rapport de stage du cycle master k wattel antoine 5 année k · profond. rien ne peut arriver, je...
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Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5eme année K K Sou Fujimoto Architects 10-3 Higashienoki-cho, Ishikawa Seihon Bldg Shijuku-ku Tokyo 162-0807 - JAPAN L Design et concepts L j Maître de stage Ryo TSUSHIE J J j Responsable de stage Boris WELIACHEW J J J L l K K K K K K K
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Rapport De Stage
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Antoine Wattel
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Sou Fujimoto Architects
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Ce rapport tente de retranscrire l’idée de
remise en cause des règles et des principes établis.
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‘‘I want to make weak architecture’’
‘‘Je veux faire de l’architecture faible’’
Cette phrase fut l’une des premières que Sou Fujimoto prononça lors du jury de concours du
Musée d’Art de la Préfecture d’Aoyama en 2000. Toyo Ito était alors président du jury.
Sou Fujimoto est une figure montante de l’architecture japonaise. Il base sa recherche sur
des principes précis, simples, intelligibles de tous. Pour lui, l’architecture du futur doit être
aussi simple et complexe que l’architecture primitive.
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Introduction – Ouvrir la porte sur un monde en carton
… Dans les mains
Please make – Histoire d’une petite main
Organisation & Hiérarchie – La maquette infinies
Un nouveau départ – Le dernier travail ?
… Dans la tête
La frontière – Notion de l’intérieur et de l’extérieur
Les sources fondatrices – La métaphore de la nature
Welcome to Japan – idée d’avenir
Retour d’expérience – retour à l’expérience
Pour prolonger le voyage
Annexes – Documents officiels
! Avant de commencer la lecture, voir les annexes p-37 !
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6eme étage, sans ascenseur. Aucun vis-à-vis. Cuisine, salle de bains, WC séparés, une
chambre, une grande terrasse et presque 1000m² d’atelier. Une adresse, un nom :
Sou Fujimoto Architects.
Il n’est pas facile de venir la première fois. L’immeuble correspondant à l’adresse est blanc,
sale, anonyme. Au niveau de la rue, un hangar quelconque. Aux étages, des fenêtres
industrielles ternes. L’escalier personnifie l’abandon. La poussière, les traces de saleté, les
fenêtres rouillées et le linoléum rouge décollé par le temps ne feront rien pour écarter cette
image.
Nous sommes en début juillet, et la ville beigne dans une humidité et une chaleur intense.
Les marches, l’une après l’autre, nous rapprochent de la destination, de cette agence qui à
deux reprises nous a paru inaccessible1. Sur la peau, dans une lenteur presque artistique,
perlent des gouttes de sueur. Une, puis une autre, puis d’autres, jusqu’à ce que le corps
entier soit enveloppé. Ça commence par le dos, les reins principalement. Ça se propage vers
les épaules, puis le torse. Ça apparait sur le front, sous le nez. La respiration se calque sur le
rythme des pas. L’humidité colle à la peau, deviens une seconde peau. Les bras, les jambes,
les mains… aucune zone n’est épargnée. Plus qu’un étage avant la délivrance.
La porte est métallique, et si ce papier imprimé mal scotché n’était pas là, on pourrait croire
que l’on s’est trompé d’étage. Il y a aussi un seau bleu avec un parapluie sec et abimé.
1 Trouver cette agence pour y travailler, ce qui prit plusieurs mois ; puis trouver à quel immeuble correspondait
l’adresse, ce qui prit plusieurs heures…
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Ouvrir la porte sur un monde en carton
L’accueil est chaleureux, dans tous les sens du terme. On m’explique le lieu, les règles, les
routines. On me présente trop de personnes en même temps. On s’assure que j’ai tout
compris, puis on me dit ‘‘travaillez bien’’ avec un grand sourire, avant de disparaître derrière
une armoire en carton. Nous ne sommes pas dans le dernier film de Michel Gondri, mais
dans une agence d’architecture japonaise dont le succès ne cesse de croitre. Chaque
étagère, chaque rangement, chaque meuble est fait de carton, débordant de maquettes, de
feuilles, de poussière. On ne peut pas compter combien de projets existent, combien de
temps de travail cela représente. Nous sommes dans un monde à part entière, dans une
fourmilière d’apparence désordonnée. On se met alors à regarder, à marcher, à déambuler.
Le sentiment d’être un enfant dans une caverne aux trésors. Il y a la maison que l’on avait en
référence sur tel projet, la structure que l’on a étudiée et appréciée dans une revue célèbre.
Il est temps de faire partie de ce monde puisqu’on a réussi à l’atteindre. Il est temps de
travailler. Travailler, oui, mais que faire ?
On ne vous a pas désigné un bureau ni même une chaise. Y en a-t-il une de libre ? Tout le
monde est concentré sur son travail. Une dizaine d’architectes dans des zones
‘‘personnelles’’, les stagiaires dans le reste de l’atelier, sans place
attitrée. Et ils sont nombreux les stagiaires, plus nombreux que
les architectes. Puis quelqu’un vient me demander de l’aide.
Première maquette, pourtant simple, mais la canicule règne sur
Tokyo, il fait si chaud que le corps s’en trouve engourdi,
maladroit. On cherche une petite place, un morceau de table. Le
cutter glisse dans la main. Les traces de doigts se voient sur le
papier. Vous ne savez pas sur quoi vous travaillez. Seul moyen de
savoir : écouter et regarder. Langue officielle : l’anglais. Langues
secondaire : japonais, français, norvégien, italien, espagnol,
allemand, chinois, coréen, polonais, danois…
Mais pourquoi n’y a-t-il pas de climatisation ? Toutes les fenêtres
sont ouvertes, réclament ce courant d’air qui ne viendra pas.
Pour faire des économies, me dit-on. J’ai chaud, je me sens sale,
mal. Je rêve d’une douche, d’un bain, d’eau. J’imagine une lame
qui comme un rasoir parcourt ma peau. Non pour enlever des
poils, mais pour supprimer cette seconde peau dégoulinante, vivante. Un parasite qu’aucun
déodorant ne parvient à réguler.
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On change de projet, on aide quelqu’un d’autre. Et ainsi de suite. Je suis la petite main, l’aide
précieuse. Le bâtisseur modèle réduit. Le travail se termine tard. Fatigue physique, fatigue
morale. Demain sera comme aujourd’hui. Ainsi s’instaure la divine monotonie.
En travaillant, on parle, on écoute de la musique. On découvre et questionne les autres.
C’est la rentrée scolaire. ‘‘Comment tu t’appelle ? Tu viens d’où ? Pourquoi tu es venu ici ?
Ça fait longtemps que tu es ici ? … C’est quoi déjà ton nom ?’’. Les meilleurs moments sont
les pauses déjeuner, quand on va dans un restaurant climatisé. C’est là que l’on parle sans
retenue de l’agence, des gens. Comme partout. C’est là aussi que se créent les amitiés.
Patrick, Alexander, Maï, Jostein, Ralph, Eloka, Khee et les autres. Mais c’est là surtout que se
vit le Japon, Tokyo. Quand on travail de 09h00 à 00h00, voire même plus tard certains jours,
on apprécie peu le monde qui nous entoure. Pour ça il y a les fins de semaines, quand on
peut ne pas aller à l’agence, quand on ne dort pas.
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DANS LES MAINS
Please make – Histoire d’une petite main
You… kore to kore to … you … model… one, two, three, four : Please make !2
J’avais peur que l’on ne me comprenne pas, pas suffisamment, que ma connaissance de la
langue universelle ne suffise pas pour travailler convenablement. Pourtant, je n’avais pas à
avoir peur, nous sommes tous hésitants, imparfaits dans cette langue. Les architectes qui me
demandent de l’aide ne sont pas plus forts, pas moins forts. Ils sont même plus inquiets à
l’idée de faire des erreurs. Alors, ils simplifient à l’extrême le dialogue, au point qu’une
grande part d’interprétation surgit. Observer le langage des mains, la direction d’un regard
mêlé d’inquiétude. Il y a dans la diction cette part d’incertitude, un chevauchement de
syllabes qui cherchent l’ordonnancement. Va-t-il me comprendre, vais-je le comprendre ?
