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E_STUDIUM THOMAS D’AQUIN GILLES PLANTE QUESTIONS DE LOGIQUE

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E_STUDIUM THOMAS D’AQUIN

GILLES PLANTE

QUESTIONS DE LOGIQUE

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NOTE DE LOGIQUE

LA LOGIQUE COMME ART LIBÉRAL

LA SIMPLE APPRÉHENSION II

© Gilles PlanteBeauport, 3 avril 2002

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Le problème du quiddam

Dans son Art poétique, écrit au XVII e siècle, Nicolas Boileau se fait chantre de la langue française et proclame : «Le latin dans les mots brave l’honnêteté, mais le lecteur français veut être respecté». Et, dans ce même ouvrage, il propose l’enseignement suivant : «Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément».

Dans cette phrase, Nicolas Boileau s’inspire de trois vers latins écrits par Horace, l’écrivain romain du premier siècle avant Jésus-Christ qui est l’auteur d’un De arte poetica :

Scribendi recte sapere est et principium et fons :Rem tibi Socraticæ poterunt ostendere chartæVerbaque provisam rem invita sequentur. 1

François Richard en propose la traduction suivante :

La raison, voilà le principe et la source de l’art d’écrire : tu trouveras les idées dans la philosophie de Socrate. Quand tu la posséderas bien, les mots n’auront pas de peine à suivre.

Parmi les Socratiques (Socraticæ) dont parle Horace, se trouvent bien sûr Socrate lui-même, mais aussi ses disciples. Ils se sont répartis en plusieurs écoles, dont celle de Platon, que fréquenta Aristote durant quelque vingt ans avant de fonder la sienne : le Lycée. Socrate ne nous a pas laissé d’écrits (chartæ), contrairement à Platon et à Aristote. La pluralité des écrits socratiques expressément signifiée par Horace par Socraticæ chartæ, François Richard la rend par «la philosophie de Socrate».

Le verbe intransitif «sapere», d’où vient «saveur», concerne d’abord le sens du goût, dont l’organe est le palais ; «avoir de la saveur» ou «du goût» se dit «sapere». Mais ce vocable latin est aussi employé pour «exhaler une odeur», qu’on flaire avec le nez. Suit ensuite l’acception concernant le goût artistique, celui au sujet duquel Nicolas Boileau écrit son livre. Mais «sapere» va aussi donner «sapientia», mot avec lequel on va traduire le grec «sophia» qui entre dans «philosophie», d’où l’association de «sapere» avec «sagesse» : il prend alors l’acception de «avoir de l’intelligence, du jugement».

Mais le verbe «sapere» peut aussi être transitif, selon l’acception «savoir», mot phonétiquement voisin de «saveur». À ce titre, ce vocable va supplanter «scire» dans les langues romanes, dont le français, qui en conserva néanmoins un aspect avec l’adverbe «sciemment», qui signifie «en connaissance de cause». «Science», qui traduit «scientia», provient précisément de «scire», le verbe dont la signification spécifique ne fut pas retenue dans le lexique français : connaître la cause. Or, associées au verbe «sapere» pris comme «savoir», on trouve aussi les acceptions «connaître» et «comprendre».

C’est cette dernière acception de «sapere» que retient Nicolas Boileau pour son propos, avec «concevoir». Car, comme on l’a vu dans La simple appréhension I, comprendre s’accomplit en un compris, ce qui se dit «conceptum» en latin, d’où «concept» et «concevoir». François Richard lui préfère «raison», ce qui n’est pas faux, à la condition de l’entendre comme une 1 Horace, Œuvres complètes, II, Satires Épîtres Art poétique, Paris, 1950, Classique Garnier, texte établi, traduit, préfacé et annoté par François Richard, vers 309-311

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«consideratio», un acte de la raison théorétique qui, dans la marche de la prédication vers le haut, se résout en un moyen terme qui exprime un compris. C’est ainsi que le traducteur demeure fidèle à la «philosophie de Socrate».

Le mot «res» pose un tout autre défi. Le rapport entre les mots «mort» et «mortel» «s’énonce clairement». Est mortel ce qui est «sujet à la mort», nous apprend le Petit Robert, et ce sujet, une fois mort, mort parce que mortel, n’est plus mortel puisqu’il est mort. La mort achève le mortel en ce qu’il est précisément mortel. L’adjectif «mortel», comme le suffixe «el» l’indique, nomme une disposition naturelle du vivant qui, devenu mort, n’est plus qu’un cadavre, un mort ; «mortel» s’entend d’une disposition à mourir.

Si le rapport entre les mots «mort» et «mortel» «s’énonce clairement», qu’en est-il du mot «réel»? À quoi exactement ce vocable au suffixe en «el» s’oppose ?

Le français dérive d’une langue dite morte par ceux qui l’ignorent : le latin. «Réel » y puise son étymon en «realis», introduit dans le latin au Moyen Âge, alors que les savants le mettaient en rapport avec «res». Jusqu’au XVIe siècle, «rien», comme nom féminin, a maintenu le sens positif de «res», puis il est devenu le pronom nominal plutôt négatif aujourd’hui en usage. Cette distinction que nous cherchons s’est ainsi perdue, puisque le lexique français n’a pas retenu «res», comme ce fut le cas pour «scire».

Le Petit Robert nous apprend encore que «res», cohabitant avec le mot «causa» dans le latin juridique classique, en fut évincé par ce dernier. Dans la «philosophie de Socrate», la res n’est pas sans rapport avec la causa : ab esse (res) ad posse (causa) valet illatio. Mais,«causa» évolua vers une déformation en «chose», un vocable au sens vague qui, faute de mieux, a été transcrit dans les dictionnaires de traduction latin-français à la rubrique «res».

Entre «realis» et «res», si ce dernier terme ne faisait pas défaut dans le lexique français, on trouverait le même rapport qu’exprime «mortel» en relation avec «mort». Comme les écrivains Nicolas Boileau et François Richard ne peuvent pas se résoudre à faire l’emploi de «chose», suivant ainsi la recommandation donnée à tout apprenti écrivain, ils tentent de rendre le compris sous-jacent à «res» autrement. Car ce sous-jacent n’en exige pas moins d’être compris et mis en rapport avec «réel», comme «mort» et «mortel» le sont.

Dans le texte écrit par Horace, pour découvrir la res qu’il s’agit de comprendre, il faut partir de la feuille de papyrus sur laquelle l’écriture est reçue, ici les écrits socratiques (Socraticæ chartæ), donc de mots qui suivent d’eux-mêmes (verba invita sequentur), à titre de conséquent d’un antécédent (provisam), soit la res (rem). Or nous, qui nous intéressons à la «philosophie de Socrate», nous avons déjà rencontré ce rapport entre un nom conséquent et un compris antécédent dans La logique comme art libéral.

Dans son De l’interprétation, Aristote écrit que «les sons émis par la voix sont les symboles des états de l’âme, les mots écrits, les symboles des mots émis par la voix. Et de même que l’écriture n’est pas la même chez tous les hommes, les mots parlés ne sont pas non plus les mêmes, bien que les états de l’âme dont ces expressions sont les signes immédiats soient identiques chez tous, comme sont identiques aussi les choses dont ces états sont les

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images.»2 Sur ce texte, Thomas d’Aquin fait l’important commentaire qui suit :

Mais parce que la logique est ordonnée à se saisir de la connaissance relative aux “res” (ad cognitionem de rebus sumendam), la signification des sons de la voix, qui est immédiate pour les conceptions mêmes de l’intellect, appartient à la considération principielle de [cette connaissance] elle-même (principalem considerationem ipsius) ; cependant la signification linguistique (litterarum), en tant que plus éloignée, n’est pas pertinente à sa considération, mais l’est plus à celle des grammairiens [la logique est ainsi distinguée de la grammaire, bien que la connaissance de cette dernière ne soit pas nuisible]. Et c’est pourquoi, en exposant l’ordre des significations, [Aristote] ne commence pas par la signification linguistique (litterarum), mais par les sons de la voix : de ceux-ci, en exposant en premier leur signification, il dit : “Sont donc celles qui sont, dans les sons de la voix, notations (notæ)”, c’est-à-dire signes (signa) “de ces passions qui sont dans l’âme”. Cependant il dit “donc”, comme concluant de prémisses : parce que, plus haut, il avait dit pour déterminer la nature du nom et du verbe et des autres [éléments] mentionnés auparavant — [Thomas d’Aquin réfère ici à la phrase introductive de l’ouvrage : «Il faut d’abord établir (constituere) la nature du nom (quid sit nomen) et celle du verbe (quid sit verbum) : ensuite celle de la négation et de l’affirmation, de la proposition et du discours.»] — ; or ce sont là des sons significatifs de la voix ; donc il faut exposer la signification des sons de la voix. 3

L’Aquinate y emploie l’expression «comme concluant de prémisses», avions-nous remarqué, pour dire que les sons de la voix, en tant que notations constituantes du discours extérieur que sont les signes sensibles (signa) faisant connaître (notæ) les «passions qui sont dans l’âme», sont «donc» conclus de prémisses concernant la nature «du nom, du verbe et des autres [éléments] mentionnés auparavant». «Donc les sons de la voix ne signifient pas les espèces intelligibles [comme forme], mais celles que l’intellect forme en soi [comme intention seconde] pour juger des “res” extérieures»4 , et que Thomas d’Aquin identifie nommément comme étant la définition de la «ratio» signifiée par le nom, la division ou la composition signifiée par l’énonciation, définition et énonciation qui, elles, se trouvent dans les «prémisses» d’où sont conclus les notae des notations (signa).

Et nous avions annoncé que «nota» est le mot qui serait repris pour désigner les parties essentielles de la compréhension, elle-même quiddité du concept réflexe ayant une extension comme propriété. Nous sommes maintenant rendu au moment où une exploration de cette problématique doit être entreprise.

Comme l’enseignent A. Ernout et A. Maillet, «signum», entendu comme «marque distinctive (joint à nota)» est «défini par Cicéron : quod sub sensum aliquem cadit et quiddam significat. De inventione, I, 30, 48». Est un signe ce qui tombe sous quelque sens, écrit d’abord Cicéron, qui complète avec «quiddam significat». A. Ernout et A. Meillet écrivent : «Le neutre quiddam a le sens de “quelque chose”».5 Nous voici de nouveau pris avec «chose», mot que Cicéron ignorait.

