoins. L'ouvrage commence-t-il à devenir rare, compositeurs etpressiers se partagent le labeur; tout accapareur est détesté àl'égal d'un voleur et d'un traître.

Il y a, dans cette conduite des imprimeurs, une philosophie à la-quelle ni économistes ni gens de loi ne s'élevèrent jamais. Si noslégislateurs avaient introduit dans leurs codes le principe de jus-tice distributive qui gouverne les imprimeries; s'ils avaient observé

les instincts populaires, non pour les imiter servilement, maispour les réformer et les généraliser, depuis longtemps la liberté etl'égalité seraient assises sur une indestructible base, et l'on ne dis-

puterait plus sur le droit de propriété et sur la nécessité des dis-tinctions sociales.

On a calculé que si le travail était réparti selon le nombre desindividus valides, la durée moyenne de la tâche journalière, enFrance, ne dépasserait pas cinq heures. De quel front, après cela,ose-t-on parler de l'inégalité des travailleurs? C'est le travail deRobert-Macaire qui fait l'inégalité.

Le principe, A chacun selon son tr&vail, interprété dans le sensde, Qui plus travaille, plus doit recevoir, suppose donc deux faitsévidemment faux l'un d'économie, savoir, que dans un travail desociété les tâches peuvent n'être pas égales; le second de physique,savoir, que la quantité des choses productibles est illimitée.

Mais, dira-t-on, s'il se trouve des gens qui ne veuillent faire que,la moitié de leur tâche?. Vous voilà bien embarrassé? C'estqu'apparemment la moitié du salaire leur suffit. Rétribués selon letravail qu'ils auront fourni, de quoi se plaindraient-ils? et quel

tort feront-ils aux autres? Dans ce sens, il est juste d'appliquerle proverhe, A chacun selon ses œuvres; c'est la loi de l'égalitémême.

Au reste, une foule de difficultés, toutes relatives à la police et àl'organisation de l'industrie, peuvent être ici soulevées je répon-drai à toutes par ce seul mot, c'est qu'elles doivent toutes être ré-solues d'après le principe de l'égalité. Ainsi, pourrait-on observer,il est telle tâche qui ne peut être différée sans que la production

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1 PREMIER MEMOIRE

soit compromise la société devra-t-elle alors pâtir de la négli-gence de quelques-uns, et, par respect pour le droit au travail,n'osera-t-elle assurer de ses propres mains le produit qu'on lui re-fuse? En ce cas, à qui appartiendra le salaire?

A la société, qui exécutera le travail en souffrance soitpar

elle-même, soit par délégation, mais toujours de manière à ce quel'égalité générale ne soit jamais violée, et que le paresseux soitseul puni de sa paresse. Au surplus, si la société ne peut user d'uneexcessive sévérité envers les retardataires, elle a droit, dans l'in-térêt de sa propre subsistance, de surveiller les abus.

Il faut, ajoutera-t-on, dans toute industrie, des conducteurs,desinstituteurs, des surveillants, etc. Ceux-là seront-ils à la tâche? –Non, puisque leur tâche est de conduire, de surveiller et d'ins-truire. Mais ils doivent être choisis entre les travailleurs par les

travailleurs eux-mêmes et remplir les conditions d'éligibilité. Il enest de même de toute fonction publique, soit d'administration, soitd'enseignement.

Donc, article premier du règlement universelLa quantité limitée de la matière exploitable démontre la néces-

sité de diviser le travail par le nombre des travailleurs la capa-cité donnée à tous d'accomplir une tâche sociale, c'est-à-dire unetâche égale, et l'impossibilité de payer un travailleur autrementque par le produit d'un autre, justifient l'égalité des émoluments.

g 7. Quel'inégalité des facultésest la conditionnécessairede l'égalitédes fortunes.

On objecte, et cette objection forme la seconde partie de l'adagesaint-simonien, et la troisième du fouriériste

Tous les travaux à exécuter ne sont pas également faciles ilen est qui exigent une grande supériorité de talent et d'intelli-gence, et dont cette supériorité même fait le prix. L'artiste, le sa-vant, le poëte, l'homme d'État, ne sont estimés qu'à raison de leur

excellence, et cette excellence détruit toute parité entre eux et lesautres hommes devant ces sommités de la science et du géniedisparaît la loi d'égalité. Or, si l'égalité n'est absolue, elle n'estpas; du poëte, nous descendrons au romancier; du sculpteur, autailleur de pierres; de l'architecte, au maçon; du chimiste, au cui-sinier, etc. Les capacités se classent et se subdivisent en ordres,en genres et en espèces; les extrêmes du talent se lient par d'au-tres talents intermédiaires; l'humanité présente une vaste hiérar-

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ ?̀~

chie, dans laquelle l'individu s'estime par comparaison, et trouveson prix dans la valeur d'opinion de ce qu'il produit.

Cette objection a de tout temps paru formidable c'est la pierred'achoppement des économistes, aussi bien que des partisans del'égalité. Elle a induit les premiers dans d'énormes erreurs et fait

debiter aux autres d'incroyables pauvretés. Gracchus Babeuf  vou-lait que toute supériorité fût réprimée sévèrement, et même pour-suivie commeun fléau social; pour asseoir l'édifice de sa commu-nauté, il rabaissait tous les citoyens à la taille du plus petit. On avu des éclecteurs ignorants repousser l'inégalité de la science, et

 je ne serais point surpris que d'autres s'insurgeassent un jourcontre l'inégalité des vertus. Aristote fut banni, Socrate but la ci-guë, Épaminondas fut cité en jugement, pour avoir été trouvés su-périeurs par la raison et la vertu par des démagogues crapuleux et

imbéciles. De pareilles folies se renouvelleront, tant qu'à une po-pulace aveugle et opprimée par la richesse, l'inégalité des fortunesdonnera lieu de craindre l'élévation de nouveaux tyrans.

Rien ne semble plus monstrueux que ce que l'on regarde de tropprès rien n'est souvent moins vraisemblable que le vrai. D'autrepart, selon J.-J. Rousseau, « il faut beaucoup de philosophie poursavoir observer une fois ce que l'on voit tous les jours; et, selond'Alembert, « le vrai qui semble se montrer de toutes parts auxhommes, ne les frappe guère, à moins qu'ils n'en soient avertis. »Le patriarche des économistes, Say, à qui j'emprunte ces deux

citations, aurait pu en faire son profit; mais tel qui rit des aveu-gles devrait porter bésicles, et tel qui le remarque est atteint demyopie.

Chose singulière 1 ce qui a tant effarouché les esprits, n'est pasune objection; c'est la condition même de l'égalité!

L'inégalité de nature, condition del'égalité des fortunes! quelparadoxe! Je répète mon assertion, afin qu'on ne pense pasque je me méprenne l'inégalité des facultés est la condition sinequâ non de l'égalité des fortunes.

Il fautdistinguer dans la société deux choses les fonctions etles rapports.

1. Fonctions. Tout travailleur est censé capable de l'œuvredont il est chargé, ou, pour m'exprimer comme le vulgaire,tout artisan doit connaître son métier. L'ouvrier, suffisant àson ouvrage, il y a équation entre le fonctionnaire et lafonction.

Dans une société d'hommes, les fonctions ne se ressemblent

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PREMIERMÉMOIRE

pas il doit donc exister des capacités différentes. De plus, cer-taines fonctions exigent une intelligence et des facultés pluf grandes; il existe donc des sujets d'un esprit et d'un talent supé-rieur. Car l'oeuvre à accomplir amène nécessairement l'ouvrierle besoin donne l'idée, et c'est l'idée qui fait le producteur. Nous

ne savons que ce que l'excitation de nos sens nous fait désirer, etque notre intelligence se demande; nous ne désirons vivementque ce que nous concevons bien; et mieux nous concevons, plusnous sommes capables de produire.

Ainsi les fonctions étant données par les besoins, les besoinspar les désirs, et les désirs par la perception spontanée, parl'imagination, la même intelligence qui imagine peut aussi pro-duire par conséquent, nul travail à faire n'est supérieur àl'ouvrier. En un mot, si la fonction appelle le fonctionnaire,

c'est que dans la réalité le fonctionnaire existe avant lafonction.Or, admirons l'économie de la nature dans cette multitude de

besoins divers qu'elle nous a donnés, et que par ses seules forcesl'homme isolé ne pourrait satisfaire, la nature devait accorder à

l'espèce la puissance refusée à l'individu de là le principede la division du travail, principe fondé sur la spécialité desvocations.

Bien plus, la satisfaction de certains besoins exige de l'hommeune création continue, tandis que d'autres peuvent, par le travail

d'un seul, être satisfaits dans des millions d'hommes et pour desmilliers de siècles. Par exemple, le besoin de vêtements et denourriture demande une reproduction perpétuelle; tandis que laconnaissance du système du monde pouvait être pour jamais ac-quise par deux ou trois hommes d'élite. Ainsi, le cours perpétueldes fleuves entretient notre commerce et fait rouler nos machinesmais le soleil, seul au milieu de l'espace, éclaire le monde. La na--ture, qui pourrait créer des Platon et des Virgile, des Newton etdes Cuvier, comme elle crée des laboureurs et des pâtres, ne le

veut pas, proportionnant la rareté du génie à la durée de ses pro-duits, et balançant le nombre des capacités par la suffisance dechacune d'elles.

Je n'examine pas si la distance qu'il y a de tel homme à telautre homme, pour le talent et l'intelligence, vient de notre dé-plorable civilisation, et, si ce que l'on nomme aujourd'hui inéga-lité de facultés, dans des conditions plus heureuses, serait rien deplus que diversité de facultés je mets la chose au pis, et, afin que

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qu'est-ce QUE LA propriété?

l'on ne m'accuse pas de tergiverser et de tourner les difficultés, j'accorde toutes les inégalités de talent qu'on voudra (1). Certains

philosophes, amoureux du nivellement, prétendent que toutes les

intelligences sont égales, et que toute la différence entre ellesvient de l'éducation. Je suis loin,, je l'avoue, de partager cette doc-

trine, qui, d'ailleurs, si elle était vraie, conduirait à un résultatdirectement contraire à celui qu'on se propose. Car, si les capacitéssont égales, quel que soit d'ailleurs le degré de leur puissance,comme personne ne peut être contraint, ce sont les fonctions ré-putées grossières, viles ou trop pénibles, qui doivent être lesmieux payées, ce qui ne répugne pas moins à l'égalité qu'au prin-cipe, à chaque capacité selon ses oeuvres. Donnez-moi, au con-traire, une société dans laquelle chaque espèce de talent soit enrapport de nombre avec les besoins, et où l'on n'exige de chaque

producteur quece

que sa spécialité l'appelleà

produire,et tout en

respectant la hiérarchie des fonctions, j'en déduirai l'égalité desfortunes.

Ceci est mon second point.Il. Rapports. En traitant de l'élément du travail, j'ai fait voir

comment, dans un même genre de services productifs, la capacitéde fournir une tâche sociale étant donnée à tous, l'inégalité desforces individuelles ne peut fonder aucune inégalité de rétribution.

Cependant il est juste de dire que certaines capacités semblenttout à fait incapables de certains services, tellement que si l'in-

dustrie humaine était tout à coup bornée à une seule espèce deproduits, il surgirait aussitôt des incapacités nombreuses, et par-tant, la plus grande inégalité sociale. Mais tout le monde voit,sans que je le dise, que la variété des industries prévient les inu-

tilités c'est une vérité si banale que je ne m'y arrêterai pas. La

question se réduit donc à prouver que les fonctions sont égalesentre elles, comme, dans une même fonction, les travailleurs sontégaux entre eux.

On s'étonne que je refuse au génie, à la science, au courage, en

un mot à toutes les supériorités que le monde admire, l'hommagedes dignités, les distinctions du pouvoir et de l'opulence.'Ce n'est

(1) Je ne conçoispas comment,pour justifier l'inégalité des condition,l'on ose alléguerla bassessed'inclinationset de géniede certainshommes.D'oùvient cette honteusedégradation du cœur et de l'esprit dont nousvoyonstant de victimes, si ce n'est de la misère et de l'abjection où lapropriété les rejette? La propriété fait l'homme eunuque, et puis elle luireproche de n'être qu'un bois desséché,un arbre stérile.

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PREMIER MÉMOIRE

pas moi qui le refuse, c'est l'économie, c'est la justice, c'est laliberté qui le défendent. La liberté! pour la première fois j'in-voque son nom dans ce débat qu'elle se lève dans sa proprecause, et qu'elle achèvesa victoire.

Toute transaction ayant pour but un échange de produitsou de services, peut être qualifiéeopération de commerce,Qui dit commerce dit échange de valeurs égales; car si les

valeurs ne sont point égales, et que le contractant lésé s'en aper-çoive, il ne consentira pas à l'échange, et il ne se fera point decommerce.

Le commercen'existe qu'entre hommeslibres partout ailleursil peut y avoir transaction accomplieavec violence ou fraude, il

n'y a point de commerce.Est libre l'homme quijouit de sa raison et de ses facultés, qui

n'est ni aveuglé par la passion, ni contraint ou empêché par laerainte, ni déçupar une fausse opinion.

Ainsi, dans tout échange, il y a obligation morale à ce que l'undes contractants ne gagne rien au détriment de l'autre; c'est-à-dire que, pour être légitime et vrai, le commercedoit être exemptde toute inégalité; c'est la première conditiondu commerce. Lasecondecondition est qu'il soit volontaire, c'est-à-dire que les par*ties transigent avecliberté et pleine connaissance.

Je définis donc le commerce ou l'échange, un acte de

société.Le nègre qui vend sa femme pour un couteau, ses enfantspour des grains de verre, et lui-même enfin pour une bou-teille d'eau-de-vie, n'est pas libre. Le marchand de chairhumaine avec lequel il traite n'est pas son associé, c'est sonennemi.

L'ouvrier civiliséqui donne sa brasse pour un morceau de pain,qui bâtit un palais pour coucher dans une écurie, qui fabrique lesplus riches étoffes pour porter des haillons, qui produit tout pourse

passerde tout, i'est

paslibre, Le maître

pourlequel il tra-

vaille ne devenant pas son associé par l'échange de salaire et deservice qui se fait entre eux, est son ennemi.

Le soldat qui sert sa patrie par peur au lieu de la servir paramour, n'est pas libre; ses camarades et ses chefs, ministres ouorganes de la justice militaire, sont tous ses ennemis.

Le paysan qui afferme des terres, l'industriel qui loue descapitaux, le contribuable qui paye des péages, des gabelles, despatentes, licences, personnelles, mobilières, etc et le député

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qu'est-ce QUE LA propriété? `~

qui les vote n'ont ni l'intelligence ni la liberté de leurs actes.Leurs ennemis sont les propriétaires, les capitalistes, le gou-vernement.

RenJez aux hommes la liberté, éclairez leur intelligence, afin

qu'ils connaissent le sens de leurs contrats, et vous verres la

plus parfaite égalité présider à leurs échanges, sans aucune con-sidération pour la supériorité dés talents et des lumières; et vousreconnaîtrez que dans l'ordre des idées commerciales, c'est-à-dire dans la sphère de la société, le mot de supériorité est vide desens.

Qu'ÏIomère me chante ses vers, j'écoute ce génie sublime, encomparaison duquel moi, simple pâtre, humble laboureur, je nesuis rien. En effet, si l'on compare œuvre à oeuvre, que sont mesfromages et mes fèves au prix d'une Iliade? Mais que, pour sa-laire de son inimitable

poëme,Homère veuille me

prendretout ce

que j'ai et faire de moi son esclave, je renonce au plaisir de seschants, et je le remercie. Je puis me passer de l'Iliade et attendre,s'il le faut, l'Enéide; Homère ne peut se passer vingt-quatreheures de mes produits. Qu'il accepte donc le peu que j'ai àlui offrir, et puis que sa poésie m'instruise, m'encourage, meconsole.

Quoi 1 direz-vous, telle sera la condition de celui qui chanta leshommes et les dieux l'aumône, avec ses humiliations et ses souf-frances quelle générosité barbare Ne vous exclamez pas, je

vous prie la propriété fait du poëte un Crésus ou un mendiant;l'égalité seule sait l'honorer et l'applaudir. De quoi s'agit-il? derégler le droit de celui qui chante et le devoir de celui qui écoute.Or, remarquez ce point, très-important pour la solution de cette

·

affaire tous deux sont libres, l'un de vendre, l'autre d'acheter,dès ce moment leurs prétentions respectives ne comptent pourrien, et l'opinion juste ou exagérée qu'ils peuvent avoir, l'un deses vers, l'autre de sa libéralité, ne peut influer sur les conditionsdu contrat. Ce n'est plus dans la considération du talent, mais

dans celle des produits, que nous devons chercher les motifs denotre arbitrage.Pour que le chantre d'Achille obtienne la récompense qui lui

est due, il faut donc qu'il commence par se faire accepter cela

çosé, l'échange de ses vers contre un honoraire quelconque étantun acte libre, doit être en même temps un acte juste, c'est-à-dire

que l'honoraire du poëte doit être égal à son produit. Or, quelleest jet valeur de ce produit?

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PREMIERMÉMOIRE

t

Je suppose d'abord que cette Iliade, ce chef-d'œuvre qu'il s'agitde rétribuer équitablement, soit en réalité d'un prix infini; on nesaurait exiger davantage. Si le public, qui est libre d'en faire

l'acquisition, refuse de l'acheter, il est clair que, le poëme ne pou-vant être échangé, sa valeur intrinsèque ne sera point diminuée;

mais sa valeur échangeable ouson

utilité productive est réduite àzéro, est nulle. C'est donc entre l'infini d'une part et le néant de

l'autre, à distance égale de tous deux, puisque tous les droits ettoutes les libertés veulent être également respectés, que nous de-vons chercher la quotité du salaire à adjuger; en d'autres termes,ce n'est pas la valeur intrinsèque, mais la.valeur relative de lachose vendue qu'il s'agit de fixer. La question commence à sesimplifier quelle est maintenant cette valeur relative? quel trai-tement mérite à son auteur un poëmé comme l'Iliade?

Ce problème était, après les définitions, le premier que l'écono-

mie politique eût à résoudre or non-seulement elle ne l'a pasrésolu, elle l'a déclaré insoluble. Selon les économistes, la valeurrelative ou échangeable des choses ne peut être déterminée d'unemanière absolue elle varie essentiellement.

« La valeur d'une chose, dit Say, est une quantité positive,mais elle ne l'est que pour un instant donné. Sa nature est d'êtreperpétuellement varia'ble, de changer d'un lieu à l'autre. Rien ne

peut la fixer invariablement, parce qu'elle est fondée sur des be-soins et des moyens de production qui varient à chaque minute.

Ces variabilités compliquent les phénomènes de l'économie poli-tique et les rendent souvent fort déciles à observer et à résoudre.Je ne saurais y porter remède; il n'est pas en notre pouvoir dechanger la nature des choses. »

Ailleurs, Say dit et répète que la valeur ayant pour base l'uti-lité, et l'utilité dépendant entièrement de nos besoins, de nos ca-prices, de la mode, etc., la valeur est aussi variable que l'opinion.Or, l'économie politique étant la science des valeurs, de leur pro.duction, distribution, échange et consommation, si la valeutéchangeable ne peut être absolument déterminée, comment l'éco-

nomie politique est-elle possible? comment serait-elle une science?comment deux économistes peuvent-ils se regarder sans rire? dequel front osent-ils insulter aux métaphysiciens et aux psycholo-gues ? Quoi! ce fou de Descartes s'imaginait que la philosophieavait besoin d'une base inébranlable, d'un aliquid inconcussumsur lequel on pût asseoir l'édifice de la science, et il avait la bon-homie de le chercher; et l'Hermès de l'économie, le tiïsmégisle

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QU'EST-CE QUE LA propriété? `P

Say, consacrant un demi-volume à l'amplification de ce texte so-

lennel, l'économie politiqueeut une science, a le courage d'affirmerensuite que cette science ne peut déterminer son objet, ce quirevient à dire qu'elle est sans principe et sans fondement 1Il igno-rait

donc,l'illustre

Say,ce

qu'estune

science,ou

plutôtil ne sa-

vait pas ce dont il se mêlait de parler.L'exemple donné par Say a porté ses fruits l'économie poli-

tique, au point où elle est parvenue, ressemble à l'ontologie; dis-courant des effets et des causes, elle ne sait rien, n'explique rien,ne conclut rien. Ce que l'on a décoré du nom de lois économiquesse réduit à quelques généralités triviales, auxquelles on a cru don-ner un air de profondeur en les revêtant d'un style précieux etargot; quant aux solutions que les économistes ont essayées desproblèmes sociaux, tout ce que l'on en peut dire est que, si leurs

élucubrations sortent parfois du niais, c'est pour tomber aussitôtdans l'absurde. Depuis vingt-cinq ans l'économie politique, commeun épais brouillard, pèse sur la France, arrêtant l'essor des es-prits et comprimant la liberté.

Toute création industrielle a-t-elle une valeur vénale, absolue,immuable, partant légitime et vraie? Oui.

Tout produit de l'homme peut-il être échangé contre un produitde l'homme? – Oui encore.

Combien de clous vaut une paire de sabots?

Si nous pouvions résoudre cet effrayant problème, nous aurionsla clef du système social que l'humanité cherche depuis six milleans. Devant ce problème, l'économiste se confond et recule lepaysan qui ne sait ni lire ni écrire répond sans broncher Autantqu'on en peut faire dans le même temps et avec la même dé-pense.

La valeur absolue d'une chose est donc ce qu'elle coûte detemps et de dépense combien vaut un diamant qui n'a coûté qued'être ramassé sur le sable? Rien; ce n'est pas un produit del'homme. Combien vaudra-t-il quand il aura été taillé et monté?

Le temps et les dépenses qu'il aura coûtés à l'ouvrier. Pour-quoi donc se vend-il si cher? – Parce que les hommes ne sontpas libres. La société doit régler les échanges et la distributiondes choses les plus rares, comme celle des choses les plus com-munes, de façon que chacun puisse y prendre.part et en jouir.Qu'est-ce donc que la valeur d'opinion? Un mensonge, uneinjustice et un vol.

D'après cela, il est aisé d'accorder tout le monde. Si le moyen

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PREMIER MÉMOIRE

terme que nous cherchons entre une valeur infinie et une valeurnulle s'exprime, pour chaque produit, par la somme de temps etde dépense que ce produit coûte, un poëme qui aurait coûté à sonauteur trente ans de travail et 1 0,000 francs de frais en voyages,

livres, etc., doit être payé par trente années des appointements or-dinaires d'un travailleur, plus 10,000 fr. d'indemnités. Supposonsijue la somme totale soit de 50,000 fr.; si la société qui acquiertle chef-d'œuvre comprend un million d'hommes, je dois pour ma

part 5 centimes.Ceci donne lieu à quelques observations.1° Le même produit, à différentes époques, et dans différents

lieux, peut coûter plus ou moins de temps et de dépenses; sous cerapport il est vrai que la valeur est une quantité variable. Maiscette variation n'est point celle des économistes, qui, dans les

causes de variation des valeurs, confondent les moyens de pro-duction, et le goût, le caprice, la mode, l'opinion. En un mot, lavaleur vraie d'une chose est invariable dans son expressionalgébrique, bien qu'elle puisse varier dans son expression mo-nétaire.

2° Tout produit demandé doit être payé ce qu'il a coûté detemps et de dépenses, ni plus ni moins tout produit non de-mandé est une perte pour le producteur, une non-valeur com-merciale.

3° L'ignorance du principe d'évaluation, et, dans beaucoup decirconstances, la difficulté de l'appliquer, est la source des fraudescommerciales, et l'une des causes les plus puissantes de l'inégalitédes fortunes.

4° Pour payer certaines industries, certains produits, il fautune société d'autant plus nombreuse que les talents sont plusrares, les produits plus coûteux, les arts et les sciences plus mul-tipliés dans leurs espèces. Si, par exemple, une société de 50 la-boureurs peut entretenir un maître d'école, il faut qu'ils soient100

pour

avoir un cordonnier, 150 pour faire vivre un maréchal,200 pour un tailleur, etc. Si le nombre des laboureurs s'élève à1,000, 10,000, 100,000, etc., à mesure que leur nombre aug-mente, il faut que celui des fonctionnaires de première nécessitéaugmente dans la même proportion en sorte que les fonctions lesplus hautes ne deviennent possibles que dans les sociétés les pluspuissantes (1). En cela seul consiste la distinction des capacités

(1) Combienfaut-il de citoyenspour salarier un professeurde philoso-

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QU'EST-CEQUELA PROPRIETE?

le caractère du génie, le sceau de sa gloire, est de ne pouvoirnaître et se développer qu'au sein d'une nationalité immense. Maiscette condition physiologique du génie n'ajoute rien à ses droitssociaux loin de là, le retardement de son apparition démontreque, dans l'ordre économique et civil, la plus haute intelligenceest soumise à l'égalité des biens, égalité qui lui est antérieure etdont elle forme le couronnement.

Cela est dur à notre orgueil, mais cela est d'une inexorable vé-rité. Et ici la psychologie vient appuyer l'économie sociale, ennous faisant comprendre qu'entre une récompense matérielle et letalent, il n'existe pas de commune mesure; que, sous ce rapport,la condition de tous les producteurs est égale; conséquemment,que toute comparaison entre eux et toute distinction de fortunesest impossible.

En effet, tout ouvrage sortant des mains de l'homme, comparé àla matière brute dont il est formé, est d'un prix inestimable àcet égard, la distance est aussi grande entre une paire de sabotset un tronc de noyer, qu'entre une statue de Scopas et un bloc demarbre. Le génie du plus simple artisan l'emporte autant sur lesmatériaux qu'il exploite, que l'esprit d'un Newton sur les sphèresinertes dont il calcule les distances, les masses et les révolutions.Vous demandez pour le talent et le génie la proportionnalité deshonneurs et des biens évaluez-moi le talent d'un bûcheron, et

 je vous évaluerai celui d'un Homère. Si quelque chose peut solder

l'intelligence, c'est l'intelligence. C'est ce qui arrive quand desproducteurs d'ordres divers se payent un tribut réciproque d'ad-miration et d'éloges. Mais s'agit-il d'un échange de produits, dansle but de satisfaire des besoins mutuels? cet échange ne peutts'effectuer quç sous la raison d'une économie indifférente aux con-sidérations de talent et de génie, et dont les lois se déduisent, nond'une vague et insignifiante admiration, mais d'une juste balanceentre îe doit et l'avoir, en un mot de l'arithmétique commer-ciale.

Or, afin que l'on ne s'imagine pas que la liberté d'acheter et devendre fait toute la raison de l'égalité des salaires, et que la so-ciété n"a de refuge contre la supériorité du talent que dans unecertaine force d'inertie qui n'a rien de commun avec le droit, je

phie? 35 millions.Combienpour un économiste?2 milliards. Et pour unhommede lettres, qui n'est ni savant, ni artiste, ni philosophe,ni écono-miste, et qui écrit des romansen feuilletons?Aucun.

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PREMIERMEMOIRE

vais expliquer pourquoi la même rétribution solde toutes les ca-

pacités, pourquoi la même différence de salaire est une injustice.Je montrerai, inhérente au talent, l'obligation de fléchir sous leniveau social; et, sur la supériorité même du génie, je jetterai lefondement de l'égalité des fortunes. J'ai donné tout à l'heure la

raison négative de l'égalité des salaires entre toutes les capacités, je vais maintenant en donner la raison directe et positive.

Écoutons d'abord l'économiste il y a toujours plaisir à voircomment il raisonne et sait être juste. Sans lui, d'ailleurs, sansses réjouissantes bévues et ses mirifiques arguments, nous n'ap-prendrions rien. L'égalité, si odieuse à l'économiste, doit tout àl'économie politique. •

« Lorsqne la famille d'un médecin (le texte porte d'un avocat,ce qui n'est pas d'aussi bon exemple) a dépensé pour son édu-

cation 40,000 fr., on peut regarder cette somme comme placéeà fonds perdu sur sa tête. Il est permis dès lors de la considérercomme devant rapporter annuellement 4,000 fr. Si le médecinen gagne 30, il reste donc 26,000 fr. pour le revenu de son talentpersonnel donné par la nature. A ce compte, si l'on évalue au de-nier dix ce fonds naturel, il se monte à 260,000 fr., et le capitalque lui ont donné ses parents en fournissant aux frais de sonétude, à 40,000 fr. Ces deux fonds réunis composent sa fortune. »

(Say, Cours complet, etc.)Say fait de la fortune du médecin deux parts l'une se com-

pose du capital qui a payé son éducation, l'autre figure son talentpersonnel. Cette division est juste elle est conforme à la naturedes choses; elle est universellement admise; elle sert de majeureau grand argument de l'inégalité des capacités. J'admets sans ré-serve cette majeure voyons les conséquences.

1° Say. porte à l'avoir du médecin les 40,000 fr, qu'a coûté sonéducation ces 40,000 fr. doivent être portés à son débit. Car, sicette dépense a été faite pour lui, elle n'a pas été faite par lui Ïdonc, bien loin de s'approprier ces 40,000 fr., le médecin doit les

prélever sur son produit, et les rembourser à qui de droit. Re-marquons, au reste, que Say parle de revenu, au lieu de dire rem-boursement, raisonnant d'après le faux principe que les capitauxsont productifs. Ainsi, la dépense faite pour l'éducation d'untalent est une dette contractée par ce même talent par cela seulqu'il existe, il se trouve débiteur d'une somme égale à ce qu'il acoûté de produire. Cela est si vrai, si éloigné de toute subtilité,que si dans une famille l'éducation d'un enfant a coûté le double

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QU'EST-CE QUE Ï.A PROPRIÉTÉ ?1

ou le triple de celle de ses frères, ceux-ci sont en droit d'exercerune reprise proportionnelle sur l'héritage commun avant departager la succession. Cela ne souffre aucune difficulté dansune tutelle, lorsque les biens s'administrent au nom desmineurs.

2°Ce que je viens de dire de l'obligation contractée par letalent de rembourser les frais de son éducation, l'économiste n'en

est point embarrassé l'homme de talent, héritant de sa famille,hérite aussi de la créance de 40,000 fr. qui pèse sur lui, et en de-vient conséquemment propriétaire. Nous sortons du droit du talentpour retomber dans le droit d'occupation, et toutes les questionsque nous avons posées au chapitre II se représentent Qu'est-ceque le droit d'occupation? qu'est-ce que l'héritage? Le droit desuccession est-il un droit de cumul, ou seulement un droit d'op-tjon ? De qui le père du médecin tenait-il sa fortune? Était-il pro-priétaire, ou seulement usufruitier? S'il était riche, qu'on expliquesa richesse; s'il était pauvre, comment a-t-il pu subvenir à unedépense si considérable? s'il a reçu des secours, comment ces se-cours produiraient-ils en faveur de l'obligé un privilége contre sesbienfaiteurs? etc.

3° « Restent 26,000 fr. pour le revenu du talent personneldonné par la nature. » (SAY, supr. cit.) Partant de la, Say con-clut que le talent de notre médecin équivaut à un capital de260,000 fr. Cet habile calculateur prend une conséquence pour un

principe ce n'est pas le gain qui doit évaluer le talent; c'est aucontraire par le talent que doivent être évalués les honoraires;car il peut arriver qu'avec tout son mérite, le médecin en ques-tion ne gagne rien du tout faudra-t-il en conclure que le talentou la fortune de ce médecin équivaut à zéro? Telle serait pour-tant la conséquence du raisonnement de Say, conséquence évi-demment absurde.

Or l'évaluation en espèces d'un talent quelconque est chose im-possible, puisque le talent et les écus sont des quantités incom-mensurables. Sur

quelleraison

plausible prouverait-on qu'unmé-

decin doit gagner le double, le triple ou le centuple d'un paysan?'?Difficulté inextricable, qui ne fut jamais résolue que par l'ava-rice, la nécessité, l'oppression. Ce n'est pas ainsi que doit êtredéterminé le droit du talent. Mais comment faire cette détermi-nation ?

4° Je dis d'abord que le médecin ne peut être traité moins favo-rablement que tout autre producteur, qu'il ne peut rester au-des

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PREMIER MÉMOIRE

sous de l'égalité je ne m'arrêterai point à le démontrer. Mais

 j'ajoute qu'il ne peut pas davantage s'élever au-dessus de «etëemême égalité, parce que son talent est une propriété collective

qu'il n'a point payée et dont il reste perpétuellement débiteur.De même que la création de tout instrument de production est

le résultat d'une force collective, de même aussi le talent et lascience dans un homme sont le produit de l'intelligence univer-selle et d'une science générale lentement accumulée par une mul-titude de maîtres, et moyennant le secours d'une multitude d'in-dustries inférieures. Quand le médecin a payé ses professeurs, seslivres, ses diplômes et soldé toutes ses dépenses, il n'a pas pluspayé son talent que le capitaliste n'a payé son domaine et sonchâteau en salariant ses ouvriers. L'homme de talent a contribuéà produire en lui-même un instrument utile il en est donc co-

possesseur il n'en e.st pas le propriétaire. Il y a tout à la fois enlus un travailleur libre et un capital social accumulé comme tra-

vailleur, il est préposé à l'usage d'un instrument, à la directiond'une machine, qui est sa propre capacité; comme capital, il ne

s'appartient pas, il ne s'exploite pas pour lui-même, mais pour lesautres.

On trouverait plutôt dans le talent des motifs de rabaisser sonsalaire que de l'élever au-dessus de la condition commune, si, deson côté, le talent ne trouvait dans son excellence un refuge contrele reproche des sacrifices qu'il exige. Tout producteur reçoit une

éducation, tout travailleur est un talent, une capacité, c'est-à-direune propriété collective, mais dont la création n'est pas égalementcoûteuse. Peu de maîtres, peu d'années, peu de souvenirs tradi-tionnels sont nécessaires pour former le cultivateur et l'artisan ».l'effort générateur et, si j'ose employer ce langage, la durée de la

gestation sociale, sont en raison de la sublimité des capacités.Mais tandis que le médecin, le poëte, l'artiste, le savant produi-sent peu et tard, la production du laboureur est beaucoup moinschanceuse et n'attend pas le nombre des années. Quelle que soit

donc la capacité d'un homme, dès que cette capacité est créée, ilne s'appartient plus; semblable à la matière qu'une main indus-trieuse façonne, il avait la faculté de devenir, la société l'a faitêtre. Le vase dira-t-il au potier Je suis ce que je suis, et je nete dois rien?

L'artiste, le savant, le poëte reçoivent leur juste récompensepar cela seul que la société leur permet de se livrer exclusive-ment à la science et à l'art de sorte qu'en réalité ils ne travail-

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QU'EST-CE QUE LA PROPRILTÉ?

lent pas pour eux, mais pour la société qui les crée et qui les dis-

pense de tout autre contingent. La société peut à la rigueur sepasser de prose et de vers, de musique et de peinture, de savoircommevont lune, étoile polaire; elle ne peut se passer un seul jourde nourriture et de logement.

Sans doute, l'homme ne vit pas seulement de pain; il doit en-core, selon l'Évangile, vivre de la parole de Dieu, c'est-à-dire aimerle bien et le pratiquer, connaître et admirer le beau, étudier lesmerveilles de la nature. Mais pour cultiver son âme, il faut bienqu'il commence par entretenir son corps ce dernier devoir l'em-porte autant par la nécessité que l'autre l'emporte par la noblesse.S'il est glorieux de charmer et d'instruire les hommes, il est ho-norable aussi de les nourrir. Lors donc que la société, fidèle auprincipe de la division du travail, confie une mission d'art ou descience à l'un de ses membres, en lui faisant quitter le travail

commun, elle lui doit une indemnité pour tout ce qu'elle l'em-pêche de produire industriellement, mais elle ne lui doit que cela.S'il exigeait davantage, la société, en refusant ses services, rédui-rait ses prétentions au néant. Alors obligé, pour vivre, de selivrer à un travail auquel la nature ne l'a pas destiné, l'hommede génie sentirait sa faiblesse et s'abîmerait dans la pire desexistences.

On raconte qu'une célèbre cantatrice ayant demandé à l'impéra-trice de Russie, Catherine IF, vingt mille roubles C'est plus

que je ne donne à mes feld-maréchaux, dit Catherine. VotreMajesté* répliqua l'autre, n'a qu'à faire chanter ses feld-maré-chaux.

Si la France, plus puissante que Catherine II, disait à mademoi-selle Rachel Vous jouerez pour 100 louis, ou vous filerez du

coton; à M. Duprez Vous chanterez pour 2,400 fr., ou vous irezà la vigne pense-t-on que la tragédienne Rachel et le chanteur

Duprez abandonnassent le théâtre? Ils s'en repentiraient les

premiers.Mademoiselle Rachel

reçoit, dit-on,de la

Comédie-Française,60,000 fr., par année pour un talent comme le sien, c'est unpetit honoraire. Pourquoi pas 100,000 fr., 200,000 fr.? pourquoipas une liste civile? Quelle mesquinerie! est-ce qu'on marchandeavec une artiste comme mademoiselle Rachel?

On répond que l'administration ne pourrait donner davantagesans se mettre en perte que l'on convient du talent supérieur dela   jeune sociétaire; mais qu'en réglant ses appointements, il a

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PREMIER MÉMOIRE

i.

fallu considérer aussi le bordereau des recettes et les dépenses dela compagnie.

Tout cela est juste, mais tout cela confirme ce que j'ai dit, sa-voir que le talent d'un artiste peut être infini, mais que ses pré-tentions mercenaires sont nécessairement bornées; d'un côté, par

l'utilité qu'il produit à la société qui le salarie; de l'antre, par lesressources de cette même société; en d'autres termes, que la de-mande du vendeur est balancée par le droit de l'acheteur.

Mademoiselle Rachel, dit-on, procure au Théâtre-Français pourplus de 60,000 fr. de recettes. J'en demeure d'accord mais alors

  je prends le théâtre à partie sur qui le Théâtre-Français lève-t-ilcet impôt? Sur des curieux parfaitement libres. Oui, maisles ouvriers, les locataires, fermiers, emprunteûrs à rente et surgage, auxquels ces curieux reprennent tout ce qu'ils payent à la

comédie,sont-ils libres? et

lorsquela meilleure

partde leur

pro-duit se consomme sans eux au spectacle, m'assurerez-vous queleurs familles ne manquent de rien? Jusqu'à ce que le peuplefrançais, délibérant sur les traitements à accorder à tous les ar-tistes, savants et fonctionnaires publics, ait nettement exprimé savolonté et jugé en connaissance de cause, les appointements demademoiselle Rachel et de tous ses pareils seront une contributionforcée, arrachée par la violence, pour récompenser l'orgueil etentretenir le libertinage.

C'est parce que nous ne sommes ni libres, ni suffisamment

éclairés, que nous subissons des marchés de dupes, que le tra-vailleur acquitte les traites que le prestige du pouvoir et l'égoïsmedu talent tirent sur la curiosité de l'oisif, et que nous avons le

perpétuel scandale de ces inégalités monstrueuses, encouragées et

applaudies par l'opinion.La nation entière, et la nation seule, paye ses auteurs, ses sa-

vants, ses artistes, ses fonctionnaires, quelles que soient les mains

par lesquelles leurs appointements leur arrivent. Sur quel pieddoit-elle les payer? sur le pied de l'égalité. Je l'ai prouvé par

l'appréciationdes

talents; jele

confirmerai,dans le

chapitresui-

vant, par l'impossibilité de toute inégalité sociale.

Qu'avons-qpus démontré par tout ce qui précède? des choses sisimples, que vraiment elles en ont botes

Que, comme le voyageur ne s'approprie pas la grande route surlaquelle il passe, de même le laboureur ne s'approprie pas lechamp sur lequel il sème;

Que si, néanmoins, par le fait de son industrie, un travailleur

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QU'EST-CE QUE LA propriété? 2

peut s'approprier la matière qu'il exploite, tout exploiteur en de»vient, au même titre, propriétaire;

Que tout capital, soit matériel, soit intellectuel, étant uneœuvre collective, forme par conséquent une propriété collective;

Que le fort n'a pas droit d'empêcher par ses envahissements

le travail du faible, ni l'habile de surprendre la bonne foi dusimple;

Enfin, que nul ne peut être forcé d'acheter ce dont il n'a pasenvie, moins encore de payer ce qu'il n'a pas acheté partant quela valeur échangeable d'un produit n'ayant pour mesure ni l'opi-nion de l'acheteur ni celle du vendeur, mais la somme de tempset de dépenses qu'il a coûté, la propriété de chacun reste toujourségale.

Ne sont-ce pas là des vérités bien niaises? Eh bien 1si niaises

qu'elles vous semblent, lecteur, vous en verrez d'autres qui les

surpasseront encore en platitude et niaiserie. Car nous marchonsà rebours des géomètres pour eux, à mesure qu'ils avancent, les

problèmes deviennent de plus en plus difficiles; nous, au con-traire, après avoir commencé par les propositions les plus abs-truses, nous finirons par les axiomes.

Mais il faut, pour terminer ce chapitre, que j'expose encore unede ces vérités exorbitantes comme jamais n'en découvrirent ni

 jurisconsultes ni économistes.

§ 8." – Que, dans l'ordre dela justice, le travail détruit la propriété.

Cette proposition est la conséquence des deux précédents para-graphes que nous allons d'abord résumer.

L'homme isolé ne peut subvenir qu'à une très-petite partie deses besoins; toute sa puissance est dans la société et dans la com-binaison intelligente de l'effort universel. La division et la simul-tanéité du travail multiplient la quantité et la variété des produits;la spécialité des fonctions augmente la qualité des choses consom-mables.

Pas un homme donc qui ne vive du produit de plusieurs milliersd'industriels différents; pas un travailleur qui ne, reçoive de lasociété tout entière sa consommation, et, avec sa consommation,les moyens de reproduire. Qui oserait dire, en effet Je produisseul ce que je consomme, je n'ai besoin de qui que ce soit ? Le

laboureur, que les anciens économistes regardaient comme le seulvrai producteur; le laboureur, logé, meublé, vêtu, nourri, se-

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PREMIER MEMOIRE

couru par le maçon, le menuisier, le tailleur, le meunier, le bou-

langer, le boucher, l'épicier, le forgeron, etc.; le laboureur, dis-je,peut-il se flatter de produire seul?

La consommation est donnée à chacun par tout le monde; lamême raison fait que la production de chacun suppose la produc-

tion de tous. Un produit ne va pas sans un autre produit; une in-dustrie isolée est une chose impossible. Quelle serait la récolte dulaboureur, si d'autres ne fabriquaient pour lui granges, voitures,charrues, habits, etc.? Que ferait le savant sans le libraire, l'im-primeur sans le fondeur et le mécanicien, ceux-ci à leur tour sansune foule d'autres industriels?. Ne prolongeons pas cette énu-mération, trop facile à étendre, de peur qu'on ne nous accuse dedonner dans le lieu commun. Toutes les industries se réunissent,par des rapports mutuels, en un faisceau unique; toutes les pro-

ductions se servent réciproquement de fin et de moyen; toutes lesvariétés de talents ne sont qu'une série de métamorphoses de l'in-férieur au supérieur.

Or, ce fait incontestable et incontesté de la participation géné-rale à chaque espèce de produit a pour résultat de rendre com-munes toutes les productions particulières de telle sorte quechaque produit, sortant des mains du producteur, se trouve d'a-vance frappé d'hypothèque par la société. Le producteur lui-mêmen'a droit à son produit que pour une fraction dont le dénomina-teur est égal au nombre des individus dont la société se compose.11est vrai qu'en revanche, ce même producteur a droit sur tousles produits différents du sien, en sorte que l'action hypothécairelui est acquise contre tous, de même qu'elle est donnée à touscontre lui; mais ne voit-on pas que cette réciprocité d'hypothé-ques, bien loin de permettre la propriété, détruit jusqu'à la pos-session? Le travailleur n'est pas même possesseur de son produit;à peine l'a-t-il achevé, que la société le réclame.

Mais, dira-t-on, quand cela serait, quand même le produit n'ap-partiendrait pas au producteur, puisque la société donné à chaque

travailleur un équivalent de son produit, c'est cet équivalent, cesalaire, cette récompense, cet appointement, qui devient propriété.Nierez-vous que cette propriété ne soit enfin légitime? Et si letravailleur, au lieu de consommer entièrement son salaire, faitdes économies, qui donc osera les lui disputer?

Le travailleur n'est pas même propriétaire du prix de son tra-vail, et n'en a pas l'absolue disposition. Ne nous laissons pointaveugler par une fausse justice ce qui est accordé. au travailleur

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QU'EST-CE QV& LA PROPRIÉTÉ?`~

en échange de son produit ne lui est pas donné comme récom-

pense d'un travail fait, mais comme fourniture et avance d'untravail à faire. Nous consommons avant de produire le travail-

leur, à la fin du jour, peut dire J'ai payé ma dépense d'hier;demain, je payerai ma dépense d'aujourd'hui. A chaque instant

de sa vie, le sociétaire est en avance à son compte courant; ilmeurt sans avoir pu s'acquitter comment pourrait-il se faire un

pécule?On parle d'économies style de propriétaire. Sous un régime

d'égalité, toute épargne qui n'a pas pour objet une reproductionultérieure ou une jouissance est impossible pourquoi? parce quecette épargne ne pouvant être capitalisée, se trouve dès ce mo-ment sans but, et n'a plus de cause finale. Ceci s'entendra mieuxà la lecture du chapitre suivant.

ConcluonsLe travailleur est, à l'égard de la société, un débiteur qui meurtnécessairement insolvable le propriétaire est un dépositaire infi-dèle qui nie le dépôt commis à sa garde, et veut se faire payer les

 jours, mois et années de son gardiennage.Les principes que nous venons d'exposer pouvant paraître en-

core trop métaphysiques à certains lecteurs, je vais les reproduiresous une forme plus concrète, saisissable aux cerveaux les plusdenses, et féconde en conséquences du plus grand intérêt.

Jusqu'ici j'ai considéré la propriété comme faculté d'exclusion, je vais l'examiner comme faculté d'envahissement.

CHAPITRE IV

QUELA PROPRIÉTÉEST IMPOSSIBLE

La raison dernière des propriétaires, l'argument foudroyantdont l'invincible puissance les rassure, c'est que, selon eux, l'éga-lité des conditions est impossible. L'égalité des conditions est unechimère, s'écrient-ils d'un air capable; partagez aujourd'hui lesbiens par portions égales, demain cette égalité aura disparu.

A cette objection banale, qu'ils répètent en tous lieux avec uneincroyable assurance, ils ne manquent jamais d'ajouter la glose

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PREMIERMÉMOIRE

suivante, par forme de Gloria Palri Si tous les hommes étaient

égaux, personne ne voudrait travailler.Cette antienne se chante sur plusieurs airs.Si tout le monde était maître personne ne voudrait obéir.S'il n'y avait plus de riches, qui est-ce qui ferait travailler les

pauvres?.Et s'il n'y avait plus de pauvres, qui est-ce qui travailleraitpour les riches?. Mais point de récriminations nous avonsmieux à répondre.

Si je démontre que c'est la propriété qui est elle-même impos-sible que c'est la propriété qui est contradiction, chimère, utopie;et si je le démontre, non plus par des considérations de métaphy-

siaueet de droit, mais par la raison des nombres, par des équa-tiocs et des calculs, quel sera tout à l'heure l'effroi du proprié-taire ébahi? Et vous, lecteur, que

pensez-vousde la rétorsion?

Les nombres gouvernent le monde, mundumregunt numeri cetadage est aussi vrai du monde moral et politique que du mondesidéral et moléculaire. Les éléments du droit sont les mêmes queceux de l'algèbre; la législation et le gouvernement ne sont autrechose que l'art de faire des classifications et d'équilibrer des puis-sances toute la jurisprudence est dans les règles de l'arithmé-tique. Ce chapitre et le suivant serviront à jeter les fondements decette incroyable doctrine. C'est alors que se découvrira aux yeuxdu lecteur une immense et nouvelle carrière alors nous com-

mencerons à voir dans les proportions des nombres l'unité synthé-tique de la philosophie et des sciences, et, pleins d'admiration etd'enthousiasme devant cette profonde et majestueuse simplicité dela nature, nous nous écrierons, avec l'Apôtre « Oui, l'Éternel atout fait avec nombre, avec poids, avec mesure. » Nous compren-drons que l'égalité des conditions non-seulement est possible, maisqu'elle est seule possible; que cette apparente impossibilité qu'onlui reproche lui vient de ce que nous la concevons toujours soitdans la propriété, soit dans la communauté, formes politiquesaussi contraires l'une

quel'autre à la nature de l'homme. Nous

reconnaîtrons enfin que tous les jours, à notre insu, dans letemps même où nous affirmons qu'elle est irréalisable, cette éga-lité se réalise; que le moment approche où, sans l'avoir cherchéeni même voulue, nous l'aurons partout établie; qu'avec elle, enelle et par elle, doit se manifester l'ordre politique selon la natureet la vérité.

On a dit, en parlant de l'aveuglement et de l'obstination des

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qu'est-ce QUE LA propriété ?

passions, que si l'homme avait quelque intérêt à nier les véritésde l'arithmétique, il trouverait moyen d'en ébranler la certitude;voici l'occasion de faire cette curieuse expérience. J'attaque la

propriété, non plus par ses propres aphorismes, mais par le cal-cul. Que les propriétaires se tiennent donc prêts à vérifier mes

opérationscar si

parmalheur

poureux elles se trouvent

justes,ils sont perdus.Eu prouvant l'impossibilité de la propriété, j'achève d'en prou-

ver l'injustice; en effetCe qui est juste, à plus forte raison est utile:.Ce qui est utile, à plus forte raison est vrai;Ce qui est vrai, à plus forte raison est possible;Conséquemment, tout ce qui sort du possible sort par là-même

de la vérité, de l'utilité, de la justice. Donc, à priori, on peut juger de la justice d'une chose par son impossibilité; en, sorte que

si cette chose était souverainement impossible, elle serait souve-rainement injuste.

LA PROPRIÉTÉEST PHYSIQUEMENTET MATHÉMATIQUEMENTIMPOSSIBLE

DÉMONSTRATION

Axiome. La propriétéestle droit d'aubaineque le propriétaires'attribuesur une chosemarquéepar lui de son seing.

Cette proposition est un véritable axiome. Car

1° Ce n'est point une définition, puisqu'elle n'exprime pas toutce que renferme le droit de propriété droit de vendre, d'échan-ger, de donner; droit de transformer, d'altérer, de consommer, dedétruire, d'user et d'a user, etc. Tous ces droits sont autant d'ef-fets divers de la propriété, que l'on peut considérer séparément,

mais que nous négligeons ici pour ne nous occuper que d'un seul,du droit d'aubaine.

2° Cette proposition est universellement admise; nul ne peutla nier sans nièr les faits, sans être à l'instant démenti par la pra-tique universelle.

3° Cette proposition est d'une évidence immédiate, puisque lefait qu'elle exprime accompagne toujours, soit réellement, soit fa-

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PREMIER MÉMOIRE

cultativeœent, la propriété, et que c'est par lui surtout qu'elle semanifeste, se constitue, se pose.

4° Enfin la négation de cette proposition implique contradic-tion le droit d'aubaine est réellemént inhérent, tellementintime à la propriété, que là où il n'existe pas la propriété est

nulle.Observations. L'aubaine reçoit différents noms, selon les choses

qui la produisent: fermage pour les terres; loyer pour les mai-sons et les meubles; rente pour les fonds placés à perpétuitéintérêt pour l'argent; bénéfice, gain, profit (trois choses qu'il nefaut pas confondre avec le. salaire ou prix légitime du travail),pour les échanges.

L'aubaine, espèce de régale, d'hommage tangible et consom-mable, compète au propriétaire en vertu de son occupation no-

minale et métaphysique son scel est apposé sur la chose; cela*suffit pour que personne ne puisse occuper cette chose sans sapermission.

Cette permission d'occuper sa chose, le propriétaire peut l'oc-troyer pour rien d'ordinaire il la vend. Dans le fait, cette venteest un stellionat et une concussion; mais par la fiction légale dudomaine de propriété, cette même vente, sévèrement punie, on nesait trop pourquoi, en d'autres cas, devient pour le propriétaireune sourf: de profit et de considération.

La reconnaissance que le propriétaire exige pour la prestationde son droit s'exprime soit en signes monétaires, par un dividendeen nature du produit présumé. En sorte que, par le droit d'au-baine, le propriétaire moissonne et ne laboure pas, récolte et necultive pas, consomme et ne produit pas, jouit et n'exerce rienBien différents des idoles du Psalmiste sont les dieux de la pro-priété celles-là avaient des mains et ne touchaient pas; ceux-ci,au contraire, manus habent et palpabunt.

Tout est mystérieux et surnaturel dans la collation du droit

d'aubaine. Des cérémonies terribles accompagnent l'inaugurationd'un propriétaire, de même qu'autrefois la réception d'un initié.C'est, premièrement, la consécration de la chose, consécration parlaquelle est fait savoir à tous qu'ils aient à payer une offrandecongruë au propriétaire, toutes et quantes fois ils désireront,moyennant octroi de lui obtenu et signé, user de sa chose.

Secondement" l'anathème, qui, hors le cas précité, défend detoucher mie à la chose, même en l'absence du propriétaire, et dé-

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qu'est-ce, QUE LA propriété ?̀~

ciare sacrilège, infâme, amendable, digne d'être livré au bras sé-culier, tout violateur de la propriété.

Troisièmement, la dédicace, par laquelle le propriétaire ou lesaint désigné, le dieu protecteur de la chose, y habite mentale-ment comme une divinité dans son sanctuaire. Par l'effet de cette

dédicace, la substance de la chose est, pour ainsi dire, convertieen la personne du propriétaire, toujours présent sous les espècesou apparences de ladite chose.

Ceci est la pure doctrine des jurisconsultes. « La propriété,dit Toullier, est une qualité morale inhérente à la chose, un lienréel qui l'attache au propriétaire, et qui ne peut être rompu sansson fait. » Locke doutait respectueusement si Dieu ne pouvait pasrendre la matière pensante; Toullier affirme que le propriétaire larend morale; que lui manque-t-il pour être divinisée? Certes, ce

ne sont pas les adorations.La propriété est le droit d'aubaine, c'est-à-dire le pouvoir de

produire sans travaillèr; or, produire sans travailler, c'est faire derien quelque chose, en un mot, c'est créer c'est ce qui ne doit pasêtre plus difficile que de moraliser la matière. Les jurisconsultesont donc raison d'appliquer aux propriétaires cette parole del'Écriture Ego dixi Dii estis et filii Excelsi omnes J'ai dit Vousêtes des dieux, et tous fils du Très-Haut

La propriété est le droit d'aubaine cet axiome sera pour nouscomme le nom de la bête de l'Apocalypse, nom dans lequel estrenfermé tout le mystère de cette bête. On sait que celui qui péné-trerait le mystère de ce nom obtiendrait l'intelligence de toute laprophétie, et vaincrait la bête. Eh bien ce sera par l'interprétationapprofondie de notre axiome que nous tuerons le sphinx de lapropriété. Partant de ce fait si éminemment caractéristique, ledroit d'aubaine, nous allons suivre dans ses replis le vieux serpent,nous compterons les eulorlillemeiits homicides de cet épouvan-table ténia, dont la tête, avec ses mille suçoirs, s'est toujoursdérobée au glaive de ses plus ardents ennemis, leur abandonnant

d'immenses tronçons de son cadavre. C'est qu'il fallait autrechose que «lu courage poui vaincre ie monstre il était écrit qu'ilne crèverait point avant qu'un prolétaire, armé d'une baguettemagique, Teût mesuré.

Corollaires. 1° La quotité de l'aubaine est proportionnelle à lachose. Quel que soit ie taux de l'intérêt, qu'on l'élève à 3, 5, ou10 pour cent, ou qu'on l'abaisse à V2, *> Vioi il n'importe, saloi d'accroissement reste la même. Voici quelle est cette loi.

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PREMIER ftÉtyOJBB`

Tout capital évalué en numéraire peut être considéré comme unterme de la progression arithmétique qui a pour raison 100, et lerevenu de ce capital rapporte comme le terme correspondantd'une autre progression arithmétique qui aurait pour raison le tauxde l'intérêt. Ainsi un capital de 500 francs étant le cinquième!terme de la progression arithmétique dont la raison est 100, sonlrevenu à 3 pour cent sera indiqué par le cinquième terme de laprogression arithmétique dont la raison est 3

100 200 300 400 5003 6 9 12 15

C'est la connaissance de cette espèce de logarithmes, dont les

propriétaires ont chez eux des tables dressées et calculées à un

très-haut degré, qui nous donnera la clef des plus curieusesénigmes et nous fera marcher de surprise en surprise.

D'après cette théorie logarithmique du droit d'aubaine, une pro-priété avec son revenu peut être définie un nombre dont le loga-rithme est égal à la sommede ses unités divisée par 100 et multipliéepar le taux de l'intérêt. Par exemple, une maison estimée

100,000 francs et louée à raison de 5 pour cent rapporte

5,000 francs de revenu, d'après la formule

Réciproquementune terre de

3,000francs de revenu évalué à

2V2 00, vaut 120,000 fr., d'après cette autre formule

Dans le premier cas, la progression qui désigne l'accroissementde l'intérêt a pour raison 5 dans le second elle a pour rai-son 2 1/2.

Observation. L'aubaine connue sous les noms de fermage,

rente, intérêt, se paye tous les ans; les loyers courent à la semaineau mois, à l'année; les profits et bénéfices ont lieu autant de foisque l'échange. En sorte que l'aubaine est tout à la fois en raisondu temps et en raison de la chose, ce qui a fait dire que l'usurecroît comme chancre, fœnus serpit sicut cancer.

2" L'aubaine payée au propriétaire par le délenteur est choseperdue pour celui-ci. Car si le propriétaire devait, en échange del'aubaine qu'il perçoit, quelque chose de plus que la permission

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qu'est-ce QUE LA PROPRIÉTÉ?`I

qu'il accorde, son droit de propriété ne serait pas parfait; il neposséderait pas jure optimo, jure perfecto, c'est-à-dire qu'il neserait pas réellement propriétaire. Donc, îout ce qui passe desmains de l'occupant dans celles du propriétaire à titre d'aubaine

et comme prixde la

permission d'occuper,est

acquis irrévocable-ment au second, perdu, anéanti pour le premier, à qui rien ne

peut en revenir, si ce n'est comme don, aumône, salaire de ser-

vices, ou prix de marchandises par lui livrées. En un mot, l'au-baine périt pour l'emprunteur, ou, comme aurait dit énergique-ment le latin, res perit solventi.

3° Le droit d'aubaine a lieu contre le propriétaire comme contre

l'étranger. Le seigneur de la chose, distinguant en soi le possesseurdu propriétaire, s'impose à lui-même, pour l'usufruit de sa pro-priété, une taxe égale à celle qu'il pourrait recevoir d'un tiers; en

sorte qu'un capital porte intérêt dans les mains du capitalistecomme dans celles de l'emprunteur et du commandité. En effet,si, au lieu d'accepter 500 francs de loyer de mon appartement,

  je préfère l'occuper et en jouir, il est clair que je deviens débiteurenvers moi d'une rente égale à celle que je refuse ce principe estuniversellement suivi dans le commerce, et regardé comme unaxiome par les économistes. Aussi les industriels qui ont l'avan-tage d'être propriétaires de leur fonds de roulement, bien qu'ils nedoivent d'intérêts à personne, ne calculent-ils leurs bénéfices

qu'après avoir prélevé, avec leuri appointements et leurs frais,les intérêts de leur capital. Par la même raison, les prêteurs d'ar-gent conservent par de-vers eux le moins d'argent qu'ils peuvent;cur tout capital portant nécessairement intérêt, si cet intérêt n'estservi par personne, il se prendra sur le capital, qui de la sorte setrouvera d'autant diminué. Ainsi par le droit d'aubaine le capitals'entame lui-même c'est ce que Papinien aurait exprimé sansdoute par cette formule aussi élégante qu'énergique Fœnusmordet solidum. Je demande pardon de parler si souvent latin danscette affaire c'est un hommage que je rends au peuple le plususurier qui fut oncques.

PREMIÈREPROPOSITION

La propriété est impossible,parce que de rien elle exige quelque chose.

L'examen de cette proposition est le même que celui de l'originedu fermage, tant controversé par les économistes. Quand je lis

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PREMIER MÉMOIRE

ce qu'en ont écrit la plupart d'entre eux, je ne puis me défendred'un sentiment de mépris mêlé de colère, à la vue de cet amas deniaiseries, où l'odieux le dispute à l'absurde. Ce serait l'histoirede l'éléphant dans la lune, n'était l'atrocité des conséquences.Chercher une origine rationnelle et légitime à ce qui n'est et ne

peut être que vol, concussion et rapine, tel devait être le comblede la folie propriétaire, le plus haut degré d'ensorcellement où pût jeter des esprits d'ailleurs éclairés la perversité de l'égoïsme.

« Un cultivateur, dit Say, est un fabricant de blé qui, parmiles outils qui lui servent h modifier la matière dont il fait son blé,emploie un grand outil que nous avons nommé un champ. Quandil n'est pas le propriétaire du champ, qu'il n'en est que le fermier,c'est un outil dont il paye le service productif  au propriétaire. Lefermier se fait rembourser à l'acheteur, celui-ci à un autre, jusqu'àce

quele

produitsoit

parvenuau

consommateur, quirembourse

la première avance accrue de toutes celles au moyen desquellesle produit est parvenu jusqu'à lui. »

Laissons de côté les avances subséquentes par lesquelles leproduit arrive au consommateur, et ne nous occupons en ce mo-ment que dx-la première de toutes, de la rente payée au proprié-taire par le fermier. On demande sur quoi fondé le propriétaire sefait payer cette rente.

Suivant Ricardo, Maccullock et Mill, le fermage proprement ditn'est autre chose que l'excédant du produit de la terre la plus fer-

tile sur le produit des terres de qualité inférieure; en sorte que lefermage ne commence à avoir lieu sur la première que lorsqu'onest obligé, par l'accroissement de population, de recourir à laculture des secondes.

Il est difficile de trouver à cela aucun sens. Comment des diffé-rentes qualités du terrain peut-il résulter un droit sur le terrain?Comment les variétés de l'humus enfanteraient-elles un principede législation et de politique? Cette métaphysique est pour moi sisubtile, ou si épaisse, que je m'y perds plus j'y pense. Soient laterre

A, capable de nourrir 10,000 habitants, et la terre B, capableseulement d'en nourrir 9,000, l'une et l'autre d'égale étenduelorsque par l'accroissement de leur nombre, les habitants de laterre A seront forcés de cultiver la terre B, les propriétaires fon-ciers de la terre A se feront payer par les fermiers de cette terreune rente calculée sur le rapport de 10 à 9. Voilà bien, je pense,ce que disent Ricardo, Maccullock et Mill. Mais si la terre A nour-rit autant d'habitants qu'elle peut en contenir, c'est-à-dire si les

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QU'EST-CEQUEhh PROPftIÉTÉ?

habitants de la terre A n'ont tout justement, vu leur nombre, quece qui leur est nécessaire pour vivre, comment pourront-ils payerun fermage?

Si l'on s'était borné à dire que la différence des terres a étél'occasion du fermage, mais non qu'elle en est la cause, nous aurions

recueilli de cette simple observation un précieux enseignement,c'est que l'établissement du fermage aurait eu son principe dans le| désir de l'égalité. En effet, si le droit de tous les hommes à lapossession des bonnes terres est égal, nul ne peut, sans indemnité,être contraint de cultiver les mauvaises. Le fermage, d'aprèsRicardo, Maccullock et Milî, aurait donc été un dédommagementayant pour but de compenser les profits et les peines. Ce systèmed'égalité pratique est mauvais, il faut en convenir; mais enfin l'in-tention eût été bonne quelle conséquence Ricardo, Maccullock etMill pouvaient-ils en déduire en faveur de la propriété? Leur

théorie se tourne donc contre eux-mêmes et les jugule.Malthus pense que la source du fermage est dans la faculté qu'a

la terre de fournir plus de subsistances qu'il n'en faut pour ali-menter les hommes qui la cultivent. Je demanderai à Malthuspourquoi le succès du travail fonderait, au profit de l'oisiveté, undroit à la participation des produits?

Mais le seigneur Malthus se trompe dans l'énoncé du fait dontil parle oui, la terre a la faculté de fournir plus de subsistances

qu'il n'en faut pour ceux qui la cultivent, si par cultivateurs on

n'entend que les fermiers. Le tailleur aussI fait plus d'habits qu'iln'en use, et l'ébéniste plus de meubles qu'il ne lui en faut. Maisles diverses professions se supposant et se soutenant l'une l'autre,il en résulte que non-seulement le laboureur, mais tous les corpsd'arts et métiers, jusqu'au médecin et à l'instituteur, sont etdoivent être dits cultivant la terre. Le principe que Malthus assigneau fermage est celui du commerce or la loi fondamentale ducommerce étant l'équivalence des produits échangés, tout ce quidétruit cette équivalence viole la loi; c'est une erreur d'évaluationà corriger.

Buchanam, commentateur de Smith, ne voyait dans le fermageque le résultat d'un monopole, et prétendait que le travail seul estproductif. En conséquence, il pensait que, sans ce monopole, lesproduits coûteraient moins cher, et il ne trouvait de fondement aufermage que dans la loi civile. Cette opinion est un corollaire de cellequi fait de la loi civile la base de la propritété. Maispourquoi la loicivile, qui doit être la raison écrite, a-t-elle autorise ce monopole?

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PREMIERMEMOIRE

Qui dit monopole, exclut nécessairement/la justice; or, dire que le-fermage est un monopole consacré par la loi, c'est dire que l'in-

 justice a pour principe la justice, ce qui est contradictoire.Say répond à Buchanam que le propriétaire n'est point un mo-

nopoleur, parce que le monopoleur « est celui qui n'ajoute aucun

degré d'utilité à une marchandise. »Quel degré d'utilité les choses produites par le fermier reçoiventelles du propriétaire? a-t-il labouré, semé, moissonné, fauché,vanné, sarclé? Voilà par quelles opérations le fermier et sesgens ajoutent à l'utilité des matières qu'ils consomment pour lesreproduire.

« Le propriétaire foncier ajoute à Futilité des marchandises parle moyen de son instrument, qui est une terre. Cet instrumentreçoit les matières dont se compose le blé dans un état, et lesrend dans un autre. L'action de la terre est une opération, chi-mique, d'où résulte pour la matière du blé une modification telle,qu'en le détruisant elle le multiplie. Le sol est donc producteurd'une utilité; et lorsqu'il (le sol?) la fait payer sous la forme d'unprofit oud'un fermage pour son propriétaire, ce n'est pas sans riendonner au consommateur en échange de ce que le consommateurlui paye. Il lui donne une utilité produite, et c'est en produisantcette utilité que la terre est productive, aussi bien que le travail. »

Éclaircissons tout cela.Le forgeron, qui fabrique pour le laboureur des instruments ara.

toires, le charron qui lui fait une voiture, le maçon qui bâtit sagrange, le charpentier, le vannier, etc., qui tous contribuent à laproduction agricole par les outils qu'ils préparent, sont produc-teurs d'utilité à ce titre, ils'ont droit à une part des produits.

« Sans aucun doute, dit Say; mais la terre est aussi un instru-ment dont le service doit être payé, donc. »

Je tombe d'accord que la terre est un instrument; mais quel enest l'ouvrier? Est-ce le propriétaire? est-ce lui qui par la vertuefficace du droit de propriété, par cette qualité morale infuse dansle soif lui communique la vigueur et la fécondité? Voilà

précisé-ment en quoi consiste le monopole du propriétaire, que n'ayantpas fait l'instrument, il s'en fait payer le service. Que le Créateurse présente et vienne lui-même réclamer le fermage de la terre,nous compterons avec lui, ou bien que le propriétaire, soi-disantfondé de pouvoirs, montre sa procuration.

« Le service du propriétaire, ajoute Say, est commode pour lui, j'en conviens. »

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QU'EST-CE que LA propriété ?

L'aveu est naïf.« Mais nous es pouvons nous en passer. Sans la propriété, un

laboureur se battrait avec un autre pour cultiver un champqui n'aurait point de propriétaire, et le champ demeurerait en

friche.»

Ainsi le rôle du propriétaire consiste à mettre les laboureursd'accord en les dépouillant tous. 0 raison 1 justice! ô sciencemerveilleuse des économistes! Le propriétaire^ selon eux, estcomme Perrin-Dandin, qui, appelé par deux voyageurs en disputepour une huître, l'ouvre, la gruge et leur dit

La cour vous donneà tous deux une écaille.

Était-il possible de dire plus de mal de la propriété?Say nous expliquerait-il comment les laboureurs qui, sans les

propriétaires, se battraient entre eux pour la possession du sol, nese battent pas aujourd'hui contre les propriétaires pour cette ïsêrrçepossession? C'est apparemment parce qu'ils les croient possesseurslégitimes, et que le respect d'un droit imaginaire l'emporte en euxsur la cupidité. J'ai prouvé au chapitre II que la possession sansla propriété suffit au maintien de l'ordre social serait-il donc plusdifficile d'accorder des possesseurs sans maîtres que des fermiers

ayant propriétaires? Des hommesde travail, qui respectent à leurs

dépens le prétendu droit de l'oisif, violeraient-ilsle

droit natureldu producteur et de l'industriel? Quoi! si le colon perdait sesdroits sur la terre du moment où il cesserait de l'occuper, il endeviendrait plus avide 1 et l'impossibilité d'exiger une aubaine, de

frapper une contribution sur le travaif  d'autrui, serait une sourcede querelles et de procès! La logique des économistes est singu-lière. Mais nous ne sommes pas au bout. Admettons que le pro-priétaire est le maître légitime de la terre.

« La terre est un instrument de production, » disent-ils; cela estvrai. Mais lorsque, changeant le substantif en qualificatif, ils

opèrent cette conversion « La terre est un instrument productif,»ils émettent une damnable erreur.

Selon Quesnay et les anciens économistes, toute production vientde la terre Smith, Ricardo, de Tracy, placent au contraire la pro-duction dans le travail. Say, et la plupart de ceux qui sont venus

après lui, enseignent que, ET la terre est productive, ET le travailest productif, ETles capitaux sont productifs. C'est de l'éclectismeen économie politique. La vérité est que ni la terre n'est produc-

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PREMIER MÉMOIRE

tive, ni le travail n'est productif, ni les capitaux ne sont produc-tifs la production résulte de ces trois éléments également néces-saires, mais, pris séparément, également stériles.

En effet, l'économie politique traite de la production, de la dis-

tribution et de la consommation des richesses ou des valeurs; maisde quelles valeurs? des valeurs produites par l'industrie humaine,c'est-à-dire des transformations que l'homme fait subir à la ma-tière pour l'approprier à son usage, et nullement des productionsspontanées de la nature. Le travail de l'homme ne consistât-il

qu'en une simple appréhension de la main, il n'y a pour luivaleur produite que lorsqu'il s'est donné cette peine jusque-là lesel de la mer, l'eau des fontaines, l'herbe des champs, le bois desforêts, sont pour lui comme s'ils n'étaient pas. La mer, sans le

pêcheur et ses filets, ne donne pas de poissons; la forêt, sans lebûcheron et sa cognée, ne fournit ni bois de chauffage ni bois de

service; la prairie, sans le faucheur, n'apporte ni foin ni regain.La nature est comme une vaste matière d'exploitation et de pro-duction mais la nature ne produit rien que pour la nature; dansle sens économique, ses produits, à l'égard de l'homme, ne sontpas encore des produits.

Les capitaux, les outils et les machines sont pareillement impro.ductifs. Le marteau et l'enclume, sans forgeron et sans fer, neforgent pas le moulin, sans meunier et sans grain, ne moud

pas, etc. Mettez ensemble des outils et des matières premières; jetez une charrue et des semences sur un sol fertile montez uneforge, allumez le feu et fermez la boutique, vous ne produirez pasdavantage. Cette observation a été faite par un économiste en quile bon sens dépasse la mesure de ses confrères « Say fait joueraux capitaux un rôle actif  que ne comporte pas leur nature cesont des instruments inertes par eux-mêmes. (J. DRoz, Économiepolitique.)

Enfin, le travail et les capitaux réunis, mais mal combinés, ne

produisent encore rien. Labourez un désert de sable, battez l'eaui desfleuves, passez au crible des caractères d'imprimerie, tout celane vous procurera ni blé, ni poissons, ni livres. Votre peine seraaussi improductive que le fut ce grand travail de l'armée de Xerxès,qui, au dire d'Hérodote, fit frapper de verges l'Hellespont pen-dant vingt-quatre heures par ses trois millions de soldats, pour lepunir d'avoir rompu et dispersé le pont de bateaux que le grandroi avait fait construire.

Les instruments et capitaux, la terre, le travail, séparés et con-

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIETE'?

sidérés abstractivement, ne sont productifs que par métaphore.Le propriétaire qui exige une aubaine pour prix du service de soninstrument, de la force productive de sa terre, suppose donc unfait radicalement faux, savoir, que les capitaux produisent pareux-mêmes

quelque choseet en se faisant

payerce

produitima-

ginaire, il reçoit, à la lettre, quelque chose pour rien.Objeclion. Mais si le forgeron, le charron, tout industriel en un

mot, a droit au produit pour les instruments qu'il fournit, et si laterre est un instrument de production, pourquoi cet instrument nevaudrait-il pas à son propriétaire, vrai ou supposé, une part dansles produits, comme cela a lieu pour les fabricants de charrues etde voitures?

Réponse. C'est ici le nœud de l'énigme, l'arcane de la propriété,qu'il est essentiel de bien démêler, si l'on veut comprendre quel-

que chose aux étranges effets du droit d'aubaine.L'ouvrier qui fabrique ou qui répare les instruments du culti-vateur en reçoit le prix une fois, soit au moment de la livraison,soit en plusieurs payements; et ce prix une fois payé à l'ouvrier,les outils qu'il a livrés ne lui appartiennent plus. Jamais il neréclame double salaire pour un même outil, une mêmeréparationsi tous les ans il partage avec le fermier, c'est que tous les ans ilfait quelque chose pour le fermier.

Le propriétaire, au rebours, ne cède rien de son instrumentéternellement il s'en fait

payer,éternellement il le conserve.

En effet, le loyer que perçoit le propriétaire n'a pas pour objetles frais d'entretien et de réparation de l'instrument; ces fraisdemeurent à la charge de celui qui loue, et ne regardent le pro-priétaire que comme intéressé à la conservation de la chose.S'il se charge d'y pourvoir, il a soin de se faire rembourser de sesavances.

Ce loyer ne représente pas non plus le produit de l'instrument,puisque l'instrument par lui-même ne produit rien nous l'avonsvu tout à l'heure, et nous le verrons mieux encore par les consé-

quences.Enfin, ce loyer ne représente pas la participation du propriétaire

dans la production, puisque cette participation ne pourrait con-sister, comme celle du forgeron et du charron, que dans la cessionde tout ou de partie de son instrument, auquel cas il cesseraitd'être propriétaire, ce qui impliquerait contradiction de l'idée depropriété. »

Donc entre le propriétaire et le fermier il n'y a point échange

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PREMIER MÉMOIRE

ô

de valeurs ni de services; donc, ainsi que nous l'avons dit dansl'axiome, le fermage est une véritable aubaine, une extorsionfondée uniquement sur la fraude et là violence d'une part, sur lafaiblesse et l'ignorance de l'autre. Les produits, disent les écono-mistes, ne s'achètent

que pardes

produits.Cet

aphorismeest la

condamnation de la propriété. Le propriétaire ne produisant nipar lui-même ni par son instrument, et recevant des produits enéchange de rien, est ou un parasite ou un larron. Donc, si la pro-priété ne peut exister que comme droit, la propriété est impos-sible.

Corollaires. 1° La constitution républicaine de 1793, qui adéfini la propriété, «le droit de jouir du fruit de son travail,» s'est

trompée grossièrement; elle devait dire La propriété est le droitde jouir et de disposer à son gré du bien d'autrui, du fruit de

l'industrie et du travail d'autrui.2° Tout possesseur de terres, maisons, meubles, machines,outils, argent monnayé, etc., qui loue sa chose pour un prixexcédant les frais de réparations, lesquelles réparations sont à lacharge du prêteur, et figurent les produits qu'il échange contred'autres produits, est stellionataire, coupable d'escroquerie et deconcussion. En un mot, tout loyer perçu, à titre de dommages-intérêts, mais comme prix du prêt, est un acte de propriété, unvol.

Commentairehistorique.

Le tributqu'une

nation victorieuse im-

pose à une nation vaincue est un véritable fermage. Les droitsseigneuriaux, que la révolution de 1789 a abolis, les dîmes,mains-mortes, corvées, etc., étaient différentes formes du droit depropriété; et ceux qui, sous les noms de nobles, seigneurs, pré-bendiers, bénéficiaires, etc,, jouissaient de ces droits, n'étaientrien de plus que des propriétaires. Défendre la propriété aujour-d'hui, c'est condamner la révolution.

DEUXIÈMEPROPOSITION

La propriété est impossible,parce que là oùelle est admisela productioncoûte plusqu'elle ne vaut.

La proposition précédente était d'ordre législatif; celle-ci estd'ordre économique. Elle sert à prouver que la propriété, qui apour origine la violence, a pour résultat de créer une non-valeur.

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ `?

« La production, dit Say, est un grand échange pour quel'échange soit productif, il faut que la valeur de tous les servicesse trouve balancée par la valeur de la chose produite. Si cettecondition n'a pas été remplie, l'échange a été inégal, le producteur

a plus donné qu'il n'a reçu. »Or la valeur ayant pour base nécessaire l'utilité, il résulte quetout produit inutile-est nécessairement sans valeur, qu'il ne peutêtre échangé, partant, qu'il ne peut servir à payer les services dela production.

Donc, si la production peut égaler la consommation, elle ne la

dépassera jamais; car il n'y a production réelle que là où il y a

production d'utilité, et il n'y a utilité que là où se trouve possi-bilité de consommation. Ainsi tout produit qu'une abondance ex-cessive rend inconsommable, devient, pour la quantité non con-

sommée, inutile, sans valeur, non-échangeable, partant impropreà payer quoi que ce soit; ce n'est plus un produit.

La consommation, à son tour, pour être légitime, pour être unevraie consommation, doit être reproductive d'utilité; car, si elleest improductive, les produits qu'elle détruit sont des valeurs an-nulées, des choses produites en pure perte, circonstance quirabaisse les produits au-dessous de leur valeur. L'homme a le

pouvoir de détruire, il ne consomme que ce qu'il reproduit. Dansune juste économie, il y a donc équation entre la production et la

consommation.Tous ces points établis, je suppose une tribu de mille famillesenfermée dans une enceinte de territoire déterminée et privée decommerce extérieur. Cette tribu nous représentera l'humanité toutentière, qui, répandue sur la face du globe, est véritablementisolée. En effet, la différence d'une tribu au genre humain étantdans les proportions numériques, les résultats économiques serontabsolument les mêmes.

Je suppose donc que ces mille familles, livrées à la cultureexclusive du blé, doivent payer chaque année, en nature, un re-

venu de 10 pour cent sur leur produit, à cent particuliers prisparmi elles. On voit qu'ici le droit d'aubaine ressemblerait à un

prélèvement fait sur la production sociale. A quoi servira ce pré-lèvement ?

Cene peut être à l'approvisionnement de la tribu, car cet appro-visionnement n'a rien de commun avec le fermage; ce n'est pointà payer des services et des produits, car les propriétaires, en tra-vaillant comme les autres, n'ont travaillé que pour eux. Enfin, ce

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PHEMIEBMÉMOIRE

prélèvement sera sans utilité pour les rentiers, qui, ayant récoltédu blé en quantité suffisante pour leur consommation, et, dans unesociété sans commerce et sans industrie ne se pouvant procurerautre chose, perdront par le fait l'avantage de leurs revenus.

Dans une pareille société, le dixième du produit étant inconsom-mable, il y a un dixième du travail qui n'est pas payé la produc-tion coûte plus qu'elle ne vaut.

Transformons actuellement 300 de nos producteurs de blé enindustriels de toute espèce 100 jardiniers et vignerons, 60 cor-donniers et tailleurs, 50 menuisiers et forgerons, 80 de professionsdiverses, et, pour que rien n'y manque, 7 maîtres d'école, 1 maire,1 juge, 1 curé; chaque métier, en ce qui le concerne, produit pourtoute la tribu. Or, la production totale étant 1,000, la consomma-tion pour chaque travailleur est 1, savoir blé, viande, céréales,0,700; vin et jardinage, 0,100; chaussure et habillement, 0,060;ferrements et meubles, 0,050 produits divers, 0,080; instruction,0,007; administration, 0,002; messe, 0,001. Total, i.