Comprendre par la déduction. Cela fait partie d’un jeu dont les règles simples empêchent
l’erreur. Et si jamais celle-ci survient, le chef de projet revient, explique avec la même
aisance ce qu’il faut changer, modifier, rectifier à même la maquette. Le travaille du stagiaire
ne se fait qu’en maquette, hormis quelques rares occasions, quand il s’agit de faire une
manipulation informatique qu’un tiers ne maîtrise pas.
2 Toi… ceci et ceci et… toi… maquette… un, deux, trois, quatre : fais les s’il te plaît !
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A côté de moi se trouve une maquette blanche, vide, dont
on comprend qu’elle n’est que l’extrait d’un univers dont on ne
saura rien. Nous somme à Londres, sans plus de précision, dans
une galerie ou un musée, dans un espace qui exposera les grands
créateurs et les grands espoirs de la mode japonaise. Le concept de
l’agencement a déjà été pensé pour les deux espaces du rez-de-chaussée,
mais les huit salles de l’étage restent à définir. La petite main que je suis
découpe calmement, mécaniquement, des mannequins de papier qui ne
mesurent pas plus de trois centimètres. Il faut découper le chapeau, le
plissé de la robe, respecter la dentelle, en créer une autre sur du
papier. Il y a huit créateurs, plus de cinquante créations. L’inventivité
de ces dernières est une épreuve pour la dextérité. La lame casse,
j’appuie trop fort. Une quête commence : trouver la
remplaçante. Dans ce mode en carton, à l’organisation
désorientée, où chacun prend ce dont il a besoin et le pose
là où il s’en souviendra, je cherche et explore.
La salle des matériaux est l’espace le
plus paradoxal de l’agence. On me dit
‘‘ce lieu doit toujours être parfaitement
organisé, rangé, classé’’, mais on me
montre un amas de cartons, de bois, de
papiers froissés en tout genre, posés là où la
stabilité permet encore d’entreposer quelque
chose. Un meuble noir à étagères, disposé sur le
côté, expose des boites sans couvercles débordantes
d’outils dont on ne connait pas toujours l’utilité.
Chaque espace libre est un espace au fort potentiel
d’exploitation. Chercher le graal derrière le jouet pour
chien, trouver des ciseaux à huit lames, faire tomber
quelque chose qui trouvera sa place bien malgré elle dans
une autre boite, posée à même le sol. Observer, et
comprendre. C’est dans la partie en haut à droite que l’on
trouvera les lames, avec plus ou moins de chance.
Quand les figurines sont érigées, un ballet s’organise dans
l’espace exigu. Elles dansent une valse interrogative,
cherchent où se nicher. On les colle, on les enlève. On
remplace celles qui meurent de ces changements
réguliers, et la maquette, qui à chaque instant doit
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être propre et finale, s’affaiblit. On a trop
changé la couleur du mur, le motif et
l’emplacement des textes. On a trop déplacé
cet espace qui vieillit trop vite. Une pièce en
suspension commence à faiblir, une balustrade
tombe sous le poids d’une main. Le modelage
laisse la place au bricolage. Please make clean,
please make new. Je fatigue comme ce que je
construis, ce que malgré moi je détruis. Il est
tard, toujours trop tard. Et cette chaleur,
encore, toujours. Il est des moments où le
travail emporte, où le temps se suspend dans
une chaleur enivrante. Moment précieux de la
concentration extrême, comme une musique
enivrante, un vin délicat dans un fauteuil
profond. Rien ne peut arriver, je travaille et
j’aime ce que je fais, même si le soleil a déjà
passé midi à l’autre bout du monde, même si
maintenant je n’ai plus que mes pieds pour
rentrer chez moi. Même si rien ne semble être
une bonne condition.
Le travail est un mot d’ordre, une religion. Un jour, une architecte reproche à un stagiaire de
ne pas être venu dimanche ‘‘car tu avais un rendez-vous galant ? N’est-ca pas plus important
de venir travailler ?’’. La magie de cet univers où règne la contrainte du temps, est qu’on finit
par oublier que le monde du non-travail existe. Dimanche, ce jour si précieux dans un pays,
devient le quelconque dans un autre. Et le jour du repos perd son sens. Et le jour de repos
n’existe plus. Le travail s’étend, s’étale, se transformant en charrette constante. On trouve le
temps de tout remettre en cause. Comme sur cette maquette de bibliothèque qui a vu plus
d’une centaine d’escaliers différents s’insérer entre
ses murs, du plus classique au plus burlesque, à
l’essorage de toute imagination. Les derniers sont
exposés au Maitre qui, négligemment, répondra par
un ‘‘No, please make new’’ sans prendre le temps de
dire ce qu’il cherche à faire. Nous somme les
exécutants, les créateurs silencieux. Ceux que la
fierté vient toucher quand son idée a été retenue,
même si quelques jours plus tard elle sera remplacée
par une plus antérieure, négligée au premier abord.
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Il y a cette maquette aussi, détail de connexion entre un projet et un existant. Elle est
destinée au chantier, pour aider les ouvriers à comprendre l’idée, à lire le plan. Pourtant, on
nous chuchote honteusement, après quelques jours, que le plan que l’on a entre les mains
n’est pas celui de la réalité, mais celui que les autorités ont reçu afin de valider la
construction. Il faut alors recommencer, mais aussi prendre en comptes les changements de
dernières minutes. Ces omissions et ces idées qui jaillissent au dernier moment sont une
épée de Damoclès. A combien de reprise devrons-nous changer une vitre, mettre ou retirer
une menuiserie, changer la couleur et l’emplacement d’un bloc ? Autant de fois que la
maquette le supportera, au risque d’en refaire une autre quand elle ne sera plus
suffisamment forte. Nous sommes les exécutants, bourreaux obéissants. La lassitude prend
le pas sur l’envie, et certains moments sont emplis d’un mélange de rage et de
subordination.
Les jours se suivent, les projets changent, le travail perdure et, soudain, plus rien. On donne
la boite en carton que l’on vient de finir pour y ranger une maquette qui sera envoyée à Los
Angeles et … rien. Personne n’a rien à me confier pour le moment. Je me sens perdu, j’ère
entre les maquettes, fouine la poussière pour y observer des concepts non retenus, des
projets perdus. Je propose mon aide à tous ceux que je croise et finalement, prends une
pause contrainte. Sur la terrasse couverte, entre les sacs poubelles et la boite pour les
peintures ou la colle en spray, se trouve un fauteuil au confort certain. C’est d’ici que j’écris,
dos à l’agence, face à la ville. C’est ici que l’on culpabilise de ne rien faire, alors on rentre, et
on range quelque chose, on parcourt la bibliothèque, on trouve un plan original de Le
Corbusier, ou une lettre d’Edouard François, et on retourne chercher du travail, voire même
s’en créer soi-même, matérialiser l’idée que l’on a eu, afin de la présenter.
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Organisation & Hiérarchie – La maquette infinie
Je marche. Le parcours de l’ombre se dessine. Je joue avec le soleil et, comme un enfant, me
cache ; je trompe mon corps, lui promet de la fraicheur. Ce matin, la voiture d’un autre âge
est de nouveau là, garée sur la droite près de la maison en bois. Elle n’est pas seule, un
enfant y dort sur la banquette de cuir rouge, les pieds sortant par la fenêtre ouverte. Un
homme ridé, souriant, assis sur le perron de la porte, les mains reposées sur une canne de
bois verni, contemple l’enfant. Il est tôt, c’est un jour sans école. Il y a ce matin un film dans
mes yeux, une délicatesse suspendue. Les rayons du soleil se reflètent dans une vitre
teintée. Une ombre lumineuse caresse un visage. J’ai le cœur au bord des yeux. Ce matin, un
nouveau projet m’attend.