Le mot «quidditas» fut introduit dans le latin médiéval pour dire «ce qu’est une chose».6 Et le 2 Aristote, De l’interprétation, dans I Catégories II De l’interprétation, traduction nouvelle et notes de J. Tricot, Paris, 1984, Librairie philosophique J. Vrin, 16a 8 3 Thomas d’Aquin, In libros Peri Hermeneias expositio, livre I, chapitre 1, leçon II, 3 ; notre traduction. 4 Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, Q. 85, art. 2, ad 3 ; notre traduction.5 A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine Histoire des mots, quatrième édition,revue, corrigée et augmentée d’un index, Paris, 1959, Librairie C. Klincksieck, p. 624 et 5566 Jacqueline Pinoche, Dictionnaire étymologique du français, Paris, 1992, Le Robert, p. 421

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lexique français l’a conservé avec «quiddité», que le Petit Robert définit : «L’essence d’une chose (en tant qu’exprimée dans sa définition)». La quiddité, c’est le quid est.7 La connaissance d’une res s’énonce dans une définition, qui est le definiens. Ce qui est à définir, c’est le definiendum, qui devient défini lorsque sa quiddité est connue et énoncée avec des mots dans sa définition ; ces mots sont des signa associés à nota. Le definiendum, avant que sa quiddité ne soit découverte et sa définition formulée, est encore inconnu ; c’est un quiddam, et ce mot est un signe associé à une res qui n’est pas encore connue (non nota).

Pour connaître une res et la définir, il faut pouvoir affirmer ce qu’elle est, ce qui emporte qu’on puisse la séparer de ce qu’elle n’est pas ; à ce dernier égard, c’est la division qui joue son rôle, avec la négation. La connaissance de la res, qui est sous-jacente (subjicere : sujet) aux apparences qu’elle projette devant (objicere : objet) des facultés de connaissance, procède par consideratio, en raisonnant.

Telles sont les données du problème fondamental qui se pose à la connaissance d’un sujet, quel qu’il soit. Parce qu’il est fondamental, il est premier, principiel. Et c’est en ce sens que la simple appréhension est le premier acte de la raison théorétique, selon la «philosophie de Socrate».

Nicolas Boileau ne l’ignore pas, lui qui pose «ce que l’on conçoit bien» comme sujet de sa phrase. À cet égard, remarquons que la définition exprimant «ce que l’on conçoit bien» concerne d’abord le quiddam, et non le mot choisi pour le dire. C’est le premier problème à résoudre. Tant Horace que Nicolas Boileau en ont conscience. Cependant, ces auteurs n’entendent pas traiter de la «philosophie de Socrate», qu’il suppose connue. Pour eux, ce premier problème est résolu.

Comme nous l’avons lu plus haut chez Thomas d’Aquin, c’est ce problème qu’étudie «la logique [en tant qu’elle] est ordonnée à se saisir de la connaissance relative aux “res” (ad cognitionem de rebus sumendam)», elle qui s’attarde à «la signification des sons de la voix, qui est immédiate pour les conceptions mêmes de l’intellect» en tant qu’elle «appartient à la considération principielle de [cette connaissance] elle-même (principalem considerationem ipsius)», et non celui que pose «la signification linguistique (litterarum)» qui, «en tant que plus éloignée, n’est pas pertinente à sa considération, mais l’est plus à celle des grammairiens»

Mais n’oublions pas, dans son Art poétique, la recommandation de Nicolas Boileau au sujet du parachèvement d’un ouvrage : «Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ; polissez-le sans cesse et repolissez». Il s’intéresse, tout comme Horace, à l’art d’écrire.

Car la signification linguistique, bien que «plus éloignée», n’en pose pas moins un second problème sans la solution duquel on ne peut pas nourrir l’espoir que la solution du premier «s’énonce clairement» dans une définition exprimée. Comme cette expression s’accomplit dans un discours extérieur, l’ouvrage grâce auquel ce dernier peut être mis au diapason du discours intérieur requiert aussi un labeur qu’assiste l’art d’écrire, qui s’emploie à résoudre le second problème. Lorsqu’il est maîtrisé, il ouvre la voie à une aisance dans la découverte du mot juste, ce en quoi excellent les écrivains qui possèdent leur métier. Or le discours extérieur se présente de trois manières : comme discours parlé en termes oraux, discours 7 Thomas d’Aquin, In libros Peri Hermeneias expositio, livre I, chapitre 1, leçon II, 10

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écrit traduisant les sons vocaux en lettres pour obtenir des termes écrits, et discours en imagination fait de termes mentaux.

Les grammairiens, qui s’adonnent à la linguistique, ne divisent pas le langage de la même façon que les logiciens divisent le discours. Notamment, les notions de discours extérieur en imagination et discours intérieur leur sont comme telles étrangères. Ils parlent plus volontiers de grammaire structurale, normative, descriptive ou générative.

Le logicien s’intéresse au premier problème, celui qui concerne le quiddam. Comment parvenir à exprimer la quiddité d’un quiddam dans une définition dont l’affirmation l’identifiera bien, en le divisant de ce qu’il n’est pas et qui est connu par la négation de la définition pertinente ? «Animal raisonnable» est affirmable de l’homme, alors que «irraisonnable» en est niable.

À cette fin, il se concentre sur les «notations (notæ)» qui sont des «signes (signa)», sur «la nature du nom (quid sit nomen) et celle du verbe (quid sit verbum)», sans omettre leur rapport avec «la négation et (...) l’affirmation» en tant qu’ordonnées à une prise de position qu’exprime une proposition (pro-position) dont les termes sont formulables dans le discours extérieur «comme concluant de prémisses», prémisses qui concernent avant tout le discours intérieur auquel s’adresse le syllogisme. Il considère ainsi le second problème.

Le discernement du simple est compliqué

La consultation du Petit Robert au sujet du mot «simple» nous place devant une étonnante complication. La personne dont on dit qu’elle est simple pourrait bien ne pas en être ravie. S’agissant de choses, on nous invite à distinguer entre ce qui est simple par soi et ce qui l’est par rapport à un autre.

Dans les manuels d’initiation à la logique, la simple appréhension est présentée comme une opération par laquelle l’intellect saisit une quiddité, sans rien n’en affirmer ou nier. On l’oppose ainsi au jugement, l’acte par lequel l’intellect compose en affirmant ou divise en niant. L’appréhension est ainsi dite simple par rapport au jugement.

C’est d’elle dont parle Aristote lorsqu’il écrit : «L’intellection des indivisibles a pour domaine tout ce qui exclut le risque d’erreur. Par contre, là où le faux et le vrai sont possibles apparaît déjà une composition des concepts saisis comme formant une unité».8

Tout autre est l’appréhension du simple. Aristote l’exprime comme suit : «Pour ce qui est indivisible non pas selon la quantité mais selon la forme, l’intellect le pense en un temps indivisible et par un acte indivisible de l’âme».9 Et Thomas d’Aquin, dès le début de son commentaire des Seconds analytiques, selon la traduction qu’en donne le Grand Portail, au menu général 2, le formule comme suit :

8 Aristote, De l’âme, texte établi par A Jannone, traduction et notes de E. Barbotin, Paris, 1966, Société d’édition Les belles lettres, 430a 25-309 Aristote, op. cit., 430b 15-16

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Il faut diviser la logique en suivant la diversité des actes rationnels. Or il y en a trois, dont deux l'identifient à l'intelligence. L'un d'eux est la compréhension des concepts indivisibles (ou «incomplexes»), par lesquels elle saisit l'être des choses.

Le Petit Robert parle alors de simple au «sens absolu», et il en recense trois acceptions :

1. philos. Qui n’est pas composé, qu’il est impossible d’analyser. Un. La monade est «une substance simple [...] c’est-à-dire sans parties». (Leibniz)

2. Qui (au niveau considéré) n’est pas composé de parties, est indivisible. Élémentaire. Corps (chimiques) simples, indécomposables. Le morphème, unité simple. Qui n’est pas double ou multiple. Un aller simple (opposé à aller et retour). Noeud simple . — Épithélium simple , formé d’une seule couche de cellules. Fleur simple, qui n’est pas composée. — Comptabilité en partie simple. Temps simples d’un verbe Passé simple. — math. Dont l’ordre de multiplicité est 1. Arc de courbe simple. Racines simples d’un polynôme. subst. Varier du simple au double.

3. (Devant le nom) Qui est uniquement (ce que le substantif désigne) et rien de plus. «Une simple allusion ouvrait des perspectives insoupçonnées.» (Mart. du G.). Une simple formalité. pur, seul. Tribunal de simple police. «Les autres sont des tâcherons [...] de simples salariés.» (Duham.). Un simple soldat. Le simple citoyen. — (Après le nom) Un plagiat pur et simple.

C’est la troisième qui serre de plus près notre propos, par son association avec un nom. La seconde concerne l’indivisible selon la quantité, comme l’indiquent les exemples proposés. Mais la première, dont on dit qu’elle relève de la philosophie, ne lui est pas étrangère, car ce qui est ainsi simple parce qu’il «est impossible à analyser» marque le terme de toute résolution analytique possible. «J’appelle terme ce en quoi se résout la prémisse, savoir le prédicat et le sujet dont il est [prédiqué], soit que l’être s’y ajoute [par l’affirmation : est], soit que le non-être en soit séparé [par la négation : n’est pas]»10 , écrit Aristote. Dans la marche de la prédication vers le haut, la clôture de la résolution analytique en est ainsi le terme.

Pour qu’un terme soit précisément ce qu’il est, un terme, il lui suffit d’être la fin accomplie d’une résolution analytique. Et on le reconnaît comme tel lorsqu’il est un nom devant lequel est immédiatement préposable ou postposable «simple», selon la troisième acception. L’acte premier (parce que fondamental) d’une considération concerne la découverte d’un tel terme. Pour y parvenir, l’intellect doit lever bien des couvercles.