Mais la société doit une rente de 10 pour cent; et nous observe-rons qu'il importe peu que les seuls laboureurs la payent, ou quetous les travailleurs soient solidaires, le résultat est le même. Lefermier augmente le prix de ses denrées en proportion de ce qu'ildoit; les industriels suivent le mouvement de hausse, puis, aprèquelques oscillations, l'équilibre s'établit, et chacun a payé une

quantité à peu près égale. Ce serait une grave erreur de croire quedans une nation les seuls fermiers payent les fermages; c'esttoute la nation.

Je dis donc que, vu le prélèvement de 10 pour cent, la consom-mation de chaque travailleur est réduite de la manière suivanteblé, 0,630; vin et jardinage, 0,090; habits et chaussures, 0,054;meubles et fers, 0,045; autres produits, 0,072; écolage, 0,0063administration, 0,0018; messe, 0,0009. Total, 0,9.

Le travailleur a produit 1, il ne consomme que 0,9; il perd doncun dixième sur le

prixde son travail; sa

productioncoûte tou-

  jours plus qu'elle ne vaut. D'autre part, le dixième perçu par lespropriétaires n'en est pas moins une non-valeur; car, étant eux-mêmes travailleurs, ils ont de quoi vivre avec les neuf  dixièmesde leur produit, comme aux autres, rien ne leur manque. A quoisert-il que leur ration de pain, vin, viande, habits, logement, etc.,soit doublée, s'ils ne peuvent la consommer ni l'échanger? Le prixdu fermage reste donc, pour eux comme pour le reste des travail-leurs, une non-valeur, et périt entre leurs mains. Étendez l'hypo-

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qu'est-ce QUE LA propriété ?

thèse, multipliez le nombre et les espèces des produits, vous nechangerez rien au résultat.

Jusqu'ici j'ai considéré le propriétaire comme prenant part à la

production, non pas seulement, comme dit Say, par le service deson instrument, mais d'une manière effective et par le travail de

ses mains or, il est facile de voir qu'à de pareilles conditions lapropriété n'existera jamais. Qu'arrive-t-il?

Le propriétaire, animal essentiellement libidineux, sans vertuni vergogne, ne s'accommode point d'une vie d'ordre et de disci-pline s'il aime la propriété, c'est pour n'en faire qu'à son aise,quand il veut et comme il veut. Sûr d'avoir de quoi vivre, il s'a-bandonne à la futilité, à la mollesse; il joue, il niaise, il cherchedes curiosités et des sensations nouvelles. La propriété, pour jouird'elle-même, doit renoncer à la condition commune et vaquer à des

occupations de luxe, à des plaisirs immondes.Au lieu de renoncer à un fermage qui périssait entre leurs mainset de dégrever d'autant le travail social, nos cent propriétaires se

reposent. Par cette retraite, la production absolue étant diminuéede cent, tandis que la consommation reste la même, la productionet la consommation semblent se faire équilibre. Mais, d'abord,puisque les propriétaires ne travaillent plus, leur consommationest improductive d'après les principes de l'économie; par consé-quent il y a dans la société, non plus comme auparavant cent deservices non

payés parle

produit,mais cent de

produitsconsom-

més sans service; le déficit est toujours le même, quelle que soit lacolonne du budget qui l'exprime. Ou les aphorismes de l'économiepolitique sont faux, ou la propriété, qui les contredit, est impos-sible.

Les économistes, regardant toute consommation improductivecomme un mal, comme un vol fait au genre humain, ne se lassentpoint d'exhorter les propriétaires à la modération, au travail, àl'épargne; ils leur prêchent la nécessité de se rendre utiles, de

rapporter à la production ce qu'ils en reçoivent; ils fulminent

contre le luxe et la paresse les plus terribles imprécations. Cettemorale est fort belle, assurément c'est dommage qu'elle n'ait pasle sens commun. Le propriétaire qui travaille, ou, comme disent leséconomistes, qui se rend utile, se fait payer pour ce travail et cetteutilité en est-il moins oisif  par rapport aux propriétés qu'iln'exploite pas et dont il touche les revenus? Sa condition, quoiqu'il fasse, est l'improductivité et la félonnerie il ne peut cesser île gaspiller et de détruire qu'en cessant d'être propriétaire.

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PREMIER M1ÎM0111E

s

Mais ce n'est encore là que le moindre des maux que la pro-priété engendre. On conçoit à toute force que la société entretiennedes oisifs; elle aura toujours des aveugles, des manchots, des fu-

rieux, des imbéciles; elle peut bien nourrir quelques paresseux.Voici où les impossibilités se compliquent et s'accumulent.

TROISIÈMEPROPOSITION

La propriété est impossible,parce que sur un capital donné,la productionest en raisondu travail, non en raison ae la propriété.

Pour acquitter un fermage de 100, à 10 pour cent du produit,il faut que le produit soit 1,000; pour que le produit soit 1,000, il

faut une force de 1,000 travailleurs. Il suit de là qu'en donnantcongé tout à l'heure à nos 100 travailleurs propriétaires, qui tousavaient un droit égal de mener la vie de rentiers, nous noussommes mis dans l'impossibilité de leur payer leurs revenus. Eneffet, la force productrice, qui était d'abord 1,000, n'étant plusque 900, la production se trouve aussi réduite à 900, dont ledixième est 90. 11faut donc, ou que 10 propriétaires sur 100 nesoient pas payés, si les 90 autres veulent avoir leur fermage inté-gral ou que tous s'accordent à supporter une diminution de10 pour cent. Car ce n'est point au travailleur, qui n'a failli à

aucune de ses fonctions, qui a produit comme par le passé, à pâtirde la retraite du propriétaire; c'est à>celui-ci à subir les consé-quences de son oisiveté.. Mais alors le propriétaire se trouve pluspauvre par cela même qu'il veut jouir; en exerçant son droit, il leperd, tellement que la propriété semble décroître et s'évanouir àmesure que nous cherchons à la saisir plus on la poursuit, moinselle se laisse prendre. Qu'est-ce qu'un droit sujet à varier d'aprèsdes rapports de nombres, et qu'une combinaison arithmétique peutdétruire?

Le propriétaire travailleur recevait ^° comme travailleur,0,9 de salaire; 2' comme propriétaire, 1 de fermage. Il s'est ditMon fermage est suffisant je n'ai pas besoin de travailler pouravoir du superflu. Et voilà que le revenu sur lequel il comptait setrouve diminué d'un 10% sans qu'il imagine seulement comments'est faite cette diminution. C'est qu'en prenant part à la produc-tion, il était créateur lui-même de ce 10e qu'il ne retrouve plus;et lorsqu'il pensait ne travailler que pour lui, il subissait, sans

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QU'EST-CE QUE LA PROPBIÉTÉ?'i'

s'en apercevoir, dans l'échange de ses produits, une perte dont lerésultat était de lui faire payer à lui-même un 10e de son proprefermage. Comme tout autre il produisait 1, et ne recevait que 0,9.

Si, au lieu de 900 travailleurs, il n'y en avait que 500, la tota-lité du fermage serait réduite à 50; s'il n'y en avait que 100, elle se

réduirait à 10. Posons donc comme loi d'économie propriétairel'axiome suivant L'aubaine doit décroître commele nombre desoisifs augmente.

Ce premier résultat va nous conduire à un autre bien plus sur-

prenant il s'agit de nous délivrer d'un seul coup de toutes lescharges de la propriété, sans l'abolir, sans faire tort aux proprié-taires, et par un procédé éminemment conservateur.

Nous venons de voir que si le fermage d'une société de 1,000 tra-vailleurs est comme 100, celui de 900 serait comme 90, celui de

800 comme 80, celui de 100 comme 10, etc. En sorte que si lasociété n'était plus que de 1 travailleur, le fermage serait de 0,10quelles que fussent d'ailleurs l'étendue et la valeur du sol appro-prié. Donc, le capital territorial étant donné, la production sera enraison du travail, non en raison de la propriété.

D'après ce principe, cherchons quel doit être le maximum del'aubaine pour toute propriété.

Qu'est-ce, dans l'origine, que le bail à ferme? C'est un contrat

par lequel le propriétaire cède à un fermier la possession de saterre, moyennant une portion de ce que lui, propriétaire, en retire.

Si, par la multiplication de sa famille, le fermier se trouve dix foisplus fort que son propriétaire, il produira dix fois plus sera-ceune raison pour que le propriétaire s'en vienne décupler le fer-

mage? Son droit n'est pas Plus tu produis, plus j'exige; il estPlus j'abandonne, plus j'exige. L'accroissement de la famille dufermier, le nombre de bras dont il dispose, les ressources de sonindustrie, causes de l'accroissement de production, tout cela estétranger au propriétaire; ses prétentions doivent être mesurées,sur la force productrice qui est en lui, non sur la force produc-

trice qui est dans les autres. La propriété est le droit d'aubaineelle n'est pas le droit de capitation. Comment un homme, à peinecapable à lui seul de cultiver quelques arpents, exigerait-il de la

société, parce que sa propriété sera de 10,000 hectares, 10,000 foisce qu'il est incapable de produire une? Comment le prix du prêtgrandirait-il en proportion du talent et de la force de l'emprunteurplutôt qu'en raison de l'utilité qu'en peut retirer le propriétaire?Force nous est donc de reconnaître cette seconde loi économique

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PREMIER MÉMOIRE

L'aubaine a pour mesure une fraction de la production du proprié-taire.

Or cette production, quelle est-elle? En d'autres termes, qu'est-ceque le seigneur et maître d'un fonds, en le prêtant à un fermier,peut dire avec raison qu'il abandonne?

La force productrice d'un propriétaire, comme celle de tout tra-vailleur, étant 1 le produit dont il se prive en cédant sa terre est'uissi comme 1. Si donc le taux de l'aubaine est 10 pour cent, lemaximum de toute aubaine sera 0,1.

Mais nous avons vu que toutes les fois qu'un propriétaire seretire de la production, la somme des produits diminue d'uneunité donc l'aubaine qni lui revient étant égale à 0,1 tandis qu'ilreste parmi les travailleurs, sera par sa retraite, d'après la loi dedécroissance du fermage, égale à 0,09. Ce qui nous conduit à cettedernière formule Le maximum de revenu d'un

propriétaireest égal

à la racine carrée du produit de 1 travailleur (ce produit étantexprimé par un nombre convenu) la diminution que souffre cerevenu, si le propriétaire est oisif, est égale à une fraction qui au-rait pour numérateur l'unité, et pour dénominateur te nombre qui aservirait à exprimer le produit.

Ainsi le maximum de revenu d'un propriétaire oisif, ou travail-lant pour son propre compte en dehors de la société, évalué à10 pour cent sur une production moyenne de 1,000 fr. par tra-vailleur, sera de 90 fr. Si donc la France compte 1 million de pro-

priétaires jouissant, l'un portant l'autre, de 1,000 fr. de revenu, etles consommant improductivement, au lieu de 1 milliard qu'ils sefont payer chaque année, il ne leur est dû, selon toute la rigueurdu droit et le calcul le plus exact, que 90 millions.

C'est quelque chose qu'une réduction de 910 millions sur les

charges qui accablent principalement la classe travailleuse; cepen-dant nous ne sommes pas à fin de comptes, et le travailleur neconnaît pas encore toute l'étendue de ses droits.

Qu'est-ce que le droit d'aubaine, réduit, comme nous venons de

le faire,à sa

justemesure

dans le propriétaire oisif?une

recon-naissance du droit d'occupation. Mais le droit d'occupation étantégal pour tous, tout homme sera, au même titre, propriétairetout homme aura droit à un revenu égal à une fraction de sonproduit. Si donc le travailleur est obligé par le droit de propriétéde payer une rente au propriétaire, le propriétaire est obligé, parle même droit, de payer la même rente au travailleur; et, puisqueleurs droits se balancent, la différence entre eux est zéro.

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QU'EST-CE que LA propriété? 9

Scolie. Si le fermage ne peut être légalement qu'une fraction du

produit présumé du propriétaire, quelle que soit l'étendue et l'im-

portance de la propriété, la même chose a lieu pour un grandnombre de petits propriétaires séparés car, bien qu'un seulhomme puisse exploiter séparément chacune d'elles, le même

homme ne peut les exploiter simultanément toutes.Résumons le droit d'aubaine, qui ne peut exister que dans des

limites très-restreintes, marquées par les lois de la production,s'annihile par le droit d'occupation; or, sans le droit d'aubaine, il

n'y a pas de propriété donc la propriété est impossible.

QUATRIÈMEPROPOSITION

La propriété est impossible,parce qu'elle est homicide.

Si le droit d'aubaine pouvait s'assujettir aux lois de la raison etde la justice, il se réduirait à une indemnité ou reconnaissancedont le maximum ne dépasserait jamais, pour un seul travailleur,une certaine fraction de ce qu'il est capable de produire sous ve-nons de le démontrer. Mais pourquoi le droit d'aubaine, ne crai-gnons pas de le nommer par son nom, le droit du vol, se laisse-rait-il gouverner par la raison, avec laquelle il n'a rien de

commun? Le propriétaire ne se contente pas de l'aubaine telleque le bon sens et la nature des choses la lui assignent il se lalait payer dix fois, cent fois, mille fois, un million de fois. Seul,il ne tirerait de sa chose que 1 de produit, et il exige que la so-ciété qu'il n'a point faite lui paye, non plus un droit proportionnelà la puissance productive de lui propriétaire, mais un impôt partête; il taxe ses frères selon leur force, leur nombre et leur indus-trie. Un fils naît au laboureur Bon, dit le propriétaire, c'est uneaubaine de plus. Comment s'est effectuée celte métamorphose du

fermage en capitation? comment nos jurisconsultes et nos théolo-giens, ces docteurs si retors, n'ont-ils pas réprimé cette extensiondu droit d'aubaine ?

Le propriétaire calculant, d'après sa capacité productive, com-bien il faut de travailleurs pour occuper sa propriété, la partage enautant de portions, et dit Chacun me payera l'aubaine. Pourmultiplier son revenu, il lui suffit donc de diviser sa propriété. Aulieu d'évaluer l'intérêt qui lui est dû sur son travail à lui, il l'éva-

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PREMIER MÉMOIRE

lue sur son capital; et par cette substitution la même propriété quidans les mains du maître ne peut jamais produire qu'un, vaut à cemaître comme dix, cent, mille, million. Dès lors, il n'a plus qu'àse tenir prêt à enregistrer les noms des travailleurs qui lui arri-

vent sa tâche se réduit à délivrer des permissions et des quit-

tances.Non content encore d'un service si commode, le propriétairen'entend point supporter le déficit qui résulte de son inaction ilse rejette sur le producteur, dont il exige toujours la même rétri-bution. Le fermage d'une terre une fois élevé à sa plus haute puis-sance, le propriétaire n'en rabat jamais; la cherté des subsistances,la rareté des bras, les inconvéaients des saisons, la mortalitémême, ne le regardent point pourquoi souffrirait-il du malheurdes temps puisqu'il ne travaille pas?

Ici commence une nouvelle série dephénomènes.Say, qui raisonne à merveille toutes les fois qu'il attaque l'im-

pôt, mais qui ne veut jamais comprendre que le propriétaireexerce, à l'égard du fermier, le même acte de spoliation que lepercepteur, dit, dans sa seconde à Malthus

« Si le collecteur d'impôts, ses commettants, etc., consommentun sixième des produits, ils obligent par là les producteurs à senourrir, à se vêtir, à vivre enfin avec les cinq sixièmes de ce qu'ilsproduisent. On en convient, mais en même temps on dit qu'ilest possible à chacun de vivre avec les cinq sixièmes de ce qu'il

produit. J'en conviendrai moi-même, si l'on veut; mais je deman-derai à mon tour si l'on croit que le producteur vécût aussi bien,au cas que l'on vînt à lui demander au lieu d'un sixième, deuxsixièmes, ou le tiers de sa production? Non, mais il vivrait en-core. Alors, je demanderai s'il vivrait encore au cas qu'on luien ravît les deux tiers. puis les trois quarts? Mais je m'aperçoisqu'on ne répond plus rien. »

Si le patron des économistes français avait été moins aveuglépar ses préjugés de propriété, il aurait vu que tel est précisémentl'effet

produit parle

fermage.Soit une famille de paysans composée de six personnes, le père,la mère et quatre enfants, vivant à la campagne d'un petit palri-moine qu'ils exploitent. Je suppose qu'en travaillant bien, ils par-viennent à nouer, comme on dit, les deux bouts; qu'eux logés,chauffés, vêtus et nourris, ils ne fassent point de dettes, mais aussipoint d'économies. Bon an, mal an, ils vivent si l'année est heu-reuse, le père boit un peu plus de vin, les filles s'achètent une

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QU'EST-CEQUELAPROPRIÉTÉ?

robe, les garçons un chapeau; on mange un peu de froment, quel-quefois de la viande. Je dis que ces geœ§4à s'enfoncent et seruinent.

Car, d'après le troisième corollaire de ffl©îreaxiome, ils sedoivent à eux-mêmes un intérêt

pourle

capitaldont ils sont

pro-priétaires n'évaluant ce capital qu'à 8,000 fr., à 2 4/2 pour cent,c'est 200 fr. d'intérêts à payer chaque année. Si donc ces 200 fr.,au lieu d'être prélevés sur le produit brut pour entrer dans

l'épargne et s'y capitaliser, passent dans la consommation, il y adéficit annuel de 200 fr. sur l'actif du ménage, tellement qu'aubout de quarante ans, ces bonnes gens, qui ne se doutent de rien,ont mangé leur avoir et se sont fait banqueroute.

Ce résultat paraît bouffon c'est une triste réalité.

Laconscription

arrive.Qu'est-ce que

laconscription?

Un actede propriété exercé à l'improviste par le gouvernement sur lesfamilles, une spoliation d'hommes et d'argent. Les paysansn'aiment point a laisser partir leurs fils en cela je trouve qu'ilsn'ont point de tort. il est difficile qu'un homme de vingt ans gagneau séjour des casernes quand il ne s'y corrompt pas, il s'y déteste.Jugez en général de la moralité du soldat par la haine qu'il porteà l'uniforme malheureux ou mauvais sujet, c'est la condition duFrançais sous les drapeaux. Cela ne devrait pas être, mais celaest. Interrogez cent mille hommes, et soyez sûr que pas un ne mee

démentira.Notre paysan pour racheter ses deux conscrits débourse 4,000 fr.

qu'il emprunte à 5 pour cent, voilà les 200 fr. dont nous par-lions tout à l'heure. Si jusqu'à ce moment la production de lafamille, régulièrement balancée par sa consommation, a été de1,200 fr., soit 200 par personne, il faudra pour servir cet intérêt,ou que les six travailleurs produisent comme sept, ou qu'ils neconsomment que comme cinq. Retrancher sur la consommation nese peut; comment retrancher du nécessaire? Produire davantage

est impossible; on ne saurait travailler ni mieux ni plus. Essayera-t-on d'un parti mitoyen, de consommer comme cinq et demi enproduisant comme six et demi? On éprouvera bientôt qu'avec l'es-tomac il n'est pas de composition; qu'au-dessous d'un certain degréd'abstinence il est impossible de descendre; que ce qui peut êtreretranché du strict nécessaire sans exposer la santé est peu dechose; et, quant au surcroît de produit, vienne une gelée, une sé-cheresse, une épizootie, et tout l'espoir du laboureur est anéanti.

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PREMIERMEMOIRE

Bref, la rente ne sera pas payée, les intérêts s'accumuleront, la

petite métairie sera saisie, et l'ancien possesseur chassé.Ainsi une famille qui vécut heureuse tant qu'elle n'exerça pas le

droit de propriété, tombe dans la misère aussitôt que l'exercice dece droit devient un besoin. La propriété, pour être satisfaite, exi-

gerait que le colon eût la double puissance d'étendre le sol et dele féconder par la parole. Simple possesseur de la terre, l'homme

y trouve de quoi subsister prétend-il au droit du propriétaire,elle ne lui suffit plus. Ne pouvant produire que ce qu'il consomme,le fruit qu'il recueille de son labeur est la récompense de sa peineil n'y a rien pour l'instrument.

Payer ce qu'il ne peut produire, telle est la condition du fer-mier après que le propriétaire s'est retiré de la production sociale

pour exploiter le travailleur par de nouvelles pratiques.

Revenonsmaintenant à notre

première hypothèse.Les neuf cents travailleurs, sûrs d'avoir autant produit que parle passé, sont tout surpris, après avoir acquitté leur fermage, dese trouver plus pauvres d'un dixième que l'année d'auparavant.En effet, ce dixième étant produit et payé par le propriétaire-tra-vailleur, qui participait alors à la production et aux charges pu-bliques, maintenant ce même dixième n'a pas été produit et ila été payé; il doit donc se trouver en moins sur la consommationdu producteur. Pour combler cet incompréhensible déficit, le tra-vailleur emprunte, avec pleine certitude de rendre, certitude qui se

réduit pour l'année suivante à un nouvel emprunt augmenté desintérêts du premier. A qui emprunte-t-il? au propriétaire. Lepropriétaire prête au travailleur ce qu'il en a reçu de trop et ce

i, trop perçu, qu'il devrait rendre, lui profite à nouveau sous laformflde prêt à intérêt. Alors les dettes s'accroissent indéfiniment^

le propriétaire se lasse de faire des avances à un producteur quine rend jamais, et celui-ci, toujours volé et toujours empruntantce qu'on lui vole, finit par une banqueroute de tout le bien qu'onlui a pris.

Supposons qu'alors le propriétaire qui, pour jouir de ses reve-nus, a besoin du fermier, le tienne quitte il aura fait un acte dehaute bienfaisance pour lequel M. le curé le recommandera dansson prône tandis que le pauvre fermier, confus de cette inépui-sable charité, instruit par son catéchisme à prier pour ses bien-faiteurs, se promettra de redoubler de courage et de privationsafin de s'acquitter envers un si digne maître.

Cette fois il prend ses mesures; il hausse le prix des grains.

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QU'EST-CE QUE LA propriété ?̀~

L'industriel en a fait autant pour ses produits; la réaction a lieuet, après quelques oscillations, le fermage, que le paysan a crufaire supporter à l'industriel, se trouve à peu près équilibré. Sibien, que tandis qu'il s'applaudit de son succès, il se trouve encore

1 appauvri, mais dans une proportion un peu moindre qu'aupara-i vant. Car, la hausse ayant été générale, le propriétaire est atteinten sorte que les travailleurs, au lieu d'être plus pauvres d'undixième, ne le sont plus que de neuf  centièmes. Mais c'est toujoursune dette pour laquelle il faudra emprunter, payer des intérêts,épargner et jeûner. Jeûne pour les neuf centièmes qu'on ne devrait

pas payer et qu'on paye; jeûne pour l'amortissement des dettes;  jeûne pour leurs intérêts que la récolte manque, et le jeûne ira

 jusqu'à l'inanition. On dit il faut travailler davantage. Mais d'a-bord l'excès de travail tue aussi bien que le jeûne; qu'arrivera-t-il

s'ils se réunissent? Il faut travailler davantage; cela signifieapparemment qu'il faut produire davantage. A quelles conditions

s'opère la production? Par l'action combinée du travail, des capi-taux et du sol. Pour le travail, le fermier se charge de le fournir;mais les capitaux ne se forment que par l'épargne; or, si le fer-mier pouvait amasser quelque chose, il acquitterait ses dettes.Admettons enfin que les capitaux ne lui manquent pas de quoi luiserviront-ils, si l'étendue de la terre qu'il cultive reste toujours lamême? C'est le sol qu'il faut multiplier.

Dira-t-on enfin qu'il faut travailler mieux et plus fructueuse-ment ? "Maisle fermage a été calculé sur une moyenne de produc-tion qui ne peut être dépassée s'il en était autrement, le proprié-taire augmenterait le fermage. N'est-ce pas ainsi que les grandspropriétaires de terres ont successivement augmenté le prix deleurs baux, à mesure que l'accroissement de population et le dé-

veloppement de l'industrie leur ont appris ce que la société pou-vait tirer de leurs propriétés? Le propriétaire reste étranger àl' action sociale mais, comme le vautour, les yeux fixés sur saproie, il se tient prêt à fondre sur elie et à la dévorer.

Les faits que nous avons observés sur une société de millepersonnes se reproduisent en grand dans chaque nation et dansl'humanité tout entière, mais avec des variations infinies etdes caractères multipliés, qu'il n'est pas de mon dessein dedécrire.

En somme, la propriété, après avoir dépouillé le travailleur par.l'usure, l'assassine lentement par l'exténuation or, sans la spo-liation et l'assassinat, la propriété n'est rien; avec la spoliation

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PREMIER MÉMOIRE

9

et l'assassinat, elle périt bientôt faute de soutien donc elle est

impossible.

CINQUIÈMEPROPOSITION

La propriété est impossible,parce qu'avecelle la sociétése dévore.

Quand l'âne est trop chargé, il s'abat; l'homme avance tou-

 jours. Cet indomptable courage, bien coimu du propriétaire, fonde

l'espoir de sa spéculation. Le travailleur libre produit 10; pourmoi, pense le propriétaire, il produira 12.

En effet, avant de consentir à la confiscation de son champ,avant de dire adieu au toit paternel, le paysan dont nous avons

raconté l'histoire tente un effort désespéré; il prend à ferme denouvelles terres. Il sèmera un tiers de plus, et, la moitié de cenouveau produit étant pour lui, il récoltera un sixième en sus etil payera sa rente. Que de maux! Pour ajouter un sixième à sa

production, il faut que le laboureur ajoute, non pas un sixième,mais deux sixièmes à son travail. C'est à ce prix qu'il moissonneet qu'il paye un fermage que devant Dieu il ne doit pas.

Ce que fait le fermier, l'industriel l'essaye à son tour celui-là

multiplie ses labours et dépossède ses voisins; celui-ci abaisse le

prix de sa marchandise, s'efforce d'accaparer la fabrication et lavents, d'écraser ses concurrents. Pour assouvir la propriété, ilfaut d'abord que le travailleur produise au delà de ses besoins;puis, il faut qu'il produise au delà de ses forces; car, par l'émigra-tion des travailleurs devenus propriétaires, l'un est toujours la

conséquence de l'autre. Mais pour produire au delà de ses forceset de ses besoins, il faut s'emparer de la production d'autrui, et

par conséquent diminuer le nombre des producteurs ainsi le

propriétaire, après avoir fait baisser la production en se mettantà l'écart, la fait baisser encore en fomentant l'accaparement du

travail. Comptons.Le déficit éprouvé par le travailleur après le payement de la

rente ayant été, comme nous l'avons reconnu, d'un dixième, cette

quantité sera celle dont il cherchera à augmenter sa production.Pour cela, il ne voit d'autre moyen que d'accroître sa tâche c'estaussi ce qu'il fait. Le mécontentement des propriétaires qui Vontpu se faire intégralement payer, les offres avantageuses et les

promesses que leur font d'autres fermiers, qu'ils supposent plus

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qu'est-ce QUE LA peopriété?

diligents, plus laborieux, plus sûrs les tripotages secrets et les

intrigues, tout cela détermine un mouvement dans la répartitiondes travaux et l'élimination d'un certain nombre de producteurs.Sur 900, 90 seront expulsés, afin d'ajouter un dixième à la pro-

duction des autres. Mais le produit total en sera-t-il augmenté?Pas le moins du monde il y aura 810 travailleurs produisantcomme 900, tandis que c'est comme 1,000 qu'ils devraient pro-duire. Or, le fermage ayant été établi en raison du capital territo-rial, non en raison du travail, et ne diminuant pas, les dettescontinuent comme par le passé, avec un surcroît de fatigue. Voilàdonc une société qui se décime, et se décime encore elle s'anni-hilerait si les faillites, les banqueroutes, les catastrophes poli-tiques et économiques ne venaient périodiquement rétablir l'équi-libre et distraire l'attention des véritables causes de la gêneuniverselle.

Après l'accaparement des capitaux et des terres viennent les

procédés économiques, dont le résultat est encore de mettre uncertain nombre de travailleurs hors de la production. L'intérêtsuivant partout le fermier et l'entrepreneur, ils se disent, chacunde son côté J'aurais de quoi payer mon fermage et mes intérêts,si ie payais moins de main-d'œuvre. Alors ces inventions admi-rables, destinées à rendre le travail facile et prompt, deviennentautant de machines infernales qui tuent les travailleurs parmilliers.

« II y a quelques années, la comtesse de Strafford expulsa15,000 individus de ses terres, qu'ils faisaient valoir comme fer-miers. Cet acte d'administsuiion privée fut renouvelé en 1820 parun autre grand propriétaire écossais, à l'égard de 600 familles defermiers. » (TISSOT,du Suicide et de la Révolte.)

L'auteur que je cite, et qui a écrit des pages éloquentes sur l'es-prit de révolte qui agite les sociétés modernes, ne dit pas s'il au-rait désapprouvé une révolte de la part de ces proscrits. Pour moi,

 je déclare hautement qu'elle eût été à mes yeux le premier desdroits et le plus saint des devoirs; et tout ce que je souhaite au-

 jourd'hui, c'est que ma profession de foi soit entendue.

La société se dévore 1° pour la suppression violente et pério-dique des travailleurs; nous venons de le voir et nous le verronsencore; 2° par la retenue que la propriété exerce sur la consom-mation du producteur. Ces deux modes de suicide sont d'abord si-multanés mais bientôt le premier reçoit une nouvelle activité du

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PREMIERMÉMOIRE

second, la famine se joignant à l'usure pour rendre le travail toutà la fois plus nécessaire et plus rare.

D'après les principes du commerce et de l'économie politique,pour qu'une entreprise industrielle soit bonne,* il faut que son

produit soit égal 1° à l'intérêt du capital; 2° a l'entretien de cecapital; 3° à la somme des salaires de tous les ouvriers et entre-preneurs de plus, il faut autant que possible qu'il y ait un béné-fice quelconque de réalisé.

Admirons le génie fiscal et rapace de la propriété autant l'au-baine prend de noms différents, autant de fois le propriétaireprétend la recevoir ls sous forme d'intérêt; 2° sous celle de béné-fices. Car, dit-il, l'intérêt des capitaux fait partie des avances defabrication. Si l'on a mis 100,000 francs dans une manufacture, et

que, dépenses prélevées,on recueille 5,000 francs dans

l'année,on n'a pas de profit, on a seulement l'intérêt du capital. Or, lepropriétaire n'est pas homme à travailler pour rien semblableau lion de la fable, il se fait payer chacun de ses titres, de ma-nière qu'après qu'il est servi, il ne reste rien pour les associés.

Ego primam tollo, nominor quia leoSecundam quia sum forlis tribuelis mihiTum quia plus valeo, me sequetur tertiaMalo oidjicietii».si quis quartam tetigerit.

Je ne connais rien de plus joli que cette fable.

Je suis entrepreneur, je prends la premièrepart:Je suis travailleur, je prends la secondeJe suis capitaliste,je prends la troisièmeJe suis propriétaire, je prends tout.

En quatre vers, Phèdre a résumé toutes les formes de la pro-

priété.Je dis que cet intérêt, à plus forte raison ce profit, est im-

possible.Que sont les travailleurs les uns par rapport aux autres? Des

membres divers d'une grande société industrielle, chargés, chacunen particulier, d'une certaine partie de la production générale,d'après le principe de la division du travail et des fonctions. Sup-posons d'abord que cette société se réduise aux trois individussuivants un élevew%de bétail, un tanneur, un cordonnier. L'in-

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QU'EST-GE QUE LA PROPRIÉTÉ?̀P

dustrie sociale consiste à faire des souliers. Si je demandais quelledoit être la part de chaque producteur dans le produit de la so-ciété, le premier écolier venu me répondrait par une règle de com-merce ou de compagnie que cette part est égale au tiers du pro-

duit. Mais il ne*s»agitpas ici de balancer les droits de travailleursconventionnellement associés il faut prouver qu'associés ou non,nos trois industriels sont forcés d'agir comme s'ils l'étaient; que,bon gré mal gré qu'ils en aient, la force des choses, la nécessitémathématique les associe.

Trois opérations sont nécessaires pour produire des souliersl'éducation du bétail, la préparation des cuirs, la taille et la cou-ture. Si le cuir, sortant de l'étable du fermier, vaut 1, il vaut 2 ensortant de la fosse du tanneur, 3 en sortant de la boutique du cor-donnier. Chaque travailleur a produit un degré d'utilité de sorte

qu'en additionnant tous les degrés d'utilité produite, on a la va-leur de la chose. Pour avoir une quantité quelconque de cettechose, il faut donc que chaque producteur paye, d'abord sonpropre travail, secondement le travail des autres producteurs.Ainsi, pour avoir 10 de cuir en-souliers, le fermier donnera 30 decuir cru, et le tanneur 20 de cuir tanné. Car 10 de cuir en sou-liers valent 30 de cuir cru, par les deux opérations successives

qui ont eu lieu, comme 20 de cuir tanné valent aussi 30 de cuircru par le travail du tanneur. Mais que le cordonnier exige 33 du

premier et 22 du second pour 10 de sa marchandise, l'échangen'aura pas lieu; car il s'ensuivrait que le fermier et le tanneur,après avoir payé 10 le travail du cordonnier, devraient racheter

pour 11 ce qu'ils auraient eux-mêmes donné pour 10; ce qui est

impossible.Eh bien! c'est pourtant là ce qui arrive toutes les fois qu'un bé-

néfice quelconque est réalisé par un industriel, que ce bénéfice senomme rente, fermage, intérêt ou profit. Dans la petite sociétédont nous parlons, si le cordonnier, pour se procurer les outils deson métier, acheter les premières fournitures de cuir et vivre

quelque temps avant la rentrée de ses fonds, emprunte de l'argentà intérêt, il est clair que pour payer l'intérêt de cet argent il seraforcé de bénéficier sur le tanneur et le fermier; mais comme cebénéfice est impossible sans fraude, l'intérêt retombera sur le mal-heureux cordonnier et le dévorera lui-même.

J'ai pris pour exemple un cas imaginaire et d'une simplicitéhors nature il n'y a pas de société humaine réduite à trois fonc-tions. La société la moins civilisée suppose déjà des industries

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PREMIER MÉMOIRE

nombreuses; aujourd'hui le nombre des fonctions industrielles

(j'entends par fonction industrielle toute fonction utile) s'élève

peut-être à plus de mille. Mais quel que soit le nombre de fonc-tionnaires, la loi économique reste la même Pour quele produc-

i teur vive, il faut que son salaire puisse racheter son produit.

Les économistes ne peuvent ignorer ce principe rudimentaire deleur prétendue science; pourquoi donc s'obstinent-ils à soutenir etla propriété, et l'inégalité des salaires, et la légitimité de l'usure,et l'honnêteté du gain, toutes choses qui contredisent la loi écono-mique et rendent impossibles les transactions? Un entrepreneurachète pour 100,000 francs de matières premières; il paye50,000 francs de salaires et de main-d'œuvre, et puis il veut reti-rer 200,000 francs du produit, c'est-à-dire qu'il veut bénéficier etsur la matière et sur le service de ses ouvriers; mais si le four-

nisseur de matières premières et les travailleurs ne peuvent, avecleurs salaires réunis, racheter ce qu'ils ont produit pour l'entre-

preneur, comment peuvent-ils vivre? Je vais développer ma ques-tion les détails deviennent ici nécessaires.

Si l'ouvrier reçoit pour son travail une moyenne de 3 francs par jour, pour que le bourgeois qui l'occupe gagne, eu sus de ses

propres appointements, quelque chose, ne fût-ce que l'intérêt deson matériel, il faut qu'en revendant, sous forme de marchandise,la journée de son ouvrier, il en tire plus de 3 francs. L'ouvrier ne

peut donc pas racheter ce qu'il produit au compte du maître. Il enest ainsi de tous les corps d'état sans exception le tailleur, lechapelier, l'ébéniste, le forgeron, le tanneur, le maçon, le bijou-tier, l'imprimeur, le commis, etc., etc., jusqu'au laboureur et auvigneron, ne peuvent racheter leurs produits, puisque, produisantpour un maître qui, sous une forme ou sous une autre, bénéficie,il leur faudrait payer leur propre travaiLplus cher qu'on ne leur-en donne.

En France, 20 millions de travailleurs, répandus dans toutes lesbranches de la

science,de l'art et de

l'industrie, produisent toutesles choses utiles à la vie de l'homme; la somme de leurs journéességale, chaque année, par hypothèse, 20 milliards; mais, à causedu droit de propriété et de la multitude des aubaines, primes,dîmes, intérêts, pots-de-vin, profits, fermages, loyers, rentes, bé-néfices de toute nature et de toute couleur, les produits sont esti-mes par les propriétaires et patrons 25 milliards qu'est-ce quecela veut dire? que les travailleurs, qui sont obligés de racheter

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QU'EST-CEQUELAPROPRIÉTÉ?

ces mêmes produits pour vivre, doivent payer 5 ce qu'ils ont pro-duit pour 4, ou jeûner de cinq jours l'un.

S'il y a un économiste en France capable de démontrer la faus-seté de ce calcul, je le somme de se faire connaître, et je prendsl'engagement de rétracter tout ce qu'à tort et méchamment j'auraiavancé contre la

propriété.Voyons maintenant les conséquences de ce bénéfice.Si, dans toutes les professions, le salaire de l'ouvrier était le

même, le déficit occasionné par le prélèvement du propriétaire seferait sentir également partout; mais aussi la cause du mal seraittellement évidente, qu'elle eût été dès longtemps aperçue et répri-mée. Mais, comme entre les salaires, depuis celui de balayeur jus-qu'à celui de ministre, il règne la même inégalité qu'entre les pro-priétés, il se fait un ricochet de spoliation du plus fort au plusfaible, si bien que le travailleur éprouvant d'autant plus de priva-

tions qu'il est placé plus bas dans l'échelle sociale, la dernièreclasse du peuple est littéralement mise à nu et mangée vive parles autres.

Le peuple des travailleurs ne peut acheter ni les étoffes qu'iltisse, ni les meubles qu'il fabrique, ni les métaux qu'il forge, niles pierreries qu'il taille, ni les estampes qu'il grave; il ne peut seprocurer ni le blé qu'il sème, ni le vin qu'il fait croître, ni la chairdes animaux qu'il élève; il ne lui est pas permis d'habiter les mai-sons qu'il a bâties, d'assister aux spectacles qu'il défraye, de goû-ter le

repos queson

corpsrc ne et

pourquoi?Parce

que pour jouir de tout cela il faudrait i acheter au prix coûtant, et que ledroit d'aubaine ne le permet pas. Sur l'enseigne de ces magasinssomptueux que son indigence admire, le travailleur lit en gros ca-ractères C'EST TONOUVRAGE,ET TUN'ENAURASPAS Sic vos nonvobis!

Tout chef de manufacture qui fait travailler 1,000 ouvriers et quigagne sur chacun un sou'par jour, est un homme qui prépare ladétresse de 1,000 ouvriers; tout bénéficiaire a juré le pacte de fa-mine. Mais le peuple n'a pas même ce travail à l'aide duquel la

propriété l'affame; et pourquoi? Parce que l'insuffisance du salaireforce les ouvriers à l'accaparement du travail, et qu'avant d'être-décimés par la disette, ils se déciment entre eux par la concur-rence. Ne nous lassons point de poursuivre cette vérité.

Si le salaire de l'ouvrier ne peut acheter son produit, il s'ensuitque le produit n'est pas fait pour le producteur. A qui donc est-ilréservé? Au consommateur plus riche, c'est-à-dire à une fraction

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PREMIER MÉMOIRE

seulement de la société. Mais quand toute la société travaille, elle

produit pour toute la société; si donc une partie seulement de lasociété consomme, il faut que tôt ou tard une partie de la sociétése repose. Or, se reposer, c'est périr, tant pour le travailleur quepour le propriétaire vous ne sortirez jamais de là.

Le plus désolant spectacle qui se puisse imaginer, c'est de voirles producteurs se roidir et lutter contre cette nécessité mathé-matique, contre cette puissance des nombres, que leurs préoccu-pations les empêchent d'apercevoir.

Si 100,000 ouvriers imprimeurs peuvent fournir à la consomma-tion littéraire de 34 millions d'hommes, et que le prix des livres nesoit accessible qu'au tiers des consommateurs, il est évident queces 100,000 ouvriers produiront trois fois autant que les librairespeuvent vendre. Pour que la production des premiers ne dépasse

 jamaisles besoins de

la consommation,il

faut,ou

qu'ilschôment

deux jours sur trois, ou qu'ils se relèvent par tiers chaque se-maine, chaque mois ou chaque trimestre, c'est-à-dire que pendantles deux tiers de leur vie ils ne vivent pas. Mais l'industrie, sousl'influence propriétaire, ne procède pas avec cette régularité il estde son essence de produire beaucoup en peu de temps, parce queplus la masse des produits est grande, plus l'exécution est rapideplus aussi le prix de revient pour chaque exemplaire diminue. Aupremier signe d'épuisement, les ateliers se remplissent, tout lemonde se met à l'œuvre alors le commerce est prospère, et gou-

vernants et gouvernés s'applaudissent. Mais plus on déploie d'ac-tivité, plus on se prépare de fériation; plus on rit, plus on pleu-rera. Sous le régime de propriété, les fleurs de l'industrie neservent à tresser que des couronnes funéraires l'ouvrier qui tra-vaille creuse son tombeau.

Quand l'atelier chôme, l'intérêt du capital court le maître pro-ducteur cherche donc naturellement à entretenir sa production endiminuant ses frais. Alors viennent les diminutions de salaires,l'introduction des machines, l'irruption des enfants et des femmes

dans les métiers d'hommes, la dépréciation de la oïtiin-d'œuvre, lamauvaise fabrication. On produit encore, parce que l'abaissementdes frais de production permet d'étendre la sphère du débit; maison ne produit pas longtemps, parce que la modicité du prix de re-vient étant basée sur la quantité et la célérité de la production, lapuissance productive tend plus que jamais à dépasser la consom-mation. C'est quand la production s'arrête devant des travailleursdont le salaire suffit à peine à la subsistance de la journée, que

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QU'EST-CE QUE IA PROPRIÉTÉ ?̀~

les conséquences du .principe de propriété deviennent affreuseslà, point d'économie, point d'épargne, point de petit capital accu-mulé qui puisse faire vivre un jour de plus. Aujourd'hui, l'atelierest fermé; demain, c'est jeûne sur la place publique; après demain,ce sera mort à l'hôpital ou repas dans la prison.

De nouveaux accidents viennent compliquer cette épouvantablesituation. Par suite de l'encombrement des marchandises et del'extrême diminution des prix, l'entrepreneur se trouve bientôtdans l'impossibilité de servir les intérêts des capitaux qu'il exploite;alors les actionnairss effrayés s'empressent de retirer leurs fonds,la production est suspendue, le travail s'arrête. Puis on s'étonneque les capitaux désertent le commerce pour se précipiter à laBourse; et j'entendais un jour M. Blanqui déplorer amèrementl'ignorance et la déraison des capitalistes. La cause de ce mouve-

ment des capitaux est bien simple; mais par cela même un écono-miste ne pouvait l'apercevoir, ou plutôt ne devait pas la direcette cause est tout entière dans la concurrence.

J'appelle concurrence non pas seulement la rivalité de deux in-dustries de même espèce, mais l'effort général et simultané quefont toutes les industries pour se primer l'une l'autre. Cet effortest tel aujourd'hui, que le prix des marchandises peut à peinecouvrir les 'frais de fabrication et de vente; en sorte que les sa-laires de tous les travailleurs étant prélevés, il ne reste plus rien,pas même l'intérêt, pour les capitalistes.

La cause première des stagnations commerciales et industriellesest donc l'intérêt des capitaux, cet intérêt que toute l'antiquités'est accordée à flétrir sous le nom d'usure, lorsqu'il sert à payerle prix de l'argent, mais que l'on n'a jamais osé condamner sousles dénominations de loyer, fermage ou bénéfice comme si l'es-pèce des choses prêtées pouvait jamais légitimer le prix du prêt,le vol.

Telle est l'aubaine perçue par le capitaliste, telle sera la fré-quence et l'intensité des crises commerciales la première étant

donnée, on peut toujours déterminer les deux autres, et récipro-quement. Voulez-vous connaître le régulateur d'une société? infor-mez-vous de la masse des capitaux actifs, c'est-à-dire portantintérêt, et du taux légal de cet intérêt. Le cours des événementsne sera plus qu'une série de culbutes, dont le nombre et le fracasseront eu raison de l'action des capitaux.

En 1839, le nombre des faillites, pour la seule place de Paris, aété de 1,064; cette proportion s'est soutenue dans les premiers

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PREMIER MÉMOIRE

 j.

mois de 4840, et, au moment où j'écris ces lignes, la crise ne pa-raît pas arrivée à son terme. On affirme, en outre, que le nombredes maisons qui se liquident est de beaucoup plus considérable quecelui des maisons dont les faillites sont déclarées qu'on juge,d'après ce cataclysme, de la force d'aspiration de la trombe.

La décimation de la société est tantôt insensible et permanente,tantôt périodique et brusque cela dépend des diverses manièresdont agit la propriété. Dans un pays de propriété morcelée et de

petite industrie, les droits et les prétentions de chacun se faisantcontre-poids, la puissance d'envahissément s'entre-détruit là, àvrai dire, la propriété n'existe pas, puisque le droit d'aubaine està peine exercé. La condition des travailleurs, quant à la sécuritéde la vie, est à peu près la même que s'il y avait entre eux éga-lité absolue; ils sont privés de tous les avantages d'une franche etentière association, mais leur existence n'est pas du moins mena-

cée. A part quelques victimes isolées du droit de propriété, dumalheur desquelles personne n'aperçoit la cause première, la so-ciété parait calme au sein de cette espèce d'égalité mais prenezgarde, elle est en équilibre sur le tranchant d'une épée; aumoindre choc, elle tombera et sera frappée à mort.

D'ordinaire, le tourbillon de la propriété se localise d'une part,le fermage s'arrête à point fixe; de l'autre, par l'effet des concur-rences et de la surabondance de production, le prix des marchan-dises industrielles n'augmente pas; en sorte que la condition du

paysan reste la même et ne dépend plus guère que des saisons.C'est donc sur l'industrie que porte principalement l'action dévo-rante de la propriété. De là vient que nous disons communémentcrises commerciales et non pas crises agriroles, parce que, tandisque le fermier est lentement consumé par le droit d'aubaine, l'in-dustriel est englouti d'un seul trait; de là les fériations dans lesmanufactures, les démolitions de fortunes, le blocus de la classeouvrière, dont une partie va régulièrement s'éteindre sur lesgrands chemins, dans les hôpitaux, les prisons et les bagnes.

Résumons cette propositionLa propriété vend au travailleur le produit plus cher qu'elle ne

le lui paye; donc elle est impossible.

APPENDICEA LA CÏNO.B1ÈME.PROPOSITION

L Certains •rél'oraiîiîouïïs, •£!, la. plnp?,?1 suês^e de« publicités

qui, siijjs »j>j>aîteair aucune éccSo, <t'occu}/o«i.i*àEiéiior3s io scr.

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QU'EST-CEQUELA propriété ?

de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, comptent beau-coup aujourd'hui sur une meilleure organisation du travail. Les

disciples de Fourier surtout ne cessent de nous crier Au phalans-tère! en même temps qu'ils se déchaînent contre la sottise et leridicule des autres sectes. Ils sont là une demi-douzaine de génies

incomparables quiont deviné

que cinqet

quatre font neuf,ôtez

deux, reste neuf, et qui pleurent sur l'aveuglement de la France,qui refuse de croire à cette incroyable arithmétique (1).

En effet, les fouriéristes s'annoncent, d'une part, comme conser-vateurs de la propriété, du droit d'aubaine, qu'ils ont ainsi for-mulé A chacun selon son capital, son travail et son talent; d'autrepart, ils veulent que l'ouvrier parvienne à la jouissance de tousles biens de la société, c'est-à-dire, en réduisant l'expression, à la

 jouissance intégrale de son propre produit. N'est-ce pas commes'ils disaient a cet ouvrier Travaille, tu auras 3 francs par jour;

tu vivras avec 55 sous, tu donneras le reste au propriétaire, et tuauras consommé 3 francs?

Si ce discours n'est pas le résumé le plus exact du système deCharles Fourier, je veux signer de mon sang toutes les folies pha-lanstériennes.

A quoi sert de réformer l'industrie et l'agriculture, à quoi sertde travailler, en un mot, si la propriété est maintenue, si le tra-vail ne peut jamais couvrir la dépense? Sans l'abolition de la pro-priété, l'organisation du travail n'est qu'une déception de plus.

Quandon

quadrupleraitla

production,ce

qu'après tout jene crois

pas impossible, ce serait peine perdue si le surcroît de produit nese consomme pas, il est de nulle valeur, et le propriétaire le re-fuse pour intérêt; s'il se consomme, tous les inconvénients de la

propriété reparaissent. Il faut avouer que la théorie des attractionspassionnelles se trouve ici en défaut, et que, pour avoir voulu har-moniser la passion de propriété, passion mauvaise, quoi qu'en diseFourier, il a jeté une poutre dans les roues de sa charrette.

L'absurdité de l'économie phalanstérienne est si grossière quebeaucoup de gens soupçonnent Fourier, malgré toutes ses révé-

(1) Fourier ayant a multiplier un nombre entier par une fraction, nemanquait jamais,dit-on, detrouverun produit beaucoupplus grand que lemultiplicande.li affirmait qu'enharmoniele mercureserait solidiliéà unetempératureau-dessusde zéro; c'est commes'il eût dit queles harmoniensferaient de la glace brulante. Je demandaisa un phalasteriende beaucoupd'esprit ce qu'il pensait de cette physique Je ne sais, me répondit-il)mais je crots. Le mêmehommene croyaitpas k la présenceréelle.

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PREMIERMÉMOIRE

rences aux propriétaires, d'avoir été un adversaire caché de la

propriété. Cette opinion se peut soutenir par des raisons spécieuses;toutefois je ne saurais la partager. La part du charlatanisme serait

trop grande chez cet homme, et celle de la bonne foi trop petite.J'aime mieux croire à l'ignorance, d'ailleurs avérée, de Fourier,qu'à sa duplicité. Quant à ses disciples, avant qu'on puisse for-

muler aucune opinion sur leur compte, il est nécessaire qu'ilsdéclarent une bonne fois, catégoriquement, et sans restrictionmentale, s'ils entendent, oui ou non, conserver la propriété, et ceque signifie leur fameuse devise A chacun selon son capital, sontravail et son talent.

IL Mais, observera quelque propriétaire à demi converti, neserait-il pas possible, en supprimant la banque, les rentes, lesfermages, les loyers, toutes les usures, la propriété enfin, de

répartir les produits en proportion des capacités ? C'était la penséede

Saint-Simon,ce fut celle de Fourier, c'est le vœu de la con-

science humaine, et l'on n'oserait décemment faire vivre unministre comme un paysan.

Ah! Midas, que tes oreilles sont longues! Quoi! tu ne com-

prendras jamais que supériorité de traitement et droit d'aubainec'est la même chose! Certes, ce ne fut pas la moindre bévue deSaint-Simon, de Fourier et de leurs moutons, d'avoir voulucumuler, l'un l'inégalité et la communauté, l'autre l'inégalité et la

propriété mais toi, homme de calcul, homme d'économie, homme

qui sais par cœur tes tables de logarithmes, comment peux-tu si

lourdement te méprendre ? ne te souvient-il plus que du point devue de l'économie politique le produit d'un homme, quelles quesoient ses capacités individuelles, ne vaut jamais que le travaild'un homme, et que le travail d'un homme ne vaut aussi que laçonsommation d'un homme? Tu me rappelles ce grand faiseur deconstitutions, ce pauvre Pinhciro-Ferreira, le Sieyès du dix-neuvième siècle, qui, divisant une nation en douze classes decitoyens, ou douze grades, comme tu voudras, assignait aux uns100,000 francs de traitement, à d'autres 80,000; puis 25,000,

15,000, 10,000, etc., jusqu'à 1,300et

1,000 francs,minimum

desappointements d'un citoyen. Pinheiro aimait les distinctions, et neconcevait pas plus un État sans grands dignitaires, qu'une arméesans tambours-majors; et comme il aimait aussi ou croyait aimerla liberté, l'égalité, la fraternité, il faisait des biens et des mauxde notre vieille société un éclectisme dont il composait une cons-titution. Admirable Pinheiro Liberté jusqu'à l'obéissance passive

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QU'EST-CEQUElà PEOPHJÉTÉ?2

fraternité jusqu'à l'identité du langage, égalité jusqu'au jury et àla guillotine, tel fut son idéal de la république. Génie méconnu,dont le siècle présent n'était pas digne, et que la postérité ven-gera.

Écoute, propriétaire. En fait, l'inégalité des facultés existe; en

droit, elle n'est point admise, elle ne compte pour rien, elle ne sesuppose pas. Il suffit d'un Newton par siècle à 30 millionsd'hommes le psychologue admire la rareté d'un si beau génie, lelégislateur ne voit que la rareté de la fonction. Or, la raseêê de lafonction ne crée pas un privilége au bénéfice du fonctionnaire, etcela pour plusieurs raisons, toutes également péremptoires.

1° La rareté du génie n'a point été, dans les intentions du Créa-teur, un motif  pour que la société fût à genoux devant l'hommedoué de facultés éminentes, mais un moyen providentiel pour quechaque fonction fût remplie au plus grand avantage de tous.

2° Le talent est une création de la société bien plus qu'un d«nde la nature; c'est un capital accumulé, dont celui qui le reçoitn'est que le dépositaire. Sans la société, sans l'éducation qu'elledonne et ses secours puissants, le plus beau naturel resterait, dansle genre même qui doit faire sa gloire, au-dessous des plusmédiocres capacités. Plus vaste est le savoir d'un mortel, plusbelle son imagination, plus fécond son talent, plus coûteuse aussison éducation a été, plus brillants et plus nombreux furent sesdevanciers et ses modèles, plus grande est sa dette. Le laboureur

produit au sortir du berceau et jusqu'au bord de la tombe lesfruits de l'art et de la science sont tardifs et rares, souvent l'arbrepérit avant qu'il mûrisse. La société, en cultivant le talent, fait unsacrifice à l'espérance.

3° La mesure de comparaison des capacités n'existe pas l'iné-galité des talents n'est même, sous des conditions égales de.développement, que la spécialité des talenis.

4°*L'inéga!«6 <îostraitements, de même que le droit d'aubaine,est économiquementimpossible. Je suppose le cas le plus favorable,celui où tous les travailleurs ont fourni leur maximum de

.pro-duction pour que la répartition des produits entre eux soitéquitable, il faut que la part de chacun soit égale au quotient, dela production divisée par le nombre des travailleurs. Celle opéra-tion l'ailu, que î'oste-t-ii pour parfaire les traitements supérieurs?`~'

abooiuinoni. rien.¡ l ¡

iDiiM-oi! qu'il faut lever une conirifculior. sur sons les trava'i-

ieuiBÏ <AtU,i=uloi'D leur eousomwiiiioii n- :-oi'a plus et Je à u'.y

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PREMJEKMEMOIRE

production, lé salaire ne payera pas le service productif, le tra-vailleur ne pourra pas racheter son produit, et nous retomberonsdans toutes les misères de la propriété. Je ne parle pas de l'in-

 justice faite au travailleur dépouillé, des rivalités, des ambitionsexcitées, des haines allumées toutes ces considérations peuvent

avoir leur importance, mais ne vont pas droit au fait.D'une part, la tâche de chaque travailleur étant courte et facile,et les moyens de la remplir avec succès étant égaux, comment yaurait-il des grands et des petits producteurs? D'autre part, lesfonctions étant toutes égales entre elles, soit par l'équivalenceréelle des talents et des capacités, soit par la coopération sociale,comment un fontionnaire pourrait-il arguer de l'excellence de son

génie pour réclamer un salaire proportionnel?Mais, que dis-je? dans l'égalité les salaires sont toujours pro-

portionnels aux facultés. Qu'est-ce que le salaire en économie?

c'est ce qui compose la consommation reproductive du travailleur.L'acte même par lequel le travailleur produit est donc cette con-sommation, égale à sa production, que l'on demande quandl'astronome produit des observations, le poëte des vers, le savantdes expériences, ils consomment des instruments, des livres, desvoyages, etc., etc.; or, si la société fournit à cette consommation,quelle autre proportionnalité d'honoraires l'astronome, le savant,le poëte, exigeraient-ils? Concluons donc que dans l'égalité et dans

l'égalité seule, l'adage de Saint-Simon, A chacun nelon sa capacité,

à chaque capacité selon ses œuvres, trouve sa pleine et entièreapplication.

III. La grande plaie, la plaie horrible et toujours béante de la

propriété, c'est qu'avec elle la population, de quelque quantitéqu'on la.réduise, demeure toujours et nécessairement surabondante.Dans tous les temps on s'est plaint de l'excès de population danstous les temps la propriété s'est trouvée gênée de la présence du

paupérisme, sans s'apercevoir qu'elle seule en était cause aussirien n'est plus curieux que la divèrsité des moyens qu'elle a

imaginés pourl'éteindre. L'atroce et l'absurde

s'y disputentla

palme.L'exposition des enfants fut la pratique constante de l'antiquité.

L'e.Nffrminatinn en evos et en détail dos Tch'v?,, la guerre civile

et éiry^rp, prcUYvrit ?.uspî leurs soco^r?.. A Poroc, où la propriété

«aii forte et iDexov.ibJo, ces trois moyens fusent si longtemps et

si efficace ^n r employé1' qu' la un iennire se îv^nva sh11" halii-

tuau. Qiuijici 'os Barbares avfivèuitii, ils m trouvèreai personne

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QU'EST-CE qtje LA propriété ?'?

les campagnes n'étaient plus cultivées l'herbe poussait dans lesrues des cités italiennes.

A la Chine, de temps immémorial, c'estla famine qui est chargéedu balayage des pauvres. Le riz étant presque la subsistance du

petit peuple, un accident fait-il manquer la récolte, en quelques

 joursla faim tue les habitants

par myriades;et le mandarin his-

toriographe écrit dans les annales de l'empire du milieu, qu'en telleannée de tel empereur, une disette emporta 20, 30, 50, 100 millehabitants. Puis on enterre les morts, on se remet à faire des en-fants, jusqu'à ce qu'une autre disette ramène un mêmerésultat.Telle paraît avoir été de tout temps l'économie confucéenne.

J'emprunte les détails suivants à un économiste moderne.« Dès le quatorzième et le quinzième siècle, l'Angleterre est

dévorée par le paupérisme; on porte des lois de sang contre lesmendiants. (Cependant sa population n'était pas le quart de ce

qu'elle est aujourd'hui.)« « Edouarddéfend de faire l'aumône, sous peine d'emprisonne-

ment. Les ordonnances de 1S47 et 1656 présentent des disposi-tions analogues, en cas de récidive. Élisabeth ordonne quechaque paroisse nourrira ses pauvres. Mais qu'est-ce qu'unpauvre? Charles II décide qu'une résidence non contestée de40 jours constate l'établissement dans la commune; mais on con-teste, et le nouvel arrivé est forcé de déguerpir. Jacques II modifiecette décision, modifiée de nouveau par Guillaume. Au milieu des

examens,des

rapports,des

modifications, le paupérisme grandit,l'ouvrier languit et meurt.« La taxe des pauvres, en 1774, dépasse 40 millions de francs;

1783,1784, 1785, ont coûté, année commune, 53 millions; 1813,plus de 1 87millions 500 mille francs; 1816, 250 millions; en 1817,on la suppose de 317 millions.

« En 1821, la masse des pauvres inscrits dans les paroisses étaitévaluée à 4 millions, du tiers au quart de la population.

« France. En 1544, François Ier institue une taxe d'aumônepour les pauvres, avec contrainte pour l'acquittement. 1566, 1586

rappellent le principe en l'appliquant à tout le royaume.« Sous Louis XIV, 40,000 pauvres infestaient la capitale (autant,

à proportion, qu'aujourd'hui). Des ordonnances sévères furentrendues sur la mendicité. En 1740, le parlement de Paris reproduit pour son ressort la cotisation forcée.

« La Constituante, effrayée de la grandeur du mal et des diffi-cultés du remède, ordonne le statu quo.

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PBEMSERMÉMOÏBE

« La Convention proclame comme dette nationale l'assistance àla pauvreté. Sa.loi reste sans exécution.

« Napoléon veut aussi remédier au mal la pensée de sa loi estla réclusion. « Par là, disait-il, je préserverai les riches de l'im-a portunité des mendiants et de l'image dégoûtante des infirmités

« de la haute misère. » 0 grand homme!De ces faits, que je pourrais multiplier bien davantage, il résulte

deux choses l'une que le paupérisme est indépendant de la po-pulation, l'autre que tous les remèdes essayés pour l'éteindre sontrestés sans efficacité.

Le catholicisme fonda des hôpitaux, des couvents, commandal'aumône, c'est-à-dire encouragea la mendicité son génie, parlantpar ses prêtres, n'alla pas plus loin.

Le pouvoir séculier des nations chrétiennes ordonna tantôt des

taxes sur les riches, tantôt l'expulsion et l'incarcération despauvres, c'est-à-dire d'un côté la violation du droit de propriété,de l'autre la mort civile et l'assassinat.

Les modernes économistes s'imaginant que la cause du paupé-risme gît tout entière dans la surabondance de population, se sontattachés surtout à comprimer son essor. Les uns veulent, qu'oninterdise le mariage au pauvre, de sorte qu'après avoir déclamécontre le célibat religieux, on propose un célibat forcé, qui néces-sairement deviendra un célibat libertin.

Les autres n'approuvent pas ce moyen, trop violent, et qui ôte,disent-ils, au pauvre le seul plaisir qu'il connaisse au monde. Ilsvoudraient seulement qu'on lui recommandât la prudence c'estl'opinion de MM. Malthus, Sismondi, Say, Droz, Bachâtel, etc.31aissi l'on veut que le pauvre soit prudent, il faut que le riche luien donne l'exemple pourquoi l'âge de se marier serait-il fixé à18 ans pour celui-ci et à 30 pour celui-là?

Puis, il serait à propos de s'expliquer catégoriquement sur cetteprudence matrimoniale que l'on recommande si instamment àl'ouvrier; car ici la plus fâcheuse. des équivoques est à redouter,

et je soupçonne les économistes de ne s'être pas parfaitement en-tendus. « Des ecclésiastiques peu éclairés s'alarment lorsqu'onparle de porter la prudence dans le mariage; ils craignent qu'on nes'élève contre l'ordre divin, croissez et multipliez. Pour être consé-

quents, ils devraient frapper d'anathème les célibataires. »

(J. DROZ,Économie politique.)M. Droz est trop honnête homme et trop peu théologien pour

avoir compris la cause des alarmes des casuistes, et cette chaste

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QU'KST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ?

ignorance »»<!le plus beau témoignage de la pureté de son cœur.La religion n'a jamais encouragé la précocité des mariages, et l'es-

pèce de prudence qu'elle blâme est celle exprimée dans ce latin deSanchez Anlicet ob melum liherorum semenextra vas ejicere?

Destutt de Tracy paraît ne s'accommoder ni de l'une ni de

l'autre prudence il dit « J'avoue que je ne partage pas plus lezèle des moralistes pour diminuer et gêner nos plaisirs, que celuides politiques pour accroître notre fécondité et accélérer notre

multiplication. » Son opinion est donc qu'on fasse l'amour et semarie tant qu'on pourra. Mais les suites de l'amour et du mariagesont de faire pulluler la misère; notre philosophe ne s'en tour-mente pas. Fidèle au dogme de la nécessité du mal, c'est du mal

qu'il attend la solution de tous les problèmes. Aussi ajoute-t-il« La multiplication des hommes continuant dans toutes les classesde la

société,le

superfludes

premièresest successivement

rejetédans les classes inférieures, et celui de la dernière est nécessaire-ment détruit par la misère. » Cette philosophie compte peu de par-tisans avoués; mais elle a sur toute autre l'avantage incontestabled'être démontrée par la pratique. C'est aussi celle que la France aentendu professer naguère à la chambre des députés, lors de ladiscussion sur la réforme électorale II y aura toujours des pauvrestel est l'aphorisme politique avec lequel le ministre a pulvérisél' argumentai,*a de M. Arago. Il y aura toujours des pauvres! oui,avec la propriété.

Les fouriéristes, inventeurs de tant de merveilles, ne pouvaient,en cette occasion, mentir à leur caractère. Ils ont donc inventéquatre moyens d'arrêter, à volonté, l'essor de la population

1° La vigueur des femmes. L'expérience leur est contraire sur cepoint; car si les femmes vigoureuses ne sont pas toujours les pluspromptes à concevoir, du moins ce sont elles qui foni les enfantsles plus viables, en sorte que l'avantage de maternité leur de-meure.

2° L'exercice intégral, ou développement égal de toutes lesfacultés

physiques. Sice

dévcloppeœeiUest

égal, comment lapuissance de reproduction en serait-elle amoindrie?3° Le régime gastrosophique, en français, philosophie de la

gueule. Les fouriérist.of aill'i^ent qu'une alimentation luxurianteet plantureuse rendrait les femmes stériles, comme une surabon-dance • ,;i-vo:ro!i.i!!"« tîe» ? plusni"h<;s p., ;jUv*beHes en. \psfaisan'- y.vct'oi\  Mi\k r';ir-«Ioyia*ss;. fausse ;'a"0iv;a'. >:l Jes ikuia%'i'jiji".ne c; çut tes oiuiiiùiea ou orraiio, m'%li6coin cùaiigéd ea

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PREMIERMÉMOIRE

pétales, comme on peut s'en assurer à l'inspection d'une rose, etde ce que par l'excès d'humidité la poussière fécondante a perdusa vertu prolifique. Pour que le régime gastrosophique produiseles résultats qu'on en espère, il ne suffit donc pas d'engraisser lesfemelles, il faut rendre impuissants les mâles.

4" Les mœurs phanérogames, ou le concubinage public j'ignorepourquoi les phalanstériens emploient des mots grecs pour desidées qui se rendent très-bien en français. Ce moyen, ainsi que leprécédent est imité des procédés civilisés Fourier cite lui-mêmeeu preuve l'exemple des filles publiques. Or, la plus grande incer-titude règne encore sur les faits qu'il allègue; c'est ce que ditformellement Parent Duchâtelet, dans son livre de la Prostitution.

D'après les renseignements que j'ai pu recueillir, les remèdesau paupérisme et à la fécondité, indiqués par l'usage constant desnations, par la philosophie,

parl'économie

politiqueet

parles

réformateurs les plus récents, sont compris dans la liste suivanteMasturbation, onanisme (1), pédérastie, tribadie, polyandrie (2),prostitution, castration, réclusion, avortement, infanticide (3).

L'insuffisance de tous ces moyens étant prouvée, reste la pros-cription.

Malheureusement la proscription, en détruisant les pauvres, neferait qu'en accroître la proportion. Si l'intérêt prélevé par le pro-priétaire sur le produit est seulement égal au vingtième de ceproduit (d'après la ioi, il est égal au vingtième du capital), il

s'ensuit que 20 travailleurs ne produisent que pour 19, parce qu'ily en a un parmi eux qu'on appelle propriétaire, et qui mango la

part de deux. Supposons que le 20e travailleur, l'indigent, soit tué,la production de l'année suivante sera diminuée d'un 20"; parconséquent, ce sera au 19° à céder sa portion et à Car,

(1) Hoc inter se differuntonanismuset manuspratio,nempequodhiee!»solitarioexercetur, ille autem à duobus reciprocatur, masculo scilicet etfœininâ.Porro t'œdamhanc onanismivenerem ludentes uxoriamariti ha-l>entnunc omniumsuavissimam.

(2) Polyandrie,pluralitéde maris.(3) L'infanticidevientd'être publiquementdemandéen Angleterre,dans

une brochure dont l'auteur se donne pour disciplede Malthus.Il proposeun massacre annuel des innocentsdans toutes les famillesdont la progé-niture dépasseraitle nombrefixépar la loi et il demandequ'un cimetièremagnifique,orné de statues, de bosquets,de jots d'eau, de fleurs, soit des-tiné à la sépulture spéciale des enfants surnuméraires. Les mères iraientdans ce lieu dedélices rêver au bonheurde ces petits anges, et toutescon-soléesreviendraienteu faire d'autres qu'on y enverrait à leur tour.

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QU'EST-CEQUELApropriété?

comme ce n'est pas le 20e du produit de 19 qui doit être payé au

propriétaire, mais le 20e du produit de 20 (voyez 3e proposition),c'est un 20e plus un 400e de son produit que chaque travailleursurvivant doit se retrancher en d'autres termes, c'est un hommesur 19 qu'il faut occire. Donc avec la propriété, plus on tue de

pauvres, plus il en renaît à proportion.Malthus, qui a si savamment prouvé que la population croit

dans une progression géométrique, tandis que la production n'aug-mente qu'en progression arithmétique, n'a pas remarqué cettepuissance paiipérifmnte de la propriété. Sans cette omission, il eût

compris qu'avant de chercher à réprimer notre fécondité, il fautcommencer par abolir le droit d'aubaine, parce que là où ce droitest toléré, quelles que soient l'étendue et la richesse du sol, il y a

toujours trop d'habitants.

On demandera peut-être quel moyen je proposerais pour main-tenir l'équilibre de population; car tôt ou tard ce problème devraêtre résolu. Ce moyen, le lecteur me permettra de ne pas le nom-mer ici. Car, selon moi, ce n'est rien dire si l'on ne prouve or,pour exposer dans toute sa vérité le moyen dont je parle, il ne mefaudrait pas moins qu'un traité dans les formes. C'est quelquechose de si simple et de si grand, de si commun et de si noble, desi vrai et de si méconnu, de si saint et de si profane, que lenommer, sans développement et sans preuves, ne servirait qu'àsoulever le mépris et l'incrédulité. Qu'il nous suffise d'une choseétablissons l'égalité, et nous verrons paraître ce remède; cariesvérités se suivent, de même que les erreurs et les crimes.

SIXIÈMEPROPOSITION

La propriétéest impossible,parce qu'elleestmère de tyrannie.

Qu'est-ce que le gouvernement? Le gouvernement est l'économie

publique, l'administration suprême des travaux et des biens detoute la nation.Or, la nation est comme une grande société dans laquelle tous

les citoyens sont actionnaires chacun a voix délibérative à l'as-semblée, et, si les actions sont égales, dispose d'un suffrage. Mais,sous le régime de propriété, les mises des actionnaires sont entreelles d'une extrême inégalité; donc tel peut avoir droit a plusieurscentaines de voix, tandis que tel autre n'en aura qu'une. Si, par

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PREMIER MÉMOIRE

exemple, je jouis d'un million de revenu, c'est-à-dire si je suis

propriétaire d'une fortune de 30 à 40 millions en biens fonds, et

que cette fortune compose à elle seule la 30,000' partie du capitalnational, il est clair que la haute administration de mon bienforme la 30,000e partie du gouvernement, et, si la nation compte

34 millions d'individus, que je vaux moi seul autant que 1,133 ac-tionnaires simples.Ainsi, quand M. Arago demande le suffrage électoral pour tous

les gardes nationaux, il est parfaitement dans le droit, puisquetout citoyen est inscrit pour au moins une action nationale, la-quellelui donne droit aune voix; mais l'illustre orateur devait enmême temps demander que chaque électeur eût autant de voixqu'il possède d'actions, comme nous voyons qu'il se pratique dansles sociétés de commerce. Car autrement ce serait prétendre quela nation a droit de disposer des biens des particuliers sans les

consulter, ce qui est contre le droit de propriété Dans un paysde propriété, l'égalité des droits électoraux est une violation de la

propriété.Or, si la souveraineté ne peut et ne doit être attribuée à chaque

citoyen qu'en raison de sa propriété, il s'ensuit que les petitsactionnaires sont à la merci des plus forts, qui pourront, dès qu'ilsen auront envie, faire de ceux-là leurs esclaves, les marier à leurgré, leur prendre leurs femmes, faire eunuques leurs garçons,prostituer leurs filles, jeter les vieux aux lamproies, et seront

même forcés d'en venir là, si mieux ils n'aiment se taxer eux-mêmes pour nourrir leurs serviteurs. C'est !e cas où se trouveaujourd'hui la Grande-Bretagne John Bull, peu curieux deliberté, d'égalité, de dignité, préfère servir et mendier mais toi,bonhomme Jacques ?̀?

La propriété est incompatible avec l'égalité politique et civile,donc la propriété est impossible.

Commentaire historique. 1° Lorsque le doublement du tiers futdécrété par les états généraux de 1789, une grande violation de la

propriétéfut commise. La noblesse et le

clergé possédaientà eux

seuls les trois quarts du sol français; la noblesse et le clergédevaient former les trois quarts de la représentation nationale. Ledoublement du tiers était juste, dit-on, parce que le peuple payaitpresque seul les impôts. Cette raison serait bonne, s'il ne se fûtagi que de voter sur des impôts mais on parlait de réformer legouvernement et la constitution; dès lors le' doublement du tiersétait une usurpation et une attaque à la propriété.

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QU'EST-CE QUE LA propriété?

2° Si les représentants actuels de l'opposition radicale arri-vaient au pouvoir, Us feraient une réforme par laquelle tout gardenational serait électeur, et tout électeur éligible attaque à lapropriété.

Ils convertiraient la rente attaque à la propriété.

Ils feraient, dans l'intérêt général, des lois sur l'exportation desbestiaux et des blés attaque à la propriété.Ils changeraient l'assiette de l'impôt attaque à la pro-

priété.Ils répandraient gratuitement l'instruction parmi le peuple

conjuration contre la propriété.Ils organiseraient le travail, c'est-à-dire qu'ils assureraient le

travail à l'ouvrier et le feraient participer aux bénéfices abo-lition de la propriété.

Or ces mêmes radicaux sont défenseurs zélés de la propriété,preuve radicale qu'ils ne savent ni ce qu'ils font ni ce qu'ilsveulent.

3" Puisque la propriété est la grande cause du privilége et dudespotisme, la formule du serment républicain doit être changée.Au lieu de Je jure haine à la royauté, désormais le récipiendaired'une société secrète doit dire Je jure haine à la propriété.

SEPTIÈMEPROPOSITION

La propriétéest impossible,parce qu'en consommantce qu'elle reçoitellele perd, qu'en répargnant elle l'annule, qu'en le capitalisant elle letourne contre la production.

1. Si nous considérons, avec les économistes, le travailleurcomme une machine vivante, le salaire qui lui est alloué nous

apparaîtra comme la dépense nécessaire à l'entretien et à la répa-ration de cette machine. Un chef de manufacture qui a des ou-vriers et des

employésà

3,5, 10 et 15 fr.

par jour,et

qui s'adjugeà lui-même 20 fr. pour sa haute direction, ne regarde pas tous sesdéboursés comme perdus, parce qu'il sait qu'ils lui rentrerontsous forme de produits. Ainsi, lravail et consotnniation reproduc-tive, c'est même chose.

QsïuU-ce que le propriétaire? c'est une machine qui ne fonc-tionne pas, ou qui, en fonctionnant pour son plaisir et selon son

caprice, ne produit rien.

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PREMIER MÉMOIRE

Qu'est-ce que consommer propriétairement? c'est consommersans travailler, consommer sans reproduire. Car, encore une fois,ce que le propriétaire consomme comme travailleur, il se le faitrembourser il ne donne pas son travail en échange de sa pro-

priété, puisqu'il cesserait par là même d'être propriétaire. A con-sommer comme travailleur, le propriétaire gagne, ovî du moinsne perd rien, puisqu'il se recouvre; à consommer propriétaire-ment, il s'appauvrit. Pour jouir de la propriété, il faut donc ladétruire pour être effectivement propriétaire, il faut cesser d'êtrepropriétaire.

Le travailleur qui consomme son salaire est une machine quise sépare et qui reproduit; le propriétaire qui consomme sonaubaine est un gouffre sans fond, un sable qu'on arrose, unepierre «sfîrîaquelle on sème. Tout cela est si vrai, que le proprié-taire ne voulant ou ne sachant produire, et sentant bien qu'àmesure qu'il use de sa propriété il la détruit irréparablement, apris le parti de faire produire quelqu'un à sa place c'est ce quel'économie politique, d'immortelle justice, appelle produire par soncapital, produire par son instrument. Et c'est ce qu'il faut appelerproduire par un esclave, produire en larron et en tyran. Lui, lepropriétaire, produire1. Le voleur peut aussi dire Je produis.• La consommation propriétaire a été nommée luxe par opposi-tion à la consommation utile. D'après ce qui vient d'être dif, on

comprend qu'il peut régner un grand luxe dans une natkj sansqu'elle en soit plus riche; qu'elle sera même d'av^ot pluspauvre qu'on y verra plus de luxe, et vice versa. Les économistes,il faut leur rendre cette justice, ont inspiré une telle horreur du

luxe, qu'aujourd'hui un très-grand nombre de propriétaires, pourne pas dire presque tous, honteux de leur oisiveté, travaillent,épargnent, capitalisent. C'est tomber de fièvre en chaud mai.

Je ne saurais trop le redire le propriétaire qui croit mériterses revenus en travaillant, et qui reçoit des appointements pourson travail, est'un fonctionnaire qui se fait payer deux fois voilà

toute la différence qu'il y a du propriétaire oisif au propriétairequi travaille. Par son travail, le propriétaire ne produit que sesappointements, il ne produit pas ses revenus. Et comme sa con-dition lui offre un avantage immense pour se pousser aux fonc-tions les plus lucratives, on peut dire que le travail du proprié-taire est encore plus nuisible qu'utile à la société. Quoi que fassele propriétaire, la consommation de ses revenus est une perteréelle, que ses fonctions salariées ne réparent ni ne justifient, et

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qu'est-ce QUE LA propriété? `~

qui anéantirait la propriété, si elle n'était sans cesse réparée parune production étrangère.

II. Le propriétaire qui consomme annihile donc le produitc'est bien pis quand il s'avise d'épargner. Les choses qu'il met de

côté passent dans un autre monde; on ne revoit plus rien, pasmême le caput mortuum, le fumier. S'il existait des moyens de

transport pour voyager dans la lune, et qu'il prît fantaisie aux

propriétaires d'y porter leurs épargnes, au bout d'un certain

temps notre planète terraquée serait transportée par eux dans sonsatellite.

Le propriétaire qui épargne empêche les autres de jouir sans jouir lui-même; pour lui, ni possession ni propriété. Commel'avare, il couve son trésor il n'en use pas. Qu'il en

repaisse ses

yeux, qu'il le couche avec lui, qu'il s'endorme en l'embrassant il

aura beau faire, les écus n'engendrent pas les écus. Point de pro-priété entière sans jouissance, point de jouissance sans consom-mation, point de consommation sans perte de la propriété telleest l'inflexible nécessité dans laquelle le jugement de Dieu a placéle propriétaire. Malédiction sur la propriété!1

IIf. Le propriétaire qui, au lieu de consommer son revenu, lecapitalise, le tourne contre la production, et par là read l'exer-cice de son droit impossible. Car plus il augmente la somme desimc^ls à payer, plus il est forcé de diminuer le salaire; or, plus

il diiï.Mie les salaires, c'est-à-dire plus il revanche sur l'entre-tien et réparation des machines, plus il diminue et la quantitéde travail, et avec la quantité de travail la quantité de produit, etavec la quantité de produit la source même des revenus. C'est ceque l'exemple suivant va rendre sensible.

Soit un domaine consistant en terres labourables, prés, vignes,maison de maître et de fermier, et valant, avec tout le matérield'exploitation, 100,000 francs, d'après estimation faite à 3 pour100 de revenu. Si, au lieu de consommer son revenu, le proprié-taire l'appliquait non à l'agrandissement de son domaine, mais à

son embellissement, pourrait-il exiger de son fermier 90 francsde plus chaque année pour les 3,000 francs qu'il capitaliserait dela sorte? Évidemment non car, à de pareilles conditions, le fer-mier, ne produisant pas davantange, serait bientôt obligé de tra-vailler pour rien, que dis-je? de mettre encore du sien pour tenirà cheptel.

En effet, le revenu ne peut s'accroître que par l'accroissementpu fonds productif; il ne servirait à rien de s'enclore de mu-

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PREMIER MÉMOIRE

railles de marbre et de labourer avec des charrues d'or. Mais

comme il n'est pas possible d'acquérir sans cesse, de joindre do-maine à domaine, de continuer ses possessions, comme disaient les

Latins,et

que, cependant,il reste

toujoursau

propriétairede

quoi capitaliser, il s'ensuit que l'exercice de son droit devient, àla fin, de toute nécessité impossible.