Dans le Watarium de Mario Botta, une exposition va
être constituée. Consacrée à Sou Fujimoto, présentant
l’ensemble de son œuvre et ses idées directrices, elle se
répartira sur trois étages. L’inauguration sera mi-août,
dans quatre semaines. Rien n’est encore préparé
malgré les esquisses d’idées formulées il y a déjà
quelques mois. Je suis l’unique membre de l’équipe qui
est en charge de constituer une maquette gigantesque,
un quartier entier de Tokyo dans lequel viendront
s’insérer trois concepts de la ville utopique du futur : la
ville nuage, la ville arbre et la ville montagne. L’origine
de ce projet n’est pas de l’esprit de Sou Fujimoto, mais
de Toyo Ito qui un jour, réuni avec Fujimoto et deux
autres amis ( XXX et XXX) leur proposa de travailler sur
la Tokyo du futur, de proposer une vision utopique
d’une architecture globale, selon les principes de
chacun3. Cette maquette, faite de mousse polystyrène
3 Le projet global et les propositions de chaque architectes sont exposées dans le livre XXXX (uniquement
disponible en japonais)
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blanche, s’étale sur 42m². Elle sera volante, reposant sur une forêt de tiges d’aciers. On me
présente un plan de la zone urbaine sélectionnée, une constellation de parcelles plus ou
moins denses, de tailles hétéroclites, puis quelques autres plans, à l’échelle de la maquette.
Les parcelles ne sont qu’un contour noir et fin, sans aucune indication. Une ‘‘insignifiance’’
que je vais devoir contrer en retrouvant quel tracé correspond à quel immeuble, en
apposant un numéro, identique sur les deux feuilles, du premier jusqu’au dernier, de 1 à ….
Un travail de fourmi, puzzle abstrait, long et complexe. Souvent, un tracé s’étale sur
plusieurs feuilles, et il faudra attendre que le tout soit imprimé pour reconstituer l’ensemble.
Les heures passent, répétitivement, identiques d’un jour à l’autre. Il arrive que la mémoire
s’emmêle, que l’on ne sache plus où on en est, dans quelle rue, à quelle adresse. J’apprends
la ville, j’y retrouve mon appartement, le musée, la station de métro. Mes doigts
s’aventurent comme des monstres fantastiques. Je cherche la proie, je caresse la page, y
laisse les traces de mon passage au crayon bleu. L’immeuble 1000 est annoté, et je constate
que je n’ai pas parcouru la moitié de la constellation. La maquette sans fin est mise à jour,
révélée, sublime désenchantement. Je m’exécute avec l’acharnement d’un alpiniste face à la
montagne.
Bâtiment numéro 842. Les immeubles que je numérote sont découpés, puis rangés dans une
boite. Il s’agira un jour de les découper dans de la mousse blanche, à l’aide de cet outil qui
me regarde et que je feins d’ignorer, un fils tendu qui, à chaud, découpe la mousse sans que
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celle-ci oppose de résistance. Je ne l’ai jamais
utilisé, ne sais pas exactement quelles
techniques sont à employer, comment le
maitriser, mais il faudra un jour que je
l’apprivoise. Quelques jours plus tard,
Shimada-san, mon supérieur, vient observer
l’avancement du projet. C’est un jeune homme
très timide, empli d’inquiétude, qui passe sa
vie dans l’agence. On lui a même attribué
l’appartenance d’un matelas et d’un sac de
couchage qui occupent une salle cachée
derrière une porte que j’avais longtemps prise
pour un simple carton posé contre un mur. Il
vient et observe, j’en profite pour discuter
avec lui de la maquette, de ce qu’elle va être,
de ce à quoi elle va ressembler, et quand,
soudain, je lui demande de quelle hauteur
seront les blocs de mousse, son regard se fige.
Les yeux écarquillés, je le mets fasse à
l’évidence : les blocs ne seront pas tous de la
même hauteur comme je l’avais observé sur
une esquisse, mais de la hauteur réelle, mise à
l’échelle. Cette information n’avait pas survécu
jusqu’à moi en se déployant depuis le haut de
la pyramide hiérarchique.
Une cascade blanche dégringole sur la table
depuis une boîte en carton. Les découpages
mélangés sont étalés, triés. Il faut tous les
annoter, encore, d’une hauteur. Celles-ci ont
été répertoriées sur une autre carte où l’on
peut découvrir d’autres surprises : le cadastre
qui avait servi à l’origine n’était pas à jour, et
plus d’une soixantaine d’immeubles sont à
changer, sans que nous ayons pour autant la
nouvelle forme exacte. Je suis rejoins
occasionnellement par un autre stagiaire qui,
par pitié, et quand il a le temps, plutôt que de
descendre s’acheter un café froid comme il en
à l’habitude dans ses moments libres, m’aide à
rétablir l’oubli.
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L’observation laisse place à la certitude. Il est dit qu'en France nous travaillons plus vite, mais
ce n’est pas tout à fait exact. Ici, ils testent puis étudient ce qu'ils viennent de faire, alors que
nous avons tendance à envisager avant de tester. Je ne pense pas qu'il y ait une façon de
faire meilleure qu'une autre, ce n'est juste pas la même conception de la recherche. Malgré
tout, être habitué à un système provoque une certaine incompréhension, voire
incompatibilité, de l'autre. Ce qui peut se révéler très frustrant, quelque soit la culture dans
laquelle on se place. On se lasse, on s’énerve, on gamberge et s’impatiente. J’essaye à
plusieurs reprises de prévoir des marges de manœuvre, de laisser planer des choses quand
je les sais susceptibles d’être instables. Mais je sais que je vais avoir d’autres surprises.
Bâtiment numéro 1211. Histoire de rompre la monotonie du travail, je m’associe avec
Jostein, un stagiaire norvégien, afin de découper les premiers volumes, de donner corps et
matérialité à cette maquette dont on ne sait pas comment la finir dans les temps. Chaque
soir, la notion de fin de journée perd de son sens. Il est tard, il est tôt, il est la nuit qui se
consume. Nous sommes deux équipes à rompre le temps, l’autre étant sous le joug d’une
échéance angoissante, empêtrée dans une mise en page qui ne satisfait pas. J’apprends vite
à manier le fil chaud, et si les premiers tests ne sont pas un exemple de perfection, je
comprends rapidement quelles techniques employer. Finalement, malgré quelques caprices,
tel le fils se cassant toutes les heures, il s’agit d’un des outils les plus simples à prendre en
main. Il n’en est pas pour autant agréable, la fumée de la mousse découpée est très toxique,
autant pour les yeux que pour la respiration, et de nombreux temps d’arrêt s’imposent afin
que certains vertiges passent. Nous avons vite atteint le huit-centième bâtiment, les
premiers étant simples et de petites tailles. Pourtant, malgré cette fierté, une nouvelle
surprise surgit : la maquette doit occuper la totalité de la surface de l’unique salle du
troisième étage du musée, dernier espace accessible au public. Survient alors la question de
la déambulation. En effet, si la totalité de l’espace est occupée par la maquette, seule
l’ouverture dans le mur, qui n’est gère plus
large qu’une porte, permet aux visiteurs de
pouvoir observer l’ensemble. Il est alors
décidé de créer un parcourt au milieu de la
maquette, une tranchée fluide et étroite à
travers la ville blanche. Cette nouveauté nous
permet de retrouver un peu d’espace là où les
volumes commençaient à s’entasser, puisque
ce sont plus de deux jours de travaille qui
partent directement à la poubelle, sur décision
de Shimada-san. Voir disparaitre une
montagne de travail puis observer les cernes
qui ornent les yeux. Si j’avais su… Que l’on se
console, cette zone libre couvre une quantité
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non négligeable de volumes que nous n’aurons pas à construire. Mais le chemin change
encore, nécessitant de reconstruire une centaine de volumes qui avaient été jetés, de
mettre de coté une autre centaine et enfin d’annoter et de découper de nouveaux plans.
Shimada-san parcourt l’agence, il cherche méticuleusement et à forts coups de diplomatie
d’autres personnes qui pourraient abandonner un projet pour venir travailler sur celui-ci,
sans grand succès. Ils connaissent tous cet enfer que nous leur exposons chaque jour. La
répétitivité, l’instabilité de la demande, le ‘‘shity works’’ comme se plaisent à dire ceux qui
rentrent tôt chez eux. Notre équipe évolue à six, mais Andrea est amoureuse de Dostoïevski,
et tous deux, ils passent des heures sur la terrasse à cultiver leur passion, et il nous reste
deux semaines pour achever la maquette. Shimada-san tente d’organiser le travail, de nous
répartir les tâches, mais il s’évapore continuellement, dans ses rêves quand il s’endort sur
son bureau ou en fumée quand il consume son temps dans un square à quelques rues d’ici,
et le travail qu’il fait de son côté n’est pas directement lié à la maquette, ce qu’il nous
impose alors ne fonctionne pas. Je prends les choses en main, officieusement, discrètement.