À chaque étape, il doit séparer le substantif de tout ce qui n’est pas compatible avec un simple immédiatement proposé ou postposé ; il parcourt chacune de ces étapes dans une considération. Et le terme est atteint lorsque la quiddité est saisie sans rien n’en affirmer ou nier. Car «c’est lorsqu’il saisit l’être de la chose comme essence formelle qu’il est vrai»,11 souligne Aristote.

Remarquons ici l’emploi du mot «être», pris comme un substantif qui est le terme d’une résolution analytique accomplie, alors que le même mot, dans la définition lue plus haut du terme, renvoie au verbe être, qui est prédiqué du sujet exprimé par le substantif, soit qu’il «s’y ajoute» soit qu’il en «soit séparé».

Le discernement du simple est compliqué. C’est pourquoi elle concerne au premier chef la 10 Aristote, Premiers analytiques, traduction nouvelle et notes de Jean Tricot, Paris, 1971, nouvelle édition, Librairie philosophique J. Vrin, 24b 16-1711 Aristote, De l’âme, 430b 28-29

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logique prise comme science. Un échec dans ce discernement comporte un prix à payer par l’intellect qui, dans la marche de la prédication vers le haut, résout le jugement portant sur le moyen terme dans les prémisses : l’erreur de prendre du faux pour du vrai, ce qui le prive du vrai.

Bref, en quelque considération d’un sujet de recherche, recherche consistant à découvrir un sous-jacent (sujet), il s’agit primordialement d’accomplir une simple appréhension du simple. Et nous tentons d’accomplir une telle opération constamment, puisque l’homme considère tout aussi naturellement qu’il respire. Il ne s’ensuit pas, pour autant, qu’il soit toujours dans le vrai.

Cependant, l’acquisition d’une formation en logique nous renseigne sur la présence en nous de concepts réflexes et d’intentions secondes, ainsi que sur leurs propriétés. Une telle connaissance nous rend apte, non pas à faire des considérations, mais à les bien conduire, lorsqu’elle devient pour nous un art libéral dont la maîtrise nous facilite la tâche. C’est ainsi que l’on «conçoit bien».

À cet égard, le mot «simple» propose un itinéraire à suivre. Ce vocable nous vient du latin «simplex», où sont reconnaissables «sem» et «plex». «Plex» vient du verbe «plectere», qui se traduit par «entrelacer» ou «tresser». Il est aussi présent dans «complexe» ; le complexe est une tresse où l’un s’entrelace avec (le cum latin donnant ici com) un autre.

«Sem» est une «racine indo-européenne (...) qui (...) a servi à exprimer l’identité, et qui, pour la désignation de l’unité, a été conservée en grec mais remplacée en latin par unus “unique”, plus expressif».12 On saisit aisément que l’un, qui est entrelacé avec un autre dans une tresse, est unique, de même que l’autre. Mais alors comment une tresse pourrait-elle ne contenir qu’un «sem», ce que dit précisément «sim-plex» ?

Selon la troisième acception de «simple», lorsque ce mot est préposé ou postposé à un nom, on entend ce «qui est uniquement (ce que le substantif désigne) et rien de plus». Dans cette veine, une simple tresse n’en est pas moins un complexe de deux uniques. Par exemple, dans une tresse où s’entrelacent deux mèches de cheveux, on trouve bien deux mèches uniques. Pour résoudre le problème, il faut passer par une simplification, mot qui, tel «simple», comporte des connotations péjoratives.

Le Petit Robert nous instruit que le mot «similitude», qui vient du latin «similitudo», s’entend d’une «relation unissant deux choses exactement semblables. Analogie, Ressemblance. (...) Communauté, identité.» Et il précise qu’en «rhétorique», il signifie une «comparaison fondée sur l’existence de qualités communes à deux choses. Similarité.». En sont des contraires, ajoute-t-il, «différence, dissimilitude».

La similitude se rapporte à l’indivisible selon la forme, que l’intellect découvre très précisément par un acte de considération proprement nommé «comparatio» (cum-par-ratio).13 La comparatio simplifie ou abstrait un indivisible selon la forme, indivisible qui est,

12 Jacqueline Pinoche, Dictionnaire étymologique du français, p. 17913 Thomas d’Aquin, In libros Peri Hermeneias expositio, livre I, chapitre 1, leçon II, 11 : asserere identitatem conceptionum animæ per comparationem ad res.

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précisément à ce titre, un universel. Dans notre exemple, malgré que les deux mèches de cheveux soient bien diverses quant à leur identité numérique, elles n’en sont pas moins identiques selon la forme d’un même indivisible : mèche.

Parmi les «avantages qu’on peut tirer de ce traité» que sont les Topiques «pour les sciences philosophiques», et ce, «en ce qui regarde les principes de chaque science», Aristote écrit : «Il est, en effet, impossible de raisonner sur eux [dans une considération] en se fondant sur des principes qui sont propres à la science en question, puisque les principes sont les éléments premiers de tout le reste (...). Or c’est là l’office propre, ou le plus approprié, de la Dialectique : car en raison de sa nature investigatrice, elle nous ouvre la route aux principes de toutes les recherches».14 «Quant aux instruments qui nous procureront en abondance des raisonnements, ils sont au nombre de quatre : le premier, c’est l’acquisition des propositions ; le second, c’est le pouvoir de distinguer en combien de sens une expression particulière est prise ; le troisième, c’est la découverte des différences ; et le quatrième, l’examen de l’identité.»15

L’acquisition des propositions concerne les problèmes à résoudre. Ces propositions sont des questions dont les réponses sont des conclusions pour lesquelles on recherche des prémisses, de manière à les y résoudre dans une marche de la prédication vers le haut. Mais pour ainsi se saisir d’un problème, l’élaboration de sa formulation est requise. Ainsi sommes-nous introduit au second instrument : «le pouvoir de distinguer» concernant les «expressions» pouvant servir à titre de signe (signum) pour des notes (nota).

Dans cette veine, on aborde le problème des différences, en ne confondant pas celles qui concernent les expressions et celles qui concernent les quiddités, et celui de l’identité, en prenant garde à la même confusion, «en vue de nous assurer que nos raisonnements s’appliquent à la chose elle-même et non pas seulement à son nom»16 , précise Aristote. Cette problématique concerne ce qu’il est convenu d’appeler les antéprédicaments, qu'Aristote aborde dans les trois premiers chapitres de son traité des Catégories.

Une tresse ne contenant qu’un «sem», ce que dit précisément «sim-plex», porte sur une similitude. Une telle similitude est un «indivisible selon la forme» que «l’intellect (...) pense en un temps indivisible et par un acte indivisible de l’âme», comme le dit Aristote, ce qui est une simple appréhension d’un simple saisi par comparaison.

Dans notre exemple, avec (cum) un pareil (par), soit «mèche», une tresse (plex) d’un unique (sim) est constituée (ratio). Car les deux mèches singulières peuvent (suffixe el) être ainsi tournée vers (verbe vertere : versum) un unique (uni). C’est la simple appréhension d’un simplex : un universel, un pareil obtenu d’une pluralité numérique de semblables reliés en une tresse. Rien n’est plus simple.

Au sujet d’un quiddam, qui soulève une question sur ce qu’il est, on donne une réponse qui révèle sa quidditas, alors comprise, ce qui se dit en latin «conceptum», et en français

14 Aristote, Topiques, traduction nouvelle et notes de J. Tricot, Paris, 1974, nouvelle édition, Librairie philosophique J. Vrin, 101a 25-26, 36-37, et 101b 1-415 Aristote, op. cit., 105a 22-2416 Aristote, ibidem, 108a 21-22

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«concept». Ce concept est un connu (nota), que signifie le mot qui en est le signe (signum) par notation. Ainsi est comprise une similitude en ce qu’elle est, ce qui est précisément une quiddité.17

La note (nota), comme telle, livre la compréhension en quoi consiste le concept, et les semblables reconnus sous la similitude qui les concerne en constituent l’extension, son accident propre. À ce titre, la note signifie la quiddité de la res.

Le signe signifie

Comme nous l’avons vu plus haut, Cicéron écrit que le signe est «ce qui tombe sous quelque sens et signifie un quiddam.» L’Arpinate s’exprime ainsi au sujet du terme, qui est la notation d’un concept. Jean Poinsot définit plus amplement le signe, comme suit : «ce qui rend présent à une faculté cognitive un autre que lui-même».18 Cette définition concerne le terme et le concept.

Dans la connaissance, plusieurs causes sont à l’œuvre, enseigne encore Jean Poinsot. La cause efficiente est donnée par la faculté cognitive ; par exemple, l’œil. La cause finale est fournie par l’objet auquel tend la faculté cognitive et qui la meut à connaître ; par exemple, une pierre en tant que visible. La cause formelle est l’acte propre de la faculté cognitive en tant que connaissante de l’objet ; par exemple, la vision de la pierre, qui est une similitude de la pierre. La cause instrumentale est le moyen par lequel l’objet est rendu présent à la faculté cognitive ; par exemple, ce par quoi la pierre est rendue visible par l’œil, sa couleur.

— Poursuivant l’exemple plus loin, ajoutons que la cause matérielle est la pierre dans la nature, sans aucune spécification objective. «Matière» (materia) s’entend ici de la mère (mater) du multiple ; la pomme, comme cause matérielle de la connaissance sensitive, est, par exemple, visible, tangible, olfactible, gustible, audible lorsqu’elle tombe du pommier, selon un multiple de cinq spécifications objectives. La pomme, comme cause matérielle, est la mère de ce multiple ; elle est ainsi prise sans aucune de ces cinq spécifications possibles. Pour la connaissance intellective, on doit ajouter d’autres spécifications. —

L’objet peut être envisagé de trois manières : en tant que relatif au mouvement de la faculté cognitive seulement, en tant que terminatif seulement de ce mouvement, ou selon l’un et l’autre de ces aspects pris simultanément. Il est relatif au mouvement seulement en ce qu’il meut la faculté cognitive à la connaissance d’un autre ; ainsi la vision de la pierre, qui est une similitude de la pierre dans l’œil, meut à la connaissance de la pierre, qui est à voir à titre de visible. En tant que terminatif seulement, il est la res en tant que connue par la faculté cognitive, et ce, d’une connaissance produite par un autre, ici la pierre en tant que vue selon la similitude qui est dans l’œil.