Eh bien malgré cette impossibilité, la propriété capitalise, eten capitalisant multiplie ses intérêts et, sans m'arrêter à la fouledes exemples particuliers que m'offriraient le commerce, l'indus-trie manufacturière et la banque, je citerai un fait plus grave etqui touche tous les citoyens je veux parler de l'accroissementindéfini du budget.

L'impôt augmente chaque année il serait difficile de dire pré-

cisément dans quelle partie des charges publiques se fait cetteaugmentation, car qui peut se flatter de connaître quelque choseà un budget? Tous les jours nous voyons les financiers les plus,habiles en désaccord que penser, je le demande, de la science

gouvernementale, quand les maîtres de cette science ne peuvents'entendre sur des chiffres? Quoi qu'il en soit des causes immé-diates de cette progression budgétaire, les impôts n'en vont pasmoins un train d'augmentation qui désespère tout le monde levoit, tout le monde le dit, il semble que personne n'en aperçoive

lacause

première (1). Or, jedis

quecela ne

peutêtre

autrement,et que cela est nécessaire, inévitable.Une nation est comme la fermière d'un grand propriétaire qu'on

appelle le gouvernement, à qui elle paye, pour l'exploitation dusol, un fermage connu sous le nom d'impôt. Chaque fois que legouvernement fait une guerre, perd une bataille ou la gagne,change le matériel de l'armée, élève un monument, creuse uncanal, ouvre une route ou un chemin de fer, il fait un emprunt

(1)« La

positionfinancièredu

gouvernementanglaisa été mise à nu

dans la séance(lela chambredes lords du 23 janvier; Sue n'est pas bril-lante. Depuisplusieurs années les dépenses dépassent les recettes, et leministèrene rétablit la balance qu'à l'aide d'emprunts renouveléstous lesans. Le déficit,officiellementconstatépour 1838et 1839,se monteseula47.800.000tï. En 1840,l'excédantprévudes dépensessur les revenusseradu 22,500,000fr. C'est lord Riponqui a posé ces chiffres.Lord Melbournelui a répondu « Le noblecomtea eu malheureusementraison de décla-« rer que les dépensespubliquesvont toujours croissant, et, commelui,« je doisdire qu'il n'y a pas lieu d'espérer qu'il pourra être apporte des«.diminutionsou un remède ces dépenses. » (National du 26 janvier18400

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QU'EST-CE QUL' LA p.ROP1mt1'l~?

d'argent, dont les contribuables payent l'intérêt, c'est-à-dire quee gouvernement, sans acgroitre le fond de production, augmenteson capital actif; en un mot capitalise précisément comme le pro-priétaire dont je parlais tout à l'heure.

Or, l'emprunt

du gouvernement une fois formé, et l'intérêt sti.

pulé, le budget n'en peut être dégrevé; car pour cela il faudrait,ou que les rentiers fissent remise de leurs intérêts, ce qui ne sepeut sans l'abandon de la propriété, ou que le gouvernement fitbanqueroute, ce qui serait une négation frauduleuse du principepolitique, ou qu'il remboursât la dette, ce qui ne se peut que parun autre emprunt, ou qu'il économisât sur les dépenses, ce quine se peut, puisque si l'emprunt a été formé, c'est que les recettesordinaires étaient insuffisantes, ou que l'argent dépensé par legouvernement fût reproductif, ce qui ne peut avoir lieu qu'en

étendant le fonds de production or, cette extension est contrel'hypothèse ou bien, enfin, il faudrait que les contribuables su-bissent un nouvel impôt pour rembourser la dette, chose impos-sible car si la répartition de ce nouvel impôt est égale entre tousles citoyens, la moitié, ou même plus, des citoyens ne pourrontla payer; si elle ne frappe que les riches, ce sera une contribu-tion forcée, une atteinte à la propriété. Depuis longtemps, la pra-tique des finances a montré que la voie des emprunts, bien qu'ex-cessivement dangereuse, est encore la plus commode, la plus sûreet la moins coûteuse; on emprunte donc, c'est-à-dire on

capitalisesans cesse, on augmente le budget.

Donc un budget, bien loin qu'il puisse jamais être diminué,doit nécessairement et toujours s'accroître c'est là un fait sisimple, si palpable, qu'il est étonnant que les économistes, avectoutes leurs lumières, ne l'aient pas aperçu. S'ils l'ont aperçu,pourquoi ne l'ont-ils pas dénoncé?

Commentairehistorique. On se préoccupe fort aujourd'hui d'une

opération de finances dont on espère un grand résultat pour le

dégrèvement du budget; il s'agitde

la conversion de la rente5 pour 100. Laissant de côté la question politico-légale pour nevoir que la question financière, n'est-il pas vrai que, lorsqu'onaura converti le 5 pour 100 en 4 pour 100, il faudra nlus tard,par les mêmes raisons et les mêmes nécessités, convertir le 4 en 3,puis le 3 en 2, puis le 2 en 1, pais enfin abolir toute espèce derente? Mais ce sera, par le fait, décréter l'égalité des conditionset l'abolition de la propriété: or, il me semblerait digne d'une

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PREMIER MÉMOIRE

20

nation intelligente' d'aller au-devant d'une révolution inévitable,

plutôt que de s'y laisser traîner au char de l'inflexible nécessité.

HtlTlÈMEPROPOSITION

La propriété est impossible,parce que sa puissance d'accumulationestinfinieet qu'elle ne s'exerce que sur des quantitésfinies.

Si les hommes, constitués en égalité, accordaient à l'un d'euxle droit exclusif  de propriété, et que ce propriétaire unique plaçâtsur l'humanité, à intérêts composés, une somme de 100 francs,remboursable à ses descendants à la vingt-quatrième génération,au bout de six cents ans, cette somme de 100 francs, placée à

5 pour 100,s'élèverait à

107,854,010,777,600 francs,somme

égale à 2,696 fois et un tiers le capital de la France, en supposantce capital de 40 milliards. C'est plus de vingt fois ce que vautle globe terrestre, meubles et immeubles.

D'après nos lois, un homme qui, sous le règne de saint Louis,aurait emprunté la même somme de 100 francs, et aurait refusé,lui et ses héritiers après lui, de la rendre, s'il était reconnu quelesdits héritiers ont tous été possesseurs de mauvaise foi, et quela prescription a toujours été interrompue en temps utile, le der-nier héritier pourrait être condamné à rendre ces 100 francs avec

intérêts et intérêts des intérêts, ce qui, comme on vient de voir,ferait un remboursement de près de 108,000 milliards.

Tous les jours, on voit des fortunes dont la progression estincomparablement plus rapide l'exemple précédent suppose lebénéfice égal au vingtième du capital: il n'est pas rare qu'il égalele dixième, le cinquième, la moitié du capital et le capital lui.même.

Les fouriéristes, irréconciliables ennemis de l'égalité, dont ilstraitent les partisans de requin?, se font forts, en quadruplant la

production, de satisfaire à toutes les exigences du capital, du tra-vail et du talent. Mais quand la production serait quadruplée, dé-,cuplée, centuplée, la propriété, par sa puissance d'accumulationet ses effets de capitalisation, absorberait bien vite et les produitset les capitaux, et la terre, et jusqu'aux travailleurs. Sora-t-ildéfendu au phalanstère de capitaliser et de placer à intérêt? Qu'onexplique alors ce qu'on entend par propriété?

Je ne pousserai pas plus loin ces calculs, que chacun peut varier

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QU'EST-CE QUE LA propriété ?Î

à l'infini, et sur lesquels il serait puéril à moi d'insister; je de-mande seulement, lorsque des juges dans un procès au possessoireaccordent des intérêts d'après quelle règle ils les adjugent? Et.reprenant la question de plus haut, je demande

Le législateur, enintroduisant

dansla

République le principede propriété, en a-t-il pesé toutes les conséquences? a-t-il connula loi du possible ? S'il l'a connue, pourquoi le Code n'en parle-t-il pas, pourquoi cette latitude effrayante laissée au propriétairedans l'accroissement de sa propriété et la pétition de ses intérêts,au juge, dans la reconnaissance et la fixation du domaine de pro-priété à l'État, dans la puissance d'établir sans cesse de nou-veaux impôts? Hors de quelles limites le peuple a-t-il droit derefuser le budget, le fermier son fermage, l'industriel les in-térêts de son capital? jusqu'à quel point l'oisif  peut-il exploiter

le travailleur? où commence le droit de spoliation, où finit-il?quand est-ce que le producteur peut dire au propriétaire Je nete dois plus rien? quand est-ce que la propriété est satisfaite?quand n'est-il plus permis de voler?

Si le législateur a connu la loi du possible, et qu'il n'en aittenu compte, que devient sa justice? s'il ne l'a pas connue, quedevient sa sagesse ? inique ou imprévoyante, comment reconnaî-trions-nous son autorité?

Si nos chartes et nos codes n'ont pour principe qu'une hypo-

thèse absurde, qu'enseigne-t-on dans les écoles de droit? qu'est-ce qu'un arrêt de la cour de cassation? sur quoi délibèrent noschambres? qu'est-ce que politique? qu'appelons-nous hommed'Étal Fque signifie jurisprudence? n'est-ce pas jurisignorance que nousdevrions dire?

Si toutes nos institutions ont pour principe une erreur de cal-cul, ne s'ensuit-il pas que ces institutions sont autant de men-songes? et si l'édifice social tout entier est bâti sur cette impossi-bilité absolue de la propriété, n'est-il pas vrai que le gouvernementsous lequel nous vivons est une chimère, et la société actuelle une

utopie?

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PREMIERMÉMOIRE

NEUVIÈMEPROPOSITION

La propriétéest impossible,parce qu'elle est impuissantecontrela

propriété.

1. D'après le troisième corollaire de notre axiome, l'intérêt courtcontre le propriétaire comme contre l'étranger; ce principe d'éco-nomie est universellement reconnu. Rien de plus simple au pre-mier coup d'œil cependant, rien de plus absurde, de plus con-tradictoire dans les termes et d'une plus absolue impossibilité.

L'industriel, dit-on, se paye à lui-môme le loyer de sa maison.et de ses capitaux il se paye, c'est-à-dire il se fait payer par le

publie qui achète ses produits car supposons que ce bénéfice,que l'industriel a l'air de faire sur sa propriété, il veuille le faireégalement sur ses marchandises, peut-il se payer 1 franc ce quilui coûte 90 cent. et gagner sur le marché? Non une semblable

opération ferait passer l'argent du marchand de sa main droite àsa main gauche, mais sans aucun bénéfice pour lui.

Or, ce qui est vrai d'un seul individu trafiquant avec lui-même,est vrai aussi de toute société de commerce. Formons une chaînede dix, quinze, vingt producteurs, aussi longue qu'on voudrasi

le producteurA

prélèveun.bénéfice sur le

producteur B, d'aprèsles principes économiques, B doit se faire rembourser par C,C par D, et ainsi de suite jusqu'à Z.

Mais par qui Z se fera-t-il rembourser du bénéfice prélevé aucommencement par A? Par le consommateur, répond Say. Misé-rable Escobar Ce consommateur est-il donc autre que A, B, C,D, etc., ou Z? Par qui Z se fera-t-il rembourser ? S'il se fait rem-bourser par le premier bénéficiaire A, il n'y a plus de bénéficepour personne, ni par conséquent de propriété. Si, au contraire,Z supporte ce bénéfice, dès ce moment H cesse de faire partie de

la société, puisqu'elle lui refuse le droit de propriété et de béné-fice qu'elle accorde aux autres associés.

Puis donc qu'une nation, comme l'humanité tout entière, estune grande société industrielle qui ne peut agir hors d'elle-même,il est démontré que nul homme ne peut s'enrichir sans qu'unautre s'appauvrisse. Car, pour que le droit de propriété, le droitd'aubaine soit respecté dans A, il faut qu'il soit refusé à Z; paroù l'on voit comme l'égalité des droits, séparée de l'égalité des

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7/3/2019 Proudhon - Qu'estce que la propriété

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qu'est-ce QUE LA propriété ?

conditions, peut être une vérité. L'iniquité de l'économie politiqueà cet égard est flagrante. « Lorsque moi, entrepreneur d'industrie,

 j'achète le service d'un ouvrier, je ae compte pas son salaire dansle produit net de mon entreprise, au contraire, je l'en déduis;

mais l'ouvrier le compte dans son produit net. (Say, Économiepolitique.)

Cela signifie que tout ce que gagne l'ouvrier est produit net;mais que, dans ce que gagne l'entrepreneur, cela seul est produitnet, qui dépasse ses appointements. Mais pourquoi l'entrepreneura-t-il seul le droit de bénéficier ? pourquoi ce droit, qui est auau fond le droit même de propriété, est-il refusé à l'ouvrier? Auxtermes de la science économique, l'ouvrier est un capital; or tout

capital, outre ses frais de réparation et d'entretien, doit porter un

intérêt;c'est ce

quele

propriétairea le soin de faire

pourses

capitaux et pour lui-même pourquoi n'est-il pas permis a l'ou-vrier de prélever semblablement un intérêt sur son capital qisest lui?

La propriété est donc l'inégalité des droits; car si elle n'était

pas l'inégalité des droits, elle serait l'égalité des biens, elle neserait pas. Or le charte constitututionnelle garantit à tous l'éga-lité des droits, donc, avec la charte constitutionnelle, la propriétéest impossible.

II. La propriétaire d'un domaine A peut-il, par cela seul qu'il

est le propriétaire de ce domaine, s'emparer du champ B sonriverain? Non, répondent les propriétaires mais qu'a cela decommun avec le droit de propriété? C'est ce que vous allez voirpar une série de propositions identiques.

L'industriel C, marchand de chapeaux, a-t-il droit de forcer Dson voisin, aussi marchand de chapeaux, à fermer sa boutique età cesser son commerce? – Pas le moins du monde.

Mais Cveut gagner 1 franc par chapeau, tandis que D se contentede 50 centimes; il est évident que la modération de D nuit aux

prétentionsde C celui-ci

a-t-il droit d'empêcher le débitde

D ?– Non, assurément.

Puisque D est maître de vendre ses chapeaux à 50 centimesmeilleur marché que C, à son tour C est libre de diminuer lessiens de 1 franc. Or D est pauvre, tandis que C est riche; telle-ment qu'au bout d'un ou deux ans, D est ruiné par cette concur-rence insoutenable, et C se trouve maître de toute la vente. Lepropriétaire D a-t-il quelque recours contre le propriétaire C ?peut-il former contre lui une action eu revendication de son com-

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PREMIERMÉMOIRE

iy.

merce, de sa propriété? Non, car D avait le droit de faire lamême chose que C, s'il avait été le plus riche.

Par la même raison, le grand propriétaire A peut dire au petitpropriétaire B Vends-moi ton champ, sinon tu ne vendras paston blé et cela, sans lui faire le moindre tort, sans que celui-ci

ait droit de se plaindre. Si bien que, moyennant une volonté effi-cace, A dévorera B, par cette seule raison que Aest plus grand queB. Ainsi ce n'est point par le droit de propriété que A et C aurontdépouillé B et D, c'est par le droit de la force. Par le droit de pro-priété, les deux aboutissants A et B, de même que les négociantsC et D, ne se pouvaient rien; ils ne pouvaient ni se déposséderni se détruire, ni s'accroître aux dépens l'un de l'autre c'est ledroit du plus fort qui a consommé l'acte d'envahissement.

Mais c'est aussi par le droit du plus fort que le manufacturierobtient sur les salaires la réduction

qu'il demande, quele

négo-ciant riche et le propriétaire approvisionné vendent leurs produitsce qu'ils veulent. L'entrepreneur dit à l'ouvrier Vous êtes maî-tre de porter ailleurs vos services, comme je le suis de les accep-ter le vous offre tant. Le marchand dit à la pratique C'est àprendre ou à laisser; vous êtes maître de votre argent, comme jele suis de ma marchandise j'en veux tant. Qui cédera? le plusfaible.

Donc, sans la force, la propriété est impuissante contre la pro-priété, puisque sans l'a force elle ne peut s'accroître par l'aubaine

donc, sans la force, la propriété est nulle.Commentaire historique. La question des sucres coloniaux etindigènes nous fournit un exemple frappant de cette impossibilité dela propriété. Abandonnez à elles-mêmes les deux industries, le fabri-cant indigène sera ruiné par le colon. Pour soutenir la betterave,il faut grever la canne pour maintenir 3a propriété de l'un, ilfaut faire injure à la propriété de l'autre. Ce qu'il y a de plusremarquable dans cette affaire est précisément ce à quoi l'on afait le moins attention, savoir que, de façon ou d'autre, la pro-

priétédevait être violée.

Imposezà

chaque industrie un droitproportionnel, de manière à les équilibrer sur le marché, vouscréez un maximum, vous portez à la propriété une double atteinted'uiiy pu.rt, votre taxe entrave u libellé du commerce de l'autre,elle /aéconnaîl l'égalité des propriétaires, rde-uuo:?». k betterave,voii- violez la ~!re?."iO'xi'a conuvbaabii:. Er^loUe?;, au x.mpie dela ïoJou. les dc; qualiU''» v- su'ro, o:mvov;o?-. n(3îiyo ùivor.eyqu:Ll'.v: du tabu' y..kv; .ilvJfeo;- une ospiûc Je- .opriôic. Cede.

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QU'EST-CEQUELA PROPRIÉTÉ?

nier parti serait le plus simple et le meilleur mais pour y amenerla nation, il faudrait un concours d'esprits habiles et de volontésgénéreuses, impossible à réaliser aujourd'hui.

La concurrence, autrement dite la liberté du commerce, en unmot la propriété dans les échanges, sera longtemps encore le fon-

dement de notre législation commerciale, qui, du point de vueéconomique, embrasse toutes les lois civiles et tout le gouverne-ment. Or, qu'est-ce que la concurrence ? un duel en champ clos,dans lequel le droit se décide par les armes.

Qui ment, de l'accusé ou du témoin, disaient nos barbares an-cêtres ? Qu'on les fasse battre, répondait le juge encore plusbarbare; le plus fort aura raison.

Qui de nous deux vendra des épices au voisin? Qu'on lesmette en boutique s'écrie l'économiste le plus fin ou le plus

fripon sera le plus honnête homme et le meilleur marchand.C'est tout l'esprit du Code Napoléon.

DIXIÈMEPROPOSITION

La propriétéest impossible,parce qu'elleest lanégationde l'égalité.

Le développement de cette proposition sera le resumé des pré-

dentes.1° Le principe du droit économique est que les produits ne

s'achètent quepar des produits; la propriété, ne pouvant être dé-fendue que comme productrice d'utilité et ne produisant rien, estdès ce moment condamnée

2° C'est une loi d'économie que le travail doit être balancé parle produit; c'est un fait qu'avec la propriété, la production coûteplus qu'eile ne vaut;

3° Autre loi d'économie Le capital étant donné, la production

se mesure non plusà

la qrandeur du capital, maisà

la force pro-ductrice; la propriété, exigeant que le revenu soit toujours pro-portionnel au capital, sans considération du travail, méconnaît cerapport d'égalité de l'effet à la cause

4° et 5" Comme l'insecte qui file sa soie, le travailleur ne pro-duit jamais que pour lui-même; la propriété, demandant produitdouble et ne pouvant l'obtenir, dépouille le travailleur et le tue;

ç° La nature n'a donné à chaque homme qu'une raison, un

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PREMIER MÉMOIRE

esprit) une volonté; la propriété, accordant au même individu

pluralité de suffrages, lui suppose pluralité d'âmes7° Toute consommation qui n'est pas reproductrice d'utilité est

une destruction; la propriété, soit qu'elle consomme, soit qu'elleépargne, soit qu'elle capitalise, est productrice d'inutilité, cause de

stérilité et de mort;8° Toute satisfaction d'un droit naturel est une équation end'autres termes, le droit à une chose est nécessairement remplipar la possession de cette chose. Ainsi, entre le droit à la libertéet la condition d'homme libre il y a balance équation; entre ledroit d'être père et la paternité, équation entre le droit à lasûreté et la garantie sociale, équation. Mais entre le droit d'au-baine et la perception de cette aubaine, il n'y a  jamais équation;car à mesure que l'aubaine est perçue, elle donne droit à une

autre,celle-ci à une

troisième, etc.,ce

quin'a

plusde terme. La

propriété n'étant jamais adéquate à son objet est un droit contrela nature et la raison;

9° Enfin, la propriété n'existe pas par elle-même; pour se pro-duire, pour agir, elle a besoin d'une cause étrangère, qui est laforce ou la fraude; en d'autres termes, la propriété n'est pointégale à la propriété, c'est une négation, un mensonge, RIEN.

CHAPITRE V

EXPOSITIONPSYCHOLOGIQUEDE L'IDÉEDE JUSTEET D'INJUSTE,ETDÉTERMINATIONDUPRINCIPEDUGOUVERNEMENTET DUDROIT.

La propriété est impossible; l'égalité n'existe pas. La première

nous est odieuse, et nous la voulons la seconde domine toutesnos pensées, et nous ne savons la réaliser. Qui nous expliqueracet antagonisme profond de notre conscience et de notre volonté?Qui montrera les causes de cette erreur funeste devenue le prin-cipe le plus sacré de la justice et de la société?

J'ose l'entreprendre et j'espère d'y réussir.Mais avant d'expliquer comment l'homme a violé la justice, il

est nécessaire de déterminer la justice.

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QU'EST-CEQUELAPROPRIÉTÉ?

PREMIÈREPAttTIE

g for, Du sens moral dans l'hommeet dans les animaux.o

Les philosophes ont souvent agité la question de savoir quelleest la ligne précise qui sépare l'intelligence de l'homme de celledes animaux; et, selon leur habitude, ils ont débité force sottisesavant de se résoudre au seul parti qu'ils eussent à prendre, àl'observation. Il était réservé à un savant modeste, qui peut-êtrene se piquait point de philosophie, de mettre fin à d'interminablescontroverses par une simple distinction, mais par une de ces dis-tinctions lumineuses qui valent à elles seules plus qu'un système

Frédéric Cuvier a séparé l'instinct de l'intelligence.Mais personne encore ne s'est proprosé ce problèmeLe sens moral, dans l'homme et dans la brute, diffère-î-il par lu

nature ou seulement par le degré?Si quelqu'un se fût autrefois avisé de soutenir la seconds partie

de cette proposition, sa thèse aurait paru scandaleuse, blasphé-matoire, offensant la morale et la religion.; les tribunaux ecclé-

siastiques et séculiers l'eussent condamné à l'unanimité. Et de

quel style on eût flétri l'immoral paradoxe! « La conscience, seserait-on écrié, la conscience, cette gloire de l'homme, n'a été

donnée qu'à lui seul. la notion du juste et de l'injuste, du mériteet du démérite, est son noble privilège à l'homme seul, à ce roide la création, la sublime faculté de résister à ses terrestres pen-chants, de choisir entre le bien et le mal, et de se rendre de plusen plus semblable à Dieu, par la liberté et la justice. Non, lasainte image de la vertu ne fut jamais gravée que dans le cœar del'homme. » Paroles pleines de sentiment, mais vides de sens.

L'homme est un anima! parlant et social, zôou logikon haï paU-tikun, a dit Àrislote. Cette définition vaut mieux que toutes

celles qui ont été données depuis je ii'en excepte pas môme Ludéfinition eclt-bre de M. de Bonaid, l'homme est une intelligenceservie par des iinjw.es, défimlio» qui :>le doubU: déiYtulg' v^ii-querle co!)!ïi! jur l'ii.^Oii-iu, c'c^UJi1^ i'èire vivusùjiut iiiuoiJ:-geucfc, ei ik. se Utir-)in: '. quaaiéc:ch;j: ;-j de .>'i.iûuiiiu;sJ'j.ui-maiité.

L'iiouiiDfc osi 0o;'i(; ]i'i 'T-ia. V'va.'U' yu sociéi/  Oui dit soeieio

dii '.iUS'itU')"0, >\ Ht; ,«. ' Un Ill'j!. :-V>[.il . ' .j:' .ui.it Syi.iOL.Ul.

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PREMIER MÉMOIRE

ne subsiste qu'à de certaines conditions quelles sont donc lesconditions, quelles sont les lois de la société humaine?

Qu'est-ce que le droit entre les hommes, qu'est-ce que la jv-Mice?

Il ne sert à rien de dire, avec les philosophes des diverses

écoles: C'est un instinct divin, une immortelle et céleste voix,un guide donné par la nature, une lumière révélée à tout hommevenant au monde, une loi gravée dans nos cœurs; c'est le cride la conscience, le dictamen de la raison, l'inspiration du senti-ment, le penchant de la sensibilité; c'est l'amour de soi dans lesautres, l'intérêt bien entendu; ou bien c'est une notion innée, c'estl'impératif  catégorique de la raison pratique, lequel a sa sourcedans les idées de la raison pure; c'est une attraction passion-nelle, etc., etc. Tout cela peut être vrai autant qu'il semble beaumais tout cela est

parfaitement insignifiant. Quandon

prolon-gerait cette kyrielle pendant dix pages (on l'a délayée dans millevolumes) la question n'avancerait pas d'une ligne.

La justice est l'utilité commune,dit Aristote cela est vrai, maisc'est une tautologie. « Le principe <pi&le bonheur public doit êtrel'objet du législateur, dit AI. Ch. Comte, Traité de législation, nesaurait être combattu par aucune bonne raison; mais lorsqu'on l'aénoncé et démontré, on n'a pas fait faire à la législation plus deprogrès qu'on n'en ferait faire à la médecine en disant que la gué-rison des malades doit être l'objet des médecins. »

Prenons une autre route. Le droit est l'ensemble des principesqui régissent la société; la justice, daûs l'homme, est le respectet l'observation de ces principes. Pratiquer la justice, c'est obéir àl'instinct social; faire acte de justice, c'est faire un acte de société.Si donc nous observons la conduite des hommes entre eux dansun certain nombre de circonstances différentes il nous sera facilede reconnaître quand ils font société et quand ils ne font pas so-ciété le résultat nous donnera, par induction, la loi.

Commençons par les cas les plus simples et les moins douteux.La mère

quidéfend son fils

au périlde sa

vie,et se

privede

tout pour le nourrir, fait société avec lui c'est une bonne mère;celle, au contraire, qui abandonne son enfant est infidèle à l'ins-tinct social, dont l'amour maternel est une des formes nombreu-ses c'est une mère dénaturée.

Si je me jette à la nage pour retirer un homme en danger depérir, je suis son frère, son associé si au lieu de le secourir, jel'enfonce, je suis son ennemi, son assassin.

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qu'est-ce QUE LA propriété? `~

Quiconque fait l'aumône, traite l'indigent comme son associé,non, il est vrai, comme son associé en tout et pour tout, maiscomme son associé pour la quantité de bien qu'il partage aveclui; quiconque ravit par la force ou par adresse ce qu'il n'a pasproduit, détruit en soi-même la sociabilité, c'est un brigand.

Le samaritain qui relève le voyageur étendu dans le chemin,qui panse ses blessures, le réconforte et lui donne de l'argent, sedéclare son associé, son prochain; le prêtre qui passe auprès dumême voyageur sans se détourner, reste à son égard inassocié,ennemi.

Dans tous ces cas, l'homme est mû par un attrait intérieur pourson semblable, par une secrète sympathie, qui le fait aimer, con-

  jouir et condouloir en sorte que, pour résister à cet attrait, ilfaut un effort de la volonté contre la nature.

Mais tout cela n'établit aucune différence tranchée entre l'homme

et les animaux. Chez eux, tant que la faiblesse des petits les rendchers à leurs mères, en un mot les leur associe, on voit celles-ciles défendre au péril de leurs  jours avec un courage qui rappellenos héros mourant pour la patrie. Certaines espèces se réunissentpour la chasse, se cherchent, s'appellent, un poëte dirait s'invi-tent à partager une proie; dans le danger, on les voit se portersecours, se défendre, s'avertir; l'éléphant sait aider son compa-gnon à sortir de la fosse où celui-ci est tombé; les vaches se for-ment en cercle, les cornes en dehors; leurs veaux placés au milieu

d'elles, pour repousser les attaques des loups les chevaux et lesporcs accourent au cri de détresse poussé par l'un d'eux. Quellesdescriptions je ferais de leurs mariages, delà tendresse des mâlespour leurs femelles, et de la fidélité de leurs amours! Ajoutonscependant, ponr être juste en tout, que ces démonstrations si tou-chantes de société, de fraternité, d'amour du prochain, n'empê-chent pas les animaux de se quereller, de se battre et de se déchirerà belles dents pour leur nourriture et leurs galanteries; la ressem-blance entre eux et nous est parfaite.

L'instinct social, dans l'homme et dans labête,

existe duplusau moins sa nature est la même. L'homme est plus nécessaire-

ment, plus constamment associé; l'animal, paraît plus robustecontre la solitude. Dans l'homme, les besoins de société sont plusimpérieux, plus complexes; dans la bête. ils semblent moins pro-fonds, moins variés, moins regrettés. La société, en un mot, apour but, chez l'homme, la conservation de l'espèce et de l'indi-vidu chez les animaux, beaucoup plus la conservation de l'espèce.

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PREMIER MÉMOIRE

Jusqu'à présent nous ne découvrons rien que l'homme puisserevendiquer pour lui seul; l'instinct de société, le sens moral, luiest commun avec la brute et quand il s'imagine, pour quelquesœuvres de charité, de justice et de dévouement, devenir semblableà

Dieu,il ne

s'aperçoit pasqu'il n'a fait qu'obéir à une

impulsiontout animale. Nous sommes bons, aimants, compatissants, justes,en un mot, comme nous sommes colères, gourmands, luxurieux'et vindicatifs, c'est-à-dire comme des bêtes. Nos vertus les plus;hautes se réduisent, en dernière analyse, aux excitations aveu-gles de l'instinct quel sujet de canonisation et d'apothéose

Il y a pourtant une différence entre nous autres bimauobipèdeset le reste des vivants; quelle est-elle?

Un écolier de philosophie se hâterait de répondre Cette diffé-rence consiste en ce que nous avons conscience de notre sociabi-

lité, et que les animaux n'ont pas conscience de la leur; en ceque nous réfléchissons et raisonnons sur les opérations de notreinstinct social, et que rien de semblable n'a lieu chez les animaux.

J'irai plus loin c'est par la réflexion et le raisonnement dontnous paraissons exclusivement doués que nous savons qu'il estnuisible, d'abord aux autres, ensuite à nous-mêmes, de résister àl'instinct de société qui nous gouverne, et que nous appelons jus-tice c'est la raison qui nous apprend que l'homme égoïste, vo-leur, assassin, traître à la société, en un mot, pèche contre la

nature,et se

rend coupableenvers les autres et envers

lui-mêmelorsqu'il fait le mal avec connaissance; c'est enfin Je sentiment denotre instinct social d'une part et de notre raison de l'autre quinous fait juger que l'être semblable à nous doit porter la respon-

• sabilité de ses actes. Tel est le principe du remords, de la ven-geance et de la justice pénale.

Mais tout cela fonde entre les animaux et l'homme une diver-sité d'intelligence et nullement une diversité d'affections car, sinous raisonnons nos relations avec nos semblables, nous raison-nons de même nos actions les plus triviales, le boire, le manger,

le choix d'une femme, l'élection d'un domicile; nous raisonnonssur toutes les choses de la terre et du ciel; il n'est rien à quoinotre faculté de raisonnement ne s'applique. Or, de même que laconnaissance que nous acquérons des phénomènes extérieurs n'in-flue pas sur leurs causes et sur leurs lois, tout de moine la ré-flexion, en illuminant notre instinct, nous éclaire sur notre naturesensible, mais sans en altérer le caractère; elle nous instruit denotre moralité, mais ne la change ni la modifie. Le mécontente-

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ '(

nient que nous ressentons de nous-mêmes après une faute, l'in-

dignation qui nous saisit à la vue de l'injustice, l'idée du châti-ment mérité et de la satisfaction due, sont des effets de réflexion,et non pas des effets immédiats de l'instinct et des passions affec-

tives. L'intelligence, je ne dis pas exclusive, car les animaux ontaussi le sentiment d'avoir méfait, et s'irritent lorsqu'un des leursest attaqué, mais l'intelligence infiniment supérieure que nousavons de nos devoirs sociaux, la conscience du bien et du mal,n'établit pas, relativement à la moralité, une diiërenee essentielleentre l'homme et les bêtes.

§ 2, – Du premier et du seconddegré de la sociabilité.

J'insiste sur le fait que je viens de signaler, et qui est l'un desplus importants de l'anthropologie.

L'attrait de sympathie qui nous provoque à la société est de sanature aveugle, désordonné, toujours prêt à s'absorber dans l'im-pulsion du moment, sans égard pour des droits antérieurs, sansdistinction de mérite ni de priorité. C'est le chien bâtard qui suitindifféremment tous ceux qui l'appellent; c'est l'enfant à la ma-melle qui prend tous les hommes pour des papas, et chaque femmepour sa nourrice; c'est tout être vivant qui, privé de la société

d'animaux de son espèce, s'attache à un compagnon de solitude.Ce caractère fondamental de l'instinct social rend insupportable etmême odieuse l'amitié des personnes légères, sujettes à s'engouerde chaque nouveau visage, obligeantes à tort et à travers, et qui,pour une liaison de passade, négligent les plus anciennes et lesplus respectables affections. Le défaut de pareils êtres n'est pasdans le cœur il est dans le jugement. La sociabilité, à ce degré,est une sorte de magnétisme que la contemplation d'un être sem-blable à nous réveille, mais dont le flux ne sort jamais de celui

qui l'éprouve; qui peutêtre

réciproque,non

communiqué amour,bienveillance, pitié, sympathie, qu'on le nomme comme on vou-dra, il n'a rien qui mérite l'estime, rien qui élève l'homme au-dessus de l'animal.

Le second degré de la sociabilité est la justice, que l'on peutdéfinir, reconnaissance en autrui d'une personnalité égale à la nôtre.Elle nous est commune avec les animaux, quant au sentiment;quant à la connaissance, nous seuls pouvons nous faire une idée

complète du juste, ce qui, comme je le disais tout à l'heure, ne

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PREMIERMÉMOIRE

ii

change pas l'essence de la moralité. Nous verrons bientôt com-ment l'homme s'élève à un troisième degré de sociabilité auquelles animaux sont incapables de parvenir. Mais je dois auparavantdémontrer métaphysiquement que société, justice, égalité, sonttrois termes équivalents, trois expressions qui se traduisent, et

dont la conversion mutuelleest

toujours légitime.Si, parmi le tumulte d'un naufrage, échappé dans une barqueavec quelques provisions, j'aperçois un homme luttant contre les

flots, suis-je obligé de lui porter secours? Oui, j'y suis obligé,sous peine de me rendre coupable envers lui de lèse-société,d'homicide.

Mais,suis-je également obligé de partager avec lui mes pro-visions ?

Pour résoudre ce question, il faut en changer les termes Sila société est obligatoire pour la barque, est-elle obligatoire aussi

pour les vivres? Sans aucun doute; le devoir d'associé est absolu;l'occupation des choses de la part de l'homme est postérieure àsa nature sociale et y reste subordonnée; la possession ne peutdevenir exclusive que de l'instant où permission égale d'occuper estdonnée à tous. Ce qui rend ici notre devoir obscur, c'est notre fa-culté de prévision, qui, nous faisant craindre un danger éventuel,nous pousse à l'usurpation, et nous rend voleurs et assassins. Lesanimaux ne calculent pas le devoir de l'instinct, non plus que lesinconvénients qui en peuvent résulter pour eux-mêmes il serait

étrange que l'intelligencedevînt

pour l'homme, pour le plus so-ciable des animaux, un motif de désobéir à la loi. Celui-là mentà la société qui prétend n'en user qu'à son avantage; mieux vau-drait que Dieu nous retirât la prudence, si elle devait servir d'ins-trument à notre égoïsme.

Quoi! direz-vous, il faudra que je partage mon pain, le painque j'ai gagné, qui est mien, avec l'étranger que je ne connais

pas, que je ne reverrai jamais, qui peut-être me payera d'ingra-titude Si du moins ce pain avait été gagné en commun, si cethomme avait fait quelque chose pour l'obtenir, il pourrait de-

mander sa part, puisque son droit serait dans sa coopération, 9mais qu'y a-t-il de lui à moi? Nous n'avons pas produit ensemble;nous ne mangerons pas ensemble.

Le vice de ce raisonnement consiste dans la supposition fausse

que tel producteur n'est pas nécessairement l'associé de tel autre

producteur.Lorsque entre deux ou plusieurs particuliers une société a été

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QU'EST-CE QUE LA propriété? `~

authentiquèrent formée, que les bases en ont été convenues,écrites, signées, dès lors point de difficulté sur les conséquences.Tout le monde convient que deux hommes s'associant, par exem-

ple, pour la pêche, si l'un d'eux ne rencontre pas le poisson, iln'en a pas moins droit à la pêche de son associé. Si deux négo

ciants forment une société de commerce, tant que la société dure,les pertes et les profits sont communs; chacun produisant, non

pour soi, mais pour la société, lorsque vient le moment du par-tage, ce n'est pas le producteur que l'on considère, c'est l'associé.Voilà pourquoi l'esclave, à qui le planteur donne la paille et leriz; l'ouvrier civilisé, à qui le capitaliste paye un salaire toujourstrop petit, n'étant pas les associés de leurs patrons, bien que produi-sant avec eux, n'entrent pas dans le partage du produit. Ainsi lecheval qui traîne nos diligences, et le bœuf  qui tire nos charrues,

produisent avec nous, mais ne sont pasnos

associés nous pre-nons leur produit, mais nous ne partageons pas. La condition desanimaux et des ouvriers qui nous servent est égale lorsque nousfaisons du bien aux uns et aux autres, ce n'est pas par justice,c'est par pure bienveillance (1).

Mais se peut-il que nous, hommes, nous ne soyons pas tousassociés? Rappelons-nous ce qui a été dit aux deux chapitres pré-cédents, quand même nous voudrions n'être point associés, la forcedes choses, les besoins de notre consommation, les lois de la pro-duction, le principe mathématique de l'échange, nous associent.

Un seul cas fait exception à la règle, c'est celui du propriétaire,qui produisant par son droit d'aubaine n'est l'associé de per-sonne, par conséquent n'est obligé de partager son produit avecpersonne, comme aussi nul n'est tenu de lui faire part du sien.Hormis le propriétaire, nous travaillons tous les uns pour les au-tres, nous ne pouvons rien par nous-mêmes sans l'assistance desautres, nous faisons entre nous des échanges continuels de pro-duits et de services qu'est-ce que tout cela, sinon des actes desociété?

Or une société de commerce, d'industrie, d'agriculture ne peut

(1) Exercer un acte de bienfaisanceenvers le prochainse diten hébreufaire justice; engrecfaire compassionou miséricorde (élétSmosinén,d'oùle français aumône); en latin faire amour ou charité; en français fairel'aumône. La dégradationdu principe est sensiblea travers ces diversesexpressions la premièredésignele devoir; la seconde seulementla sym-patine; la troisièmel'affection,vertu de conseil, non d'obligation; la qua-triemele bon plaisir.

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PREMIER MÉMOIRE

être conçue en dehors de l'égalité; l'égalité est sa condition néces-saire d'existence de telle sorte que, dans toutes les choses qui con-cernent cette société, manquer à la société, manquer à la justice,manquer à l'égalité, c'est exactement la même chose. Appliquez

ce principe à tout le genre humain après ce que vous avez lu, jevous suppose, lecteur, assez d'habileté pour vous passer de moi.

D'après cela, l'homme qui se met en possession d'un champ, etdit Ce champ est à moi, ne sera pas injuste aussi longtemps queles autres hommes auront tous la faculté de posséder comme luiil ne sera pas injuste non plus si, voulant s'établir ailleurs, iléchange ce champ contre us équivalent. Mais si, mettant un autreà sa place, il lui dit Travaille pour moi pendant que je me re-

pose alors il devient injuste, inassocié, inégal c'est un pro-

priétaire.Réciproquement, le fainéant, le débauché, qui, sans accompliraucune tâche sociale, jouit comme un autre, et souvent plus qu'unautre, des produits de la société, doit être poursuivi comme vo-leur et parasite nous nous devons à nous-mêmes de ne lui don-ner rien mais puisque néanmoins il faut qu'il vive, de le mettreen surveillance et de le contraindre au travail.

La sociabilité est comme l'attraction des êtres sensibles la jus-tice est cette même attraction, accompagnée de réflexion et deconnaissance. Mais sous quelle idée générale, sous quelle caté-

gorie de l'entendement percevons-nous la justice? sous la caté-gorie des quantités égales. De là l'ancienne définition de la jus-tice Justumœquale est, injustum inœquale.

Qu'est-ce donc que pratiquer la justice ? c'est faire à chacunpart égale des biens, sous la condition égale du travail c'est agirsociétairement. Notre égoïsme a beau murmurer; il n'y a pointde subterfuge contre l'évidence et la nécessité.

Qu'est-ce que le droit d'occupation ? c'est un mode naturel departager la terre en juxtaposant les travailleurs à mesure qu'ils se

présententce droit

disparaîtdevant l'intérêt

général qui,étant

l'intérêt social, est aussi celui de l'occupant.Qu'est-ce que le droit du travail ? c'est le droit de se faire ad-

mettre à la participation des biens en remplissant les conditionsrequises; c'est le droit de société, c'est le droit d'égalité.

La justice, produit de la combinaison d'une idée et d'un instinct,se manifeste dans l'homme aussitôt qu'il est capable de sentir etd'avoir des idées de là vient qu'on l'a prise pour un sentimentinné et primordial, opinion fausse, logiquement et chronologique-

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QU'EST-CE que LA propriété ?

ment. Mais la justice, par sa composition, si j'ose ainsi dire, hy-bride, la justice, née d'une faculté affective et d'une intellectuelle,me semble une des plus fortes preuves de l'unité et de la simpli-cité du moi, l'organisme ne pouvant par lui-même produire de tels

mélanges, pas plus quedu sens de l'ouïe et du sens de la vae il

ne se forme un sens binaire, semi-auditif et semi-visuel.La justice, par sa double nature, nous donne la raison défini-

tive de toutes les démonstrations qu'on a vues aux chapitres h,m et iv. D'une part, l'idée de justice étant identique à celle desociété, et la société impliquant nécessairement l'égalité, l'égalitédevait se trouver au fond de tous les sophismes inventés pour dé-fendre la propriété car la propriété ne pouvant être défendueque comme juste et sociale, et la propriété étant inégalité, pourprouver que la propriété est conforme à la société, il fallait sou-

tenir que l'injuste est juste, que l'inégal est égal, toutes proposi-tions contradictoires. D'autre part, la notion d'égalité, secondélément de la justice, nous étant donnée par les proportions ma-thématiques des choses, la propriété, ou la distribution inégale desbiens entre les travailleurs, en détruisant l'équilibre nécessaire dutravail, de la production et de la consommation, devait se trouverimpossible.

Tous les hommes sont donc associés, tous se doivent la même justice, tous sont égaux; s'ensuit-il que les préférences de l'amouret de l'amitié soient

injustes ?Ceci demande explication.Tout à l'heure je supposais le cas d'un homme en danger, et

que je serais à même de secourir je suppose maintenant que jesois simultanément appelé par deux hommes exposés à périrm'est-il permis, m'est-il même commandé de courir d'abord àcelui qui me touche de plus près par le sang, l'amitié, la recon-naissance ou l'estime, au risque de laisser périr l'autre? Oui. Etpourquoi? parce qu'au sein de l'universalité sociale "1existe pourchacun de nous autant de sociétés particulières qu'il y a d'indi-

vidus, et qu'en vertu du principe même de sociabilité, nous devonsremplir les obligations qu'elles nous imposent, selon l'ordre deproximité où elles se sont formées autour de nous. D'après cela,nous devons préférer à tous autres nos père, mère, enfants, amis,alliés, etc. Mais en quoi consiste cette préférence ?

Un juge doit se prononcer dans une cause entre son ami et sonennemi; est-ce le cas pour lui de préférer son associé proche à sonassocié éloigné, et de donner son ami gain de cause, malgré la

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PBUMIER MÉMOIRE

vérité contrairement prouvée? Non, car s'il favorisait l'injustice dof)

cet ami, il deviendrait complice de son infidélité au pacte social; ilformerait, en quelque sorte avec lui, une ligue contre la masse des

sociétaires. La faculté de préférence n'a lieu que pour les chosesqui nous sont propres et personnelles, comme l'amour, l'estime, la

r confiance, l'intimité, et que nous ne pouvons accorder à tous à lafois. Ainsi, dans un incendie, un père doit courir à son enfantavant de songer à celui de son voisin; mais la reconnaissance d'undroit n'étant pas personnelle et facultative dans le juge, il n'estpas maître de favoriser l'un au préjudice de l'autre.

Cette théorie des sociétés particulières, formées, pour ainsi dire,concentriquement par chacun de nous au sein de la grande société,donne la clef de tous les problèmes que les diverses espèces dedevoirs sociaux peuvent soulever par leur opposition et leur con-

fli,t, problèmes qui firent le principal ressort des tragédies ah-ciennes.La justice des animaux est en quelque sorte négative; excepté

les cas de la défense des petits, de la chasse et de la maraude entroupe, de la défense commune, et quelquefois d'une assistance

particulière, elle consiste moins à faire qu'à ne pas empêcher. Lemalade qui ne peut se lever, l'imprudent tombé dans un précipice,ne recevront ni remèdes ni aliments; s'ils ne peuvent pas d'eux-mêmes guérir et se tirer d'embarras, leui vie est en danger; on neles soignera pas au lit, on ne les nourrira pas en prison. L'insou-

ciance de leurs semblables vient autant de l'imbécillité de leur in-telligence que de la pauvreté de leurs ressources. Dureste, les dis-tinctions de proximité que les hommes observent entre eux ne sontpas inconnues aux animaux; ils ont des amitiés d'habitude, de bonvoisinage, de parenté, et des préférences. Comparativement à nous,le souvenir chez eux en est faible, le sentiment obscur, l'intelli-

gence à peu près nulle; mais l'identité dans la chose existe, etnotre supériorité sur eux à cet égard vient tout entière de notreentendement.

C'est par l'étendue de notre mémoire et la pénétration de notre jugement que nous savons multiplier et combiner les actes quenous inspire l'instinct de société; que nous apprenons à les rendreplus efficaces et à les distribuer selon le degré et l'excellence desdroits. Les bêtes qui vivent en société pratiquent la justice, maiselles ne la connaissent point et n'en raisonnent pas; elles obéissentà leur instinct sans spéculation ni philosophie. Leur moi ne saitpas unir le sentiment social à la notion d'égalité qu'elles n'ont pas,

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ ??

parce que cette notion est abstraite. Nous, au contraire, partant du

principe que la société implique partage égal, nous pouvons, parnotre faculté de raisonnement, nous entendre et nous accorder surle règlement de nos droits; nous avons même poussé très-loin notre

 judiciaire. Mais dans tout cela notre conscience joue le moindre

rôle, et ce qui le prouve, c'est que l'idée du droit, qui paraîtcomme une lueur dans certains animaux les plus voisins de nous

par l'intelligence, semble partir du même niveau dans quelquessauvages, pour s'élever à la plus grande hauteur chez les Platonet les Franklin. Qu'on suive le développement du sens moral dansles individus, et le progrès des lois dont les nations, et l'on seconvaincra que l'idée du juste et de la perfection législative sont

partout en raison directe de l'intelligence. La notion du juste, queles philosophes ont crue simple, est donc véritablement complexe;

elle est fournie par l'instinct social d'une part, et par l'idée demérite égal de l'autre; de même que la notion de culpabilité estdonnée par le sentiment de la justice violée et par l'idée d'électionvolontaire.

En résumé, l'instinct n'est point modifié par la connaissance quis'y joint, et les faits de société que nous avons jusqu'à présent ob-servés sont d'une sociabilité bestiale. Nous savons ce que c'est quela justice, ou la sociabilité conçue sous la raison d'égalité; nousn'avons rien qui nous sépare des animaux.

g 3. Du troisièmedegré de la sociabilité.

Le lecteur n'a pas oublié peut-être ce que j'ai dit au chapitre msur la division du travail et la spécialité des aptitudes. Entre leshommes, la somme des talents et des capacités est égale, et leurnature similaire tous, tant que nous sommes, nous naissonspoëtes, mathématiciens, philosophes, artistes, artisans, laboureurs;mais nous ne naissons pas également tout cela, et, d'un homme à

l'autre, dans la société, d'une faculté à une autre faculté dans lemême homme, les proportions sont infinies. Cette variété de de-gré dans les mêmes facultés, cette prédominance de talent pourcertains travaux, est, avons-nous dit, le fondement même de notresociété. L'intelligence et le génie naturel ont été répartis par lanature avec une telle économie et une si grande providence, quel'organisme social n'a jamais à redouter ni surabondance ni disettede talents spéciaux, et que chaque travailleur, en s'attachant à sa

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PIUSMIEIlMÉMOIKE

fonction, peut toujours acquérir le degré d'instruction nécessairepour jouir des travaux et des découvertes de tous ses coassociés.Par cette précaution si simple de la nature et si sage, le travailleurne reste pas isolé à sa tâche il est, par la pensée, en communi-cation avec ses semblables, avant de leur être uni par le cœur, en

sorte que pour lui l'amour naît de l'intelligence.Il n'en est pas de même des sociétés des animaux. Dans chaque

espèce, les aptitudes, très-bornées d'ailleurs, et pour le nombre,et même, quand elles ne relèvent pas de l'instinct, pour l'énergie,sont égales entre les individus chacun sait faire ce que font tousles autres et aussi bien que les autres, chercher sa nourriture,échapper à l'ennemi, creuser un terrier, construire un nid, etc.Nul, parmi eux, étant libre et dispos, n'attend ni ne requiert lesecours de son voisin, qui de son côté se passe également de lui.

Les animaux associés vivent les uns à côté des autres sans au-cun commerce de pensées, sans conversation intime faisant tousles mêmes choses, n'ayant rien à apprendre ni à retenir, ils sevoient, ils se sentent, ils sont en contact, iis ne se pénètrent pas.L'homme fait avec l'homme un échange perpétuel d'idées et desentiments, de produits et de services. Tout ce qui s'apprend ets'exécute dans la société lui est nécessaire; mais de cette immensequantité de produits et d'idées, ce qui est donné à chacun de faireet d'acquérir seul, est comme un atome devant le soleil. L'hommen'est homme que par la société, laquelle, de son côté, ne se

soutient que par l'équilibre et l'harmonie des forces qui la com-posent.

La société, chez les animaux, est eri «aode simple; chez l'iîommeelle est en mode composé. L'homme est associé à l'homme par lemême instinct qui associe l'animal à l'animal mais l'homme estautrement associé que l'animal c'est cette différence d'associationqui fait toute la différence de moralité.

J'ai démontré, trop longuement peut-être, par l'esprit des loismêmes qui supposent la propriété comme base de l'état social, et

par l'économie politique, que l'inégalité des conditions ne peut se justifier ni par l'antériorité d'occupation, ni par la supériorité detalent, de service, d'industrie et de capacité. Mais si l'égalité desconditions est une conséquence nécessaire du droit naturel, de laliberté, des lois de la production, des bornes de la nature phy-sique, et du principe même de société, cette égalité n'arrête pasl'essor du sentiment social sur la limite du doit et de l'avoir; l'es-

prit de bienfaisance et d'amour s'étend au-delà; et, quand l'écono-

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QU'EST-CEQUELApropriété ?

mie a fait sa balance, l'âme commence à  jouir de sa propre jus-tice, et le cœur s'épanouit dans l'infini de ses affections.

Le sentiment social prend alors, selon les rapports des per-sonnes, un nouveau caractère dans le fort, c'est le plaisir de la

générosité entre égaux, c'est la franche et cordiale amitié;dans le faible, c'est le bonheur de l'admiration et de la recon-naissance.

L'homme supérieur par la force, le talent ou le courage, saitqu'il se doit tout entier à la société, sans laquelle il n'est et ne peutrien il sait qu'en le traitant comme le dernier de ses membres,la société est quitte envers lui. Mais il ne saurait en même tempsméconnaître l'excellence de ses facultés; il ne peut échapper à laconscience de sa force et de sa grandeur et c'est par l'hommagevolontaire

qu'ilfait alors de lui-mên. à l'humanité, c'est en

s'avouant l'instrument de la nature, qui seule doit être en lui glo-rifiée et bénie; c'est, dis-je, par cette confession simultanée ducœur et de l'esprit, véritable adoration du grand Être, que l'hommese distingue, s'élève et atteint un degré de moralité sociale auquelil n'est pas donné à la bête de parvenir. Hercule terrassant lesmonstres et punissant les brigands pour le salut de la Grèce- Or-

phée instruisant les Pélasges grossiers et farouches, tous deux nevoulant rien pour prix de leurs services, voilà les plus nobles créa-tions de la poésie, voilà l'expression la plus haute de la justice et

de la vertu.Les joies du dévouement sont ineffables.Si j'osais comparer ià société humaine au cœur des tragédies

grecques, je dirais que la phalange des esprits sublimes et desgrandes âmes figure la strophe, et que la multitude des petits etdes humbles est l'antistrophe. Chargés des travaux pénibles etvulgaires, tout-puissants par leur nombre et par l'ensemble har-

monique de leurs fonctions, ceux-ci exécutent ce que les autresimaginent. Guidés par eux, ils ne leur doivent rien ils- les admi-rent

cependantet leur

prodiguentles

applaudissementset les

éloges.La reconnaissance a ses adorations et ses enthousiasmes.Mais l'égalité plaît à mon cœur. La bienfaisance dégénère en

tyrannie, l'admiration en servilisme l'amitié est fille de l'égalité.0 mes amis, que je vive au milieu de vous sans émulation et sansgloire; que l'égalité nous assemble, que le sort marque nos places.Que je meure avant de connaître celui d'entre vous que je dois es-timer le plus.

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PREMIERMÉMOIRE

n.

L'amitié est précieuse au cœur des enfants des hommes.La générosité, la reconnaissance (j'entends ici celle-là seulement

qui naît de l'admiration d'une puissance supérieure) et l'amitié,sont trois nuances distinctes d'un sentiment unique que je nom-merai équité ou proportionnalité sociale (1). L'équité ne change pasla justice: mais, prenant toujours l'équité pour base, elle y sur-ajoute l'estime, et forme par là dans l'homme un troisième degréde sociabilité. Par l'équité, c'est pour nous tout à la fois un devoiret une volupté d'aider l'être faible qui a besoin de nous, et de lefaire notre égal; de payer au fort un juste tribut de reconnaissanceet d'honneur, sans nous constituer son esclave; de chérir notre

prochain, notre ami, notre égal, pour ce que nous recevons delui, même à titre d'échange. L'équité est la sociabilité élevée parla raison et la justice jusqu'à l'idéal son caractère le plus ordi-

naire est l'urbanité ou la politesse, qui, chez certains peuples, ré-sume à elle seule presque tous les devoirs de société.

Or, ce sentiment est inconnu des bêtes, qui aiment, s'attachentet témoignent quelques préférences, mais qui ne comprennent pasl'estime, et dans lesquelles on ne remarque ni générosité, ni admi-ration, ni cérémonial.

Ce sentiment ne vient pas de l'intelligence, qui par elle-mêmecalcule, suppute, balance, mais n'aime point; qui voit et ne sentpas. Comme la justice est un produit mixte de l'instinct social etde la réflexion, de même l'équité est un produit mixte de la jus-tice et du goût, je veux dire de notre faculté d'apprécier et d'i-déaliser.

Ce produit, troisième et dernier degré de la sociabilité dansl'homme, est déterminé par notre mode d'association composée,dans lequel l'inégalité, ou pour mieux dire la divergence des fa-cultés et la spécialité des fonctions, tendant par elle-même à isolerles travailleurs, exigeait un accroissement d'énergie dans la socia-bilité.

Voilà pourquoi la force qui opprime en protégeant est exécrable;

pourquoi l'ignorance imbécile qui voit du même œil les merveillesde l'art et les produits de la plus grossière industrie soulève unindicible mépris; pourquoi la médiocrité orgueilleuse; qui triomphe

(1) .l'entends ici par équité ce que les Latins appelaient humcmilas,c'ebt-a-direl'espèce de sociabilitéqui est le propre de l'homme.L'huma-nilo douce et.attable envers tous, sait distinguer sansfaire d'injure, lesrangs, les vertus et les capacités c'est la justice distributivede la sympa-thie socialeet de l'amour universel.

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qu'est-ce que LA propriété?

en disant Je t'ai yayé, je ne te dois rien, est souverainementhaïssable.

Sociabilité, justice, équité, telle est, àsoatriple degré, l'exaetedéfinition de la faculté instinctive qui psus fait rechercher le com-merce de nos semblables, et dont le mode physique de manifesta-

tion s'explique par la formule Égalité dans les produits de la na-ture et du travail.Ces trois degrés de sociabilité se soutiennent et se supposent

l'équité, sans la justice, n'est pas la société, sans la justke, estun non-sens, En effet si, pour récompenser le talent, je prends leproduit de l'un pour le donner à l'autre, #n dépouillant injuste-ment le premier, je ne fais pas de son talent l'estime que je dois;si, dans une société, je m'adjuge une part plus forte qu'à mon as-socié, nous ne sommes point véritablement associés. La justieg estla sociabilité se manifestant

parl'admission en

participationdes

choses physiques, seules susceptibles de poids et de mesure l'é-quité est une justice accompagnée d'admiration et d'estime, chosesqui ne se mesurent pas.

De là se déduisent plusieurs conséquences.1° Si nous sommes libres d'accorder notre estime l'un plus

qu'à l'autre, et à tous les degrés imaginables, nous ne le sommespas de lui faire sa part plus grande dans les biens communs, parceque le devoir de justice nous étant imposé avant celui d'équité, lepremier doit toujours maraher avant le second. Cette femme, ad-

mirée des anciens, qui, forcée par un tyran d'opter entre la mortde son frère et celle de son époux, abandonna celui-ci, sous pré-texte qu'elle pouvait retrouver un mari mais non pas un frère,cette femme-là, dis-je, en obéissant au sentiment d'équité qui étaiten elle, manqua à la justice et fit une action mauvaise, parce quela société conjugale est de droit plus étroite que la société frater-nelle, et que la vie du prochain n'est pas une chose qui nous ap-partienne.

D'après le même principe, l'inégalité des salaires ne peut être

admise dans la législation sous prétexte d'inégalité de talents, parceque la répartition des biens relevant de la justice est du ressort del'économie, non de celui de l'enthousiasme.

Enfin, en ce qui concerne les donations, testaments et succes-sions, la société, ménageant à la fois les affections familiales et sespropres droits, ne doit pas permettre que l'amour et la faveur dé-truisent jamais la justice; et tout en se plaisant à croire que le filsdepuis longtemps associé aux travaux de son père, est plus ca-

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PREMIER MÉMOIRE

pable qu'un autre d'en poursuivre la tâche; que le citoyen surprispar la mort dans l'accomplissement de son œuvre saura, par un

goût naturel et de prédilection pour son ouvrage, désigner son plusdigne successeur, tout en laissant à l'héritier discerner par plu-sieurs le droit d'opter entre divers héritages, la société ne peut to-

lérer aucune concentration de capitaux et d'industrie au profit d'uaseul homme, aucun accaparement du travail, aucun envahisse-ment (1).

2° L'équité, la justice, la société, ne peuvent exister dans unêtre vivant que relativement aux individus de son espèce elles nesauraient avoir lieu d'une race à l'autre, par exemple du loup à la

chèvre, de la chèvre à l'homme, de l'homme à Dieu, encore moinsde Dieu à l'homme. L'attribution de la justice, de l'équité, de l'a-mour à l'Être suprême est un pur atithropornorp.iisme; et les épi-

thètes de juste, clément, miséricordieux et autres que nous don-

(1) La justice et l'équité n'ont jamais été comprises.« Supposons qu'il y ait à partager ou à distribuer entre Achille et Ajax un

butin de 12 pris sur l'ennemi. Si les tlnux personnes étaient égales, le butindevrait être aussi arithmétiquement égal. Achille aurait 6, Ajax 6: et sil'on suivait cette égalité arithmétique, Thersite lui-même aurait une partégale à celle d'Achille, ce qui serait souverainement injuste et révoltant.Pour éviter cette injustice, comparons la valeur des personnes, afin de leurdonner des parts proportionnellement à leur valeur. Supposons que la va-leur d'Achille soit double de celle d'Ajax la part du premier sera 8, celle

d'Ajax 4. Il n'y aura pas égalité arithmétique, mais égalité proportionnelle.C'est cette comparaison des mérites, rationum, qu'Aristote appelle justicedistributive; elle a lieu selon la proportion géométrique. » (Toullier,Droit français selon t'ordre du Coda)

Achille et Ajax sont-ils associés, ou ne le sont-ils pas? Toute la questionest là. Si Achille et Ajax, loin d'être associés, sont eux-mêmes au serviced'Agamemnon qui les solde, il n'y a rien à dire à la règle d'Aristote lemaître qui commande des esclaves peut promettre double ration d'eau -de-vie à qui fera double corvée. C'est la loi du despotisme, c'est le droit de laservitude. Mais si Ajax et Achille sont associés, ils sont égaux. Qu'importequ'Achille soit fort comme quatre, et Ajax seulement fort comme deux?celui-ci peut toujours répondre qu'il est libre; que si Achille est fort

comme quatre, cinq Je tueront; enfin, qu'en servant de sa personne, lui,Ajax, risque autant qu'Achille. Le même raisonnement est applicable aTtiersite s'il ne sait pas se battre qu'on en fasse un cuisinier, un pour-voyeur, un sommelier; s'il n'est bon à rien, qu'on le mette à l'hôpital enaucun cas on ne peut lui faire violence et lui imposer des lois.

11 n'y a pour J'iiomme que deux états possibles être dans la société ouhors de la société. Dans la société, les conditions sont nécessairementégales, sauf le degré d'estime et de considération auquel chacun peut at-teindre. Hors de la société, l'homme est une matière exploitable, un instru-ment capitalisé, souvent uu meuble incommode et inutile.

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QU'EST-CEOÛBÏA PROPRIÉTÉ?

nons à uïeu, doivent être rayées de nos litanies. Dieu ne peut êtreconsidéré comme juste, équitable et bon que relativement à undieu; or Dieu est unique et solitaire; par conséquent il ne saurait

éprouver d'affections sociales, telles que sont la bonté, l'équité, la justice. Dit-on que le berger est juste envers ses moutons et seschiens? non; mais s'il voulaittondre autant de laine sur un agneau

de six mois que sur un bélier de deux ans, s'il exigeait qu'un jeunechien fît le service du troupeau comme un vieux dogue, on ne di-rait pas»de lui qu'il est injuste, on dirait qu'il est fou; c'est qu'entrel'homme et la bête il n'y a pas société, bien qu'il puisse y avoiraffection l'homme aime les animaux comme choses, comme chosessensibles, si l'on veut, non comme personnes. La philosophie, aprèsavoir éliminé de Fidée de Dieu les passions que la superstition luia prêtées, sera donc forcée d'en éliminer encore ces vertus dontnotre libérale piété le gratifie (1).

Si Dieu descendait sur la terre et venait habiterparmi nous,nous ne pourrions l'aimer, s'il ne se faisait notre semblable; ni lui

rien donner, s'il ne produisait quelque bien; ni l'écouter, s'il neprouvait que nous nous trompons; ni l'adorer, s'il ne nous mani-festait sa puissance. Toutes les lois de notre être, affectives, éco-nomiques, intellectuelles, nous prescriraient de le traiter commenous faisons des autres hommes, c'est-à-dire selon la raison, la

 justice et l'équité. Je tire de là cette conséquence, que si jamaisDieu se met en communication immédiate avec l'homme, il devrase faire homme.

Or, si les rois sont les images de Dieu et les ministres de sesvolontés, ils ne peuvent recevoir de nous l'amour, la richesse,l'obéissance et la gloire, qu'à la condition de travailler commenous, de se rendre sociables pour nous, de produire en proportionde leur dépense, de raisonner avec leurs serviteurs, et de faireseuls de grandes choses. A plus forte raison si, comme aucuns le[n'étendent, les rois sont des fonctionnaires publics, l'amour qui

(î) Entre la femme et l'homme il peut exister amour, passion, lieud'habitude et tout ce qu'on voudra, il

n'ya

pasvéritablementsociété.

L'hommeet la femmene vunt pas ne compagnie.La différencedes sexesélèveentre eux une séparationdemême nature que celle que la différencedes races; metentre les animaux. Aussi, bien loin d'applaudir à ce qu'onappelle aujourd'hui émancipationdola fournie,iuclinerais-jc bien p;ulôt;s'il fallait en venir a cette extrémité,à uîcitrala femmecn'réclusion.

Le droit(Je la femmeet ses rapportsavec l'hommesont encoreà deter-rm.A'i la législationmatrimoniale,"de même quola législationcivile,est àfaire.

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PREMIER MÉMOIRE

leur est dû se mesure sur leur amabilité personnelle; l'obligationde leur obéir, sur la démonstration de leurs ordres; leur liste ci-vile, sur la totalité de la production sociale, divisée par le nombredes citoyens.

Ainsi tout s'accorde à nous donner la loi d'égalité jurispru-dence, économie politique, psychologie. Le droit et le devoir, larécompense due au talent et au travail, les élans de l'amour et del'enthousiasme, tout est réglé d'avance sur un inflexible mètre,tout relève du nombre et de l'équilibre. L'égalité des conditions,voilà le principe des sociétés, la solidarité universelle, voilà lasanction de cette loi.

L'égalité des conditions n'a jamais été réalisée, grâce à nos pas-sions et notre ignorance; mais notre opposition à cette loi en faitressortir de, plus en plus la nécessité c'est ce dont l'histoire rend

un perpétuel témoignage, et que toute la suite des événementsnous révèle. La société marche d'équation en équation; les révo-lutions des empires ne présentent, aux yeux de l'observateur éco-nomiste, tantôt que la réduction de quantités algébriques quis'entre-déduisent; tantôtque le dégagement d'une inconnue, amené

par l'opération infaillible du temps. Les nombres sont la provi-dence de l'histoire. Sans doute le progrès de l'humanité a d'autreséléments; mais dans la multitude des causes secrètes qui agitentles peuples, il n'en est pas de plus puissantes, de plus régulières,de moins méconnaissables,

queles

explosions périodiquesdu

pro-létariat contre la propriété. La propriété, agissant tout à la foispar l'exclusion et l'envahissement en même temps que la popula-tion se multiplie, a été le principe générateur et la cause détermi-nante de toutes les révolutions. Les guerres de religion et de con-quête, quand elles n'allèrent pas jusqu'à l'extermination des races,furent seulement des perturbations accidentelles et bientôt réparéesdans la progression toute mathématique de la vie des peuples.Telle est la puissance d'accumulation de la propriété, telle est laloi de dégradation et de mort des sociétés.

Voyez, au moyen âge, Florence, république de marchands et decourtiers, toujours déchirée par ses factions si connues -sous lesncms de Guelfes et de Gibelins, et qui n'étaient après tout que lepetit peuple et l'aristocratie propriétaire armés l'un contre l'autre;Florence, dominée par les banquiers, et succombant à la (in sous lepoids des dettes (1) voyez dans l'antiquité, Rome, dès sa nais-

(i) « Le coffra-fortde Coiinùde Méuicis fut le tombeau de la libertéflorentine, »disaitau Collègede France M. Michelet.

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qu'est-ce QUE LA propriété?

sance, dévorée par l'usure, florissante néanmoins tant que le mondeconnu fournit du travail à ses terribles prolétaires, ensanglantéepar la guerre civile à chaque intervalle de repos, et mourant d'ë-

puisement quand le peuple eut perdu, avec son ancienne énergie, jusqu'à la dernière étincelle de sens moral; Cannage, ville de com-

merce et d'argent, sans cesse divisée par des concurrences intes-tines Tyr, Sidon, Jérusalem, Ninive, Babylone, ruinées tour à tour

par des rivalités de commerce, et, comme nous dirions aujour-d'hui, par le manque de débouchés tant d'exemples fameux nemontrent-ils pas assez quel sort attend les nations modernes, sile peuple, si la France, faisant éclater sa voix puissante, ne pro-clame, avec des cris de réprobation, l'abolition du régime pro-priétaire ?

Ici devrait finir ma tâche. J'ai prouvé le droit du pauvre, j'aimontré

l'usurpationdu riche; je demande justice l'exécution de

l'arrêt ne me regarde pas. Si, pour prolonger de quelques annéesune jouissance illégitime, on alléguait qu'il ne suffit pas de dé-montrer l'égalité, qu'il faut encore l'organiser, qu'il faut surtoutl'établir sans déchirements, je serais en droit de répondre Le soinde l'opprimé passe avant les embarras des ministres; l'égalité desconditions est une loi primordiale, de laquelle l'économie publiqueet la jurisprudence relèvent. Le droit au travail et à la participa-tion égale des biens ne peut fléchir devant les anxiétés du pouvoirce n'est point au prolétaire à concilier les contradictions des codes,

encore moins à pâtir des erreurs du gouvernement; c'est à la puis-sance civile et administrative, au contraire, à se réformer sur leprincipe d'égalité politique et bonitaire. Le mal connu écMtêtrecondamné et détruit; le législateur ne peut exciper de son igno-rance de l'ordre à établir en faveur de l'iniquité patente. On netemporise pas avec la restitution. Justice, justice; reconnaissancedu droit; réhabilitation du prolétaire après cela, juges et consuls,vous aviserez à la police, et vous pourvoirez au gouvernement dela République.

Aureste, je

nepense pas qu'un

seul de mes lecteurs mereprochede savoir détruire, mais de ne savoir pas édifier. En démontrant le

principe d'égalité, j'ai posé la première pierre de l'édifice social; j'ai fait plus, j'ai donné l'exemple de la marche à suivre dans lasolution des problèmes de politique et de législation. Quant à lascience elle-môme, je déclare que je n'en connais rien de plus quele principe, et je ne sache pas que personne aujourd'hui puisse seflatter d'avoir pénétré plus avant. Beaucoup de gens crient Venez

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PREMIERMÉMOIRE

à moi, et je vous enseignerai la vérité ces gens-là prennent pourla vérité leur opinion intime, leur conviction ardente; ils ne setrompent ordinairement que de toute la vérité. La science de lasociété, comme toutes les sciences humaines, sera à tout jamaisinachevée la profondeur et la variété des questions qu'elle em-

brasse sont infinies. Nous sommes à peine à l'A B C de cettescience la preuve, c'est que nous n'avons pas encore franchi lapériode des systèmes, et que nous ne cessons de mettre l'autoritédes majorités délibérantes à la place des faits. Certaine sociétégrammaticale décidait les questions de linguistique à la pluralitédes suffrages; les débats de nos chambres, si les résultats n'enétaient pas si funestes, seraient encore plus ridicules. La tâche duvrai publiciste, au temps où nous vivons, est d'imposer silenceaux inventeurs et aux charlatans, et d'accoutumer le public à ne

se payer que de démonstrations, non de symboles et de pro-grammes. Avant de discourir sur la science, il faut en déterminerl'objet, en trouver la méthode et le principe il faut débarrasser laplace des préjugés qui l'encombrent. Telle doit être la mission dudix-neuvième siècle.

Pour moi, j'en ai fait le serment, je serai fidèle à mon œuvre dedémolition, je ne cesserai de poursuivre la vérité à travers lesruines et les décombres. Je hais la besogne à demi faite; et l'on

peut croire, sans que j'aie besoin d'en avertir, que si j'ai osé

porterla main sur l'arche sainte, je ne me contenterai pas d'en

avoir fait tomber le couvercle. Il faut que les mystères du sanc-tuaire d'iniquité soient dévoilés, les tables de la vieille alliancebrisées, et tous les objets de l'ancien culte jetés en litière aux

pourceaux. Une charte nous a été donnée, résumé de toute lascience politique, symbole de vingt législatures; un code a étéécrit, orgueil d'un conquérant, sommaire de la sagesse antiqueeh bien! de cette charte et de ce code il ne restera pas article sur

article; les doctes peuvent en prendre leur parti dès maintenant etse priparer à une reconstruction.

Cependant l'erreur détruite supposant nécessairement une vé-'rite contraire, je ne terminerai pas ce mémoire sans avoir résolule premier problème de la science politique, celui qui préoccupeaujourd'hui toutes les intelligences

La propriété abolie, quelle sera la forme de la société? sera-cela communauté?

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qu'est-ce QUE LA propriété? i

SECONDEPARTIE

g l«r, Descauses de noserreurs origine de la propriété.

La détermination de la véritable forme de la société humaine

exige la solution préalable de la question suivanteLa propriété n'étant pas notre condition naturelle, comment

s'est-elle établie? comment l'instinct de société, si sûr chez les

animaux, a-t-il failli dans l'homme? comment l'homme, né pourla société, n'est-il pas encore associé?

J'ai dit que l'homme est associé en mode composé lors même

que cette expression manquerait de justesse, le fait qu'elle m'a

servi à caractériser n'en serait pas moins vrai, savoir l'engrenagedes talents et des capacités. Mais qui ne voit que ces talents et ce.

capacités deviennent à leur tour, par leur variété infinie, causesd'une infinie variété dans les volontés, que le caractère, les incli-

nations, et si j'ose ainsi dire, la forme du moi, en sont inévitable-ment altérés de sorte que dans l'ordre de la liberté, de même qv;?--dans l'ordre de l'intelligence, on a autant de types que d'ipCxcius,autant d'originaux que de têtes, dont les goûts, les humeurs, les

penchants, modifiés par des idées dissemblables, nécessairementne

peuvents'accorder? L'homme,

parsa nature et son instinct,

est prédestiné à la société, et sa personnalité, toujours inconstanteet multiforme, s'y oppose.

Dans les sociétés d'animaux, tous les individus font exactementles mêmes choses un même génie les dirige, une même volontéles anime. Une société de bêtes est un assemblage d'atomes ronds,crochus, cubiques ou triangulaires, mais toujours parfaitementidentiques; leur personnalité est unanime, on dirait qu'un seulmoi les gouverne tous. Les travaux que les animaux exécutent,soit seuls, soit en société, reproduisent trait pour trait leur carac-

tère de même que l'essaim d'abeilles se composa d'unités abeillesdo même nature et d'égale valeur, de même le rayon de mielest formé de l'unité alvéole, constamment et invariablement ré-

pétée.Mais l'intelligence de l'homme, calculée, tout la fois peur la

destinée sociale et pour les besoins de la personne, est d'une toutautre facture, et c'est ce qui rend, par une conséquence facile à

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PREMIER MÉMOIRE

concevoir, la volonté humaine prodigieusement divergente. Dansl'abeille, la volonté est constante et uniforme, parce que l'instinctqui la guide est inflexible, et que cet instinct unique fait 1<%vie, lebonheur et tout l'être de l'animal; dans l'homme le talent varie,la raison est indécise, partant la volonté multiple et vague il

cherche la société, mais il fuit la contrainte et la monotonieil est imitateur, mai. amoureux de ses idées et fou de ses ou-vrages.

Si, comme l'abeille, chaque hoxsme apportait en naissant untalent tout formé, des connaissances spéciales parfaites, une scienceinfuse, en un mot des fonctions qu'il devra remplir, mais qu'il fûtprivé de la faculté de réfléchir et de raisonner, la société s'orga-niserait d'elle-même. On verrait un homme labourer un champ, unautre construire des maisons, celui-ci forger des métaux, celui-là

tailler des habits, quelques-uns emmagasiner les produits et pré-sider à la répartition. Chacun, sans chercher la raison de sontravail, sans s'inquiéter s'il fait plus ou moins que sa tâche, sui-vrait son ordon, apporterait son produit, recevrait son salaire, se

reposerait aux heures, et tout cela sans compter, sans jalouserpersonne, sans se plaindre du répartiteur, qui ne commettrait

  jamais d'injustice. Les rois gouverneraient et ne régneraient pas,parce que régner c'est être propriétaire à l'engrais, comme disait

Bonaparte; et, n'ayant rien à commander, puisque chacun seraità son

poste,ils serviraient

plutôtde centres de ralliement

qued'autorités et de conseils. Il y aurait communauté engrenée, il n'yaurait pas société réfléchie et librement acceptée.

Mais l'homme ne devient habile qu'à force d'observations et

d'expériences. Il réfléchit donc, puisque observer, expérimenter,c'est réfléchir; il raisonne; puisqu'il ne peut pas ne pas raisonner;et en réfléchissant il se fait illusion; en raisonnant, il se trompe,et il croit avoir raison, il s'obstine, il abonde dans ^on sens, ils'estime lui-même et méprise les autres. Dès lors il s'isole, car ilne pourrait se soumettre à la majorité qu'en faisant abnégation de

sa volonté et de sa raison, c'est-à-dire qu'en se reniant lui-même,ce qui est impossible. Et cet isolement, cet égoïsme rationnel, cetindividualisme d'opinion enfin, durent aussi longtemps que lavérité ne lui est pas démontrée par l'observation de l'expé-rience.

Une dernière comparaison rendra tous ces faits encore plussensibles.

Si tout à coup, à l'instinct aveugle, mais convergent et harmo-

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QU'EST-CE QUE LA propriété? `~

nique d'un essaim d'abeilles, venait se joindre la réflexion et leraisonnement, la petite société ne pourrait subsister. D'abord lesabeilles ne manqueraient pas d'essayer de quelque procédé indus-triel nouveau, par exemple, de faire leurs alvéoles rondes oucarrées. Les systèmes et les inventions iraient leur train, jusqu'à

ce qu'une longue pratique, aidée d'une savante géométrie, eûtdémontré que la figure hexagone est la plus avantageuse. Puis il

y aurait des insurrections on dirait aux bourdons de se pourvoir,aux reines de travailler; la jalousie se mettrait parmi les ouvrières,les discordes éclateraient, chacun voudrait bientôt produire pourson propre compte, finalement la ruche serait abandonnée et lesabeilles périraient. Le mal, comme un serpent cachée sous lesfleurs, se serait glissé dans la république méllifère par cela même

qui devait en faire la gloire, par le raisonnement et la raison.

Ainsi le mal moral, c'est-à-dire, dans la question qui nous oc-cupe, le désordre dans la société s'explique naturellement parnotre faculté de réfléchir. Le paupérisme, les crimes, les révoltes,les guerres, ont eu pour mère l'inégalité des conditions, qui futfille de la propriété, qui naquit de l'égoïsme, qui fut engendrée dusens privé, qui descend en ligne directe de l'autocratie de la raison.L'homme n'a commencé ni par le crime, ui par la sauvagerie,mais par l'enfance, l'ignorance, l'inexpérience. Doué d'instinctsimpérieux, mais placés sous la condition du raisonnement, d'abordil réfléchit peu et raisonne mal; puis, à force de mécomptes, peuà peu ses idées se redressent et sa raison se perfectionne. C'est,en premier lieu, le sauvage qui sacrifie tout à une bagatelle, et

puis qui se repent et pleure; c'est Ésaü changeant son droit d'aî-nesse contre des lentilles, et voulant plus tard annuler le marché;c'est l'ouvrier civilisé, travaillant à titre précaire et demandantperpétuellement une augmentation de salaire, parce que ni lui nison patron ne comprennent que hors de l'égalité le salaire est tou-

 jours insuffisant. Puis c'est Naboth mourant pour défendre sonhéritage; Caton déchirant ses entrailles pour n'être point esclave;

Socrate défendant la liberté de la pensée jusqu'à la coupe fatale;c'est le tiers état de 89 revendiquant la liberté; ce sera bientôt lepeuple exigeant l'égalité dans les moyens de production et dansles salaires.

L'homme est né sociable, c'est-à-dire qu'il cherche dans toutesses relations l'égalité et la justice; mais il aime l'indépendance etl'éloge la difficulté de satisfaire en même temps à ces besoinsdivers est la première cause du despotisme de la volonté et de

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PREMIER MÉMOffiE

l'appropriation qui en est la suite. D'un autre côté, l'homme a con-tinuellement besoin d'échanger ses produits; incapable de balancerdes valeurs sous des espèces différentes, il se contente d'en jugerpar approximation, selon sa passion et son caprice; et il selivre à un commerce infidèle, dont le résultat est toujours l'opu-

lence et la misère. Ainsi, les plus grands maux de l'humanité luiviennent de sa sociabilité mal exercée, de cette même justice dontelle est si fière, et qu'elle applique avec une si déplorable igno-rance. La pratique du juste est une science dont la découverte etla propagation finiront tôt ou tard le désordre social, en nous éclai-rant sur nos droits et nos devoirs.