J’applique une méthode simple de décomposition du travail. Numérotation et découpe des
patrons pour Hana et Hatsushi ; colle des patrons numéroté sur la mousse et fiche de lecture
pour Andrea ; découpe des volumes, vérification et listing pour Jostein et Maï ; découpe,
vérification, rangement, classement, surveillance globale, listing et aide générale pour moi-
même. Nous commençons à ranger les volumes finis dans des boîtes que l’on fabrique à des
dimensions imposées, toujours différentes sans raison particulière, en découpant de vieux
cartons de transport. Pour ce travail, nous nous relayons, mais Jostein est le plus dévoué à
cette activité.
Bâtiment numéro 1415. Nous avons efficacement avancé en peu de temps, et une agréable
nouvelle vient perturber ce rythme. Shimada-san, qui soudain ne paraît plus cet homme
épuisé en manque de confiance, a décidé de venir nous aider. Il a, sur le fichier du cadastre,
numéroté les derniers bâtiments. Nous apprenons alors que la maquette en totalisera plus
de 2000, sans prendre en compte la Ville Montagne et la Ville Arbre/Nuage, mais nous lui
apprenons aussi que, ne nous ayant pas prévenus et n’étant donc pas au courant de sa
démarche, nous avons avancé, et que sa numérotation ne concorde pas à la nôtre, ni en
chiffre, ni en emplacement. Il nous demande alors de modifier la numérotation de ce qui a
été fait, mais je suis plus convainquant quand je lui demande s’il peut juste rectifier le fichier
informatique.
Sans vraiment le prévoir, ni sans doute le vouloir, je change de sphère, évolue dans la
pyramide hiérarchique. Quand certains ont commencé à me surnommer ‘‘The Foam-
Master’’ en raison de la qualité et de la rapidité de mon travail de découpe du polystyrène,
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j’ai commencé à étendre une réputation et je n’ai pas tardé à donner des conseils pratiques
à tous ceux qui s’essayent à la découpe. Quand Hana, dans son élan continuel de bavardage,
aborde la question de nos âges, et découvre que je suis le plus âgé des stagiaires, mais
également de certains de mes chefs, je deviens ‘‘Antoine-San’’. On me demande des conseils
dans tous les domaines, professionnels ou extra-professionnels. Quand Hatsushi et Maï
désirent prendre une pause, ils viennent me demander l'autorisation. L'avis de Shimada-san
leur importe peu. Mais quand Jostein demande ce qu'est une des pièces posée sur la table,
je prends officiellement le titre de ‘‘Team-master’’ : personne ne sait exactement ce que
c'est, moi si. Je connais la maquette sur le bout des doigts, reconnais la presque totalité des
volumes, sais dans quel carton quel immeuble est rangé et si un morceau de polystyrène
traine, je suis capable de dire s’il s’agit d’une chute ou d’une pièce. Shimada-san, sans être
sous mes ordres, est tellement dépassé qu’il perd à la vue de tous son statut de chef
d’équipe. Je conseille et supervise le projet, pris dans une passion responsable et
professionnelle. Les autres m’écoutent, me questionnent, me font comprendre que je suis
malgré moi devenu leur superviseur et que je remplis cette tâche avec qualité. Pourtant, je
n’en ressens aucune supériorité ni satisfaction. Je fais un travail, mon travail, et mets tout en
œuvre pour que celui-ci soit de la meilleure qualité possible. Il m’arrive même d’être gêné
quand on me pose des questions de l’ordre suivant : ‘‘Puis-je rentrer chez moi, ou veux-tu
que je reste plus tard ?’’ alors que ces personnes habitent loin, et que l’heure du dernier
train a sonnée ; ‘‘Suis-je assez bon dans ce que je fais ? Es-tu satisfait de mon travail ?’’ …
Plus tard, beaucoup plus tard, je fis un rapprochement
entre cette prise de pouvoir inopinée et le licenciement
de Shimada-san… Ce n’était sûrement pas l’unique et
entière raison, mais cela a été très perturbant pour moi.
Bâtiment numéro 1836. Je commence à traiter directement avec Iwata-san, le responsable
de l’exposition. De nouveaux stagiaires arrivent, des jeunes étudiants japonais qui seront là
pour une quinzaine de jours, soit les deux semaines restantes avant l’inauguration. Ils sont
agréables ces nouveaux arrivants. Jeunes dans l’âge mais aussi dans l’étude de l’architecture,
ils sont réserve et timidité. Nous sommes, représentons, une entité que je n’identifie pas.
Suis-je, dans leurs regards juvéniles, un de ces adultes que l’on observe discrètement du coin
de l’œil ? L’être qui impressionne et séduit car il détient une supériorité qu’étant enfant,
nous aurions conscience de ne pas avoir. Une certaine forme de jalousie introvertie. Nous les
avons vite mis à l’aise en leur montrant que nous sommes uniquement des stagiaires qui,
comme eux, avons encore beaucoup d’expériences à accumuler. Ils ne parlent pas ou peu
anglais, Jostein et moi prenons alors Maï et Hana comme interprètes. C’est une nouvelle
forme de communication qui s’installe, d’autant plus que l’arrivé du mois d’août voit le
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départ de la plupart des stagiaires étrangers anglophones. Nous devenons une minorité
linguistique.
Nous déléguons aux nouveaux arrivants des tâches simples, celles que nous faisions à
l’origine du projet, mais également de nouvelles comme la constitution d’un stock de
mobilier, d’arbres et de personnages qui viendront humaniser la maquette. Bientôt, toutes
les activités se mélangent. Nous dépassons le nombre de 2000 volumes construis, et une
seconde phase du projet se met en place parallèlement : la constitution des villes concepts.
Nous divisons le groupe en deux, l’un, constitué en majorité des nouveaux, travaille avec
Shimada-san sur la Ville Arbre/Nuage, l’autre, que je prends en main, finit la constitution du
quartier de Tokyo et s’attèle à la fabrication de la Ville Montagne. Entre temps, le dernier
volume est bâti. Il porte fièrement le numéro 2195.
Iwata-san nous confie les plans des différents étages de la montagne. Une même logique de
travail s’instaure, sauf que les volumes sont tous plus abstrait les uns que les autres, suivant
une même logique morphologique. La composition ressemblerait à un nid inversé, composé
de branchages, de bois de cerfs aux courbures voluptueuses, aux cassures brutales. Nous
constituons le premier étage de la montagne, puis le second, puis les autres. Afin de vérifier
à chaque instant l’identité de la montagne, sa volumétrie globale, nous la construisons en
posant les blocs les uns sur les autres, mais cette idée prend vite fin quand des volumes ne
reposent sur rien, ne sont attachés à rien, ne pourront jamais prendre part à la maquette.
Cette montagne est un principe, et chaque dessin, chaque maquette est unique, présentant
un visage différent. Quand les plans on été dessinés, jamais la constructibilité n’a été prise
en compte, et la montagne, telle que Fujimoto veut la présenter dans l’exposition, ne peut
être construite selon le système qu’il désire, à savoir uniquement des blocs de polystyrène
superposés. Aussi, nous sommes contraints d’inventer des pièces, de densifier l’ensemble
pour le rendre stable. Quand enfin nous achevons un premier volume expérimental, Sou
Fujimoto juge, comme nous l’avions prévu, que la forme n’est aucunement légère et
séduisante. Il nous demande alors d’en concevoir une autre, même si on doit pour cela
changer un des principes : utiliser de la colle. En peu de temps, plus de douze versions de la
montagne ont été réalisées, toutes différentes. Pour les raisons que j’ai évoquées
précédemment, je suis celui qui décide des changements, qui discute avec Iwata-san et à de
trop rares occasions avec Sou Fujimoto. Afin de répondre aux exigences de finesse, de vues
ou encore de courbures, j’ajoute des étages, dégrossis les masses, crée des percements
traversant, supprime les effets de mur, de falaise. J’effectue une réelle appropriation du
projet. Je suis devenu l’homme montagne, l’alpiniste, le Yéti. Je peux dire que j’ai créé cette
montagne de toute pièce, comme un plagiat de l’idée du maître. Mais la forme ne convient
jamais, le maître est indécis, hésitant, revient sur les principes qu’il a pourtant définis des
années plus tôt. Un jeu de modifications perpétuelles est instauré. C’est un océan dont les
vagues s’enchevêtrent, redondantes, cycliques. La noyade s’effectue et bientôt plus rien
n’est faisable, plus aucune action ne permettra de survivre. Trop de mouvements, de forces.