Il s’ensuit que faire connaître est plus large que rendre présent, et rendre présent plus large que signifier. Faire connaître se dit de tout ce qui concourt à la connaissance, ce qui comprend les quatre causes à l’œuvre. Rendre présent se dit de tout ce par quoi une res est

17 Thomas d’Aquin, In libros Peri Hermeneias expositio, livre I, chapitre 1, leçon II, 11 : secundum quod cognoscit quod quid est, idest essentiam rei.18 Jean Poinsot, dit de Saint-Thomas, Outlines of Formal Logic, translated from the Latin with an Introduction by Francis C. Wade, Milwaukee, 1955, Marquette University Press, p. 31, et passim

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rendue présente à une faculté de connaissance, ce qui n’implique que les causes finale, formelle et instrumentale. Signifier se dit de ce qui rend présent à une faculté cognitive un autre que lui-même, et n’implique que les causes formelle et instrumentale ; alors que l’instrumentale est le moyen de connaître cet autre, la formelle est cet autre en tant que connu en acte signifié.

En se plaçant du point de vue de la puissance cognitive, le signe se divise ainsi en instrumental et formel. Le signe instrumental est celui qui présente à une faculté cognitive un autre que lui-même, et ce, à la suite d’une connaissance préalable de lui-même. La fumée est un signe instrumental du feu. Le signe formel est celui qui présente à une faculté cognitive un autre que lui-même, et ce, sans une connaissance préalable de lui-même. Le concept direct est un signe formel, ainsi que l’image produite par l’imagination ; ce sont les deux seuls. Le mot «image» (imago) vient du verbe latin «imitari», qui signifie «être semblable». Pour l’ours dans la forêt en feu, l’odeur d’incendie est un signe instrumental qui, flairé, devient aussi une image, qui est un signe formel, car un intellect n’est requis que pour le concept direct abstrait de l’image.

Même si le signe formel, image ou concept, n’exige pas une connaissance de lui-même pour signifier son signifié, il peut néanmoins être connu dans un acte de réflexion. C’est d’ailleurs ainsi que procède la connaissance scientifique (scire) logiquement conduite. Le cerf-volant est un ovi, un objet volant identifié, selon une identité découverte au terme d’une considération où le concept réflexe est formé. L’ovni, comme objet volant non identifié, est vu par l’œil, et imaginé dans une image ; il devient un objet volant identifié, un ovi, par une réflexion sur la similitude telle que vue et imaginée dans un retour sur l’image visuelle, et alors telle que comprise dans un concept réflexe.

En se plaçant du point de vue de la res signifiée, le signe se divise en naturel, conventionnel et usuel. Le signe naturel est celui qui provient de la nature d’une res et la rend ainsi présente à la faculté cognitive qui la connaît. La fumée est un signe naturel du feu. Le signe conventionnel est celui qui provient d’une imposition par la volonté d’une autorité institutionnelle ; par exemple, le mot «homme», qui rend présent à une faculté cognitive l’animal capable de parler avec des mots. Le dictionnaire de l’Académie française est une telle autorité institutionnelle ; le Webster, pour l’anglais, en est une autre. Le signe usuel est celui qui s’impose sans l’intervention d’une autorité institutionnelle. L’exemple classique est celui de la table dressée pour le repas ; la poignée de mains en est un autre.

Le terme est un signe instrumental et conventionnel. C’est ainsi que le compris (nota) est signifié par le terme (signum), en le rendant présent à l’intellect par une notation instrumentale, notation qui est aussi un vouloir dire conventionnel. «Or, entre noms et choses, il n’y a pas ressemblance complète : les noms sont en nombre limité, ainsi que la pluralités des définitions, tandis que les choses sont infinies en nombre. Il est, par suite, inévitable que plusieurs choses soient signifiés et par une même définition et par un seul et même nom.»19 D’où s’impose le recours au «pouvoir de distinguer en combien de sens une expression particulière est prise».

19 Aristote, Réfutations sophistiques, traduction nouvelle et notes par J. Tricot, Paris, 1969, nouvelle édition, Librairie philosophique J. Vrin, 165a 10-14

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En tant que notation d’un concept, le terme a une compréhension et une extension, celles du concept pertinent. Alors que le concept est par essence une compréhension, un compris, le terme, comme signe instrumental, a une essence distincte de la compréhension qu’il signifie. Le terme «signifie à la fois et du même coup le concept et la chose, mais il signifie immédiatement le concept (concept mental [direct], ou signe de la chose, et le concept objectif [réflexe], ou chose en tant qu’objet présenté à l’esprit), et il ne signifie la chose elle-même (en tant qu’elle existe hors de l’esprit) que médiatement moyennant le concept»20, écrit Jacques Maritain, non sans la précision importante que le terme signifie «plus immédiatement» le concept direct, qui est le signe en acte exercé de la res, et «plus principalement» le concept réflexe, qui en est le signe en acte signifié.

Comme nous l’avons lu plus dans le commentaire de Thomas d’Aquin, «la signification des sons de la voix (...) est immédiate pour les conceptions de l’intellect», mais elle «appartient à la considération principielle de [cette connaissance] elle-même». C’est la «considération principielle» qui intéresse le logicien, parce qu’elle concerne le signe en acte signifié.

Le terme oral est donc un son articulé de la voix qui signifie conventionnellement un concept direct, lui-même signe formel d’une res ; le concept direct livre la res à l’intellect qui, dans un acte de réflexion, le comprend dans le concept réflexe. La convention porte sur le son de la voix choisi pour signifier le concept ; ainsi «homme» et «man» sont les sons choisis respectivement par le français et l’anglais, alors que le concept signifié par ces deux sons est le même.

Les termes écrits «homme» et «man» traduisent en lettres les sons vocaux pertinents. Et le rapport entre le terme oral et le terme écrit suppose le terme mental, qui fonde leur unité de signification grâce à la proximité du concept réflexe. C’est le terme en tant qu’il signifie «plus principalement» le concept réflexe, en vertu de cette proximité, que le logicien considère avant tout. À ce titre, le terme est pris comme expression d’un concept réflexe.

Bien sûr, le terme se retrouve aussi dans des énonciations, dont il fait partie, et ces énonciations, dans des syllogismes. Ces deux derniers points de vue, ajoutés à celui de l’expression du concept, commandent trois ordres de division différents pour le terme.

Pour le moment, nous nous concentrons sur la problématique qui concerne le terme comme expression du concept.

Notion du concept

Dans le Tableau II, qu’on trouve à La logique comme art libéral, nous avons écrit que la raison, déterminée par une similitude reçue des sens, forme ou «dit» en elle-même un concept direct dont elle se forme un concept réflexe et, par simple appréhension, une intention seconde désignée par un mot ou terme oral, écrit ou imaginé, intention avec laquelle elle peut ensuite fabriquer, avec d'autres, une définition, détaillant l'objet vu dans le concept réflexe, désignée par une expression orale, écrite ou imaginée.20 Jacques Maritain, Éléments de philosophie II, L’ordre des concepts, 1. Petite logique (Logique formelle), Paris, 1966, vingtième édition, Librairie P. Tequi, pp. 61-62

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Le concept direct est relatif au mouvement de la faculté cognitive, qui est cause efficiente : ici, l’intellect, en tant qu’il considère (ratio d’une consideratio). La faculté cognitive est déterminée à la connaissance par une similitude, qui est précisément le concept direct, mais à titre de cause instrumentale ; à ce titre, il est le moyen par lequel l’objet est rendu présent à la faculté cognitive, ou ce par quoi est pris le compris. Cette détermination concerne la connaissance, non pas de la similitude comme telle, mais d’un autre auquel cette similitude conduit à titre de signe : cet autre, c’est l’objet comme cause finale de la connaissance. Ce faisant, le concept direct est un signe formel, ou ce en quoi l’objet est atteint par l’intellect.

Le concept réflexe est terminatif du mouvement de la faculté cognitive ; il est la res en tant que connue par la faculté de cognitive, de telle sorte qu’il est ce qui est conçu de l’objet, ou ce qui est compris dans le pris. Il est ainsi la cause formelle en vertu de laquelle s’opère la cognition par la faculté cognitive prise en tant que connaissante de l’objet, connaissante en acte signifié.21

«La nature [ratio et objet] (...) est dite être dans la “res” [in re, et prédiquée du sujet logique duquel est prédiqué l’objet], en tant que quelque répondant [aliquid quod respondet : fondement in re] à la conception de l’âme existe dans la “res extra animam” [la pierre physique], comme signifié [fondement de la relation de signification] d’un signe [forme où est lue la forme de la forme, et terme intérieur de la relation de signification]»22 .

Cette réponse à l’intellect se fait de deux façons : «Selon un mode immédiat, quand naturellement l’intellect conçoit la forme de quelque “res” existant “extra animam”, comme homme ou pierre. Selon un mode médiat, quand naturellement quelque chose suit l’acte d’intelliger (aliquid sequitur actum intelligendi), et que l’intellect réflexe la considère par retour sur lui-même (supra ipsum). D’où la “res” répond à cette considération de l’intellect médiatement, c’est-à-dire médiatement à la “res” intelligée»23 .

C’est ainsi que le terme signifie «plus immédiatement» le concept direct, et moins immédiatement le concept réflexe, selon Jacques Maritain. Mais avec le terme qui signifie «plus principalement» le concept réflexe, on comprend que l’intellect réflexe achève la connaissance de la «res» avec l’intention seconde.