Cette éducation progressive et douloureuse de notre instinct,cette lente et insensible transformation de nos perceptions sponta-nées en connaissances réfléchies ne se remarque point chez les

animaux, dont l'instinct reste fixe et ne s'éclaire jamais.Selon Frédéric Cuvier, qui a si nettement séparé dans les ani-

maux l'instinct de l'intelligence, « l'instinct est une force primitiveet propre, comme la sensibilité, comme l'irritabilité, comme l'intel-ligeuce. Le loup et le renard, qui reconnaissent les pièges où ilssont tombés et qui les évitent, le chien et le cheval, qui apprennent

 jusqu'à la signification de plusieurs de nos mots et qui nousobéissent, font cela par intelligence. Le chien, qui cache les restesde son repas, l'abeille, qui construit sa cellule, l'oiseau, qui

construit son nid, n'agissent que par instinct. Il y a de l'instinct jusque dans l'homme; c'est par un instinct particulier que l'enfanttette en venant au monde. Mais dans l'homme, presque tout sefait par intelligence, et l'intelligence y supplée à l'instinct. L'in-verse a lieu pour les animaux, l'instinct leur a été donné comme

supplément de l'intelligence. » (Flourbns, Résumé analytique desobservations de F. Cuvier.)

« On ne peut se faire d'idée claire de l'instinct qu'en admettantque les animaux ont dans leur sensorium des images ou sensationsinnées et constantes

quiles déterminent à

agircomme les sensa-

tions ordinaires et accidentelles déterminent communément. C'estune sorte de rêve ou de vision qui les poursuit toujours; et danstout ce qui a rapport à, leur instinct, on peut les regarder commedes somnambules. » (F. Cuviek, Introduction au règne animal.)

L'intelligence et l'instinct étant donc communs, quoique à divers

degrés, aux animaux et à l'homme, qu'est-ce qui distingue celui-ci ? Selon F. Cuvier, c'est la réflexion ou la facuUè de considérer

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QU'EST-CE QUE LA propriété î  

intellectuellement,par un retour sur nous-mêmes,nos propres modifi-cations.

Ceci manque de netteté et demande explication.Si l'on accorde l'intelligence aux animaux, il faut aussi leur

accorder,à un

degré quelconque,la

réflexion;car la

premièren'existe pas sans la seconde, et F. Cuvier lui-même l'a prouvépar une foule d'exemples. Mais remarquons que le savant obser-vateur définit l'espèce de réflexion qui nous distingue des ani-

maux, faculté de considérer nos propres modifications. C'est ce que je vais m'efforcer de faire entendre, en suppléant de mon mieuxau laconisme du naturaliste philosophe.

L'intelligence acquise des animaux ne leur fait jamais modifierles opérations qu'ils accomplissent d'instinct; elle ne leur estmême donnée qu'afin de pourvoir aux accidents imprévus qui

pourraient troubler ces opérations. Dans l'homme, au contraire,l'action instinctive se change continuellement en action réfléchie.Ainsi l'homme est sociable d'instinct, et, chaque jour, il le devientpar raisonnement et par élection il a créé au commencement saparole d'instinct (1), il a été poëte par inspiration; il fait aujour-d'hui de la grammaire une science et de la poésie un art; il croiten Dieu et à une vie future par une notion spontanée et que j'oseappeler instinctive; et cette notion, il l'a exprimée tour à tour sousdes formes monstrueuses, bizarres, élégantes, consolantes ou ter-

(1) « Le problèmede l'origine du langage est résolu par la distinctionque FrédéricCuviera faite de l'instinctet del'intelligence.Le langagen'estpoint une inventionpréméditée,arbitraire ou conventionnelle;il ne nousvientde Dieuni par communicationni par révélation le langage est unecréation instinctive et indélibéréede l'homme, comme la ruche est unecréation instinctiveet irréfléchiede l'abeille. En cesens on peut dire quele langagen'est pas l'œuvre de l'homme, puisqu'il n'est pas l'œuvrede saraison; aussi le mécanismedes languesparaît-il d'autant plus admirableet ingénieux que la réflexiony a moinsde part. Ce fait est l'un des p'uscurieux et des moins contestables que la philologie ait observés. Voirentre autres une dissertationlatine de F.-G. Bergmann,Strasbourg,1839,dans laquellele savant auteurexpliquecommentle germe phonétiques'en-gendrede la sensation; commentle langage se développeen trois périodessuccessives;pourquoil'homme,doué en naissant de la faculté instinctivede créer sa langue,perd cette facultéà mesureque sa raison se développecommentenfinl'étude des languesest une véritable histoirenaturelle, unescience.La France possèdeaujourd'hui plusieurs philologuesde premierordre, d'un talent rare et d'une philosophieprofonde savantsmodestescréant la sciencepresque à l'insu du public, et dont le dévouementa desétudeshonteusementdédaignéessemblefuirles applaudissementsavec au-tant de soinqued'autres les recherchent. »

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PREMIER MÉMOIRE

ribles; tous ces cultes divers, dont la frivole impiété du dix-huitième siècle s'est moquée, sont les langues qu'a parlées lesentiment religieux; l'homme s'expliquera un jour ce qu'est ceDieu que cherche sa pensée, ce qu'il peut espérer de cet autre

monde auquel son âme aspire.Tout ce qu'il accomplit d'instinct, l'homme n'en fait aucun caset le méprise; ou, s'il l'admire, ce n'est pas comme sien, c'estcomme ouvrage de la nature de là l'oubli qui couvre les nomsdes premiers inventeurs de là notre indifférence pour la religion,et le ridicule où sont tombées ses pratiques. L'homme n'estime

que les produits de la réflexion et du raisonnement. Les œuvresles plus admirables de l'instinct ne sont à ses yeux que d'heu-reuses trouvailles; il donne le nom de découvertes, j'ai presque ditde créations, aux œuvres de l'intelligence. C'est l'instinct quiproduit les passions et l'enthousiasme; c'est l'intelligence qui faitle crime et la vertu.

Pour développer son intelligence, l'homme profite non-seule-ment de ses propres observations, mais encore de celles desautres il tient registre des expériences, il conserve des annalesen sorte qu'il y a progrès de l'intelligence et dans les personneset dans l'espèce. Chez les animaux, il ne se fait aucune transmis-sion de connaissances; les souvenirs de chaque individu périssentavec lui.

Il serait donc insuffisant de dire que ce qui nous distingue desanimaux, c'est la reflexion, si l'on n'entendait par là la tendanceconstante de notre instinct à devenir intelligence. Tant que l'hommeest soumis à l'instinct, il n'a aucune conscience de ce qu'il fait;il ne se tromperait jamais, et il n'y aurait pour lui ni erreur, nimal, ni désordre, si, de même que les animaux, il n'avait quel'instinct pour moteur. Mais le Créateur nous a doués de réflexion,afin que notre instinct devînt intelligence; et, comme cette ré-flexion et la connaissance qui en résulte ont des degrés, il arriveque dans les commencements notre instinct est contrarié plutôtque guidé par la réflexion; par conséquent, que notre faculté depenser nous fait agir contrairement à notre nature et à notre fin;que, nous trompant, nous faisons le mal et nous en souffrons,

 jusqu'à ce que l'instinct qui nous porte au bien, et la réflexion quinous fait trébucher dans le mal, soient remplacés par la science dubien et du mal, qui nous fasse avec certitude chercher l'un etéviter l'autre.

Ainsi le mal, c'est-à-dire l'erreur et ses suites, est fils premier-

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Qll'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ?

né du mélange de deux facultés antagonistes, l'instinct et la ré-

flexion le bien, ou la vérité, doit en être le second et inévitablefruit. Pour continuer la figure, le mal est le produit d'un incesteentre deux puissances contraires; le bien sera tôt ou tard l'enfant

légitime de leur sainte et mystérieuse union.

La propriété, née de la faculté de raisonner, se fortifie par lescomparaisons. Mais, de même que la réflexion et le raisonnementsont postérieurs à la spontanéité, l'observation à la sensation, l'ex-

périence à l'instinct, de même la propriété est postérieure à lacommunauté. La communauté, ou association en mode simple, estle but nécessaire, l'essor primordial de la sociabilité, le mouve-ment spontané par lequel elle se manifeste et se pose c'est, pourl'homme, la première phase de civilisation. Dans cet état de so-ciété, que les jurisconsultes ont appelé communauté négative,

l'homme s'approche de l'homme, partage avec lui les fruits de laterre, le lait et la chair des animaux peu à peu cette commu-nauté, de négative qu'elle est tant que l'Homme ne produit rien,tend à devenir positive et engrenée par le développement dutravail et de l'industrie. Mais c'est alors que l'autonomie de la

pensée, et la terrible faculté de raisonner du mieux et du pire,apprennent à l'homme que si l'égalité est la condition nécessairede la société, la communauté est la première espèce de servi-tude.

Pour rendre tout cela par une formule hégélienne, je diraiLa communauté, premier mode, première détermination de la

sociabilité, est le premier terme du développement social la thèse;la propriété, expression contradictoire de la communauté, fait lesecond terme, l'antithèse. Reste à découvrir le troisième terme, lasynthèse, et nous aurons la solution demandée. Or, cette synthèserésulte nécessairement de la correction de la thèse par l'antithèse;donc il faut, par un dernier examen de leurs caractères, en éli-miner ce qu'elles renferment d'hostile à la sochoililé les deuxrestes formeront, en se réunissant, le véritable mode d'association

humanitaire.

§ 2. – Caractèresde la communautéet de la propriété.

I. Je ne dois pas dissimuler que, hors de la propriété ou de lacommunauté, personne n'a conçu de société possible cette erreurà jamais déplorable a fait toute la vie de la propriété. Les incon-

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PREMIER HG'MOIRB

vénients de la communauté sont d'une telle évidence, que les cri-

tiques n'ont jamais dû employer beaucoup d'éloquence pour en

dégoûter les hommes. L'irréparabilité de ses injustices, la violence

qu'elle fait aux sympathies et aux répugnances, le joug de fer

qu'elle impose

à la volonté, la torture morale où elle tient la

conscience, l'atonie où elle plonge la société, et, pour tout direenfin, l'uniformité béate et stupide par laquelle elle enchaîne la

personnalité libre, active, raisonneuse, insoumise de l'homme, ontsoulevé le bon sens général, et condamné irrévocablement la com-munauté.

Les autorités et les exemples qu'on allègue en sa faveur, setournent contre elle la république communiste de Platon supposel'esclavage celle de Lycurgue se faisait servir par les ilotes, qui,chargés de tout produire pour leurs maîtres, leur permettaient de

se livrer exclusivement aux exercices gymnastiques et à la guerre.Aussi J.-J. Rousseau, confondant la communauté et l'égalité, a-t-ildit quelque part que, sans l'esclavage, il ne concevait pas l'égalitédes conditions possible. Les communautés de l'Église primitive ne

purent aller jusqu'à la fin du premier siècle, et dégénérèrentbientôt en moineries dans celles des jésuites du Paraguay, lacondition des noirs a paru à tous les voyageurs aussi misérable

que celle des esclaves; et il est de fait que les bons pères étaientobligés de s'enclore de fossés et de murailles pour empêcher leurs

néophytesde s'enfuir. Les

babouvistes, dirigés parune horreur

exaltée de la propriété, plutôt que par une croyance nettementformulée, sont tombés par l'exagération de leurs principes; lessaints-simoniens, cumulant hi communauté et l'inégalité, ont passécomme une mascarade. Le plus grand danger auquel la sociétésoit exposée aujourd'hui, c'est de faire encore une fois naufragecontre cet écueil.

Chose singulière! la communauté systématique, négation réflé-chie de la propriété, est conçue sous l'influence directe du préjugéde propriété; et c'est la propriété qui se retrouve au fond de toutes

les théories des communistes.Les membres d'une communauté, il est vrai, n'ont rien en

propre; mais la communauté est propriétaire, et propriétaire non-seulement des biens, mais des personnes et des volontés. C'est

d'après ce principe de propriété souveraine que dans toute commu-nauté le travail, qui ne doit être pour l'homme qu'une conditionimposée par la nature, devient un commandement humain, par làmême odieux; que l'obéissance passive, inconciliable avec une vo-

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QU'EST-CE QUE LA propriété ?

lonté réfléchissante, est rigoureusement prescrite que la fidélité àdes règlements toujours défectueux, quelque sage qu'on les sup-pose, ne souffre aucune réclamation que la vie, le talent, toutesles facultés de l'homme sont propriétés de l'État, qui a droit d'en

faire, pourl'intérêt

général,tel

usage qu'illui

plaît; queles so-

ciétés particulières doivent être sévèrement défendues, malgrétoutes les sympathies et antipathies de talents et de caractères,parce que les tolérer serait introduire de petites communautés dansla grande, et par conséquent des propriétés que le fort doit fairela tâche du faible, bien que ce devoir soit de bienfaisance, nond'obligation, de conseil, non de précepte le diligent, celle du pa-resseux, bien que ce soit injuste; l'habile, celle de l'idiot, bien quece soit absurde que l'homme enfin dépouillant son moi, sa spon-tanéité, son génie, ses affections, doit s'anéantir humblement

devant la majesté et l'inflexibilité de la commune.La communauté est inégalité, mais dans le sens inverse de la

propriété. La propriété est l'exploitation du faible par le fort; lacommunauté est l'exploitation du fort par le faible. Dans la pro-priété, l'inégalité des conditions résulte de la force, sous quelquenom qu'elle se déguise force physique et intellectuelle; force desévénements, hasard, fortune; force de propriété acquise, etc. Dansla communauté, l'inégalilé vient de la médiocrité du talent et dutravail, glorifiée à l'égal de la force. Cette équation injurieuse ré-volte la conscience et faït murmurer le mérite; car, si ce

peutêtre

un devoir au fort de secourir le faible, il veut le faire par généra-sité, il ne supportera jamais la comparaison. Qu'ils soient égauxpar les conditionsdu travail et du salaire, mais que jamais le soupçonréciproque d'infidélité à la tâche commune n'éveille leur jalousie.

La communauté est oppression et servitude. L'homme veut biense soumettre à la loi du devoir, servir sa patrie, obliger ses amis,mais il veut travailler à ce qui lui plaît, quand il lui plaît, autantqu'il lui plaît; il veut disposer de ses heures, n'obéir qu'à la néces-sité, choisir ses amitiés, ses récréations, sa discipline; rendre ser-

vice par raison, non par ordre; se sacrifier par égoïsme, non parune obligation servile. La communauté est essentiellement con-traire au libre exercice de nos facultés, à nos penchants les plusnobles, à nos sentiments les plus intimes tout ce qu'oi, imagine-rait pour la concilier avec les exigences de la raison individuelleet de la volonté, n'aboutirait qu'à changer la chose en conservantle nom; or, si nous cherchons la vérité de bonne foi, nous devonséviter les disputes de mots.

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PREMIER MEMOIRE

• 12

Ainsi, la communauté viole l'autonomie de la conscience etl'égalité la première, en comprimant la spontanéité de l'esprit etdu cœur, le libre arbitre dans l'action et dans la pensée; la se-conde, en récompensant par une égalité de bien-être le travailet la paresse, le talent et la bêtise, le vice même et la vertu. Du

reste, si la propriété est impossible par l'émulation d'acquérir, lacommunauté le deviendrait bientôt par l'émulation de fainéan-tise.

IL La propriété, à son tour, viole l'égalité par le droit d'exclu-sion et d'aubaine, et le libre arbitre par le despotisme. Le premiereffet de la propriété ayant été suffisamment développé dans lestrois chapitres précédents, je me contenterai d'établir ici, par undernier rapprochement, sa parfaite identité avec le vol.

Voleurse dit en latin fur et ktlro, le premier pris du grec phôr,

de pherô,latin

fero, j'emporte;le second de

lathroô, jefais le

bri-gand, dont le primitif  est léthô, latin lateo; je me cache. Les Grecsont encore kleptés, de kleptô, je dérobe, dont les consonnes radi-cales sont les mêmes que celles de kaluptô, je couvre, je cache.D'après ces étymologies, l'idée de voleur est celle d'un homme quicache, emporte, distrait une chose qui ne lui appartient pas, dequelque manière que ce soit.

Les Hébreux exprimaient la même idée par le mot gannab,voleur, du verbe ganab, qui signifie mettre à part, détourner10 thi-gnob (Décalogue, 8e commandement), tu ne voleras pas,

c'est-à-dire, tu ne retiendras, tu ne mettras de côté rien pour toi.C'est l'acte d'un homme qui, entrant dans une société où il prometd'apporter tout ce qu'il a, en réserve secrètement une partie,comme fit le célèbre disciple Ananie.

L'étymologie de notre verbe voler est encore plus significative.Voler, ou faire la vole, du latin vola, paume de la main, c'est fairetoutes les levées au jeu d'hombre; en sorte que le voleur esi,comme un bénéficiaire qui prend tout, qui fait le partage du lion.Il est probable que ce verbe volcr doit son origine à l'argot des

voleurs, d'où il aura passé dans le langage familier, et, par suite, jusque dans le style des lois.Le vol s'exerce par une infinité de moyens, que les législateurs

ont très-habilement distingués et classés, selon leur degré d'atro-cité ou de mérite, afin que dans les uns le vol fût honoré, et dansles autres puni.

On vole 1° en assassinant sur la voie publique; 2° seul ou enbande; 3° par effraction ou escalade; 4° par soustraction, 5° par

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qu'est-ce QUE LA propriété ?̀~

banqueroute frauduleuse; 6" par faux en écriture publique ouprivée; 7° par fabrication de fausse monnaie.

Cette espèce comprend tous les voleurs qui exercent le métiersans autre secours que la force et la fraude ouverte s bandits, bri-

gands, pirates, écumeurs de terre et de mer, les anciens héros se

glorifiaient de porter ces noms honorables, et regardaient leurprofession comme aussi noble que lucrative. Nemrod, Thésée,Jason et ses Argonautes; Jephthé, David, Cacus, Romulus, Cloviset tous ses descendants mérovingiens; Robert Guiscard, Tancrèdede Hauteville, Bohémond et la plupart des héros normands, furentbrigands et voleurs. Le caractère héroïque du voleur est exprimédans ce vers d'Horace.parlant d'Achille

Jura neget sibi nata> nihil non arroget armis (1).

et par ces paroles du testament de Jacob (Genèse,ch. 48), que les  juifs appliquent à David, et les chrétiens à leur Christ Manus ejuscontra omnes; Sa main fait le vol, ou la vole, sur tous. De nos

 jours, le voleur, le fort armé des anciens, est poursuivi à ou-trance son métier, aux termes du Code, entraîne peine afflictiveet infamante, depuis la réclusion jusqu'à l'échafaud. Triste retourdes opinions d'ici-has! I

On vole 8° par filouterie; 9° par escroquerie; 10° par abus de

confiance; 11- par jeux et loteries.Cette seconde espèce était encouragée par les lois de Lycurgue,

afin d'aiguiser la finesse d'esprit et d'invention dans les jeunesgens; c'est celle des Ulysse, des Solon, des Sinon, des juifs ancienset modernes, depuis Jacob jusqu'à Deutz; des Bohémiens, desArabes, et de tous les sauvages. Sous Louis XIII et Louis XIV, onn'était pas déshonoré pour tricher au jeu, cela faisait, en quelquesorte, partie des règles, et beaucoup d'honnêtes gens ne se fai-saient aucun scrupule de corriger, par un adroit escamotage, les

caprices de la fortune. Aujourd'hui même, et par tous pays, c'estun genre de mérite très-considéré chez les paysans, dans Je hautet le bas commerce, de savoir faire un niarché, ce qui veut dire,duper son homme cela est tellement accepté, que celui qui se

(1) Mondroit c'est malance et mon bouclier. Le général deBroswddisait commeAchille « J'ai du vin, de l'or et des femmesavec malanceet mon bouclier. »

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PREMIERMÉMOIRE

laisse surprendre n'en veut pas à l'autre. On sait avec quellepeine notre gouvernement s'est résolu à l'abolition des loteries; ilsentait qu'un coup de poignard était porté à la propriété. Le filou,

l'escroc, le charlatan, fait surtout usage de la dextérité de sa main,

de la subtilité de son esprit, du prestige de l'éloquence et d'unegrande fécondité d'invention; quelquefois il présente un appât à la

cupidité aussi le Code pénal, pour qui l'intelligence est de beau-

coup préférable à la vigueur musculaire, a-t-il cru devoir fairedes quatre variétés ci-mentionnées une seconde catégorie, passibleseulement de peines correctionnelles non infamantes. Qu'on ac-

cuse, à présent, la loi d'être matérialiste et athée.On vole 12° par usure.Cette espèce, devenue si odieuse depuis la publication de l'Évan-

gile,et si

sévèrement punie, formetransition entre les vols défen-

dus et les vols autorisés. Aussi donne-t-elle lieu, par sa nature

équivoque, à une foule de contradictions dans les lois et dans la

morale, contradictions exploitées fort habilement par les gens de

palais, de finance et de commerce. Ainsi l'usurier, qui prête sur

hypothèque à 10, 12 et 15 pour cent, encourt une amende énorme,quand il est atteint; le Banquier, qui perçoit le même intérêt, non,il est vrai, à titre de prêt, mais à titre de change ou d'escompte,c'est-à-dire de vente, est protégé par privilége royal. Mais la dis-tinction du banquier et de l'usurier est purement nominale; comme

l'usurier, qui prête sur un meuble ou immeuble, le banquier prêtesur du papier-valeur; comme l'usurier, il prend son intérêt

d'avance; comme l'usurier, il conserve son recours contre l'em-

prunteur, si le gage vient à périr, c'est-à-dire si le billet n'est pasacquitté, circonstance qui fait de lui précisément un prêteurd'argent, non un vendeur d'argent. Mais le banquier prête àcourte échéance, tandis que la durée du prêt usuraire peut être

annuelle, bisannuelle, triennale, novennale, etc.; or, une diffé-rence dans la durée du prêt, et quelques variétés de forme dans

l'acte, ne changent pas la nature du contrat. Quant aux capita-listes, qui placent leurs fonds, soit sur l'État, soit dans le com-

merce, à 3, 4, 5 pour cent, c'est-à-dire qui perçoivent une usuremoins forte que celle des banquiers et usuriers, ils sont la fleurde la société, la crème des honnêtes gens. La modération dans levol est toute la vertu (1).

(1) Ce serait un sujet curieuxet fertile qu'une revuedesauteurs qui onttraité de l'usure, ou comme quelques-unsdisent, par euphémismesans

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qu'est-ce QUE LA pbopriété? 2

On vole 43° par constitution de rente, par fermage, loyer,amodiation.

L'auteur des Provinciales a beaucoup amusé les honnêtes chré-

tiens du dix-septième siècle avec le jésuite Escobar et le contrat

Mohatra. « Le contratMohatra,

disait Escobar, est celui par

lequel on achète des étoffes, chèrement et à crédit, pour les re-

vendre, au même instant, à la même personne, argent comptantet à meilleur marché. » Escobar avait trouvé des raisons qui jus-tifiaient cette espèce d'usure. Pascal et tous les jansénistes se

moquaient de lui. Mais qu'auraient dit le satirique Pascal, et ledocte Nicole, et l'invincible Arnaud, si le père Antoine Escobar de

doute, du prêt à intérêt. Les théologiens ont de tout temps combattu l'u-sure mais comire ils

lont toujoursadmis la

légitimitédu bail à ferme

ou à loyer, et que l'identité du bail à loyer et du prêt à intérêt est évi-dente, ils se sont perdus dans un labyrinthe de subtilités et de distinc-tions, et ont fini par ne plus savoir ce qu'ils devaient penser de l'usureL'Eglise, cette maîtresse de morale, si jalouse et si fière de la pureté desa doctrine, est restée dans une ignorance perpétuelle de la vraie naturede la propriété et de l'usure elle a même, par l'organe de ses pontées,proclamé les plus déplorables erreurs. Non potest mutuum, dit Benoit XIV,locationi ullo pacto comparari. « La constitution de rentes, selon Bossuet,est aussi éloignée de l'usure que le ciel l'est de la terre. » Comment, avecde pareilles idées, condamner le prêt a intérêt? comment surtout justifierl'Evangile, qui défend formellement l'usure? Aussi la peine des théologiensest extrême ne

pouvantse refuser à l'évidence des démonstrations éco-

nomiques, qui assimilent avec raison le prêt à intérêt au loyer, ils n'osentplus condamner le prêt à intérêt, et ils sont réduits à dire que, puisquel'Evangile défend l'usure, il faut bien pourtant que quelque chose soitusure. Mais qu'est-ce donc que l'usure? Rien n'est plus plaisant que devoir ces instituteurs des nations hésiter entre l'autorité de l'Evangile, qui,disent-ils, ne peut avoir parlé en vain, et l'autorité des démonstrationséconomiques; rien, selon moi, ne porte plus haut la gloire de ce mêmeEvangile, que cette vieille infidélité de ses prétendus docteurs. Saumaiseayant assimilé l'intérêt du prêt au profit du louage, fut réfuté par Gro-tius, Puffendorf, Burlamaqui, Wolf, Heineccius; et ce qui est plus curieuxencore, c'est que Saumaise reconnut son erreur. Au lieu de conclure decette assimilation de Saumaise que toute aubaine est illégitime, et de mar-

cher par là à la démonstration de l'égalité évangélique, on tira une con-séquenee tout opposée ce fut que le fermage et le loyer étant, de l'aveude tout le monde, permis, si l'on accorde que l'intérêt de l'argent n'endiffère pas, il n'y a plus rien qu'on puisse appeler usure, partant que lecommandement de Jésus-Christ est une illusion, un rien, ce que sans im-piété on ne saurait admettre.

Si ce mémoire eût paru du temps de Bossuet, ce grand théologien auraitprouvé par l'écriture, les pères, la tradition, les conciles et les papes, qui:la propriété est de droit divin, tandis que l'usure est une invention dudiable; et l'ouvrage héretioue eùt été brûlé, et l'auteur embastillé.

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PREMIER MÉMOIRE

12.

Valladolid leur eût poussé cet argument Le bail à loyer est uncontrat par lequel on achète un immeuble, chèrement et à crédit,pour le revendre au bout d'un certain temps, à la même per-sonne, à meilleur marché; seulement, pour simplifier l'opération,l'acheteur se contente de payer la différence de la première vente à

la seconde. Ou niez l'identité du bail à loyer et du Mohatra, et jevous confonds à l'instant; ou si vous reconnaissez la parité, re-connaissez aussi l'exactitude de ma doctrine, sinon vous proscrirezdu même coup les rentes et le fermage.

A cette effroyable argumentation du jésuite, le sire de Montalteeût sonné le tocsin et se fût écrié que la société était en péril, queles jésuites la sapaient jusque dans ses fondements.

On vole 14° par le commerce, lorsque le bénéfice du commer-

çant dépasse le salaire légitime de sa fonction.

La définition du commerce est connue Art d'acheter 3 fr. ce quien vaut 6, et de vendre 6 fr. ce qui en vaut 3. Entre le commerceainsi défini et le vol à l'américaine, toute la différence est dans la

proportion relative des valeurs échangées, en un mot, dans lagrandeur du bénéfice.

On vole 45° en bénéficiant sur son produit, en acceptant unesinécure, en se faisant allouer de gros appointements.

Le fermier qui vend au consommateur son blé tant, et qui aumoment du mesurage plonge sa main dans le boisseau et détourneune poignée de grains, vole; le professeur, dont l'État paye les

leçons, et qui par l'entremise d'un libraire les vend au public uneseeonde fois, vole; le sinécuriste, qui reçoit en échange de sa va-nité un très-gros produit, vole; le fonctionnaire, le travailleur,quel qu'il soit, qui ne produisant que comme 1 se fait payercomme 4, comme 100, comme 1,000, vole; l'éditeur de ce livre etmoi, qui en suis l'auteur, nous volons, en le faisant payer ledouble de ce qu'il vaut.

En résuméLa justice, au sortir dela communauté négative, appelée par les

anciens poëtes âge d'or, a commencé par être le droit de la force.Dans une société qui cherche son organisation, l'inégalité des fa-cultés réveille l'idée de mérite; l'équité suggère le dessein de pro-portionner non-seulement l'estime, mais encore les biens matérielau mérite personnel; et comme le premier et presque le seul mé-rite reconnu est alors la force physique, c'est le plus fort, aristos,qui étant par là même le plus méritant, le meilleur, aristos, a droità la meilleure part; et si on la lui refuse, tout naturellement il

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ?

s'en empare. De là à s'arroger le droit de propriété sur toutes

choses, il n'y a qu'un pas.Tel fut le droit héroïque, conservé, du moins par tradition,

chez les Grecs et chez les Romains, jusqu'aux derniers temps deleurs

républiques.Platon, dans le Gorgias, introduit un nomméé

Calliclès, qui soutient avec beaucoup d'esprit le droit de la force,et que Socrate, défenseur de l'égalité, tou isou, réfute sérieuse-ment. On raconte du grand Pompée qu'il rougissait volontiers, etque cependant il lui échappa de dire un jour Que  je respecte leslois, quand j'ai les armes à la main! Ce trait peint l'homme en

qui le sens moral et l'ambition se combattent, et qui cherche à

 justifier sa violence par une maxime de héros et de brigand.Du droit de la force sont dérivés l'exploitation de l'homme par

l'homme, autrement dite le servage, l'usure, ou le tribut imposé

par le vainqueur à l'ennemi vaincu, et toute cette famille si nom-breuse d'impôts, gabelles, régales, corvées, tailles, fermages,loyers, etc., etc., en un mot la propriété.

Au droit de la force succéda le droit de la ruse, seconde mani-festation de la justice; droit détesté des héros, qui n'y brillaientpas et perdaient trop. C'est toujours la force, mais transportée del'ordre des facultés corporelles dans celui des facultés psychiques.L'habileté à tromper un ennemi par des propositions insidieusesparut mériter aussi récompense cependant les forts vantèrent

toujoursla bonne foi. En ces

temps-làle

respectde la

paroleet

l'observation du serment étaient d'une rigueur littérale plutôt quelogique Uti lingua nuncnpassU, Ua jus esto, comme la langue a

parlé, ainsi soit le droit, dit la loi des Douze Tables. La ruse,disons mieux, la perfidie, fit presque toute la politique de l'an-cienne Rome. Entre autres exemples, Vico cite celui-ci, rapportéaussi par Montesquieu Les Romains avaient assuré aux Cartha-ginois la conservation de leurs biens et de leur ville, employant àdessein le mot civitas, c'est-â-dire la société, l'État; les Carthagi-nois, au contraire, avaient entendu la ville matérielle, urbs, et

s'étant mis à relever leurs murailles, ils furent attaqués pourcause d'infraction au traité par les Romains, qui, suivant eu celale- droit héroïque, ne crurent pas, en surprenant leurs ennemispar une équivoque, faire une guerre injuste.

Du droit de la ruse sont issus les bénéfices de l'industrie, ducommerce et de la banque; les fraudes mercantiles, les prétentionsde tout ce que l'on décore des beaux noms de talent et de génie, etque l'on devrait regarder comme le plus haut degré de la fourbe

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PREMIER MÉMOIRE

et de la piperie; enfin toutes les espèces d'inégalités sociales.Dans le vol, tel que les lois le défendent, la force et la ruse

sont employées seules et à découvert; dans le vol autorisé, ellesse déguisent sous une utilité produite, dont elles se serventcomme d'engin pour dévaliser leur victime.

L'usage direct de la violence et de la ruse a été de bonne heureet d'une voix unanime repoussé; aucune nation n'est encore par-venue à se délivrer du vol dans son union avec le talent, le travailet la possession. De là toutes les incertitudes de la casuistique etles contradictions innombrables de la jurisprudence.

Le droit de la force et le droit de la ruse, célébrés par les rap-sodes dans les poëmes de l'Iliade et de l'Odyssée, inspirèrenttoutes les législations grecques et remplirent de leur esprit leslois romaines, desquelles ils ont passé dans nos mœurs et dans

nos codes. Le christianisme n'y a rien changé; n'en accusons pasl'Évangile, que les prêtres, aussi mal inspirés que les légistes,n'ont jamais su ni expliquer ni entendre. L'ignorance des concileset des pontifes, sur tout ce qui regarde la morale, a égalé celle duforum et des préteurs; et cette ignorance profonde du droit, de la

 justice, de la société, est ce qui tue l'Église et déshonore à jamaisson enseignement. L'infidélité de l'Église romaine et des autresÉglises chrétiennes est flagrante; toutes ont méconnu le préceptede Jésus-Christ; toutes ont erré dans la morale et dans la doc-

trine toutes sont coupables de propositions fausses, absurdes,pleines d'iniquité et d'homicide. Qu'elle demande pardou à Dieu etaux hommes, cette Église qui se disait infaillible, et qui a cor-

rompu sa morale; que ses sœurs réformées s'humilient. et le

peuple, désabusé, mais religieux et clément, avisera (1).

(4) « J'annonce l'Evangile,je vis de l'Evangile, » disait l'Apôtre,signi-fiant par là qu'il vivait de son travail le clergé catholiquea préférévivrede la propriété. Les luttes des communesdu moyenâge contreles abbésetles évoquesgrands propriétaires et seigneurs sont fameuses les excom-municationspapales fulminéespourla défensedesaubaines ecclésiastiques

ne le sont pas moins. Aujourd'huimême, les organes officielsdu clergégallican soutiennentencore que le traitement du clergé est, non pas unsalaire, maisune indemnitédesbiensdont jadis il était propriétaire, et quele tiers état en 89lui a repris. Le clergéaime mieuxdevoirsa subsistanceau droit d'aubainequ'au travail.

y L'une des plus grandescauses de la misère où l'Irlande est plongée, cesont les immensesrevenus du clergé anglican. Ainsi,hérétiqueset ortho-doxes, protestantset papistes, n'ont rien à se reprocher tous ont égale-ment erré dansla justice, tousont méconnule huitièmecommandementduDécalogue Tu ne voleras pas. a

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qu'est-ce que LA propriété?

Le développement du droit, dans ses diverses expressions, asuivi la même gradation que la propriété dans, ses formes; par-tout on voit la justice chasser le vol devant elle et le resserrerdans des limites de plus en plus étroites. Jusqu'à présent les con-

quêtesdu

justesur

l'injuste,de

l'égalsur

l'inégal,se sont accom-

plies d'instinct et par la seule force des choses; mais le dernier

triomphe de notre sociabilité sera dû à notre réflexion, sinon nousretomberons dans un autre chaos féodal cette gloire e.st réservéeà notre intelligence, ou cet abîme de misère à notre indignité.

Le second effet de la propriété est le despotisme. Or, comme le

despotisme se lie nécessairement dans l'esprit à l'idée d'autoritélégitime, en exposant les causes naturelles du premier, je doisfaire connaître le principe de la seconde.

Quelle formede

gouvernement allons-nous préférer? Eh!ipouvez-vous le demander, répond sans doute quelqu'un de mesplus jeunes lecteurs; vous êtes républicain. Républicain, oui;mais ce mot ne précise rien. Res publica, c'est la chose publique;or, quiconque veut la chose publique, sous quelque forme de gou-vernement que ce soit, peut se dire républicain. Les rois aussisont républicains. Eh bien! vous êtes démocrate? – Non. –

Quoi vous seriez monarchique? – Non. Constitutionnel?Dieu m'en garde. Vous êtes donc aristocrate? Point dutout. Vous vouiez un gouvernement, mixte ? – Encore moins.

Qu'êtes-vous donc? Je suis anarchiste.Je vous entends vous faites de la satire ceci est à l'adresse

du gouvernement. En aucune façon vous venez d'entendrema profession de foi sérieuse et mûrement réfléchie; quoique très-ami de l'ordre, je suis, dans toute la force du terme, anarchiste.Écoutez-moi.

Dans les espèces d'animaux sociables, « la faiblesse des jeunesest le principe de leur obéissance pour les anciens qui ont déjà laforce et l'habitude, qui pour eux est une espèce particulière de

conscience, est la raison pour laquelle le pouvoir reste au plus âgé,quoiqu'il devienne à son tour le plus faible. Toutes les fois que lasociété est sous la conduite d'un chef, ce chef est presque toujours,en effet, le plus âgé de la troupe. Je dis presque toujours, carl'ordre établi peut être troublé par des passions violentes. Alorsl'autorité passe a un autre; et après avoir de nouveau commencéparla force, elle se conserve en&uile de mènic par l'hajilude. Leschevaux sauvages vont par troupes; ils ont un chef  qui marche à

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PREMIER MÉMOIRE

leur tête, qu'ils suivent avec confiance, qui leur donne le signal dela fuite et du combat.

« Le mouton que nous avons élevé nous suit, mais il suit éga-lement le troupeau au milieu duquel il est né. Il ne voit dansl'homme que le chef  de sa troupe. L'homme n'est pour les ani-

maux domestiques qu'un membre de leur société tout son art seréduit à se faire accepter par eux comme associé; il devient bientôtleur chef, leur étant aussi supérieur qu'il l'est par l'intelligence. Ilne change donc pas l'état naturel de ces animaux, comme l'a ditBuffon il profite au contraire de cet état naturel. En d'autrestermes, il avait trouvé les animaux sociables; il les rend domes-tiques, en devenant leur associé, leur chef. La domesticité des ani-maux n'est ainsi qu'un cas particulier, qu'une simple modificationqu'une conséquence déterminée de la sociabilité. Tous les animaux

domestiques sont de leur nature des animaux sociables. » (Flou-Sens, Résumé des observations de F. Cuvier.)

Les animaux sociables suivent un chef  d'instinct; mais remar-quons ce que F. Cuvier a omis de dire, que le rôle de ce chef  esttout d'intelligence. Le chef  n'apprend pas aux autres à s'associer,à se réunir sous sa conduite, à se reproduire, à fuir et à se dé-fendre sur chacun de ces points, il trouve ses subordonnés aussisavants que lui. Mais c'est le chef  qui, par son expérience acquise,pourvoit à l'imprévu; c'est lui dont l'intelligence privée supplée,dans les circonstances difficiles à l'instinct

général;c'est lui

quidélibère, qui décide, qui mène; c'est lui, en un mot, dont la pru-dence éclairée gouverne la routine nationale pour le plus grandbien de tous.

L'homme, vivant naturellement en société, suit naturellementaussi un chef. Dans l'origine, ce chef est le père, le patriarche,l'ancien, c'est-à-dire le prud'homme, le sage, dont les fonctions,par conséquent, sont toutes de réflexion et d'intelligence. L'espècehumaine, comme les autres races d'animaux sociables, a ses ins-tincts, ses facultés innées, ses idées générales, ses catégories du

sentiment et de la raison les chefs, législateurs ou rois, jamaisn'ont rien inventé, rien supposé, rien imaginé; ils n'ont fait queguider la société selon leur expérience acquise, mais toujours ense conformant aux opinions et aux croyances.

Les philosophes qui, portant dans la morale et dans l'histoireleur sombre humeur de démagogues, affirment que le genrehumain n'a eu dans le principe ni chefs ni rois, ne connaissentrien à la nature de l'homme. La royauté, et la royauté absolue,

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QUEST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ?

est, aussi bien et plus que la démocratie, une forme primitive degouvernement. Parce qu'on voit, dès les temps les plus reculés.,des héros, des brigands, des chevaliers d'aventures, gagner descouronnes et se faire rois, on confond ces deux choses, la royauiï-('.et le despotisme mais la royauté date de la création de l'homme

elle a subsisté dans les temps de communauté négative; l'hé-roïsme, et le despotisme qu'il engendre, n'a commencé qu'avec l.i

première détermination de l'idée de justice, c'est-à-dire avec le

règne de la force. Dès que, par la comparaison des mérites, le plusfort fut jugé le meilleur, l'ancien dut lui céder la piace, et la

royauté devint despotique.L'origine spontanée, instinctive, et, pour ainsi dire, physiolo-

gique de la royauté, lui donna, dans les commencements, un ca-ractère surhumain; les peuples la rapportèrent aux dieux, de qui,

disaient-ils, descendaient les premiers rois de là les généalogiesdivines des familles royales, les incarnations des dieux, les fables

messiaques; de ià les doctrines de droit divin, qui conservent en-core de si singuliers champions.

La royauté fut d'abord élective, parce que, dans un temps oùl'homme produisant peu ne possède rien, la propriété est tropfaible pour donner l'idée d'hérédité et pour garantir au fils la

royauté de son père mais lorsqu'on eut défriché des champs etbâti des villes, chaque fonction fut, comme tout autre chose, ap-propriée de là les royautés et les sacerdoces héréditaires; de là

l'hérédité portéej usque dans les professions les plus communes,circonstance qui entraîna les distinctions de castes, l'orgueil du

rang, l'abjection ie la roture, et qui confirme ce que j'ai dit du

principe de succession patrimoniale, que c'est un mode indicfuépar la nature de pourvoir aux fonctions vacantes et de parfaireune œuvre coma encée.

De temps en temps l'ambition fit surgir des usurpateurs, des

supplanteurs de rois, ce qui donna lieu de nommer les uns rois de

droit, rois légitimes, et les autres tyrans. Mais il ne faut pas que

les noms nous imposent il y eut d'exécrables rois et des tyranstrès-supportables. Toute royauté peut être bonne, quand elle estla seule forme possible de gouvernement; pour légitime, elle nel'est jamais. Ni l'hérédité, ni l'élection, ni le suffrage universel, nil'excellence du souverain, ni la consécration de la religion etdu temps, ne font la royauté légitime. Sous quelque forme qu'ellese montre, monarchique, oligarchique, démocratique, la royauté,ou le gouvernement de l'homme par l'homme, est illégale etabsurde.

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PREMIER MÉMOIRE

L'homme, pour arriver à la plas prompte et à la plus parfaitesatisfaction de ses besoins, cherche la règle dans les commence-ments, cette règle est pour lui vivante, visible et tangible; c'estson père, son maître, son roi. Plus l'homme est ignorant, plus son

obéissance, plus sa confiance dansson

guide est absolue. Maisl'homme, dont la loi est de se conformer à la règle, c'est-à-dire dela découvrir par la réflexion et le raisonnement, l'homme raisonnesur les ordres de ses chefs or, un pareil raisonnement est une

protestation contre l'autorité, un commencement de désobéissance.Du moment que l'homme cherche les motifs de la volonté souve-raine, de ce moment-là l'homme est révolté. S'il n'obéit plus parceque le roi commande, mais parce que le roi prouve, on peut affir-mer que désormais il ne reconnaît plus aucune autorité, et qu'ils'est fait lui-même son propre roi. Malheur à qui osera le con-

duire, et ne lui offrira, pour sanction de ses lois, que le res-pect d'une majorité car, tôt ou tard, la minorité se fera ma-

 jorité, et ce despote imprudent sera renversé et toutes ses loisanéanties.

A mesure que la société s'éclaire, l'autorité royale diminuec'est un fait dont toute l'histoire rend témoignage. A la naissancedes nations, les hommes ont beau réfléchir et raisonner sans mé-

thodes, sans principes, ne sachant pas même faire usage de leurraison, ils ne savent s'ils voient juste ou s'ils se trompent; alors

l'autorité des rois est immense, aucune connaissance acquise nevenant la contredire. Mais peu à peu l'expérience donne des habi-tudes, et celles-ci des coutumes; puis les coutumes se formulenten maximes, se posent en principes, en un mot, se traduisent en

l lois, auxquelles le roi, la loi vivante, est forcé de rendre hom-mage. Vient un temps où les coutumes et les lois sont si multi-pliées, que la volonté du prince est pour ainsi dire enlacée par lavolonté générale; qu'en prenant la couronne il est obligé de jurerqu'il gouvernera conformément aux coutumes et aux usages, etqu'il n'est lui-même que la puissance exécutive d'une société dontles lois se sont faites sans lui.

Jusque-là, tout se passe d'une manière instinctive, et pour ainsidire à l'insu des parties mais voyons le terme fatal de ce mou-vement.

A force de s'instruire et d'acquérir des idées, l'homme finit paracquérir l'idée de science, c'est-à-dire l'idée d'un système de con-naissance conforme à la réalité des choses et déduit de l'observa-tion. Il cherche donc la science ou le système des corps bruts, le

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ?

système des corps organisés, le système de l'esprit humain,le sys-t ème du monde comment ne chercherait-il pas aussi le systèmede la société? Mais, arrivé à ce sommet, il comprend que la véritéou la science politique est chose tout à fait indépendante de la vo-

lonté souveraine,de

l'opiniondes

majoritéset des

croyances po-pulaires; que rois, ministres, magistrats et peuples, en tant quevolontés, ne sont rien pour la science et ne méritent aucune consi-dération. Il comprend du même coup que si l'homme est né so-ciable, l'autorité de son père sur lui cesse du jour où sa raisonétant formée et son éducation faite, il devient l'associé de sonpère que son véritable chef et son roi est la vérité démontrée;que la politique est une science, non une finasserie; et que la fonc-tion de législateur se réduit, en dernière analyse, à la rechercheméthodique de la vérité.

Ainsi, dans une société donnée, l'autorité de l'homme surl'homme est en raison inverse du développement intellectuel au-quel cette société est parvenue, et la durée probable de cette au-torité peut être calculée sur le désir plus ou moins général d'ungouvernement vrai, c'est-à-dire d'un gouvernement selon la science.Et de même que le droit de la force et le droit de la ruse se res-treignent devant la détermination de plus en plus large de la jus-tice, et doivent finir par s'éteindre dans l'égalité; de même la sou-veraineté de la volonté cède devant la souveraineté de la raison, et

finira par s'anéantir dans un socialisme scientifique. La propriétéet la royauté sont en démolition dès le commencement du monde;comme l'homme cherche la justice dans l'égalité, la société cherchel'ordre dans l'anarchie.

Anarchie, absence de maître, de souverain (1), telle est la formede gouvernement dont nous approchons tous les jours, et quel'habitude invétérée de prendre l'homme pour règle et sa volontépour loi nous fait regarder comme le comble du désordre et l'ex-pression du chaos. On raconte qu'un bourgeois de Paris du dix-septième siècle ayant entendu dire qu'à Venise il n'y avait pointde roi, ce bon homme ne pouvait revenir de son' étonnement, etpensa mourir de rire à la première nouvelle d'une chose si ridi-cule. Tel est notre préjugé tous tant que nous sommes nous vou-lons un chef ou des chefs; et je tiens en ce moment une brochuredont l'auteur, zélé communiste, rêve comme un autre Marat de la

(1) Le sensordinairementattribuéau motanarchie est absencede prin-cipe, absencede règle d'où vient qu'on l'a fait synonymede désordre.

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PKEMJER MÉMOIRE

13

dictature. Les plus avancés parmi nous sont ceux qui veulent le

plus grand nombre possible de souverains, la royauté de la gardenationale est l'objet de leurs vœux les plus ardents, bientôt sansdoute quelqu'un, jaloux de la milice citoyenne, dira Tout lemonde est roi; mais quand ce quelqu'un aura parlé, je dirai, moi

Personne n'est roi; nous sommes, bon gré malgré nous, associés.Toute question de politique intérieure doit être vidée d'après lesdonnées de la statistique départementale; toute question de poli-tique extérieure est une affaire de statistique internationale. Lascience du gouvernement appartient de droit à l'une des sectionsde l'Académie des sciences, dont le secrétaire perpétuel devientnécessairement premier ministre; et puisque tout citoyen peutadresser un mémoire à l'Académie, -tout citoyen est législateur;mais, comme l'opinion de personne ne compte qu'autant qu'elleest démontrée,

personnene

peutmettre sa volonté à la

placede la

raison, personne n'est roi.Tout ce qui est matière de législation et de politique est objet

de science, non d'opinion la puissance législative n'appartient qu'àla raison, méthodiquement reconnue et démontrée. Attribuer àune puissance quelconque le droit de veto et de sanction est lecomble de la tyrannie. Justice et légalité sont deux choses aussi

indépendantes de notre assentiment que la vérité malhématique.Pour obliger, il leur suffit d'être connues; pour se laisser voir,elles ne demandent que la méditation et l'étude. Qu'est-ce donc

que le peuple, s'il n'est pas souverain, si ce n'est pas de lui quedécoule la puissance législative? Le peuple est le gardien de la loi,le peuple est le pouvoir exécutif. Tout citoyen peut affirmer Ceciest vrai; cela est juste; mais sa conviction n'oblige que lui pourque la vérité qu'il proclame devienne loi, il faut qu'elle soit recon-nue. Or, qu'est-ce que reconnaître une loi? c'est vérifier une opé-ration de mathématique ou de métaphysique; c'est répéter une ex-périence, observer un phénomène, constater un fait. La nationseule a droit de dire Mandons et ordonnons.

J'avoueque

tout ceci est le renversementdes

idéesreçues, etqu'il semble que je prenne à tâche de retourner'la politique ac-

tuelle mais je prie le lecteur de considérer qu'ayant commencépar un paradoxe, je devais, si je raisonnais juste, rencontrer à

chaque pas des paradoxes, et finir par des paradoxes. Au reste, jene vois pas quel danger courrait la liberté des citoyens, si, au lieude la plume de législateur, le glaive de la loi était remis aux mainsdes citoyens. La puissance exécutive appartenant essentiellement

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qif'est-ce QUE LA PROPRIÉTÉ?

à la volonté, ne peut être confiée à trop de mandataires c'est làla vraie souveraineté du peuple (1).Le propriétaire, le voleur, le héros, le souverain, car tous cesnoms sont synonymes, impose sa volonté pour loi, et ne souffreni contradition ni contrôle, c'est-à-dire qu'il prétend être pouvoir

législatif  et pouvoir exécutif tout à la fois. Aussi la substitutionde la loi scientifique et vraie à la volonté royale ne s'accomplit-elle pas sans une lutte terrible, et cette substitution incessante estmême, après la propriété, l'élément le plus puissant de l'histoire,la cause la plus féconde des mouvements politiques. Les exemplesen sont trop nombreux et trop éclatants pour que je m'arrête àles rapporter.

Or, la propriété engendre nécessairement le despotisme, le gou-vernement du bon plaisir, le règne d'une volonté libidineuse cela

est tellement de l'essence de la propriété, qu'il suffit, pour s'enconvaincre, de rappeler ce qu'elle est, et de rappeler ce qui se passeautour de nous. La propriété est le droit d'user et d'abuser. Sidonc le gouvernement est économie, s'il a pour objet unique la

production et la consommation, la distribution des travaux et des

produits, comment avec la propriété le gouvernement est-il pos-sible? Si les biens sont des propriétés, comment les propriétairesne seraient-ils pas rois et rois despotiques, rois en proportion deleurs facultés bonitaires? Et si chaque propriétaire est majestésouveraine dans la sphère de sa propriété, roi inviolable dans

toute l'étendue de son domaine, comment un gouvernement depropriétaires ne serait-il pas un chaos et une confusion?

(1) Si de pareilles idées pénètrentjamais dans les esprits, ce sera faitdu gouvernementreprésentatif etdela tyrannie des parleurs. Autrefoislascience,la pensée,la parole,étaientconfonduessousune mêmeexpression;pour désigner un hommefort de penséesetde savoir,on disait un hommeprompt à parler et puissant dans lediscours.Depuislongtempsla parole aété par abstraction séparéede la science et de la raison; peu à peu cetteabstraction s'est, commedisent les logiciens,réalisée dans la société; sibien que nousavons aujourd'hui des savants de plusieursespècesqui ne

parlent guère, et des,parleurs qui ne sont même pas savants dans lasciencede la parole. Ainsi un philosophe n'est plus un savant; c'est unparleur. Un législateur, un poëte, furent jadis (les hommesprofondsetdivins aujourd'huice sont des parleurs.Un paritur est un timbresonore,à qi'i le moindrechoc fait rendre un interminableson chezle parleur, lefluxdu discoursest toujoursen raison directede la pauvretéde la pensée.Les parleurs gouvernentle monde; ils nous étourdissent,ils nous assom-ment, ils nous pillent, ils nous sucent le sang et ils se moquent de nous;quant aux savants, ils setaisent s'ils veulentdire un mot, on leur coupela parole. Qu'ils écrivent.

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PREMIERMÉMOIRE

g 3. Déterminationde la troisième forme sociale. Conclusion.

Donc, point de gouvernement, point d'économie publique, pointd'administration

possible,avec la

propriété pourbase.

La communauté cherche l'égalité et la loi la propriété, née del'autonomie de la raison et du sentiment du mérite personnel, veutsur toutes choses l'indépendance et la proportionnalité.

Mais la communauté, prenant l'uniformité pour la loi, et le ni-vellement pour l'égalité, devient tyrannique et injuste la propriété,par son despotisme et ses envahissements, se montre bientôt op-pressive et insociable.

Ce que veulent la communauté et la propriété est bon cequ'elles produisent l'une et l'autre est mauvais. Et pourquoi? parceque toutes deux sont exclusives, et méconnaissent, chacune de soncôté, deux éléments de la société. La communauté repousse l'indé-

pendance et la proportionnalité; la propriété ne satisfait pas al'égalité et à la loi.

Or, si nous concevons une société fondée sur ces quatre prin-cipes, égalité, loi, indépendance, proportionnalité, nous trouvons

1° Que l'égalité consistant seulement dans l'égalité des condi-tions, c'est-à-dire des moyens, non dans l'égalité de bien-être, la-quelle avec des moyens égaux doit être l'ouvrage du travailleur,

ne viole en aucune façon la justice et l'équité;2° Que la loi, résultant de la science des faits, par conséquents'appuyant sur la nécessité même, ne choque jamais l'indépen-dance

3° Que l'indépendance respective des individus, ou l'autonomiede la raison privée, dérivant de la différence des talents et des ca-pacités, peut exister sans danger dans les limites de la loi;

4° Que la proportionnalité, n'étant admise que dans la sphère del'intelligence et du sentiment, non dans celle des choses phy-siques, peut être observée sans violer la justice ou l'égalitésociale.

Cette troisième forme de société, synthèse de la communauté etde la propriété, nous la nommerons LIBERTÉ(1).

(1) Liberlas, liberare, libratio, libra, liberté, délivrer, libration,balance (livre), toutes expressionsdont l'étymologieparait commune.Laliberté est la balance des droits et des devoirs rendre un hommelibre,c'est le balancer avecles autres, c'est-à-dire le mettre à leur niveau.

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qu'est-ce QUELApkopmété ?

Pour déterminer la liberté, nous ne réussissons donc pas sansdiscernement la communauté et la propriété, ce qui serait unéclectisme absurde. Nous recherchons par une méthode analytiquece que chacune d'elles contient de vrai, de conforme au vœu de lanature et aux lois de la sociabilité, nous éliminons ce qu'ellesrenferment d'éléments étrangers; et le résultat donne une expres-sion adéquate à la forme naturelle de la société humaine, en unmot la liberté.

La liberté est égalité, parce que la liberté n'existe que dansl'état social, et que hors de l'égalité il n'y a pas de société.

La liberté est anarchie, parce qu'elle n'admet pas le gouverne-ment de la volonté, mais seulement l'autorité de la loi, c'est-à-dire de la nécessité.

La liberté est variété infinie, parce qu'elle respecte toutes les

volontés, dans les limites de la loi.La liberté est proportionnalité parce qu'elle laisse toute latitudeà l'ambition du mérite et à l'émulation de la gloire.

Nous pouvons dire maintenant, à l'exemple de M. Cousin« Notre principe est vrai; il est bon, il est social; ne craignonspas d'en déduire toutes les conséquences. »

La sociabilité dans l'homme devenant justice par réflexion,équité par engrenement de capacités, ayant pour formule la liberté,est le vrai fondement de la morale, le principe et la règle de toutesnos acirms.Elle est ce mobile universel, que la

philosophie cherche,que la religion fortifie, que l'égoïsme supplante, que la raison purene supplée jamais. Le devoiret le droit naissent en nous du besoin,qui, selon qu'on le considère par rapport aux êtres extérieurs, estdroit, et, par rapport à nous-mêmes, devoir.

C'est un besoin de manger et de dormir c'est un droit de nousprocurer les choses nécessaires au sommeil et à l'alimentation; ic'est un devoir d'en user lorsque la nature le demande.

C'est un besoin de travailler pour vivre c'est un droit, c'est undevoir.

C'est un besoin d'aimer sa femme et ses enfants c'est un de-voir d'en être le protecteur et le soutien, c'est un droit d'en êtreaimé préférablement à tout autre. La fidélité conjugale est de jus-tice l'adultère est un crime de lèse-société.

C'est un besoin d'échanger nos produits contre d'autres pro-duits c'est un droit que cet échange soit fait avec équivalence, et

puisque nous consommons avant de produire, ce serait un devoir,si la chose dépendait de nous, que notre dernier produit suivît

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PREMIERMÉMOIRE

notre dernière consommation. Le suicide est une banqueroutefrauduleuse.

C'est un besoin d'accomplir notre tâche selon les lumières denotre raison c'est un droit de maintenir notre libre arbitre c'estun devoir de

respectercelui des autres.

C'est un besoin d'être apprécié de nos semblables; c'est undevoir de mériter leurs éloges; c'est un droit d'être jugé sur nosœuvres.

La liberté n'est point contraire aux droits de succession et detestament elle se contente de veiller à ce que l'égalité n'en soitpoint violée. Optez, nous dit-elle, entre deux héritages, ne cumu-lez jamais. Toute la législation concernant les transmissions, lessubstitutions, les adoptions, et si j'ose employer ce mot, les coad-

 jntorerieSi est à refaire.

La liberté favorise l'émulation et ne la* détruit pas dans l'éga-lité sociale, l'émulation consiste à faire avec/ des conditions égales;sa récompense est toute en elle-même nul ne souffre de lavictoire.

La liberté applaudit au dévouement et honore de ses suffragesmais elle peut se passer de lui. La justice suffit à l'équilibre social;le dévouement est de surérogation. Heureux cependant celui quipeut dire Je me dévoue (1).

La J-'Nsrtéest essentiellement organisatrice pour assurer l'éga-

lité entreles

hommes, l'équilibreentre les

nations,il

faut quel'agriculture et l'industrie, les centres d'instruction, de commerceet d'entrepôt, soient distribués selon les conditions géographiqueset climatériques de chaque pays, l'espèce des produits, le caractèreet les talents naturels des habitants, etc., dans des proportions si

(1) Dans une publicationmensuelledont le premier numérovient deparaître sous le titre de VÈgalitaire, on posele dévouementcommeprin-cipe de l'égalité c'est confondre toutes les notions-.Le dévouementparlui-mêmesupposela plushaute inégalité;ehercherl'égalitédansledévoue-ment, c'est avouer

quel'égalité est contre la nature.

L'égalitédoit être

établie sur la justice, sur le droit étroit, &urdes principes invoquéspar lepropriétaire lui-même autrement elle n'existera jamais. Le dévouementest supérieurà la justice il ne peut être imposécommeloi, parce que sanature est d'être sans récompense.Certes, il serait à désirer que tout lemondereconnûtla nécessitédu dévouement,et la pensée de VEgalitaireest de très-bon exemple:malheureusementelle ne peut mener a rien. Querépondre,en effet, à un homme qui vous dit « Je ne veux pas me dé-vouer? » Faudra-t-il le contraindre? Quandle dévouement est forcé, ils'appelle oppression,servitude,exploitationdel'hommepar l'homme.C'estainsi que les prolétairessontdévouésà la propriété.

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QU'EST-CE QUE LA PROPRILTÉ ?̀~

 justes, si savantes, si bien combinées, qu'aucun lieu ne présente jamais ni excès ni défaut de population, de consommation et de

produit. Là commence la science du droit public et de droit privé,la véritable économie politique. C'est aux  jurisconsultes, dégagés

désormais du faux principe de la propriété, de décrire les nou-velles lois, et de pacifier le monde. La science et le génie ne leur

manquent pas le point d'appui leur est donné (1).J'ai accompli l'œuvre que je m'étais proposée; la propriété est

vaincue; elle ne se relèvera  jamais. Partout où sera lu et commu-

niqué ce discours, là sera déposé un germe de mort pour la pro-priété là, tôt ou tard, disparaîtront le privilége et la servitude;au despotisme de la volonté succédera le régne de la raison. Quelssophismes, en efïet, quelle obstination de préjugés tiendraient devantla simplicité de ces propositions.

I. La possession individuelle (2) est la condition de la vie sociale;

(1) De tous les socialistes modernes, les disciples de Fo.ïrier m'ont parulongtemps les plus avancés et presque les seuls dignes de ce nom. S'ilsavaient su comprendre leur tâche, parler au peuple, éveiller les sympa-thies, se taire sur ce qu'ils n'entendent pas; s'ils avaient élevé des préten-tions moins orgueilleuses et montré plus de respect pour la raison publique,peut-être la réforme serait-elle, grâce a eux, commencée. Mais commentces réformateurs si déterminés sont-ils sa"" cesse à genoux devant le pou-voir et l'opulence, c'est-à-dire devant ce qu'il y a de plus antiréformiste?Comment, dans un siècle raisonneur, ne comprennent-ils pas que le monde

veut être converti par raison démonstrative, non par des mythes et desallégories? Comment, implacables adversaires de la civilisation, lui em-pruntent-ils cependant ce qu'elle a produit de plus funeste propriété,inégalité de fortune et de rangs, goinfrerie, concubinage, prostitution, quesais-je? théurgie, magie et diablerie? Pourquoi ces interminables déclama-tions contre la morale, la métaphysique, là psychologie, quand l'abus deces sciences, auxquelles ils n'entendent rien, fait tout leur système ? Pour-quoi cette manie de diviniser un homme dont le principal mérite fut dedéraisonner sur une foule de choses qu'il ne connaissait que de nom, dansle plus étrange langage qui fut jamais? Quiconque admet l'infaillibilitéd'un homme, devient par là même, incapable d'instruire les autres; qui-conque fait abnégation de sa raison, bientôt proscrira le libre examen.Les

phalanstériensne s'en feraient

pas faute,s'ils

étaient les maitres.Qu'ils daignent enfin raisonner, qu'ils procèdent avec métjjode, qu'ils nouedonnent des démonstrations, non des révélations, et nous les écouteronsvolontiers; puis qu'ils organisent l'industrie, l'agriculture, le commerce;qu'ils rendent attrayant le travail, honorables les plus humbles fonctions,et nos applaudissements leur sont acquis. Surtout, qu'ils se défassent decet illuminisme qui leur donne un air d'imposteurs ou de dupes, beaucoupplus que de croyants et d'apôtres.

(2) La possession individuelle n'est point un obstacle à la grande cul-ture et à l'unilé d'exploitation. Si je n'ai pas parlé des inconvénients dumorcellement, c'est que j'ai cru inutile de répéter après tant d'autres eo

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PREMIERMÉMOIRE

cinq mille ans de propriété le démontrent la propriété est lesuicide de la société. La possession est dans le droit; la propriétéest contre le droit. Supprimez la propriété en conservant la pos-session et, par cette seule modification dans le principe, vous

changerez tout dans les lois, le gouvernement, l'économie, lesinstitutions vous chassez le mal de la terre.II. Le droit d'occuper étant égal pour tous, la possession varie

comme le nombre des possesseurs; la propriété ne peut se former.III. L'effet du travail étant aussi le même pour tous, la propriété

se perd par l'exploitation étrangère et par le loyer.IV. Tout travail humain résultant nécessairement d'une force

collective, toute propriété devient, par la même raison, collectiveet indivise en termes plus précis, le travail détruit la propriété.

V. Toute capacité travailleuse étant, de même que tout instru-

ment de travail, un capital accumulé, une propriété collective,l'inégalité de traitement et de fortune, sous prétexte d'inégalité decapacité, est injustice et vol.

VI. Le commerce a pour conditions nécessaires la liberté descontractants et l'équivalence des produits échangés or, la valeurayant pour expression la somme de temps et de dépense quechaque produit coûte, et la liberté étant inviolable, les travailleursrestent nécessairement égaux en salaires, comme ils le sont endroits et en devoirs.

VII. Les produits ne s'achètent que par les produits or, lacondition de tout échange étant l'équivalence des produits, lebénéfice est impossible et injuste. Observez ce principe de la plusélémentaire économie, et le paupérisme, le luxe, l'oppression, levice, le crime, avec la faim, disparaîtront du milieu de nous.

VIII. Les hommes sont associés par la loi physique et mathé-matique de la production, avant de l'être par leur plein acquies-cement donc l'égalité des conditions est de justice, c'est-à-direde droit social, de droit étroit; l'estime, l'amitié, la reconnaissance,

l'admiration,tombent seules dans le droit

équitableou

propor-tionnel.IX. L'association libre, la liberté, qui se borne à maintenir

l'égalité dans les moyens de production, et l'équivalence dans les

.fui doit être pour tout le monde une vérité acquise.Mais je suis surprisque les économistes,qui ont si bien fait ressortir les misères de la petiteculture, n'aient pas vu que le principe en est toutentier dansla propriété,surtout qu'ils n'aient pas senti que leur projet de mobiliser le sol est un(ommencementd'abolitionde la propriété.

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QU'EST-CE QUE LA PKOPKlÉTIi ?

échanges, est la seule forme de société possible, la seule juste, laseule vraie.

X. La politique est la science de la liberté le gouvernement del'homme par l'homme, sous quelque nom qu'il se déguise, est

oppression laplus

hauteperfection

de la société se trouve dans

l'union de l'ordre et de l'anarchie.La fin de l'antique civilisation est venue; sous un nouveau

soleil, la face de la terre va se renouveler. Laissons une géné-ration s'éteindre, laissons mourir au désert les vieux prévarica-teurs la terre sainte ne couvrira pas leurs os. Jeune homme, quela corruption du siècle indigne et que le zèle de la justice dévore,si la patrie vous est chère, et si l'intérêt de l'humanité vous touche,osez embrasser la cause de la liberté. Dépouillez votre vieilégoïsme, plongez-vous dans le flot populaire de l'égalité naissante;

là, votre âme retrempée puisera une sève et une vigueur inconnue;votre génie amolli retrouvera une indomptable énergie; votrecœur, déjàflétri peut-être, rajeunira. Tout changera d'aspect à vosyeux épurés des sentiments nouveaux feront naître en vous denouvelles idées; religion, morale, poésie, art, langage, vous appa-raîtront sous une forme plus grande et plus belle; et, certaindésormais de votre foi, enthousiaste avec réflexion, vous saluerezl'aurore de la régénération universelle.

Et vous, Irisles^ictimes d'une odieuse loi, vous, qu'un monderailleur

dépouilleet

outrage, vius,dont le travail fut

toujourssans

fruit et le repos sans espérance, consolez vous, vos larmes sont

comptées. Les pères ont semé dans l'affliction, les fils moisson-neront dans l'allégresse.

0 Dieu de liberté! Dieu d'égalité! Dieu qui avais mis dans moncœur le sentiment de la justice avant que ma raison l'eût compris,écoute ma prière ardente. C'est toi qui m'as dicté tout ce que jeviens d'écrire. Tu as formé ma pensée, tu as dirigé mon étude, tuas sevré mon esprit de curiosité et mon cœur d'attachement, afinque je publie ta. vérité devant le maître et l'esclave. J'ai parlé

selon la force et le talent que tu m'as donnés; c'est à toi d'acheverton ouvrage. Tu sais si je cherche mon intérêt ou ta gloire, ô Dieude liberté Ah périsse ma mémoire et que l'humanité soit libre;que je voie dans mon obscurité le peuple enfin instruit; que denobles instituteurs l'éclairent; que des cœurs désintéressés le gui-dent. Abrége, s'il se peut, le temps de notre épreuve; étouffe dansl'égalité l'orgueil et l'avarice; confonds cette idolâtrie de la gloirequi nous retient dans l'abjection apprends à ces pauvres enfants,

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PREMIERMÉMOIRE

STîNDU PREMIERMÉMOIRE

is.

qu'au sein de la liberté il n'y a plus ni héros ni grands hommes.

Inspire au puissant, au riche, à celui dont mes lèvres jamais ne

prononceront le nom devant toi, l'horreur de ses rapines; qu'ildemande le premier d'être admis à restitution, que la promptitudede son

regretle fasse seul absoudre. Alors

grandset

petits,savants

et ignorants, riches et pauvres, s'uniront dans une fraternité inef-fable et, tous ensemble, chantant un hymne nouveau, relèverontton autel, Dieu de liberté et d'égalité 1

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LA PROPRIÉTÉ?

Avant de continuer mes Recherches sur le Gouvernement et lapropriété, il convient, pour la satisfaction des honnêtes gens, etaussi dans l'intérêt de l'ordre, que j'aie avec vous une franche etnette explication. Dans un État bien policé, il ne devrait être per-mis à personne d'attaquer la forme extérieure de la société et labase des institutions, sans avoir auparavant justifié, premièrementde sa moralité, secondement de sa capacité, troisièmement enfin

de la puretéde

ses intentions. Quiconque voulant publier unécrit sur la constitution du pays ne pourrait satisfaire à cettetriple condition, devrait être obligé de se placer sous la garantied'un patron solidaire et réunissant les qualités requises.

Mais nous, Français, nous avons la liberté de la presse ce droitsublime, glaive de la pensée, qui élève le citoyen vertueux aurang de législateur, et fait du pervers un agent de discorde, nousallïanchit de toute responsabilité préalable devant la loi, mais nedétruit pas au for intérieur l'obligation de rendre un compte pu-blic de nos sentiments et de nos pensées. J'ai usé dans toute sa

plénitude, et sur une matière brûlante, du droit que nous accordela Charte; je viens aujourd'hui, monsieur, livrer ma conscience àvotre jugement, et mes faibles lumières à votre excellente raison.Vous avez apprécié avec bienveillance, j'ai presque dit avec fa-veur pour l'écrivain, un ouvrage dont vous avez cru devoir re-

pousser d'abord la doctrine « L'Académie des sciences morales etpolitiques, avez-vous dit dans votre rapport, ne peut accepter les

Monsieur,

QU'EST-CEQUE

DEUXIÈMEMÉMOIRE

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QU'EST-CE QUE LA PR0PR8ÉTÉ?Π

conclusions de l'auteur que sous bénéfice d'inventaire. » J'ose es-pérer, monsieur, qu'après la lecture de cette lettre, si votre pru-dence sa tient encore sur la réserve, votre loyauté achèvera deme rendre justice.

Les hommeségaux dans la dignité de leurs personnes, égaux de-

vant la loi, doivent être égaux dans leurs conditions; telle est lathèse que j'ai soutenue et développée dans un mémoire ayantpour titre Qu'est-ce que la propriété? ou Recherches sur le prin-cipe du droit et du gouvernement.

L'idée d'égalité sociale portée jusque dans les fortunes indivi-duelles a dans tous les temps obsédé, comme un pressentimentvague, les imaginations les poëtes l'ont chantée dans leurshymnes, les philosophes l'ont rê.véedans leurs utopies, les prêtresl'enseignent, mais seulement pour l'ordre spirituel le peuple,gouverné par elle, n'y a  jamais cru, et la puissance civile ne s'en

est jamais plus inquiétée que des fables sur l'âge d'or et le règned'Astrée. Cependant voilà que depuis tantôt un an cette idée areçu une démonstration scientifique à laquelle rien de solide en-core n'a été opposé, et, permettez-moi de le dire, ne le sera ja-mais. Cette démonstration, par sa forme légèrement passionnée,par une dialectique sans respect pour les autorités les plus recom-mandables, par la profondeur et la nouveauté des conséquences,avait quelque chose d'alarmant, et pouvait devenir dangereuse si,comme vous l'avez, monsieur, fort biën remarqué, elle n'eût été

lettre close pour le vulgaire, et ne se fût exclusivement adresséeaux hommes d'intelligence. J'ai été heureux de voir qu'à traversun immense appareil métaphysique vous' eussiez reconnu la sageprévoyance de l'auteur, et je vous en remercie. Fasse le cielqu'une intention toute de paix ne me soit pas un jour imputée àtrahison

Comme une pierre lancée dans un monceau de serpents, le pre-mier mémoire sur la propriété a excité de vives colères et soulevébien des consciences mais, tandis que les uns vouaient à l'exé-crat'on publique l'ai'eur et son ouvrage, d'autres ne trouvaientchez lui que la solution des problèmes fondamentaux de la société,quelques-uns même exploitaient dans un but cor.îble les lumièresnouvelles qu'ils y avaient puisées. Il était lifflciie qu'un systèmed'induction. abstraitement recueillies, et plir. abstraitement en-core exprimées, fût saisi avec une égale justesse dans son en-semble et dans chacune de ses parties.

Trouver la loi d'égalité non plus dans la charité et le dévouo-

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sjouXIBME MÉMOIRE

ment, lesquels n'ont rien d'obligatoire, mais dans la justice; fon-der l'égalité des fonctions sur l'égalité des personnes; déterminerle principe fixe de l'échange; neutraliser l'inégalité des facultésindividuelles par la force collective; faire équation entre le do-maine de propriété et le vol; changer la loi des successions sans

anéantir le principe; maintenir la personnalité humaine dans unrégime d'association absolue, et sauver la liberté des chaînes de la

communauté; synthétiser les formes de gouvernements monar-

chique et démocratique; renverser l'ordre des pouvoirs; donner la

puissance exécutive au peuple, et faire de la législation le privi-lége d'une science positive, absolue, immuable quelle série de

paradoxes! quel tissu de mensonges! si je ne puis dire quellechaîne de vérités! Mais il ne s'agit point aujourd'hui de juger lathéorie du droit de possession; je ne ferai pas de dogmatique,mon seul but est de justifier mes vues et d'acquérir à mon oeuvre

la légitimité d'un droit et d'un devoir.Oui, j'ai combattu la propriété et je la combattrai encore; mais,

monsieur, avant d'exiger que je fasse amende honorable d'avoirobéi à ma conscience, et très-sûrement d'avoir dit vrai, daignez,

 je vous prie, jeter les yeux sur ce qui se passe autour de nous;considérez nos députés, nos magistrats, nos philosophes, nos mi-

nistres, nos professeurs, nos publicistes, examinez leurs façonsd'agir à l'égard de la propriété comptez avec moi les restrictions

que le besoin de chaque jour, au nom de l'intérêt général, lui ap-

porte mesurez les brèches déjà faites évaluez celles que la société tout entière médite de faire encore; ajoutez ce que renfer-ment de commun sur la propriété toutes les théories; interrogezl'histoire, et puis dites-moi ce qui restera dans un demi-siècle dece vieux droit de propriété; et tout à l'heure, en me découvranttant de complices, vous me déclarerez innocent.

Qu'est-ce que la loi d'expropriation pour cause d'uîililé pu-blique, à laquelle tout le monde a applaudi, et que l'on lie trouve

pas encore assez expéditive (1)? une violation flagrante du droitde •ropriété. La société indemnise, dit-on, le propriétaire dépos-sédé mais lui rend-elle ces souvenirs traditionnel; ce charmepoétique, cet orgueil de famille qui s'attachent à la propriété? Na-both et le meunier de Sans-Souci eussent protesté contre la loi

(1) Cliamlire ces députés,séance du 5 janvier 1841. M. Dufaurede-niamiela reprise du projet de loi d'expropriation pour cause («'utilitépublique.

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qu'est-ce QUE LA propriété ?̀~

française comme ils protestèrent contre le caprice de leurs roisC'est le champ de nos pères, se fussent-ils écriés, nous ne le ven-dons pas Chez les anciens, le refus du particulier limitait la

puissance de l'État; la loi romaine fléchissait devant l'obstinationdu citoyen, et un empereur, Commode, si je ne me trompe, re-

nonça au projet d'élargir le forum par respect pour des droits quirefusaient de s'abdiquer. La propriété est un droit réel, jus in re,un droit inhérent à la chose, et dont le principe est dans la vo-ionté de l'homme extérieurement manifestée. L'homme imprimesa trace, son caractère, sur la matière façonnée de ses mains;cette force plastique de l'homme, au dire des modernes juriscon-sultes, est le sceau qui fait de la matière une chose sacro-sainte

quiconque y touche malgré le propriétaire fait violence à sa per-sonnalité. Et cependant, lorsqu'il a plu à une commission admi-

nistrative de déclarer qu'il y a utilité publique, la propriété doitcéder à la volonté générale. Bientôt, au nom de l'utilité publique,on prescrira des méthodes d'exploitation, des conditions de jouis-sance on nommera des inspecteurs agricoles et industriels, onôtera la propriété des mains inhabiles pour la confier à des tra-vailleurs mieux méritants, on organisera une régie de surveillancesur la production. J'ai vu, il n'y a pas deux ans, un propriétairedétruire un bois de plus de deux cents hectares si l'utilité pu-blique était intervenue, ce bois, l'unique du pays où il était situé,subsisterait encore.

Mais, dit-on, l'expropriation pour cause d'utilité publique n'estqu'une exception qui confirme le principe et dépose en faveur dudroit. Je le veux mais de cette exception nous allons passer àune autre, de celle-ci à une troisième, et d'exceptions en excep-tions, nous réduirons la règle à une pure entité.

Combien pensez-vous, monsieur, que le projet de conversion desrentes compte en France de partisans? J'ose dire tout le monde,excepté les rentiers. Or cette prétendue conversion est une vasteexpropriation, et cette fois sans indemnité aucune. Une inscription

de rentes est un véritable immeuble sur le revenu duquel le pro-priétaire compte en toute sécurité, et qui ne vaut que par la pro-messe tacite du gouvernement emprunteur de servir l'intérêt autaux convenu, aussi longtemps que le rentier ne demande pas sonremboursement. Car si la rente est sujette à diminution, elle offremoins d'avantage que le loyer des maisons ou le fermage desterres, dont le taux peut s'élever ou. s'abaisser selon les oscilla-tions de la fortune publique mais alors, qui peut déterminer le

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DEUXIÈME MÉMOIRE

capitaliste à livrer ses fonds à l'État? Lors donc que vous'forcez lerentier à supporter une diminution d'intérêts, vous lui faites ban-

queroute de toute, la différence; et comme par le retentissementde la conversion un placement aussi avantageux lui devient im-

possible, vous avilissez sa propriété.

Pour être juste dans l'exécution d'une semblable mesure, il fautla rendre générale, c'est-à-dire ordonner par la même loi que lesintérêts des sommes prêtées sur gage ou hypothèque dans toutel'étendue du royaume, ainsi que les loyers et fermages., soient ré-duits à 3 p. 100. Cet abaissement simultané de toutes les espècesde revenus n'aurait rien de plus difficile que la conversion pro-posée, et en outre offrirait l'avantage de trancher d'un coup toutesles objections, en même temps qu'il fournirait un excellent moyende répartition de l'impôt foncier; voici comment. Supposons qu'aumoment de la conversion un immeuble

produisei ,000 francs de

revenu, d'après la nouvelle ordonnance il n'en devra plus rappor-ler que 600. Or, admettant que l'impôt soit une partie aliquote, lequart, par exemple, du revenu de chaque propriété, il est clair,d'une part, que le propriétaire ne pourrait pas, dans le but de dé-grever sa cote foncière, porter sa propriété au-dessous de sa va-leur, puisque les loyers et fermages devant être fixés en raison ducapital, et le capital étant évalué par la contribution, déprécierson immeuble, ce serait réduire ses revenus; d'autre part, il estd'une égale évidence que les mêmes propriétaires n'auraient pas

la ressource d'exagérer leurs propriétés, afin de se procurer desrevenus illicites, puisque les locataires et fermiers, leurs anciensbaux à la main, réclameraient.

Telles sont, monsieur, les conséquences qu'il faudra tirer tôt ouLard de la conversion depuis si longtemps demandée, et sans la-quelle l'opération financière dont nous parlons ne serait plusqu'une criante injustice, à moins toutefois que Fou n'en fit une

pierre d'attente. Cette dernière considération paraît même la plusplausible; car, malgré les clameurs des intéressés, malgré la vio-lation

flagrantede certains

droits,la conscience

publique estobs-

tinée à l'accomplissement de son désir, et ne s'émeut non plus du

reproche d'attaque à la propriété que des doléances des rentiers.La justice de l'instinct dément ici la justice de la légalité.