Le sauvetage viendra par le manque de temps qui contraint brutalement la tempête à
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s’apaiser. Nous sommes samedi, et dimanche soir tout doit être terminé afin d’être
transporté au musée pour y être installé, en une semaine.
Nous devons rendre la montagne vivante, habitée, fonctionnelle. Des chaises et des tables
sont installées. Nous créons des fonctions, des cafés, des espaces de réunion, des dîners en
tête à tête, des points d’observation. Nous invitons les futurs résidents, lilliputiens découpés
dans du papier. Verts, jaunes ou violets, ils marchent, s’assoient, dansent, jouent. Ce sont
plus de huit cents individus de quinze millimètres de haut qui arpentent les flans de l’édifice.
Nous leur apportons de la végétation, des arbres par dizaines. Nous créons des
atmosphères, une vie hétéroclite, une appropriation réaliste. Nous insufflons la vie à l’aide
d’une pincette et de patience, en retenant notre souffle. La fin est proche, l’aboutissement
de trois semaines d’efforts où l’on a peu dormi. Mais un nouveau changement survient, le
dernier. La population ne plaît plus. Alors que les trois couleurs avaient longtemps été
débattues, les figurines seront grises, anonymes. Oui, c’est beaucoup plus raffiné. Oui, ils
attiraient trop le regard. Oui, ce soir encore, nous allons rentrer tard. Ce n’est pas un
problème, nous sommes dans le bain du travail, dans une transe manuelle, l’excitation de la
finition, du dernier geste. Ce ne sont pas des rides sur nos visages, ce ne sont pas des
coupures sur nos doigts, ce ne sont pas des taches de colle sur nos habits et ce n’est pas non
plus le goût du café froid sur la langue. Non, c’est la fierté d’un travail aboutis, de qualité.
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Lundi matin. Certains sont à l’agence, d’autres au musée. Personne n’a réellement organisé
le transport des différentes maquettes et chacun décide de son côté de ce qui doit être fait.
Ce lundi matin, sous des airs de vacances, de rupture avec la routine, c’est l’enfer de la
désorganisation qui montre son visage. La camionnette louée à l’occasion de ce
déménagement est stationnée près de la sortie de l’ascenseur, certains attendent dans
l’autre rue, délaissent des cartons qui sont
repris par d’autres. Il est impossible de
savoir où nous en sommes. Et le problème
persiste tout au long de la semaine puisque
personne ne sais exactement l’emplacement
de chaque élément. Il faut toujours
chercher, questionner, enquêter.
Quand enfin tout est transporté, un
semblant d’organisation se crée. Nous avons
choisi librement à quel étage nous voulions
travailler, et sans surprise, chacun se dirige
auprès du projet qu’il travaillait ces
dernières semaines.
En ce début août, la température atteint des sommets. La
canicule nous envahit, et il n’y a bien qu’à l’agence que la
climatisation n’est pas activée. Dans le musée, il fait froid,
le contraste est intense et le sol, en ardoise, est glacial.
Les pieds nus cherchent le confort, sautillent, les doigts de
pied sont recroquevillés. Si nous évoluons pieds nus les
premiers jours, étant en tong en dehors du musée, nous
ne tardons pas à nous procurer des chaussettes afin de
rendre le travail plus agréable. Malgré cela, l’inconfort est
présent.
Nous sommes tous très enthousiastes à l’idée de mettre
en place la ‘‘maquette infinie’’, mais toutes les pièces ne
sont pas encore arrivées. Il manque les supports en aciers
qui ont été commandés à une entreprise de soudure qui a
pris du retard à cause d’un grand nombre de
changements de dernière minute au sujet de
l’emplacement où les deux villes concept s’installeront. La maquette ne repose pas sur un
plateau, ni même sur le sol, mais chaque volume sera encastré sur une ou plusieurs tiges
d’acier, en fonction de sa dimension. Elle flottera à un mètre au dessus du sol. En attendant
l’arrivée des plateaux de poteaux, nous travaillons au deuxième étage, celui où les
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maquettes et études des plus célèbres et importants projets de Sou Fujimoto sont exposées.
Dans le principe, chaque maquette repose sur une tige d’acier, comme pour la maquette
infinie, néanmoins les tiges ont un diamètre plus important, et des hauteurs extrêmement
variables, entre trente centimètres et deux mètres. Des illustrations de la taille de cartes
postales, encadrées entre deux lames de plexiglace, sont suspendues à l’aide de fils de
nylon. La disposition de l’ensemble à fait l’objet d’une étude sur un plan, mais on découvre
vite que le plan était faux : la pièce est beaucoup plus petite. Il faut tout refaire, et je
soupçonne le hasard d’avoir pris les choses en main. Pour une meilleure stabilité, nous
disposons les bases des supports sous la moquette que nous venons de couper en damier et
de poser, ajoutant des trous laissant passer les tiges. Le résultat est imparfait selon moi,
approximatif et désorganisé. Les visiteurs auront beaucoup de mal à comprendre comment
évoluer dans cette forêt sans abîmer ou toucher quoi que ce soit. Même nous, qui évoluons
dans l’ensemble avec la plus grande attention, singeant des chorégraphies de
contorsionnistes, avons le sentiment d’être trop grand, trop gros, à moins que ce ne soit
l’espace qui soit trop petit. Je comprends le sentiment d’Alice, perdue dans un pays des
merveilles aux dimensions incertaines.
Deux jours après, les plateaux arrivent. Ils
sont entreposés dans une succursale, de
l’autre côté de la rue. Entre temps, j’ai fait
classer les immeubles par famille de
centaine, afin de d’optimiser le temps de
recherche d’un volume précis. De dix-huit
boîtes au contenu aléatoire (les volumes y
étaient classés par dimension, non par
numérotation, afin de rendre l’ensemble
plus compact), nous nous retrouvons avec
vingt-deux ‘‘paquets’’, certain installés dans
les cartons vides, d’autres sur des plateaux.
Cette semaine, des étudiantes sont venues
bénévolement pour aider à l’installation.
Elles sont très jeunes, et je ne pense pas
qu’elles fassent des études d’architecture.
Tout doit leur être expliqué dans les
moindres détails. Deux autres stagiaires y
rejoignent, Alexander et Aya. Alexander
connaît suffisamment le projet pour avoir
passé du temps à en discuter avec nous.
Aya, allant d’un projet d’un l’autre, avait
quelque temps travaillé avec nous pour la
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réalisation des fournitures. Aussi, ils prennent vite leurs repères et deviennent, tout comme
Maï et Jostein, des collaborateurs de qualité.