Car «il faut considérer qu’une chose extérieure [sujet physique] pensée par nous [comme sujet logique] n’existe pas dans notre intellect selon sa nature propre, mais que c’est son espèce [species et forme] qui doit être dans notre intellect, et faire qu’il devienne intellect en acte. Or, existant en acte par une telle espèce comme par une forme propre, il pense la chose elle-même. Non pas de telle sorte que l’acte même de penser soit une action qui passe dans ce qui est pensé, comme l’échauffement passe dans ce qui est chauffé, mais il demeure dans le pensant. Il a pourtant une relation [de signification et de prédicabilité] avec la chose qui est pensée, du fait que l’espèce en question, qui est le principe de l’opération intellectuelle à la manière d’une forme, est une similitude de cette chose [forme]. Il faut ensuite considérer qu’une fois informé par l’espèce de la chose, l’intellect, en pensant, forme en lui-même une certaine intention [forme de la forme] de la chose pensée, qui est sa notion 21 Jacques Maritain, L’ordre des concepts, pp. 27-3022 Thomas d’Aquin, In sent., 1254-1256, cité par Jacques Maritain dans Degrés du savoir, p. 79423 Thomas d’Aquin, De potentia, Q. 1, art. 1, ad 10

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(ratio et concept réflexe), signifiée par sa définition [intention seconde]», définition elle-même signifiée avec des mots. 24

Le concept réflexe, que l’intellect se forme dans la simple appréhension du simple, part d’une similitude prise de la res extra animam et donnée dans le concept direct ; elle est abstraite du mode d’exister propre à la res extra animam. Le concept direct, c’est la forme qui est une similitude de la res, le signe formel, le concept réflexe, la forme de la forme, selon ce qui fut exposé dans La logique comme art libéral.

Le concept réflexe n’existe que selon l’intention que l’intellect forme en lui de la forme que lui présente le concept direct. La similitude est abstraite des semblables qui la fondent in re ; c’est en ce sens que cette similitude est fondament-ale, ou apte à s’achever dans le fondement, comme mort achève mortel. Cet achèvement est accompli en acte signifié par le concept réflexe.

Le mode intentionnel d’exister du concept réflexe est proprement nommé «réel», mot dans lequel le suffixe «el» signifie que ce qui existe ainsi selon l’intention peut aussi exercer le mode d’exister d’une res extra animam, selon la similitude que la comparatio repère entre la forme saisie dans le concept direct et la forme exercée par la res extra animam, et ce, en acte signifié dans le concept réflexe qui conçoit la forme de la forme. En ce sens, le réel est un compris qui se trouve dans notre tête, alors que son fondement est in re extra animam. La res achève le réel lorsque l’intellect emploie le concept réflexe dans le jugement vrai.

Dans l’acte de connaissance tel qu’exercé, la faculté cognitive saisit simultanément l’objet en tant que relatif à son mouvement et en tant que terminatif de son mouvement, donc in confuso. Cette confusion, qui est une source d’erreur possible, est dissipée dans l’acte de connaissance tel que signifié, acte d’une connaissance logiquement réfléchie, alors que sont distingués l’objet en tant que relatif au mouvement de l’intellect et l’objet en tant que terminatif du mouvement de l’intellect.

Le concept réflexe signifie une quiddité telle que comprise, cette dernière étant la réponse donnée à la question : «Qu’est-ce que le quiddam ?» On ne peut donner une telle réponse que si le quiddam est connu (notum, de noscere, connaître, vocable voisin de nasci, naître). En le connaissant en acte signifié, on acquiert alors une note (nota) qui le concerne, note dont un terme, comme signe (signum), fait notation. La compréhension d’un concept est constituée par une telle note. Chaque note est une similitude comprise.

Considérons un sujet à connaître : le chien Labrador. Garou a un pelage noir. Sa figure corporelle lui vaut d’être reconnu comme un chien de race Labrador. Gros de taille, il est fort animé lorsqu’il désire qu’on remplisse son écuelle. Lorsque son appétit est satisfait, il manifeste son contentement en branlant la queue. Contrarié, il grogne. Nous venons de dresser une liste non exhaustive de plusieurs similitudes : substance, corps, vivant, animal, irraisonnable, etc. Chacune de ces similitudes est une note qui concerne le Labrador, car Garou n’est pas le seul Labrador ; il ressemble à bien d’autres. Le compris de ce qu’est un Labrador est un concept dont la compréhension comporte une certaine ampleur, faites de plusieurs notes.24 Thomas d’Aquin, Contra gentiles, I, c. 53, Paris, 1999, Flammarion, traduction de Cyrille Michon,

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Jusqu’ici, nous avions mis en rapport la compréhension avec un compris concernant une similitude, en mettant l’accent sur le compris qu’est un concept. Mais la compréhension peut aussi s’entendre de plusieurs notes unies dans une définition détaillant l’objet vu dans le concept direct par le concept réflexe. En logique, on appelle «compréhension» l’ampleur des notes d’un concept, ampleur des aspects intelligibles que l’intellect discerne en lui et qui lui appartiennent nécessairement. Et «extension», l’ampleur des semblables pris selon cette compréhension, semblables qui en sont autant d’exemplaires.

— Notons, au passage, que le mot «exemple» contient une amplitude (amplus) d’où (ex) provient ce qui est donné en exemple. En latin, «exemplum» signifie ce qui provient de plus ample, alors que «échantillon» vient du bas-latin «scandaculum», qui signifie une petite échelle. La statistique inférentielle n’est pas si éloignée qu’on le prétend parfois de la compréhension et de l’extension. —

Lorsqu’on compare des concepts, on regarde l’ampleur de leur compréhension respective. Ainsi, par exemple, pour les concepts d’homme et d’insecte, chacun est substance, corps, vivant, animal ; et, ensuite, il se différencie, notamment selon que l’homme est raisonnable, et l’insecte, irraisonnable. Mais la note «vivant» convient aussi au concept d’érable, bien que l’érable ne soit pas un animal. Et la note «corps», au granit, ainsi que «substance».

Plus la compréhension d’un concept est grande, plus son extension est petite ; plus la compréhension d’un concept est petite, plus son extension est grande. Ainsi, dans notre exemple, la compréhension du concept «substance, corps, vivant, animal» est plus grande que celle du concept «substance, corps, vivant». C’est pourquoi l’extension du concept «substance, corps, vivant» est plus grande que celle du concept «substance, corps, vivant, animal» ; elle s’étend aux érables.

Dans la mesure où le concept «substance, corps, vivant» s’étend aux érables et aux animaux, l’extension de ce concept est plus grande que celle du concept «substance, corps, vivant, animal», qui excluent les érables. Et il n’est point besoin de compter le nombre de tous les individus concernés pour en arriver à cette conclusion. C’est que plus l’ampleur de la compréhension est grande, plus elle implique de différences, qui excluent.

Le concept, sa compréhension et son extension furent l’objet d’une controverse philosophique dès l’Antiquité. Cette «philosophie de Socrate» fut contestée par Antisthène, le Cynique : «Je vois bien un cheval, mais non la caballéité.»25, disait-il, sans toutefois confondre le cheval avec le chien, à tel point qu’il choisit ce dernier mot, se disant kuôn en grec, pour désigner son école (kunikos, cynique). Anthistène fit des disciples chez les Stoïciens et les Épicuriens, entre autres. Son nominalisme fut repris au Moyen Âge par Roscelin et Occam, notamment. Plus tard, il fut encore soutenu par les empiristes anglais. Aujourd’hui, il demeure fort répandu. Mais, à chacune de ces époques, la «philosophie de Socrate» et sa réfutation du nominalisme furent reprises.

Compréhension et extension doivent être entendues par rapport au compris qu’est le concept, à la similitude, à l’universel, qui n’est pas une collection d’individus. Comme nous l’avons présenté jusqu’ici, en préparant le terrain avec nos notes précédentes, l’universel, le katholou de Socrate, Platon et Aristote, qui est une similitude se fondant sur des semblables 25 Jean Tricot, Traité de logique formelle, troisième édition, conforme à la première, Paris, 1973, Librairie philosophique J. Vrin, p. 54

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en quiddité, le kath’auto, «pose devant nous (à découvert ou occultement) la constitution nécessaire de quelque essence.» 26 Aucun chien n’est un cheval, pouvons-nous dire, bien que la caballéité et la canicité nous demeurent occultées.

Le concept, qui comme compris présente à l’intellect une similitude ou plusieurs similitudes unies pour signifier une quiddité, la signifie en faisant abstraction des semblables singuliers pertinents, donc de leur nombre. Le mot «nombre» vient du latin «ne», la particule négative, et de «merus», qui signifie «unique» ; le nombre est ce qui n’est pas unique, le pluriel de la grammaire, et ce, avant même de le compter avec le nombre nombrant. La quiddité est connue par les notes per se de sa compréhension. Le nombre des individus concernés, par rapport à elle, relève du per accidens.

«Considérer “homme” dans son extension, c’est considérer cet objet de pensée par rapport à la multitude des individus auxquels il convient, (...) qui a une certaine compréhension caractéristique et qui est un dans l’esprit, — et qui donc est autre chose que la multitude des individus en chacun desquels il se réalise».27

Mais cette similitude, toute abstraite qu’elle soit des singuliers dont elle laisse de côté la singularité, n’en a pas moins un fondement chez eux ; elle n’y exerce toutefois pas l’état d’universalité qu’elle a dans l’intellect. C’est dans cette perspective que l’extension est une propriété du concept. C’est par l’extension de semblables que nous concluons à la compréhension qui signifie leur unique quiddité. «L’extension d’un concept, nous l’avons dit, présuppose sa compréhension. (...) L’extension d’un concept est une propriété logique qu’une nature [quiddité] a dans notre esprit».28

On prétend parfois que nous ne trouvons, dans nos concepts, que les notes que nous y mettons, «sans atteindre des essences ou natures qui sont ce qu’elles sont en elles-mêmes, indépendamment de la manière dont nous les appréhendons».29 Dans La simple appréhension I, nous avons déjà exposé cette thèse, défendue par un auteur, et nous l’avons comparée à celle d’un autre, qui enseigne ce qu’est un acte de découverte. Nous avons alors insisté sur la problématique de la démonstration du fait, qui procède par la seconde figure du syllogisme, donc un syllogisme à conclusion négative, problématique qui laisse une ouverture pour des affirmations dont la validité ne peut jamais être établie par une élaboration épistémique définitive. Cependant, en reprenant la somme de nos compris en un certain état de nos connaissances, rien n’empêche des tentatives d’explication puissent être affirmées, mais dans un syllogisme in prædicando tantum, donc non démonstratif.