Qui n'a entendu parler des inextricables embarras où lachambre des députés s'cst trouvée l'année dernière, à l'occasiondes sucres coloniaux et indigènes? Abandonnait-on les deux in-dustries à elles-mêmes? le fabricant indigène était ruiné par le

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qu'esï-ce que i-a propriété?

colon. Pour soutenir la betterave, il fallait grever la canne; pou1maintenir la propriété de l'un, il fallait violer la propriété del'autre. Ce qu'il y avait de plus remarquable en cette affaire étui:,

précisément ce à quoi l'on faisait le moins attention, savoir, quede façon ou d'autre, la propriété devait être violée. Imposait-on à

chaque industrie un droit proportionnel de manière à les équili-brer sur le marché? on créait un maximum pour chaque espèce desucre, et comme ce maximum n'était pas le même, on portait unedouble atteinte à la propriété, d'un côté en entravant la liberté ducommerce, de l'autre en méconnaissant l'égalité des propriétaires.Supprimait-on la betterave moyennant indemnité accordée au fa-bricant ? on sacrifiait la propriété du contribuable. Enfin préfé-rait-on exploiter au compte de la nation les deux qualités de sucrecomme on cultive diverses qualités de tabac, on abolissait, relati-vement à l'industrie

sucrière,le droit de

propriété.Ce dernier

parti eût été certainement le meilleur, puisqu'il était le plus so-cial mais si la propriété est le support nécessaire de la civilisa-tion, comment expliquer ce profond antagonisme (i)?

Ce n'est point assez de la faculté de déposséder un citoyen poucause d'utilité publique, on veut encore le déposséder pour caused'utilité privée. Depuis longtemps on réclamait une révision de laloi sur les hypothèques; on demandait, dans l'intérêt des débiteurseux-mênfes et au bénéfice de toute espèce de créances, une procé-dure qui rendît l'expropriation d'immeubles aussi prompte, aussi

facile, aussi efficace que celle qu'entraîne un protêt de commerce.La chambre des députés, dans les premiers jours de cette an-née 1841, s'est occupée de ce projet, et la loi a été votée presquesans opposition. Rien de plus juste, de plus raisonnable, de plusphilosophique en apparence, que les motifs de cette réforme.

1° Le petit propriétaire dont l'obligation était parvenue àéchéance, et qui ne pouvait effectuer son remboursement, se voyaitenlever en frais de justice ce que lui eût laissé l'acquittement desa dette désormais, la promptitude de l'expropriation le préser-vera d'n"c ruine totale. 2« Les difficultés de rembourseDv.nt arrê-taient le crédit et empêchant les capitaux de se porter versl'agriculture cette cause de défiance n'exislaut plus à l'avenir,les capitalistes trouveront de nouveaux débouchés, l'industrie agri-cole se développer- dans une proportion rapide, et les cultivateursseront les prem.x-rs à jouir du bénéfice de la nouvelle loi. 3" Enfin

(1) Qu'esl-ceque la propriété?ch. IV, 9°propositiua.

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DEUXIÈME MÉMOIRE

il était inique, absurde, que, pour un billet protesté, un pauvreindustriel vît en vingt-quatre heures son commerce arrêté, son

travail suspendu, ses marchandises saisies, ses meubles vendussur la place publique, lui-même enfin conduit en prison', tandis

qu'il fallait quelquefois deux ans pour exproprier le plus chéti

immeuble. Ces raisons, et d'autres encore, vous les avez, mon-sieur, parfaitement déduites dans vos premières leçons de cetteannée scolaire.

Mais, avec ces beaux considérants, vous êtes-vous demandé,monsieur, à quoi tendait une pareille transformation de notre ré-gime hypothécaire?. A monétiser, si j'ose ainsi dire, les pro-priétés immobilières; à les accumuler dans des portefeuilles; àdétacher le laboureur du sol, l'homme de la nature; à le rendrevagabond sur la terre; à extirper de son coeur jusqu'au dernier

sentiment de famille, de nationalité, de patrie; à rendre sa per-sonnalité de plus en plus solitaire, indifférente à tout ce qui luiest extérieur, concentrée dans un seul amour, celui de l'argent etdes billets de banque à consommer enfin, par les insidieuses pra-tiques de l'usure, l'envahissement du territoire au profit d'unearistocratie financière, digne auxiliaire de cette féodalité indus-trielle dont nous commencons à ressentir si douloureusement lafuneste influence. Ainsi s'effectue peu à peu la subordination dutravailleur à l'oisif, la résurrection des castes abolies, la distinc-tion du patricien et du plébéien; ainsi, grâce aux garanties nou-vellement accordées à la propriété capitaliste, disparaît graduelle-ment la petite et moyenne propriété, et avec elle la classe destravailleurs francs et libres. Certes, ce n'est point ainsi que j'en-tends, moi, l'abolition du domaine de propriété. Au lieu de mobi-liser le sol, je voudrais qu'il fût possible d'immobiliser même lesfonctions de 'pHe îftelligence, de sorte que la société se rappro-chât de plus en plus de la nature, qui nous a donné notre pre-mière possession, la terre. Car, si l'instrument ou capital de pro-duction est le signe du travailleur, il est aussi son piédestal, son

soutien, sa patrie et, comme dit le Psalmiste, le lieu de son aetivilcet de son repos (1)Considérons de plus près encore le résultat inévitable et prochain

de la dernière loi sur les ventes judiciaires et les hypothèques.Dans le système de concurrence qui nous tue, et dont l'expressionnécessaire est un gouvernement spoliateur et tyrannique, toujours

(1) « Tu cognovistisessionemmeamet resurrectionemmeam. »Ps. 139.

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QU'EST-CE QUE LA propriété?

le laboureur aura besoin de capitaux pour réparer ses pertes, etsera forcé de contracter des emprunts; toujours comptant surl'avenir pour acquitter ses dettes, il se verra déçu dans son espoiret surpris par l'échéance. Car qu'y a-t-il de plus prompt, de plus

imprévu, de plus abréviateur de l'espace et du temps, que l'échéanced'une obligation ? Je le demande à tous ceux que cette impitoyableNémésis poursuit et trouble jusque dans leurs songes. Or, par lenouveau règlement, l'expropriation d'un débiteur sera cent foisplus rapide donc aussi, la spoliation sera cent fois plus sûre,cent fois plus tôt il passera de la condition de cultivateur franc àl'état de serf  attaché à la glèbe. Jadis les lenteurs de la saisiemettaient un frein à l'avidité de l'usurier, laissaient à l'emprun-teur le temps de se reconnaître, amenaient entre lui et son créan-cier une transaction qui pouvait être suivie, à la fin, d'une pleinelibération à présent, la condamnation du malheureux est irrévo-cable à quelques jours de date sa déchéance est fixée.

Et quels avantages la loi promet-elle à côté de cette épée deDamoclès, suspendue par un fil sur la tête du malheureux labou-reur ? Les frais de saisie seront beaucoup moindres, dit-on; maisles intérêts du capital emprunté en seront-ils moins rudes ? Carenfin, ce qui appauvrit le paysan et amène sur lui l'expropriation,c'est l'intérêt. Pourque la loi fût en harmonie avec son principe,pour qu'elle fût vraiment inspirée par cet esprit de justice dont on

la loue, elle devait, tout en facilitant l'expropriation, abaisser leprix légal de l'argent. Hors de là, la réforme hypothécaire n'estqu'un guet-apens tendu à la petite propriété, une trahison dulégislateur.

Abaisser l'intérêt de l'argent! mais c'est, comme nous l'avonsvu tout à l'heure, réduire la propriété. Ici, monsieur, vous vousdéfendrez vous-même. Plus d'une fois, dans #s safctes leçons,

 je vous ai entendu déplorer la précipitation des chambres; qui sansétude préalable, sans connaissance approfondie de la matière,ont voté d'emblée et comme par acclamation le maintien des statuts

et priviléges de la Banque. Or ces priviléges, ces statuts, ce votedes chambres, tout cela se résumé en une pensée unique, savoir,que le prix marchand des espèces métalliques, à cinq ou six pourcent, n'est pas trop élevé, et que les conditions du change, del'escompte et de la circulation, qui doublent ordinairement cetintérêt, n'ont rien de trop onéreux. Telle est l'idée du gouverne-ment. M. Blanqui, professeur d'économie politique salarié parl'État, soutient le contraire, et prétend démontrer, par décisives

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DEUXIÈME MÉMOIIllî 

raisons, la nécessité d'une réforme. Qui donc entend le mieux lesintérêts de la propriété, des grands pouvoirs de l'État ou deM. Blanqui ?

Si les capitaux en numéraire coûtaient moitié moins aux em-

prunteurs, on verrait bientôt les revenus de toutes les espèces de

propriétés diminuer aussi de moitié. Par exemple, une maisoncoûtant moins à bâtir qu'à louer, un champ à défricher promet-tant plus qu'un champ amodié, la concurrence amènerait infailli-blement un dégrèvement dans les loyers et fermages, puisque le

plus sûr moyen de déprécier un capital actif, c'est de mettre àcôté de lui d'autres capitaux en activité. Mais c'est une loi d'éco-nomie politique qu'une production plus grande augmente la massedes capitaux disponibles, par conséquent tend à faire enchérir lamain-d'œuvre, et finalement à rendre nul l'intérêt donc, les pro-

priétaires sont intéressés au maintien des statuts et priviléges dela Banque donc une réforme sur ce point compromettrait le droitd'aubaine; donc MM.les pairs et députés ont été mieux avisés

que M. le professeur Blanqui.Mais ces mêmes députés, si jaloux de leurs priviléges toutes les

fois que les conséquences égalitaires d'une réforme ne dépassentpoint leur horizon visuel, que faisaient-ils, quelques jours avant devoter la loi sur les ventes judiciaires ? Ils conspiraient contre la

propriété En effet, leur règlement sur le travail des enfants dansles manufactures pourra bien empêcher le fabricant de faire tra-

vailler un enfant au-delà de tant d'heures par jour; mais il ne leforcera pas d'augmenter le salaire de cet enfant, ni celui de son

père. Aujourd'hui, dans un intérêt d'hygiène, on diminue la sub-sistance du pauvre, demain il faudra l'assurer par un minimumd'appointements. Mais établir un minimum d'appointements, c'estforcer la main au propriétaire, c'est contraindre le maître d'ac-cepter son ouvrier comme associé, ce qui répugne au droit delibre industrie, et rend obligatoire l'assurance mutuelle. Une foisentré dans cette voie, on ne s'arrête plus; peu à peu le gou-

vernement se fait manufacturier, commissionnaire, débitant;lui seul a la propriété. Pourquoi, à toutes les époques, les mi-nistres d'État ont-ils si fort redouté de toucher à la questiondes salaires? Pourquoi se sont-ils toujours abstenus d'intervenirentre le maître et l'ouvrier ? parce qu'ils savaient combien la

propriété est chatouilleuse et jalouse et que la regardant commele principe de toute civilisation, ils sentaient qu'y porter la mainc'était ébranler la société jusqu'en ses fondements. Triste condi-

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qu'est-ce QUELAPROPRIÉTÉ?

tion du régime propriétaire, de ne pouvoir exercer la charité sansoffenser la justice (1)!

Et, monsieur, cette fatale conséquence où la nécessité entraînele pouvoir n'est pas une vaine imagination voilà qu'on demandeà la

puissance législative,non

plusseulement de

réglerla

policedes manufactures, mais .de créer elle-même des manufactures.Ecoutez ces millions de voix qui crient de tous côtés à l'organisa-lion du travail, à la création d'ateliers nationaux I Toute la classetravailleuse s'est émue elle a ses journaux, ses organes, ses

représentants. Pour assurer le travail à l'ouvrier, pour équilibrerla production avec la vente, pour mettre d'accord les propriétairesindustriels, on invoque aujourd'hui, comme remède souverain,une maîtrise unique, une jurande nationale, une seule et vastefabrication. Car' tout cela, monsieur, est renfermé dans l'idée

d'ateliers nationaux je veux à ce sujet vous citer en preuve lesvues d'un illustre économiste, esprit brillant, intelligence progres-sive, âme enthousiaste, vrai patriote, au demeurant défenseur offi-ciel du droit de propriété (2).

L'honorable professeur du Conservatoire propose donc1° De réprimer l'émigration incessante des travailleurs de la cam-

pagne dans les villes.Mais pour retenir le paysan dans son village, il faut lui en

rendre le séjour supportable pour être juste envers tout le monde,

il faut faire pour le prolétaire des champs ce que l'on fait pour leprolétaire des villes. Voilà donc l'agriculture comme l'industriemise en train de réforme et parce que le gouvernement seraentré dans l'atelier, le gouvernement devra saisir la charrue 1 Quedevient, dans cette invasion progressive, l'exploitation indépen-dante, le domaine exclusif, la propriété?

2° De fixer pour chaque métier une unité moyenne de salaires,

(1) L'empereur Nicolasvient d'obliger tousles manufacturiersde sonempireà entretenir à leurs frais, dansleurs établissements,de petitesinfir-

meries destinéesà recevoirles ouvriersmalades, et contenantun nombrede lits proportionné à celui des travailleurs de chaque atelier. Vouspro-fitezdu travail de l'homme, aurait dit l'autocrateà ses propriétaires, vousme répondrezde la vie de l'homme. M. Blanquia fait remarquer qu'unesemblablemesure ne réussirait pas en France. En effet, ce serait porteratteintea la propriété, chose concevabletout au plus dansun Russe, uuScythe, un Cosaque; mais chez nous, fils aines de la civilisation Jecrains fort que cette qualité d'aînesse ne devienneà la fin un signe dedécrépitude.

(2) Cours de M. Ulanqui,leçondu 27 novembre1810.

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DEUXIÈMEMÉMOIRE

variable selon les temps et les lieux, el d'après des donnéescertaines.

L'objet de cette mesure serait tout à la fois d'assurer aux tra-vailleurs leur subsistance et aux propriétaires leurs bénéfices, enobligeant ces derniers à céder, au moins par prudence, une partde leurs revenus. Orje dis que cette part, à la longue, s'enflerasi bien que finalement il y aura égalité de jouissance entre le

prolétaire et le propriétaire. Car, comme nous avons eu occasionde le remarquer déjà plusieurs fois, par la puissance du travail,par la multiplication du produit et par les échanges, l'intérêt du

capitaliste, en d'autres termes l'aubaine de l'oisif, tend à diminuer

toujours, et par une atténuation constante, à disparaître. En sorteque dans la société proposée par M. Blanqui l'égalité ne serait

pas de prime abord réalisée, mais existerait en puissance, puis-

que, sous une apparence de féodalité industrielle, la propriétén'étant plus un principe d'extermination et d'envahissement maisseulement un privilége de répartition, elle ne tarderait pas, grâceà l'émancipation intellectuelle et politique des prolétaires, à dégé-nérer en égalité absolue, autant du moins que l'absolu peut existersur la terre.

J'omets, pour abréger, les considérations nombreuses dont lesavant professeur appuie ce qu'il nomme, trop modestement selonmoi, son utopie elles ne serviraient qu'à prouver surabondam-ment que de tous ces charlatans de radicalisme qui fatiguent lesoreilles populaires, aucun n'approche, pour la profondeur et lanetteté des pensées, de l'audacieux M. Blanqui.

3° Les ateliers nationaux ne devraient marcher que dans lesmoments de stagnation de l'industrie ordinaire; dans ces cas, ilss'ouvriraient comme de vastes déversoirs au flot de la populationouvrière.

Mais, monsieur, quand l'industrie privée se repose, c'est qu'il ya surabondance de produits, et que les débouchés ne suffisent plus.Si donc la production se continue dans les ateliers nationaux,

comment la crise finira- t-elle ? sans doute par la dépréciationgénérale des marchandises, et, en dernière analyse. par la con-version des ateliers privés en ateliers nationaux. D'un autrecôté, il faudra des capitaux au gouvernement pour payer lesouvriers; or ces capitaux, qui les fournira? l'impôt. Et l'impôt,qui est-ce qui le paye ? la propriété. Voilà donc l'industrie pro-priétaire soutenant contre elle-même, et à ses frais, une concur-rence insurmontable. Que pensez-vous que devienne, dans ce

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qu'est-ce QUE la propriété ?̀~

cercle fatal, la possibilité du bénéfice, en un mot, la propriété ?Grâce au ciel, l'égalité des conditions est enseignée dans les

écoles publiques; ne craignons plus les révolutions. Le plus im-

placable ennemi de la propriété, s'il avait mission de la détruire,

ne pourrait s'y prendre avec plus de prudence et d'habileté. Cou-rage donc, ministres, députés, économistes hâtez-vous de saisircette glorieuse initiative; que les signaux de l'égalité, donnés deshauteurs de la science et du pouvoir, soient répétés dans les mul-titudes du peuple; que toutes les poitrines prolétaires en frémis-sent, et que les derniers représentants du privilége en soientconsternés.

La tendance à faire payer aux propriétaires le budget des ateliersnationaux et des manufactures publiques est si intime à la société,que depuis plusieurs années, sous le nom de réforme électorale,elle. possède exclusivement l'opinion. Qu'est-ce, au bout ducompte, que cette réforme électorale qui tient le peuple accrochécomme par un appât, et que tant d'ambitieux appellent ou détes-tent ? C'est l'intervention des masses populaires dans le vote del'impôt et dans la confection des lois, lesquelles lois ayant presquetoujours pour objet des intérêts matériels, louchent toutes, deprès ou de loin, à des questions d'impôt et de salaires. Or lepeuple, instruit de longue main par ses journaux, par ses spec-tacles (1), par ses chansons (2), sait aujourd'hui que l'impôt, pour

être équitablernent réparti, doit être progressif  et s'attaquer sur-tout aux riches qu'il doit porter sur les objets de luxe, etc., etc.Et comptez que le peuple, une fois en majorité dans la chambre,ne se fera faute d'appliquer ces leçons. Déjà nous avons un minis-tère des travaux publics viennent les ateliers nationaux, et bien-tôt, par une savante dérivation, l'excédant de revenu du pro-priétaire sur le salaire moyen de l'ouvrier ira s'engouffrer dans lacaisse des travailleurs de l'État. Voyez-vous d'ici la propriétéréduite peu à peu, comme la noblesse d'autrefois, à un titre nomi-nal, à une distinction

purementhonorifique?̀ t

Ou la réforme électorale manquera l'effet qu'on en espère, et nesera qu'une déception de ses innombrables partisans ou sa con-séquence nécessaire sera la transformation du droit absolu sous

(1) Dans Mazaniello, le pêcheurnapolitain demande, aux applaudisse-ments des troisièmeset quatrièmes places, que l'on imposeles objets deluxe.

(2) Sème le champ, prolétaire,C'estl'oisif qui récoltera.

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DEUXIÈME MÉMOIRE

lequel nous vivons en un droit possessionnel c'est-à-dire que,tandis qu'aujourd'hui c'est la propriété qui fait l'électeur, ce serale citoyen, le producteur qui fera la possession (1). Aussi les radi-caux ont-ils raison de dire que la réforme électorale n'est à leurs

yeuxqu'un moyen mais quand ils se taisent sur le but, ils font

preuve ou d'une profonde ignorance, ou d'une dissimulation sansobjet. Point de secret ni d'arrière-pensée avec les peuples et les

puissances celui-là se déshonore et manque au respect de sessemblables, qui, dans l'exposé de ses opinions, use de détour etde malice. Le peuple a besoin, avant d'agir, de connaître toute lavérité malheur à qui oserait jouer au plus fin avec lui Car le

peuple est crédule, mais il est fort. Disons-lui donc que cetteréforme qu'on lui propose n'est véritablement qu'un moyen, moyensouvent essayé, et jusqu'à présent sans résultat mais que le but

logique de la réforme électorale est l'égalité des fortunes, et quecette égalité même n'est à son tour qu'un nouveau moyen, dont

l'objet supérieur et définitif est le salut de la société, la restaura-tion des mœurs et de la religion, la rénovation de la poésie et del'art.

Ce serait abuser de la patience du lecteur, que d'insister pluslongtemps sur la direction égalitaire dans laquelle nous sommesengagés il y a d'ailleurs tant de gens qui calomnient l'époqueactuelle, qu'on n'avance rien à leur dévoiler les tendances popu-laires, scientifiques et représentatives de la nation.

Promptsà

reconnaître la justesse des inductions que l'observation fournit, ilsse retranchent dans une malédiction générale des faits, et dans lanégation absolue de leur légitimité. Comment s'étonner, disent-ils, que cette vapeur d'égalité nous enivre, quand on pense à tout

(1) « Dansquelquespays, le montantdes propriétés sert à la jouissancede certains droits politiques.Maisdans ces pays mêmes, la propriété estplutôt déclarativequ'attributivedes qualités requisespour l'exercicede cesdroits. Elle est plutôt une preuve conjecturale que la cause de ces qua-lités. » (Rossi. Traité du droit pénal.)

Cette assertionde M. Rossidonne le démenti à l'histoire. La propriétéest la cause du droit électoral, non commeprésomption de capacité,chose dont on ne s'est avisé que fort tard, et d'ailleurs souverainementabsurde, niais commegarantie d'attachement à l'ordre établi. Le corpsélectoral est une ligue d'intéresséspar la propriété contre les non-inté-ressés des milliersde textes, mêmeofficiels,le prouveraientau besoin.Du reste, le régime actuel n'est pas autre chose que la continuation durégimemunicipalqui, au moyenâge, s'élevaparallèlementà la, féodalité,régime oppresseur, tracassier, plein de petites passions et de bassesintrigues.

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qu'est-ce quk LAtPnormih'K ?'7

ce qui*se dit et se fait depuis dix ans?. Ne voyez-vous pas quelasociété se dissout, qu'un esprit de vertige nous entraîne? Toutesces espérances de régénération ne sont qu'un présage de mortvos chants de triomphe sont comme les prières des agonisants, vosfanfares sonnent le

baptêmed'un moribond. La civilisation tombe

en ruine Imus, imus, prœcipitesCes gens-là nient la Providence. Je pourrais me contenter de

leur répondre que l'esprit de 1830 est né du maintien de la Charteviolée que cette charte a sa raison d'existence dans la révolutionde 89 que 89 implique le droit de remontrance aux états géné-raux et l'affranchissement des communes; que les communes sup-posent la féodalité, laquelle suppose l'invasion, le droit romain,le christianisme, etc.

Mais il faut descendre plus avant il faut pénétrer jusqu'au

cœur des institutions antiques, plonger dans les profondeurssociales et mettre à découvert cet indestructible ferment d'égalitéque le Dieu de justice souffla dans nos âmes, et qui se reproduitpartout dans nos œuvres.

Le travail est contemporain de l'homme; c'est un devoir, puisquec'est une condition d'existence Tu mangeras ton pain à la suenrde ton visage, c'est plus qu'un devoir, c'est une mission Dieuplaça l'homme dans le  jardin pour qu'il le cultivât. J'ajoute que letravail est cause et moyen d'égalité.

Jetezdans une île inhabitée deux

hommes,l'un

grand, fort,agile; l'autre faible, timide, casanier: celui-ci pourra mourir defaim, tandis que l'autre, chasseur habile, pêcheur adroit, explo-rateur infatigable, regorgera de provisions. Quelle plus grandeinégalité, dans cet état de nature si chéri de Jean-Jacques, pour-rions-nous supposer? Mais faites que ces deux hommes se rencon-trant s'associent: aussitôt le second prend en main la cuisine, secharge du ménage, du soin des provisions, du logement, deshabits, etc. A moins que le fort n'abuse de sa supériorité pourasservir et maltraiter son compagnon, ils seront, quant à la con-

dition sociale, parfaitement égaux. Ainsi, par l'échange des ser-vices les inégalités de nature se nivellent, les talents s'associent,1,les forces s'équilibrent la violence et l'inertie font seules <ks

pauvres et des aristocrates. Et c'est en cela que consiste la philo-,sophie de l'économie politique, le mystère de la fraternité humaine .[Hic est sapienlia. Transportons-nous de l'état hypothétique de

pure nature dans la civilisation.Le propriétaire du sol, que je veux bien supposer avec les éco-

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DEUXIÈMEMÉMOIRE

14

nomistes producteur par le prêt de son instrument, perçoit, audébut d'une société, tant d'hectolitres de grain par hectare deterres labourables tant que l'industrie est faible et ses produitspeu variés, le propriétaire est puissant en comparaison des tra-vailleurs il a dix fois, cent fois, la portion d'un honnête homme.

Mais que l'industrie, multipliant ses inventions, multiplie par làmême les jouissances et les besoins, le propriétaire, s'il veut jouirdes produits nouveaux, sera forcé de prendre tous les jours surson revenu; et comme les choses de première formation tendentplutôt à se déprécier qu'à enchérir par la multiplication incessantedes choses nouvelles, que l'on peut regarder comme autant desuppléments de celles-là, il s'ensuit que le propriétaire qui ne tra-vaille pas s'appauvrit à mesure que la prospérité publique aug-mente. « Les rentes » (je me plais, monsieur, à vous citer, parce

que jene saurais donner une

trop grandeautorité à ces notions

élémentaires d'économie, et que d'ailleurs je ne puis ni mieuxpenser ni mieux dire), « les rentes, avez-vous dit, tendent à dis-paraître dans une augmentation toujours croissante des capitaux.-Celui qui possède aujourd'hui 20,000 livres de revenu, est beau-coup moins riche que celui qui les possédait il y a cinquante ans.

Le temps approche où toute propriété, devenue onéreuse entredes mains oisives, appartiendra forcément aux mains habiles etindustrieuses. (1) »

Pour vivre en propriétaire, ou pour consommer sans produire,

il faut donc ravir le travail d'autrui en d'autres termes, il fauttuer le travailleur. C'est sur ce principe que les propriétaires des

capitaux de première nécessité augmentent leurs fermages aux furet mesure du développement de l'industrie, en cela beaucoup plussoigneux de leurs priviléges que les économistes, qui, pour conso-lider la propriété, demandent une réduction de l'intérêt. Mais,crime inutile le travail et la production débordent tout à l'heurele propriétaire sera contraint de travailler, la propriété esi

perdue.

Le propriétaire est cet homme qui, maître exclusif, souverainabsolu d'un instrument de production, prétend jouir du produit de'cet instrument sans le mettre lui-même en œuvre. A cette fin, ille loue, et nous venons de voir que de ce louage naît pour le tra-vailleur une faculté d'échange qui tôt ou tard annulera le droitd'aubaine. D'abord le propriétaire est obligé de laisser au travail-

(1) Leçon du 22 décembre.

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QU'EST-CE QUE LA propriété î  

leur une part du produit, car sans cela le travailleur ne serait pasbientôt celui-ci, par le développement de son industrie, trouve

moyen de faire revenir à lui la plus grande partie de ce qu'ildonne au propriétaire, tellement qu'enfin les objets de jouissancese

multipliant toujours pendantque le revenu de l'oisif  reste le

même, le propriétaire à bout de ressources songe lui-même à tra-vailler. Alors la victoire du producteur est assurée le travail acommencé de faire pencher de son côté la balance, le commerceen amène l'équilibre.

L'homme ne peut faillir à son instinct; si, dans la liberté,l'échange des fonctions amène infailliblement l'égalité entre leshommeSi le commerce, ou l'échange des produits, identique àl'échange des fonctions, est une cause nouvelle d'égalité. Tant quele propriétaire ne travaille pas, quelque mince que soit son revenu,

il jouit d'un privilége; entre le travailleur et lui le bien-être peutêtre égal, l'égalité de conditions n'existe pas. Mais dès que le pro-priétaire devient à son tour producteur, comme il ne peut échangerson produit spécial qu'avec son fermier ou son commsndité, tôtou tard ce fermier, cet homme exploité, si violence ne lui est faite,trouvera moyen de bénéficier sur le propriétaire, et lui fera resti-tuer, dans l'échange de leurs produits respectifs, les intérêts deses capitaux. En sorte que, par une double iniquité, les deuxcontractants seront égaux. Le travail et l'échange, sous l'empirede la

liberté,amènent donc

l'égalitédes

fortunesla mutualité

des services neutralise le privilége. Voilà pourquoi les despotes detous les temps et de tous les pays se sont emparés du commerceils voulaient empêcher que le travail des sujets ne fît obstacle à larapacité des tyrans.

Jusqu'ici tout ressort, immédiatement de la nature des choses;tout se passe sans préméditation, sans artifice, en vertu des seuleslois de la nécessité. Propriétaires et travailleurs ne font qu'obéirl'aux suggestions du besoin aussi l'exercice du droit d'aubaine,l'art de spolier le producteur, se réduit-il, à cette première pé-

riode de la civilisation, à la violence physique, au meurtre et à laguerre.

Mais voici qu'une vaste conspiration s'ourdit, avec une combi-naison profonde, contre les détenteurs de capitaux à la hachedes exploiteurs les exploités opposent l'instrument du commerce,invention merveilleuse, calomniée dès l'origine par des moralistes

propriétaires, mais inspirée sans nul doute par le génie du tra-

vail, par la Minerve des prolétaires.

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DEUXIÈME MÉMOIRE

La principale cause du mal venait de l'accumulation et de l'im-mobilisation des capitaux de toute espèce, immobilisation telle quele travail, asservi et subalternisé par l'oisiveté orgueilleuse, nepouvait plus acquérir. On comprit qu'il fallait diviser et mobiliserles

richesses, les rendre portatives. les faire courir des mains dupossesseur à celles de l'industriel le travail inventa la monnaie.Plus tard cette invention fut rajeunie et développée par la lettrede change et la banque. Car toutes ces choses sont identiques ennature, et procèdent du même esprit: le premier qui imagina dereprésenter une valeur par une coquille, une pierre précieuse, unpoids de métal, fut le véritable inventeur de la banque. Qu'est-cequ'une pièce de monnaie, en effet ? C'est une lettre de changeécrite sur une matière solide et durable, et portant avec elle-mêmeson remboursement. Ainsi l'égalité opprimée se riait des efforts

des propriétaires, et la balance de la justice fut dressée pour lapremière fois dans la houtique d'un marchand. Le piège étaithabilement tendu, et d'un effet d'autant plus certain que dans desmains paresseuses la monnaie n'était qu'une richesse tombant endissolution, un symbole perfide, l'ombre de la fortune. C'était ungrand économiste et un profond philosophe que cet avare qui avait

pris pour devise Quand une guinée est changée, elle s'évapore. Demême on peut dire Quand un immeuble est monétisé, il est

perdu. Aussi est-ce un fait constant dans l'histoire que partout les

castes nobles, propriétaires improductives du sol, ont été dépos-sédées par la roture industrieuse et commerçante cela se voitsurtout dans la formation des républiques d'Italie, nées au moyenâge de l'appauvrissement des seigneurs. Je n'insisterai pas sur lesconsidérations intéressantes que cette matière pourrait suggérer

 je ne ferais que répéter les récits des historiens, et donner uneautre forme aux démonstrations économiques.

Le plus grand ennemi de l'aristocratie territoriale et industrielle,le promoteur incessant de l'égalité des fortunes, aujourd'hui c'estle banquier. C'est par lui que les immenses plaines se divisent,que les montagnes changent de latitude, que les forêts s'exploitentsur la place publique, qu'un hémisphère produit pour l'autre,qu'il n'est pas un coin du globe qui n'ait des usufruitiers par-tout. C'est par la banque que se créent tous les jours des ri-chesses nouvelles, dont l'usage, devenant bientôt indispensable àl'amour-propre, arrache le capital dormant des mains du pro-priétaire jaloux. Le banquier est tout à la fois la plus haute puis-sance de multiplication des biens, et le grand diviseur des masses

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ?

exploitables qu'engendrent l'art et la nature. Et cependant, par laplus étrange antinomie, ce même banquier est le plus impitoyablecollecteur de bénéfices, d'aubaines, d'usures, que le démon de la

propriété inspira jamais. L'importance des services qu'il rend fait

supporter,non sans

murmure,les taxes

qu'il impose. Toutefois,comme nul ne peut fuir sa mission providentielle, comme rien dece qui existe ne peut échapper à la fin pour laquelle il existe, le

banquier, le Crésus moderne, doit être un jour l'instaurateur de

l'égalité. Et j'en ai précédemment donné, d'après vous-même,monsieur, la raison c'est que le bénéfice décroît comme les capi-taux se multiplient, parce que les capitaux, appelant les travail-leurs, sous peine de rester improductifs, entraînent toujours uneaugmentation de salaires. D'où il suit que la banque, aujourd'huila pompe aspirante des richesses, est destinée à devenir l'économat

du genre humain.On s'irrite contre le mot d'égalité des fortunes, comme s'il repré-

sentait une chose de l'autre monde, ici-bas inconnue. Il y a desgens, radicaux non moins que justes-milieux, que cette seule idéesoulève d'indignation. Qu'ils proscrivent donc, ces aristocrates im-

béciles, les sociétés de commerce, les caisses d'assurance, les fonda-tions de prévoyance et de secours mutuel. Car enfin tous ces faitssociaux, si spontanés, si purs dans leurs motifs de toute penséede nivellement, sont les fruits légitimes de l'instinct d'égalité.

Lorsquele

législateurfait une

loi,à

proprement parleril ne la

fait pas, il ne la crée pas, il la décrit en statuant sur les rap-ports moraux, civils et politiques des citoyens, il n'exprime pasune pensée arbitrage; il constate l'idée générale, le principe supé-rieur qui régit la chose sur laquelle il décide; en un mot, il est ledéclarateur, non l'inventeur de la loi. De même, lorsque deux ouplusieurs hommes forment entre eux, par contrat synallagmatique,une société de travail ou d'assurance ils reconnaissent que leursintérêts, auparavant isolés par un faux esprit d'égoïsme et d'in-

dépendance, sont solidairement liés par leur nature intime et par

la mutualité de leurs rapports ils ne s'obligent pas, en réalité,du fait de leur volonté privée; ils jurent de se conformer désor-mais à une loi sociale antérieurement existante et jusque-là mé-connue. Et ce qui le démontre, c'est que, si ces mêmes hommespouvaient ne pas s'associer, ils ne s'associeraient pas. il faut, pourles déterminer à unir leurs intérêts, toute la certitude des dangersde la concurrence et de l'isolement, en sorte. que l'expérience dumal est la seule chose qui les ramène à la société.

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DEUXIÈMEMÉMOIRE

M.

Or je dis que, pour établir l'égalité entre les hommes, il suffit degénéraliser le principe des sociétés d'assurance, d'exploitation etde commerce; je dis que la concurrence, l'isolement des intérêts,le monopole, le privilége, l'accaparement des capitaux, l'exclusiondans la jouissance, la subalternisation des fonctions, l'individua-

lisme dans la production, le droit de bénéfice ou d'aubaine, l'ex-ploitation de l'homme par l'homme, et pour résumer toutes cesespèces dans leur universel, que la propriété est la grandematrice de nos misères et de nos crimes. Et pour ce délit d'in-duction antipropriétaire, je suis un monstre abhorré; radicaux etconservateurs me signalent à la vindicte des lois; les académiesversent sur moi leur blâme; les plus honnêtes gens me regardenteomme enragé; on est d'une tolérance excessive, si l'on se contented'affirmer que je suis fou. Oh! malheur à l'écrivain pour qui la

publication de la vérité serait autre chose que l'accomplissementd'un devoir! S'il a compté sur les applaudissements de la foule,s'il a cru que, pour l'admirer, l'avarice et l'amour-propre s'ou-blieraient, s'il n'a pas environné sa conscience d'un triple airain,il succombera, l'indigne, dans son entreprise intéressée; les criti-ques injustes, les tristes mécomptes, le désespoir de son ambitiontrompée, le tueront.

Mais s'il ne m'est plus permis d'exprimer, sur l'intéressant pro-blème de l'équilibre social, une opinion qui me soit personnelle,me laissera-t-on du moins exposer la pensée de mes maitres, et

développer les doctrines professées au nom du gouvernementJe n'eus jamais, monsieur, malgré l'éclatante réprobation quevous avez exprimée au nom de votre académie contre la doctrinede l'égalité des biens, le dessein de vous contredire et de lutteravec vous j'ai trop senti, en vous écoutant, quelle serait dansune polémique de ce genre mon infériorité. Et puis, s'il faut que

 je le dise, quelque différent que mon langage soit du vôtre, il y aentre vous et moi communauté de principes; vous partagez toutesmes opinions. Je n'entends pas insinuer par là, monsieur, quevous ayez, pour parler avec l'école, une doctrine ésotérique et uneexolèrique qu'égalitaire en secret, vous ne défendiez que parprudence et sur ordre la propriété. Je n'ai point l'indiscrétion devous regarder comme mon confrère en projets révolutionnaires, et

 je vous estime trop d'ailleurs pour vous prêter aucune dissimula-tion. Je veux seulement dire que ce que les lenteurs de la méthodeet les spéculations d'une métaphysique ardue m'ont péni' 'lisent

démontré, une connaissance profonde de l'économie politique et

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QU'EST-CE QUE LA propriété? 2

une pratique infinie vous le révèlent. Tandisque je suis devenu, parde longues réflexions et presque malgré mon envie, partisan de

l'égalité, vous l'êtes, vous, monsieur, avec tout le zèle de la foi,avec toute la spontanéité du génie. Voilà pourquoi votre cours duConservatoire est une guerre perpétuelle à la propriété et à l'iné-

galité des fortunes; pourquoi vos investigations les plus savantes,'vos analyses les plus ingénieuses, vos observations sans nombrese résument toujours en une formule de progrès et d'égalité;pourquoi enfin vous n'êtes jamais plus admirable et plus applaudique dans ces moments d'inspiration où l'on vous voit, porté surles ailes de la science, parvenir à ces hautes vérités qui font pal-piter d'enthousiasme les âmes plébéiennes et glacent d'effroi leshommes dont la volonté est perverse. Combien de fois, de la placeoù je recueillais avidement votre éloquente parole, j'ai remercié

intérieurement le ciel de n'avoir pas permis qu'on pût vous appli-quer ce jugement de saint Paul sur les philosophes de son tempsIls ont connu la vérité, et ils ne l'ont pas fait connaître! Combien defois je me suis réjoui de trouver ma justification dans chacun devos discours! Non, non, je ne veux ni ne demande autre chose

que ce que vous enseignez vous-même j'en atteste votre nom-breux auditoire; qu'il me démente si, en vous commentant, jedénature l'esprit de vos leçons.

Disciple de Say, qu'y a-t-il à vos yeux de plus antisocial queles douanes ou, comme vous dites avec tant de raison, que les

barrières élevées par le monopole entre les nations? Quoi de plusvexatoire, de plus immoral, de plus absurde que ce système deprohibitions qui nous oblige à payer quarante sous en France ceque l'Angleterre et la Belgique nous apporteraient pour quinze?C'est la douane, avez-vous dit (1), qui arrête le développement dela civilisation en empêchant la spécialisation des industries; c'estla douane qui enrichit une centaine de monopoleurs en appauvris

'«ant des millions de citoyens; c'est la douane qui produit la famineau sein de l'abondance, qui rend le travail stérile en prohibant

l'échange, qui étouffe la production dans un mortel embrassement.C'est la douane qui rend les peuples jaloux et ennemis les uns desautres les quatre cinquièmes des guerres, à toutes les époques,ont eu pour cause première la douane. Et avec une exaltationtoujours croissante « Oui, vous êtes-vous écrié, si, pour mettrefin à cet odieux régime, il fallait verser mon sang jusqu'à la der-

(1) Séancedu 15 janvier 1841.

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DEUXIÈME MÉMOIRE

nière goutte, je tendrais la gorge avec joie et ne demanderais quele temps de rendre grâce à Dieu de m'avoir jugé dignedumartyre.»

Et moi je me disais dans cet instant solennel Qu'il y ait danschaque département un professeur comme celui-là, et la révolution

estsauvée.

Mais, monsieur, avec cette magnifique théorie de la liberté ducommerce vous rendez la gloire des armes impossible, vous nelaissez rien à faire à la diplomatie, vous ôtez jusqu'à l'envie desconquêtes en en supprimant tout le bénéfice. Qu'importe, en vé-rité, de qui relèvent Constantinople, Alexandrie, Saint-Jean-d'Acre, si les Syriens, les Égyptiens et les Turcs sont libres dechoisir leurs maîtres, libres d'échanger leurs produits avec quibon leur semble? Pourquoi, à propos de ce petit sultan et de sonvieux pacha, l'Europe se mettrait-elle en feu, s'il ne s'agit que de

savoir qui de nous ou de l'Anglais civilisera l'Orient, instruiradans les arts de l'Europe l'Égypte et la Syrie, leur apprendra àconstruire des machines, à creuser des canaux et à tracer deschemins de fer? Car, si à l'indépendance nationale on ajoute laliberté de commerce, toute influence extérieure n'est plus pour cesdeux pays qu'un rapport volontaire de producteur à producteurou d'apprenti à compagnon.

Seule entre les puissances européennes, la France acceptait avecfranchise le projet de civiliser l'Orient et donnait les mains à un

système d'invasion tout à fait apostolique, tant les nobles penséesrendent notre nation joyeuse et fière 1 Mais les rivalités diploma-tiques, les égoïsmes nationaux, le mercantilisme anglais et l'am-bition russe étaient là pour consommer une usurpation dès

longtemps méditée, il fallait écarter une alliée trop généreuse; lesvoleurs de la Sainte-Alliance firent une ligue contre la France sanspeur et sans reproche. Aussi, à la nouvelle de ce fameux traité,s'éleva-t-il parmi nous comme un concert de malédictions contrele principe propriétaire, agissant en ce moment sous les hypo-crites formules de la vieille politique. La dernière heure de la

propriété parut avoir sonné du côté de la Syrie; des Alpes àl'Océan, du Rhin aux Pyrénées, la conscience populaire fut émue;toute la France chanta l'hymne de guerre, et la coalition pâlit àces cris frémissants Guerre à l'autocrate, qui rêve la propriété del'ancien monde! guerre à l'Anglais parjure, au dévorateur de

l'Inde, à l'empoisonneur de la Chine, au tyran de l'Irlande, àl'éternel ennemi de la France! guerre aux alliés conjurés contre laliberté et l'égalité 1guerre,guerre, guerre à la propriété

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QU'EST-CE QUE LA propriété?

Par un conseil de la Providence, l'émancipation des peuples est

ajournée la France ne vaincra pas par les armes, mais parl'exemple. La raison universelle n'a pas encore saisi cette équa-tion immense, qui, partant de l'abolition de l'esclavage et se pour-suivant à travers la ruine des aristocraties et des trônes, doit se

consommer dans l'égalité des droits et des fortunes; mais le journ'est pas loin où l'intelligence de cette vérité sera aussi vulgaireque celle de l'égalité d'origine. Déjà l'on semble avoir compris quela question d'Orient n'est qu'une question de douanes est-il doncsi difficile à l'opinion publique de généraliser cette idée et decomprendre enfin que, si la suppression des douanes entraînel'abolition de la propriété entre les nations, elle entraîne aussi,par contre-coup, l'abolition de la propriété entre les individus?

En effet, si l'on supprime les douanes, l'alliance des peuples est

par cela.seuldéclarée, leur solidarité

reconnue,leur

égalité pro-clamée. Si l'on supprime les douanes, le principe d'association nepeut tarder de s'étendre de l'État à la province, de la "province àla cité, de la cité à l'atelier. Mais alors que deviennent les privi-léges d'auteurs et d'artistes? à quoi bon les brevets d'invention,d'imagination, d'amélioration, de perfectionnement? Quand nosdéputés fabriquent une loi de propriété littéraire à côté d'une loiqui ouvre june large brèche à la douane, en vérité ils se contre-disent eux-mêmes et détruisent d'une main ce qu'ils édifient del'autre. Sans la d. ie, la propriété littéraire n'est rien, et nos

faméliques auteurs sont frustrés dans leurs espérances. Car vousne supposez pas sans doute, avec le bonhomme Fourier, que lapropriété littéraire s'exerce à la Chine, au profit d'un auteurfrançais, et qu'une ode de Lamartine, vendue aux quatre coinsdu globe avec privilége, rapporte à son auteur des millions. L'in-dustrie du poëte est spéciale au climat qu'il habite; partout ail-leurs la reproduction de ses œuvres, n'ayant pas de débit surplace, doit être franche et libre. Mais quoi faudra-t-il pour desvers, des statues, des élixirs, des parae.ro.ttes, créer entre les na-tions une surveillance mutuelle? On aura donc

toujoursune ré-

gie, un octroi, des droits d'entrée et de transit, des douanes enfin,puis, comme réaction au privilége, la contrebande.

La contrebande! ce nom me rappelle une des formes les plushideuse;, de la propriété. La contrebande, 'd-<ez- vous,monsieur(1),est un délit de création politique c'est l'usage de !a liberté itfùa-

(1) Séance 4w 1S janvier 1841.

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DEUXIÈME MÉMOIRE

relie, défini crime, en certains cas, par la volonté du souverain. Lecontrebandier est un galant homme, un homme d'esprit, qui sedévoue gaiement pour procurer à son voisin, à très-bon marché,un bijou, un châle, un objet quelconque de nécessité ou de luxe,que le monopole intérieur rend d'une excessive cherté. Puis, à

une monographie toute poétique du contrebandier vous ajoutiezcette funèbre conclusion, que le contrebandier est de la famille deMandrin et que la galère le réclame.

Mais, monsieur, vous n'avez pas signalé l'horrible exploitationqui s'exerce en ce genre au nom de la propriété.

On dit, et je ne rapporte cet on dit que comme une hypothèseet en guise d'exemple, car je n'y crois pas, on dit que le ministreactuel des finances doit sa fortune à la contrebande. M. Humann,de Strasbourg, faisait, dit-on, sortir de France d'énormes quan-tités de suores pour lesquelles il recevait la prime d'exportationpromise jiar l'État; puis, faisant rentrer ce sucre par contrebande,il l'exportait de nouveau, recevant la prime d'exportation à chaquesortie. Remarquez, monsieur, que je n'affirme pas le fait; je vousvous le donne tel qu'on le raconte, sans le garantir et sans yajouter foi. Mon unique dessein est de fixer ici l'imagination parun exemple. Si je croyais à une telle infamie de la part d'un mi-nistre, c'est-à-dire si j'en avais une certitude personnelle etauthentique, je dénoncerais M. Humann, ministre des finances, à lachambre des députés et demanderais hautement son expulsion du

ministère.Biais ce qui n'est pas vrai sans doute de M. Humann l'est d'unefoule d'autres, aussi riches peut-être et non moins honorables quelui. La contrebande, organisée en grand par des mangeurs dechair humaine, s'exerce au profit de quelques pachas, aux risqueset périls de leurs imprudentes victimes. Le propriétaire inerteexpose sa marchandise l'homme d'action met en jeu sa liberté,son honneur, sa vie. Si le succès couronne l'entreprise, le coura-geux serviteur reçoit le prix de sa course, le profit est pour lelâche. La fortune ou la trahison Jivre-t-elle au douanier l'instru-ment de cet exécrable trafic ? le maître-contrebandier subit uneperte qu'un voyage plus heureux bientôt réparera; l'agent, déclaréinfâme, est jeté en prison en compagnie de voleurs, pendant queson glorieux patron, juré, électeur, député, ministre, fait'des loissur l'expropriation, le monopole et les douanes.

J'ai promis, en commençant cette lettre, qu'aucune attaque à lapropriété n'échapperait de ma plume, mon seul but étant de me

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QU'EST-CE QUE LA propriété?

 justifier devant le public p»? une récrimination générale. Mais jen'ai pu me défendre de flétrir un genre d'exploitation aussi odieux,et je me flatte que cette courte digression ne me sera pas repro-chée la propriété ne venge pas, j'espère, les injures de la contre-bande.

La conspiration contre la propriété est générale; elle est fla-gnante elle anime tous les esprits et inspire toutes nos lois ellevit au fond de toutes les théories. Ici le prolétaire la poursuit dansla rue, là le législateur lui lance l'interdit. Tantôt c'est un profes-seur d'économie politique ou de législation industrielle (1) qui,payé pour la défendre, la sape à coups redoublés; ailleurs, c'estune académie qui la met en question (2) ou qui s'informe si ladémolition avance (3). Pas une idée aujourd'hui, pas une opinion,pas une secte qui ne rêve de museler la propriété. Nul ne l'avoue,

parce quenul encore n'en a

conscience trop peu d'intelligencessont capables de saisir spontanément et de plain-saut cet ensemblede causes et d'effets, de principes et de conséquences, par lequel

 j'essaye de démontrer la disparition prochaine du droit de pro-priété d'un autre côté, les idées qu'on se forme généralement dece droit sont trop divergentes et trop mal déterminées pour quel'on puisse admettre sitôt la théorie contraire. Ainsi, dans les ré-gions moyenne et basse de la littérature et de la philosophie nonmoins que dans le vulgaire, on s'imagine que, la propriété abolie,nul ne pourra jouir du fruit de son travail, que personne n'aura

rien en propre, qu'une communauté tyrannique s'établira sur lesruines de la famille et de la liberté. Chimères, qui soutiennentpour quelques moments encore la cause du privilège.

Mais, avant de déterminer d'une manière précise l'idée de pro-priété, avant de chercher dans les contradictions des systèmesl'élément commun qui doit former la base du droit nouveau;

 jetons un coup d'œil rapide sur les révolutions que, dans les di-verses périodes de l'histoire, la propriété a subies. Les formespolitiques des nations sont l'expression de leurs croyances; la mo-

(1) MM.Blanquiet Wolowski.(2) Sujet proposépar la quatrième classe de l'Institut, Académiedes

sciencesmoraleset poétiques « Quelsera, pour la classe ouvrière,le ré-sultat de l'organisation du travail, d'après les idées modernes d'asso-ciation? -»

(3) Sujet proposé par l'Académie de Besançon « Des conséquenceséconomiqueset moralesqu'a eues jusqu'à présenten France, et que sembledevoir y produire dans l'avenir la loi sur le partage des biens entre lesenfants. »

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DEUXIÈME MÉMOIRE

bilité de ces formes, leurs modifications et leur destruction sontles expériences solennelles qui nous découvrent la valeur desidées et dégagent peu à peu, de l'infinie variété des usages, lavérité absolue, éternelle et immuable. Or, nous verrons que touteinstitution politique tend nécessairement et sous peine de mort à

niveler les conditions; que toujours et partout l'égalité des for-tunes, de même que l'égalité des droits a été la pensée sociale,soit que les classes plébéiennes aient voulu s'élever par la pro-priété à la puissance politique, soit que, déjà souveraines, elle.;aient usé du pouvoir politique pour conquérir la propriété. Nousreconnaîtrons, en un mot, par le progrès des sociétés, que la con-sommation de la justice est dans l'extinction du domaine indi-viduel.

Afin de ne pas surcharger cet exposé, je négligerai les témoi-

gnagesde l'histoire ecclésiastique et de la

théoîogiechrétienne

ce sujet mérite d'être traité à part, et je me propose même d'yrevenir. Moïse et Jésus-Christ ont proscrit tour à tour, sous lesnoms d'usure et d'inégalité (1), toute espèce de bénéfice et d'au-baine l'Église elle-même, dans sa doctrine la plus pure, a toujours'condamné la propriété, et si j'ai accusé non-seulement l'autoritéde l'Église, mais sa fidélité même dans la justice, je l'ai fait àdessein et pour la gloire de la religion j'ai voulu provoquer uneréplique péremptoire et préparer au christianisme un triomphe,au milieu des attaques sans nombre dont il est aujourd'hui l'objet,

J'espérais qu'un apologiste se lèverait soudain, qui, s'emparantdes Écritures, des Pères, des canons, dés conciles et des constitu-tions des papes, démontrerait la perpétuité de la doctrine de l'éga-lité dans l'Église et rejetterait sur les nécessités des temps lescontradictions de la discipline. Un pareil travail servirait la reli-

gion autant que l'égalité il faut qu'on sache enfin si le christia-nisme doit se régénérer dans l'Église ou hors de l'Église, et sicette Église accepte les reproches de haine à la liberté et d'anti-

pathie pour le progrès. Jusque-là supendons notre jugement, etcontentons-nous de mettre sous les

yeuxdu

clergéles

enseigne-ments de l'histoire.

Lorsque Lycurgue entreprit de donner des lois à Sparte, en

quel état se trouvait cette république? Tous les historiens sontd'accord: le peuple et les nobles se battaient; la ville était pleine

(1) rUeovs^ia,propriété plus arande. La vulgate traduit aoarilia.

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ?Î

de Irouble et déchirée par deux factions, la faction des pauvreset la faction des riches. A peine échappée de la barbarie destemps héroïques, la société était en pleine décadence le proléta-riat faisait la guerre à la propriété, qui de son côté opprimait le

prolétariat. Quefit

Lycurgue?Il

commença parune mesure

desûreté générale dont la seule idée ferait trembler nos législateurs,il abolit toutes les dettes puis, employant tour à tour la persua-sion et la force, il fit renoncer les nobles à leurs priviléges etrétablit l'égalité. Lycurgue, en un mot, chassa la propriété deLacédémone, ne concevant pas que la liberté, l'égalité, là loipussent être autrement consolidées. Certes, je n'ai nullement enviede proposer à la France l'exemple de Sparte; mais il est remar-quable que le plus ancien législateur de la Grèce instruit à fondde l'état des esprits et des besoins du peuple, capable plus que

personne d'apprécier la légitimité des obligations que de sa pleineautorité il annulait, qui avait comparé les législations de sontemps et dont un oracle avait proclamé la sagesse, que Lycurgueait jugé le droit de propriété incompatible avec les institutionsd'un État libre et ait cru devoir préluder à sa législature par uncoup d'État qui détruisait toutes les distinctions de fortune.

Lycurgue avait parfaitement compris que le luxe, l'amour des jouissances et l'inégalité des fortunes que la propriété engendre.sont le fléau des sociétés; malheureusement les moyens qu'il ima-

gina pouren

préserversa

républiquelui furent

suggérés par defausses notions d'économie politique et par une connaissance su-perficielle du cœur humain. Aussi la propriété, que ce législateureut le tort de confondre avec la richesse rentra-t-elle dans laville avec la foule des besoins qu'il s'était efforcé d'en bannir, etSparte fut cette fois corrompue sans retour.

« L'introduction des richesses, dit M. Pastoret, fut une descauses principales des malheurs qu'on éprouva. Les lois cependantavaient pris contre elles des précautions extraordinaires, dont lameilleure avait été de donner des mœurs qui n'en inspirassent pasle besoin. »

La meilleure de toutes les précautions eût été de prévenir lacuriosité par l'usage même. La possession est le remède souveraincontre la convoitise, remède d'autant moins dangereux à Sparteque les fortunes y étaient à peu près égales et la condition presquecommune. En général, le jeûne et l'abstinence sont de méchantsmaîtres de modération.

« Une loi, dit encore M. Pastoret, défendait aux riches d'avoir

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DEUXIÈMEMÉMOIRE

15

d'autres habits que les pauvres; d'user de mets plus délicats;d'avoir des meubles précieux, des vases, des tapis, de jolies habi-tations, » etc. Lycurgue avait donc cru maintenir l'égalité en ren-dant les richesses inutiles. Combien sa politique eût été plus sagesi, parallèlement à la discipline guerrière, il avait organisé l'in-

dustrie et instruit le peuple à se procurer par le travail ces biensqu'il essayait vainement de lui interdire! Heureux alors dans sonimagination et dans sa sensibilité, le citoyen n'aurait plus rien euà désirer que cela même dont le législateur s'efforçait de lui inspi-rer l'amour, c'est-à-dire l'honneur et la gloire, les triomphes dutalent et de la vertu.

« L'or et tous les genres d'ornements furent interdits auxfemmes. » Absurdité. Dès la mort de Lycurgue, ses institutions se

corrompirent, et quatre siècles avant l'ère chrétienne, il ne demeu-rait plus vestige de l'antique simplicité. La soif de l'or et le luxe

se développèrent de bonne heure chez les Spartiates, avec uneintensité que la misère officielle et l'impéritie de la nation dans lesarts expliquent parfaitement. Les historiens ont accusé Pausanias,Lysandre, Agésilas et autres, d'avoir corrompu les mœurs de leur

pays par l'introduction des richesses obtenues à la guerre; c'estune calomnie. Les mœurs des Spartiates devaient se corrompred'elles-mêmes, dès que l'indigence lacédémonienne aurait touchéle luxe des Perses et l'élégance attique. Lycurgue commit doncune erreur funeste lorsque, pour inspirer le désintéressement et la

modestie, il n'imagina rien de mieux qu'une vaine et orgueilleuserusticité.« Lycurgue ne fut point effrayé de l'oisiveté Un Lacédémonien,

se trouvant à Athènes, où l'oisiveté était proscrite, pendant qu'onpunissait un citoyen qui s'en était rendu coupable, demandait

qu'on lui fît voir l'Athénien ainsi condamné pour avoir exercé lesdroits d'un homme libre. Le principe de Lycurgue avait été, et ilse transmit pendant plusieurs siècles que les hommes de condi-tion libre ne devaient pas exercer de professions lucratives. Lesfemmes dédaignaient les travaux domestiques on ne les voyaitpas filer la laine, comme faisaient les autres Grecques (elles nelisaient donc pas Homère!); elles laissaient faire leurs vêtements àleurs esclaves.. (PASTORET,Histoire de la législation.)

Se peut-il rien de plus contradictoire? Lycurgue proscrivait la

propriété entre les citoyens et fondait les moyens de subsistancesur la plus odieuse des propriétés, sur la propriété obtenue par laforce. Comment s'étonner, après cela, qu'une cité paresseuse r.t

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QU'EST-CEQUELApropriété?

sans industrie soit devenue l'antre de l'avarice? Les Spartiatessuccombèrent d'autant plus aisément aux séductions du luxe etdes voluptés asiatiques qu'ils étaient livrés sans défense par leur

grossièreté même. Autant en arriva aux Romains, quand le succèsde leurs armes les eut fait sortir de l'Italie c'est ce que n'a pascompris l'auteur de la prosopopée de Fabricius. La culture desarts n'est pas ce qui corrompt la morale, mais leur dégradationprovoquée par l'opulence inerte et luxurieuse l'instinct de la

propriété est de faire servir à ses goûts bizarres et à ses hon-teuses jouissances l'ineustrie des Dédale comme le talent desPhidias. La propriété, non la richesse, perdit le peuple de Ly-curgue.

Quand Solon parut, l'anarchie causée par la propriété était aucomble dans la république athénienne. « Les habitants de l'Attique

étaient divisés entre eux sur la forme du gouvernement. Les mon-tagnards (c'étaient les pauvres), le voulaient populaire ceux de la

plaine (classe moyenne), oligarchique; ceux de la côte maritime,mêlé d'oligarchie et de démocratie. D'autres divisions naissaientde l'inégalité des fortunes. L'exaspération mutuelle. des pauvres etdes riches était même devenue si violente, que le pouvoir d'unseul paraissait l'unique remède aux bouleversements dont la répu-blique était menacée. » (Pastoret, Histoire de la législation.)

Les querelles entre les pauvres et les riches, rares dans les mo-

narchies, parce qu'unpouvoir fortement constitué comprime les

dissensions, semblent être l'apanage des gouvernements popu-laires. Aristote l'avait remarqué oppression de la richesse, sou-mise à des lois agraires ou à des impôts excessifs; haine desclasses inférieures contre la classe supérieure toujours en butte àdes accusations calomnieuses, excitées par l'appât des confisca-tions, voila ce qui dans le gouvernement d'Athènes révoltait sur-tout Aristote, et le faisait incliner vers uue monarchie tempérée.Aristote, s'il eût vécu dans notre siècle, aurait élé pour le gou-vernement constitutionnel. Mais, n'en déplaise au Stagyrite, un

gouvernement qui sacrifie la vie des prolétaires à celle des proprié-laires est tout aussi peu rationnel que celui qui nourrit les premiersde la dépouille des seconds ni l'un ni l'autre ne mérite l'adhé-sion d'un homme libre, encore moins d'un philosophe.

Solon fit comme Lycurgue; il célébra son inauguration législa-tive par l'abolition des dettes, c'est-à-dire par la banqueroute. End'autres termes, Solon remonta. pour un temps qu'il eût pu ctiîcu-er d'après la moyenne des usures, la machine gouvernementale;

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DEUXIÈMEMEMOIRE

de sorte que le ressort détendu et la chaîne déroulée, la républiquedevait périr encore ou se réparer par une banqueroute. Cettesingulière préparation à légiférer est commune a toute l'antiquité.Après la captivité dé Babylone, le chef de la nation juive, Néhé-mias, abolit les dettes; Lycurgue abolit les dettes; Solon abolit

les dettes; le peuple romain, depuis l'expulsion des rois jusqu'àl'avènement des Césars, lutte contre le sénat pour l'abolition desdettes, plus tard, vers la fin de la république et bien avant sous

l'empire, l'agriculture étant abandonnée et les provinces se dé-peuplant à cause des usures excessives, les empereurs -cèdentpour rien les terres à qui les veut cultiver, c'est-à-dire qu'ils abo-lissent les dettes. Personne, excepté Lycurgue, qui du reste se jetadans un autre extrême, ne voulut jamais comprendre que le grandpoint fût, non de donner par un coup d'État quittance aux débi-

teurs, mais d'empêcher les dettes de naître à l'avenir. Loin de là,les gouvernements les plus démocratiques furent tous exclusive-ment constitués sur la propriété individuelle, si bien que l'élémentsocial de tontes ces républiques était la guerre entre les citoyens.

Solon ordonna le recensement de toutes les fortunes, régla lesdroits politiques par le cens, accorda aux plus grands proprié-taires une plus grande influence, établit la pondération des pou-voirs, en un mot jeta dans la constitution les ferments les plusactifs de discorde, comme si, législateur choisi par le peuple, ileût été son plus grand ennemi. N'est-ce pas, en effet, le comble de

l'imprudence, que d'accorder l'égalité des droits politiques à deshommes de condition inégale? Supposons qu'un chef de manufac-ture, réunissant dans une société en commandite tous ses ou-vriers, donne voix consultative et délibérative à chacun d'eux,c'est-à-dire les rende tous également maîtres, croit-on que cetteégalité de maîtrise puisse devenir un principe sûr d'inégalité dessalaires? Voilà, réduite à son expression la plus simple, toute lapolitique de Solon.

« En assurant à la propriété une juste prépondérance, dit

M. Pastoret, Solon réparait, autant qu'il était en lui, le premieracte de sa haute magistrature, l'abolition des dettes. Il avait crudevoir à la paix publique un si grand sacrifice des droits acquis etde l'équité naturelle. Mais la violation des propriétés individuelleset des engagements contractes est un mauvais frontispice pour uncode public. »

En effet, de telles violations sont toujours cruellement punies.En 89 et 93 on confisqua les biens de la noblesse et du cierge, on

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QU'EST-CE QUE LA propriété?

enrichit des prolétaires adroits, qui, devenus aristocrates, nousfont payer cher aujourd'hui cette rapine de nos pères. Que fairedonc maintenant? Ne plus violer le droit, mais le restaurer. Or, ceserait violer la justice que de déposséder les uns et d'investir lesautres, pour ensuite s'arrêter là. Il faut abaisser graduellement le

taux de l'intérêt, organiser l'industrie, associer les travailleursentre eux et les fonctions entre elles, faire le recensement desgrandes propriétés, non pour leur accorder des priviléges, maispour en opérer le remboursement en payant une rente viagère aux

propriétaires; il faut appliquer en grand le principe de productioncollective, donner à l'État le domaine éminent sur tous les capi-taux, rendre chaque producteur responsable, abolir la douane ettransformer en fonction publique toute espèce de profession et demétier. Par là, la grande propriété divisée s'évanouira sans con-

fiscation et sans violer la possession individuelle se constituerasans communauté sous l'inspection de la république, et l'égalitédes conditions ne dépendra plus que de la volonté des citoyens.

Parmi les auteurs qui ont écrit des Romains, brillent au pre-mier rang Bossuet et Montesquieu le premier, regardé générale-ment comme le père de la philosophie de l'histoire; le second,comme l'auteur le plus profond qui ait parlé des lois et de la po-litique. Cependant on pourrait soutenir que ces deux grands écri-vains, imbus chacun des préjugés de leur siècle et de leur robe,ont laissé, quant aux causes de la grandeur et de la décadence

des Romains, la question dans le même état où ils l'avaientprise.

Bossuet est admirable tant qu'il décrit qu'on relise entre autresle tableau qu'il a tracé de la Grèce avant la guerre médique, etqui semble avoir inspiré le Télémaque le parallèle d'Athènes et deSparte, vingt fois recommencé depuis Bossuet; la description desmœurs romaines et du caractère du peuple-roi enfin la pérorai,son sublime qui termine le Discours sur l'histoire universelle. Maisle fier historien veut-il remonter aux causes,- sa philosophie est en

défaut.t.« Les tribuns ne cessaient de proposer que les terres dès paysvaincus ou le prix qui proviendrait de leur vente fût partagé entreles citoyens. Le sénat s'opposait toujours constamment à ces loisruineuses pour l'État, et voulait que le prix des terres fût adjugéau trésor public. »

Ainsi, d'après Bossuet, le premier et le plus grand tort desguerres civiles fut au peuple, qui, mourant de faim, demandait

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DEUXIÈME MÉMOIRE

qu'on lui abandonnât pour les cultiver ces terres qu'il avait cou»

quises au prix de son sang; les patriciens, qui les accaparaient)our les livrer à leurs esclaves, entendaient mieux la justice et lesintérêts de la république. A quoi tiennent les jugements deshommes Si les rôles de Cicéron et des

Gracquesétaient interver-

tis, Bossuet, en qui l'éloquence du grand orateur excitait de plusvives sympathies que les clameurs des tribuns, aurait jugé d'untout autre point de vue les lois agraires. Il aurait compris alorsque l'intérêt du trésor n'était qu'un prétexte que les terres con-quises étant mises à l'encan, les patriciens s'empressaient de lesacquérir afin d'utiliser les revenus de leurs domaines, certainsd'ailleurs que le prix de ces acquisitions leur rentrerait tôt outard, soit pour fournitures faites par eux à la république, soitpour les subsistances de la multitude qui ne pouvait rien acheter

que d'eux seuls, et dont tantôt les services, tantôt la misèreétaient salariés par l'État. Car un État ne thésaurise pas; tou- jours au contraire les fonds publics rentrent dans la masse dupeuple. Si donc il se trouve un certain nombre d'hommes quisoient seuls marchands des choses de première nécessité, il estnécessaire que le trésor public, passant 'et repassant par leursmains, y dépose et y accumule la propriété immobilière.

Lorsque Ménénius vint débiter au peuple sa fable des membreset du ventre, qui aurait fait observer à ce conteur d'apologues quele ventre rendait

gratisaux membres la nourriture

qu'ilen

rece-vait gratis, mais que les patriciens ne donnaient aux plébéiensqu'à beaux deniers comptants et ne prêtaient qu'à usure, auraisans doute fermé la bouche au rusé sénateur, et préservé lepeuple d'une grande tromperie. Les pères conscrits n'étaient pèresque de leur propre lignée; quant à la plèbe, ils la regardaientcomme une race impure, exploitable, taillable et corvéable àmerci et miséricorde.

En général, Bossuet se montre peu favorable au peuple songénie monarchique et théologien ne connaît que l'autorité, l'obéis-

sance, et l'aumône sous le nom de charité. Cette fâcheuse dispc-sition lui fait prendre constamment des symptômes pour descauses, et l'on s'aperçoit que sa profondeur tant admirée lui vientde ses auteurs et se réduit à fort peu de chose. Quand il dit, parexemple, que « les causes des divisions de la république et fina-lement de sa chute furent dans les jalousies de ses citoyens, etdans l'amour de la liberté poussé jusqu'à un excès et une délica-tesse insupportables, » n'est-on pas tenté de lui demander quelle

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ?i

était la cause de ces jalousies? qui inspirait au peuple cet amourde la liberté, excessit et insupportable? 11ne sert à rien de direLa corruption des mœurs, l'oubli de l'ancienne pauvreté, les dé-bauches, le luxe, les jalousies des ordres, l'esprit séditieux desGracques, etc., etc. Comment les mœurs purent-elles se corrompre,

et a'où provenaient ces divisions éternelles entre les patriciens etles plébéiens ?

A Rome, comme partout, la dissension éclata entre les richeset les pauvres, non pas directement pour l'envie des richesses; le

peuple, en général, ne convoite pas ce qu'il juge illégitime d'ac-quérir mais par un instinct naturel qui faisait chercher aux plé-béiens la cause de leur mal-être dans la constitution de la répu-blique. Ainsi faisons-nous aujourd'hui; au lieu de changer notreéconomie publique, nous demandons une réforme électorale. Le

peupleromain voulait

qu'onrevînt sur le

pacte social;il

invoquaitdes réformes, demandait la révision, des lois et la création de nou-velles magistratures; les patriciens, qui n'avaient pas à seplaindre, s'opposaient à toute innovation. La richesse fut de touttemps conservatrice. Le peuple toutefois triompha de la résistancedu sénat; une vaste extension fnt donnée au droit électoral; lespriviléges des plébéiens furent accrus ils eurent leurs représen-tants, leurs tribuns et leurs consuls, et malgré ces réformes, larépublique ne put être sauvée. on eut épuisé tous les expé-dients de la politique, quand on se fut décimé longtemps par la

guerre civile, quand les Césars eurent jeté leur manteau sanglantsur le chancre qui dévorai1,l'empire, comme la grande propriétéétait toujours respectée et que l'incendie ne s'arrêtait pas, la na-tion dut s'éteindre. La puissance impériale fut une transaction quigarantit les propriétés des grands, et nourrit les prolétaires avecles blés de l'Afrique et de la Sicile double faute, qui tua l'aristo-cratie par la pléthore, et la plèbe par la famine. A la fin il n'y eutplus en réalité qu'un seul propriétaire, l'empereur, dont chaquecitoyen devint le client, le flatteur, le parasite ou l'esclave; et

quandce

propriétaire fut ruiné, ceux qui ramassaient les miettessous sa table et riaient à ses jeux, périrent tous.Montesquieu n'est pas allé plus loin que Bossuet dans l'appré-

ciation des causes de la décadence des Romains; on peut mêmedire que le président n'a fait autre chose que développer les idéesde l'évêque. Si les Romains avaient été plus modérés dans leursconquêtes, plus justes avec leurs alliés, plus humains envers lesvaincus; si les nobles avaient été moins avides, les empereurs

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DEUXIÈMEMÉMOH'H

moins brigands, le peuple moins féroce, tous les ordres moins cor-rompus si. etc., peut-être la dignité de l'empire se serait soute-nue, et Rome aurait conservé le sceptre du monde. Voilà tout cequ'on peut recueillir des renseignements de Montesquieu. Mais làne gît point la vérité de l'histoire; les destinées du monde ne tien-

nent pas à de si petites causes. Les passions des hommes, demême que les circonstances des temps et les qualités du climat,servent à entretenir les forces qui meuvent l'humanité et qui pro-duisent toutes les péripéties de l'histoire; mais elles ne les expli-quent pas. Le grain de sable dont parle Pascal n'aurait produitque la mort d'un homme, si une préparation antérieure n'avaitdisposé les événements dont cette mort donna le signal.

Montesquieu a lu les auteurs; il sait parfaitement l'histoire ro-maine, connaît à merveille les gens dont il parle, et fait très-bien

voir pourquoi ils devaient l'emporter sur leurs rivaux et se soumettrel'univers. En le lisant on admire les Romains, mais on ne les aime

pas; on assiste à leurs triomphes sans plaisir, comme on les voittomber sans les plaindre. Le livre de Montesquieu est artistementcomposé, comme les écrivains français savent faire leurs livres

plein d'esprit, de saillies, d'une grande sagacité d'observation. Il

plaît, intéresse, instruit, mais il fait peu réfléchir; il ne subjugue.pas par la grandeur des pensées, il n'élève point l'âme par la hau-teur de la ra'son et la ftvce du sentiment. Vainement on y cher-cherait l'intelligence de l'antiquité, le caractère des sociétés primi-tives, la peinture des âges héroïques, dont les mœurs' et lespréjugés se perpétuèrent jusqu'aux derniers temps ue la répu-blique. Vico peignant les Romains sous des traits horribles lesrend excusables, parce qu'il les montre soumis dans toute leurconduite à des idées et à des coutumes préexistantes, informes,pour ainsi dire, par un génie supérieur dont ils n'avaient au-cune conscience; dans Montesquieu l'atrocité romaine révolte,mais ne s'explique pas. Aussi, comme écrivain, Montesquieuhonore davantage la littérature française la palme de la philo-

sophie est à Vico.Dans l'origine, la propriété à Rome fut nationale, non privéeNuma fut le premier qui créa des propriétés individuelles en par-tageant les terres que Romulus avait conquises. Quel fut le divi-dende de ce partage opéré par Numa? quelles conditions furentimposées aux particuliers, quelles réserves faites au nom de l'État?Sur tout cela, rien inégalité de fortunes, abdication absolue dudomaine éminent de la république sur les propriétés quiritaires,

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QU'EST-CE QUE LA propriété?

telles furent les premières conséquences du partage de Numa, quel'on peut à juste titre regarder comme le premier auteur des ré-volutions romaines. Ce fut lui qui institua le culte du dieu Terme,symbole de la possession privative, et l'un des plus anciens dieuxde l'Italie; ce fut Numa qui plaça les propriétés sous la protectionde Jupiter; qui, à l'instar des Étrusques, voulut que les arpen-teurs fussent prêtres; qui inventa une liturgie pour les opérationscadastrales, et des formules de consécration pour la plantationdes bornes; qui, en un mot, fit une religion de ? propriété (1).Toutes ces imaginations eussent été plus réjouissantes que dange-reuses si le saint homme roi n'eût oublié une chose essentielle,qui était de fixer la quotité de ce que chaque citoyen pourrait pos-séder, et à quelles conditions. Car, comme il est de l'essence dela propriété de croître toujours par l'accession et le bénéfice, et

comme le préteur saisissait merveilleusement les applications dece principe inhérent au domaine de propriété, il devait arriverque par leur énergie naturelle et par le respect religieux qui les

protégeait, les propriétés tendraient à s'absorber réciproquementet les fortunes à s'accroître ou à s'atténuer dans une progressionindéfinie, d'où nécessairement devaient suivre la ruine du peupleet la chute de la république. L'histoire romaine n'est pas autrechose que le développement de cette loi.

A peine les Tarquins étaient expulsés de Rome et la monarchieabolie, que les querelles commencèrent entre les ordres l'an 261,la retraite du peuple sur le Mont-Sacré amena 1 institution du tri-bunat. De quoi se plaignaient les plébéiens? qu'ils étaient pau-vres, épuisés par les intérêts qu'ils payaient à leurs propriétaires,fœneraloribus; que la république, administrée au profit des nobles,ne faisait rien pour le peuple; que,' livrés à la merci de leurscréanciers, qui pouvaient les vendre eux bt leurs enfants, n'ayantni feu ni lieu, ils se voyaient refuser les moyens de subsister,tandis qu'on se montrait inflexible sur l'abaissement des usures, etc.Pendant cinq siècles la politique du sénat n'eut d'autre objet que

d'éluder ces justes réclamations, et, malgré l'énergie des tribuns,malgré l'éloquence des Gracques, les violences de Marius et le

triomphe de César, cette politique exécrable ne réussit que trop.Le sénat temporisait toujours les mesures proposées par les tri-

(1) Desusagessemblablesou analoguesontexistécheztoutesles nations.Consulter, entre autres, Origines du droit français, par M. Michelet;Antiquités du droit allemand, par Grimm.

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DEUXIÈME MÉMOIRE

15.

buns pouvaient être bonnes, mais elles étalent inopportunes; onreconnaissait qu'il y avait quelque chose à faire, mais il fallait au-

paravant que le peuple rentrât dans le devoir parce que le sénatne pouvait céder à la violence, et que force devait rester à la loi.Si le

peuple,amoureux des formes

légales,se laissait

prendreà

ces belles paroles, le sénat faisait naître un incident; la réformeétait ajournée et l'on n'en parlait plus. Au contraire, les instancesdes prolétaires devenaient-elles trop vives; on les menait à là

guerre les nations voisines devaient payer de leur liberté les tri-bulations de l'aristocratie romaine.

Mais les fatigues de la guerre n'étaient pour les plébéiensqu'une halte dans leur paupérisme toujours grandissant. Les terres

confisquées sur les peuples vaincus étaient immédiatement réuniesau domaine de l'État, à i'ager publiais, et comme telles exploitées

au profit dn trésor, le plus souvent vendues à l'encan on n'encédait rien au prolétaire, à qui la victoire ne fournissait pas,comme aux patriciens et aux chevaliers, de quoi payer. Jamais la

guerre n'enrichit le soldat; les grandes spoliations furent de tout

temps commises par des généraux. Les fourgons d'Augereau et de

vingt autres étaient célèbres dans nos armées; on ne citerait pasun grognard devenu riche. Rien de plus fréquent à Rome que lesaccusations de péculat, de concussion, de malversation, de brigan-dage exercé dans les provinces, à la tête des armées ou dans lesautres

magistratures publiques.Toutes ces accusations

s'apai-saient par la brigue, la corruption des juges ou le désiste-ment de l'accusateur: le coupable finissait par jouir en paix de ses

rapines; son fils n'en était que plus honnête homme. Et de fait ilne se pouvait autrement. Où en serions-nous, si l'on exigeaitaujourd'hui de chaque député, pair ou fonctionnaire public, lestitres de sa fortune?

« Les patriciens s'attribuaient la jouissance exclusive de l'agcrpubliais, et, assez semblables aux seigneurs féodaux, ils accor-daient quelques portions de ces terres à leurs clients concession

toute précaire, révocable à la volonté du donateur. La plèbe, aucontraire, n'avait droit qu'à la jouissance de quelques pâturageslaissés en commun. – Etat de choses profondément injuste,puisque l'impôt, ceusus, pesait ainsi plus lourdement sur le pauvreque sur le riche. Le patricien, en effet, s'afl'ranchissait presquetoujours île la dîme qu'il devait pour prix et pour aveu de la con-cession domaniale, cl, d'autre part, ne payait point l'impôt à rai-son de ses possessions, si, comme il y a tout lieu de le croire, ou

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qu'est-ce QUE LA PROPRIÉTÉ?

ne comptait pour l'impôt que la propriété quiritaire. (LABOULAYE,Histoire de la propriété.)

Pour l'intelligence exacte de ce qui précède, il faut savoir que!es biens qitirîlaires, c'est-à-dire non dépendants du domaine pu-blic, soit qu'ils provinssent du partage fait par Numa, soit qu'ils

eussent été depuis vendus par les questeurs, étaient seuls consi-dérés comme propriétés; ceux-là payaient l'impôt ou le cens. Aucontraire, les biens que l'on tenait à titre de concessions du do-maine public, de Yager publiais, et pour lesquels on payait unelégère redevance, étaient nommés possessions. De là chez les Ro-mains un droit de propriété et un droit de possession, régissantchaque espèce de biens. Or, que voulaient les prolétaires? qu'onétendît à eux le jus possession^, le simple droit de possession, etcela, comme on voit, aux dépens non des propriétés privées, mais

du domaine public, agri publia. Les prolétaires, en un mot, de-mandaient à être fermiers des terres qu'ils avaient conquises; l'a-varice des patriciens ne le voulut jamais permettre. Achetait de ces

terres le plus qu'ils pouvaient, ils trouvaient ensuite moyen d'ob-tenir le reste à titre de possessions; puis ils y mettaient leurs es-claves. Le peuple qui ne pouvait acheter, à cause de la concur-rence des riches, ni amodier, parce que, cultivant de ses propresmains, il ne pouvait promettre une aussi forte redevance que lesexploiteurs par esclaves, était toujours écarté de la possession etde la propriété.

Les guerres civiles apportèrent quelque allégement aux souf-frances de la multitude. « Le peuple s'enrôla sou? les drapeauxdes ambitieux, pour obtenir par la force-ce que les lois lui refu-saient, la propriété une colonie fut la récompense d'une légionvictorieuse. Mais ce ne fut plus seulement l'aijer publions,ce futl'Italie tout entière qu'on mit à la merci des légions. L'ager pu-bliais disparut presque entièrement. mais la cause du mal, lagrande propriété, s'étendit plus que jamais. » (Laboulaye, Histoirede la propriété.)

L'auteur que je cite ne dit pas comment ce fractionnement deterritoire qui suivait les guerres civiles n'arrêta pas l'envahisse-ment de la grande propriété il est facile de suppléer à son si-lence. Pour cultiver il ne suffit pas d'avoir des terres; il faut en-core un matériel d'exploitation, des animaux, dos instruments,des harnais, une maison, une avance, etc. Où les colons, congé-diés par le dictateur qui les récompensait, puisaient-ils tout cela?'?