Je fais débuter l’installation par les plateaux
proches des murs, puis selon une logique de facilité
au regard de l’accessibilité et de la disponibilité des
éléments. Ceux que j’appellerais ici mes
collaborateurs, prennent chacun un rôle particulier,
en plus de l’installation générale de l’ensemble. Aya
se consacre à la construction de la Ville
Arbre/Nuage, ce qui n’était pas faisable à l’agence
de part son statut fragile de suspension ; Maï gère
les nouvelles venues et prend un rôle de
traductrice, puisque celles-ci ne parlent absolument
pas anglais ; Alexander s’occupe de tout les problèmes techniques qui surviennent, Jostein
rectifie ou reconstruit les volumes qui n’ont pas survécu aux nombreuses manipulations,
mais aussi ceux que l’on avait omis de rectifier lors des changement d’emplacements du
passage. Pour ma part, comme quand nous étions à l’agence, je dirige et surveille
l’ensemble. Un rôle de superviseur nécessaire, surtout quand on constate le manque de
logique de certaines personnes. Il est pour moi très complexe de présenter les innombrables
exemples de travaux bâclés et irréfléchis que celles que je vais nommer ‘‘les nouvelles’’, ont
tenté de faire passer inaperçus. Prendre un volume au hasard quand elles ne voulaient pas
chercher le bon, jeter tout bonnement celui dont elles n’ont pas trouvé l’emplacement, de
jamais ranger des outils ou volumes et se pleindre de ne pas les trouver dans leur rangement
attitré, rester assises sur le sol et discuter sans travailler pendant des heures, intervertir des
plateaux au nom d’une logique inconnue d’elles-mêmes et enfin retirer toute
numérotation afin de dissimuler les actes… Une incapacité indécente. Je suis
contraint de dire que ceux qui n’ont pas eu ces problèmes sont ceux qui
viennent de, ou ont travaillé/étudié à l’étranger. Est-ce le hasard
ou bien simplement une éducation de la méthodologie
que nous aurions sur le vieux continent ? Je ne
prendrai pas le risque de répondre. En plus
de cette surveillance constante, je
gère ce que j’ai appelé les
stocks, la zone où tout
est entreposé.
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J’indique où se trouve quoi, confie et reclasse les boîtes où chacun cherche l’élément désiré,
annote sur un plan tout ce qui est installé, non trouvé, à changer, achevé. L’avancement est
régulier, parsemé de ces petits problèmes qui, accumulés, deviennent ingérables. Il nous
manque beaucoup de volumes alors que d’autres, qui devraient être placés, ne le peuvent
puisque la place est déjà prise. Quand la différence est notoire, nous intervertissons, quand
elle ne l’est pas, nous passons outre. Le dernier jour de l’installation arrive, avec la mise en
place d’une des deux pièces maitresse : la Ville Montagne. Nous sommes euphoriques
malgré l’épuisement, heureux et apaisés d’avoir achevé ce projet dans les temps.
L’inauguration est dans 4 heures. Nous l’attendons comme une célébration. Une liste des
invités passe sous nos yeux… Sanaa, Bow Wow, Toyo Ito, Kengo Kuma et de nombreuses
autres célébrités du monde de l’art et de l’architecture sont inscris parmi la centaine
d’invités. Nous sommes également tous invités. Objectif : rentrer se changer, se laver, se
mettre sur son trente et un, et se dire qu’il est dommage que le savoir vivre nous empêche
de venir accompagné d’un CV que l’on pourrait glisser dans une main si l’occasion se
présentait. Nous sommes tous présents, toute l’agence, même ceux qui n’ont pas travaillé
sur la constitution de cette exposition, ce qui est normal : Ils sont, nous somme tous, ceux
sans qui l’agence et les projets n’existeraient pas.
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Le soir du 14 août, quelque part au nord de Roppongi, près d’un musée inaugurant
l’exposition d’un architecte célèbre, la soirée la plus représentative de ce que peut être le
manque de respect et de reconnaissance d’un travail prend place. Cet événement a été un
grand bouleversement dans la vie et le fonctionnement de l’agence.
Tout débute avec une conférence privée donnée par Sou Fujimoto à ses convives. Si nous
avons l’autorisation d’assister à celle-ci, il ne nous est pas permis de nous assoir et nous
somme priés de rester debout au fond de la salle. Pour les stagiaires, quelque soit la durée
d’un stage, je peux comprendre, mais pour ceux qui font vivre l’agence depuis des années,
qui sont parfois ceux qui ont créé un projet de toute pièce, il est bien difficile de comprendre
pourquoi des sièges libres ne leur sont pas accessibles, surtout quand, quelques minutes
plus tard, Sou Fujimoto demande discrètement que l’on sorte tous de la salle car notre
présence le dérange. Déjà avant cette conférence, quelques architectes importants de
l’agence avaient dû rester debout dans la rue avec des panneaux indiquant la direction de la
salle de conférence. Un rôle hautement dégradant pour eux, qui aurait pu nous être
délégué. Un silence lourd inonde la rue où nous attendons tous. Je n’ose pas parler.
Demander la moindre des futilités. Ouvrir la bouche serait mettre à mort une intériorisation
qui semble ardue à contenir. Sitôt la conférence achevée, les invités se dirigent peu à peu
vers le musée, vers notre travail, mais aussi vers une réception qui s’annonce exquise. Nous
n’en avons apprécié ni l’odeur ni la saveur. Ils passent tous un à un devant nous, les premiers
jettent des regards interrogateurs, mais très vite ils nous oublient. C’est normal, qui peut
deviner que nous faisons partie de l’agence ? Tous, stagiaires comme architectes, sommes
priés de ne pas déranger la réception et de retourner travailler à l’agence. Quelques uns sont
restés, devenant liftier d’un soir, distributeur de sourire, teneur de porte. Il aura même fallu
insister pour que nous ayons la possibilité de revenir gratuitement. Un désastre du respect.
Ceux qui étaient dans l’espoir de passer une bonne soirée partirent dans un izakaya où nous
avons fêté le départ de beaucoup de stagiaires, la fin de certains projets, la joie de se
connaître. J’avais pu observer ou ouïr l’existence de certaines tensions avant cet événement,
ce qui me semble normal dans ce type d’agence, mais dans les jours qui suivirent l’ambiance
générale changea
.
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Un nouveau départ – Le dernier travail ?
Je suis assis près de la table où l’épopée de
la maquette infinie a été jouée. Il reste des
morceaux de mousse, des fils de découpe,
une lame cassée. Une feuille, annotée de
chiffres, froissée, raconte un moment de vie.
J’ai devant moi un champ de bataille qui n’a
pas bougé depuis une semaine. Je
contemple les épaves, écoute leur mémoire.
Je ne bouge pas, léthargique, regardant le
passé, écoutant le silence. Ce lundi matin,
les gens arrivent doucement, comme des
ombres. Il y a quelques sourires, un bonjour
sourd, un faux-semblant de normalité. On
parle de démission, de rupture de contrat,
de licenciement… Ce lundi matin, c’est un
nouveau départ pour ceux qui restent.
Avec Jostein et Alexander, nous nettoyons calmement, effaçons les traces du passé, puis
nous expérimentons ce que je n’ai pas fait depuis longtemps : ne rien avoir à faire. Il faut
retrouver un travail, reprendre les habitudes de quand je n’avais pas de responsabilités. Les
heures passent, un sentiment étrange m’envahit. On n’a plus besoin de nous, nous sommes
en surnombre. Je ne suis plus la petite main désirée, surmenée. Je suis celui qui déambule,
un fantôme errant. Qu’il est étrange de n’avoir rien à faire. Je me sens orphelin, abandonné.
Je me sens atrophié d’inaction. Deux jours plus tard arrive enfin du travail, la fin de ce
malaise né de ne pas avoir d’activité. Un dernier travail puisqu’il ne me reste que peu de
temps. Un travail léger qui permettra peut-être de rentrer chez soit plus tôt ? Ce ne sera pas
tout à fait le cas.
L’agence a besoin de nouveaux projets et je suis chargé de parcourir internet pour
‘‘dégoter’’ tout ce qui pourrait être pertinent pour l’agence. Un projet court, concevable en
quatre semaines, n’importe où dans le monde, avec un potentiel ‘‘publicitaire’’ pour
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l’agence. Je dois, quand je trouve une compétition rentrant dans ses exigences, écrire un
petit récapitulatif afin que Marc, l’architecte qui a sollicité cette recherche, choisisse avec
Chijiwa-san, le second de l’agence, quel projet mettre en route. J’apprends que ce n’est
qu’après avoir fait quelques propositions que l’existence de ce nouveau projet sera révélée à
Sou Fujimoto. Deux journées me permettent de rassembler une dizaine de possibilités, dont
deux favorites, mais trois journées supplémentaires seront nécessaires pour que chacun ait
le temps de se pencher sur la question. Je culpabilise d’avoir autant de temps libre, alors je
m’impose sur deux autres projets de petite envergure, un pavillon dans un parc de Cologne
et un kiosque près du futur stade olympique de Londres. Le premier comme le second en
sont à des phases d’études volumétriques, de concepts aussi divers que variés, reprenant
néanmoins les mêmes formes, la même exacte identité d’un précédent projet, parfois
simplement la même maquette. Je suis partagé entre dénoncer un manque
d’imagination ou observer une identité architecturale forte propre à l’agence.