Car il demeure que tout sujet à connaître donné dans notre expérience est ce qu’il est en sa quiddité, qu’on la connaisse ou pas. On n’y peut découvrir que ce qui y est. Mais la similitude saisie par l’intellect réflexe y exerce un mode d’exister qu’elle n’exerce pas dans les semblables singuliers. Toutefois, la compréhension du concept pertinent à la découverte de ce sujet peut demeurer dans un état d’élaboration insuffisant pour la mise en lumière de sa quiddité par mode d’affirmation dans une démonstration de la cause prochaine. Cette

26 Jacques Maritain, L’ordre des concepts, p. 3427 Jacques Maritain, op. cit., p. 3928 Jacques Maritain, ibidem, p. 3929 Jacques Maritain, ibidem, p. 34

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démonstration, la seule qui nous mettrait en possession de la compréhension requise par l’affirmation, nous est alors inaccessible, et nous devons nous rabattre sur une démonstration du fait, par mode de négation, avec un moyen terme signifiant une cause éloignée ou un signe naturel.

Restons avec l’exemple du cheval cher à Anthistène et du chien Garou, pour une courte digression sur ce point, dont les données épistémiques sont présentées dans le Tableau III.

C’est le propre de l’espèce canine d’être capable d’aboiement ; de l’espèce chevaline, d’être capable de hennissement. Ainsi, dans le prédicament concernant le chien, prédicament construit selon le quatrième antéprédicament, on trouve les éléments rassemblés dans le Tableau III.

Dans la mesure où l’aboiement est une action (catégorie) qui dépend d’une qualité (catégorie) elle-même dépendante d’une substance (catégorie) canine, un syllogisme démonstratif dont la conclusion affirmative est « Tout chien est capable d’aboiement. » est un Barbara :

Tout M est capable d’aboiement.Tout chien est M.Tout chien est capable d’aboiement.

La recherche du moyen terme M consiste à découvrir le genre et la différence spécifique constituant l’espèce logique du chien, qui est la cause pour laquelle tout chien est capable d’aboiement ; il s’agit aussi de la définition même du chien. Le genre prochain de cette espèce est connu : bête. Mais nous ne connaissons pas en elle-même la différence spécifique canine qui, ajoutée à bête pour constituer l’espèce, peut seule fournir la cause prochaine pour la capacité d’aboiement, qui en est l’effet prochain.

Bête, pris à titre d’espèce définie comme «animal capable que de voix», et non de genre

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TABLEAU III

Différence Genre du sujet Différence Accidents

substance ultime sujet n/a

corporelle incorporelle

corps connu par quantité

organique inorganique

vivant connu par croissance

sensible insensible

animal connu par hétérotrophie

apte à parole capable que de voix

bête connu par émission vocale

canine canine-non

chien (espèce) connu par aboiement

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prochain de l’espèce canine, est la cause éloignée de la capacité d’aboiement et de la capacité de hennissement. La différence spécifique canine/canine-non, ainsi formée selon le premier postprédicament et posée en ligne latérale juste avant chien selon le quatrième antéprédicament, dans le Tableau III, qui divise bête pris comme genre prochain pour donner l’espèce du chien, divisée de celle du cheval, exposerait la cause prochaine de la capacité d’aboiement, par opposition à la capacité de hennissement (selon la différence chevalin/chevalin-non), si sa composante canine était connue en elle-même.

Nous connaissons néanmoins l’existence de cette différence spécifique par la capacité d’aboiement, cette qualité active du chien étant elle-même connue par l’aboiement, puisque ce qui aboie est capable d’aboyer, sans quoi nous ne pourrions pas séparer les chiens des chevaux, ce que même Anthistène savait faire. Nous savons même la situer dans le prédicament pertinent, comme le montre le Tableau III.

En plaçant bête pris à titre d’espèce définie comme «animal capable que de voix», et non de genre prochain de l’espèce canine, comme moyen terme d’un syllogisme démonstratif, nous posons certes la cause éloignée de la capacité d’aboiement, mais l’effet capable d’aboiement n’est pas posé pour autant ; le cheval est aussi une bête, un animal capable que de voix, mais il hennit plutôt qu’il n’aboie. Cependant, enlever la cause éloignée bête, c’est enlever la capacité d’aboiement, comme de hennissement.

La cause éloignée bête ainsi enlevée peut toutefois servir de moyen terme dans un syllogisme démonstratif de la seconde figure, écrit Aristote dans les Seconds analytiques, donc à conclusion négative, comme le Cesare :

Aucun (sujet) inapte à l’émission vocale n’est une bête.Tout chien est une bête.Aucun chien n’est un (sujet) inapte à l’émission vocale.

L’enlèvement de la cause éloignée et de son effet est accompli dans la prémisse majeure négative universelle. L’enlèvement complet de l’effet éloigné est signifié par le terme majeur négatif «aucun (sujet) inapte à l’émission vocale» ; l’enlèvement complet de la cause prochaine, par la négation «n’est» du moyen terme «bête». La conclusion négative de cette démonstration peut faire l’objet d’une obversion valide : «Tout chien est apte à l’émission vocale.» «Animal capable que de voix» est une définition complète, avec un genre prochain et une différence spécifique, mais de la bête, non du chien en tant que chien.

Or le moyen terme M du Barbara initial, dont nous connaissons le genre prochain bête, posé à titre d’espèce comme cause éloignée dans le Cesare, demeure inconnu quant à ce qu’est sa différence spécifique, ce qui est insuffisant pour poser «capable d’aboiement» à titre d’effet prochain. Comme nous connaissons néanmoins l’existence de cette différence, sa place et son rôle dans la considération, nous avons ainsi un point de départ pour des tentatives d’explication de cette différence, explications qui ni ne sont ni ne seront définitives, en ce qu’elles ne livreront pas une définition complète du chien, par son genre prochain bête, et non bête pris comme espèce comme dans le Cesare, et la différence spécifique canine, inconnue en elle-même.

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En développant plus haut l’exemple concernant les concepts d’homme et d’insecte, nous nous avions signalé que l’érable, qui est un végétal, est aussi un vivant et un corps. Le granit, qui est un minéral, n’est pas un vivant, mais il est aussi un corps. — Signalons, au passage, que

nous venons de nommer les trois règnes : végétal, animal, minéral. — Au sujet du concept d’homme et d’insecte, nous avions observé qu’ils se différencient. Ainsi se pose un problème à résoudre en toute classification telle que mise en œuvre dans un syllogisme comme celui qui concerne le moyen terme M du Barbara initial au sujet du chien.

«L’extension d’un concept concerne et les individus, et les (...) concepts (...) d’extension moindre que lui. Par exemple, le concept “homme” et le concept “bête” sont contenus dans l’extension du concept “animal”, et “cet homme-ci, cet homme-là, ce chien-ci, ce chien-là, etc.” sont aussi et par là contenus dans l’extension de ce concept». 30 La position des individus singuliers par rapport à l’extension ne soulève pas d’interrogation. Mais, pour les concepts, une précision s’impose.

«Tout ce qui est homme est animal ; mais tout ce qui est animal n’est pas homme. Le concept animal est impliqué ou “inféré” par le concept homme (il fait partie de ses notes constitutives). On dit que le concept impliqué ou “inféré” est supérieur au concept impliquant ou inférant, parce qu’il a une extension plus grande et qu’il le contient sous lui. Un concept supérieur est à l’égard de ses inférieurs comme un tout à l’égard de ses parties (...). Les Logiciens appellent (...) tout logique le concept supérieur en tant qu’il contient ses inférieurs. Ceux-ci étant, au point de vue de la “prédication” (ou de l’attribution d’un prédicat par le verbe être), des sujets dont le concept supérieur est dit, (on dit : “l’animal est un corps vivant”, “le végétal est un corps vivant”, “Pierre est un homme”, etc.), on les appelle les parties subjectives de ce concept.»31 , écrit Jacques Maritain.

L’extension du concept supérieur s’étend aux singuliers auxquels s’étend l’extension d’un concept inférieur. Mais la compréhension du concept inférieur comprend dans son ampleur les notes du concept supérieur ; c’est pourquoi le concept inférieur infère le concept supérieur. Cette distinction entre le concept supérieur et le concept inférieur fournit le principe au travail dans la solution du problème que pose toute classification telle que mise en œuvre dans un syllogisme. Sa justification se trouve dans la doctrine des antéprédicaments et des postprédicaments, dont nous avons fait usage dans l’exemple du cheval et du chien ; les explications pertinentes viendront plus tard.

Pour le moment, il convient d’insister sur la règle selon laquelle c’est le concept supérieur qui est inféré par le concept inférieur, et non l’inverse. Ce qui est une bête, comme tout chien l’est, est nécessairement animal, ce qui est animal est un vivant, ce qui est vivant, un corps, ce qui un corps, une substance. La substance est ce qui se tient au fondement des concepts inférieurs, fondement qui leur confère leur unité dans l’être, celle du chien, par exemple ; ainsi nous ne prenons pas un cheval pour un chien.

Si tout ce qui est animal est vivant en acte, le vivant n’est animal qu’en puissance. Autrement dit, la compréhension du concept «vivant» ne comprend précisément pas celle du concept «animal», bien que son extension s’étende à tout ce qui est animal. C’est que la 30 Jacques Maritain, ibidem, p. 3931 Jacques Maritain, ibidem, p. 40-41

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compréhension du concept «vivant» est ouverte sur la division des concepts «animal» et «végétal», concepts dont la compréhension est affectée par une différence spécifique dont la position en acte requiert une addition.

Terminons en revenant à Garou. Garou est un individu singulier qui se trouve dans l’extension des concepts suivants : substance, corps, vivant, animal, chien. Mais la taille de Garou, qui fut petit avant d’être gros, n’est pas un chien, non plus que la couleur de son pelage. Le concept «taille» n’est ni substance, ni corps, ni vivant, ni animal, ni chien. Il relève de la quantité continue, concept qui, lui, relève de celui de quantité, et ce, pour une part seulement. Car le gros ne l’est que par rapport au petit, rapport qui se fonde sur la quantité, mais rapport qui relève d’autre part du concept «relation».

On peut dire de Garou, qui est un Labrador, qu’il est gros de taille, mais ni «gros» ni «taille» ne sont des concepts qui peuvent être rangés comme un supérieur ou un inférieur dans : substance, corps, vivant, animal, bête, chien. Chacun de ces concepts appartient à un rangement distinct, où il trouve ses supérieurs et ses inférieurs. Il peut toutefois arriver qu’un concept dans un rangement et un concept dans un autre rangement, bien que n’appartenant pas à un même rangement, soient d’extension égale ; on dit alors qu’ils sont æquale.