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"deuxième mémoire

 î)ans la bourse des usuriers, c'est-à-dire des patriciens, auxquelspar le rapide accroissement des usures et par les saisies immobi-lières, toutes ces terres finissaient par revenir. Salluste, dans sonrécit de la conjuration de Catilina, nous instruit de ce fait. Les

conjurés étaient tous d'anciens soldats de Sylla, qui, pour récom-

pense de leurs services, avaient reçu de lui des terres dans laGaule cisalpine, la Toscane, la Pouiile, et les autres parties de la

péninsule. Moins de vingt années s'étaient écoulées depuis que ces

colons, francs de dettes, .avaient quitté le service et s'étaient mis àla culture; et déjà ils étaient criblés d'usures et ruinés pour la plu-part. La misère causée par les vexations des créanciers fut l'âmede cette conspiration qui faillit embraser toute l'Italie, et à la-

quelle il ne manqua peut-être, pour réussir, qu'un chef  plus digneet des moyens plus honnêtes. A Rome, la masse du peuple était

favorable aux conjurés, cuncta plèbes Caiilinœ inccpla probabat; iles alliés étaient fatigués des rapines des patriciens; des députésdes Allobroges (les Savoyards) étaient venus à Rome pour sollici-ter auprès du sénat au nom de leurs concitoyens obérés; bref, laclameur contre les grands propriétaires était universelle. « Nousattestons les hommes et les dieux, disaient les soldats de Cati-lina, parmi lesquels on ne comptait que des citoyens romains et

pas un esclave, que nous n'avons pris les armes ni contre la pa-trie ni pour faire insulte à personne, mais pour défendre nos vieset nos libertés. Misérables, indigents, la plupart privés de patrie,tous d'honneur et de biens par la violence et la cruauté des usu-riers, nous n'avons plus ni droits, ni patrimoine, ni liberté (1). »

La mauvaise réputation de Catilina et ses atroces projets, l'im-prudence de ses complices, la trahison de plusieurs, les ruses deCicéron, les emportements de Caton et la terreur du sénat, déjouésrent cette entreprise, qui, en fournissant un précédent aux expé-ditions contre les riches, aurait peut-être sauvé la république etassuré le repos du monde. Mais Rome ne pouvait échapper à sesdeslins; la fin de ses expiations n'était pas venue. 11est inouï

qu'une nation ait prévenu son châtiment par une conversionbrusque et inopinée or, les longues injustices de la ville éternelle

(1) « Deoshomincsquetesiamur,nosarma ncquecontra pati'iamcepissencque quo P'Criculuuialiis faceremus, scd uti corputa noatra ab injuriattita (Iiêipiisei,i,egetites,violf~nti.iat(,iiie(~i-uCiel~~t,,ttefoeiici,atoi-Liiii,tuta forent, qai miseri, egentes, violentiâatcjiiccrudelitate fœneratorum,pleiique patnœ, sed otnncsfama atque fortunisexpertes sumus nequecuiquamnostrumiiciiit, more niajorum, lege.nti, ncquc, amisso patriwo-tiiu, liberumcorpuaiiabure. » (-Salhjstiis, de bello Calilinario.)

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ?

appelaient autre chose que le massacre de quelques centaines de'patriciens. Catilina venait interrompre la vengeance divine voilà

pourquoi sa conjuration ne réussit pas.L'envahissement de la petite propriété par la grande à l'aide des

usures, des fermages et des bénéfices de toute espèce, était dans

l'empire un fait général et vulgaire les plùs honnêtes citoyensplaçaient leur argent à gros intérêts (1); Caton, Cicéron, Brutus,tous ces stoïciens si recommandables par leur frugalité, viri frucji,Sénèque le parleur de vertu, levaient sous le nom d'usures d'énor-mes impôts dans les provinces et c'est une chose remarquableque les derniers défenseurs de la république, ces superbes Pom-péiens, étaient tous des aristocrates usuriers et des oppresseurs dela plèbe. Mais la bataille de Pharsale n'ayant tué que des hommessans toucher aux institutions, l'invasion des grands domainesdevint tous les

jours plusactive. Dès la naissance du

christianismeon voit les Pères s'opposer de toutes leurs forces à ce déborde-ment leurs livres sont pleins d'imprécations ardentes contre cecrime d'usure dont les chrétiens ne se montrèrent pas toujoursexempts. Saint Cyprien se plaint de certains évêques de son temps,qui, livrés à de honteuses spéculations d'agiotage, abandonnaientleurs églises, couraient les provinces, s'appropriaient les terres parl'artifice et la fraude, en prêtant de l'argent et cumulant intérêtssur intérêts (2). Comment, avec cette fureur d'accumulation, lespossessions du territoire public, de même que les propriétés pri-

vées, ne se fussent-elles pas concentrées dans un petit nombre de'mains?

En droit, le domaine de l'État était imprescriptible, conséquem-ment la possession toujours révocable mais l'édit du prêteur lacontinuait indéfiniment, de sorte qu'à la longue les possessionsdes patriciens se transformèrent, tout en gardant leur nom, envéritables propriétés. Cette conversion, provoquée par l'avaricesénatoriale, s'accomplit grâce à la plus déplorable et à la plus im-

(d) Cinquante,soixanteet quatre-vingtspour cent. (Cours deM. Blan-qur.)« Episcopi plurimi, quos et hortamento esse oportet coeteriset

exempte,divinà procuration»contemptâ, proçuratores reruin sœculariunifieri, derelielàcathedra,plèbedéserta, pcr aliénas provinces obcrrantcs.negotiationisquie=tuosœuundinasaiieupari,esurierilibusiu occlesiàiïatri-bus habcrc urgeiituin largiter voile, l'undosinsisliosisfraudibus rapere,usuris muUiplieantibusl'œnusaugero. » (Cypkianus,de Lapsis.) Danscepassage, saint Cyprienfait allusion au prêt sur hypothèqueet à l'inlérê!composé.

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DEUXIÈME MÉMOIRE

prévoyante politique. Si dès le temps de Tibérius Gracchus, quivoulut limiter à 500 arpents pour chaque citoyen la possession de

l'ager -publicus, on avait fixé la quotité de cette possession à ce

qtf une seule famille en pourrait cultiver, sous condition expressede faire valoir par elle-même et sans faculté d'amodier, jamais le

fléau des grands domaines n'eût désolé l'empire,-et la possession,loin d'aller grossir la propriété, l'eût elle-même absorbée. A quoidonc tint-il que l'égalité ne fût établie et consolidée dans les con-ditions et les fortunes? A une répartition plus équitable de Yagerpublicus, à une distribution mieux entendue du droit de possession.

J'insiste sur ce point qui est de la plus haute importance, car ilnous offre comme une perspective historique, de cette possessionindividuelle dontj'ai tant parlé dans mon premier mémoire, et quesi peu de lecteurs semblent avoir comprise. La république romaine,

par la faculté de disposer souverainement de son territoire et d'im-poser des conditions aux possesseurs, fut plus près de la liberté etde l'égalité qu'aucune nation ne se soit encore trouvée. Supposonsle sénat intelligent et juste; supposons, lors de la retraite sur leMont Sacré, au lieu de la ridicule comédie de Ménénius Agrippa,une renonciation solennelle du droit d'acquérir de la part de tout

citoyen parvenu à son contingent de possession et la république,constituée sur l'égalité des possessions et sur l'obligation du travail,en parvenant à la richesse n'eût point dégénéré de ses mœurs;Fabricius eût joui des arts sans désirer de commander aux artistes;les conquêtes du peuple-roi eussent été une propagande de civi-lisation, tandis qu'elles furent une série d'assassinats et de brigan-dages.

Mais avec la faculté illimitée d'acquérir et d'affermer, la pro-priété s'enfla chaque jour de possessions nouvelles dès le tempsde Néron, six individus étaient à eux seuls propriétaires de lamoitié de l'Afrique romaine. Au cinquième siècle, les familles

puissantes n'avaient pas moins de deux millions de revenu; quel-ques-unes possédaient jusqu'à vingt mille esclaves. Tous les

auteurs qui ont écrit sur les causes de la chute de la républiqueromaine sont unanimes M. Giraud, d'Aix (1) rapporte les témoi-

gnages de Gicéron, de Sénèque, de Plutarque, d'Olympiodore etde Photius. Sous Vespasien et Titus, Pline le naturaliste s'écriait«Les grandes propriétés ont perdu l'Italie, et ies voilà qui perdentles provinces. »

(1) liucho,chessur la propriété chez tes Romains.

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ?

Jjais, chose que l'on n'a jamais voulu comprendre, alors comme

aujourd'hui l'extension de la propriété s'effectuait sous l'égide dela loi et en vertu de la constitution. Quand le sénat faisait mettreà l'encan les terres conquises, c'était dans l'intérêt du trésor et paramour du bien public; quand les patriciens enlevaient aux enchères

possessions et propriétés, ils remplissaient le vœu des sénatus-consultes quand ils prêtaient à gros intérêts, ils usaient du béné-fice de la loi. La propriété, disait le préteur, est le droit de jouir

  jusqu'à l'abus, jus utendi etabulendi, c'est-à-dire le droit de prêtermoyennant aubaine, d'affermer, d'acquérir, puis d'affermer etd'usurer encore. Mais la propriété est aussi le droit d'échanger,d'aliéner et de vendre si donc la condition sociale est telle que lepropriétaire ruiné par l'usure puisse être obligé de vendre sa pos-session, l'instrument de sa subsistance, il la vendra, et grâce à laloi la grande propriété, la propriété dévorante et antropophage, se

trouvera constituée (1).La cause immédiate et secondaire de la décadence des Romains

se trouve donc dans les discordes intestines des deux ordres de la

république, praticiens et plébéiens, discordes qui engendrèrent les

guerres civiles, les proscriptions, la perte de la liberté, et ame-nèrent l'empire; mais la cause première et médiate de cette mêmedécadence est dans l'institution du domaine de propriété organisépar Numa.

Je terrais par quelques considérations extraites d'un ouvrage

que j'ai cité déjà plusieurs fois, et que l'Académie des sciencesmorales et politiques a récemment couronné.« La concentration de la propriété, dit M. Laboulaye, en ame-

nant une extrême indigence, avait forcé les empereurs de nourrirla plèbe et de l'amuser pour l'étourdir sur sa misère. Panem et

(1) « L'acquisitionde sa nature est rapide dansle sommeilde la loi. Ilne lui faut qu'un motpour tout envahir.Témointa fameuseéquivoquedela peau de boeufqui, parlagée en lanières, sdj'lità occupertout l'emplace-mentde

Cartilage.La

légendese

reproduit plusieursl'ois

depuisDiilon jusqu'à Melusinc. Tel est l'amourde l'hommepourla terre limitéeparles tombeaux,mesurée par les membres humams, par le pouce, par lepied, par la coudée; elle s'harmonise, autant qu'elle en est susceptible,aux proportionsmêmesde l'homme.11n'est pas rassuré "ncore il prendle "iela témoinqu'elle est bien a lui il essayed'orienter sa terre, de luiappliquerla forme,du ciel. li qualiliela propriété,dansson ivressetita-niiiue, des nomsmêmesdu Dieu très-grand et très-bon, fundus optimusmaximus. Il y fera sa couche, et ils ne seront,plus séparés; xat i\uf-vuvxo<In}.oT7jTt.i)(Miciielkt, Originesdu droit français.)

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DEUXIÈME MÉMOIRE

circenses, c'était à Rome la loi des pauvres, mal rongeur et néces-saire peut-être de toute grande aristocratie territoriale

«Pour nourrir ces bouches affamées, on tirait de l'Afrique etdes provinces une multitude de grains qu'on distribuait gratuite-ment à la foule nécessiteuse. Dès le temps de César, on nourrissait

ainsi trois cent vingt mille personnes. Auguste avait vu qu'unepareille mesure menait droit à la destruction du labourage; maisabolir ces distributions, c'était laisser une arme à la portée du

premier ambitieux; l'empereur recula devant cette pensée.«Le grain sans valeur, il n'y avait pas d'agriculture possible;

la culture tourna au pâturage, autre source de dépopulation,même pour la race servile. »

« Enfin le luxe, se raffinant de jour en jour, couvrit le sol del'Italie de somptueuses villas, qui prirent la place de cantonsentiers. Des

jardinset des bois

remplacèrentles

guérets,la

popu-lation libre se réfugia dans les villes; la culture disparut presqueentièrement, et avec la culture le laboureur. Ce fut l'Afrique quidonna le blé, ce fut la Grèce qui donna le vin. Tibère se plaignaitamèrement de ce mal, qui mettait la vie du peuple romain à ladiscrétion des flots et des vents. C'était là son souci un jour deretard, et il y avait à Rome trois cent mille hommes sans painc'était une révolution.

« Ce dépérissement de l'Italie et des provinces ne s'arrêta pas.Dès le règne de Néron, des villes aussi célèbres qu'Antium et

Tarente, commencèrent à se dépeupler. Sous le règne de Pertinax,il y avait tant de terres disertes, que l'empereur abandonnait la

propriété de ces fonds, fussent-ils même au fisc, à qui voudrait lescultiver, donnant en outre aux laboureurs une immunité de dixannées. On força les sénateurs d'avoir en Italie un tiers de leurfortune en immeubles; mais cette mesure ne fit qu'accroître le malqu'on voulait guérir. Forces' les riches à posséder en Italie, c'étaitaugmenter encore ces grands domaines qui avaient ruiné le pays.Que dirai-je enfin? Aurélicn voulut envoyer des captifs dans les

:erres désertesde l'Étrurie.

Valentinien en fut réduità

établir lesUamanni sur les rives fertiles du Pô. »Si le lecteur, en parcourant cet écrit, se plaignait de n'y ren-

contrer que des citations d'ouvrages, des extraits des journaux etdes cours publics, des gloses sur les lois et des paraphrases, je luirappellerais que ce mémoire a précisément pour objet d'établir laconformité de mon opinion sur la propriété avec celle universel-lement admise; que bien loin de viser au paradoxe, ma plus'

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ?`~

grande étude a toujours été de suivre l'avis de tout le monde;enfla que mon unique prétention en tout ceci est de formuler net-tement la croyance générale. Je ne puis trop le redire, et je l'avoueavec orgueil, je n'enseigne absolument rien de neuf, et je regar-derais comme radicalement erronée la doctrine que je professe, s'il

s'élevait contre elle un seul témoignage.Suivons maintenant les révolutions de la propriété chez les

Barbares.

Tant que les tribus germaines avaient habité leurs forêts ilne leur était pas venu dans l'esprit de diviser et d'approprier le

*sol; la terre était commune à tous; chacun pouvait à son tourlabourer, semer, moissonner. Mais l'empire une fois envahi, onsongea à s'en partager les terres comme on se partageait un butin

aprèsla victoire. « De là, dit M. Laboulaye, ces noms de sortes

Burgundiorum Goltiorum, y.\r,çolOûavSîXuv de l'\  le nom germa-nique allod, alleu, loos, lot, qui se reproduit dans toutes les lan-gues modernes pour désigner ce que donne le sort. »

La propriété allodiale, au moins pour la masse des coparta-geants, commença donc par l'égalité des lots, car on ne met ausort que des quantités égales ou au moins équivalentes. Cette pro-priélé, comme celle des Romains, fut tout à fait individuelle, indé-pendante, privative, susceptible d'aliénation, et par conséquentd'accumulation et d'envahissement. Mais, au lieu que chez les

Romains c'était la grande propriété qui par l'aubaine et l'usuresubalternisait et s'assimilait la petite, chez les Barbares, plusamoureux de combats que de richesses, plus jaloux de disposerdes personnes que de s'approprier les choses, ce fut le guerrierqui, par la supériorité des armes, asservit le guerrier. Le Romainvoulait le bien, le Barbare voulait l'homme. De là vient que dansles temps féodaux les redevances étaient presque nulles c'étaitun lièvre, une perdrix, un pâté, quelques pintes de vin apportéespar uue jeune fille, un mai planté à la porte du seigneur suzerain.

En revanche, le vassal ou bénéficier devait suivre le seigneur à laguerre (ce qui arrivait presque tous les jours), s'équiper et senourrir à ses frais. « Cet esprit de bande germaine, esprit de com-pagnonnage et d'association, domina le territoire comme il avaitdominé les individus. Il fallut que les terres, comme les hommes,s'enchaînassent à un chef, à un seigneur, par un lien mutuel deprotection et de fidélité. Cet assujettissement fut le travail del'époque germaine et de l'enfantement des fiefs. De §:è ou de

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DEUXIÈMEMÉMOIRE

force, tout propriétaire qui ne put être chef dut être vassal. »

(Laboulaye, Histoire de la propriété).De gré ou de force, tout industriel qui ne peut être maître doit

être compagnon tout propriétaire qui n'est point envahisseursera envahi; tout producteur qui par l'exploitation des autres1

hommes ne peut fournir le produit au-dessous de sa valeur natu-relle, perdra son travail. Les corporations et maîtrises tant détes-tées, mais que nous verrons se reproduire si l'on n'y prend garde,sont l'effet nécessaire du principe de concurrence inhérent à lapropriété; elles furent organisées jadis sur le modèle de la hiérar-chie féodale, qui sortit elle-même de la subordination des hommeset des propriétés.

Les temps qui préparèrent l'avènement de la féodalité et larésurrection des grands propriétaires furent des temps de carnage

et de la plus affreuse anarchie jamais à aucune époque tant demeurtres et de violences n'avaient désolé l'espèce humaine. Ledixième siècle, entre autres, si ma mémoire ne me trompe, futsurnommé siècle de fer. Toujours menacé dans sa propriété, danssa vie, dans l'honneur de sa femme et de ses filles, le petit pro-priétaire s'empressait de faire hommage au seigneur ou don àl'église de son alleu, afin d'en recevoir protection et sécurité.

« Les faits et les lois, tout nous atteste que du sixième au dixièmesiècle, les petits propriétaires d'alleux furent peu à peu dépouillésou réduits à la condition soit de vassaux, soit de tributaires, parles envahissements des grands propriétaires et des comtes. LesCapitulaires abondent en dispositions répressives mais ces me-naces sans cesse renouvelées, n'attestent que la persévérance dumal et l'impuissance du gouvernement. L'oppression du reste nevarie guère dans ses moyens, et l'on croit entendre dans la plaintedes propriétaires francs, les gémissements de la plèbe au temps desGracques. Ils di&entque toutes les fois qu'ils refusent de donnerleur héritage à l'évêque, à l'abbé, au comte, au juge ou au cen-tenier, ceux-ci cherchent aussitôt une occasion de perdre le pauvre.

Ils le font aller à l'armée jusqu'à ce que, ruiné complètement, ilsoit amené de gré ou de force à livrer son alleu. » (Laboulaye,Histoire de la propriété.)

Combien la grande propriété et la haute industrie n'ont-ellespas ruiné de petits propriétaires et d'industriels du second degré,par des chicanes, des procès, des concurrences ? Ruse, violence ouusure, telle est la catégorie des moyens employés par le proprié-taire pour dépouiller le travailleur.

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QU'EST-CE QUE LA propriété?

Ainsi l'on voit à toutes les époques la propriété, sous quelqueforme qu'elle se manifeste, osciller par l'énergie de son principeentre deux termes opposés, l'extrême division et l'extrême agglo-mération.

La propriété à son premier terme est presque nulle réduite à

une exploitation personnelle, elle n'est propriété que puissanciel-lement. A son second terme elle existe dans toute sa plénitude,elle est vraiment propriété.

Dans la période de division des propriétés, la société se régénère,profite, grandit, et s'élève bientôt au faîte de la puissance ainsiles Juifs sortis de Babylone avec Esdras et Néhémias devinrent en

peu de temps plus puissants et plus riches qu'ils n'avaient étésous leurs rois; Sparte vécut heureuse et forte dans les deux outrois siècles qui suivirent la mort de Lycurgue; les plus beaux

tempsd'Athènes furent ceux de la

guerre médique; Rome,dès

l'origine divisée en deux castes, les exploiteurs et les exploités, neconnut jamais de repos.

Dans la période de concentration des propriétés, la société abu-sant d'elle-même, polluée, si j'ose ainsi dire, se corrompt, s'exté-nue, comment exprimer cette épouvantable idée?. s'abîme dansune longue et funeste jouissance.

La féodalité constituée, il était nécessaire que la société pérît dumême mal qui l'avait tuée sous les Césars, je veux dire de lagrande propriété. Mais l'humanité, créée pour une fin immortelle,

n'est jamais frappée à mort les révolutions qui la tourmententsont des crises épuratrices, toujours suivies d'une santé plusvigoureuse. Au cinquième siècle, l'invasion des barbares avait

replacé le monde dans une sorte d'égalité native; au douzièmesiècle, ce fut un esprit nouveau qui, pénétrant la société toutentière, donna des droits a l'esclave, et ramena, avec la justice, lavie au cœur des nations. On a dit et répété jusqu'à satiété que lechristianisme avait régénéré le monde; cela est vrai, mais il mesemble qu'on s'est trompé sur la date. Le christianisme fut sansinfluence sur la société romaine

quandles

Barbares arrivèrent,cette société avait disparu. Car telle est la malédiction de Dieusur la propriété tout organisme politique établi sur l'exploitationde l'homme périra le travail de l'esclave est mortel à la race destyrans. Les familles patriciennes s'étaient éteintes comme dansleur temps les familles féodales s'éteignirent, comme toute aristo-cratie doit s'éteindre.

Ce ne fut qu'au moyen âge, quand un mouvement réactionnaire

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DEUXIÈME MÉMOIRE

commença de miner sourdement la grande propriété, que l'in-fluence chrétienne déploya toute son énergie. La dislocation de laféodalité, la conversion du serf en roturier, l'affranchissement descommunes et l'avénement du tiers état à la puissance politique,sont des faits exclusivement chrétiens je dis chrétiens et non pas

ecclésiastiques,car les abbés et les

évêquesfurent eux-mêmes

grands propriétaires, et comme tels firent souvent la chasse auxvilains. Sans le christianisme du moyen âge la civilisation modernedemeure sans raison d'existence et sans possibilité la vérité decette assertion résulte des faits mêmes allégués par M. Laboulaye,bien que cet auteur incline davantage vers l'opinion opposée (1).

1° De l'esclavage chez les Romains. « L'esclave romain n'étaitaux yeux de la loi qu'une chose; rien de plus que le bœuf ou lecheval. Il n'avait ni propriété, ni famille, ni personnalité; il étaitsans défense contre la cruauté, la folieou la cupidité de son maître.

«Vends tes bœufs hors d'usage, dit Caton, vends tes veaux, tes« agneaux, ta laine, tes cuirs, tes vieilles charrues, tes vieilles

« ferrures, ton vieil esclave ou ton esclave malade, et tout ce qui« ne te sert pas. » Quand on ne pouvait vendre l'esclave usé par lamaladie ou la vieillesse, on l'envoyait mourir de faim. Clau.de futle premier qui défendit cette infâme exposition, »

Renvoie ton vieil ouvrier, dit le propriétaire économiste: chassece domestique invalide, cette servante édentée et flétrie. Loin detoi la beauté hors de service; à l'hôpital les bouches inutiles I

« La condition de ces misérables ne s'adoucitguère

souslesempereurs, et tout ce qu'inventa de plus favorable la bonté d'An-

tonin, ce fut de défendre des sévices intolérables, comme un ABUSDELA propriété Expedit enim reipublicœ ne quis re sud maieulatur, dit Gaïus.

« Dès que l'Église fut organisée en concile, elle lança ranathèmecontre les maîtres qui avaient exercé sur leurs esclaves ce terribledroit de vie et de mort; grâce au droit d'asile et à leur misère, les

(1) M. Guizotrefuse au christianismela gloired'avoir seul aboli l'escla-

vage. « 11a fallu, dit-il, une multitudede causes, un grand développementd'autres idées, d'autres principes de civilisation.» Une assertion aussigénérale n'est susceptible d'aucune réfutation. Il aurait fallu indiquerquelques-unes«e ces idées et de ces causes, afin qu'on pût juger si lasourcen'en était,pas toute chrétienne, ou si du moinsl'esprit chrétien, enles traversant, ne les avait pas fécondées.La plupartdeschartes d'affran-chissementcommencentpar ces mots Pour l'amour de Dieu et pour lesalut demonâme. Or, on n'a commencéd'aimer Dieuet de s'occuper dusalut quedepuisla propagationde l'Evangile.

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qu'est-ce QUE LA PROPRIÉTÉ?

esclaves n'étaient-ils pas tes plus chers protégés de la religion?Constantin, qui réalisa dans la législation les grandes idées duchristianisme, le premier estima d'un même prix la vie de l'esclaveet celle de l'homme libre, et déclara coupable d'homicide le maîtrequi, volontairement, avait donné la mort à son esclave. Entré cette

loi et celle d'Antonin, il y a toute une révolution dans les idéesmorales; l'esclave était une chose; la religion en a fait unhomme, »

Remarquons ces dernières paroles Entre la loi de l'Évangile etcelle d'Antonin, il y a toute une révolution dans les idées morales;l'esclave était une chose, la religion en a fait, un homme. La révo-lution morale qui devait transformer le serf  en citoyen était doncopérée par le christianisme avant que les Barbares eussent mis lepied sur les terres de l'empire; nous n'avons plus qu'à suivre le

progrès de cette révolution morale dans le personnel de la société.« Mais, dit avec raison M. Laboulaye, on ne change pas instanta-némentt la condition des hommes, non plus quecelle des choses;de l'esclavage à la liberté il y avait un abîme qu'un seul jour nepouvait combler; ce fut le servage qui fit la transition. »

Or qu'était le servage? en quoi différait-il de l'esclavage romain,et d'où lui venait cette différence? C'est ce que le même écrivainva vous apprendre.

2° Du servage. « Je vois dans le manoir seigneurial, des esclaveschargés de fonctions domestiques. Les uns sont employés au service

personnel du maître, les autres chargés des soins de la maison.Les femmes filent la laine, les hommes font moudre le grain, pré-parent le pain, ou exercent, au profit du seigneur, le peu qu'ilssavent d'arts industriels. -Le maître les châtie à son caprice, lestue impunément et les vend eux et leur pécule comme un bétail,l'esclave n'a point de personnalité, partant point de wergheld (1)qui lui soit propre; c'est une chose. Le wergheld appartient aumaître comme indemnité de la propriété. Qu'on tue l'esclave ouqu'on le vole, l'indemnité ne change point, car le préjudice est le

même; mais l'indemnité augmente ou diminue selon la valeur duserf. En tous ces points l'esclavage germanique rappelle la servi-tude romaine. »

(1) Argent de guerre. C'était l'amende qu'on payait pour le meurtred'un homme.Tant pour un comte, tant pour un baron, tant pour unlibre, tant pour un abbé; pour un esclave,rien; Onen remboursaitla valeur au propriétaire.

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DEUXIÈME MÉMOIRE

Cette identité est précieuse à constater. L'esclavage dans lavilla romaine comme dans une métairie barbare, est toujours sem-blable à lui-même l'homme, de même que le bœuf  et l'âne, fait

partie du capital domestique c'est une tête mise à prix, une âmesans conscience, un meuble sans personnalité, impeccable, irres-

responsable, pour qui le droit et le devoir n'existent pas.Comment cette condition s'améliora- t-elle?« De bonne heure. » (Quand?) « On commence de considérer

le serf comme un homme, et, à ce titre, la loi des Visigoths, sousl'influence des idées chrétiennes, défend de le mutiler ou de letuer, à peine d'amende ou d'exil. »

Toujours le christianisme, toujours la religion quand on voudraitne parler que des lois. Le philanthropie wisigothe commença-t-elleà paraître avant ou après la prédication de l'Évangile? Voilà ce

qu'ilfaudrait éclaircir.

« Dès la conquête, on voit des serfs répandus sur les grandespropriétés barbares, chacun ayant sa case, son lot de terre etson pécule, à charge de redevances et de corvées. Rarement onles détache du sol quand on vend la terre, ils passent avec leur

pécule en la propriété du nouvel acquéreur. La loi favorisait cetteimmobilisation du serf, en défendant qu'on pût le vendre hors dupays. »

Qui avait inspiré cette loi, négative non seulement de l'escla-vage, mais même de la propriété? Car si le maître ne peut chasser

de son domaine l'esclave qu'il y a une fois implanté, il s'ensuitque l'esclave est aussi propriétaire que le maître.

« Les Barbares, dit encore AI. Laboulaye, furent les premiersqui reconnurent à l'esclave le droit de famille et de propriété,deux capacités devant lesquelles l'esclavage nepeut subsister, »

Mais cette reconnaissance fut-elle le résultat nécessaire dumode de servitude en usage parmi les nations germaniques anté-rieurement à leur conversion au christianisme, ou l'effet immédiatde cet esprit de justice inoculé avec la religion, et par lequel le

seigneur dut respecter dans le serf  une âme égale à la sienne, unfrère en Jésus-Christ, purifié dans le même baptême, et rachetépar le sacrifice du même fils de Dieu fait homme? Car il ne fautpas s'y tromper, si les mœurs barbares, si l'ignorance et les dis-tractions des seigneurs, toujours occupés de guerres et de combats,et très-peu d'exploitation agricole, donnèrent une prise immenseh l'émancipation des serfs, le principe même de cette cin.'ir.r.ipatioufut essentiellement chrétien. Supposons, en effet, les Barbares

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QU'EST-CE QUE LA propriété?

restant païens dans un monde païen comme ils ne changèrentrien à l'Évangile, ils n'eussent rien changé aux coutumes poly-théistes l'esclavage serait demeuré ce qu'il était; on aurait _m-tinué d'assassiner les esclaves amoureux de liberté, de famille, de

propriété; des nations entières eussent été réduites à l'étatd'ilotes; rien n'aurait changé sur la scène du monde, excepté lesacteurs. Les Barbares étaient moins égoïstes, moins absolus,moins voluptueux et moins cruels que les Romains; telle était lanature sur laquelle, après la chute de l'empire et le renouvelle-ment de la société, le christianisme devait agir mais cette nature,fondée comme autrefois sur l'esclavage et la guerre, n'eût jamaispar sa propre énergie produit autre chose que la guerre et l'es-clavage.

« Les serfs obtinrentpeu

àpeu

de n'être punisque

suivant lacoutume de la terre, devant la justice seigneuriale. »

Quand? comment? en vertu de quel titre fut obtenu ce pri-vilége ?

« Peu à peu les corvées se régularisèrent. »De qui vinrent les règles? Qui eut autorité de les introduire?« Le maître prit une part du labeur du serf, trois jours par

exemple, et lui laissa le reste. Quant au dimanche, il appartenaità Dieu. »

Etqui

avait institué ledimanche,

si ce n'est lareligion? D'où jeconclus que la même puissance qui s'arrogeait la mission d'impo-

ser une trêve aux combats et une relâche aux corvées, fut aussicelle qui régularisa les juridictions et créa une espèce de droit del'esclave.

Mais ce droit lui-même, sur quoi portait-il? quel en était le prin-cipe? quelle fut à cet égard la philosophie des conciles et de?papes? La réponse à toutes ces questions, venant de moi seul, se-rait suspecte; l'autorité de M. Luboulaye donnera plus de créanceà mes paroles. Cette philosophie sainte, à laquelle les serfs furent

redevables de tout; cette invocation de l'Évangile fut un anathèmeà la propriété.

Les petits propriétaires d'alleux, c'est-à-dire les hommes libresde condition moyenne, étaient*,tombés par la tyrannie des comtesdans une condition pire que celle descolons et des serfs. « Ceux-ciavaient de moins que l'homme libre les charges de la guerre, etquant aux garanties légales, le plaid de la cour seigneuriale, où locolon était jugé par ses pairs, ne devait point faire regretter l'as-

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DEUXIÈMEMEMOIRE

semblée cantonale. Il valait mieux avoir le comte pour seigneurque pour juge. »

De même il vaut mieux aujourd'hui avoir un gros capitalistepour commanditaire que pour concurrent. L'honnête fermier, l'ou-

vrier à qui chaque semaine apporte un modeste mais fidèle salaire,est plus heureux que le petit cultivateur franc, que le pauvre in-dustriel patenté.

Tout était donc seigneur ou serf, oppresseur ou opprimé. « Alorsse formèrent à l'ombre des couvents ou de la tourelle seigneurialedes sociétés nouvelles, qui se multipliaient silencieusement sur lesol fécondé de leurs mains, et qui tiraient leur force de l'anéan-tissement même des classes libres, qu'elles recrutaient à leurprofit. Comme colons, ces hommes acquirent de génération engénération des droits sacrés sur le sol qu'ils cultivaient au profitde maîtres pillards et indolents. A mesure que s'apaisa la tour-mente sociale, il fallut respecter l'union et l'héritage de ces vilains,qui par leurs sueurs avaient vraiment prescrit le sol à leurprofit. »

Je demande comment la prescription a pu se former là où ilexistait titre et possession contraires? M. Laboulaye est juriscon-sulte où donc a-t-il vu que le travail de l'esclave et l'exploitationdu fermier prescrivent le sol à leur bénéfice, au détriment d'unmaître reconnu et faisant tous les jours acte de propriété? Ne dé-

guisons pas les choses à mesure que les colons et les serfs s'en-richirent, ils voulurent être francs et libres; ils commencèrent às'associer, à déployer leurs bannières municipales, à élever unbeffroi, à fortifier leurs villes et à refuser le payement des droits

seigneuriaux en tout cela ils eurent parfaitement raison, car enfait leur condition était intolérable; mais en droit, je veux direen droit romain ou napoléonien, leur dénégation de tribut etd'obédience était illégitime.

Or cette usurpation insensible de la propriété par la roture futinspirée par la religion.

Le seigneur avait attaché le serf à la glèbe, la religion accordaau serf des droits sur cette glèbe; le seigneur imposait au serf  descorvées, la religion en fixa le nombre; le seigneur pouvait impu-'nément tuer le serf, lui ôter sa femme, violer sa fille, piller samaison, lui ravir son pécule; la religion mit un frein à ses débor-'dements, elle excommunia. le seigneur. La religion fut la véritablecause de la ruine de la propriété féodale pourquoi n'oserait-elle

pas aujourd'hui condamner hautement la propriété capitaliste?2

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QU'EST-CE QUE LA propriété?

Depuis le moyen âge, rien* dans l'économie sociale n'a changé queles formes; les rapports sont toujours les mêmes.

L'émancipation des serfs n'avait fait que transposer les pro-priétés, ou, pour mieux«clire, que créer de nouveaux propriétaire?;tôt ou tard l'extension du privilége, loin de guérir le mal, devait

tourner à la perte des roturiers. Toutefois, la nouvelle organisa-tion ne finit pas partout de même. En Lombardie, par exemple,où le peuple rapidement enrichi par le commerce et l'industrieconquit de bonne heure le pouvoir à l'exclusion même des nobles,on vit d'abord la noblesse tomber dans l'indigence et la déconsidé-ration, et forcée, pour vivre et relever son crédit, de se faire ad-mettre dans les corps de métiers puis, la subalternisation ordinairedes propriétés amenant l'inégalité des fortunes, l'opulence et lamisère, les jalousies et les haines, on vit les cités passer rapide-ment de la démocratie la plus turbulente sous le joug de quelquesambitieux. Tel fut le sort de la plupart des villes lombardes,Gênes, Florence, Bologne, Milan, Pise, etc., qui depuis changèrentfréquemment de maîtres, mais ne se levèrent plus pour la liberté.C'est que le peuple peut bien échapper à la tyrannie des despotesmais qu'il ne saurait se soustraire aux effets de son propre despo-tisme de même qu'on évite le fer d'un assassin, tandis qu'on suc-combe à une maladie constitutionnelle. Dès qu'une nation devientpropriétaire, il faut ou qu'elle périsse, ou qu'une invasion étran-gère lui fasse recommencer le cercle de ses évolutions (1).

(I) L'esprit de despotismeet de monopolequi animait les communesn'a pas échappé aux historiens. « Ce n'était point, dit Meyer,la véritableliberté qui formait les associationsde bourgeois,mais le désir des'exemp-ter des charges seigneuriales,mais l'intérêt particulier et la jalousiedubonheur des autres. Chaque communeou corporations'opposait à lacréation d'une autre, et cet esprit gagna au point quele roi d'Angleterre,Henri V, ayant créé, en 1432, une universitéà Caen, la ville et l'univer-sité de Paris s'opposèrentà l'enregistrementde l'édit.

« Les communesorganisées, les rois les traitèrent comme grands vas-saux. Or, de même que l'arrière-vassal n'avait de communicationavec leroi

que parl'intermédiairedu vassal

immédiat,de mêmeaussi les bour-

geois ne pouvaientfaire parvenir de plaintesque par l'intermédiairede lacommune.« Les mêmes causes amenèrent les mêmes effets chaque commune

devintun petit Etat séparé, gouvernépar un petit nombre de bourgeoisqui cherchaient à étendre leur autorité sur les autres, lesquels, à 'leurtour, se dédommageaientsur les malheureuxhabitantsqui n'avaient pas ledroit de bourgeoisie; la féodalitédansles pays non aiiïaiichis, et l'oli-garchie dans les communes,faisaient des ravages peu près pareils, ily eut des sous-associations,des confréries; (Jpscorps de métiers dans les

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DEUXIÈME MÉMOIRE

16

En France, la révolution fut beaucoup moins hâtive les com-munes, en se réfugiant sous la protection des rois, avaient rencontréen eux des maîtres beaucoup plus que des défenseurs; depuislongtemps leur liberté avait péri, ou, pour mieux dire, Isœ?émancipation était suspendue, quand la féodalité reçut le coup ép

grâce de la main de Richelieu. Alors la liberté fit une halte; leprince des feudataires régna seul et sans partage; nobles, clergé,roturiers, parlements, tout en un mot, sauf  quelques semblants depriviléges, fut dans la main du roi, qui. semblable à ses prédéces-seurs de la première race, mangeait régulièrement et presque tou-

 jours d'avance les revenus de son domaine; et ce domaine était laFrance. Enfin 89 arriva; la liberté se remit en marche; un siècleet demi avait été nécessaire pour user la dernière forme de la

propriété féodale, la monarchie.La révolution

française peutêtre définie la substitution du droit

réel au droit personnel, c'est-à-dire que, comme aux temps de laféodalité, la propriété ne valait que par la qualité du propriétaire,l'homme commença d'être estimé en raison de sa propriété. Ornous avons vu par tout ce qui précède que cette reconnaissance dudroit des travailleurs avait été l'objet constant des serfs et descommunes, le moteur secret de leurs efforts. Le mouvement de 89ne fut que la dernière période de cette longue insurrection. Mais,chose que l'on n'a pas, ce m& semble, assez remarquée, la révolu-tion de 1789, provoquée ailleurs par les mêmes causes, animée du

même esprit, triomphant-par les mêmes luttes, était depuis quatresiècles consommée en Italie. Ce fut l'Italie qui donna la premièrele signal de la guerre à la féodalilé la France a suivi; l'Espagneet l'Angleterre commencent à s'ébr. nie.1,le reste sommeille encore.Si un grand exemple était donné au monde, les jours d'épreuv»seraient abrégés pour plusieurs.

Voici le sommaire des révolutions de la propriété, depuis Yempire romain jusqu'à nous

  î° ve SIÈCLE. InvasionsdesBarbares divisiondes terres del'empire en lots indépendantsou propriétés allodiales.

2° Du vc au vin0 sièglk. – Concentrationprogressivedes alleux, oichangementdes petits alleux en bénéfices,précaires, tenures, etc

communes,des collègesdans les universités; l'oppressionétait si grandequ'il n'était pas rare de voir les habitants d'une commune demander lasuppressionde la commune. » (Meyeb,Institutions judiciaires de l'Eu-rope.)

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QU'EST-CE QUE LA PROPîtïÉTK ?t

Grande propriété,petitepossession.Charlemagne(771-814)ordonneque tous les alleux relèventduroi de France.

3»Du vin* Auxe siècle. Le lien du bénéfice se rompt entre lacouronneet les grands béoéficiers,qui deviennentallodiaux, c'est-à-dire indépendants, pendant que les pelits bénéficescessent dereconnaître le roi pour s'attacher au suzerain le plus proche. «–

Régimeféodal.i° xii" siècle. Mouvementdes serfsvers la liberté affranchisse-

ment des communes.5° xme siÈfius. Fin du droit personnel et du régime féodal en

Italie. Républiquesitaliennes.xvii' siècle. Fin iiela féodalitéen France sous le ministère

de Richelieu. Despotisme.6° 1789. – Abolitionde tous les privilégesde naissance,de castes,

de provincesetde corporations égalitédespersonneset des droits.Démocratie française.

7° 1830. Le principe de concentrationinhérent à la propriété in-dividuelleest remarqué. Développementdes idées d'association.

Plus on réfléchit sur celte suite de transformations et de vicissi-tudes, plus on découvre qu'elles furent nécessaires dans leur prin-cipe, dans leurs phases et dans leur conclusion.

Il était nécessaire que des conquérants sans expérience et pas-sionnés pour la liberté partageassent l'empire romain en unemultitude de propriétés aussi franches et indépendantes qu'ilsl'étaient eux-mèmes.

Il était nécessaire que ces hommes, amoureux de la guerre en-core plus que de la liberté, se soumissent les uns les autres, etcomme l'alleu représentait l'homme, que la propriété envahit lapropriété.

Il était nécessaire que, sous la domination d'une noblesse tou-

 jours guerroyante ou oisive, il se formât sur le sol une masse detravailleurs qui, par la puissance de la production, par la divisionet la circulation des richesses, s'empareraient peu à peu du com-merce, de l'industrie et d'une partie du territoire, et, devenus

riches,voudraient encore le

pouvoiret l'autorité.

Il était nécessaire, enfin, que la liberté et l'égalité des droitsétant acquises, et la propriété individuelle subsistant toujoursavec son cortége de rapines, de misères, d'inégalités sociales etd'oppressions, on recherchât la cause de ce mal, et qu'on arrivâtà l'idée d'une association universelle où, sous la condition du tra-vail, tous les intérêts seraient garantis et consolidés.

« L'excès du mal, dit un savant jurisconsulte, amène partout le

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DEUXIÈMEMÉMOIRE

remède; ef  celui qui introduit une nouveauté dans l'État afind'agrandir sa puissance, finit par succomber aux effets de sonpropre ouvrage. Les Germains, pour assurer leur indépendance, sechoisirent des chefs, et bientôt ils se virent opprimés par leurs rois

et leurs comtes; les monarques s'entourèrent d'antrustions pourétendre leur pouvoir sur les hommes libres, et ils se trouvèrentdans la dépendance de vassaux orgueilleux; les missi dominicifurent envoyés dans les provinces pour maintenir la puissance desempereurs. et proléger le peuple contre les vexations des comtes,ot non-seulement ils usurpèrent de plus grandes portions du pou-voir impérial, mais ils pressurèrent bien davantage les habitants;!es hommes libres se rendirent vassaux pour se dispenser du ser-vice à l'armé' .atiunale et aux plaids, et ils furent enveloppés danstoutes les disputes personnelles de leurs seigneurs, et tenus de sié-

rer à leurs cours. Les rois protégèrent les institutions des villeset,des communes dans t'espoir de s'affranchir du joug des grandsvassaux et de se rendre plus absolus, et ce furent les communesqui, dans plusieurs pays de l'Europe, ont fait admettre uu pouvoirconstitutionnel, qui tiennent la balance au pouvoir royal, et quipariout font naître le besoin d'une réforme politique. » (Meyer,Imliiulioiis judiciaires de l'Europe.

Je me résumeQu'était-ce que la féodalité? Une confédération de grands sei-

gneurs contre les vilains et contre le roi (d). Qu'est-ce que legouvernement constitutionnel? Une confédération de bourgeoiscontre les travailleurs et contre le roi (2).

(1) La féodalité,considéréedans son esprit et dans sa destinée provi-dentielle,fut une longueprotestationde la personnalitéhumaine contrelecommunismemonacalqui, au moyeuâge, envahissaitl'Europe. Après lesorgies (le l'égoïMiiepaïen, la société, emp»rtéepar la religionchrétienneilans une nirectiun opposée,courait risque de se perdre dans le néant«l'uneabnégationsans borneset d'un détachementabsolu la féodalitéfuth:

contre-poidsquisauva

l'Europede l'influencecombinéedes communau-

tés religieuseset des sectes manichéennesqui, dèsle quatrièmesiècle, seproduisirentsousdifférentsnomset en différentspays. C'est à ta féodalitéquela civilisationmoderneest redevablede la constitutiondéfinitivede lapersonne,du mariage, dela familleetde la patrie. (Voirà ce sujet Guizot,Dela civilisation en Europe.)

(2) Unl'a vu enjuillet 1830et dans les années qui l'ont suivi, quandlabourgeoisieélectoralefit une révolution pour mettre le roi soussonobéis-sance, et réprima les émeutespour contenir le ppuplc.La bourgeoisie,parle jury, par la magistrature,par les hauts grades dans l'armée, par sondespotismemunicipal,pèseégalementsur le pouvoirroyalet sur le peuple.

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qu'est-ce QUE LA propriété?

Comment a fini la féodalité? Par l'union des communes et del'autorité royale. Comment finira l'aristocratie bourgeoise? Parl'union du prolétariat et de la puissance souveraine.

Quel fut le résultat immédiat de la lutte des commines et duroi contre les

seigneurs?L'unité

monarchiquede Louis XIV. –

Quel sera le résultat de la lutte combinée du prolétariat et de lapuissance souveraine contre la haute bourgeoisie? L'unité absoluede la nation et du gouvernement.

Reste à savoir si la nation, une et souveraine, sera représentéedans sa puissance exécutive et centrale par un, par cinq, par centou par mille c'est-à-dire reste à savoir si la royauté des barri-cades prétend se maintenir par le peuple ou sans le peuple, siLouis-Philippe veut pour lui-même et pour sa dynastie du plusgrand rôle de l'histoire.

J'ai fait cet exposé aussi court, mais en même temps aussi subs-tantiel qu'il m'a été possible, négligeant les détails et la multipli-cité des faits pour ne m'occuper que de la partie économique dessociétés. Car il en est de l'étude de l'histoire comme de celle del'organisme humain de même qu'ici l'on peut observer séparé-ment le système, les organes et les fonctions, de même l'histoire ason ensemble, ses instruments et ses causes. Certes, je suis loin deprétendre que le principe de propriété résume à lui seul toutes lesforces motrices de la société; mais comme en cette admirable ma-chine

quenous

appelonsnotre

corps,l'harmonie du tout

permetde tirer une conclusion générale de la considération d'une seulefonction ou d'un seul organe, ainsi, dans l'appréciation des causeshistoriques, j'ai pu tirer une induction absolue d'un seul ordre defaits, assuré que j'étais de la parfaite corrélation qui existe entrecet ordre spécial et le système entier de l'histoire. Telle a été, chez

C'estsurtoutla bourgeoisiequi est stationnaireet rétrograde c'est elle quifait et défaitles ministères; c'est elle qui a détruit l'influencede la hautechambre et qui chassera le roi dès que le roi aura cesséde lui plaire; c'est

pour flatterla bourgeoisieque la prérogativeroyalese dépopularise;'c'estla hou'geoisieque les espérancesdu peuple chagrinentet qui empêche laréforme; cesontdes journauxbourgeoisqui nous prêchentla moraleet lareligion, tout en se réservantle scepticismeet l'indifférence;qui attaquentle gouvernementpersonnelet repoussentl'adjonctionaux listes électoralesdes capacitéssansfortune.La bourgeoisieaccepteratout plutôtque l'éman-cipationdes prolétaires dès qu'elle croira ses privilègesmenacés, onlaverra se rapprocher du pouvoirroyal; et qui ne sait qu'au moment où

 j'écris ces deux antagonistesontfait trêve à leurs dissensions?. 11 a étéquestionde la propriété

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DEUXIÈME MÉMOIRE

IB.

un peuple, la constitution de la propriété, telle aussi fut la famille,tel le mariage, telle la religion, telle l'organisation militaire et ad-ministrative, telles la législation et la procédure. L'histoire, prisede ce point de vue, n'est autre chose qu'une vaste et sublime

psychologie.

Eh bien! monsieur, en écrivant contre la propriété, qu'ai-je faitque de parler le langagede l'histoire? J'ai dit à la société moderne,fille et héritière de tant de sociétés évanouies Age quod agisachève ce que depuis six mille ans tu exécutes sous l'inspirationet par l'ordre de Dieu; hâte-toi d'arriver au terme de ta course,ne te détourne ni à droite ni à gauche, marche dans ta route éter-nelle. Tu cherches la raison, la loi, l'unité, la discipline; mais tune peux les trouver désormais qu'en secouant les voiles de ton en-fance et en détournant tes regards des clartés d'un instinct quin'est plus fait pour toi. Réveille-toi de ce sommeil où ta conscience

est plongée, ouvre tes yeux à la pure lumière de la réflexion et dela science; contemple ce spectre qui troubla tes songes et t'agita si

longtemps dans les angoisses d'un inexprimable délire connais-toi, ô société trop longtemps ^abusée! connais ton ennemie! –

Etj'ai dénoncé la propriété.Il n'est pas rare d'entendre les partisans du droit de domaine

alléguer pour la défense de leur cause le témoignage des peupleset des siècles on peut juger par ce qu'on vient de lire combiencette manière d'argumenter de l'histoire est conforme à la vérité

des faits et aux conclusions de la science..11 me reste, pour compléter cette apologie, à examiner lesdoctrines.

Ni la politique, ni la législation, ni l'histoire ne se peuvent expli-quer et comprendre sans une théorie dogmatique qui en définisseles éléments et en révèle les lois, en un mot, sans une philosophie.Or les deux écoles principales qui se partagent encore aujourd'huile champ de l'histoire, ne satisfont point à cette condition.

La première, essentiellement pratique, bornée au récit des faits,enfoncée dans l'érudition,

s'inquiète peu d'après quelleslois l'hu-

manité se développe; ces lois sont pour elle le secret de Dieu, quenul, s'il ne lui est donné d'eu haut, ne pénétrera jamais. Dans 1rsapplications qu'elle l'ail de l'histoire au gouvernement, cette écoL;ne raisonne pas, ne prévoit rien, ne fait aucune comparaison de cequi a été avec ce qui est pour en induire ce qui doit être; sesyeux, les leçons de l'expérience ne sont qu'une raison de reprendreles anciens errements, et toute sa philosophie consiste à ramener

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QU'EST-CEQUELAPROPRiÉïÉ?

perpétuellement sur lui-même le sillon de l'antiquité, au lieu de lepoursuivre dans une droite infinie.

La seconde école peut êlre indifféremment appelée fataliste oupanthéiste selon elle, les mouvements des empires et les révolu-tions de l'humanité sont les manifestations, les incarnations de

Dieu;le

genre humain, identifié avecla

cause premièrede l'es-

sence divine, tourne dans un cercle d'apparitions,' d'informationset de destructions, qui exclut nécessairement l'idée d'une véritéabsolue, et détruit la providence et la liberté.

A ces deux écoles historiques correspondent dans la jurispru-dence deux écoles scmblablement opposées et douées des mêmescaractères

1° L'école pratique et routinière, pour qui le droit est à chaquemoment une création du législateur, une expression de sa volonté,une tolérance de son bon

plaisir,en un mot une affirmation gra-

tuite, qui pourrait être tout autre sans cesser d'être rationnelle etlégitime;

2° L'école fataliste et panthéiste, autrement dite l'école histo-

rique, qui nie l'arbitraire posé par la'première, et soutient que ledroit, de même que la littérature et la religion, est à chaqueépoque l'expression de la société, sa manifestation, sa forme, laréalisation extérieure de sa pensée mobile, de ses changeantesinspirations.

Chacune de ces écoles niant l'absolu, rejette par conséquenttoute philosophie dogmatiquecl à priori.

Or il est manifeste que ces deux écoles, de quelque façon qu'onles envisage, sont tout à l'ait insuffisantes car, oppo-ées, elles neforment pas un dilemme, je veux dire que si l'une est fausse,l'autre n'est pas néccpsairemoni.vraie; réunies, elles ne donnentpas la vérité, puisqu'elle; méconnaissentl'absolu, sans lequel iln'est pas de vérité. Elles font l'une à l'anlrc- /«<> et nnlil'liùsc.11reste donc à trouver une aynt/ièse, qui, uonuanti'abi-du, légitimeles volontés du législateur, explique les vaiialions du droit, mette

an néant la théorie des évolutions cl démontre le progrès.Les légistes, par la nature mêmede leurs éludes, et malgré

l'obstination de leurs préjugés, ont été invinciblement conduits à

soupçonner que l'absolu dans la science du droit n'est point aussichimérique qu'on le suppose; et ce soupçon est résulté pour euxde la comparaison de. divers rapports sur lesquels les législateursoui été appelés à statuer.

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DEUXIÈME MÉMOIRE

On lit au commencement de ['Histoire de la propriété, parM. Laboulaye, lauréat de l'institut

« Tandis que le droit des conventions, qui ne règle que des in-térêts d'homme à homme, n'a point varié depuis des siècles (sinonun certaines formes qui touchent plus à la preuve qu'au fond

même de l'obligation), la loi civile de la propriété, qui règle desrapports de citoyen à citoyen, a subi plusieurs fois des change-ments du tout au tout, et a suivi dans ses variations toutes les vi-cissitudes sociales. – La loi des conventions qui tient essentielle-ment à ces principes d'éternelle justice, gravés au fond du cœurhumain, c'est l'élément immuable du droit, et en quelque sorte sa

philosophie; au contraire, la propriété, c'est l'élément variable du

droit, c'est son histoire, c'est sa politiqne. »A merveille! ILy a dans le droit, et par conséquent dans la poli-

tique, quelque chose de variable et quelque chose d'invariable fiequi est invariable, c'est l'obligation, le lien de justice, le devoir;ce qui est variable, c'est la propriété, c'est-à-dire la forme exté-rieure du droit, la matière du contrat. D'où il suit que la loi peutmodifier, changer, réformer, juger la propriété. Accordez cela, sivous le pouvez, avec l'idée d'un droit éternel, absolu, permanent,indéfectible.

Du reste, M. Laboulaye est parfaitement d'accord avec lui-même,quand il ajoute « La dé enl.iondu sol est un fait que la force seulefait respecter jusqu'à ce que la société prenne en main et consacre la

cause du détenteur (I); » et un peu plus loin « Le droit, de pro-priété n'est point naturel, main social. » – « Les lois ne protègentpas seulement la propriété, cites la font naître, etc. » Or ce que laloi a fait, la loi peut Je défaire: et cela d'autant mieux que, selonM. Laboulaye, partisan d rl;:ré del'école historique ou panthéiste,la lui n'est pas un absolu, une idée, mais une forme.

Mais d'où vient que la propriété est variable, et qu'elle ne peut,comme l'obligation, se définir et se fixer? Avant de prononcer, unpeu témérairement sans aucun doute, qu'en droit il n'existe pas

de principes absolus, assertion la plus dangereuse, la plus immo-rale, la pins favorable à la tyrannie, la plus antisociale, en un.mot, qui se puisse imaginer, il était à propos de faire une critique

(I) La nuMiicopiniona ù\o ivivnmuiit impriméeal;i tribune par l'unde nos plus honorable»dépiiùs, M. Gi.iinuer. « La nature, ii-t-il dit, n'apoint'ilniiiiù à l'Imiimii'.Li propriété lerritoiiak1.» Kn rlian^vaiîtl'adjectif Irrrilo)iule, qui m: (iù.i^iu:ipir.!'i^[.rn\  ci! celui tic ruiwaiixh; qui dé-signele seine, 5!. GuuyiikTl'aidait uwprofessionde lui e^alilaire.

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qu'est-ce QUE LA PROPRIÉTÉ?

approfondie du droit de propriété, afin de mettre en évidence ce

qu'elle renferme de variable, d'arbitraire, de contingent, et cequ'elle contient d'éternel, de légitime, d'absolu; puis, cette opéra-tion terminée, il devenait facile de rendre raison des lois et decorriger tous les codes.

Or cette critique de la propriété, j'ose dire que je l'ai donnée, etdans le plus ample détail; mais, soit indifférence du publie pourune brochure sans recommandation et sans attrait, soit, ce qui est

plus probable, faiblesse d'exposition et manque de génie dansl'ouvrage, le premier mémoire sur la propriété passa inaperçu; àpeine si quelques communistes l'ayant feuilleté daignèrent lui jeterune sentence de réprobation. Vous seul, monsieur, malgré le peude faveur que devait me concilier près de vous une critique tropvive des économistes vos prédécesseurs, vous seul avez été pour

moi un juste juge; et bien que je ne puisse accepter, au moinsdans son texte, votre premier jugement, ce n'est encore qu'a vousseul que j'appelle d'une sentence trop équivoque pour que je laregarde comme définitive.

Mon intention n'étant pas de rentrer en ce moment dans unediscussion de principes, je me contenterai d'apprécier du point devue de cet absolu si intelligible et si simple, les théories qui denos jours se sont produites sur la propriété.

La notion la plus exacte de la propriété nous est donnée par ledroit romain, en ce point suivi fidèlement par les anciens juris-consultes c'est le domaine absolu, exclusif, autocratique del'homme sur la chose domaine qui commence par l'usucapion, secontinne par la possession, et trouve enfin, à l'aide de la pres-cription, sa sanction dans la loi civile; domaine qui identifiel'homme et la chose de telle sorte, que le propriétaire peut dire aCelui qui exploite mon champ est comme celui qui me ferait tra-vailler moi-même donc il me doit récompense.

Je passe sous silence les modes secondaires par lesquels la pro-priété peut s'acquérir, la tradition, la vente, l'échange, la succes-

sion, etc., qui n'ont rien de commun avec l'origine même de lapropriété.

Aussi Pothier disait-il le domaine de propriété, et non pas sim-

plement la propriété. Et les plus savants jurisconsultes, à l'instardu préteur romain qui reconnaissait un droit de propriété, et undroit de possession, ont distingué soigneusement la domaine et ledroit d'usufruit, à'usage et d'habitation, qui, réduit à ses limitesnaturelles, est l'expression même de la justice, et que je regarde

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DEUXIÈMEMÉMOIRE

comme devant supplanter la propriété domaniale et constituerfinalement toute la jurisprudence.

Mais admirez, monsieur, la maladresse des systèmes, ou plutôtla fatalité de la logique tandis que le droit romain et tous lessavants qui se sont inspirés de ses textes enseignent que la pro-priété, dans son origine, est le droit de première occupation con-sacré par la loi, les nouveaux légistes, mécontents de cette défi-nition brutale, se sont avisés que la propriété avait pour base letravail. Aussitôt on a tiré cette conséquence, que celui qui ne tra-vaille plus et qui fait travailler un autre à sa place, perd son droitau bénéfice de celui-ci. C'est en vertu de ce principe que les serfs,du moyen âge prétendirent arriver légalement à la propriété, etpar suite à la jouissance des droits politiques; que le clergé fut e,\ 89 dépouillé de ses immenses domaines, et reçut en échange une

pension précaire; que sous la restauration, les députés libérauxs'opposèrent au milliard d'indemnité. La nation, disaient-ils, avaitacquis depuis vingt-cinq ans, par le travail et la possession, cesbiens que l'émigration avait perdus par l'abandon et par unelongue oisiveté pourquoi les nobles seraient-ils plus favorable-ment traités que les prêtres (1)?.

Toutes les usurpations qui ne sont pas nées de la guerre onteu le travail pour moyen et pour cause cela résulte avec la der-nière évidence de l'histoire moderne tout entière, depuis la fin del'empire romain

 jusqu'ànos

jours.Et comme si l'on eût voulu

ménager de longue main à ces usurpations une sorte de consé-cration légale, la doctrine du travail, éversi /e de la propriété, estprofessée tout au long dans la loi romaine, sous le titre âepres-cription.

L'homme qui exploite, a-t-on dit, fait la terre sienne dès lorsplus de propriété. C'est ce qu'ont parfaitement senti les anciens de

(1) Un professeurde législationcomparée, M.Lerminier, est allé encoreplus loin il a osédire que la nationavait repris au clergé tous ses biens,non pas pour cause d'oisiveté, mais pour cause d'indignité. « Vousavezciviliséle monde, s'écrie cet apôtre de l'égalité, parlant aux prêtres; etc'est pour cela qu'on vousa donné vos biens c'était à la fois entre vosmainsun instrumentet unerécompense.Maisvous ne la méritezplus, cardepuislongtempsvousavezcesséde civiliserquoique ce soit. »

Cette morale est tout à fait dans mes principes, et j'applaudis de boncœur à l'indignationde M. Lermiiiier; mais je ne sache pas quejamaispropriétaireait été dépouillédeson bien commeindigne; et toute raison-nable, sociale, utile même que la chose puisse paraître, elle est du toutcontraireauxuset coutumesde la propriété. a

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QU'EST-CE QUE LA propriété?

la robe, qui n'ont pas manqué de se récrier contre cette nou-veauté, tandis que de son côté la jeune école huait l'absurdité du

premier occupant. D'autres se sont présentés qui ont prétenduconcilier les deux opinions en les syncrétisant; ils ont échoué,comme tous les justes-milieux du monde, et l'on s'est moqué de

leur éclectisme. A présent l'alarme est au camp de la vieille doc-trine de tous côtés il pleut des défenses de la propriété, des étudessur la propriété, des théories de ta propriété, dont chacune don-nant le démenti aux autres, est une plaie faite à la propriété.

Considérons, en effet, les embarras inextricables, les contra-dictons, les absurdités, l'incroyable déraison, où se jettent degaieté de cœur les téméraires défenseurs du droit de propriété jechoisis les éclectiques, parce que ceux-là morts, le reste ne peuttenir pied.

M. Troplong, jurisconsulte, pa^se aux yeux des rédacteurs du journal le Droit pour philosophe je certifie à messieurs du Droit.

qu'au jugement des philosophes, Al. Troploug n'est qu'un avocat,et je prouve mon assertion,

M. Troplong est partisan du progrès « Les textes du Code,dit-il, sont une sève féconde qui déborde de toutes parts les ou-vrages classiques du dix-huitième piè'ïe. Vouloir ia comprimer.c'est violer la loi du progrès, et oublier qu'une science qui marcheest une science qui grandit (!). »

Or la seule partie mobile et progressive du droit, nous l'avons

précédemment reconnu, est celle qui concerne la propriété sidonc vous demandez quelles sont les réformes à introduire dansle droit de propriété, M. Troplong ne répond rien quels progrès à

espérer, rien; ce que deviendrait la propriété dans le cas d'uneassociation universelle, rien; ce qu'il y a d'absolu et de contin-gent, de vrai et de faux dans la propriété, rien. M. Troplong estpour l'immobilité et le statu quo de la propriété quoi de plusantiphilosophique dans un philosophe de progrès?

Cependant M. Troplong a réflechi sur tout cela « II y a, dit-il,

bien des choses faibles et arriérées dans les doctrines des auteursmodernes sur la propriété; témoin les ouvrages de Toullieret Duranton. » La doctrine de M. Troplong promet donc des chosesfortes, avancées, progressives. Voyons, examinons.

« L'homme placé en présence de la matiè-e a conscience dupouvoir qui lui a été donné sur elle pour satisfaire aux besoins

(1) Traité de la Prescription.

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DEUXIÈME MÉMOIRE

do son être. Roi de îa nature inanimée ou inintelligente, il sent

qu'il a le droit de la modifier, de la gouverner, de la refaire àson usage. C'est là le sujet de la propriété, qui n'est légitime qu'àla condition de s'exercer sur les choses et jamais sur les per-sonnes. »

M. Troplong. est si peu philosophie, qu'il ne connaît pas mêmela valeur des termes philosophiques dont il affecle de se servir ildit de la matière, qu'elle est le sujet de la propriété il aurait dûdire l'objet. M. Troplong parle comme les anatomistes, qui appel-lent sujet la matière humaine servaut à leurs démonstrations.

Cette méprise de notre auteur se retrouve plus loin « Laliberté, qui conquiert sur la matière le sujet de la propriété, etc.»Le sujet de la propriété, c'est l'homme; l'objet, c'est la matière.Mais ce n'est encore ici qu'une petite mortification tout à l'heure

nous aurons des crucifiements.Ainsi, d'après le passage que nous venons de citer, c'est dans

la conscience et dans la personnalité de l'homme qu'il faut cher-cher le principe de la propriété qu'est-ce que cette doctrine ren-ferme de neuf? Ceux qui, dès avant Cicéron et Aristote, préten-daient que les choses sont au premier occupant, ne concevaient pasapparemment que l'occupation pût être exercée par dés êtres sansconscience et sans personnalité. La personnalité humaine, enadmettant qu'elle soit le principe ou le sujet de la propriété,

commela matière en est

l'objet,n'en est

pasla condition. Or

c'estcette condition qu'il importe de connaître. Jusque-là M. Troplongne nous apprend rien de plus que ses maîtres, et les figures dontil orne son style n'ajoutent rien à l'ancienne idée.

La propriété suppose donc trois termes le sujet, l'objet et lacondition. Point de difficulté à l'égard des deux premiers termesquant au troisième, la condition de propriété a été jusqu'à ce jour,pour le Grec comme pour le Barbare, d'occuper le premier; quellesera-t-elle.pour vous maintenant, docteur progressif?2

« Quand l'homme porte pour la première fois là main sur un

objet sans maître, il s'opère un fait qui, d'individu à individu, aia plus grande portée. La chose ainsi saisie et occupée participe,pour ainsi dire, de la personnalité de celui qui la tient elle de-vient sacrée comme lui-même; on ne peut la lui arracher sansfaire violence à sa liberté, et la déplacer sans toucher témérai-rement à sa personne. Diogène ne faisait qu'exprimer cette véritéd'intuition, quand il disait Ote-toi de mon solril. »

Fort bien; mais le prince des cyniques, le très-nersonnel et

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QU'EST-CE QUE LA PROPRJÉ'1'É?

très-orgueilleux Diogène aurait-il en droit d'imposer à un autrecynique, pour cette mime place au soleil, un os de loyer parvingt-quatre heures de possession? C'est ce que fait le proprié-taire, et ce que vous ne justifiez pas. En argumentant de ia person-nalité et de l'individualité humaine

pourrendre raison du droit de

propriété, vous faites, sans vous en apercevoir, un syllogisme dontla conclusion renferme plus que les prémisses, contrairement auxrègles posées par Aristote. L'individualité de la personne humaineprouve la possession individuelle, nommée d'abord proprieias, paropposition à la possession collective, communia elïe donne nais-sance à la distinction du tien et du mien, véritables signes d'éga-lité, nullement de subalternisation. « D'équivoque en équivoque,dit M. Michelet (1), la propriété glisserait jusqu'au bout de monde;l'homme ne se bornerait pas s'il ne trouvait sa borne dans

l'homme où ils se heurtent, là sera la frontière. » Pour toutdire enfin, l'individualité de l'être détruit l'hypothèse de la com-munauté, mais elle n'engendre pas pour cela le domaine, ce do-maine en vertu duquel le détenteur d'une chose exige de celui quile remplace un droit de prestation et de suzeraineté, que l'on atoujours confondu avec la propriété elle-même.

Au surplus, que celui dont la possession légitimement acquisene nuit à personne n'en puisse être débouté sans une flagranteinjustice, c'est là mie vérité, non d'intuition, comme dit M. Trop-

long,mais de sens intime

(2), laquellen'a rien à démêler avec la

propriété.M. Troplong admet donc l'occupation comme condition de la

propriété en cela, il est d'accord avec le droit romain, d'accordavec MM. Toullier et et Duranton; mais, selon lui, cette con-dition n'est pas la seule, et voici en quoi sa doctrine les devance

« Mais combien le droit exclusif  produit par la seule occupationne devient-il pas plus respectable encore, quand l'homme a façonnéla matière par son travail; quand il y a déposé une partie de lui-même, en la recréant par son industrie, en la marquant du sceau

(1) Origines du droit français.(2) Honorer ses parents, être reconnaissantenvers ses bienfaiteurs,ne

point tuei ni voler, vérités île sens intime; obéir à Dieu plutôt qu'auxhommes,rendre à chacunce qui lui appartient, le tout est plus grand quela partie, la ligne droite est le plus court chemin d'un point à an autre,vérités d'intuition.Toutessont à priori; mais les premièressont sentiesparla conscienceet ne supposentqu'un acte simpledel'âme; les secondessont aperçuespar la raison, et impliquentcomparaisonet rapport. En deuxmots, les unes sont dessentiments,les autres des idées.

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DEUXIÈME MÉMOIBE

n

de son intelligence et de son activité? De toutes les conquêtes,celle là est la plus légitime, car elle est le prix du travail. Celui

qui viendrait ensuite pour s'emparer.de la chose ainsi refaite,ainsi humanisée, usurperait l'homme lui-même, et ferait les plusprofondes blessures à sa liberté. »

Je passe de fort beaux développements, dans lesquels, à proposdu travail et de l'industrie, M. Troplong déploie toutes les ri-chesses de son éloquence. M. Troplong n'est pas seulement philo-sophe, il est orateur, il est artiste On voit toujours en lui l'iïhoset le Pathos. Je ferais faire à sa rhétoriqne une triste figure, si jeme mettais à la disséquer; mais je me tiens pour le moment à sa

philosophie.Si M. Troplong savait seulement penser et réfléchir, avant d'a-

bandonner le fait primitif d'occupation et de se jeter dans la

théorie du travail, il se serait demandé Qu'est-ce qu'occuper? Etil aurait vu qu'occupation est un terme générique par lequel onexprime tous les modes de possession appréhension, station,immanence, habitation, exploitation, usage, consommation, etc.;ique le travail, par conséquent, n'est qu'une des mille formes del'action d'occuper. Il aurait compris, enfin, que le droit de pos-session qui naît du travail est soumis aux mêmes lois généralesque celui qui résulte de la simple appréhension des choses. Qu'est-ce qu'un jurisconsulte qui pérore quand il faut raisonner, quiprend perpétuellement ses métaphores pour des axiomes de droit,et ne sait pas même extraire par l'induction un universel et formerune catégorie ?

Si le travail est identique à l'occupation, il ne produit au bé-néfice du travailleur qu'un droit de possession individuelle sur lachose travaillée; s'il diffère de l'occupation, il n'engendre qu'undroit dont la nature est égale à la sienne, c'est-à-dire une pos-session qui commence, se maintient, et finit avec le travail del'occupant. Voilà pourquoi, aux termes de la loi, il ne suffit pasd'avoir travaillé pour acquérir un juste titre; il faut encore sai-

sine d'an et jour pour être réputé possesseur, puis possession parvingt et trente ans pour devenir propriétaire.

Ces propositions préliminaires établies, tout l'échafaudage deM. Troplong s'écroule de lui-même, et les conséquences qu'ilessaye de tirer s'évanouissent.

« Une fois la propriété acquise par l'occupation et le travail,eUe s'est naturellement conservée, uon-seulement par les mêmesu;oyens, mais encore par la volonté seule de ne pas l'abdiquer;

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qu'est-ce QUE la propriété?

car, par cela seul qu'elle s'élève jusqu'à la hauteur d'un droit,il est de son essence de se perpétuer et d'avoir une durée indé-finie. Les droits, considérés dans leur idéal, sont impérissableset éternels, et le temps, qui n'a de prise que sur ce qui est con-

tingent, ne peut pas plus les ébranler qu'il ne lui est donné de

porter atteinte à Dieu même. » II est étonnant que l'auteur, àpropos d'idéal, de temps et d'éternité, n'ait pas enfilé dans sa

phrase les divines ailes de Platon, aujourd'hui si fort à la modedans les livres de philosophie.

Ce que je hais le plus au monde, après le mensonge, c'est l'am-

phigouri. Une fois la propriété acquise bon, si elle s'acquiert;mais comme elle ne s'acquiert pas, elle ne peut non plus se con-server. Les droits sont éternels; oui, dans l'intelligence de Dieu,comme les idées archétypes des platoniciens mais sur la terre

les droits n'ont d'existence qu'avec un sujet, un objet et une con-dition. Otez une de ces trois choses, il n'y a plus de droits. C'estainsi que la possession individuelle se perd par la mort du sujet,par la destruction de l'objet, par l'échange ou l'abandon.

Admettons toutefois, avec M. Troplong, que la propriété soit undroit absolu, éternel, qui ne peut se perdre que du fait et par lavolonté du propriétaire. Quelles conséquences découleront tout àl'heure de ce système?

Pour démontrer la justice et l'utilité de la prescription, M. Trop-long

supposeun

possesseurde bonne, foi qu'un

propriétaireoublié

depuis longtemps ou même inconnu viendrait expulser de sa pos-session. « A ?on point de départ, l'erreur du possesseur étaitexcusable, mais non pas irréparable. En faisant du chemin, enpassant de degrés en degrés et en vieillissant, elle a tellementrevêtu les couleurs de la vérité, elle a parlé si haut le langage dudroit, elle a rallié à elle tant d'intérêts confiants, que l'on peut sedemanders'il n'y aurait pas une plus grande perturbation à ren-

1trer dans la sincérité des choses, qu'à sanctionner les fictionsqu'elle (l'erreur, sans doute) a semées sur son passage. Eh

bien! oui, il faut le dire sans hésiter, le remède serait plus désas-treux que le mal, et l'application conduirait aux plus criantesinjustices. »

Depuis quand l'utilité est-elle un principe de droit? Lorsque lesAthéniens, sur la déclaration d'Aristide, rejetaient une propositionéminemment utile à leur république, mais aussi souverainementinjuste, ils entendaient mieux la morale et raisonnaient plus sai-nement que M. Troplong. La propriété est un droit éternel, indé-

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DEUXIÈME MEMOIRE

pendant du temps, et qui ne se perd que du fait et par la volontédu propriétaire; et voilà que ce droit est enlevé au propriétairemalgré lui, et sous quel prétexte, bon Dieu sous prétexte d'ab>-sence. N'est-il pas vrai que les légistes distribuent ou retirent lesdroits selon leur

caprice? Quandil

plaîtà ces

messieurs,l'oisi-

veté, l'indignité, l'absence, font déchoir d'un droit que, dans descas tout à fait semblables, le travail, la résidence et la vertu nesuffisent plus à obtenir. Ne soyons point étonnés que les légistesrejettent l'absolu c'est leur bon plaisir qui fait loi, et les dérè-glements de leur imagination sont la véritable cause des évolutionsde la jurisprudence.

« Si le propriétaire nominal objectait qu'il était lui-même dansl'ignorance, sa prétention n'en deviendrait pas meilleure. Cetteignorance, en effet, prendrait naissance dans une incurie repré-

hensible, etc. »Quoi 1 pour légitimer la dépossession que la prescription opère,

vous supposez des torts au propriétaire Vous accusez son absence,qui peut-être fut involontaire; sa négligence, dont vous ne con-naissez pas le motif  son incurie, que vous supposez gratuitementC'est absurde. Au reste, il suffit d'une observation très-simplepour mettre ce système au néant la société qui, dit-on, dans l'in-térêt dans l'ordre, établit une exception au profit du possesseurcontre l'ancien propriétaire, doit à celui-ci une indemnité, puisque

le bénéficede la

prescriptionn'est

autrechose

qu'une expropria-tion pour cause d'utilité publique.Mais voici qui est plus fort.« Dans la société, une place ne saurait rester vacante impuné-

ment l'homme nouveau y surgit au lieu de l'homme ancien quis'efface ou qui s'en va; il ,y apporte son existence, il s'y incorporetout entier, et se dévoue à ce poste qu'il trouve abandonné. Est-yce donc à celui qui déserte à disputer la victoire au soldat quilutte à la sueur de son front, et supporte le poids du jour pourune cause qu'il croit juste? »

Quand la langue d'un avocat est en mouvement, qui peut direoù elle s'arrêtera? M. Troplong admet et légitime l'usurpation encas d'absence du propriétaire et sur une simple présomption d'in-curie; et quand la négligence est authentique, quand l'abandon estsolennellement déclaré dans un contrat, en présence d'un fonction-naire public, par un acte de juridiction volontaire quand le pro-priétaire ose dire Je cesse de travailler, mais je reste pour par-tager le produit; alors la propriété est mninîenuc à l'absent,

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QTl'EST-CE QUE LA 1>ROPIUIÏTÎ5?

l'usurpation du possesseur serait criminelle, le fermage est Ja ré-compense de l'oisiveté. Où est, je ne dis pas la raison, mais la

probité de la loi ?La prescription est un effet de la loi civile, une création du lé-

gislateur pourquoi le législateur n'a-t-il pas autrement réglé lesconditions? pourquoi, au lieu de vingt et trente ans, ne suffit-ilpas d'une seule année pour prescrire ? pourquoi l'absence volon-taire et la fainéantise avouée ne sont-elles pas, aussi bien quel'absence involontaire, l'ignorance ou l'apathie, des causes suffi-santes de dépossession ?

Mais en vain demanderions-nous à M. Troplong le philosophela raison de la prescription avec le Code, M. Troplong ne rai-sonne pas. « L'interprète, dit-il, doit prendre les choses tellesqu'elles sont, la société telle qu'elle existe, les lois telles qu'ellessont faites c'est le seul point de départ que lui donne le bonsens I » Eli 1 ne faites donc point de livres; ne reprochez pas àvos devanciers, qui n'ont fait comme vous qu'interpréter la loi,d'être restés en arrière; ne parlez pins de philosophie et de pro-grès, car vous mentez par la gorge.

M. Troplong nie la réalité du droit de possession; il nie que lapossession ait .jamais existé comme principe de société, et il citeM. de Savigny, qui prouve précisément le contraire, mais auquelil se contente de ne pas répondre. Tantôt M. Troplong affirme

que la possession et la propriété sont contemporaines, et que leurexistence est simultanée, ce qui implique que c'est le fait de posses-sion qui donne naissance au droit de propriété, conséquence évidem-ment absurde; tantôt il nie que la possession ait historiquementune existence antérieure à la propriété, assertion démentie par lesusages de plusieurs nations qui cultivent la terre sans l'appro-prier par le droit romain, qui avait si bien distingué les posses-sions et les propriétés; et par notre Code lui-même qui exige pos-session de vingt et trente ans pour conférer la propriété. Enfin,M. Troplong va jusqu'à soutenir que l'adage romain Nihil commune

habet proprielas cum possession/  qui renferme une allusion sifrappante aux possessions de Yager publions, et qui tût ou tardrentrera dans toute sa vérité, n'exprime en droit français qu'unaxiome de procédure, une simple défense de cumuler le posses-soire avec le pétiloirc opinion aussi rétrograde que dépourvuede philosophie.

Parlant des actions possessoires, M. Troplong est malheureuxou maladroit à ce point qu'il en mutile l'économie faute d'en saisir

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DEUXIEMEMEMOIRE

l'esprit- « De même, écrit-il, que la propriété donnait lieu à l'ac-tion en revendication, de même la possession, le jus possesswnisétait la cause des interdits possessoires. Il y avait deux espècesd'interdits l'interdit recuperandœ possessionis, et les interdits reti-nendœ possessionis, qui correspondent à notre complainte en cas

de saisine et nouvellelé. On en trouve un troisième, adipiscendœliossessionis, dont les livres romains parlent avec ces deux autresmais, à vrai dire, cet interdit n'est pas possessoire, car celui quiveut acquérir la possession par son moyen ne possède pas et n'apas encore possédé; et cependant une possession acquise est lacondition des interdits possessoires. » Pourquoi ne concevrait-on pasune demande en acquisition de possession, comme une demande enréintégration de possession? Lorsque la plèbe romaine demandaitle partage des terres conquises; lorsque les prolétaires de Lyon

prirent pour devise Vivreen travaillant, ou mourir en combattant;lorsque les économistes modernes les plus éclairés réclament pourtout homme le droit de travailler et de vivre, les uns et les autresne font pas autre chose que proposer cet interdit adipiscendœ pos-sessionis, dont M. Troplong se trouve embarrassé. Et moi-même,en plaidant contre la propriété, qu'ai-je pour but, sinon d'obtenirla possession? Comment M. Troplong le jurisconsulte, l'orateur,le philosophe, ne voit-il pas qu'en bonne logique cet interdit doitêtre admis, parce qu'il est le complément nécessaire des deuxautres, et que les trois réunis forment un ternaire indivisible

recouvrer, conserver, acquérir? Rompre cette série, c'est créer unelacune; c'est détruire la synthèse naturelle des choses, et fairecomme le géomètre qui chercherait à concevoir le solide en luiôtant une de ses dimensions. Au reste, il n'est point étonnant queM. Troplong rejette la troisième espèce d'action possessoire, puis-qu'il rejette la possession elle-même. Ses préjugés à cet égard lesubjuguent tellement, qu'il est conduit, sans s'en apercevoir, nonpas à cumuler, chose horrible à ses yeux, mais à identifier le pos-sessoire avec le pétitoire. C'est ce qu'il serait facile de démontrer,

s'il n'était pas trop fastidieux de s'enfoncer dans ces ténèbresmétaphysiques.Comme interprète de la loi, M. Troplong n'est pas plus heureux

que comme philosophe je vais, pour en finir avec lui, donnerun échantillon de son savoir-faire en ce genre.