J’opte pour la seconde. Les détails sont minimes, mais on peut desceller une
évolution lente et certaine, une affirmation de l’identité, de la proportion.
Une recherche de pureté. Les maquettes se ressemblent, s’enchainent, se
confondent. De nouvelles étagères sont créées pour répondre au problème
du stockage, d’autres sont envoyées à l’abattoir. Il faut faire de la place et le
principe de l’informatique se met en place : écraser. Serial killers jubilants,
déchainés, ongles affutés, sourires aiguisés, nous plions, déchiquetons,
déchirons. Les poubelles s’entassent, l’ambiance est à la fête, faite de rien,
d’un jeu, d’un défouloir improvisé. La bonne humeur est de retour.
Je n’ai jamais eu la chance d’avoir l’explication complète du
projet de Cologne, si ce n’est des informations éparses, plus
évasives les unes que les autres. Nous fabriquons une maquette
de site, qui ne servira pas. Nous créons des propositions, à une
échelle différente, parfois peut-être sans échelle, en respectant
des proportions. C’est un jeu pour l’imagination, mais il ne
provoque de plaisir chez personne. Au-delà de ça, les concepts
sont de très bons exercices de dextérité, de finesse, de savoir
faire. J’apprends quelques techniques supplémentaires, des jeux de pliages, des astuces.
Nous produisons, inlassablement, sans que jamais nous sachions dans quelle direction aller.
Les idées s’accumulent et bientôt se sont treize propositions distinctes, décomposées
chacune en une vingtaine de maquette, qui s’offrent à nous. Je ne comprends pas la logique
d’une telle diversité de choix à la veille de la date buttoir. Demain il faudra décider, envoyer
en Allemagne seulement cinq propositions que Sou Fujimoto, qui n’a encore rien dit,
présentera au client. Il ne répond par mail que le lendemain, un message bref, désintéressé,
mais nous savons ce que nous devons envoyer. S’en suit un grand moment de panique. Dans
le même temps, nous avons travaillé sur le projet de Londres, présentant également un
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grand nombre de propositions, mais celles-ci ont l’avantage de se situer sur un terrain précis,
avec un programme défini. Le problème réside en la disparition de certaines maquettes.
Rien n’est vraiment rangé, tout a été fait au même endroit. Quand l’un voulait prendre une
photo, il déplaçait le travail d’un autre, ne le replaçait pas. Une effervescence de travail à la
limite de l’ingérable ayant pour cause une absence de communication entre les équipes.
Seuls les stagiaires discutent, échangent, mais en cette fin août, nous ne somme plus que
trois, travaillant trop de front sur un même projet, et les échanges avec les autres projets
sont moindres. C’est alors que certaines rivalités s’extériorisent, que des portes claquent.
C’est dans une atmosphère hautement corrosive que j’achève mon dernier jour, en plein vol,
après quelques 490 heures de travail effectuées en deux mois. Quitter un navire sans avoir
fini un travail, puisque le travail n’est jamais terminé, est profondément déstabilisant. Au
début, on ne comprend pas que c’est fini. Ce fut trop intense, envahissant, séduisant,
repoussant, captivant. Trop tout. Il y a un moment de culpabilité, être dans un restaurant en
sachant que d’autres sont encore dans l’agence, travaillant dans la chaleur enveloppante de
cette soirée d’été. Et puis on finit une glace au thé vert, on se dit que si on est parti, c’est
pour mieux y revenir, qu’un jour on reviendra.
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DANS LA TETE
La frontière – Notion de l’intérieur et de l’extérieur
Le travail de Sou Fujimoto est relativement diversifié. Il n’y a pas une idée, des notions
disséminées, des concepts semés au grès des publications, mais une pensée globale de ce
que pourrait être l’architecture autrement que comme nous l’entendons aujourd’hui.
Une partie de cette pensée réside, comme nous pouvons le découvrir dans sa monographie4,
dans la tentative de faire disparaître toute notion de frontière entre l’intérieur et l’extérieur,
de créer une continuité. La lecture laisse place à l’imagination, on se prend à parcourir les
images, à se représenter les sensations que l’on pourrait ressentir. J’ai pu expérimenter
cette notion lors de mon stage, en allant à la rencontre de certains projets, en manipulant de
nombreuses maquettes ou en essayant de reproduire cet effet lors de la réalisation des
maquettes.
Je ne tenterai pas de faire une analyse d’un ou de plusieurs projets, mais simplement de
reconstituer la sensation, de constater le passage, s’il en est, d’un espace à un autre.
Exercice très laborieux puisqu’il fut très ardue, même sur place, à analyser.
Il y a des projets qui font évidence, dont on ne peut dessiner la façade sans se demander
quels éléments devant nous indiquent une frontière, une délimitation. L’utilisation des
matériaux, mais aussi la façon de les disposer, le rapport de plans successifs amenant
lentement, invisiblement, l’évolution entre l’espace public et privé. L’enveloppe n’existe
plus. Parcourir un projet comme la bibliothèque de l’université d’art de Musashino, c’est
raconter une histoire, entrer doucement, s’introduire dans l’épaisseur d’un récit. Le premier
4 Sou Fujimoto Primitive Future, Sou Fujimoto, éditions Inax, 2008
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élément est une bibliothèque de bois, vitrée, avec de grandes ouvertures. Ce n’est pas un
mur, ce n’est ni un obstacle, ni un rempart. On l’observe, on le contourne. Nous sommes à
ciel ouvert. C’est un objet. Derrière nous se trouve un autre objet, le même, positionné
différemment. Un escalier, on change de niveau, pas d’étage. Les parois vitrées se reflètent,
le ciel, les arbres, nous-mêmes. Nous sommes
dématérialisés, sans référentiel stable. Incapable de
dire si nous sommes déjà à l’intérieur, si nous
somme encore à l’extérieur. Sou Fujimoto dit
‘‘l’extérieur s’intériorise et l’intérieur s’extériorise’’.
Il utilise la forme de la spirale, dite guru-guru.
Les échos se conjuguent, et bientôt, au travers d’un
nouveau reflet, un livre, puis deux, puis d’autres,
rangés sur des rayonnages, apparaissent. Les
étagères qui auparavant exposaient de la vie, le
monde, la nature, se mettent à entreposer de la
culture. Le savoir y paraît enveloppant, flottant. Il y
a toujours le ciel au dessus, mais on découvre
bientôt qu’il n’est là que par mensonge. Par infinie
répercussion de l’image. La frontière ici est un
mirage. Une immatérialité.
Quand on a passé une nouvelle étape, une nouvelle épaisseur, le ciel se retrouve encadré
dans une verrière, plus loin il sera tamisé par des voilages. Les immenses ouvertures sont les
portes d’entrées de la nature qui
continue de se propager dans le nouvel
espace. Sommes-nous pour autant à
l’intérieur ? Il semblerait que nous y
soyons, en effet, mais cette lumière,
cette vue ! Je ne sens pas le mur, les
parois sont identiques à celles d’avant,
moins vernies. Je suis comme dans une
ruine, dans un espace travestit,
intérieur qui à tout d’un extérieur. Il
faut se rendre à l’évidence. Je suis à
l’intérieur, mais cet intérieur n’est pas
un lieu, il est une continuité. Il faut
revenir sur ses pas, observer le détail
technique. Tout s’imbrique.
Il en va de même pour d’autres projets, les fameux Tokyo Appartement, les Maison H ou N.
Les artifices sont divers, l’imagination est exacerbée, la richesse illimitée.
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Les sources fondatrices – La métaphore de la nature
D’après Sou Fujimoto, trouver une place dans le chaos, dans
un milieu non artificiel, dans une grotte, fut le premier geste,
la première appropriation. Selon cette hypothèse, il a
toujours essayé de reproduire dans son travail l’idée d’un
espace non-artificiel produit et dessiné artificiellement.