Par exemple, la capacité de rire d’une blague, qui est une qualité, est un concept qui n’entre pas dans la compréhension du concept «homme», non plus que dans son extension. Mais c’est le propre de l’homme, et de l’homme seulement, d’être capable de rire d’une blague. On dit alors que les concepts «homme» et «capable de rire d’une blague» sont égaux en extension ou æquale. Cette notion de concepts æquale joue un rôle capital dans notre connaissance des quiddités.

C’est par les propriétés du sujet à connaître que nous pouvons connaître sa quiddité. Les concepts «chien» et «capable d’aboiement» sont æquale, et nous pouvons connaître la quiddité du chien par cette capacité dans la mesure donnée par le genre prochain bête, sans toutefois avoir accès à la connaissance en elle-même de la différence canine, mais seulement de son existence. Il existe une quiddité canine, dont nous connaissons le genre prochain. Par contre, c’est par la propriété de ses angles intérieurs égaux à deux droits que nous connaissons la quiddité du triangle, et dans son genre prochain, comme figure, et dans sa différence spécifique, comme constituée de trois droites se coupant deux à deux.

Bien que nous n’ayons pas une connaissance définitive parfaitement accomplie de la quiddité canine, ce que nous aurions avec la connaissance en eux-mêmes du genre prochain et de la différence spécifique pertinents, nous avons une connaissance définitive imparfaitement accomplie en ce que nous possédons cette partie de la définition qu’est le genre prochain bête. Pour la partie qui nous manque, nous avons une connaissance de son existence, mais pas de son essence. Dès lors, des tentatives pour la connaître ne sont pas interdites, mais elles sont et demeureront des tentatives.

La notion de concept, telle que l’enseigne la logique comme art libéral, n’est donc pas négligeable. Mais il nous reste à en voir toutes les ramifications.

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Division du concept

Dans la perspective de la logique comme science, les concepts se divisent en prédicables et en prédicaments, selon leurs noms latins ; ou en catégorèmes et en catégories, selon leurs noms grecs. Plus haut, nous avons fait l’emploi de ces noms, sans entrer dans l’étude de cette problématique ; nous y viendrons le moment venu.

Dans la pespective de la logique comme art libéral, qui est présentement la nôtre, et plus précisément dans celle d’une logique du concept considéré en tant qu’un terme en est l’expression, les concepts se divisent selon trois points de vue :

1. en raison de l’acte d’appréhension

2. en raison de la compréhension

3. en raison de l’extension

En raison de la simple appréhension du simple,32 la division du concept doit prendre en considération notre manière de concevoir par mode de similitude et la similitude conçue.

Nous obtenons ainsi une première division des concepts en incomplexes et complexes :

1. concept incomplexe : par exemple, homme, concept qui signifie une quiddité selon une seule note ;

2. concept incomplexe : par exemple, animal raisonnable, concept qui signifie une quiddité selon deux notes ;

3. concept complexe : par exemple, fromager, concept qui signifie deux quiddités, la qualité fromager et son sujet commun d’inhérence, l’homme, selon une seule note ;

4. concept complexe : par exemple, fabriquant de fromage, concept qui signifie les deux mêmes quiddités, mais selon deux notes.

Ce même point de vue de l’acte d’appréhension donne lieu à une seconde division des concepts en ultimes et non ultimes :

1. concept ultime : par exemple, le concept réflexe homme ; est ultime le concept de l’objet en tant que terminatif du mouvement cognitif, à titre de ce qui est compris dans le pris ; il se subdivise en :

1.1. concept ultime d’intention première : il signifie ce qui est compris dans le pris, en tant que prédicable de ce dont il est pris ; par exemple, homme, la similitude prédicable de Pierre, Jean, Jacques ;

1.2. concept ultime d’intention seconde : il signifie ce qui compris dans le pris, en tant qu’imprédicable de ce dont il est pris ; par exemple, homme, l’espèce logique ;

32 Jacques Maritain, ibidem, pp. 43-44

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2. concept non ultime : par exemple, le concept direct homme, en tant que signe formel ou ce en quoi l’objet est atteint par l’intellect ; est non ultime le concept de l’objet en tant que relatif au mouvement cognitif ; il se subdivise en :

2.1. concept non ultime intuitif : est celui de l’objet en tant que relatif d’un mouvement cognitif portant sur un sujet à connaître qui peut être en présence d’une faculté cognitive sensitive ; par exemple, le concept homo sapiens ;

2.2. concept non ultime abstractif : est celui de l’objet en tant que relatif d’un mouvement cognitif portant sur un sujet à connaître qui ne peut pas être en présence d’une faculté cognitive sensitive ; par exemple, le concept homo neanderthalensis.

En raison de la compréhension,33 on divise les concepts en concrets et abstraits. Comme nous l’avons dit plus haut, toute similitude s’obtient de semblables singuliers dont on fait abstraction pour ne retenir qu’une similitude. Mais cette similitude peut être encore coupée de son extension, abstraite à un second degré, pourrait-on dire.

Cette division s’expose comme suit :

1. concept concret : est concret le concept obtenu de sujets singuliers semblables — dont on fait abstraction de la dissimilitude qu’est leur singularité — qui signifie la similitude présentée à l’intellect avec son sujet commun d’inhérence : par exemple, homme ;

2. concept abstrait : est abstrait le concept obtenu de sujets singuliers semblables — dont on fait abstraction de la dissimilitude qu’est leur singularité — qui signifie la similitude présentée à l’intellect sans son sujet commun d’inhérence : par exemple, humanité.

On peut toujours, après avoir fait abstraction du sujet, le réintroduire en procédant à l’opération contraire : une addition. Le géomètre qui démontre que, en tout triangle, la somme des angles intérieurs est égale à deux droits, emploie des concepts abstraits. L’arpenteur-géomètre dont on retient les services pour décrire des terrains et en dresser un cadastre procède avec des concepts concrets, mais comme suit ; il utilise les concepts abstraits du géomètre, auxquels il fait l’addition du sujet commun d’inhérence terrain, et va jusqu’à l’addition des singuliers pertinents.

— Toutes les sciences dites mathématisées reposent sur des concepts abstraits mathématiques reposant sur une première addition, intervenant dans l’ordre du concept abstrait, celle d’une unité de mesure à un nombre nombrant, pour obtenir une grandeur mathématique. Ensuite intervient une seconde addition, dans l’ordre du concept concret, celle d’un sujet, pour ainsi obtenir un concept concret.

Par exemple, en astronomie, l’addition d’un sujet appelé Big-Bang est faite à la grandeur mathématique d’un rayonnement fossile. Le nom Big-Bang signifie une explosion (catégorie de l’action) connue par un rayonnement fossile (catégorie de la passion), explosion concernant un explosible (catégorie de la qualité) dont le sujet est laissé dans l’indétermination propre à un concept concret connotatif qui signifie per modum alteri adjacentis, comme on va bientôt le voir.

Il peut toutefois survenir une étape intermédiaire entre les deux additions, lorsqu’à la grandeur mathématique est fait l’addition d’un nom à valeur de suppléance dite «simplex» dans l’ordre du concept abstrait, nom qu’on 33 Jacques Maritain, ibidem, pp. 44-46, passim

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parvient ensuite à résoudre en un autre, à valeur de suppléance dite «personalis», dans l’ordre du concept concret. Mais il peut arriver qu’on ne puisse pas parvenir à résoudre le nom à valeur de suppléance dite «simplex» en un nom à valeur de suppléance dite «personalis». —

On doit éviter de confondre le concret et l’individuel. «Homme» est un concept concret, qui signifie une quiddité avec son sujet. On peut bien sûr dire : «Pierre est un homme». Pierre est un sujet singulier à qui le concept «homme» est attribué ; mais on n’obtient pas, pour autant, un concept de Pierre. De même, ne doivent pas être confondus le concept concret et le concept intuitif : le concept homo neanderthalensis est concret, mais abstractif. Par ailleurs, le concept triangle du géomètre est abstrait, mais pas abstractif, sans quoi l’arpentage de terrains serait impossible.

Le concept abstrait est toujours absolu, en ce sens qu’il présente l’objet à la manière d’une substance (per modum per se stantis) — ou par un substantif, pourrait-on dire : par exemple, blancheur, humanité, deux. Le concept concret peut aussi être absolu : par exemple, homme, érable. Mais il peut encore être connotatif, et il présente alors l’objet à la manière d’un accident (per modum alteri adjacentis) — ou par un adjectif, pourrait-on dire : par exemple, blanc, humain, couplé.

«Les concepts connotatifs présentent à l’esprit d’abord et principalement la même chose (“forme” ou détermination) que le concept abstrait correspondant, secondairement (per posterius, ex consequenti) le sujet (...) affecté de cette détermination ou de cette “forme” accidentelle. Les concepts concrets absolus présentent de même à l’esprit la forme signifiée par le concept abstrait correspondant, mais avec le sujet et dans le sujet qu’elle détermine ; ainsi le concept “homme” présente directement à l’esprit la nature humaine en tant même qu’elle est dans un sujet (universel), et qu’elle constitue ainsi un objet de pensée universel communicable aux sujets singuliers, aux individus humains.»34

Cette importante division des concepts en raison de leur compréhension concerne le concept univoque, obtenu par abstraction, qui se divise de l’analogon, obtenu par séparation. L’analogon n’est pas un concept. Cette séparation propre à l’analogon livre l’objet d’une métaphysique de l’être en tant qu’être.

Est univoque le concept qui signifie une similitude prédicable de plusieurs sujets identiques en leur quiddité. L’analogon signifie une similitude prédicable de plusieurs sujets qui ne sont pas identiques en leur quiddité, et ce, malgré leur dissimilitude en quiddité. Il se divise en analogon de rapport et en analogon de proportion.