CODEDEPROCÉDURECIVILE,art. 23 « Les actions possessoiresne seront recevables qu'autant qu'elles auront été formées dans l'annéedu trouble, par ceux qui, depuis une année au moins, étaient en

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QU'EST-CEQUEt. a propriété?

possession paisible par eux ou les leurs, à titre non précaire. »Commentaire de M. Troplong.« Devra-t-on maintenir, comme le voulaient Duparc, Poullain

et Lanjuinais, la règle spo'dalus ante omnia restituendus, lorsqu'unindividu qui n'est ni propriétaire, ni possesseur annal, est expulsépar un tiers qui n'a aucun droit dans l'immeuble? Je ne Secroispas l'art. 23 du Code de procédure est général il veut d'unemanière absolue que dans les actions possessones le demandeurne soit recevable qu'autant qu'il était en possession paisible,depuis une année au moins. Voilà le principe invariable; il nesaurait être modifié en aucun cas. Et pourquoi s'en écarterait-on?Le demandeur n'avait pas de saisine; il n'avait pas de possessionprivilégiée; il n'avait qu'une détention momentanée, incapable defaire planer en sa faveur la présomption de propriété, qui rend si

précieuse la possession annale. Eh bien cette détention de fait,il l'a perdue un autre en est investi la possession est entre lesmains de ce nouveau-venu. Or n'est-ce pas le cas de dire In paricausa possessor potior habetnr? Le possesseur actuel ne doit-il pasêtre préféré au possesseur évincé? Ne peut-il pas repousser l'ac-tion de son adversaire en lui disant Prouvez que vous étiez pos-sesser annal avant moi, car vous êtes demandeur. Quant à f° sa»me concerne, je n'ai pas à vous dire comment je possède, ni de-

puis quand je possède Possideo quia possideo. Voilà toute ma

réponseet toute ma

défense; quandvous aurez démontré

quevotre action est recevable, nous verrons alors si vous êtes fondéà lever le voile qui cache l'origine de ma possession. »

Voilà ce qu'on décore du nom de jurisprudence et de philoso-phie la réhabilitation de la force. Quoi lorsque j'aurai façonnéla matière par mon trauail (je cite M. Troplong) lorsque j'auraidéposé en elle une partie de moi-même (M. Troplong), que je l'aurairecréée par monindustrie et marquée du sceau de monintelligence(M. Troplong), sous prétexte que je ne suis pas possesseur annal,un étranger pourra me déposséder sans que la loi me protège

Et si M.Troplong est mon juge, M. Troplong me condamnera 1 Etsi je résiste à mon adversaire, si, pour ce peu de boue que j'ap-pelerais mon champ et qu'on veut me ravir, la guerre éclate entreles deux compétiteurs, le législateur attendra gravement que leplus fort, assassinant l'autre, soit devenu possesseur annal Non,non, monsieur Troplong, vous n'entendez pas le texte de la loi,car j'aime encore mieux accuser votre intelligence que la justicedu législateur. Vous vous trompez dans l'application du principe

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DEUXIÈMEMEMOIRE

ln pari causa possessor poiior habelur l'actualité de la possessiondoit s'entendre ici de celui qui possédait au moment de la rixe,non de celui qui possède au moment de la plainte. Et ç'jand leCode défend de recevoir les actions possessoires si la possessionn'est annale, il veut dire simplement que si, avant un an accom-

pli, le détenteur se dessaisit et cesse d'occuper effectivement parlui-même, il ne peu*invoquer contre son successeur le bénéfice del'action possessoire. En un mot, le Code fait pour la possession demoin^ d'un an ce qu'il devrait faire pour toute possession, quellequ'en fût l'ancienneté, c'est-à-dire qu'il devrait exiger pour la

présomption de propriété, non pas seulement saisine d'une année,mais saisine perpétuelle.

Je ne prolongerai pas davantage cette analyse quand un auteurbâtit deux volumes d'arguties sur des fondements aussi mal as-

surés,on

peut prononcerhautement

queson

ouvrage, quelqueérudition qui le distingue, est un amas de balivernes indignesd'occuper la critique.

Ici, monsieur, je crois vous entendre me reprocher ce dogma-tisme outrecuidant, cette présomption effrénée qui ne respecte rien,s'arroge exclusivement le bon sens et le bon droit, et prétend atta-cher au pilori quiconque ose soutenir une opinion contraire à lasienne. Ce défaut, le plus haïssable de tous en un homme qui semêle d'écrire, se fait, dit-on, déjà trop remarquer dans mon pre-mier mémoire, et je ferais bien de m'en corriger.

Il importe au succès de ma défense que je me justifie devantvous de ce reproche; et puisqu'en me reconnaissant ailleurs destorts d'une autre espèce je garde sur ce point mes allures dialec-tiques, il faut que je déduise mes raisons. Ce n'est point le vicequi me plaît, c'est la nécessité qui me commande.

Je dis donc qu'en agissant comme je fais avec me"-auteurs, j'aipour excuses une raison de droit et une raison d'intention, toutesdeux péremptoires.

1° Raison de droit. Lorsque je prêche l'égalité des fortunes,jen'avance pas une opinion plus ou moins probable, une utopie plus

ou moins ingénieuse, une idée conçue dans mon cerveau par untravail de pure imagination je pose une vérité absolue, sur la-quelle toute hésitation est impossible, toute formule de modestiesuperflue, toute expression de doute ridicule.

Mais, direz-vous, qui m'assure que ce que j'avance est la vé-rité? – Qui me l'assure, monsieur? ce sont les procédés logiques

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QU'EST-CE QUE LA propriété? 2

et métaphysiques dont je fais usage, et dont la certitude m'est àpriori démontrée; c'est que je possède une méthode d'investigationet de probation infaillible, et que mes auteurs n'en ont'pas c'estenfin que, pour tout ce qui concerne la propriété et la justice, j'aitrouvé une formule qui rend raison de toutes les variations légis-

latives, et donne la clef de tous les problèmes. Or y a-t-il seule-ment ombre de méthode et dans M. Toullier, et dans M. Troplong,et dans cette masse de commentateurs insipides, presque aussi

dépourvus de raison et de sens moral que le Code? Appelez-vousméthode une classification de matières par ordre alphabétique,chronologique, analogique ou seulement nominal ? Appelez-vousméthode ces kyrielles de paragraphes rassemblés sous une rubriquearbitraire, ces divagations sophistiquées, ce fouillis de citationset d'arrêts qui se contredisent, ce style nauséabond, cette rhéto-

rique épileptiforme,dont les modèles abondent au barreau et ne

se trouvent même plus que là ? Prenez-vous pour philosophie cettepratique radoteuse, cette insupportable avocasserie revêtue de

quelques pretintailles scolastiques? Non, non, un écrivain qui se

respecte ne consentira jamais à entrer en balance avec ces mani-

pulateurs de droit, si mal à propos nommés jurisconsultes, et pourma part je repousse toute comparaison.

2° Raison d'intention. Autant qu'il m'est permis de divulguer cesecret, je suis, moi quatrième, conjuré à une révolution immense,terrible aux charlatans et aux despotes, à tous exploiteurs de

pauvres gens et d'âmes crédules, à tous fainéants salariés, mar-chands de panacées politiques et de paraboles, tyrans, en un mot,de la pensée et de l'opinion je travaille à insurger la raison desindividus contre la raison des autorités.

D'après les statuts de la société dont je suis membre, tout lemal du genre humain vient de la foi à la parole extérieure et dela soumission à l'autorité. Et sans sortir de notre siècle, n'est-ilpas vrai, par exemple, que si la France est pillée, baffouée, tyran-nisée, c'est qu'on y opine par masses, et non par têtes ? Le peuple

français est parquéen trois ou

quatre troupeaux, recevant d'unchef  leur mot d'ordre, répondant à la voix d'un coryphée, et pen-sant juste ce qu'il a dit. Certain journal a, dit-on, cinquante milleabonnés à six lecteurs par abonnement, cela fait trois cent millemoutons broutant et bêlant au même râtelier. Appliquez ce calculà toute la presse périodique, et vous trouverez qu'il existe decompte fait, dans notre France raisonneuse et libre, deux millionsde créatures recevant chaque matin des journaux la pâture spiri-

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DEUXIÈME MÉMOÏBB

17.

tuelle. Deux millions mais c'est la nation tout entière qu'unevingtaine de petits bons hommes mènent par le nez.

Certes, monsieur, je n'ai garde de contester aux journalistes le

talent, la science, l'amour de la vérité, le patriotisme et tout ce

qu'ilvous

plairace sont de fort honnêtes

genset d'infiniment

d'esprit, auxquels sans doute je voudrais ressembler, si j'avaisl'honneur de lei connaître. Ce dont je me plains, et ce qui m'arendu conspirateur, c'est qu'au lieu de nous éclairer, ces messieursnous commandent, nous imposent des articles de foi, et cela sansdémonstration ni certitude. Lorsque, par exemple, je demande

pourquoi ces fortifications de Paris, qui, en d'autres temps, sous

l'empire de certains préjugés, et moyennant un concours de cir-constances extraordinaires imaginées pour le besoin de la thèse,pourraient, je l'ignore, servir à notre défense, mais dont il est

douteux que nos descendants fassent usage lors, dis-je, que jedemande sur quelles données on assimile l'avenir à un passé lui-même hypothétique, on me répond que M.Thiers, qui a beaucoupd'esprit, a fait à ©esujet un rapport d'une admirable élégance, etd'une merveilleuse clarté. Sur cela je me fâche, et je réplique queM. Thiers ne sait ce qu'il dit. Pourquoi, n'ayant pas voulu desforts détachés il y a sept ans, les veut-on aujourd'hui ?

Ah! dam, dit-on, la différence est grande les premiers fortseussent été trop près de nous; avec ceux-ci nous ne pouvons plusêtre

bombardés. – Vous ne pouvez plusêtre

bombardésmais

vous pouvez être bloqués, et je dis que si vous bougez, vous leserez. Quoi! pour obtenir des Parisiens des forts de blocus, il asuffi de leur monter l'imagination contre des forts de bombarde-ment et ils ont cru faire pièce au pouvoir 0 souveraineté du

peupleDam M. Thiers, qui est plus fin que vous, dit qu'il serait

absurde de supposer un gouvernement faisant la guerre auxcitoyens, et se maintenant par la force et malgré la volonté du

peuple. – Cela serait absurde! peut-être: pareille chose s'est

vue plus d'une fois, et peut se voir encore; d'ailleurs, quand ledespotisme est fort, il paraît presque légitime. Quoi qu'il en soit,ils mentaient donc en 1833, et ils mentent encore en 1841, ceux

qui nous fc ^t peur de la bombe. Et, puis, si M. Thiers est si fortrassuré sur les intentions du pouvoir, pourquoi ne veut-il pasqu'on bâtisse les forts avant l'enceinte continue ? Pourquoi cet airde méfiance envers le pouvoir, si ce n'est pas entre le pouvoir etM. Thiers une manigance concertée ?

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ?'1

Dam nous ne voulons plus être envahis. Si Paris avait étéfortifié en 1815, Napoléon n'aurait pas été vaincu. Et moi jevous dis que Napoléon n'a pas été vaincu, mais qu'il a été venduet que si, en 1815, Paris avait eu des fortifications, il en auraitété de ces fortifications comme des trente mille hommes de Grou-

chy, elles se seraient égarées pendant la bataille. Il est encoreplus aisé de livrer des remparts que de faire promener des soldats.Les égoïstes et les lâches manqueront-ils jamais de raisons pourse rendre à l'ennemi ?2

Mais, voyez donc comme les cours absolutistes sont irritéesde nos fortifications Preuve qu'elles en pensent autrement quevous. – Vous croyez cela et moi je crois qu'au fond elles en sontbien aises, et que si elles font semblant de taquiner nos ministres,c'est afin que ceux-ci les remercient. Les cours absolutistesvivront toujours en meilleure intelligence avec notre monarchieconstitutionnelle, que notre monarchie avec nous. M. Guizot nedit-il pas que la France a besoin d'être défendue à l'intérieurcomme à l'extérieur ? A l'intérieur contre qui contre la France.0 Parisiens 1 il y a six mois vous demandiez la guerre, aujour-d'hui vons ne voulez plus que des barricades. Comment les alliésredouteraient-ils votre propagande, si vous ne pouvez seulementêtre maîtres chez vous?. Comment soutiendriez-vous un siége,quand vous pleurez l'absence d'une actrice?.

– Mais enfin ne comprenez-vous pas que, d'après la stratégie

moderne, c'est toujours sur îa capitale d'un pays que se portel'effort des assaillants ? Supposez notre armée battue sur le Rhin,la France envahie, Paris sans défense tombant au pouvoir de l'en-nemi dès lors plus de direction dans le gouvernement plus detête, partant plus de vie. La capitale prise, la nation doit se sou-mettre. Que répondez-vous à cela?

Unechose fort simple Pourquoi la société est-elle constituéede telle sorte que la destinée du pays dépende du salut'de la capi-tale ? pourquoi, dans le cas où notre territoire serait envahi etParis

assiégé, l'intelligence législative,le

pouvoirexécutif et le

droit de défense n'auraient-ils d'action que dans Paris ? pourquoicette localisation de toutes les forces vitales de la France?. Necriez point à la décentralisation ce reproche banal ne ferait tortqu'à vos lumières et à votre bonne foi. Il n'est point question icide décentraliser c'est votre fétichisme politique que j'accuse.Pourquoi l'unité nationale serait-elle attachée à certain lieu, àcertains fonctionnaires, à certaines baïonnettes? pourquoi la place

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DEUXIÈMEMÉMOIRE

Maubert et le château des Tuileries seraient-ils le palladium de laFrance ?

Je fais à mon tour une hypothèseS'il était écrit dans la Charte « Au cas oû la patrie serait

envahie de nouveau, et Paris forcé de se rendre, le gouvernementétant anéanti, et l'assemblée nationale dissoute, les collèges élec-toraux se rassembleront spontanément et sans autre convocationofficielle, à l'effet de nommer d'autres députés, qui organiserontun gouvernement provisoire à Orléans. Si Orléans succombe, le

gouvernement se reformera de la même manière à Lyon, puis àBordeaux, puis à Bayonne, jusqu'à ce que toute la France soit

captive, ou l'ennemi chassé du territoire. Car le gouvernementpeut périr; la nation ne meurt jamais. Le roi, les pairs et les

députés massacrés, vive la France »

Pensez-vous que cette addition à la Charte ne garantirait pasmieux la liberté et l'intégrité du pays qu'une muraille autour deParis et des bastions ? Eh bien! ce que prescrirait alors la Charte

pour le gouvernement ceutral et pour la défense commune, faites-le dès aujourd'hui pour l'administration, l'industrie, les sciences,les lettres et les arts. Au lieu de vouloir rendre Paris imprenable,rendez plutôt insignifiante la perte de Paris. Au lieu d'accumulersur un point les académies, les facultés, les écoles, les centrespolitiques administratifs et judiciaires au lieu d'arrêter par cette

agglomérationfuneste le

développementintellectuel et d'affaiblir

l'esprit public dans les provinces, ne pouvez-vous, sans briserl'unité, diviser les fonctions sociales entre les lieux comme entreles personnes ? Un pareil système, en faisant participer chaqueprovince à l'action et à la puissance politique, en équilibrant l'in-dustrie, l'intelligence et la force sur tous les points du sol, assure-rait également, contre l'ennemi intérieur et contre l'étranger, laliberté du peuple et la stabilité du gouvernement.

Distinguez donc entre la centralisation des fonctions et la con-centration des organes, entre l'unité politique et son symbole

matériel.Oh ceci est spécieux mais c'est impossible. Dites, ditesque la ville de Paris n'entend pas se dessaisir de ses priviléges, etque c'est encore là une question de propriété.

Discours superflu Le pays, dans une panique habilementexploitée, a demandé son embastillement; j'ose dire qu'il a abdi-qué sa souveraineté. Tous les partis sont coupables de ce suicideles conservateurs, par leur complaisance pour le gouvernement;

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QU'EST-CE QUE LA propriété?

les dynastiques, parce qu'ils ne veulent d'opposition que. celle quileur plaît, et qu'une révolution populaire les annihilerait; les dé-

mocrates, parce qu'ils espèrent commander à leur tour (1). Ce quetous se réjouissent d'avoir obtenu, c'est, pour l'avenir, un moyende compression de la défense du pays, on ne s'en soucie mais.

Une pensée de tyrannie vit au fond des âmes, et rassemble dansune même conspiration tous les égoïsmes nous voulons la régé-nération de la société, mais nous la voulons chacun selon nos

idées et nos convenances à notre prochain mariage, au succès de

nos affaires, au triomphe de nos opinions, nous ajournons la

réforme. L'intolérance et l'égoïsme nous font voter des entraves à

la liberté et parce que nous ne savons pas vouloir tout ce queDieu veut, nous arrêterions, s'il dépendait de nous, le cours des

destins, plutôt que de relâcher rien de nos intérêts et de notre

amour-propre.N'est-ce

pasle cas de

rappelercette

paroledu

Sage L'iniquité a menti à elle-même?

C'est pour cela, monsieur, que j'ai entrepris une guerre déses-

pérée contre tout ce qui fait autorité pour la foule sentinelle

perdue du prolétariat, je croise la baïonnette contre les illu;- da-tions du  jour, comme contre des espions et des charlatans. Mi 1

(1) Armand Carrel aurait soutenu le système des fortitications de la ca-pitale le National l'a dit à satiété, mettant le nom de son ancien rédac-teur à côté des noms de Napoléon et de Vauban. Que signifie cette exhuma-tion d'une politique antipoputaire? qu'Armand Carrel voulait faire du

gouvernement une propriété individuelle et inamovible, mais élective; etqu'il voulait que le principe de cette propriété fût, non dans l'ôiection dupeuple, mais dans l'élection de l'armée. Le système politique de Carrelétait simplement une réorganisation des gardes prétoriennes. Aussi Carreldétestait les péquins. Ce qu'il trouvait de déplorable dans la révolution de

 juillet était, dit-on, non pas rin^urrectioii du peupl. mais la victoire dupeuple sur les soldats. Voilà pourquoi, dans les différentes affaires quieurent lieu depuis 1830, Carre) ne voulut jamais appuyer les patriotes. Merépondez-vous de quelques régiments ? demandaitil. Armand Carrel fai-sait venir de l'armée, de la force publique, le principe de toute légalité, detoute loi, de tout pouvoir. Cet homme avait sans doute un sens moral hlui,mais à coup sùr il n'avait pas le sens du droit. S'il était encore de ce

monde, je te déclarerais hautement, la liberté n'aurait pas de plus grandennemi que Carrel.On dit que sur cette question des fortifications de Paris, la rédaction du

National n'est point unanime cela prouverait au besoin qu'un journal peuterrer et. mentir, sans qu'on ait droit d'accuser les journalistes. Un journalest un être métaphysique dont personne n'est véritablement responsable, etqui ne doit son existence qu'à de mutuelles concessions. Cette idée devraitfaire trembler les honnêtes citoyens qui, parce qu'ils puisent leurs opi-nions dans un journal, s'imaginent pour cela qu'ils ont un parti politique,et quine se doutent pas le moins du monde qu'ils sont de \rais aoéphalus.

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DEUXIÈME MÉMOIRE

lorsque je combats un illustre adversaire, faut-il donc que je diseà tout bout de phrase, comme un orateur à la tribune, le savantauteur, l'éloquent écrivain, le pro fond publiciste, et cent autres pla-titudes avec lesquelles on est convenu de se moquer des gens ?i

Toutes ces politesses mesemblent aussi insultantes pour l'homme

attaqué que peu honorables pour l'agresseur. Mais quand, apostro-phant un auteur, je lui dis Citoyen, ce que vous -avancez estabsurde, et si c'est vous offenser que d'en administrer la preuve,

 je suis coupable envers vous aussitôt les oreilles dressent à celui

qui m'écoute son attention redouble et si je ne réussis pas à leconvaincre, du moins je mets-sa pensée en branle, et lui donne lesalutaire exemple du doute et du libre examen.

Ne pensez donc pas, monsieur, en me voyant donner le croc-en- jambe à la philosophie de votre très-savant et très-estimable con-frère M.

Troplong, que jeméconnaisse son talent d'écrivain: selon

moi, il en a trop pour un jurisconsulte ni sa science, elle est

trop dans la lettre de la loi et dans la lecture des bouquins entout cela M. Troplong pèche plus par excès que par défaut. Ne

croyez pas davantage que je sois mû contre lui d'aucune animo-sité personnelle, ni que je veuille le moins du monde affliger sonamour-propre je ne connais M. Troplong que par son Traité dela prescription, que je voudrais bien qu'il n'eût pas fait; et quantà mes critiques, nûM. Troplong, ni aucun de ceux dont la considé-ration lui peut être chère, ne me lira jamais. Encore une fois, mon

seul et unique but est de prouver, autant qu'il est moi, à ce mal-heureux peuple de France, que tant ceux qui lui font des lois queceux qui les interprètent, ne sont pas les infaillibles organes de laraison générale, impersonnelle et absolue.

J'avais résolu de soumettre à une critique en règle l'espèce dedéfense officielle que M. Wolowski, votre collègue du Conserva-toire, a présentée récemment du droit de propriété. Dans ce but,

 je m'étais mis à recueillir, à chacune de ses leçons, les documentsnécessaires mais comme

je m'aperçusbientôt

queles idées du

professeur n'avaient pas de suite, que ses raisonnements s'entre-heurtaient, qu'une affirmation ne manquait jamais d'être détruitepar une autre affirmation, que des choses excellentes étaient perpé-tuellement mêlées, dans les élucubrations de M. Wolowski, à deschoses pitoyables, et comme je suis de ma nature un peu défiant, jem'avisai tout à coup que M. Wolowski était un égalitaire déguisé,

  jeté malgré lui dans cette ridicule position où le patriarche Jacob

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QU'EST-CE QBE IA PROPRIÉTÉ?

nous peint l'un de ses fils, inter duas clitellas, entre deux selles,comme dit le proverbe. En langage un peu plus parlementaire, jevis clairement que BL Wolowski était placé entre ses convictionsintimes et les exigences de sa charge, et que pour le bien entendreil fallait le prendre d'un certain biais. Alors j'éprouvai un serre-

ment de cœur en voyant les réticences, les circonlocutions, lesallégories et les contre-vérités auxquelles un professeur de légis-lation, dont le devoir est d'enseigner le dogme avec netteté et pré-cision, était obligé de recourir, et je me pris à maudire cettesociété dans laquelle il n'est pas permis à un honnête homme dedire franchement ce qu'il pense. Jamais, monsieur, vous n'imagi-nâtes pareille torture; je croyais assister au martyre d'une intelli-gence. Je vais vous donner une idée de ces incroyables séances,ou pour mieux dire de ces scènes de douleur.

Lundi 20 novembre 1840. Le professeur déclare, en deuxmots, 1° que le droit de propriété n'est point fondé sur l'occupa-tion, mais sur l'impression ou information de l'homme 2° quetout homme a un droit naturel et inamovible d'usufruit sur lamatière.

Or, si la matière peut être appropriée, et si néanmoins tous leshommes conservent un droit inamovible d'usufruit sur cette ma-tière, qu'est-ce que la propriété ? Et si la matière ne peut êtreappropriée que par le travail, combien de temps durera cetteappropriation ? Il y a là de quoi confondre et mettre sur les dents

tous les jurisconsultes.M. Wolowski cite ensuite ses autorités. Quels témoignages il

rassemble, grand Dieu 1. C'est d'abord M. Troplong, grand mé-taphysicien, comme on a vu puis c'est M. Louis Blanc, rédacteurde la Revue du Progrès, qui a failli être déféré au jury pour sonOrganisation du travail, et, qui ne s'est sauvé des griffes du par-quet que par un tour de passe-passe (1) Corinne, je veux diremadame de Staël, qui, dans une ode, comparant poétiquement laterre avec l'onde, le sillon de la charrue avec le sillage d'un navire,

dit que la propriété ne se forme que là où la trace de l'hommereste, ce qui fait dépendre la propriété de l'état solide ou liquide

(1)Dansun article fort court, dontM.Wolowskia donnélecture, àl. LouisBlancdéclare, en substance, qu'il n'est pointcommuniste,ce queje croissans peine; qu'il faut être fou pour attaquer la propriété, mais il ne ditpaslaquelle; qu'il faut bien se donner de garde de confondrela propriétéavec l'abus qu'on en fait. QuandVoltaire démolissaitle christianisme, ilprotestait sans cesse qu'il n'en voulait pas à la religion, mais aux abus.

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DEUXIÈME MÉMOJRE

des éléments; Rousseau, l'apôtre de la liberté et de l'égalité, mais

qui, selon M. Wolowski, n'aurait attaqué la propriété que pourrire, et afin d'égayer un paradoxe Robespierre, qui rejeta le par-tage des terres, parce qu'il n'y voyait qu'un rajeunissement de la

propriété, et qui, en attendant l'organisation définitive de la répu-

blique, fit mettre toutes les propriétés sous la garde du peuple,c'est-à-dire transporta le domaine éminent de l'individu à la so-ciété Babœuf, qui voulait la propriété pour la nation, et pour lescitoyens la communauté M. Considérant, qui demande la conver-sion des propriétés immobilières en actions, c'est-à-dire qui veutrendre la propriété nominale et fictive tout cela entremêlé deplaisanteries et de traits d'esprit (sans doute pour dérouter desguépiers) contre les adversaires du droit de propriété.

26 novembre. M. Wolowski se fait cette objection La terreest nécessaire à la vie comme l'eau, l'air et la lumière, donc elle

ne peut être appropriée et il répond L'importance de la pro-priété territoriale diminue, comme la puissance de l'industrie aug-mente.

Bon cette importance diminue, mais elle ne disparaît pas etcela suffit pour que la propriété territoriale soit illégitime. IciM. Wolowski feint de croire que les adversaires de la propriétén'en veulent qu'à la propriété du sol, tandis qu'ils la prennentseulement pour terme de comparaison et comme il réfute à mer-veille cette absurdité qu'il leur prête, il trouve moyen de détourner

  j'attention sanstrahir la vérité que son rôle est de démentir.La propriété, dit M. Wolowski, est ce qui distingue l'hommedes animaux. Cela peut être mais devons-nous le prendrepour un éloge ou pour une satire ?

Mahomet, dit M. Wolowski, décréta la propriété. Et Gen-giskan, et Tamerlan, et tous les ravageurs de nations. Quelslégislateurs sont-ce là?

La propriété existe dès l'origine du genre humain. Ajoutezet l'esclavage aussi, et le despotisme également, et la polygamie etl'idolâtrie de même. Qu'est-ce que prouve cette antiquité ?

Les membres du conseil d'État, M. Portalis en tête, n'ont pointsouleyé, lors de la discussion du Code, la question de légitimitéde la propriété leur silence, dit M. Wolowski, est un préjugé enfaveur de ce droit. Je puis regarder cette réponse commem'étant personnellement adressée, car l'observation m'appartient.Je réplique Tant qu'une opinion est universellement admise,l'universalité de croyance s? sert à elle-même d'argument et de

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QU'EST-CE QUE LA propriété?

preuve dès que cette même opinion est attaquée, la foi antérieurene prouve plus rien il faut subir le raisonnement. L'ignorance,quelque vieille et excusable qu'elle soit, ne prescrit pas contre laraison.

Il existe des abus dans la propriété, M. Wolowski en convient.

Mais, dit-il, ces abus disparaissent peu à peu la cause en estaujourd'hui connue; ils viennent tous d'une fausse théorie de la

propriété. En principe, la propriété est inviolable mais elle peut,elle doit être contenue et disciplinée telles sont les conclusionsdu professeur.

Quand on reste ainsi dans le vague, on n'a pas à craindre deparler mal. Pourtant je voudrais qu'on me définît ces abus de lapropriété, qu'on m'en montrât la cause, qu'on m'expliquât cettethéorie vraie, de laquelle ne découlerait aucun abus bref qu'oft

me dît comment, sans détruire la propriété, on pourrait la disci-pliner pour le plus grand bien de tous. Notre Code civil, dit àce sujet M. Wolowski, laisse beaucoup à désirer. Je crois qu'il 9laisse tout à faire.

Enfin M. Wolowski, d'une part, s'élève contre la concentrationdes capitaux et contre l'absorption qui en résulte et, d'autre

part, il se prononce contre le morcellement excessif du territoire.Or, je crois avoir démontré par tout mon premier mémoire que le

système de la grande propriété et le système du morcellement sontles deux premiers termes d'un ternaire économique, une thèse et

une antithèse; mais, tandis que M. Wolowski ne dit rien du troi-sième terme, de la synthèse, et laisse ainsi l'induction en suspens

 j'ai fait voir que ce terme avait pour expression I'àsbocution. quiest l'annulation de la propriété.

30 novembre. PROPRIÉTÉlittéraire. M. Wolowski accorde, f chose qui n'implique absolument rien de contraire à l'égalité, qu'ilest juste de reconnaître les droits du talent, mais il se prononceavec force contre la propriété perpétuelle et absolue des œuvres degénie au profit des héritiers des auteurs. Son principal argument

est que la société a un droit de production collective sur toute*création de l'esprit. Or c'est précisément ce principe de force col-lective que j'ai développé dans mes Recherches sur la propriété etle gouvernement, et sur lequel j'ai établi tout l'édifice d'une nou-velle organisation sociale. M. Wolowski est le premier juriscon-sulte à qui j'aie entendu faire de cette loi économique une appli-cation législative seulement, tandis $ue j'ai étendu le principede force collective à toute espèce de produit, M. Wolowski, plus

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DEUXIÈMEMÉMOIRE

prudent qu'il ne m'est donné de l'être, le spécialise sur un terrainneutre. En sorte que ce que j'ai osé dire du tout, il se contente,lui de l'affirmer de la partie, laissant à l'auditeur intelligent lesoin de combler le vide. Du reste, son argumentation est vive etserrée on sent que le professeur', se trouvant plus à l'aise avec

une seule face de la propriété, s'est donné carrière, et qu'il courten liberté.1° La propriété littéraire absolue serait une mutilation de l'ac-

tivité dans les autres hommes une entrave au développement del'humanité. Ce serait la mort du progrès, un suicide. Que serait-ilarrivé si les premières inventions, la charrue, le niveau, lascie, etc., avaient été appropriées?

Telle est la première proposition de M. Wolowski.Je reprends La propriété absolue de la terre et des instruments

de travail est une mutilation de l'activité humaine, une entraveau progrès et au libre développement de l'homme. Que s'est-il

passé à Rome, et dans toutes les sociétés antiques? qu'a-t-on vuau moyen âge ? que voit-on aujourd'hui en Angleterre par suitede la propriété absolue des capitaux de production? Le suicide del'humanité.

2° La propriété mobilière et territoriale est d'accord avec l'in-térêt social par la propriété littéraire, les intérêts sociaux et in-dividuels sont perpétuellement en conflit.

Cette proposition contient dans son énoncé une figure de rhéto-rique familière à tous ceux qui ne jouissent pas d'une liberté pleineet entière de parler cette figure est l'antiphrase, ou contre-vérité.Elle consiste, d'après Dumarsais et les meilleurs humanistes, àdire une chose pour en faire entendre une autre. La propositionde M. Wolowski, ramenée à son expression naturelle, se réduit àdire De même que la propriété mobilière et territoriale est essen-tiellement hostile à la société, de même, par la propriété litté-raire, les intérêts sociaux et individuels sont .perpétuellement enconflit.

3° M. de Montalembert s'était récrié à la Chambre des pairscontre l'assimilation des auteurs aux inventeurs industriels, assi-milation qu'il prétendait injurieuse pour les premiers. M. Wo-lowski lui répond que les droits d'auteurs, sans l'industrie, se-raient zéro; que, sans les fabriques de papier, les fonderies decaractères, les ateliers de composition et d'impression, il n'y au-rait pas lieu à trafiquer de vers et de prose que telle invention

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qu'est-ce QUE LA propriété?

industrielle, la boussole, par exemple, le télescope, la machine à

vapeur, vaut bien un livre.Avant M.de Montalembert, M. Charles Comte avait plaisanté de

l'induction que les esprits logiques ne manquent jamais de tirer,des priviléges accordés aux auteurs, en faveur des inventions in-dustrielles. « Le

premier,dit M. Comte,

quiconçut et exécuta

l'idée de transformer un morceau de bois en une paire de sabots,ou une peau d'animal en une paire de sandales, aurait donc ac-

quis le droit exclusif  de chausser le genre humain 1» Sans doute,avec le système de propriété. Car enfin, cette paire de sabots quivous réjouit si fort, c'est la création du sabotier, c'est l'œuvre deson génie, l'expression de sa pensée; c'est son poëme à lui, toutaussi bien que le Roi s'amuse est le drame de M. Victor Hugo.Justice égale pour tous si vous refusez un brevet à un perfection-neur de bottes, refusez aussi un privilége à un accoupleur de rimes.

4° Ce qui donne de l'importance à un livre est un fait extérieurà l'auteur et à son ouvrage sans les lumières de la société, sansson développement et une certaine communauté d'idées, de pas-sions et d'intérêts entre elle et les auteurs, les ouvrages de ceux-cine seraient rien. La valeur échangeable d'un livre vient plus en-core du fait social que du talent que ce livre suppose.

Il me semble, en vérité, que je me copie moi-même. Cette pro-position de M. Wolowski renferme, sous une expression particu-lière, une idée générale et absolue, l'une des plus fortes et des

plusconcluantes contre le droit de

propriété. Pourquoiles ar-

tistes, comme les industriels, trouvent-ils moyen de vivre ? C'estque la société a fait des beaux-arts, comme des industries les plusgrossières, des objets de consommation et d'échange, soumis parconséquent à toutes les lois du commerce et de l'économie poli-tique. Or la première de ces lois est l'équilibre des fonctions, c'est-à-dire l'égalité des associés.

5e M. Wolowski se permet le sarcasme contre les demandeursde propriété littéraire. Ce sont, dit-il, des auteurs qui réclamentdes priviléges d'auteurs, et qui pour cela font valoir des motifs de

mélodrame. Ils parlent de la nièce de Corneille, mendiant à laporte d'un théâtre que les œuvres de son oncle avaient enrichi.Pour contenter l'avidité des gens de lettres il faudrait créer desmajorats littéraires, et faire tout un code d'exceptions.

J'aime cette vertueuse ironie. Mais M. Wolowski est loin d'avoirépuisé les incidents que soulève la question. Et d'abord est-il

 juste que MM. Cousin, Guizot, Villemain, Damiron et compagnie,

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DEUXIÈME MÉMOIRE

payés par l'Etat pour donner des leçons, s'en fassent payer uneseconde fois par l'entremise des libraires? que moi, qui ait le droitde sténographier leurs cours, je n'aie pas le droit de l'imprimer?Est-il juste que MM. Noël et Chapsal, inspecteurs de l'Université,usent de leur influence pour vendre leurs extraits de littérature àla jeunesse, dont ils sont chargés moyennant salaire de surveiller

les études ? Et si cela n'est pas juste, ne convient-il pas de refuserla propriété littéraire à tout auteur chargé de fonctions publiques,de pensions ou de sinécures ?

D'un autre côté, le bénéfice d'auteur s'étendra-t-il aux ouvragesirréligieux corrupteurs, propres seulement à infecter le coeur etobscurcir l'entendement? Si ce bénéfice leur est accordé, la loidevient immorale; si on le leur refuse, il faut créer une censure.Et comme dans l'état d'imperfection sociale où nous vivons il est

impossible d'empêcher tout ce que la morale réprouve, il faudra,

pour les livres comme pour les moeurs, ouvrir un bureau de tolé-rance. Mais alors les trois quarts de nos gens de lettres sont obli-gés de se faire inscrire; et reconnus dès lors, sur leur propredéclaration, prostitués, ils appartiennent nécessairement au pu-blic. On accorde à la fille de joie un péage; on ne la dote point.

Enfin le plagiat 'sera-t-il assimilé à la contrefaçon? Si vousrépondez que oui vous appropriez d'avance tous les sujets d'ou-vrages si vous dites que non, vous abandonnez tout à l'arbitrairedu juge. Excepté le cas de réimpression clandestine, commentdistinguera-t-il ce qui est contrefaçon de ce qui n'est que citation,imitation, plagiat, ou même coïncidence? Un savant passe deuxans à calculer une table de logarithmes à 9 ou dix décimales; ill'imprime quinze jours après son ouvrage se vend à moitié prix;impossible de dire si c'est en contrefaçon ou en concurrence. Quefera le tribunal? Dans le doute, adjugera-t-il la propriété au pre-mier occupant ? Autant vaudrait la tirer au sort.

Tout cela n'est rien mais réfléchit-on qu'en accordant aux au-teurs et à leurs héritiers un privilége perpétuel, on porte en réalitéun coup mortel à leurs intérêts? On croit mettre les libraires dans

la dépendance des écrivains, déception les libraires se coaliserontet contre les ouvrages et contre les propriétaires. Contre les ou-vrages, en refusant d'en pousser le débit, en les remplaçant parde mauvaises imitations en les reproduisant par cent moyensindirects; et nul ne sait jusqu'où peut aller en ce genre l'habiletédu pastiche et la science du plagiat. Contre les propriétaires",éignore-t-on qu'il suffit à un libraire d'une demande de douze

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QU'EST-CE QUE tA PROPRIÉTÉ?

exemplaires pour en débiter mille; d'une édition à 500, pour ali-

menter pendant trente ans nn royaume? Que feront les pauvresauteurs contre cette association toute-puissante des libraires? Ce

qu'ils feront?  je m'en vais le leur dire ils se mettront aux gagesde ceux qu'ils traitent aujourd'hui de corsaires; et, pour s'assurer

un bénétice, ils deviendront salariés. Digne récompense d'uneignoble avarice et d'un insatiable orgueil (1).

(1) La fièvre de propriété est à son plus haut période parmi les écri-vains et les artistes, et c'est chose curieuse que la complaisance avec la-quelle nos législateurs gens de lettres entretiennent cette dévorante ardeur.Un artiste vend un tableau, puis, la marchandise livrée, prétend empêcherl'acquéreur d'en débiter des gravures, sous prétexte que lui peintre, envendant son original, n'a pas vendu sa pensée. Contestation entre l'ama-teur et l'artiste, point de fait et point de droit. M. Villemain, ministre del'instruction publique, consulté sur ce cas singulier, trouve que le peintrea raison; seulement il voudrait que la propriété de la pensée fût spéciale-ment réservée dans le contrat de vente de sorte qu'en déliiiitive M. Ville-main reconnaît à1l'artiste la faculté de céder son oeuvre et d'en empêcherla communication, contrairement à l'axiome de droit, donner et retenir nevaut. Etrange raisonneur que M. Villemain Un principe équivoque en-gendre une conséquence fausse au lieu de rejeter le principe, Al.Ville-main s'empresse d'admettre la conséquence. Pour lui, la réduction àl'absurde est un argument de crédibilité. C'est ainsi qu'il s'est constitué ledéfenseur officiel de la propriété littéraire, sûr d'être compris et appuyéd'un tas de fainéants, la honte des lettres et le fléau des mœurs publiques.Quel intérêt si vif  peut donc avoir M. Villemain a s'ériger ainsi en chef decoteries littéraires, a jouer à leur bénéfice le rôle de Trissotin dans les con-

seils de l'Etat, et à se faire le complice et le compère d'une hande deroués, soi-disant gens de lettres, qui depuis plus de dix ans travaillent avecun si déplorable succès à ruiner l'esprit public et à corrompre les coeurs enfaussaut les intelligences?

Contradictions de contradictions! Le génie est le grand niyeleur dumonde, s'écrie M. de Lamartine; donc le qènie doit être propriétaire.La propriété littéraire est la fortune de la démocratie. Ce malheureuxpoëte croit être profond quand il n'est que bouffi toute sa rhétorique con-siste à accoupler des idées qui s'entre-choquent: carré rond, soleilobscur, ange déchu, prêtre et amour, méditation et poésie, génie et for-lune, niveltement et propriété. Disons-lui, pour toute réponse, que sonintelligence "st une lumière ténébreuse, que chacun de ses discours est une

harmonie désordonnée, et que tous ses succès, tant en vers qu'en prose,sont dus à l'emploi de l'extraordinaire dans des sujets fort ordinaires.te National, en réponse au rapport (le M. Lamartine, s'efforce de prou-

ver que la propriété littéraire est d'une tout autre nature que la propriététerritoriale; comme si la nature du droit de propriété dépendait de l'objetauquel il s'applique, et non pas de son mode d'exercice et de sa conditiond'existence. Mais le National tient surtout à flatter une classe de proprié-taires que la concession de nouvelles propriétés chagrine voilà pourquoile National en veut à la propriété littéraire. Nous dira-t-il une fois s'il estpour l'égalité ou contre l'égalité?

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DEUXIÈME MÉMOIRE

6° Objection. La propriété d'un terrain occupé passe aux héri-tiers de l'occupant; pourquoi, disent les auteurs, l'œuvre du géniene passerait-elle pas de même aux héritiers de l'homme de génie?

Réponse de M. Wolowski: Parce que le travail du premier oc-

cupant

se continue dans ses héritiers, et que les héritiers d'unauteur ne changent ni n'ajoutent rien à ses œuvres. Dans la pro-priété territoriale, la continuité du travail explique la continuitédu droit.

Oui, quand le travail se continue; mais si le travail ne se con-tinue pas, le droit cesse. Voilà le droit de possession fondé sur letravail personnel, reconnu par M. Wolowski.

La conclusion de M. Wolowski serait d'accorder aux auteurs la

propriété de leurs ouvrages pendant un nombre fixe d'années, à

compter du jour de la première publication.

Les leçons suivantes, sur les brevets d'invention, n'ont pas étémoins instructives, bien qu'entremêlées de contradictions cho-quantes, mais calculées dans le but de faire passer des véritésutiles. La nécessité d'abréger m'oblige de termina ici cet examen,non sans regret.

Ainsi, de deux jurisconsultes éclectiques qui s'entremettent pourla défense de la propriété, l'un s'embarrasse dans un dogmatismesans principe et sans méthode, et constamment déraisonne, l'autreabandonne sciemment la cause de la propriété, pour exposer sousle même nom la théorie de la possession individuelle. Ai-je eutort de prétendre que la confusion régnait parmi les légistes, etdevrai-je encourir la vindicte des lois pour avoir dit que leurscience était désormais convaincue de faux, et sa gloire éclipsée ?̀t

Les ressources ordinaires du droit ne suffisant plus, on a con-sulté la philosophie, l'économie politique, les faiseurs d'hypo-thèses tous les oracles obtenus ont été désespérants.

Les philosophes ne sont guère plus clairs aujourd'hui qu'autemps de l'efflorescence éclectique; toutefois, à travers leurs mys-tiques apophthegmes, on distingue les mots de progrès, d'unité,

d'association, de solidarité, de fraternité, qui certes n'ont rien derassurant pour les propriétaires. Un de ces philosophes, M. PierreLeroux, a fait même deux gros livres, dans lesquels il prétend dé-montrer par toutes les religions, les législations et les philoso-phies, que les hommes étant tous solidaires les uns des autres,l'égalité des conditions est la loi finale de la société. Il est vrai quece philosophe admet une propriété mais comme il laisse devinerassez facilement ce que devient la propriété dans l'égalité, on peut

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QU'EST-CE QUE LA propriété?

hardiment le ranger parmi les antagonistes du droit d'aubaine.Je dois ici le déclarer hautement, afin qu'on ne me soupçonne

pas d'une connivence déguisée qui n'est point dans mon carac-tère M. Leroux a toutes mes sympathies. Non que je sois parti-san de sa

philosophie quasi-pythagoricienne; j'auraisà ce

sujetplus d'une observation à lui soumettre, si un vétéran couvert dechevrons ne dédaignait les remarques d'un conscrit non que jeme croie tenu esvers cet auteur d'aucune considération spécialepour l'opposition qu'il fait à la propriété; selon moi, M. Leroux

pouvait, il devait même se prononcer d'une manière plus expliciteet plus démonstrative. Mais j'aime, j'admire en M. Leroux l'anta-

goniste de'ïios philosophes demi-dieux, le démolisseur de réputa-tions usurpées, l'impitoyable critique de tout ce qu'on respecte àtitre d'ancienneté. Telle est la raison de ma haute estime pour

M. Leroux, tel serait le principe de la seule confraternité littérairedont, en ce siècle de coteries, je voulusse former le lien. Il fautdes hommes qui, comme M. Leroux, remettent en question lesprincipes sociaux, non pour répandre le doute, mais pour doublerla certitude; qui soulèvent l'intelligence par des négations hardieset fassent trembler la conscience par des doctrines de néant.Qui est-ce qui ne frissonne en entendant M. Leroux s'écrier « Iln'y a ni paradis ni enfer; les méchants ne seront pas punis, ni lesbons récompensés; mortels, cessez d'espérer et de craindre; voustournez dans un cercle

d'apparitions.L'humanité est un arbre im-

mortel, dont les rameaux successivement desséchés alimentent deleurs débris la racine toujours rajeunie. » Qui est-ce qui, à cettedésolante profession de foi, ne se demande avec terreur Est-ildonc vrai que je ne sois qu'un agrégat d'éléments organisés parune force inconnue, une idée réalisée pour quelques instants, uneforme qui passe et disparaît? Est-il vrai que ma pensée ne soit

qu'une harmonie, et mon âme un tourbillon? Qu'est-ce que moi?qu'est-ce que Dieu? quelle est la sanction de la société?

Dans d'autres temps, M. Leroux n'eût été qu'un grand cou-

pable, digne, comme Vanini, du dernier supplice et de l'exécra-tion universelle aujourd'hui M. Leroux accomplit une mission desalut, pour laquelle il sera, quoi qu'il dise, rémunéré. Semblableà ces malades hypocondres qui parlent toujours de leur mort pro-chaine, et qu'on voit défaillir si l'avis du médecin vient confirmerleur feinte, notre société matérialiste s'émeut et perd contenanceen écoutant ce foudroyant arrêt du philosophe Tu mourras! 1Hon-neur donc à M. Leroux, qui nous a révélé la lâcheté épicurienne,

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DEUXIÈME MÉMOIRE

à M. Leroux, qui rend nécessaires de nouvelles solutions philoso-phiques honneur à l'anti-éclectique, à l'apôtre de l'égalité.

Dans son livre de l'Humanité, M. Leroux commence par poser lanécessité de la propriété « Vous ne voulez pas de propriété;

mais ne voyez-vous pas que c'est anéantir l'homme et jusqu'aunom de l'homme?. Vous ne voulez pas de propriété; mais pou-vez-vous vivre sans corps? Je ne vous dirai pas qu'il ;faut nour-rir ce corps; je vous dirai que ce corps lui-même est une pro-priété. »

Pour bien entendre la doctrine de M. Leroux, il faut se rappelerqu'il est trois formes nécessaires et primitives de société la com-munauté, la propriété, et ce que nous appelons proprement au-

 jourd'hui l'association. M. Leroux repousse d'abord la commu-nauté, et la combat de toutes ses forces l'homme est un êtrepersonnel et libre, donc il a besoin d'une sphère d'indépendanceet d'activité individuelle. C'est ce que M. Leroux donne surtout àcomprendre quand il ajoute « Vous ne voulez ni famille, ni pa-trie, ni propriété donc plus de père, plus de fils, plus de frères.Vous voilà sans relations avec aucun être dans le temps, et sousce rapport vous n'avez plus de nom. Vous voilà seul au milieu dumilliard d'hommes qui peuplent aujourd'hui la terre commentvonlez-vous que je vous distingue dans l'espace au milieu de cettemultitude? »

Si l'homme ne se distingue pas, il n'est rien; or il ne peut sedistinguer, s'individualiser, que par une certaine spécialisation deschoses à son usage, de son corps, de ses facultés, des instrumentsdont il se sert. De là, dit M. Leroux, la nécessité de l'appropria-tion, en un mot de la propriété.

Mais à quelle condition la proprieté? Ici M. Leroux, après avoircondamné la communauté, proscrit à son tour le droit de domaine.Toute sa doctrine peut se résumer en cette proposition uniqueL'homme peut être, indifféremmentet tour à tour, esclave ou des-

pote par la propriété.Cela posé, si nous demandons à M. Leroux dans quelle condi-tion de propriété l'homme ne sera ni esclave ni despote, mais libre,

 juste et citoyen, M. Leroux nous répond au troisième livre del'Humanité

«II y a trois manières de détruire la communion de l'homme avecses semblables et avec l'univers. 1° en divisant l'homme dans letemps; 2° en le divisant dans l'espace 3» en divisant la terre,ou en général les instruments de production, en attachant les

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qu'est-ce QUE LA propriété? `~

hommes aux choses, en subordonnant l'homme à la propriété, enfaisant de l'homme un propriétaire. »

Ce langage, il faùt en convenir, vse ressent un peu trop des hau-teurs métaphysiques où fréquente l'auteur, et de l'école de M. Cou-

sintoutefois on

y découvre,assez clairement ce me

semble, queM. Leroux rejette l'appropriation exclusive des instruments de

production; seulement il appelle cette non-appropriation des ins-truments de production un mode nouveau de constituer la propriététandis que je l'appelle, moi, avec toute la jurisprudence, une des-truction de la propriété. En effet, sans l'appropriation des instru-ments, la propriété n'est rien.

« Jusqu'ici on s'est attaché à signaler et à combattre le despo-tisme dans la propriété, en considérant la propriété en elle-même.On n'a pas vu que le despotisme dans la propriété était corrélatif 

à la fragmentation du genre humain. que la propriété, au lieud'être organisée de façon à servir à la communion indéfinie del'homme avec ses semblables et avec l'univers, a été au contrairetournée contre cette communion. >•

Traduisons cela dans le style du Code de commerce Pourdétruire le despotisme et l'inégalité des conditions, il faut que leshommes cessent de se faire concurrence et associent leurs intérêts;que le maître et l'ouvrier, d'ennemis et rivaux qu'ils sont, de-viennent associés.

Or,demandez à tout

industriel, négociantou

capitaliste,s'il

secroira encore propriétaire quand il partagera ses revenus et béné-fices avec cette nuée de gagistes dont on veut faire ses associés?

« La famille, la propriété, la patrie sont des choses finies, quidoivent être organisées en vue de l'infini. Car l'homme est un êtrefini qui aspire à l'infini. Le fini absolu est pour lui le mal. L'infiniest son but l'indéfini son droit. »

Peu de mes lecteurs entendraient ce paroles d'hiérophante, si jene prenais la peine de les leur expliquer. M. Leroux veut dire, parcette magnifique formule, que l'humanité tout entière est comme

une seule et immense société, qui, dans son unité collective, re-présente l'infini: que toute nation, toute tribu, toute commune,tout citoyen, sont, à des degrés divers, des fragments ou desmembres finis de l'infinie société, dans laquelle le mal résulte uni-quement de l'individualisme et du privilége, en d'autres termes,de la sobordination de l'infini au fini; enfin, que pour atteindre aubut de l'humanité, chaque partie a droit à un développement pro-gressif  indéfini.

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DEUXIÈMEMÉMOIRE

18

« Tout le mal du genre humain vient des castes. La famille estun bien, la famille caste (la noblesse) est un mal la patrie est unbien, la patrie caste (suzeraine, dominatrice, conquérante) est unmal; la propriété (la possession individuelle) est un bien; la pro-priété caste (le domaine de propriété de Pothier, Toullier, Tro-

plong, etc.) est un mal. »Ainsi, selon M. Leroux, il y a propriété et propriété l'une

bonne, l'autre mauvaise, Or, comme il convient d'appeler leschoses différentes de noms différents, si l'on conserve le nom de

propriété pour la première espèce, il faut appeler la seconde vol,rapine, brigandage; si, au contraire, on réserve pour celle-ci lenom de propriété, il est absolument nécessaire de le remplacerdans celle-là par celui de possession ou tout autre équivalent,d'autant plus qu'il entraînerait une synonymie odieuse.

Quelbonheur si les

philosophes,osant une fois dire tout ce

qu'ils pensent, parlaient le langage des faibles humains Peupleset gouvernants profiteraient bien davantage à leurs leçons, et, ap-pliquant aux mêmes dénominations les mêmes idées, parviendraientpeut-être à s'entendre. Je n'ai pas, je le déclare hautement, sur lecompte de la propriété, d'autre avis que celui de M. Leroux; maissi j'adopte le style du philosophe, et que je répète après lui Lapropriété est un bien, mais la propriété caste, le statu quo de lapropriété est un mal, je serai un génie prôné par tous les bache-liers des Revues (1); si, au contraire, je préfère la langue clas-

sique de Rome et du Code civil, et que je dise La possession estun bien, mais la propriété est un vol, aussitôt lesdits bachelierscrient haro sur le monstre, et le juge me menace. Pouvoir de l'ex-pression

(1) M. Lerouxa été fort loué dans une Revue d'avoir défendula pro-priété. J'ignore si le laborieux encyclopédistea souri de l'éloge, mais jesais bien qu'à sa place j'en gémirais pour la raison et pour la vérité.

Le National, en revanche, a beaucoup ri de M. Leroux et de ses idéessur la propriété, idés qu'il traite de battologie et de naïvetés. Le Nationalne veut pas comprendre.Faut-il rappeler à ce journal qu'on n'est pointeu

droit de se moquer d'un philosophedogmatique,parce que soi-même onmanque de doctrine? Depuis sa fondation, le National est un séminaired'iutrigants et de renégats; lui-même prend soin de temps à autre d'enavertir ses lecteurs. Au lieu de gémir sur toutes ses défections, la feuilledémocratiqueferait mieuxde s'en prendre à elle-mêmeet de confesser lecreuxde sesthéories. Quandest-cedonc que cet organe des intérêts popu-

laires et de la pensée réformiste cessera de salarier des sceptiqueset desemer l'incertitude? Je gagerais, sans aller plus loin, que Al. Léon Duro-cher, le critique de M. Leroux, est rédacteuranonymeou pseudonymedequelque journalbourgeois, voir mêmearistocrate.

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QU'EST-CE QUE LA PllOPRIÉTÉ?2

Les économistes, interrogés à leur tour, proposent d'associer le

capital et le travail. Vous savez, monsieur, ce que cela signifiepour peu qu'on presse la doctrine, on s'aperçoit bientôt qu'il s'agitlà d'absorber la propriété, non plus dans une communauté, maisdans une commandite générale et indissoluble. En sorte que lacondition du propriétaire ne différerait plus de celle de l'ouvrierque par un plus gros traitement. Ce système, avec des accessoiresparticuliérs et quelques embellissements, est la pensée même du

phalanstère. Mais il est clair que si l'inégalité des conditions estun des attributs de la propriété, elle n'est pas toute la propriété.Ce qui rend la propriété chose délectable, comme disait je ne sais

plus quel philosophe, c'est la faculté de disposer à volonté, non-seulement de la valeur de son bien, mais encore de sa naturespécifique; de l'exploiter à son plaisir, de s'y retrancher et de s'y

clore, d'en excommunier les humains, comme dirait M. Pierre Le-roux en un mot, d'en faire tel usage que la passion, l'intérêt, lecaprice même suggèrent. Qu'est-ce qu'une jouissance en numé-raire, une action sur une entreprise agricole ou industrielle, uncoupon de grand-livre, à côté du charme infini d'être maître danssa maison et dans son champ, sous sa vigne et sous son figuier?Beati possidentes! dit un auteur cité par M. Troplong; en bonnefoi, cela peut-il s'appliquer au rentier, qui n'a d'autre possessionsous le soleil que le marché, et dans sa poche son argent? Autantvaudrait soutenir

qu'une augeest un

parc.Plaisant

projetde ré-

forme On ne cesse de déclamer contre la soif  de l'or et contrel'individualisme croissant du siècle, et, par la plus inconcevablecontradiction, on s'apprête à transformer toutes les propriétés enune seule, la propriété des écus.

Je dois quelque chose de plus à une théorie qui s'est produiterécemment, et avec un peu de bruit, sur la propriété; je veux par-ler de la théorie de M. Considérant.

Les fouriéristes ne sont pas hommes à chercher dans une doc-trine ce qui pourrait démentir leur système; au contraire, leur

habitude est de triompher et de chanter victoire toutes les foisqu'un adversaire passe sans les apercevoir ou sans les regarder. 11faut à ces messieurs des réfutations expresses, afin que, s'ils sontbattus, ils aient du moins cette consolation d'amour-propre, d'avoirfait parler d'eux. Eh bien que leur vœu soit accompli.

M. Considérant annonce les plus hautes prétentions à la logiquetoujours il procède par majeure, mineure et conclusion; il écriraitvolontiers sur son chapeau, Argumenlator in barbara. Mais M. Con-

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DEUXIÈME MÉMOIRE

sidérant a trop d'esprit et de promptitude pour être bon logicien;et ce qui le prouve, c'est qu'il paraît avoir pris le syllogisme pourla logique.

Le syllogisme, comme le savent tous ceux qui se sont occupésde ces curiosités

philosophiques,est le

premieret le

perpétuelso-

phisme de l'esprit humain, l'instrument favori du mensonge,l'écueil de la science, l'avocat du crime. Le syllogisme a produittous les maux que le fabuliste reprochait à l'éloquence, et n'a ja-mais rien fait de bon et d'utile; la vérité lui est aussi étrangèreque la justice. On peut lui appliquer cette parole de l'ÉcritureCelui qui met en lui sa confiance, périra. Aussi les philosophes du

premier ordre l'ont-ils depuis longtemps réprouvé, tellement que(.«lui-là ferait rétrograder la raison, qui voudrait aujourd'hui luidonner pour instrument le syllogisme.

M. Considérant a donc bâti sur un syllogisme sa théorie de lapropriété. Serait-il disposé à mettre le système de Fourier pourenjeu de son argumentation, comme je suis prêt à risquer, sur laréfutation que je vais faire, toute la doctrine de l'égalité? Ce duelserait tout à fait dans les mœurs guerrières et chevaleresques deM. Considérant, et le public y gagnerait; car, l'un des deux ad-versaires succombant, on n'en parlerait plus, et il y aurait dans lemonde un aboyeur de moins.

La théorie de M. Considérant a cela de remarquable, qu'en vou-

lant tout à la fois satisfaire aux prétentions des travailleurs et despropriétaires, elle blesse également les droits des uns et les privi-lèges des autres. L'auteur pose d'abord en principe « 1°que l'usu-fruit de la terre appartient à chaque individu de l'espèce, que c'estun droit naturel, imprescriptible, et de même nature que le droit àl'air et au soleil; 2' que le droit au travail est également primitif,naturel et imprescriptible. » J'ai fait voir que la reconnaissance dece double droit serait la mort de la propriété je dénonce M. Con-sidérant aux propriétaires.

Mais M. Considérant soutient que le droit au travail est généra-teur du droit de propriété, et voici comment il raisonne.

MAJEURE.« Tout homme possède légitimement la chose que sontravail, son intelligence, ou plus généralement que son activité acréée. »

A quoi M. Considérant ajoute par forme de glose « En effet, laterre n'ayant pas été créée par l'homme, il résulte du principe fon-damental de la propriété que la terre, le fonds commun livré àl'espèce, ne peut en aucune façon être la propriété exclusive, lé-

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ?

gitime, de tels ou tels individus qui n'ont pas créé cette valeur. »Ou je me trompe, ou il n'est personne à qui cette proposition

ne semble au premier coup d' œil, et dans son ensemble, de la plusirréfragable évidence. Lecteur, défiez-vous du syllogisme.

J'observe d'abordque

les motspossède légitimement signifient,dans la pensée de l'auteur, est propriétaire légitime; sans cela.le

raisonnement, ayant pour objet de prouver la légitimité de la pro-priété, n'aurait pas de sens. Je pourrais déjà incidenter sur la dif-férence de la propriété et de la possession, et sommer M. Consi-dérant de définir préalablement l'une et l'autre; mais je passeoutre.

Cette première proposition est doublement fausse •.1°en ce

qu'elle n'admet d'autre condition de propriété que la qualité decréateur de la chose; 2° en ce qu'elle fait de cette qualité un ar-

gument toujours suffisant du droit de propriété.Et d'abord, si l'homme peut être propriétaire du gibier qu'il n'a

point créé, mais qu'il a tué; des fruits qu'il n'a point créés, maisqu'il a cueillis; des légumes qu'il n'a point créés, mais qu'il aplantés; des animaux qu'il ne crée pas, mais qu'il élève, on con-çoit de même que des hommes puissent, par cession réciproque,devenir propriétaires de la terre qu'ils ne créent pas non plus,mais qu'ils défrichent et fécondent. La qualité de créateur deschoses n'est donc pas nécessaire à l'acquisition du droit de pro-

priété je dis de plus que cette qualité elle-même n'y suffit pastoujours; et je le prouve par la seconde prémisse de M. Consi-dérant.

Mineure. « Supposons que sur le terrain d'une île isolée, sur lesol d'une nation, ou sur la terre entière ("étendue du théâtre del'action ne change rien à l'appréciation des faits), une générationhumaine se livre pour la première fois à l'industrie, cultive, fa-brique, etc. Cette génération, par son travail, par son intelligence,par l'emploi de son activité propre, crée des produits, développedes valeurs qui n'existaient pas sur la terre brute. N'est-il pas par-faitement évident que la propriété sera conforme au droit danscette première génération industrieuse, si la valeur ou la richesseproduite par l'activité de tous est répartie entre les producteurs enproportion du concours de chacun à la création de la richesse gé-nérale ? Cela n'est pas contestable. »

Cela est tout à fait contestable. Car cette valeur ou richesseproduite par l'activité de tous, est, par le fait même de sa création,une richesse collective, dont l'usufruit, de même que celui de la

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DEUXIÈME MÉMOIRE

IS.

terre, peut être partagé, mais dont la propriété reste indivise. Et

pourquoi cette indivision? parce que la société qui crée est elle-même un tout indivisible, une unité permanente, qui n'admet ja-mais de fractionnement. Et c'est cette indivisibilité de la société

qui fait de la terre une propriété commune, et qui en rend l'usu-

fruit, dans chaque individu, imprescriptible, comme dit M. Consi-dérant. Supposez, en effet, qu'à un instant donné, la répartitiondu sol soit faite équitablement; l'instant d'après cette répartition,si elle implique concession de propriété, devient illégitime. 11suffitde la plus petite irrégularité dans le mode de transmission, pourque des hommes, des membres de la société, d'imprescriptiblesusufruitiers de la terre, soient tout à coup privés et de propriété,et d'usufruit, et de moyen de production. En somme, ce qui rendindivisible, partant inaliénable, la propriété d'un capital, ce n'estpoint la qualité de capital incréé, c'est la qualité de capital commun

ou collectif.Je confirme cette théorie contre M. Considérant par le troisième

terme de son syllogisme.Conclusion. « Les résultats du travail de cette génération se di-

visent en deux catégories qu'il importe de bien distinguer. Lapremière catégorie comprend les produits du sol qui appartenaientà cette première génération en sa qualité d'usufruitière, augmen-tés, améliorés, raffinés par son travail, par son industrie. Ces

produit" consistent soit en objets de consommation, soit en instru-

ments de travail. Il est clair que ces produits appartiennent entoute et légitime propriété à ceux qui les ont créés par activité.Deuxième catégorie. Non-seulement cette génération a créé les

produits que nous venons de désigner (objets de consommation etinstruments de travail), mais encore elle a ajouté une plus-valueà la valeur primitive du sol par la culture, par les constructions,par tous les travaux de fonds et immobiliers qu'elle a exécutés.Cette plus-value constitue évidemment un produit, une valeurcréée par l'activité de la première génération et si, par tin moyenquelconque,la propriété de cette plus-value est équilablement, c'est-

à-dire proportionnellement au concours, distribuée à chacun desmembres de la société, chacun de ceux-ci possédera légitimementla part qui lui sera revenue. 11pourra donc disposer ic cette pro-priété individuelle légitime, comme il l'entendra, l'échanger, la don-ner, la transmettre, sans qu'aucun des autres individus, sans quela collection même des autres individus, c'est-à-dire la société,puisse jamais avoir droit sur ces valeurs. »

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qu'est-ce QUE LA propriété?

Ainsi, par la distribution du capital collectif, auquel chaque as-socié a, soit de son chef, soit du chef de ses auteurs, un droitd'usufruit imprescriptible et indivis, il y aura au phalanstèrecomme dans la France de 1841 des pauvres et des riches; deshommes qui pour vivre dans l'opulence n'auront eu, comme dit

Figaro, qu'à se donner la peine de naître, et d'autres pour qui lebonheur de vivre sera l'occasion d'une longue indigence; des oisifsgros rentiers, et des travailleurs dont la fortune sera toujours àrecommencer; des privilégiés de naissance et de caste, et des pa-rias ayant pour tous droits civils et politiques, le droit au travailet le droit à la terre. Car il ne faut pas se faire illusion; au pha-lanstère tout sera, comme aujourd'hui, objet de propriété, les ma-chines, les inventions, la pensée, les livres, les produits de l'art,de l'agriculture et de l'industrie; les animaux, les maisons, leshaies, les vignes, les prés, les bois, les guérets; tout enfin,

exceptéle terrain brut. Or, désire-t-on savoir ce que vaut le terrain brut,d'après les avocats de la propriété? « Une lieue carrée suffit àpeine à la nourriture d'un sauvage, » dit M. Charles Comte. Esti-mant à 300 fr. par an la chétive subsistance de ce sauvage, ontrouve que la lieue carrée qui lui est nécessaire pour vivre est, re-lativement à lui, fidèlement représentée par une rente de 43 fr. EnFrance, il y a vingt-huit mille lieues carrées, cela ferait donc unerente totale de 420,000 fr., lesquels, repartis sur près de trente-quatre millions de têtes, produisent pour chacune un centime et

quart de revenu. Voilà le droit nouveau que Fourier grand génie ainventé en faveur du peuple français, et avec lequel son premierdisciple prétend réformer le monde. Je dénonce M. Considérantaux prolétaires.

Si du moins la théorie de M. Considérant garantissait réellementcette propriété dont il se montre si jaloux, je lui pardonnerais lesirrégularités de son syllogisme, le meilleur pourtant qu'il ait faitde sa vie. Mais point ce que M. Considérant prend pour pro-priété n'est qu'un privilége de haut paie. Dans le système fourié-riste, ni le

capital créé,ni la

plus-valuedu sol ne sont

répartiset

appropriés d'une manière effective; les instruments de travail,créés ou non créés, restent sous la main de la phalange; le pré-tendu propriétaire n'en peut toucher que le revenu. Il ne lui estpermis ni de réaliser immobilièrement les actions qu'il a sur lacompagnie, ni de posséder en propre, ni d'administrer quoi que cesoit. Le caissier lui  jette son dividende; et puis, propriétaire,mange tout si tu peux.

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DEUXIÈME MÉMOIRE

Le système de Fourier ne peut accommoder les propriétaires,puisqu'il leur ôte le plaisir le plus doux de la propriété, la libredisposition de leurs biens. Il ne saurait plaire davantage aux com-munistes, puisqu'il fait les conditions inégales; il répugne auxamis de l'association libre et de l'égalité, par sa tendance à effacer

dans l'homme la distinction et le caractère, en supprimant la pos-session, la famille, la patrie, triple expression de la personnalitéhumaine.

De tous nos publicistes en activité, nul ne me paraît plus fertileen ressources, plus riche d'imagination, plus abondant et plus variédans son style, que M. Considérant. Toutefois, je doute qu'il en-

treprenne de réhabiliter sa théorie de la propriété. S'il avait cetriste courage, voici ce qu'alors je me permettrais de lui direAvant d'écrire votre réplique, songez bien à ce que vous allez

faire; ne battez pasla

campagne, ne recourez pas à vos expédientsordinaires. Point de complainte sur la civilisation, point de sar-casmes contre l'égalité, point de glorification du phalanstère. Lais-sez en paix Fourier et les trépassés, et tâchez seulement de bien

rajuster les pièces de votre syllogisme. A cette fin, vous devez1° analyser rigoureusement chaque proposition de votre adver-

saire 2° en montrer le vice, soit par une réfutation directe, soiten prouvant la proposition contraire; 3° opposer argument à ar-

gument, de façon que l'objection et la réponse se rencontrant boutà bout, la plus forte brise l'autre, et la fasse voler en éclats. Par

là seulement vous pourrez vous flatter d'avoir vaincu, et je voustiendrai pour franc logicien et bon artilleur.

Je serais inexcusable de m'arrêter plus longtemps à ces bille-vesées phalanstériennes, si l'obligation que je me suis imposée detout dire et la nécessité de venger ma dignité d'écrivain ne medéfendaient de passer sous silence le reproche soulevé contre moi

par un correspondant de la Phalange a Nous avons vu naguère,dit ce journaliste (i), M. Proudhon enthousiaste de la sciencecréée par Fourier, autant qu'il a été, est ou sera enthousiaste de

toute autre chose quelconque. »Si jamais sectaires furent en droit de reprocher à autrui lesvariations de ses croyances, ce ne sont pas certes les disciples deFourier, toujours si empressés de conférer le baptême phalansté-rien aux transfuges de tous les partis. Mais pourquoi leur en faireun crime, s'ils sont de bonne foi? Qu'importe à la vérité une et

(i) Impartial de Besançon.

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qu'est-ce QUE la propriété?

.indéfectible la constance ou l'inconstance d'un individu? Il s'agitbien moins de prêcher aux hommes l'obstination dans le préjugéque d'éclaircir leurs esprits. Ne sait-on pas que tout homme est

fragile et variable, que son cœur est plein d'illusions et que seslèvres distillent le mensonge? Omnis homo meniax. Soit que nous

le voulions, soit que nous ne le voulions pas, nous servons touspendant quelques minutes d'instruments à cette vérité, dont le

royaume arrive chaque jour. Dieu seul est immuable, parce qu'ilest éternel.

Voilà ce qu'en thèse générale un honnête homme est toujoursen droit de répondre, et ce que je devrais peut-être me contenterd'alléguer pour excuse, car je ne suis pas meilleur que mes pères.Mais dans un siècle d'incertitude et d'apostasie tel que le nôtre, oùil importe de donner aux petits et aux faibles l'exemple de la forceet de la fidélité dans les maximes, je ne dois point souffrir quel'on déshonore mon caractère d'accusateur public de la propriétéil faut que je rende compte de mes vieilles opinions.

M'examinant, donc sur cette. accusation de fouriérisme et cher-chant à rappeler mes souvenirs, je trouve qu'ayant eu des rela-tions d'étude et d'amitié avec des fouriéristes, il est possible que

 j'aie été moi-même, et sans le savoir, partisan de Fourier. JérômeLalande avait mis dans son catalogue des athées Napoléon etJésus-Christ; les fouriéristes sont comme l'astronome bressan;pour peu qu'un homme trouve à redire à l'état de la civilisation et

convienne de quelques-unes de ;eurs critiques, vite ils l'embau-chent, bon gré mal gré, dans l'école. Toutefois, je ne me défendspas même d'avoir été fouriériste; car, puisqu'on l'affirme, il fautbien que cela soit. Mais, monsieur, ce que mes ex-confrères nesavent pas, et qui vous étonnera sans doute, c'est que j'ai été biend'autres choses tour à tour protestant, papiste, arien et semi-arien, manichéen, gnostique, adamite même et préadamile, quesais-je? pélagien, socinien, antitrinitaire, néo-chrétien (1), voilà

(1) Les ariens niaient la divinité de Jésus-Christ les semi-ariens nedifféraientdesariens que par quelquesdistinctionssubtiles. M. Pierre Le-roux, qui fait doJésus-Christun hommeet reconnaîten lui uneinfusiondel'Esprit de Dieu,est un vrai seini-arien.

Les manichéensadmettaient deux principes coéterueis, Dieuet la ma-tière, l'esprit et la chair, la lumière et les ténèbres, le bien et le mal;mais, a la différence des phalanstériens, qui prétendent réconcilier cesdeux principes,les manichéensfaisaientla guerre à la matière et travail-laient deleur mieuxa la destructionde la chair, en condamnantle mariage

àet eu proscrivantla génération,ce qui ne les empochaitpas de se livrer a

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DEUXIÈME JIÉMOinE

pour la religion idéaliste, panthéiste, platonicien, cartésien,éclectique (c'est une espèce de   juste-milieu), monarchique, aristo-

crate, constitutionnel, babouviste et communiste, voici pour la

philosophie et la politique, j'ai parcouru toute une encyclopédiede systèmes jugez, monsieur, s'il est surprenant qu'à travers tout

cela je me sois trouvé un instant fouriériste. Pour moi, je n'ensuis nullement surpris, bien qu'à présent je ne m'en souvienne

pas. Ce qui est sûr, c'est que le paroxysme de mes superstitionset crédulités tombe précisément dans cette période de ma vie pen-dant laquelle on me reproche d'avoir été fouriériste. Présentement

 je suis tout autre mon esprit ne se soumet plus qu'à ce qui luiest démontré, non par syllogismes, analogies ou métaphores,comme on démontre au phalanstère, mais par une méthode de

généralisation et d'induction qui exclue l'erreur. De mes opinions

passées, jen'ai conservé absolument

rien; j'ai acqnis quelques

toutes les conjonctions charnelles que la luxure en délire, peut imagiuer.Sous ce dernier rapport, la tendance de la morale fouriériste est tout à faitmanichéeni)*'

Les gnosUiiies ne diffèrent pas d'abord des premiers chrétiens c'était,comme leur nom l'indique, une sorte d'illuminés. Fourier, qui eut des idéesparticulières sur la vision des somnambules, et qui croyait à la possibilitéde développer la faculté magnétique au point de nous mettre en rap-port avec les êtres invisibles, pouvait, en son vivant, passer aussi pourguostique.

Les adamites assistaient à la messe tout nus, par chasteté. Jean-JacquesRousseau, qui prenait le sommeil des sens pour la chasteté, et qui nevoyait dans la pudeur qu'un raffinement du plaisir, inclinait à t'adamisme.Je connais telle école qui célébrerait volontiers ses mystères dans le cos-tume de Vénus sortant des ondes.

Les préadsmites croyaient qu'il avait existé des hommes avant le pre-mier homme. J'ai rencontré dans ma vie un préadamite il est vrai qu'ilétait sourd et fouriériste.

Les pélagiens niaient la grâce et accordaient tout le mérite des bonnesœuvres à la liberté. Les fouriéristes, qui enseignent que l'homme est bonpar nature et par passion, sont des pélagiens renversés; ils donnent tout àla grâce et rien à la liberté.

Lessociniens,

déistespour

tout le reste, admettaient une révélationprimitive. Beaucoup de gens sont sociniens aujourd'hui, qui u'. s'en doutent,pas et prennent leur opinion pour nouvelle.

Les néo-chrétiens sont ces imbéciles qui admirent le christianisme parcequ'il a produit des cloches et des cathédrales. Ames lâches, coeurs cor-rompus, libertius par les sens et l'intelligence, les néo-chrétiens recher-chent surtout la forme extérieure, et admirent la religion comme ils aimentles femmes, pour la beauté physique. Ils croient à une révélation pro-chaine, ainsi qu'a une transfiguration du catholicisme. On chantera desmesses à grand spectacle au phalanstère.

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qu'est-ce qwë LA paopmÉTÉ? `!

connaissances je ne crois plus, je sais ou j'ignore. En un mot, àforce de chercher la raison des choses, j'ai connu que j'étais ratio-naliste.

Sans doute il eût été plus simple de commencer par où j'ai fini.;mais quoi! si telle est la loi de l'esprit humain, si la société tout

entière, depuis six mille ans, ne fait que se tromper si leshommes en masse sont encore ensevelis dans les ténèbres de lafoi, dupes de leurs préjugés et de leurs passions, guidés seulement

par l'instinct de leurs chefs; si mes calomniateurs eux-mêmessont réduits à l'état de sectaires, car ils s'appellent forniénste»,serai-je seul inexcusable d'avoir, dans mon for intérieur, dans lesecret de ma conscience, recommencé le voyage de,notre pauvrehumanité ?

Je suis donc loin de nier mes erreurs; mais, monsieur, ce quime distingue ici de tous ceux qui se mêlent d'imprimer, c'estqu'ayant beaucoup varié dans mes réflexions, je ne varie pas dansce que j'écris. Aujourd'hui même, et sur une foule de choses, jesuis assailli de mille opinions extravagantes et contradictoires ormes opinions, je ne les imprime pas, car le public n'en a quefaire; j'attends, pour parler aux hommes, que le jour se fasse dansle chaos de mes idées, afin que ce que j'aurai à dire soit, non pastoute la vérité, cela est impossible à un homme, mais rien quevérité.

Cette disposition singulière de mon esprit à s'identifier d'abord

avec un système afin de le mieux comprendre, puis à faire inter-venir la réflexion pour en vérifier la légitimité, est précisémentce qui m'a dégoûté de Fourier et a perdu dans mon estime l'écolesociétaire. Pour être fouriériste fidèle, en effet, il faut soumettresa raison et accepter tout d'un maître, doctrine, exégèse, applica-tion. M. Considérant, dont la haute intolérance anathématise toutce qui s'écarte de ses décisions souveraines, ne l'entend pas lui-même autrement. Ne s'est-il pas constitué vicaire de Fourier surla terre et pape d'une Église qui, par malheur pour ses apôtres,ne sera

jamaisde ce monde? La

croyance passiveest la vertu

théologale de tout sectaire, notamment d'un fouriériste.Or, voici ce qui m'est arrivé. Comme j'essayais de me démon-

trer par le raisonnement la religion que je m'étais faite en étu-diant Fourier, je sentis tout à coup qu'en raisonnant je devenaisincrédule; que sur chaque article ma raison et ma foi étaient endésaccord, et tout mon travail de six semaines fut perdu. Je vis

que les fouriéristes, avec un intarissable babil et une prétention

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DEUXIÈME MÉMOIRE

démesurée de décider sur tout, n'étaient point savants, ni logiciensni même croyants que c'étaient des gçUe-séiencedont l'amour-

propre beaucoup plus que la conscience était engagé au triomphede la secte et à qui tous les moyens étaient bons pour y parvenir.Je

comprisalors

pourquoiaux

épicuriensils

promettaient femmes,bonne chère, musique, un océan de voluptés; aux rigoristes, lemaintien du mariage, la pureté des mœurs, la tempérance; auxouvriers, de grosses journées; aux propriétaires, de plus grosrevenus; aux philosophes, des solutions dont Fourier a emporté lesecret; aux prêtres, un culte somptueux et des fêtes magnifiques;aux savants, une connaissance de la nature îni&iaginabie; à cha-cun enfin, tout ce qu'il pouvait souhaiter de mieux. Dans ies com-mencements cela me semblait bouffon à la fin, je le trouvai d'uneextrême impudence. Non, monsieur, nul ne sait encore tout ce

que renferme de bêtise et d'infamie le système phalanstérien c'estune thèse que je prétends soutenir aussitôt que j'aurai réglé .mescomptes avec la propriété (1),

On dit que les fouriéristes songent à quitter la France pouraller au nouveau monde fonder un phalanstère. Quand une mai-son menace ruine, les rats en délogent; c'est que les rats sont desrats les hommes font mieux, ils la rebâtissent. Naguère les saint-simoniens, désespérant de leur patrie qui ne les écoutait pas,secouèrent fièrement la poudre de leurs pieds et partirent pour

l'Orient à la conquête de la femme libre. Orgueil, obstination,délire de l'amour-propre. La vraie charité, ainsi que la vraie foi,ne s'irrite point, ne désespère jamais; elle ne cherche pas sa

propre gloire, ni son intérêt, ni l'empire; elle se fait toute à tous,parle avec indulgence aux raisons et aux volontés et ne désire

vaincre que par la persuasion et le sacrifice. Restez en France,fouriéristes, si le progrès de l'humanité est la seule chose qui voustouche; il y a plus à faire ici qu'au nouveau monde sinon, par-lez, vous n'êtes que des menteurs et des hypocrites.

L'exposé que je viens de faire est loin d'embrasser tous les

(1) On comprendqu'il ne peut être question ici que des doctrines mo-rales et politiquesdes fouriéristes,doctrinesqui, commetousles systèmesphilosophiqueset religieux, out leur racine et leur raisond'existencedansla société elle-même,et sousce rapport méritent d'être examinées. Quantaux spéculationsparticnlières de Fourier et de sa secte sur la cosmogonie,la géogénie,l'histoire naturelle, la physiologieet la psychologie,c'est aqui croirait devoir réfuter sérieusement Peau-'d'Âneet Barbe-Bleue des'en occuper.