Il utilise pour ceci des images précises qui sont la grotte (Final
Wooden House), l’arbre (House before a house), la montagne
(Tokyo Apartments), le nuage (House N) et la spirale
(Musashino art library), des métaphores tirées de la nature,
dont il juge que l’on peut y trouver son propre confort par
instinct, trouver le confort dans le chaos.
Cela provoque une architecture où on ne peut distinguer,
nommer, définir précisément des lieux. Chacun peut, selon
son humeur, son mode de vie, donner un sens éphémère à
chaque espace. Dans le projet de la Final Wooden House, un cube de bois creusé évidé une
grotte, on peut trouver un évier, un réchaud, une douche, mais on ne pourra aucunement
qualifier ses espaces de cuisine, de salle d’eau. Il n’existe en effet aucune séparation dans le
milieu naturel, si ce n’est émotionnelle. Le visiteur est inconsciemment invité à
l’appropriation. Il comprend comment utiliser ce qui est à sa disposition, constate qu’il a le
choix. Rien n’a l’air d’être dicté.
D’autres projets, d’autres univers. Sou Fujimoto
alterne, métisse, peaufine. Au cours de ce stage,
j’ai pu noter qu’il n’a pas une idée prédéfinie, il
étudie quelle image, quel élément de la nature
sera le plus enrichissant à un programme. Les
études sont nombreuses, démultipliées,
contradictoires, riches et surtout, malléables. Il
puise ce qui se rapprochera le plus de la simplicité,
il cherche le geste qui ne paraitra pas artificiel.
Pour autant, il ne cherche pas à s’effacer. Un
projet de Sou Fujimoto est une affirmation, un
geste, une démonstration que la recherche
architecturale n’est pas, ne sera jamais, terminée.
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Welcome to Japan – idée d’avenir
Ce stage avait pour moi un but, celui de découvrir le monde du travail dans lequel je veux
effectuer ma carrière et dans le pays où je désire vivre. Ce n’était pas mon premier voyage
au pays du soleil levant, mais le quatrième, les deux premiers ayant été uniquement
touristiques, le troisième linguistique. Si ces précédents voyages avaient déjà su me
convaincre en de nombreux points que le Japon est le pays dans lequel je veux forger ma vie,
le monde du travail est venu perturber quelque peu cet état des choses. Comme évoquées
au long de la première partie de ce rapport, les conditions de travail ne sont pas des plus
miraculeuses, mais bien que j’en fusse déjà informé, le choc fut grand. Il n’est pas difficile
pour moi de comprendre qu’un stagiaire puisse ne pas être rémunéré, mais j’ai également
appris qu’au Japon, une période d’essai ne l’est pas non plus, et peut durer une année. Les
salaires ne font également pas preuve d’un grand talent de séduction au regard du coût de la
vie à Tokyo. Je ne sais pas de quoi il en retourne en dehors de la capitale. Ce point de vue
très matériel a pour conséquence une remise en cause de mon avenir. Je ne compte en
aucun cas revenir sur ma décision professionnelle, le travail que j’ai pu découvrir là-bas ne
m’ayant absolument pas découragé, bien au contraire. Mais les conditions imposées par le
fonctionnement de la profession dans ce pays vont m’obliger à repenser les détails de ce
projet, à repousser un départ que je voulais proche, dès l’obtention de mon diplôme.
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Retour d’expérience – retour à l’expérience
‘‘Waow !!’’ Tel est le premier son qui, quand je repense à cette expérience, me vient en
tête. Ce fut dur, fatiguant, irritant, difficile. Ce fut didactique, passionnant, grisant,
inoubliable. Ce moment de vie je l’ai désiré, convoité, forcé. J’ai tout mis en œuvre pour
l’obtenir, et les résultats ont dépassé mes espérances. Ce fut un train à grande vitesse
réduisant au ridicule les moments que l’on passe à ne rien vivre. Ce fut un appel.
Et si tout ce que l’on nous avait appris n’était que le désir de celui qui nous l’a enseigné ? J’ai
appris un monde que l’on m’avait évoqué, j’ai découvert un univers que j’avais
superficiellement soupçonné. J’ai remis en cause des certitudes que l’on m’avait inculquée.
Cette ville et cette agence m’ont grandit. L’homme qui marchait dans la pénombre à compris
puis s’est interrogé, à moins que ce ne soit l’inverse. J’ai le choc des cultures dans la tête. J’ai
appris tellement de je ne sais plus de quelle façon ranger mon esprit. Il me faut le recul du
temps, comme un retour à la lumière demande un temps d’adaptation. Mais maintenant,
puisque un mois est passé, je peux dire ce que j’ai appris.
Je sais que je peux aisément gérer une équipe, que la frontière de la langue de Shakespeare
n’est qu’une illusion. J’ai développé des aptitudes et enrichit mon inventaire de techniques
pour la réalisation des maquettes. J’ai compris l’importance de l’organisation, de la
méthodologie, de la communication, de ces choses qui peuvent nous sembler usuelles et
banales, mais qui, si elles font défaut, peuvent provoquer des désastres. J’ai approfondi une
culture générale, que ce soit dans les domaines de l’architecture ou de la culture japonaise.
J’ai également rencontré des gens de tous horizons, ceux avec qui j’ai pu échanger du loisir,
mais aussi et surtout ceux avec qui j’ai pu affiner la vision de mon avenir. J’ai repensé la
chorégraphie de ma vie, mais je n’en ai pas changé l’objectif : vivre et travailler au Japon, en
tant qu’architecte.
Mais dans un espace et dans un temps sans concordance, je lévite dans ma mémoire. J’ai le jet-lag mélancolique, la tête en l'air, le corps à plat. J'ai le conscient évanescent, cherchant le fil de ce non retour étonnement inévitable. C'est comme une note de musique, un son lancinant que l'on songe la nuit, qui nous séduit, qui nous ennuie. Faut-il réapprendre à marcher ? Comment fait-on déjà pour parler ? J’ai le sentiment d'inventer une vie, de jouer à la poupée. C'est pas ma faute, c'est l'océan. Ce sont les sourires de tous ces gens. Je ne suis pas encore rentré, puisque finalement, c’est ici que je ne suis pas, que je ne suis plus, chez moi.
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Ici il n’y avait pas de glace à la vanille qui fond sur la main, de plan de ville qui à force d’être
manipulé finit par se déchirer, de grains de sable entre les doigts de pied. Il y avait la vie
simple, quotidienne, d’un touriste essayant de vivre comme un citadin.
Le vent se frotte à la maison, les fenêtres en sont témoins. De l’autre côté du muret, des
personnes âgées discutent. Le chat qui ne sait pas chasser regarde avec interrogation un
crapaud traverser le jardin. La colocataire ferme une porte, puis éteint la lumière. Et moi je
cherche la lune.
Je voudrais vivre ici mille ans.
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Pour prolonger le voyage
L’éloge de l’ombre, Junichiro Tanizaki, éditions POF, 1993
Sou Fujimoto Primitive Future, Sou Fujimoto, éditions Inax, 2008
20XXの建築原理へ, ouvrage collectif, éditions Inax, 2009 (uniquement disponible en japonais)
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Comment j'ai appris une belle expression... "Ils sont déjà trois à faire les escaliers, on ne va pas les aider alors qu'ils regardent passer le vent" Faut dire qu'ils sont relativement feignant les monkeys. Il s'agit de trois stagiaires japonais plutôt inactifs. Assis dans un coin, ils font penser à ces célèbres singes dont l'un se bouche les oreilles, l'autre les yeux et le dernier la bouche... Le surnom était facile à trouver : the monkeys ! Si vous voulez un travail bien fait, mais que vous avez beaucoup (beaucoup beaucoup) de temps devant vous, ils sont parfait pour le job... ou pas ! Il faut quand même expliquer à plusieurs reprises ce que vous voulez pour qu'au moins l'un des trois comprenne.
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Annexes – Documents Officiels
Règlement de l’agence (confidentialité)
Liste officielle des projets abordés
Certificat officiel de présence
Fiche de validation de stage (Japonais)
Fiche de validation de stage (Français)