On divise l’analogie en propre et en impropre. Le vocabulaire qu’emploient les auteurs qui traitent de l’analogon et de l’analogie présente des variations. «Sain» est un analogon de rapport, prédicable du vivant et de ses aliments. Selon l’analogie propre, l’analogon de rapport saisit l’objet d’une métaphysique de l’être fini. «Lumière» est un analogon de proportion, prédicable de l’agent physique rendant les corps visibles par l’œil et de l’agent pégagogique rendant les concepts intelligibles par l’élève. Selon l’analogie propre, l’analogon de proportion s’emploie aussi dans une métaphysique de l’être fini ; et il est indispensable à une métaphysique de l’être infini. Selon l’analogie impropre, le terme chien signifie un

34 Jacques Maritain, ibidem, p. 46

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analogon de rapport dans «chien du fusil de chasse», un analogon de proportion dans «avoir du chien».

En raison de l’extension,35 on divise les concepts en collectifs et divisifs, selon la multitude à laquelle s’étend la similitude comprise.

1. concept collectif : est collectif un concept qui signifie une similitude qui enveloppe une multitude de sujets singuliers pris collectivement ; par exemple, brigade, concept qui s’étend à tous les groupes de soldats organisés selon cet ordre de bataille, ordre qui est la similitude pertinente, et dont l’extension est faite de multitudes de soldats pris collectivement, non de soldats singuliers ;

2. concept divisif : est divisif le concept qui signifie une similitude qui enveloppe une multitude de sujets singuliers pris un à un ; par exemple, soldat, concept qui s’étend à tout soldat singulier, selon la similitude pertinente, et dont l’extension est faite de soldats pris un à un.

Remarquons que le concept collectif «brigade» est pris divisivement quant à chacune des brigades de son extension, prises une à une, alors qu’il est pris collectivement quant aux soldats qui sont dans une brigade.

La distinction entre le terme collectif et le terme divisif est importante. Notre illustration Jean Ladrière et la systémique des calculateurs en fait état. Alors que le raisonnement suivant, avec des concepts collectifs pris divisivement (divisim), est bien formé :

Aucune phalange grecque n’est une légion romaine.Quelque corps de soldats est une légion romaine.Quelque corps de soldats n’est pas une phalange grecque.

celui-ci, formulé avec un concept collectif pris collectivement (copulatim), ne l’est pas :

Tous ces légionnaires romains sont (collectivement) une légion.Caius est un de ces légionnaires romains.Caius est une légion.

C’est également en raison de l’extension que nous avons pu exposé plus haut la division des concepts en supérieurs et inférieurs. Chaque concept pris en lui-même n’est ni supérieur ni inférieur ; un tel concept est catégorématique. Deux concepts sont requis pour pouvoir déterminer si l’un est supérieur à l’autre, ou l’un inférieur à l’autre. Les deux concepts sont toujours catégorématiques, mais leur rapport mutuel doit être signifié par un autre terme que celui avec lequel on signifie chacun de ces concepts.

Division du terme

Nous sommes déjà familier avec la notion du terme : ce qui signifie un concept. Dans la mesure même où le terme signifie le concept, la division du terme n’est pas étrangère à la

35 Jacques Maritain, ibidem, p. 47, passim

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division de ce dernier. Nous avons même, en écrivant cette note, fait mention de plusieurs aspects de la division du terme. Ainsi, nous avons mentionné la division du terme en oral, écrit et mental. Le terme mental donne lieu à une division selon qu’il signifie le concept ultime ou non ultime, le concept direct ou réflexe, le concept intuitif ou abstractif.

La haute précision qu’impliquent ces divisions du terme, lorsque jointes à celles des concepts signifiés, nous place devant des objets théoriques subtils. Par exemple, le terme mental «chien» sert pour signifier plus principalement et moins immédiatement le concept ultime (réflexe) de chien, comme intention première et comme intention seconde ; moins principalement et plus immédiatement le concept non ultime (direct) de chien.

Le concept de «terme mental chien» appartient au discours intérieur ; le terme «terme mental chien», au discours extérieur. Le terme «terme mental chien» signifie plus principalement et moins immédiatement le concept réflexe de «terme mental chien», qui est ultime dans le discours intérieur, plus immédiatement et moins principalement le concept direct de «terme mental chien», qui est non ultime dans le discours intérieur.

Les situations cognitives ne demandent pas toutes une telle précision, mais certaines l’exigent. Par exemple, dans l’exemple du cheval d’Anthistène et du chien, nous avons fait l’emploi de la division en terme de première intention et terme de seconde intention. Le terme de première intention est celui qui signifie un concept réflexe présentant à l’intellect un objet terminatif du mouvement cognitif qui exerce aussi le mode d’exister d’une res extra animam : par exemple, bête. Le terme de seconde intention, celui qui concerne le concept réflexe en tant qu’il exerce son mode d’exister dans l’intellect : par exemple, bête pris comme genre prochain ou comme espèce logique.

Plus haut, nous avons aussi lu, sous la plume d’Aristote, que les mots sont moins nombreux que les choses à nommer, si bien qu’il nous faut savoir distinguer les diverses significations qu’une même expression peut prendre. Ce problème concerne la division du terme en équivoque, univoque et analogue. Le terme «chien» est équivoque en ce qu’il signifie : le concept du mammifère issu du loup, le concept du petit squale dit chien de mer, le concept de la constellation du Chien, trois concepts univoques signifiant des sujets qui ne sont pas identiques en quiddité. Mais le terme «chien» est univoque en ce qu’il signifie le concept univoque prédicable du : dogue, griffon, braque, cocker, etc. Le terme univoque signifie un concept univoque, prédicable de plusieurs sujets selon leur identité en quiddité. Le terme analogue, qui n’est ni équivoque ni univoque, signifie un analogon.

Par ailleurs, lorsque nous avons pris en considération l’exemple du cheval d’Anthistène et du chien dans un Barbara et un Cesare, nous avons fait l’emploi de la division du terme en catégorématique et syncatégorématique. Le terme catégorématique, qui est significatif par lui-même, est celui qui signifie un concept catégorématique : dans notre exemple, chien, bête, inapte à l’émission vocale, capable d’aboiement. Le terme syncatégorématique, qui est consignificatif, celui qui signifie le rapport mutuel de deux concepts catégorématiques, selon que l’un est supérieur ou inférieur à l’autre : dans notre exemple, tout chien, aucun sujet, une bête, un sujet, «un» étant pris comme «quelque».

La division du terme en concret et abstrait, comme homme et humanité, suit celle du

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concept en concret et abstrait. La division du terme en absolu et connotatif, celle du concept absolu et connotatif : par exemple, blancheur et blanc. La division du terme en collectif et divisif, celle du concept collectif et divisif.

Le terme incomplexe est celui dont les parties n’ont pas de signification indépendante du tout ; le terme complexe, celui dont les parties ont une signification indépendante du tout. Cette division du terme en incomplexe et complexe suit celle du concept en incomplexe et complexe, mais eu égard à la manière de concevoir seulement : ainsi,

1. le terme incomplexe «homme» signifie le concept incomplexe d’homme ;

2. le terme complexe «animal raisonnable», le concept incomplexe d’animal raisonnable ;

3. le terme incomplexe «fromager», le concept complexe de fromager ;

4. le terme complexe «fabriquant de fromage», le concept complexe de fabriquant de fromage.

D’autres divisions du terme, ici omises, concernent la signification du concept en tant qu’il est impliqué dans une énonciation. Le terme et le concept qu’il signifie sont alors pris comme partie de l’énonciation.

Conclusion

Dans La simple appréhension I, nous avons pris connaissance d’un acte de découverte que le professeur Michel Bossé expose dans son ouvrage comme une expérience de compréhension qu’il inscrit dans une «formation fondamentale centrée sur une sensibilisation aux faits cognitifs et langagiers», formation à acquérir où le «mode de fonctionnement du type signification», tel que saisi dans ses «aspects structuraux», joue un rôle important.

S’adressant à des étudiants en science humaines, Michel Bossé désire les «amener (...) à prendre connaissance de certains aspects tout à fait fondamentaux de la connaissance et du langage et ce, d’un point de vue qui se soucie tout autant de la structuration des conduites que de leur genèse». Il s’intéresse aux «aspects structuraux de la signification», qu’il étudie en faisant une présentation critique de l’enseignement proposé par trois linguistes, Saussure, Chomsky et Searl, et ce, dans une «perspective épistémologique».

Nous avions alors fait la remarque que ces «aspects structuraux de la signification» impliquent une addition logique typique de la subalternation des sciences. Pour obtenir son objet, Michel Bossé fait une addition à ce que l’analutikê epistêmê retient comme son objet propre en ce qui concerne le signe et la signification. Et nous avions ajouté que, pour l’heure, il nous suffisait d’avoir obtenu de l’ouvrage écrit par MIchel Bossé des matériaux dont nous allions poursuivre l’étude, et ce, dans un approfondissement à accomplir selon la perspective qui est nôtre : celle de l’analutikê epistêmê.

Dans le présent entretien, nous avons repris l’expérience de compréhension proposée par le

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professeur Bossé, que nous avions identifiée comme un acte de considération dans La simple appréhension I, selon la perspective de l’analutikê epistêmê.

Dès le départ, nous avons posé une question au sujet du quiddam. Et nous avons cherché la réponse dans la quiddité. Pour la découvrir, nous avons dû faire face à un paradoxe : le simple est compliqué à saisir. On n’y parvient que par le signe conceptuel qui signifie une quiddité, lui-même connu par le terme du discours extérieur qui en est le signe. Nous nous sommes ainsi concentré sur le thème du signe et de la signification, après avoir accompli une abstraction des aspects linguistiques, abstraction qui est le contraire de l’addition logique des mêmes aspects faite par Michel Bossé pour obtenir son objet. Dans cette perspective, nous avons concentré notre attention sur le terme comme moyen d’expression du concept.

Après avoir pris connaissance des notions du terme et du concept, nous avons passé en revue leur division respective en tenant compte de divers points de vue. Ce faisant, nous avons omis certains aspects de la division du terme, lorsqu’il s’emploie dans des énonciations.

Dans notre prochaine note de logique, La simple appréhension III, nous prendrons connaissance des aspects que nous avons omis. Puis nous conclurons notre étude de la simple appréhension en abordant la problématique de la division et de la définition selon l’enseignement de la logique comme art libéral.

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