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qu'est-ce QUE LA propriété ?

éléments politiques toutes les opinions et les tendances qui me-nacent l'avenir de la propriété; mais il doit suffire pour quiconquesait généraliser les faits et en dégager la loi, l'idée qui les domine.La société présente semble abandonnée au démon dy mensonge etde la discorde, et cette triste apparence est ce qui désole si pro-fondément nombre d'esprits distingués, mais qui ont trop vécudans un autre âge pour avoir l'intelligence du nôtre. Or, tandis

que le spectateur à courte vue se prend à désespérer de l'huma-nité et se jette, éperdu et blasphémant ce qu'il ignore, dans le

scepticisme et le fatalisme, le véritable observateur, certain del'esprit qui gouverne le monde, cherche à comprendre et à devinerla Providence. Le mémoire sur la propriété, publié l'année der-nière par le pensionnaire de l'académie de Besançon, n'est pasautre chose qu'une étude de ce genre.

Il est temps que 'je rende compte de l'existence bibliographiquede ce fatal écrit, source pour moi déjà de tant de chagrins et detant de haines, mais qui fut de ma part tellement involontaire etsi peu prémédité que j'oserais affirmer qu'il n'est pas un écono-miste, pas un philosophe, pas un jurisconsulte, qui n'en soit centfois plus coupable que moi. Il y a quelque chose de si singulierdans la manière dont j'ai été conduit à m'insurger contre la pro-priété que si, en écoutant ma triste aventure, vous persistez,monsieur, dans votre blâme, j'espère que du moins vous serezforcé de me plaindre.

Je n'eus jamais la prétention d'être grand politique loin de là,  j'ai toujours éprouvé pour les controverses de ce ce genre unemortelle aversion, et si, dans mon Essai sur la propriété, je mesuis quelquefois moqué de nos faiseurs, croyez, Monsieur, quec'est beaucoup moins par orgueil du peu que je sais que par unvif sentiment de leur ignorance et de leur prodigieuse vanité.Comptant plus sur la Providence qrc sur les hommes, n'imaginantpas d'abord qu'il y eût en politique, comme en toute autre science,une vérité absolue m'en rapportant indifféremment à Bossuet ou

à Jean-Jacques, je prenais avec résignation ma part des misèreshumaines, et me contentais de prier Dieu qu'il nous donnât de,bons députés, des ministres probes, et nn roi honnête homme.Par goût autant que par discrétion et défiance de mes forces, jesuivais lentement de fort médiocres travaux de philologie, mêlésd'un peu de métaphysique, quand je tombai tout à coup sur leplus grand problème qui ait occupé les philosophes, je veux parlerdu critérium de la certitude.

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PKUMÎiJKÏ MÉMOIRE

19

Ceux de mes lecteurs qui sont peu au courant du style philoso-phique, me sauront gré de leur expliquer en peu de mots ce quec'est que ce critérium qui joue, quoique invisible, un si grandrôle dans mon ouvrage.

Le crilërimm de la certitude serait, d'après les philosophes, le

moyen infaillible de constater la vérité d'une opinton, d'un juge-ment, d'une théorie ou d'un système, à peu près comme l'or sereconnaît à la pierre de touche, le fer à l'approche de l'aimant,ou mieux, comme l'on s'assure d'une opération arithmétique enfaisant la preuve. La société a eu jusqu'à présent une espèce decritérium, qui est le temps. Ainsi les premiers hommes ayant ob-servé qu'ils n'étaient pas tous égaux en force, en beauté, en in-dustrie, jugèrent, et avec raison, que certains d'entre eux étaient

appelés par la nature à des fonctions simples et communes; maisils en

conclurent,et c'est en

quoiils se

trompèrent, queces mêmes

individus à l'âme moins vive, au génie plus borné, à la personna-lité moins forte, étaient prédestinés à servir les autres, c'est-à-dire à travailler pendant que ceux-là se reposeraient, et à n'avoird'autre volonté que la leur; et de cette idée d'une subordinationnaturelle entre les hommes naquit la domesticité, qui, volontaire-ment acceptée d'abord, se convertit insensiblement en un affreuxesclavage. Le temps, en donnant du relief à cette erreur, en afait justice les peuples ont appris à leurs dépens que la sujétionde l'homme à l'homme est une idée fausse, une théorie erronée,

pernicieuse également au maître et à l'esclave. Et pourtant cetteespèce de système social a duré plusieurs mille ans, et de grandsphilosophes l'ont défendu aujourd'hui même, sous des formes

quelque peu mitigées, des sophistes de toute couleur le soutiennentet le prônent. Mais l'expérience touche à sa fin.

Le temps est donc le critérium des sociétés sous ce rapportl'histoire est la démonstration des erreurs de l'humanité, par laréduction à l'absurde.

Or le critérium démandé par les métaphysiciens aurait pour

avantage de montrer toutd'abord le vrai et le faux

de chaqueopinion, de sorte que, dans les choses de la politique, de la reli-

gion et de la morale, par exemple, le vrai et l'utile étant immé-diatement reconnus, on n'aurait plus besoin d'attendre la doulou-reuse expérience du temps. Evidemment, un pareil secret seraitla mort aux sophistes, à cette engeance maudite qui, sous desnoms divers, excite la curiosité des nations, et, par la difficulté dedémêler la vérité de l'érreur dans des systèmes artistement corn-

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QU'EST-CE QUE LA propriété ?2

binés, les entraîne à de funestes essais, trouble leur repos, et leva-cause un si notable préjudice.

Jusqu'à ce jour le critérium de la certitude est demeuré une in-connue cela résulte de la multitude des critériums que l'on a

uccessivement proposés. Les uns ont pris pour critérium absolu,»tdéfinitif  le témoignage des sens; d'autres, le sens intime; ceux-

 îi, l'évidence; ceux-là, le raisonnement. M. Lamennais affirme

qu'il n'y a pas d'autre critérium que la raison universelle; avantlui, M. de Bonald avait cru le découvrir dans le langage; tout ré-cemment M. Buchez a proposé la morale, et, pour accorder toutle monde, les éclectiques ont dit qn'il était absurde de chercherun critérium absolu, qu'il y avait autant de critériums que d'ordresspéciaux de connaissances.

Sur toutes ces hypothèses on peut observer que le témoignage

des sens n'est point un critérium, parce que les sens, nous met-tant seulement en rapport avec les phénomènes, ne fournissent

point d'idées; que le sens intime a besoin d'une confirmation exté-rieure ou d'une certitude objective; que l'évidence exige preuve,et le raisonnement vérification; que la raison universelle a faillimaintes fois; que le langage sert indifféremment à exprimer levrai et le faux; quant à la morale, qu'elle a besoin, comme toutle reste, de démonstration et de règle; enfin, que le système éclec-

tique est le moins raisonnable de tous, puisqu'il ne sert à rien de

dire qu'il y a plusieurs critériums, si l'on ne peut en indiquer au-cun. J'ai grand'peur qu'il n'en advienne du critérium de la certi-tude comme de la pierre philosophale, qu'on ne le proscrive à lafin non-seulement comme inscrutable, mais comme chimérique.Aussi ne me flatté-je point de l'avoir trouvé; toutefois, je ne suis

pas sûr qu'un plus habile ne le découvrira pas.Quoi qu'il en soit du critérium ou des critériums, il est des mé-

thodes de démonstration qui, appropriées à des sujets donnés,peuvent conduire à des vérités inconnues, mettre en lumière desrapports jusque-là inaperçus, et porter un paradoxe au plus haut

degré de certitude. En pareil cas, ce n'est plus sur sa nouveauté,ni même sur son contenu, qu'un système doit être jugé, c'est sursa méthode. La critique doit suivre alors l'exemple de la coursuprême qui, dans les affaires portées devant elle, n'examine ja-mais, le fond, mais la procédure. Or, qu'est-ce que la procédure?une méthode.

Je cherchais donc ce qu'à défaut de critérium la philosophieavait accompli à l'aide des méthodes spéciales;, et, je dois le dire,

¡;¡;

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DEUXIÈMEMÉMOIRE

 je ne trouvais pas, malgré les prétentions hautement manifestéesde plusieurs, qu'elle eût produit rien de vraiment remarquable,lorsque fatigué du bavardage philosophique, je résolus de faireune nouvelle enquête sur le critérium. Je le confesse à ma honte,

cette folie m'a duré deux ans, et je n'en suis pas encore bien re-venu. C'était chercher une épingle dans du foin. J'aurais appris lechinois ou l'arabe, dans le temps que j'ai perdu à tourner et re-tourner des syllogismes, à me hisser au sommet d'une inductioncomme au haut d'une échelle, à insérer une proposition entre lescornes d'un dilemme, â décomposer, distinguer, séparer, nier,affirmer, accorder, comme si j'eusse passé des abstractions dansun crible.

J'avais pris pour texte ou matière d'expérimentation la justice

enfin, après mille décompositions, recompositions, surcomposi-tions, je trouvai au fond de mon creuset analytique, non pas lecritérium de la certitude, mais un traité métaphysico-économico-politique, dont les conclusions étaient telles que je ne me souciainullement de le présenter sous une forme plus artistique, ou, sil'on veut, plus intelligible. L'effet que produisit cet écrit sur des

capacités de tout ordre me donna comme une moyenne de l'espritde notre temps, et ne me fit pas regretter la prudente et scienti-

fique obscurité de mon style. Comment se fait-il que j'aie à medéfendre aujourd'hui sur l'intention, lorsque ma conduite en elle-

même est empreinte d'une si haute moralité?Vous m'avez lu, Monsieur, et vous savez à quels termes se ré-

duisent mes fastidieuses et scolastiques élucubrations. Considé-rant les révolutions de l'humanité, les vicissitudes des empires,les métamorphoses de la propriété, les innombrables formes de la

 justice et du droit, je me demande Les maux qui nous affligentsont-ils inhérents à notre condition d'hommes, ou viennent-ilsseulement d'une méprise? Cette inégalité de fortunes dans laquelletout le monde s'accorde à voir la cause des embarras de la société,

est-elle, comme quelques-uns l'affirment, l'effet de la nature? oubien, dans la répartition des produits du travail et du sol, n'yaurait-il point quelque erreur de compte? Chaque travailleur

reçoit-il tout ce qui lui est dû, et rien que ce qui lui est dû? Enun mot, dans les conditions actuelles du travail, du salaire et del'échange, n'y a-t-il personne de lésé? les comptes sont-ils- bientenus ? la balance sociale est-elle juste ?

Alors a commencé pour moi le plus pénible des inventaires ila fallu débrouiller des écritures informes, discuter des titres con-

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QU'EST-CE QUE la propriété?

tradictoires, répondre à des allégations captieuses, réfuter d'ab-surdes prétentions, signaler des dettes fictives, des transactions.frauduleuses et des doubfes emplois; il a fallu, pour triompherdes chicanes, nier l'autorité des coutumes, soumettre à l'examenla raison des législateurs, combattre la science

parla science

même puis, toutes ces opérations terminées, formuler une sen-tence d'arbitrage.

J'ai donc affirmé, la main sur la conscience, devant Dieu et de-vant les hommes, que toutes les causes d'inégalité sociale se ré-duisaient à trois 1° l'appropriation gratuite des forces collectives;2° l'inégalité dans les échanges;le droit de bénéfice ou d'aubaine.

Et comme cette triple façon d'usurper le bien d'autrui constitueessentiellement le domaine de propriété, j'ai nié la légitimité de lapropriété, et j'ai proclamé son identité avec le vol.

Voilà tout mon délit j'ai raisonné sur la propriété, j'ai cherchéle critérium de la justice, j'ai prétendu démontrer non la possibi-lité, mais la nécessité de l'égalité des fortunes; je ne me suis

permis aucune attaque contre les personnes, aucune excitation àla haine du gouvernement, dont je suis, plus que tout homme aumonde, l'adhérent provisoire. Si j'ai dit quelquefois le propriétaire,

 j'ai usé de ce terme comme du nom abstrait d'un être métaphy-sique, dont la réalité respire en tout individu, et non pas seule-ment en quelques heureux du privilége.

Toutefois, jel'avouerai, car

jeveux

quema confession soit

sincère, ou a censuré amèrement le Ion général de mon livre ons'est plaint de je ne sais quel air d'emportement et d'invectiveindigne d'un honnête homme, et tout à fait déplacé dans un sujetsi grave.

Si ce reproche est fondé, chose qu'il m'est impossible de nierni d'admettre, parce qu'en ma propre cause  je ne puis être juge;si, dis-je, j'ai mérité cette accusation, je ne sais que m'humilieret me reconnaître un tort involontaire la seule excuse que j'eusseà faire valoir n'étant pas de nature à être communiquée au pu-

blic. Tout ce que je puis dire, c'est que je comprends mieux quepersonne combien l'irritation de l'injustice peut rendre un auteurâpre et violent dans ses critiques. Quand, après vingt annéesd'une vie laborieuse, un homme se voit encore à la veille de man-

quer de pain, et que tout à coup il découvre dans une équivoque,dans une erreur de compte, la cause du mal qui le tourmente luiet tant de millions de ses semblables, il est bien difficile qu'il nelui échappe un cri de douleur et d'épouvanté.

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DEUXIÈMEMÉMOIRE

Mais, monsieur, si l'orgueil s'est offensé de mes rudesses, cen'est point à l'orgueil que j'adresse mon repentir, c'est aux pro- •

létaires, aux simples d'esprit, que j'ai peut-être scandalisés. Madialectique ab irato aura manqué son effet sur quelques intelli-

gences paisibles; quelque pauvre ouvrier, plusému de mes sar-

casmes que de la solidité de mes raisons, aura conclu peut-êtreque la propriété est le fait d'un machiavélisme perpétuel des gou-vernants contre les gouvernés déplorable*erreur dont mon livrelui-même est la meilleure réfutation. J'ai consacré deux chapitresà montrer comment la propriété naît de la personnalité humaineet de la comparaison des individus; puis j'ai fait voir sa limitation

incessante, et, suivant toujours la même donnée, j'ai prédit sa

prochaine disparition. Comment donc les rédacteurs de la Revue

démocratique, après m'avoir emprunté presque toute la substance

de leurs articles d'économie, ont-ils osé dire « Les détenteurs dusol et des autres capitaux de production sont plus ou moinssciemment complices d'un vol immense, en s'en faisant les recé-leurs ou les copartageants exclusifs. »

Les propriétaires sciemment,coupables du crime de vol! Jamaiscette parole homicide n'est sortie de ma plume, jamais mon cœurn'en conçut l'elfroyable pensée. Grâce au ciel, je ne sais pointcalomnier mon espèce, et j'ai trop de penchant à chercher la rai-son des choses, pour croire aisément aux combinaisons du crime.Le millionnaire n'est

pas plusentaché de

propriété quele ma-

nœuvre à trente sous par jour; des deux parts l'erreur est égale;ainsi que l'intention; l'effet est aussi le même, positif  dans le pre-mier, négatif  dans le second. J'ai accusé la propriété, je n'ai pointcalomnié les propriétaires, ce qui de ma part eût été absurde et

 je déplore qu'il se trouve des volontés perverses et des intelli-gences délabrées, qui ne savent prendre d'une vérité que ce quipeut servir à leurs ténébreux desseins. Tel est le seul regret queme laisse une indignation exprimée peut-être avec trop d'amer-tume, mais qui du moins fut loyale et légitime dans sa source.

Du reste, qu'ai-je fait dans cet essai, que j'ai moi-même et vo-lontairement déféré à l'Académie des sciences morales? Cherchantaux incertitudes sociales un axiome inébranlable, j'ai d'abord ra-mené à une question unique et fondamentale toutes les questionssecondaires si vivement et si diversement controversées de nos

 jours cette question a été le droit de propriété. Puis, comparantles unes aux autres toutes les doctrines, et en dégageant l'élémentcommun, j'ai cherché ce qui dans l'idée de propriété était néces-

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QU'EST-CE QUE LA propriété? `I

saire, immuable, absolu, et j'ai affirmé, après vérification authen-tique, que cette idée se réduisait h celle de possession individuelle,travsmissible, susceptible non d'aliénation, mais d'échange; ayant

pour condition le travail, non une occupationfictive, ou une oisive  j volonté. J'ai dit de plus que'cette idée était la résultante de nos

mouvements révolutionnaires, le point culminant vers lequel con-| vergent, en se dépouillant peu à peu de ce qu'elles ont de contra-dictoire, toutes les opinions. Et  je me suis efforcé d'en donner la

démonstration par l'esprit des lois, par l'économie politique, parla psychologie et l'histoire.

Un père de l'Église, parvenu au terme d'une savante expositionde la doctrine catholique, s'écriait dans l'enthousiasme de sa foiDomine,si error est, à te decepti sumus si ma religion est fausse,c'est Dieu qu'il faut accuser. J'en puis dire autant que ce théolo-

gien Si l'égalité est une fable, Dieu, par qui nous agissons, nouspensons et nous sommes; Dieu, qui mène la société par des loiséternelles, qui récompense les nations justes et punit les proprié-taires Dieu seul est auteur du mal, Dieu a menti la faute nevient pas de moi.

Que si je me suis trompé dans mes inductions, il faut le mon-trer et me tirer d'erreur; la chose en vaut assurément la peine, et

 je crois avoir mérité cet honneur il n'y a pas lieu à proscrip-tion. Car, comme disait ce convenlionnel que la guillotine ennu-

yait,tuer n'est

pas répondre. Jusque-là je persiste à regardermon

oeuvre comme utile, sociale, pleine d'enseignements pour leshommes chargés d'administrer la chose publique, digne, en unmot, de récompense et d'encouragement.

Car il est une vérité dont je suis intimement pénétré; les peu-ples vivent d'idées absolues, non de conceptions approximativeset partielles; donc il faut des hommes qui définissent les principes,ou qui du moins les épurent au feu de la controverse. Telle est larègle l'idée d'abord, l'idée pure, l'intelligence des lois de Dieu,la théorie; la pratique suit à pas lents, circonspecte, attentive à la

succession des événements, fidèle à saisir, sur ce méridien éternel,les indications de la raison suprême. Le concours de la théorie etde la pratique produit dans l'humanité la réalisation de l'ordre, levrai absolu (1).

(1) Un écrivain de la presse radicale, M; LouisRaybaud, a dit dansVavant-propos de ses Etudes sur les réformateurs contemporains « Lamorale est un fait relatif', qui ne \c.sait? A part quelquesgrands senti-i-h'.i.tsdontt'innéité est frappait, la mesure des autes humainsvarie de

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DEUXIÈME MÉMOIRE

Tous tant que nous vivons, nous sommes appelés, chacun dansla mesure de nos forces, à cette œuvre sublime le seul devoirqu'elle nous impose est de ne point nous approprier la vérité, soiten la dissimulant, soit en l'accommodant aux convenances dusiècle, soit en l'exploitant au profit de notre intérêt. Ce principede conscience, si grand et si simple, je l'ai toujours eu présent àla pensée.

Considérez en effet, monsieur, ce que je pouvais faire et que jen'ai pas voulu je raisonne dans l'hypothèse la plus honorable.Qui m'empêchait de tenir cachée quelques années encore la théo-rie abstraite de l'égalité des fortunes, et cependant de faire la cri-tique des constitutions et des codes, de montrer ce que les loisprésentes et passées renferment d'absolu et de contingent, d'im-muable et de mobile, d'éternel et de transitoire; de dégager dans

chaque espèce une vérité, soit générale, soit de détail, rigoureu-sement applicable; de déterminer les formules d'une législationnouvelle, et d'asseoir enfin sur des bases certaines cet édifice so-cial, toujours démoli et toujours recommencé? Ne pouvais-je, re-prenant les définitions des casuistes, rendre palpable la cause deleurs contradictions et de leurs incertitudes, et suppléer en mêmetemps aux défauts de leurs décisions? Ne pouvais-je confirmer cetravail par une vaste exposition historique, dans laquelle le prin-cipe d'exclusion et d'accumulation de la propriété, l'appropriationde la force

collective, etle vice radical des

échanges,auraient

ap-paru comme les perpétuels acteurs des tyrannies, des guerres etdes révolutions?`?

Il fallait le faire, direz-vous. N'en doutez pas, monsieur,pareille besogne eût exigé plus de patience que de génie; avec lesprincipes d'économie sociale dont j'ai donné l'analyse, je n'avais

de peupleà peuple,dezoneà zone,et la civilisationseule, l'éducation pro-gressivedes races, pourrontconduireà une moraleuniverselle. L'absoluéchappe à notre nature contingente et bornée; i'absolu est le secret deDieu. » Dieugarde de mal M. LouisRaybaud!mais je ne saurais m'empê-cher de remarquerque tousles apostatspolitiquescommencentpar la né-gation de l'absolu, ce qui est proprementla négationdela vérité. Quepeutavoir de communavec l'opinionradicaleun écrivainqui professele scepti-cisme? qu'a-t-il à direà ses lecteurs?queljugementest-ilen droit defor-mulersur les Réformateurs contemporains? M. Raybauds'est cru sageen répétant une vieille impertinence de légiste, et cela lui peut servird'excuse nous avons tous de ces faiblesses mais je suis surpris qu'unhommed'autant d'intelligenceque M. Raybaud, qui étudie les systèmes)n'y voie pas précisément la première chose qu'il devaity reconnaître,savoir queles systèmessont la marche de l'esprit vers l'absolu.

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QU'EST-CE QUE LA PROPMHTÉ ?Î

plus qu'à entamer le sol et à poursuivre mon sillon. La critiquedes lois n'avait rien de plus difficile que la détermination de la jus-tice le travail seul eût été plus long. Oh! si j'avais suivi cetteambitieuse perspective, et qu'un jour, semblable à l'homme aubuisson ardent, le

regard inspiré,la voix solennelle et

profonde, je me fusse présenté avec des tables nouvelles, il se serait trouvédes sots pour admirer, des badauds pour applaudir, des lâchaspour m'ofl'rir la dictature; car en fait d'engouements populaires, iln'est rien d'impossible.

Mais, monsieur, après ce monument d'insolence et d'orgueil,|u'eussé-je mérité, à votre avis, au tribunal de Dieu et au juge-ment des hommes libres? La mort, monsieur, et une réproba-tion éternelle.

J'ai donc livré la vérité aussitôt que je l'ai saisie, ne la gardant

que le temps nécessaire pour en formuler l'expression; j'ai signalél'erreur, afin que chacun pût se réformer soi-même et rendre sestravaux plus utiles j'ai proclamé l'existence d'un nouvel élément

politique, afin que mes confrères en réforme, le développant deconcert, arrivassent plus promptement à cette unité de principesqui seule peut assurer à la société de meilleurs jours. Je pensaismériter, non pour mon livre assurément, mais pour ma belle con-duite, une petite ovation républicaine et voila que des journa-listes me dénoncent, des académiciens me maudissent, des préve-nus

politiques, grandDieu! croient sc rendre excusables en.

protestant qu'ils ne me ressemblent pas. Je donne la formule aveclaquelle tout l'édifice social peut être scientifiquement reconstruit,et les plus fortes têtes me reprochent de ne savoir que détruire.Le reste me méprise, parce que je suis inconnu. Quand l'Essaisur la propriété tomba dans le camp réformiste, quelques-uns de-mandèrent Qui a parlé? est-ce Arago? est-ce Lamennais? Michelde Bourges ou Garnier-Pagès? Et comme on leur eut dit le nomd'un homme nouveau Nous ne le connaissons pas, répondirent-ils. 'Ainsi le monopole de la pensée, la propriété de la raison, dé-

sole le prolétariat comme la bourgeoisie; le culte de l'infâmetriomphe jusque sur les marches du tabernacle.

Mais que dis-je? Malheur à moi si j'accusais de pauvres en-fants? 1Ah! ne dédaignons pas ces âmes généreuses, qui dansl'exaltation de leur patriotisme sont toujours promptes à identifierla voix de leurs chefs avec la vérité. Secourons plutôt leur naïvecrédulité, éclairons avec complaisance et tendresse leur bonne foisi précieuse, et réservons nos traits pour ces esprits superbes,

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DEUXIÈME JIXMOIUE

19.

toujours en adoration de leur génie, et, sous des langages divers,ne caressant le peuple qu'afin de les gouverner.

Ces considérations pouvaient seuls m'engager à répondre aux

étranges et superficielles conclusions du Journal du Peuple (n° du

11 octobre 1840)sur la

questionde

propriété.Je laisse donc le

  journaliste pour ne m'occuper que de ses lecteurs; j'espère quel'amour-propre de l'écrivain ne s'affligera pas, si, en présence desmasses, je fais abstraction d'un individu.

Vous dites, prolétaires du Peuple « Par cela seul qu'il existedes hommes et des choses, il y aura toujours des hommes quiposséderont ces choses; rien ne peut donc détruire la propriété. »

En parlant ainsi, vous raisonnez sans le savoir précisémentcomme M. Cousin, qui toujours conclut de posséder à être proprié-taire, de possession à propriété. Cette rencontre au surplus ne

m'étonne pas M. Cousin est un philosophe de beaucoup d'esprit,et vous, prolétaires, vous en avez encore plus. Certes il est hono-rabie, même pour un philosophe, de se tromper avec vous.

Dans l'origine, le mot de propriété fut synonyme de possessionpropre ou possession individuelle il désignait l'usufruit spécial de

chaque particulier sur une chose. Mais quand cet usufruit, d'inerte,si j'ose ainsi dire, qu'il c'ait par rapport aux autres usufruitiers,fut devenu actif et suzciain, c'est-à-dire quand l'usufruitier eutconverti son droit d'user personnellement de la chose en celui de

l'exploiter par le travail de son prochain, alorsla

propriété chan-gea de nature, et sou idée fut complexe. Les légistes le remarquè-rent très-bien; mais au lieu de s'opposer, comme ils le devaient,à ce cumul de bénéfices, ils acceptèrent et sanctionnèrent le tout.Et comme le droit de fermage implique nécessairement le droitd'usufruit, en d'autres termes, comme le droit d'exploiter la terre

par un esclave suppose la faculté de l'exploiter par soi-même, parla raison que qui peut le plus peut le moins, on réserva le nomde propriété pour désigner ce double droit, et on reprit celui de

possession pour désigner l'usufruit. De là vint que la propriétéfut nommée droit parlait, droit domanial, droit éminent, droit hé-roïque ou quiritairc, cn latin jus perfeclum,jus optimum, jus quiri-iarium, jus dominii, tandis que la possession fut assimilée auLifermage.

Or, que la possession propre soit de droit ou, pour mieux dire,de nécessité naturelle, c'est ce dont tous les philosophes convien-nent et qu'il est facile de démontrer; mais lorsque, à l'instar deM. Cousin, on prétend s'en servir pour établir le domaine de pro-

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qu'est-ce QUELApropriété? '1

priété, alors on tombe dans le sophisme appelé sophisma ampMbo-iœ vel ambignitalis, qui consiste à donner le change à l'esprit parl'équivoque des paroles.

On se croit profond bien souvent, parce qu'à l'aide d'expres-sions d'une extrême généralité, on a l'air de s'élever à des idées

absolues, et qu'on trompe ainsi les intelligences inexercées; et cequ'il y a de pis, c'est que cela s'appelle vulgairement creuser desabstractions. Mais autre est l'abstraction formée par la comparai-son .défaits identiques, autre celle qui se déduit de différentes

acceptions d'un même terme. La première donne l'idée univer-selle, l'axiome, la loi la seconde indique l'ordre de génération desidées. Toutes nos erreurs viennent de la confusion perpétuelle deces deux espèces d'abstractions sur ce point, le génie des lan-

gues et le défaut des philosophies ont été partout les mômes,. Unidiome est une source d'erreurs d'autant plus féconde qu'il est

moins abondant, et que ses vocables ont moins de précision; unphilosophe est d'autant plus sophiste, qu'il sait moins suppléer àcelte imperfection du langage. Si jamais on découvre l'art de cor-riger les aberrations de la parole par la rigueur des méthodes,alors la philosophie aura trouvé son critérium de certitude.

Maintenant donc que la différence est bien établie entre la pro-priété et la possession, et que la première, par les raisons que j'aiailleurs exposées, doit nécessairement disparaître, convient-il,pour le mince avantage de restaurer une étymologie, de conser-

ver le mot de propriété? Mon avis est que cela sera tout à faitimpolitique, et je vais dire pourquoi. Je cite le Journal duPeuple

v C'est au pouvoir législatif qu'appartient le droit de régler lapropriété, de formuler la manière de l'acquérir, de la conserver, 3ela transmettre. On ne peut nier que les successions, l'assiettede l'impôt, le commerce, l'industrie, le travail et le salaire, neréclament des modifications de la première importance. »

Vous voulez, prolétaires, régler ta propriété; c'est-à-dire que

vous voulez la détruire et ramener le choit-à la possession. Carc'est rejeter le droit domanial que ïte.rcgler la propriété malgré les

propriétaires; c'est proscrire le droit cmhient, que de leur donnerdes associés; c'est anéantir la propriété, parf'tile, q'.ie de supprimerou seulement d'entamer le fermage,-la loyer-, la renie, et on géné-ral l'aubaine. Pourquoi doue; tandis;. qu'arec une ardeur si louablevous travaillez à rétablissement de l'égalité, conserveriez-vous

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DEUXIÈME MÉMOIRE

une expression dont le sens équivoque sera toujours un obstacleau succès de vos réformes ?

`

Voilà déjà une première raison, toute philosophique, de rejeteravec la chose jusqu'au nom de propriété voici maintenant la rai-

son politique, la raison suprême.Toute révolution dans la société, 51. Cousin vous le dira, nes'opère que par la réalisation d'une idée, soit politique, soit mo-rale, soit religieuse. Quand Alexandre fit la conquête de l'Asie,l'idée qu'il servait était de venger la liberté grecque des insultesdu despotisme oriental; quand Marins et César écrasèrent le pa-triciat romain, l'idée était de donner du pain au peuple; quand lechristianisme révolutionna le monde, l'idée était d'affranchir tousles hommes, et de substituer le culte d'un seul Dieu aux divinitésd'Épicure et d'Homère; quani la France se leva en 89, l'idée était

la liberté et l'égalité devant la loi. Point de vraie révolution, ditM. Cousin, qui n'ait eu son idée; en sorte que là où l'idée n'existepas, ou seulement n'est pas formulée, toute révolution est impos-sible. Il y a des factieux, des conspirateurs, des émeutiers, desrégicides; il n'y a point de révolutionnaires; la société, vided'idées, se tord, s'agite se meurt dans un travail sans enfan-tement.

Cependant, vous sentez tous qu'une révolution reste à faire, etque vous seuls pouvez l'accomplir quelle est'donc l'idée qui vous

gouverne, prolétaires du dix-neuvième siècle?car

en vérité je neSertiraisvous donner le nom de révolutionnaires. Que pensez-vous?que croyez-vous? que voulez-vous? Prenez garde à ce que vousallez répondre j'ai beau lire vos journaux favoris, vos écrivainsles plus chers; je ne trouve partout que vaines et puériles entités;d'idée, je n'en découvre nulle part.

Je m'explique sur ce mot d'entité, nouveau sans doute pour laplupart d'entre vous.

On entend généralement par entité la substance d'une cause quel'imagination suppose, mais que les sens et la raison ne perçoiventpas. Ainsi ia force dormitive de l'opium, dont parle Sganarelle, etes humeurs peccanles de l'ancienne médecine, sont des entités.L'entité est la raison de ceux qui ne veulent pas convenir de leurignorance; c'est le sujet de l'incompréhensible, ou, comme ditsaint Paul, l'argument de l'inconnu, argumenium non apparentium.En philosophie, l'entité n'est le plus souvent qu'une répétition demots qui n'ajoute rien i la pensée.

Par exemple, lorsque M. Pierre Leroux, si plein d'ailleurs

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QU'EST-CEyllE LAPROPRIÉTÉ?

d'excellentes choses, mais trop amoureux, à mon gré, de ses for-mules platoniques, nous assure que les maux de l'humanité vien-nent de ce qu'on n'a pas compris la vie, M. Pierre Leroux dit uneentité; car il est évident que si nous sommes mal, c'est que nousne savons pas vivre, ce qui n'apprend rien du tout.

Lorsque M. Edgar Quinet affirme que si la France souffre et dé-choit, c'est que les hommes et les intérêts sont divisés, il affirmeune entité; car il s'agit précisément de connaître la cause de cettedivision.

Lorsque M. Lamennais, de sa voix foudroyante, prêche le dé-vouement et l'amour, il proclame deux entités; car la question estde savoir à quelles conditions le dévouement et l'amour peuventrenaître et subsister.

De même aussi, prolétaires, lorsque vous parlez de liberté, de

progrès, de souveraineté du peuple, vous faites de ces choses natu-rellement intelligibles autant d'entités dans l'espèce; car, d'unepart, il faudrait définir à nouveau la liberté, puisque celle de 89ne suffit plus; d'autre part, il serait à propos de dire en quel sensla société doit marcher pour être en progrès. Quant à la souve-raineté du peuple, c'est une entité plus grosse que la souverainetéde la raison, c'est l'cnlilé des entités. Eu effet, puisque la souve-raineté ne peut être conçue hors du peuple pas plus que hors dela raison, reste à savoir qui dans le peuple exercera la souverai-neté, et, parmi tant de raisons, quelles seront les souveraines.

Dire que le peuple doit nommer des représentants, c'est-à-direque le peuple doit reconnaître des souverains; ce n'est pas mêmereculer la difficulté.

Mais supposons qu'égaux par la naissance, égaux devant la loi,égaux dans votre personnalité, par conséquent égaux dans vosfonctions sociales, vous vouliez encore être égaux dans vos con-ditions

Supposons qu'ayant reconnu que tous les rapports des hommesentre eux, soit qu'ils produisent, soit qu'ils échangent, soit qu'ilsconsomment, sont des rapports de justice commutative, en un mot,des rapports de société; supposons, dis-je, qu'ayant reconnu toutcela, vous vouliez donner l'existence légale à cette société naturelleet faire passer le fait dans le droit

Je dis qu'alors il vous faut une expression claire, positive, pré-cise, qui embrasse toute votre idée, c'csl-à-diru qui désigne à lafois le principe, le moyenet,le but, et j'ajoute que cette expressionest celle A'association.

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DEUXIÈMEMÉMOIRE

Et comme l'association du genre humain existe, au moins dedroit, dès le commencement du monde, qu'elle n'a môme fait ques'établir et se perfectionner chaque jour en se dépouillant succes-sivement de ses éléments négatifs, l'esclavage, la noblesse, le des-

potisme, l'aristocratie,la

féodalité, jedis

que, pour éliminer ladernière négation de la société, pour formuler la dernière idée ré-volutionnaire, il vous reste à changer ces vieux mots de rallie-ment :%plus d'arbitraire! plus de noblesse plus de serfs! encelui-ci plus de propriété!

Mais je sais ce qui étonne votre foi, pauvres âmes que le ventde l'indigence a flétries, et que l'orgueil de vos patrons écrase cequi vous épouvante par ses conséquences, c'est l'égalité. Comment,avez-vous dit dans votre journal, comment pourrions-nous « rê-ver un niyeliement qui est ch l'injustice, puisqu'il n'est pas dans

la nature? Comment payerions-nous la journée d'un Cormenin oud'un Lamennais? »

Homme plébéiens, écoutez-moi. Lorsqu'après la bataille de Sa-laminc les Athéniens s'assemblèrent pour décerner le prix du cou-rage, après que les suffrages eurent éié recueillis, il se trouva quechaque comballanl avait une voix pour le premier prix, et Thémis-tocle toutes les voix pour le second. Le peuple de Minerve s'étaitcouronné de ses propres mains. Cœurs vraiment héroïques! tousétaient dignes du rameau d'olivier, puisque tous avaient osé se

l'adjuger. L'antiquité loua cette fierté sublime. Apprenez, prolé-taires, à vous estimer vous-mêmes et à respecter votre dignité.Vous voulez être libres, et vous ne savez pas être citoyens. Or,qui dit citoyens, dit nécessairement égaux.

Si je m'appelais Lamennais ou Cornemin, et qu'un journal,parlant de moi, s'échappât dans ces hyperboles génie incompa-rable, raison supérieure, vertu consommée,noble caractère, je ne letrouverais pas bon, et m'en plaindrais; d'abord, parce que de telséloges ne sont jamais mérités, puis, parce que cela est de mau-vais exemple. Mais je veux, pour vous réconcilier avec l'égalité,vous donner la mesure de la plus haute capacité littéraire denotre siècle ne m'accusez pas d'envie, prolétaires, si,défenseur del'égalité je réduis à sa juste valeur un talent généralementadmiré,et que mieux que personne je sais reconnaître. Un nain peut tou-

 jours mesurer un géant il n'a besoin pour cela que d'une toise.Vous avez vu les pompeuses annonces de l'Esquisse d'une philo-

sophie, et vous avez admiré cet ouvrage sur parole; car, ou vousne l'avez pas lu, ou, si vous l'avez lu, vous êtes incapables d'en

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QU'EST-CE QUE LA propriété? `~

 juger. Connaissez donc cet essai d'une spéculation plus brillante

que solide; et, tout en admirant les extases de l'écrivain, cessezde prendre en pitié ces utiles travaux que l'habitude seule et le

grand nombre des exécutants vous rendent méprisables. Je serai

bref, parce que malgré la grandeur du sujet et le génie de l'écri-

vain, ce que j'ai à dire est fort peu de chose.M. Lamennais part de l'existence de Dieu comment la cié-monlre-t-il? par l'argument de Cicéron, c'est-à-dire par le consen-tement du genre humain. Cela n'est pas nouveau; reste 'donc àsavoir si la croyance du genre humain est légitime, ou, commedit Kant, si notre certitude subjective de l'existence de Dieu est

adéquate à la vérité objective. M. Lamennais ne s'en inquiète seu-lement pas; il dit que si le genre humain croit, c'est qu'il a raisonde croire. Puis, ayant prononcé le nom de Dieu, M. Lamennaischante une hymne, et voilà sa démonstration.

Cette première hypothèse admise, M. Lamennais en fait une se-conde, savoir, qu'il y a trois personnes en Dieu. Mais, tandis quele christianisme n'enseigne le dogme de la Trinité que sous l'au-torité d'une révélation, M. Lamennais prétend le connaître, lui,par la seule force de sa raison; et il ne s'aperçoit pas que sa pré-tendue démonstration est un perpétuel anthropomorphisme, c'est-à-dire une attribution des facultés de l'âme humaine et des puis-sances de la nature à la substance divine. Nouveaux cantiques,nouvelles hymnes.

Dieu et la Trinité ainsi démontrés, le philosophe passe à la créa-tion. Troisième hypothèse dans laquelle M. Lamennais, toujourséloquent, varié, sublime, démontre que Dieu n'a pas fait le mondede rien, ni de quelque chose, ni de lui-même; qu'il a été libre encréant, mais que cependant il ne pouvait pas ne pas créer; qu'il ya dans la matière une matière qui n'est point matière; que lesidées archétypes du monde sont séparées entre elles, dans l'en-tendement divin, par quelque chose d'obscur et d'inintelligible, et

pourtant de substantiel et de réel, ce qui emporte l'inlelligibi*

lité,etc. Mêmes contradictions sur le

principedu mal

pourexpliquer ce problème, l'un des plus profonds de la philosophie,M. Lamennais tantôt nie le mal, tantôt fait Dieu auteur du mal,tantôt cherche hors de Dieu une cause première qui ne soit pasDieu. Amalgame d'entités plus ou moins incohérentes, empruntéesà Platon, .'reclus, Spinosa, on peut même dire à tous les philo-sophes.

Ayant ainsi constitué sa trinité d'hypothèse, M. Lamennais en

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DEUXIÈMEMÉMOIRE

déduit, par une chaîne assez mal liée d'analogies, toute sa philo-sophie. Et c'est ici surtout qu'éclate le syncrétisme qui lui est par-ticulier la doctrine de M. Lamennais embrasse tous les systèmeset donne pâture à toutes les opinions. Êtes-vous matérialiste?

Supprimez, comme entités inutiles, les trois personnes en

Dieupuis partant immédiatement du calorique, de la lumière et del'électro-magnétisme, qui, selon l'auteur, sont les trois fluidesprotogènes, !es trois premières manifestations extérieures de laVolonté, de l'Intelligence et de l'Amour, vous avez une cosmogoniematérialiste et athée. Au contraire, êtes-vous entiché de spiritua-lisme? Avec la théorie de l'immatérialité des corps, vous êtesmaître de ne voir partout que des esprits. Enfin, pour peu quevous incliniez au panthéisme, vous serez satisfait de M. Lamennais,qui enseigne formellement que le monde n'est pas une émanation

de la divinité, ce qui est le pur panthéisme, mais qu'il en est unécoulement.Je ne prétends pas au reste nier que l'Esquisse ne renferme

d'excellentes choses; mais, d'après la déclaration de l'auteur, ceschoses, comme découvertes, ne lui appartiennent pas; ce qui est à.lui, c'est le système. Voilà sans doute pourquoi M. Lamennaisparle avec un mépris si concentré des philosophes ses devanciers;pourquoi il dédaigne de eiter ses originaux il a cru que, l'Es-quisse renfermant toute vraie philosophie, le monde ne perdraitrien quand les noms et les livres des vieux philosophes périraient,M. Lamennais, qui rend gloire à Dieu dans de si beaux cantiques,ne sait pas aussi bien rendre justice à ses confrères son morteldéfaut est cette appropriation de la science, que les théologiensnomment péché philosophique ou féchè contre le Saint-Esprit, pé-ché qui ne vous damnera pas, prolétaires, ni moi non plus.

En résumé, l'Esquisse, jugée comme système, et déduction faitede tout ce que l'auteur empruute aux systèmes antérieurs, est unouvrage médiocre, dont la méthode consiste à expliquer perpé-inellement le connu par l'inconnu, à donner des entités pour des

abstractions, >des tautologies pour des preuves. Toute théodicéeest une œuvre, non de génie, mais d'imagination, rhabillaged'idées néoplatoniciennes; la partie psychologique est* nulle,>I. Lamennais se moquant assez ouvertement des travaux de cetteespèce, sans lesquels pourtant il n'est pas de métaphysique pos-sible. Le livre qui tr;:itc de la logique et des méthodes est faible,vague, sans profondeur; eiiiin, quant aux spéculations physiqueset physiologiques que M. Lamennais déduit de sa cosmogonie

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QU'EST-CE yùfi tA PROPRIÉTÉ ?̀T

trinitaire, on y remarque de graves méprises, le dessein pré-conçu d'accommoder les faits à une théorie, et presque toujoursl'hypothèse à la place de la réalité. Le troisième volume, surl'industrie et l'art, est le plus intéressant à lire et le meilleuril est vrai que M. Lamennais n'en peut réclamer que le style;pour la philosophie, il n'a pas ajouté une idée à ce qui existait.avant lui.

D'où vient donc cette excessive «médiocrité de M. Lamennaisconsidéré comme penseur, médiocrité qui déjà s'était trahie lorsde la publication de l'Essai sur l'indifférence? C'est, retenez bien

ceci, prolétaires, que la nature ne forme pas d'hommes véritable-ment complets, et que le développement de certaines facultésexclut presque toujours un développement égal de facultés con-

traire3; c'est que M. Lamennais est avant tout poëte, homme

d'expression et de sentiment. Voyez ce style exubérant, sonore,pittoresque, véhément, plein d'hyperbole et d'invective; et tenez

pour certain que jamais homme doué de ce style ne fut vraiment

métaphysicien. Cette richesse d'expressions et d'images que toutle monde admire, devient en M. Lamennais l'irrémédiable causede son impuissance en philosophie l'abondance des mots et lavifacilé des sentiments donnant le change à son imagination, ilcroit raisonner quand il se répète, et prend volontiers une des-cription pour une déduction logique. De là cette horreur des idées

positives quile

distingue,cette faiblesse

d'analyse,ce

goût pro-noncé pour les analogies indécises, les abstractions de mots, lesgénéralités hypothétiques, en un mot, pour toutes les espècesd'entités.

Au reste, la vie entière de M. Lamennais est un argument irré-fragable de son génie an-ti-philosophique dévot jusqu'au mysti-cisme, ultramontain fougueux, théocrate intolérant, d'abord ilsubit la double influence de la réaction religieuse et des doctrineslittéraires qui marquèrent le commencement de ce siècle, et ilrecule jusqu'au moyen âge et à Grégoire VII; puis, tout à coup

chrétien progressif  et démocrate, il incline peu ii peu au rationa-lisme, et finit par tomber dans le déisme. A présent tout le mondel'attend à la Trappe; quant a moi, sans vouloir  jurer de rien, jecroirais plutôt que M. Lamennais, déjà prévenu de scepticisme,mourra dans l'indifférence. 11doit à la raison individuelle et audoute méthodique. cette expiation de ses premiers essais.

On a prétendu que M.Lamennais, prêchant tantôt une théocratie,tantôt une démocratie universelle, était toujours d'accord avec

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DEUXIÈME MÉMOIRE

lui-même; que, sous des noms divers, il poursuivait invariablementune seule et même chose l'unité. Déplorable excuse d'un auteursurpris en flagrant délit de contradiction. Que peuserait-on d'unhomme, qui tour à tour serviteur du despotisme sous Louis XVI,

démagogueavec

Robespierre,courtisan de

l'empereur, cagot pen-dant les quinze années de la restauration, conservateur depuis1830, oserait dire qu'il n'a jamais voulu qu'une chose, l'ordrepublic? En serait-il moins réputé renégat de tous les partis ? Ordrepublie, unité, bonheur du monde, harmonie sociale, alliance des

peuples, sur chacune de ces choses il n'y a pas de dissidence pos-sible tout le monde les veut; le caractère du publiciste ne semontre qu'à partir des moyens qu'il propose pour y arriver. Maispourquoi chercher en M. Lamennais une inflexibilité d'opinionsque lui-même répudie? N'est-ce pas lui qui a dit « L'esprit n'a

point de loi; ce que je crois aujoud'hui, je ne le croyais pas hier; j'ignore si je le croirai demain? »

Non, il n'est point entre les hommes de supériorité réelle puisquel'universalité des talents et des aptitudes dans un même individune se trouve pas à celui-ci la réflexion, à celui-là l'imaginationet le style, à cet autre l'ii 'ustrie et la pratique des affaires. Depar notre nature et notre tiù.cation il n'existe que des spécialitéslimitées et restreintes, par conséquent d'autant plus nécessiteuses,qu'elles gagnent davantage en profondeur et en énergie. Les capa-cités sont entre elles comme les fonctions et les

personnes quioserait en assigner la subordination et les degrés? Le plus beaugénie est, par les lois de son existence et de son développement,le plus dépendant de la société qui le crée qui oserait faire undieu de cet enfant sublime?

Ce n'est pas la force qui fait l'homme, disait un hercule deplace publique à la foule ébahie c'est le caractère. Cet homme,qui n'avait pour lui que ses muscles, faisait fi de la force. Laleçon est bonne, prolétaires à nous d'en profiter. Ce n'est pas letalent, qui est aussi une force; ce n'est pas la science, ce n'est pasla beauté qui fait l'homme; c'est le cœur, le courage, la volonté,la vertu. Or, si nous sommes égaux par ce qui nous fait hommes,comment la distribution accidentelle de facultés secondaires nousferait-elle descendre au-dessous de l'humanité?

Souvenez-vous que tout privilége est par essence et par desti-nation le lot des êtres faibles, et ne vous laissez point séduire àl'éclat de certains talents dont le plus grand mérite est dans larareté et dans un long et laborieux apprentissage. Il est plus aisé

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QU'EST-CE QUE LA propriété ?i

à M. Lamennais de déclamer une philippique ou de chanter uneode humanitaire sur le mode platonicien, que de découvrir uneseule vérité utile; il est plus aisé à un économiste d'appliquer leslois de la production et de la répartition, que d'écrire dix lignescomme M. Lamennais; il est plus aisé à l'un et à l'autre de parlerque d'agir. Vous donc qui mettez la main à l'œuvre, qui seulscréez véritablement, par où voulez-vous que je reconnaisse votreinfériorité? Mais, que dis-je? oui, vous êtes inférieurs, car lavertu et la volonté vous manquent prompts au travail et aucombat, vous n'avez, pour la liberté et l'égalité, ni courage nicaractère.

Dans la préface de sa brochure sur le Pays et le Gouvernement,ainsi que daus la défense qu'il a lue devant le jury, M. Lamennaiss'est déclaré hautement partisan de la propriété. Par égard pour

l'auteur et pour son infortune, je m'abstiendrai de qualifier cettedéclaration, et de faire l'examen de ces deux tristes pièces. AI.La-mennais ne me semble plus que l'instrument d'un parti quasi-radical qui le caresse et l'exploite, sans respect pour une vieil-lesse glorieuse, mais désormais impuissante. Que signifie cette

étrange profession de foi? Depuis le premier numéro de l'Avenir jusqu'à l'Esquisse d'une philosophie, tout en M. Lamennais appellel'égalité, l'association, et même je ne sais quel communisme vagueet indéfini. M. Lamennais, reconnaissant le droit de propriété,donne le démenti à tout son passé, et renie ses tendances les plusgénéreuses serait-il donc vrai que dans cette âme trop rudementéprouvée, mais aussi trop sensible à la louange, l'énergie du talenta déjà survécu à l'énergie de la volonté?

On dit que M. Lamennais a rejeté les offres de plusieurs de sesamis, qui désiraient solliciter pour lui une diminution de peineM. Lamennais veut faire son temps. Cette affectation d'un stoï-cisme faux ne lui viendrait-elle point de la même source que lareconnaissance du droit de propriété? Le Huron prisonnier jette àson vainqueur l'insulte et la menace, c'est l'héroïsme du sauvage

le martyr prie pour ses bourreaux, et ne refuse pas d'en recevoirla vie c'est l'héroïsme du chrétien. Comment l'apôtre de l'amourest-il devenu un apôtre de colère et de vengeance? Le traducteurde l'Imitation a-t-il donc oublié que ce qui blesse la charité nesaurait honorer la vertu? Galilée rétractant à genoux devant letribunal de l'inquisition son hérésie du mouvement de la terre, etrecouvrant à ce prix la liberté, me paraît cent fois plus grand queM. Lamennais. Eh quoi 1 si nous souffrons pour la vérité et la

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DEUXIÈMEMÉMOIRE

 justice, faut-il, par représailles, exclure nos persécuteurs de lacommunion des humains? et si une injuste condamnation nous

frappe, devons-nous repousser l'exemption qui nous est offerte,parce qu'il plait à de vils satellites de l'appeler une grâce? Tellen'est pas la sagesse du christianisme. Si ai j'oubliais qu'en pré-sence de M. Lamennais on a cessé de

prononcerce nom. Puisse le

prophète de VAvenirêtre bientôt rendu à ses amis et à la liberté;mais puisse-t-il surtout ne puiser désormais ses inspirations quedans son génie et dans son cœur!I

0 prolétaires, prolétaires!* jusqu'à quand serez-vous victimesde cet esprit de vengeance et d'irréconciliable haine que vos fauxamis vous soufflent, et qui depuis dix ans a plus nui peut-être au

développement des idées réformistes, que la corruption, l'ignoranceet le mauvais vouloir du gouvernement? Tout le monde aujour-d'hui, sachez-Ie-bien, est coupable defait, d'intention ou d'exem-

ple, tout le monde à failli, et vous n'avez droit d'accuser personne.Le roi lui-même (pardonnez-moi, mon Dieu 1 je ne veux pas jus-tifier un roi); le roi lui-même n'est comme ses prédécesseurs, quela personnilicatiou d'une idée, et d'une idée, prolétaires, qui vouspossède encore; son plus grand tort est d'en vouloir la réalisationentière, tandis que vous ne voulez cette réalisation qu'en partie;par conséquent d'être logique dans son gouvernement, tandis quevous ne l'êtes pas dans vos réclamations. Vous demandez unsecond régicide que celui d'entre vous qui est sans péché jette au

princede la

propriétéla

première pierre.Quels succès vous eussiez obtenus, si, pour entraîner leshommes, vous vous fussiez adressés aux amours-propres deshommes; si, pour changer la constitution et la loi, vous vousfussiez placés dans la constitution et dans la loi! Cinquante millelois composent, dit-on, notre droit politique et civil; de ces cin-quante mille lois, vingt-cinq mille sont pour vous, vingt-cinqmille contre vous. N'est-il pas clair que votre devoir est de com-battre les uneS'par les autres, et de forcer ainsi, par l'argumentde contradiction, le privilége jusqu'en ses derniers retranchements?

Ce mode de conspiration est désormais le seul utile, car il est leseul moral et rationnel.

Pour moi, si j'avais l'oreille de'ce peuple auquel ma naissanceet mes inclinations me dévouent, sans rêver pour moi-même lepremier rôle dans la future république, j'instruirais les massestravailleuses à vaincre la propriété par des institutions et des dé-bats judiciaires, à se chercher des auxiliaires et des complices

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QU'EST-CE QUE LA propriété ?2

 jusque dans les sommités sociales, à perdre tous les privilégiésen exploitant leur commune soif  de pouvoir et de popularité. La

pétition pour la réforme électorale a déjà réuni deux cent mille

signatures, et l'illustre Arago nous menace d'un million. Ce serafurt bien fait

assurémentmais de ce million de

citoyens qui peu-vent également voter un empereur et l'égalité, ne pourrait-ondétacher dix mille signatures, j'entends des signatures autogra-phes, dont les auteurs sauraient tous lire, écrire, compter, et unpeu réfléchir, et que l'on inviterait, après lecture et explicationverbale, à signer une pétition comme celle-ci

« A Son Excellence le Ministre de l'intérieur. »

«Monsieur LEMINISTRE« Le jour où une ordonnance royale, portant création d'ateliers

nationaux modèles, paraîtra dans le Moniteur, les soussignés, aunombre de dix mille, se rendront au château des Tuileries, et là,de toute la force de leurs poitrines, crieront Vive Louis-Phi-lippe

« Le jour où le Moniteur apprendra au public que la présentepétition est rejetée, les soussignés, au nombre de dix mille, dirontdans le secret de leurs cœurs A bas Louis- Philippe! »

Ou je m'abuse, ou une semblable pétition produirait quelqueeffet (1). Le plaisir d'une ovation populaire vaudrait bien le sacri-

(!) La réforme électorale, répète-t-onsans cesse,n'est pas un but, maisun moyen. Sans doute; mais quelest doncle but? Pourquoine pass'expli-quer catégoriquementsur le but? Commentle peupleclroisira-t-ilses man-dataires, s'il ne connait pas d'avance le but pour lequel il les choisitl'objetdu mandatqu'il leur confie?

Lesélus du peuple,dit-on,auront précisémentpour missionde chercherl'objet de la réforme.

C'est se moquer qui les empêche,ces futurs élus, de chercher d'abordcet objet; puis, quaud ils l'auront trouvé, d'en faire part au peuple? Lesréformistesontbeau dire, tant que le but de la réformeélectoralene serapas clairementdélini,elle ne sera elle-mêmequ'un moyende faire passerle pouvoirdesmainsde petits tyrans dans les mains d'antres tyrans. Noussavonsaujourd'huicommenton opprimeune nation, enlui faisantaccroirequ'ellen'obéit qu'a ses propreslois. L'histoiredu vote universel, cheztonsles peuples,est l'histoiredes proscriptionsde la liberté, par et au nom dela multitude.

Encore si la réformeélectorale,telle qu'elleest demandée,était ration-

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DEUXIÈME MÉMOIRE

fice de quelques millions. On en sème tant pour recueillir l'impo-pularité. Alors si le peuple, rendu à ses espérances de 1830, semettait en devoir de remplit' sa promesse et il la remplirait, carla parole du peuple est comme celle de Dieu, elle est sacrée si,dis-je le peuple réconcilié tout à coup avec la monarchie

citoyenne, portait au pied du trône ses acclamations et ses voeux,et qu'en ce moment solennel il me fût donné de parler en son nom,telle serait à peu près ma harangue

« Sire,

« Voici ce que le peuple fait dire à Votre Majesté« 0 roi, vous voyez ce qu'il en coûte pour être applaudi des

citoyens vous plaît-il désormais que nous prenions pour devise

Aidonsle roi,le roi nous aidera? Vous

plaît-il qu'on répètedans le

monde LE ROI ET LE PEUPLE FRANÇAIS? Laissez donc ces

banquiers avides, ces avocats disputeurs, ces bourgeois ignobles,ces écrivains infâmes, ces hommes flétris; tous ce gens-là, sire,vous haïssent et ne vous soutiennent encore que parce qu'ils ont

peur de nous. Achevez l'œuvre de nos rois, écrasez l'aristocratieet le privilège, conspirez avec ces prolétaires fidèles, avec le

peuple, qu sait seul honorer un souverain et crier avec franchise:Vivele roi! »

Ce qui me reste à dire à présent, monsieur, n'est que pour vousseul les autres ne m'entendraient pas. Vous êtes, je le vois, répu-hlicain autant qu'économiste, et votre vertu citoyenne se révolte à

nelle,pratique, acceptableà des consciencesdroiteset à des espritssaints,peut-être, avant d'en connaîtrele but, serait-on excusablede l'appuyermais iion, le texte de la pétitionne distingue et ne définit rien, n'exigeaucune condition, aucune garantie; pose le droit sans le devoir. ToutFrançais est électeur et éligiUe; autant vaut dire Toute baïonnetteestintelligente,tout sauvageest civilisé, tout esclaveest libre. Danssa vague

généralité,la pétitionlèfonniste est la

plusmisérable,des

abstractions,oula plus grande des trahisons politiques.Aussi les patriotes éclairés s'endélientet la méprisent.L'écrivain le plus radical de l'époque, celui dontles doctrineséconomiqueset sociales, sans aucune comparaison, sont leplus avancées,M.Leroux,s'est prononcéhautementcontre le suffrageuui-versel etle gouvernementdémocratique,et a fait à cette occasionuue cri-

Itique très vivede J.-J. Rousseau.Voila pourquoi sans doute M. Lerouxn'est plus le philosophedu National ce journal, comme Napoléon,'n'aime pas les idéologues.Cependantle National doit savoirque celui quicombat contre les idées, périra par les idées.

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qu'est-ce QUE la propriété

la seule proposition d'adresser au pouvoir une requête, dans la-

quelle le gouvernement de Louis-Philippe serait implicitementreconnu. Des ateliers nationaux pensez-vous vraiment l'institu-tion serait belle; mais des coeurs patriotes ne l'accepteront jamais

d'un ministère aristocrate, ni de fa gracieuseté d'un roi. Déjàsans doute vos anciennes préventions sont revenues, et vous

n'apercevez plus en moi qu'un sophiste aussi habile à caresser les

puissances qu'à déshonorer, en les poussant à l'extrême, les prin-cipes d'égalité et de fraternité universelle.

Que vous dirai-je?. Il faut que cette habileté sophistique quel'on me prête soit au fond bien peu de chose ou que ma convic-tion soit si forte qu'elle m'ôte le libre arbitre, pour que je com-

promette ainsi de gaieté de cœur l'avenir de mes théories.

Mais,sans insister sur la nécessité d'une transaction entre le

pouvoir exécutif  et le peuple, il me semble, monsieur, qu'en sus-

pectant mon civisme, vous raisonnez fort à votre aise, et que vos

 jugements sont on ne peut plus téméraires. A vous, monsieur, quiostensiblement défendez le gouvernement et la propriété, il est

permis d'être républicain, réformiste, phalanslérien, tout ce quevous voudrez; à moi, au contraire, qui demande assez haut cer-taine petite réforme d'économie publique, il est ordonné d'êtreconservateur, mêmement dynastique. Je ne saurais m'expliquerplus clairement. Tant est que je suis pour la philosophie des faits

accomplis et pour le statu quo des formes gouvernementales, dansce sens qu'au lieu de détruire ce qui existe et de recommencer le

passé, je voudrais qu'on rendît tout légitime en le corrigeant. Ilest vrai que les corrections que je propose, en respectant la forme,tendent à changer à la fin la nature même des choses qui le nie?Mais c'est précisément en cela que consiste mon système de statuqvo je ne fais point la guerre à des symboles, à des figures, àdes fantômes; je respecte les mannequins, et je salue les epou-vantails. Je demande, d'une part, qu'on laisse les propriétéscomme elles

sont,mais

qu'onabaisse graduellement et

 jusqu'àextinction l'intérêt de tous les capitaux; d'autre part, que lacharte, telle qu'elle est, soit maintenue, mais qu'on introduise laméthode dans l'administration et la politique. Voilà tout. Cepen-dant, soumis a ce qui est, bien que non satisfait de ce qui est, jetâche de me conforme!' à l'ordre établi et de rendre à César ce quiappartient à César. Croit-on, par exemple, que j'aime la pro-priété?. Eh bien, je suis moi-même piopriétaire et je rendshommage au droit d'aubaine, la preuve, c'est que j'ai des crtiuu-

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DEUXIÈMEMÉMOIRE

ciers auxquels je paye fidèlement, chaque année, de gros intérêts.De même pour la politique nous sommes en monarchie, je crie-rais Vivele roi plutôt que de me faire tuer, ce qui ne m'empêchepas de demander que le représentant inamovible, inviolable et

héréditairede la nation s'entende avec les

prolétairescontre les

privilégiés de la nation en un mot, que le roi devienne chef du

parti radical. Nous autres prolétaires y gagnerons tout, et je suissûr qu'à ce prix Louis-Philippe assurerait dans sa famille la pré-sidence de la république à perpétuité. Voici ce qui me le fait

penser.S'il n'existait plus en France qu'une seule et grande inégalité

fonctionnelle, dont le titulaire serait chargé, d'un bout de l'annéeà l'autre, de tenir cour plénière de savants, artistes, militaires,députés, inspecteurs, etc., etc.; il est évident que les frais de pré-

sidence seraient alors des dépendes nationales, et que, par laréversion de la liste civile dans la masse des consommateurs, la

grande inégalité dont je parle serait en parfaite équation avec toutle peuple. Ce n'est pas à un économiste qu'on démontre ceschoses-là. Dès lors on n'aurait plus à craindre les camarilkis, lescourtisans, les apanages, aucune inégalité nouvelle ne pouvantêtre créée. Le roi, en tant que roi, aurait des amis, chose qui nes'est jamais vue, mais point de famille. Ses parents ou alliés,agnals et cognais, si c'étaient des sots, ne lui seraient rien, etdans tous les cas

n'auraient,même à la

cour, exceptél'héritier

présomptif, le pas sur personne. Plus de népotisme, plus defaveurs, plus de bassesses. Nul n'irait là que pour les besoins duservice ou appelé par une distinction honorable, et comme toutesles conditions seraient égales et toutes les fonctions égalementhonorées, il n'y aurait plus d'autre émulation que celle du mériteet de la vertu. Je voudrais que le roi des Français pût dire sanshonte Mon frère le jardinier, ma belle-sœur la laitière, mon filsle prince royal et mon fils le forgeron. Il avait bien une filleartiste. Cela serait beau, monsieur, cela serait royal il n'y

qu'un arlequin qui ne le comprenne pas.Voilà comment il m'a paru que les formes royales pourraient

s'accorder avec les exigences de l'égalité, et comment j'ai façonnéà une conception monarchique mon âme républicaine. J'ai crum'apercevoir qu'il y avait en France beaucoup moins de démo-crates que généralement on le suppose, et j'ai pactisé avec lamonarchie. Je ne dis pas cependant que, si la France voulait dela république, je ne m'en accommodasse également bien, peut-être

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ ?̀I

mieux. Je hais naturellement tout ce qui fait remarquer un indi-vidu, croix d'honneur, galons, livrées, costumes, titres honori-

fiques, etc., mais par-dessus tout les parades. Si l'on suivait monhumeur, je vous assure qu'on ne distinguerait pas un générald'un soldat, ni un pair de France d'un paysan. Pourquoi n'ai-jepu jamais assister à une revue? Car je suis garde national, mon-sieur, je suis bien aise de vous le dire. Je n'ai au monde que cela.C'est que toujours la revue se fait où je ne veux pas, et qu'il y ades sots qui me commandent et que je suis forcé de regarder. Vousle voyez, et ce n'est pas le plus beau de mon histoire, malgré mes

opinions conservatrices, ma vie est un sacrifice perpétuel à la

république.Cependant je doute qu'un régime si sévère convienne à la vanité

française, à cet amour immense de distinction et de louange qui

fait de nous la nation la plus frivole de la terre. M. Lamartine,dans sa grande méditation sur Bonaparte, appelle les Français unpeuple de Brutus nous sommes tout bonnement un peuple deNarcisses. Avant 89, il y avait le privilège du sang; alors toutbourgeois rougissait de la roture et voulait être gentilhomme.Depuis, le principe de distinction s'est reporté sur la fortune, etl'on a vu la bourgeoisie, jalouse de la noblesse et fière de ses écus,faire 1830 pour l'exaltation du privilége pécuniaire, nullement pourla liberté. Quand, par la force des choses et par les lois naturellesde la société, au développement desquelles la France présente un

si libre cours, l'égalité se sera établie entre les fonctions et lesfortunes, alors les beaux et les belles, les savants et les artistesformeront de nouvelles catégories. C'est un besoin universel etinné dans ce pays de Gaule d'être remarqué et de primer il nousfaut des distinctions, n'importe quelles noblesse, fortune, talent,physionomie ou costume. Je soupçonne MM. Arago et Garnier-Pagès d'avoir des façons arislocraliques, et je me figure que nos,grands écrivains de presse, si populaires dans leurs colonnes,donnent de grands coups de pied à leurs compositeurs dans leurs

bureanx. l« Cet homme, disait un jour le National parlant de Carrel, que^nous avions salué PREMIERconsul! » N'est-il pas vrai que le

principe monarchique vit au cœur de nos démocrates et que c'est

pour se faire rois qu'ils demandent le suffrage universel? Commele National se pique de plus de fixité dans ses opinions que leJournal des Débats, je présume qu'Armand Carre) étant mort,M*A'-mand Marrast est aujourd'hui premier consul, et M.Garnier-

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DEUXIÈME MÉMOIRE

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Pagès deuxième consul en toute chose, il convient que le députécède au journaliste. Je ne parle pas de M. Arago, que je crois,malgré la calomnie, trop savant pour le consulat. Soit on veutdes consuls, nous n'aurons pas beaucoup changé je suis prêt à

céder ma part de souverainetéà MM. Armand Marrast

et Garnier-Pagès, consuls désignés, pourvu qu'ils me jurent, en prenant lesfaisceaux, d'abolir la propriété et de n'être pas fiers.

Toujours des promesses! toujours des serments! Comment le

peuple se fierait-il à des tribuns, quand les rois se parjurent? Lavérité et la bonne foi ne sont plus, hélas! comme au temps du roi

Jean, dans la bouche des princes nous avons vu tout un sénatconvaincu de félonie, et l'intérêt des gouvernants se trouvant tou-

 jours, on ne sait comment, en opposition avec l'intérêt des gou-vernés, les parlements se suivre et la nation mourir de faim. Non,

non, plus de protecteurs, plus d'empereurs, plus de consulsmieux vaut gérer nos affaires par nous-mêmes que par procureurs,associer nos industries que mendier des monopoles, et puisque la

république ne peut se passer de vertus, travailler à notre réforme.Telle est aussi ma ligne de conduite je prêche l'émancipation

aux prolétaires, l'association aux travailleurs, l'égalité aux riches;  je pousse à la révolution par tous les moyens qui sont en mon

pouvoir, la parole, l'écriture, la presse, les actions et les exem-ples. Ma vie est un apostolat perpétuel.

Oui, je suis réformateur, je le dis comme je le pense, de bonnefoi, et pour que cette vanité rie me soit plus reprochée je veuxconvertir le monde. Sans doute que cette fantaisie me vient d'unorgueil exalté qui aura tourné au délire; mais on conviendra dumoins que j'ai prodigieusement de confrères et que ma démencen'est pas monomanie. Tout le monde aujourd'hui^yeut prendreplace parmi les fous de Béranger. Sans compter les Babœufs, lesMarats et les Robespierres qui pullulent dans nos rues et nos:ateliers, les grands réformateurs de l'antiquité revivent tous dansles plus illustres personnages de notre temps. L'un est Jésus-

Christ, l'autre Moïse, un troisième Mahomet; celui-ci Orphée,celui-là Platon ou Pythagore. Grégoire VII lui-même est ressus-cité, avec les évangélistes et les apôtres, et il se pourrait qu'enmon particulier je fusse cet esclave qui, s'étant enfui de la maisonde son maître, fut incontinent fait évêque et réformateur parsaint Paul. Quant aux vierges et aux saintes femmes, elles sontincessamment attendues; nous n'en sommes présentement qu'auxAspasies et aux courtisanes.

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QU'EST-CE QUE LA propriété ?

Or, comme en toute maladie le diagnostic varie selon les tem-

péraments, de même aussi ma folie a des traits qui lui sont

propres et un caractère qui la distingue.Les réformateurs, en général, sont jaloux de leur rôle, ne souf-

frent pas de rivaux, ne veulent point de partage ils ont des dis-ciples, mais point de collaborateurs. Mon bonheur à moi, au con-traire, est de communiquer ma passion, et de ls fendre, autant

que je puis, épidémique. Je voudrais que tout le monde fût, ainsique moi-même, réformateur, afin qu'il n'y eût plus de sectes, et

que christs, antechrists et .faux-christs, fussent forcés de s'en-tendre et de s'accorder,

D'un autre côté, tout réformateur est thaumaturge, ou du moinssouhaite de le devenir. Ainsi Moïse, Jésus-Christ, les apôtres, prou-

vèrent leur mission par des miracles; Mahomet se moqua desmiracles après avoir essayé d'en faire; Fourier, plus malin, nous

promet des prodiges, quand le globe sera couvert de phalanstères.Moi, j'ai horreur des miracles comme des autorités, et ne vise qu'àla logique. Voilà pourquoi je m'occupe toujours du critérium de lacertitude c'est à réformer les idées que je travaille. Peu m'im-

porte qu'on me trouve sec et austère je veux vaincre de hautelutte ou succomber à la peine; et quiconque défendra la propriété,

 je jure de le faire argumenter comme M. Considérant, ou philoso-pher comme M. Troplong.

Enfin, et c'est en ceci que je m'éloigne le plus de mes pareils, je ne crois point nécessaire, pour arriver à l'égalité, de mettre toutsens dessus dessous. Soutenir qu'un renversement peut seul ame-ner la réforme, c'est, selon moi, faire un syllogisme, et chercherla vérité dans l'inconnu. Or, je suis pour la généralisation-, l'in-duction et leprogrès. Je regarde une désappropriation généralecomme impossible attaqué de ce côté, le problème de l'associationuniverselle me paraît insoluble. La propriété est comme le dra..gon que tua Hercule pour le détruire, il faut le prendre, non

par la tête, mais par la queue, c'est-à-dire par le bénéfice et l'in-térêt.Je m'arrête; j'en ai dit assez pour quiconque sait lire et com-

prendre le plus sûr moyeu pour le gouvernement de déjouer toutesles intrigues et de dissiper les partis, c'et' de s'emparer de lascience, et de montrer il la nation, dans un lointain déjà appré-ciable, l'oriflamme naissante de l'ôtialilé; c'est de dire à ces poli-tiques de tribune et de presse, dont nous payons si cher les stériles

querelles Vous courez, aveugles que vous êtes, à l'abolition de

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DEUXIÈME MÉMOIRE

a propriété; mais le gouvernement y marche les yeux ouverts.Vous précipitez l'avenir par une polémique sans principe et sansbonne foi; mais le gouvernement, qui connaît cet avenir, vous yconduit par une heureuse et pacifique transition. La génération ac-tuelle ne passera pas, avant que la France, guideet modèle des na-

tions civilisées, ait reconquis son rang et sa légitime prépondérance.Biais, hélas! le pouvoir lui-même, qui l'éclairera? Qui saura luifaire accepter cette doctrine d'égalité dont les intelligences lesplus généreuses osent à peine s'avouer la terrible mais décisiveformule?. Je sens frémir mon être quand je songe qu'il suffiraitdu témoignage de trois hommes, oui, de trois hommes ayant mis-sion d'enseigner et de définir, pour donner l'essor à l'opinion pu-blique, changer les croyances, et fixer les destinées. Est-ce qu'il nese trouvera pas trois hommes?.

Faut-il espérer? faut-il n'espérer pas? Que devons-nous penserde ceux qui nous gouvernent? Dans cette sphère de douteurs où leprolétaire s'agite, et où l'on n'apprend rien des intentions du pou-voir, il faut le dire, on désespère. Mais vous, monsieur, vous quipar vos fonctions appartenez au monde officiel, vous en qui le

peuple reconnaît l'un de ses plus nobles amis, et la propriété sonpius prudent adversaire, que dites-vous de nos députés, de nosministres, du roi? Croyez-vous qu'en haut l'on nous soit favorable?Alors que le gouvernement se déclare, qu'il imprime sa professionde foi d'égalité, et je me tais. Sinon je continue la guerre; et plus

on montrera d'obstination et de mauvais vouloir, plus je redouble-rai d'énergie et d'audace. Je l'ai dit autrefois et je le répète j'ai juré, non sur le poignard et la tète de mort, dans l'horreur d'unecatacombe, en présence d'hommes barbouillés de sang; mais j'ai

 juré dans ma conscience de poursuivre la propriété, de ne lui lais-ser ni paix ni trêve, jusqu'à ce que je la voie partout exécrée. Jen'ai pas encore publié, sur le droit de domaine, la moitié des chosesque j'avais à dire, ni les meilleures; que les chevaliers de la pro-priété, s'il en est qui se battent autrement qu'en reculant, s'atten-dent à voir tous les jours une démonstration et une accusationnouvelle; qu'ils entrent dans l'arène forts de raisons et de science,et ne s'affublent pas de sophismes, parce qu'il en sera fait justice.

« Pour devenir éclairé, il faut la liberté, elle seule suffit, maisla liberté de se servir de sa raison dans toute affaire publique.

« Et cependant de toutes parts on entend le pouvoir de toutes'es espèces et à tous les degrés s'écriant Ne raisonnez pas.

« Si l'on veut mie distinction, la voici

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QU'EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ

« L'usage publie de la raison doit toujours être libre, l'usageprivé en doit être surtout très-restreint. J'entends par usage publicl'usage scientifique, littéraire; et par usage privé, celui qu'on peutfaire de sa raison dans un poste civil ou dans une fonction pu-

blique. Comme il faut que le mécanisme gouvernemental marche,qu'il y ait de l'uni que la fin soit atteinte, il n'y a pas à raison-ner ici. il faut obéir. Mais le même individu tenu à l'obéissance

passive dans ce point de vue a le droit de parler en sa qualité de

citoyen et de savant; il peut faire un appel au public, lui sou-mettre ses observations sur ce qui se fait autour de lui, et au-des-sus de lui dans l'ordre de ses fonctions, mais avec l'attentiond'éviter le scandale qui serait punissable.

« Raisonnez donc sur tout ce que vous voudrez; seulement obéis-sez. » (KANT,Fragment sur la liberté de penser et d'écrire; tra-

duction de Tissot.)Ces paroles du grand philosophe me tracent mon devoir. J'ai

suspendu la réimpression de l'ouvrage Qu'est-ce que la propriété? jusqu'à ce que j'eusse relevé le débat à la hauteur philosophiquede laquelle de ridicules clameurs l'avaient fait descendre, et quepar un nouvel exposé de la question j'eusse dissipé les appréhen-sions des bons citoyens. Je rentre actuellement dans l'usage pu-blic de ma raison, et je laisse à la vérité son libre cours. Ladeuxième édition du premier mémoire sur la propriété suivra im-

médiatement la publication de celui-ci j'attendrai, pour les sui-vants, les observations de mes :uges, et la coopération des amis dupeuple et de l'égalité.

Jusqu'à ce moment j'ai parlé en mon nom particulier et sous ma

responsabilité personnelle je le devais il s'agissait d'appeler'attention sur des principes que l'antiquité ne pouvait connaître,

parce qu'elle manquait de la science qui les lui eût révélés, l'éco-mie politique. J'ai donc déposé sur des faits, en un mot j'ai ététémoin. A présent mon rôle change il reste à tirer des consé-

quences pratiques des faits dénoncés; la qualité de rapporteur est

la seule qui me convienne désormais, et ce sera en nom collec-tif  que je prononcerai mon réquisitoire.

Je suis, monsieur, avec toute la considération que je dois à votretalent et à votre caractère,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,P.-J. PROUDHON,

Pensionnairede l'Académiede Besançon.Paris, l" uviil ISIl.

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DEUXIÈME MÉMOUUÎ

FIN.

Post-Scriptum. Dans sa &éaucedu 2 avril, la chambre des dépu-tés a rejeté, à une très-forte majorité, le projet de loi sur la pro-priété littéraire, parce qu'elle n'y comprenait rien. Cependant lapropriété littéraire n'est qu'une forme particulière du droit de lapropriété, que tout le monde croit comprendre. Espérons que ce

précédent législatif  ne sera pas stérile pour la cause de l'égalité.La conséquence du vote de la chambre est l'aboliiien-de-Ja pro-priété capitaliste, propriété incompréhensiWe,s.Nç0n.Wa4ictoirxe)impossible et absurde.  /v* v,>-

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TABLEDESMATIÈRES

Pages.Préface

PREMIER MÉMOIRE. –CHAPITRE PREMIER. –Méthode sui-vie dans cet ouvrage. Idée d'une révolution 13

CHAPITRE IL De la propriété considérée comme droit naturel.De l'occupation et de la loi civile comme cause efficiente du do-maine de propriété. Définitions 37

§ 1. De la propriété comme droit naturel. 39

§ 2. De l'occupation comme fondement de la propriété. 46

g 3. – De la loi civile comme fondement de la propriété S9

CHAPITRE III. Du travail comr/ie cause efficiente du domaine de

propriété 70

§t. – La terre ne

peutêtre

appropriée73

g 2. – Le consentement universel ne justifie pas la propriété. 77

§ 3. La prescription ne peut jamais être acquise à la pro-priété i. 78

g 4. Du Travail. – Que le travail n'a par lui-même, surles choses de la nature, aucune puissance d'appropriation 85

| 5. – Que le travail conduit à l'égalité des propriétés 89

g 6. – Que dans la société tous les salaires sont égaux i!7

g 7. – Que l'inégalité des facultés est la condition nécessairede l'égalité des fortunes. 103

§ 8. Que dans l'ordre de la justice le travail détruit la pro-

priété 'lisCHAPITRE IV. Que la propriété est impossible. 12-

Démonstration. – Axiome 1Première PROPOSITION. La propriété est impossible, parce que

de rien elle exige quelque chose. 1202° PROPOSITION. La propriété' est impossible, parce que là où

elle est admise, la production coûte plus qu'elle ne vaut 1333e Proposition. La propriété est impossible, parce que, sur un

capital donné, la production est en raison du travail, non enraison dela propriété. 137

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TABLE DES MATIÈRES

Pages

IKPKÎMERIE,, EUGÈNE HEUTTE ET <T, A SAINT-GERMAIN.

4<"pMposH'ioN. La propriété est impossible, parce qu,elle esthomicide. HO

5' PnoposrnoN. La propriété est impossible, parce qu'avec clicla ~ociété se'dévore. H5

Appendice ta cinquième proposition sur l'organisation du travail,l'inégalité des salaires et le paupérisme. l5J

6° PROPOSITION. La propriété est impossible, parce qu'elle estmère de tyrannie. 162

7' PROPOSITION. La propriété' est impossible, parce qu'en con-sommant ce qu'elle reçoit elle le perd, qu'en t'épargnant ellel'annule, qu'en le capitalisant elle le tourne contre la pro-duction. ~6fi~

8' PROPOSITION. La propriété est impossible, parce que sa puis-sauce d'accumulation est infinie, et qu'elle ne s'exerce que surdes quantités infinies. 169

9' PROPOSITION. La propriété est impossible, parce qu'elle estimpuissante contre la propriété. li 1

100 PROPOSITION. La propriété est impossible, parce qu'elle estla négation de l'égalité. 174

CHAPITRE V. Exposition psychologique de l'idée de juste et

d'injuste, et détermination du principe cn gouvernement et dudroit. 175

4~éPARUE. 1 Du sens moral dans l'homme et dans lesanimaux. 176

2. Du premier et du second degré de socia-

bilité. 1803. Du troisième degré de la sociabilité. 1862'= PARTIE. 1. Des causes de nos erreurs; origine de la

propriété. 1962. Caractères de la communauté et de la

propriété. 20.23. Détermination de la forme de la société

conclusions. 2)9

DEUXfÈMjE M~MOjfjRE.< ~7~. 227